PORT-ROYAL
COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.
PORT-ROYAL
PAR
G. -A. SAINTE-BEUVE
HUITIÈME ÉDITION •
TOME QUATRIÈME
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'^
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1912
Tous droits rùservés.
Le tome quatrième, publié, ainsi que le cinquième,
en 1859,
portait la préface suivante *.
Je n'ai qu'un très-court avertissement à placer en
tête de ces deux derniers volumes. S'il fallait m'ex-
cuser du retard involontaire que j*ai mis à les
publier, je dirais que quand je donnais le tome troi-
sième en 1848, je ne prévoyais pas que les événe-
ments, en dérangeant ma vie, me conduiraientà écrire
bientôt quatorze volumes de critique sur toutes sor-
tes de sujets (treize de Causeries du Lundi et Y Étude
sur Virgile) : c'est là une parenthèse, ce me semble,
qui explique tout.
Gomme pourtant je ne cessais dans les rares inter-
valles, et en chaque rencontre qui y touchait de près
ou de loin, de songer au sujet qui m'était cher, et
au canevas déjà tout dressé qui me réclamait, je
1. Je ferai observer ici, comme je l'ai f%it précédemment, que
la division des tomes ne tombant plus exactement comme dans la
première édition, la place naturelle de l'Avertissement qu'on va
lire ne devrait être qu'après le livre 1V« dont le volume actuel
contient la fin, et en tête du livre intitulé : La seconde généra-
tion de Port-Royal; c'est-à-dire plus loin à la page 107.
recueillais chemin faisant, et môme lorsque je se;n-
biais m'écarter, bien des notes et des indications
nouvelles ; je grossissais mes dossiers port-roya-
listes : de là deux volumes, au lieu d'un seul q e
j'avais promis.
Je n'ai rien eu à changer, d'ailleurs, à FordoDnance
première du sujet, tel que je l'avais établi en 1838: la
distribution et l'architecture (si je puis employer ce
grand mot) sont restées les mêmes ; seulement, à
mesure qu'on avance, les chambres y sont de plus
en plus remplies.
Septembre 1858.
LIVRE QUATRIÈME
ÉCOLES
DE PORT-ROYAL
(suite)
V
Type du parfait élève : M. de Trllemont. — Son enfance; sa voca-
tion. — Ce que c'est que les orages de sa jeunesse. — Séjour à
Beauvais. — Retour à Paris ; — au vallon des Champs ; — à sa
terre de Tillemont. — Régime de vie. — Traits distinctifs. —
Tendresse d'âme et sensibilité. — Ses Écrits; leur caractère. —
Éloge par Gibbon. — Encore De Maistre. — L'étude chré-
tienne.
Pour revenir aux vrais élèves de Port-Royal, à ceux
qui le sont non par raccroc, mais en ligne directe, ce
qui les caractérise, c'est la marque profonde que cette
éducation leur laisse, Tattache constante à leurs maîtres,
et, même à travers les dispersions orageuses du monde,
le câble de retour à la foi. Quiconque avait passé par
les mains de ces excellents instituleurs et avait été réel-
lement atteint, revenait à eux et à leur esprit, du moins
en vieillissant. Celui qui s'écarta avec le plus d'éclat est
Racine ; et Ton sait quels repentirs ! Racine est le plus
cité des élèves de Port-Rpyal, comme gloire ; mais ces
Messieurs ne parlèrent jamais de lui que depuis sacon-
version. Du Fossé et Fontaine ne le nomment même pas,
si j'ai bonne mémoire. Il est beaucoup moins considé-
rable au milieu de Port-Royal qu'on ne se le figure, et
6
PORT-ROYAL.
qu'il ne le devint tout à la fin Aussi n'est-ce pas Racine
que je choisirai comme le modèle à offrir du parfait élève
selon nos maîtres. Et puis il a trop de génie naturel, il
a trop d'art ; il en a eu sans Port-Royal, et malgré
Port-Royal. Nous avons une autre figure, bien admi-
rable à sa manière, et que je voudrais tâcher de graver
dans Tesprit de ceux qui me lisent, à côté de celles de
Lancelot, de M. de Saci, de M. Le Maîlre, de M. de
Saint-Gyran, en attendant celles de M. Hamon et de
Du Guet : c'est M. de Tillemont. Voilà l'élève de Port-
Royal tout trouvé, dans toute sa pureté, son intégrité et
sa constance ; illustre aussi d'ailleurs par ses travaux,
mais surtout l'Élève en droiture, et qui n'a pas dévié
(Sancte educatus, sancte vixit, dit son Epitaphe) ; celui
même dont on peut dire jusqu'au bout, avec saint Gré-
goire cité par Goustel : « Un jeune homme, qui aura
porté dès sa jeunesse le joug du Seigneur, sera assis
comme dans une agréable solitude, parce qu'il ne
ressentira pas l'agitation tumultueuse de ses cupidités et
de ses passions ^. »
M. de Tillemont, voilà notre Émile, Considéré de
près, il nous en dira plus sur les Écoles et sur leur es-
1. En y regardant de près, ce qui me frappe, c'est comme Racine
tient peu de place dans le Port-Royal proprement dit. On le trouve
à peine nommé. Je cherche en vain quelque mention de lui dans
toutes ces correspondances manuscrites. Voici pourtant à grand'-
peine un mot de M. de Pontchâteau, dans une lettre écrite de l'ab-
baye d'Orval à mademoiselle Galier, le 25 septembre 1685 : « Au
reste il faut que je devienne un peu bête, et que je perde le goût
des belles choses; car les vers de M. Racine ne m'ont point plu
(il s'agit Je Y Idylle sur la Paix) y et j'y ai trouvé quelque chose
qui me semble assez profane. On y parle d'un Dieu qui a renvoyé
la Discord'î aux Enfers, et ce Dieu est le Roi. Je vous assure que je
ne me mets pas trop en peine de n'aimer plus tout cela. Vanité des
vanités, et tout n'est que vanité. » — Ce n'est qu'au dix-huitième
siècle (jiie le Jansénisme est devenu si fier de Racine.
2. Los Règles de l'Éducation des Enfants^ par Coustel, tome I,
page 13.
LIVRE QUATRIÈME.
7
prit que tout ce qui précède, et qui semble peut-être
assez abondant; mais dans ces choses de Port-Royal, où
rien ne brille, nous avons affaire à des traits qui n'ont
toute leur signification que quand on y repasse souvent.
Sébastien Le Nain de Tillemont, fils de Jean Le Nain,
maître des Requêtes, et de dame Marie Le Ragois, na-
quit à Paris le 30 novembre 1637. Son père, ami parti-
culier de M. de Bernières, était comme lui un serviteur
zélé de Port-Royal ; et, au fort de la Fronde, on les avait
vus tous deux en robe de palais conduire et protéger de-
vant le peuple la procession des religieuses, depuis leur
sortie du faubourg Saint- Jacques jusque dans la rue
Saint-André-des-Ârcs, où elles allaient pour un temps
s'abriter*. Dès l'âge de neuf ou dix ans, le jeune Tille-
mont fut mis avec son frère (Pierre Le Nain, depuis
trappiste) aux Petites Ecoles; il y contracta une amitié
particulière avec le fils de M. de Bernières, et aussi avec
Du Fossé, qui parle de lui comme d'un frère.
« Je l'ai connu lorsqu'il étoit encore enfant, nous dit Fon-
taine que nous retrouvons ici avec bonheur : il avoit dans
ses tendres années l'innocence qu'on peut se figurer que lui
avoit conservée la maison d'un père chrétien; mais à cette
innocence il joignoit une gravité et une sagesse qui surpre-
noient. Lorsqu'il croissoit en âge sous nos yeux et notre
conduite, il apprenoit les langues, qui lui donnoient alors
l'éloignement des jeux innocens. Pendant que les autres en-
fants qui étoient avec lai donnoient quelque relâche à leur
esprit, aux jours destinés à cela, et se livroient tout entiers
à leurs petits divertissements, il s'enfermoitlui seul dans sa
chambre. Voyant l'histoire et la géographie, il réduisoit par
1. Précédemment^ lome II, pige 307. — On a de M. Le Nain une
lettre à Arnauld, du 16 mars 1663, pour lui exprimer vivement
combien il lui donne tort dans son refus de se prêter à l'accommo-
dement négocié par l'Évôqoie de Comminges. Celte lettre lespire
la franchise du cœur et le désir de la paix. {OEavres d' Arnauld
in-4'', tome page 309.)
8
PORT-ROYAL.
alphabets tous les noms marqués dans une carte, et jetoit
ainsi, dès Pâge de neuf à dix ans, les fondemens de cette
sci:înce historique, où il a fait voir son extrême pénétration
et son incroyable exactitude »
Il est aussi question, parmi les jeux tels que billard^
dameSy tric-traCy échecs, qui variaient les récréations
au Chesnai, d'un certain jeu de cartes : sur ces cartes on
avait renfermé tout ce qui concerne l'histoire des six pre-
miers siècles, c'est-à-dire le lieu et le temps auquel se
sont tenus les principaux Conciles ; auquel ont vécu les
Papes, les Empereurs, les grands Saints, les auteurs
profanes. Nos Écoliers^ tout en jouant, s'imprimaient
ces choses dans l'esprit. Si M. de Tillemont joua jamais
à un jeu d'écolier, ce fut à celui-là; et au bssoia il
l'aurait inventé.
Entre les auteurs latins, Tite-Live fut celui qui lui
plut davantage. Et déjà, dans ces tables méthodiques,
dans ce^ alphabets de noms qu'on a vu dressera Tenfant,
nous avons retrouvé comme les barres et les ronds de
Pascal. L'annaliste, le chronologiste naissant s'essaye à
classer ses objets. Les Décades furent son Euclide; ce
que Thèagene et Chariclée étaient pour Racine ; ce qu'a-
vaient été pour Montaigne mhntles Métamojyhoses d'O-
vide. A peine pouvait-il se résoudre à lire moins d'un livre
entier du grand historien romain, chaque fois qu'il l'a-
vait ouvert*.
j'aime à saisir le premier éveil d'une vocation, le dé-
chiffrement de l'instinct. Il y en a qui ont nié ce jeu de
la faculté première : « Mon ami sir Josué Reynolds, dit
« Gibbon (dont le nom se lie par plus d'un rapport à
« celui de Tillemont), — Reynolds, d'après son oracle
1. La Vie et VEsprit de M. de Tillemont, par M. Tronchai :
j'emprunterai conlinuellemf nt à cet excellent volume sans en
avenir.
LIVRE QUATRIÈME.
9
« le docteur Johnson, nie qu'il existe un génie prétendu
« naturel, une disposition de l'esprit reçue de la nature
a pour un art ou une science plutôt que pour une autre.
Sans m'engager dans une dispute métaphysique ou
a plutôt de mots, je sais par expérience que, dès ma
« première jeunesse, j'aspiraiàlaqualitéd'historien....»
Comment un critique -biographe comme Johnson, et un
peintre de portraits comme Reynolds, ont-ils pu nier
cette diversité originelle qui désigne chaque individu
marquant^ et qui est Tâme de chaque physionomie?
Malebranche, qui avait commencé par s'appliquer à l'his-
toire ecclésiastique, et qui n'y avait que da dégoût, ouvre
un jour par hasard le livre de V Homme de Descartes, et
ne le quitte plus : le voilà métaphysicien pour la vie. Ii
ne se peut concevoir de tour de génie plus nettement
inverse de celui de Malebranche que la vocation de Til-
lemont.
Un très -fin biographe, qui savait tenir compte en tout
de la physique, Fontenelle, ayant à faire TÈloge d'un
savant janséniste dont la vie avait été empreinte d'un
singulier caractère d'uniformité, a dit : t La religion
seule fait quelquefois des conversions surprenantes, mais
elle ne fait guère toute une vie égale et uniforme, si elle
n'est entée sur un naturel philosophe » Cette remarque
doit nous être présente dès le seuil de la vie de Tille-
mont; elle pourrait s'inscrire au frontispice. Tout le
contraire des Le Maître et des Pontchâteau, de ces na-
turels ardents, il met posément le pied dans sa voie, et
n'en sort plus. Il lui est échappé de dire, dans sa pré-
face de V Histoire des Empereurs: « Nous voyons dans
Caïus, dans Néron, dans Commode, et dans leurs sem-
blables, ce que nous serions touSy si Dieu n'arrêtoit le
penchant que la cupidité nous donne à toutes sortes de
1. Élo(je de Des Billeltes,
10
PORT- ROYAL.
crimes. » En parlant ainsi, Tiliemont s'exagérait à lui-
même celte malice qu'il n'eut jamais. Saus nier certes
tout ce qu'il dut de précieux et d'accompli à cette suite
d'heureuses inspirations et à cette seconde nature qui
s'appelle la Grâce, on sent foncièrement et primitive-
ment qu'on a affaire en lui à un naturel philosophe * .
Gomme ses maîtres ne suivaient pas la méthode des
GoUéges, qui consistait à ne se servir que de dictées et
de cahiers, ils le mirent tout d'abord aux sources, et lui
firent étudier l'éloquence chez Quintilien, Gicéron et les
grands orateurs anciens. Il apprit de même la logique
dans Y Art de penser , que M. Nicole lui expliqua durant
environ deux mois, une heure seulement par jour. On
lui fit lire ensuite quelques ouvrages des philosophes
modernes, sur lesquels il faisait des réflexions.
Gette habitude réfléciiie était tout naturellement la
sienne. La lecture des Annales ecclésiastiques de Baro-
nius, qu'il commença dès ses premières années, lui don-
nait lieu d'adresser tous les jours mille questions à
M Nicole. Gelui-ci crut dans le principe qu'il suffisait
de répondre en deux mots, comme à un écolier; mais
les inslances de M. de Tiliemont lui montrèrent bien-
tôt qu'il fallait quelque chose de plus pour satisfaire
un si solide esprit. Tout instruit en histoire ecclésias-
tique qu'était Nicole, il s'y trouva plus d'une fois em-
barrassé ; et il disait lui-même agréablement qu'il ne
voyait point venir M. de l^illemont, en ce temps-là,
sans trembler de crainte de se trouver pris au dé-
pourvu.
Bien des années après, les choses étaient remises à
1. Son JÉpitaphe par Tronchai accuse à merveille cette disposi-
llori, ce lempérament fondamental : « Vitœ innocenlia^ simplicitate^
/nquabililale , viler paucos laudabilis , a pucro usque ad vitœ
l'iiieïïi nnus ^cmpcr ac sibi conslans, auoiidie rcpetiil quod quotidie
fecit,.; »
LIVRE QUATRIÈME.
il
leur place, et les rôles mieux observés. Quand l'habile
controversiste Nicole, aux prises avec quelque ministre
calviniste, avait besoin d'être prémuni à fond sur quel-
que point délicat de l'histoire ecclésiastique, c'était à
M. de Tillemont qu'il s'adressait; et celui-ci se mettait
aussitôt en devoir de lui fournir de bons fondements
par une de ces lettres de quatre pages, toute de faits
et de discussion, de sa fine écriture serrée et dis-
tincte : a Si vous avez besoin de moi en quelque autre
chose, je suis tout à vous et à FÉglise que vous dé-
fendez*. X»
M. de Tillemont disait un jour à mademoiselle Mar-
guerite Périer que, depuis l'âge de quatorze ans, il
n'avait jamais rien lu ni étudié (hors ce qu'il lisait pour
son édification) que par rapport à FHistoire ecclésiasti-
que, à laquelle il s'était proposé de travailler.
A la lecture de Baroûius il joignit durant quelque
temps, nous dit-on, l'étude de la théologie d'Estius. De
cette étude il passa à une autre, qui était la plus agréable
pour lui parce qu'elle était la source même : il se mit à
étudier TEcriture-Sainte et les Pères.
Dans cette lecture, qu'il commença avec régularité
vers Tâge de dix-huit ans, il lui vint en pensée de re-
cueillir tout ce qu'il rencontrerait sur les Apôtres, et de
le ranger à peu près suivant la méthode d'Usserius dans
ses Annales sacrées, c'est-à-dire eu dressant une con-
texture des faits dans Tordre chronologique, au fur et à
mesure qu'ils sortent des témoignages originaux. 11
montra cette ébauche à ses maîtres, lesquels y décou-
vrant « un génie toiit propre à l'histoire, et un talent
tout particulier pour en bien éclaircir les difficultés, »
1. c'est la conclusion d'une longue lettre de Tillemont à Nicole,
qui roule sur le plus ou moins de continence des Êvêques et des
Saints dans l'Église primitive, et qui est datée du 24 juillet 1683.
(Manuscrits de la Bibliothèque Mazarino, T. 2297.)
12
PORT-ROYAL.
lui conseillèrent de conlinuer le même travail sur le
commencement de l'histoire de TÉglise. En effet, dit Du
Fossé, « l'exactitude d'une critique Irès-judicieuse qui
lui étoit comme naturelle*, la justesse d'un discerne-
ment très-fin, la fidélité d'une mémoire à laquelle rien
n'échappoit, une incroyable facilité pour le travail, un
style noble et serrè^y et par-dessus tout un amour ardent
pour la vérité, » tant de qualités réunies le rendaient
très-capable de pousser cette entreprise. Mais il n'eut
longtemps d'autre but, en continuant son travail, que
l'utile occupation de son esprit dans la retraite, son ins-
truction particulière, et tout au plus celle de quelques
amis; il ne songeait aucunement à s'adresser au public.
L'étude désintéressée, tel est le caractère littéraire de
Tillemont. Savoir sans autre but que de savoir, sans
vouloir en faire ensuite œuvre d'art et monument, sans
s'inquiéter même de paraître savoir en publiant, c'est là
aussi une vocation propre et une tournure de certains
esprits. Cet ordre d'étude est à merveille représenté de
nos jours par des noms comme ceux de Eaynouard ou
de Fauriel. Pourtant, à cette application purement et
uniquement studieuse Tillemont ajoute ce qui en est
le sens, ce qui en est l'âme et le rayon dans l'ombre, la
vraie lampe durant la veille : il pratique l'étude désin-
téressée en vue de Dieu ^.
1. Entendez une critique relative. Tillemont ne mettra jamais en
doute l'autorité d'un saint Père ; mais il examinera et discutera,
s'il le faut, toute question de détail compatible avec ce fonds de
i:Oumission première.
2. Entendez-lc aussi relativement aux autres styles de Port-
Royal.
3. Il y a sur l'étude désintéressée, sur sa douceur austère et du-
rable, de belles pages dans la préface des Dix Ans d'Études histo-
riques de M. Augustin Thierry. Les Mémoires de Du Fossé nous
oiïient un endroit qui les rappelle. C'est quand Du Fossé va des
Granges à l^aris faii e un petit séjour pour examiner les manuscrits
de saint Jean Climaque avec les Commentaires d'Élie de Crète, qui
LIVRE QUATRIÈME,
13
A la fin de son Cours, il fut assez longtemps avant de
se décider pour un élat, pour un genre de vie; et on
le regardait même comme trop indéterminé là-dessus,
a parce que, comme dit son frère le trappiste, on aime
d'ordinaire à savoir bientôt ce que les gens veulent
devenir. Mais son retardement en ce point, ajoute-t-il^
ne venoit pas d'irrésolution et d'indolence : Tunique
raison qui Tempêchoit de prendre un parti, c'est qu'il
n'apercevoit de tous côtés que dangers. » Nous voyons
dans cette indécision même la balance propre à l'esprit
du cçitique, qui pèse toutes les parties d'une question,
et n'incline qu'avec lenteur.
D^âilleurs le choix de Tillemont était tout fait : res-
ter dans le même état et marcher dans la même voie
où il se trouvait dès l'âge de dix-huit ans, y persévé-
rer jusqu'à soixante, en se maintenant libre de tout
engagement trop particulier, voilà sa carrière, — ce
qu'elle eût été surtout, si on l'eût laissé se la choisir
seul; et quand, plus tard, il se résigna à entrer dans le
saint ministère plus avant qu'il n'aurait osé, ce fut pour
obéir.
En 1656, lorsqu'il y eut ordre de sortir de Port-
se trouvaient dans la Bibliothèque du Chancelier Seguier, et dont
M. Le Maître avait besoin : « Ce fut une vraie fatigue pour moi,
dit il; car je partois le matin de chez M. de Bernières, où je de-
meurois, avec un petit pain dans ma poche; et je passois la plus
grande partie du jour dans la Bibliothèque, m'en revenant souper
le soir chez mon hôte, qui n'étoit pas peu étonné de cetie étude
si cachée et si laborieuse pour un jeune homme. Mais le plaisir que
j'avois de celui que je donnerois à M. Le Maître en lui portant ces
Commentaires, qu'il désiroit avec ardeur^ me rendoit douce cette
fatigue. » Ici ce n'est pas l'étude pour l'étude, ni pour l'art qu'on
en tirera; il y a plus de désintéressement et de joie encore : c'est
l'étude pour Dieu et pour M. Le Maître, pour un ami en Dieu. —
A ceux qui aiment à se compléter et à faire collection de pensées
sur chaque sujet, j'indiquerai encore un article inséré automeXIIi
des Causeries du Lundi et intitulé : Guillaume Favre de Genève,
ou l'Étude pour VÉtuàe>
14
PORT-ROYAL.
Royal des Champs, M. de Tilleraont avec Du Fossé
alla demeurer dans une petite maison de la rue des
Postes, en compagnie d'un ecclésiastique (M. Akakia
du Mont) et de son frère (M. Akakia du Lac), que leur
associa M. Singlin; car les deux amis étaient un peu
jeunes. M. de Tillemont fit là ce qu'on le verra faire
toujours, il étudia. Trois ou quatre ans après, il alla au
château de Saint- Jean-des- Trous, alors vide par suite
de la mort de M. de Bagnols et du renvoi de ses enfants
à Lyon; il y continua ses études ecclésiastiques (1660-
1661) avec le curé du lieu, M. Burlugai, docte^^ir de
Navarre et fort habile homme. Du Fossé en était aussi * ;
il suivait le même sillon que son ami, mais avec un
peu plus d'inégahté. Il se permettait même quelques
distractions. Ainsi il nous raconte que^ durant les pre-
miers mois de cette retraite au château des Trous, le
Roi et la nouvelle Reine firent leur entrée solennelle à
Paris (26 août 1660) ! M. de Tillemont n eut pas même
l'idée de bouger, mais Du Fossé se donna le spectacle
de cette cérémonie; et comme, dans son admiration in-
nocente, au retour il en parlait à M. de Saci avec un
reste d'éblouissement, ce dernier lui répondit en sou-
riant que toutes ces splendeurs d'habits et de pierreries
1. M. Burlugai était savant en histoire ecclésiastique; M. de Til-
lemont et lui, et même Du Fossé, faisaient chacun en particulier
des remarques sur les difficultés qui se présentaient, et ils se les
communiquaient ensuite. Toutes ces remarques restèrent entre les
mains de M. de Tillemont, à qui elles servirent pour son Histoire.
On ne saurait concevoir une absence plus entière d* amour-propre
et (Vesprit de propriété dans le travail intellectuel. Du Fossé se
met à l'œuvre pour M. Le Maître, lequel se borne lui-même à re-
voir et à corri^,^er les traductions dites de d'Andilly. Tillemont li-
vrera plus Urd tous ses Recueils sur saint Louis à M. de Saci, puis
à M. de La Chaise; et k son tour il nous représente sous son nom,
le seul aujourd'hui célèbre, ces autres noms obscurs et si estimable»
de son ami Du Fossé, de M. Burlugai.
LIVRE QUATRIÈME
15
lui paraissaient, après tout, peu de chose, en compa-
raison de deux diamants qu'il se figurait aussi gros que
les tours de Notre-Dame» Par cette sorte d'admiration
en bloc et une fois pour toutes, M. de Saci se dispensait
ingénieusement de toutes les petites admirations de
détail. Et il ne faut pas s'étonner, ajoute Du Fossé, s'il
tenait un tel langage, ayant appris de saint Jean, dans
la description de la Céleste Jérusalem, qu'elle était
d'or pur, que sa muraille était de jaspe, et qu'elle avait
douze portes qui étaient faites de douze perles. M. de
ïillemont aurait bien pu répondre à Du Fossé comme
M. de Saci.
Voilà donc les plus grands orages de la jeunesse de
M. de Tillemont : de la solitude des Granges à la mai-
son solitaire de la rue des Postes, de celle-ci au châ-
teau désert de Saint-Jean-des-Trous, étudiant et priant
toujours.
Il alla pourtant encore, en ces années de persécution
croissante, chercher un abri à Beauvais dans le Sémi-
naire du digne évêque M. de Buzanval. On l'y reçut
avec des marques extraordinaires d'estime. Tout jeune
qu'il était (il avait 2 4 ans), on le considérait déjà comme
très-habile dans l'histoire. M. Hermant, M. Haslé qui
enseignait la théologie au Séminaire, ces gens de mé-
rite que nous connaissons à titre de maîtres ou de col-
lègues de M. de Beaupuis, s'accordaient pour indiquer
M. de Tillemont aux jeunes gens qui voulaient appro-
fondir l'histoire de l'Église, et ils le consultaient eux-
mêmes dans leurs doutes sur les points embarrassants.
Cette considération dont on l'environnait parut à l'hum-
ble Tillemont un écueil. Il en écrivit à M. de Saci,
son directeur, et lui demanda si ce n'était pas une
raison pour quitter Beauvais et chercher une retraite
plus sûre. Sur un conseil que lui donna M. de Saci, et
qu'il interpréta trop à la rigueur, il voulut pousser la
16
PORT-ROYAL.
réserve jusqu'à s'excuser de répondre à M. Hermant et
à M. Haslé lorqu'ils lui demandaient un éclaircissement.
M. de Saci, en y revenant, tempéra ses craintes, et le
régla.
Mais le modeste scrupule, apaisé d'un côté, renaissait
toujours. L'évêque de Beau vais, après l'avoir déterminé,
non sans peine, à recevoir la tonsure, disait volontiers
et assez haut qu'il n'aurait point eu au monde de plus
grande consolation que d'espérer de Tavoir pour suc-
cesseur. Et en efiet, si Ton met de côté l'obstacle du
Jansénisme, Tillemont, par sa famille^ aurait pu pré-
tendre à tout dans l'Église. Ces honorables paroles de
révêque étaientpourl'humilité du jeune homme une nou-
velle et sensible blessure. Ces blessures-là lui arri«
vaient de tous les côtés. Son père, digne magistrat, qui
devait atteindre l'âge de patriarche et avoir enfin la
douleur de lui survivre, son père trouvait tant de plaisir
et d'utilité aux lettres de ce cher fils, qu'il Tobligeait
toujours à y insérer quelques paroles d'édification.
M. de Tillemont, dans ses réponses, se plaint avec res-
pect de cet ordre que lui donnaient monsieur et ma-
dame Le Nain; mais, tout en s'en plaignant, il s'y ren-
dait, et comblait par des insinuations bien ménagées le
désir paternel.
Du Séminaire, il alla passer (toujours à Beauvais)
cinq ou six ans dans la maison de M. Hermant : les
Vies des quatre Pères et Docteurs de l'Eglise grecque,
publiées par M. Hermant et en son nom ont certai-
1. La première qui parut en 1664 , la Vie (Je saint Jean Chrysos-
tome, fut donnée sous le nom du sieur Ménart (anagramme d'Er-
mant) : c'est celle à laquelle Tillemont dut contribuer le moins. Les
vies de saint Atlianase, de saint Basile, etc., publiées ensuite, pa-
rurent sous le nom avoué de M.Godofioy H(3rmant. «Je voudroisici,
dit-il dans la ])rérace du saint Aihanase, pouvoir témoigner ma ro-
connoissance à ceux qui m'ont fait celte laveur (de m'instruue par
lours lumières), mais leur modestie est un obstacle à cette déclara-
LIVRE QUATRIÈME.
17
nement profité de cette communication habituelle et
intime, oii Tillemont voulut disparaître. Cependant les
égards et les témoignages persévérants de l'évêque, qui
le suivaient hors du Séminaire, décidèrent Tillemont à
prier son père de lui permettre de quitter tout à fait la
ville de Beauvais; il n'eut pas d'autre raison à donner,
sinon que M. de Beauvais le considérait trop, et qu'il
craignait que les suites pour lui n'en fussent dange-
reuses. Il semblait qu'à force de vivre dans les premiers
siècles de l'Église, il craignît quelqu'une de ces saintes
violences par lesquelles tout un peuple et les prêtres
d'une ville se saisissaient d'un humble particulier, et le
faisaient évêque.
De retour à Paris à la Paix de l'Église (1669), il de-
meura encore deux années environ avec Du Fossé, et
aussi avec M. Le Tourneux, bientôt célèbre comme
prédicateur; ils avaient loué une maison solitaire rue
Saint-Victor, au faubourg Saint-Marceau. De cette nou-
velle communauté d'études sortit THistoire de Tertul-
lien et d'Origène, publiée par Du Fossé seul*. C'était le
lion, et m'empêche de dire ici tout ce que je souhaite rois touchant
le secours que j'en ai reçu, » — Au reste, M. Hermant, plus con-
tentieux parfois qu'on ne le voudrait, se retrouvait lui-même de
cette race de Port-Royal en humilité et en abnégation littéraire. Le
Premier Président de Laraoignon, dont il fut de tout temps l'ami,
l'ayant informé que la Gazette avait dit du bien de son Chrysos-
tome, il s'en montra plus attristé que satisfait. Comme c'était en
un temps où la persécution frappait et diffamait tous ses amis,
cette louange lui devenait comme une ironie cruelle et une amer-
tume. L'aimable Premier Président avait beau lui annoncer que
des Jésuites eux-mêmes avaient fait l'éloge du livre chez lui,
M. Hermant ne donnait point dans ces douceurs, et il se refusait à
aller jouir des ombrages de Bâville, tandis qu'on avait dispersé
dans les carrefours les pierres du Sanctuaire : c'est ainsi qu'il ap-
pelait les religieuses de Port-Royal. — Décidément nos amis, de-
puis le premier jusqu'au dernier, étaient de parfaits originaux au
regard du monde. Je crains que la race n'en soit perdue.
1. Sous le nom du sieur de La Motte. Du Fossé lui-môme ne pré*
iV — 2
18
PORT-ROYAL.
besoin et la religion de M. de Tillemont d'être ainsi
utile sans le paraître, de s'effacer en servant FÉglise par
les autres. Tel on Fentrevoit dans le secret de sa conduite
et de son procédé, soit envers M. Hermant, je l'ai dit,
soit envers le traducteur et l'historien de saint Gyprien
(M. Lombert), envers tous ceux enfin qu'il pouvait
obliger*. 11 avait joie de se décharger entre les mains
d' autrui de son travail accumulé ; toute la grâce qu'il
demandait était qu'on ne le donnât point lui-même à
connaître. Quelque facilité pourtant qu'il eût à faire
ainsi abandon de ses ouvrages aux autres, il discernait
(car le discernement, qu'on le sache bien, ne le quittait
jamais) ceux à qui il se communiquait avec cette con-
fiance. Travaillant à étouffer en lui-même tout senti-
ment de vanité, il ne croyait pas devoir contribuer à
celle des autres : il ne se serait pas anéanti de la sorte
pour porter tribut à l'idole de quelque écrivain glorieux;
mais quand il reconnaissait des vues pures, un labeur
désintéressé, entrepris et poursuivi en idée de Dieu, il
n'avait rien de réservé.
C'était le temps de la Paix de l'Église : M. de Tille-
mont ne se trouvant pas encore assez séparé du monde
dans sa rue Saint- Victor, et attiré sans doute par les
chants recommençants et les cloches réjouies du saint
monastère, alla demeurer à la campagne (1672), dans
la paroisse de Saint-Lambert, entre Ghevreuse et Port-
Royal des Ghamps. M. de Saci, usant de son autorité,
lui fit recevoir successivement les différents Ordres (car
tendait pas en tirer honneur. — L'anbé de Longuerue, parlant de
cet ouvrage avec éloge, ajoutait que Du Fossé, qui avait été quel-
que temps avec M. de Tillemont, ne put s'accorder avec lui. Où a-
l-il été prendre cela?
l. L(.'S savantes notes dont M. Du Bois accompagna ses traduc-
tions de saint Augustin sont de M. de Tillemont. C'est d'Olivetj
dans sa notice sur Du Bois, qui nous l'apprend.
LIVRE QUATRIÈME.
19
riiumble clerc a'avait que la tonsure), et il put enfin
lui conférer la prêtrise aux quatre-temps du Carême
de 1676*. 11 le destinait même à être son successeur
dans la conduite des âmes, de ces âmes qu'on allait,
hélas î leur interdire; et c'est pourquoi il lui appliquait
cette sainte violence que lui-même avait subie de M. Sin-
glin, et que M. Singlin avait subie de M. de Saint-
Gyran. M. de Tillemont avait quarante ans. Dans cette
vue prochaine de M. de Saci, à laquelle il se soumettait
sans trop la sonder, il fit bâtir sur la cour même de
l'abbaye, devant l'église, un petit logement^, où il ha-
1. Le Journal de Port Royal a noté comme dignes de mémoire
toutes les circonstances de la première messe de M. de Tillemont :
« Le mardi 25ème (août 1676), jour de Saint Louis, M. de Tillemont
dit sa première messe aux Jacobins. M. Arnauld et M. de Saci furent à
Paris pour y assister. Cette messe fut basse et sans cérémonie, réservant
à dire céans (à Port-Royal) sa première chantée....
« Le vendredi 28ème, jour de Saint Augustin, il chanta solennellement
la messe d'après tierces. Ce fut M. de Saci qui lui aida, revêtu de chappe;
M. Bourgeois et M. Hermant lui servirent de diacre et sous-diacre. La
messe fut chantée du Saint, à deux chantres, et avec l'ornement blanc
des grandes fêtes. On la sonna aux deux cloches. Auparavant que de la
commencer, on dit Veni Creator^ qu'il commença lui-même en chant, et
après lequel il dit l'oraison : Deus qui corda fideliuin, etc.
« A la dernière bénédiction de cette messe, on ouvrit la grille pour le
recevoir; et après le dernier Évangile, il imposa les mains à tout le
monde ici dedans, aux professes, novices, postulantes, enfants, séculières;
et de même au dehors.
« Après Vêpres, il fit l'adoration. »
— Les amis de Port-Royal qui devenaient prêtres aimaient ainsi
à dire leur première messe, au moins leur première messe solen-
nelle et chantée, dans l'église du monastère. Cette dévotion dura
jusqu'à la fin, jusqu'à l'heure de la destruction.
2. On a tout et on sait tout de Port-Royal; bon gré, mal gré,
quand on y habite et qu'on y pénètre comme nous faisons, on est
informe de tout. On a lacté passé avec le maçon et avec les autres
corps de métier pour la construction du logis de M. de Tillemont.
Celui-ci paya les trois quarts du bâtiment, et l'abbaye paya le der-
nier quart, s'élant réservé le rez-de chaussée. L'acte a été dressé
et signé le 18 mai 1676, par M. de Luzanci qui était chargé de
let oftice du ménage et de cette intendance domestique; et en
post-scriptum, on lit : « Je lui ai donné pour vin du marché un
20
PORT-ROYAL.
bita deux années; mais la persécution de 1679 l'en fit
sortir. Tout le crédit de son père et de ses parents, qu'il
mit en action pour obtenir de retourner en cette patrie
de Port-Royal, demeura inutile. Il se retira alors à la
terre de Tillemont même, dont il portait le nom, à une
lieue de Vincennes, près Montreuil ; et, à part un voyage
en Hollande*, il n'en sortit plus jusqu'à sa mort que
pour de courtes visites qu'il faisait chaque année, au
temps des vacances, chez ses amis.
M. Tronchai, qui passa auprès de lui comme secré-
taire les huit dernières années, nous a laissé la Vie et
l'Esprit de M. de Tillemont. Éditeur des Mémoires de
Fontaine, M. Tronchai nous a paru sévère dans le ju-
gement qu'il en a porté ^; mais lui-même, avec plus de
précision et plus de critique, n'a-t-il pas été comme le
Fontaine de son pieux et docte maître ? Il mérite en effet
cette louange, plus grande dans notre bouche qu'il n*eût
pu le supposer. J'ai déjà emprunté beaucoup à son excel-
lent portrait de Tillemont, et je continue d'en tirer un à
un les meilleurs traits, tant il y a, selon moi, de finesse
et de nuance dans l'aplomb même et l'uniformité de
cette sainte figure.
M. de Tillemont avait pour maxime que « l'esprit de
l'homme, naturellementinconsiant, abesoin d'être arrêté
par une suite d'actions fixes, afin que, sachant ce qu'il
â à faire, il ne soit pas emporté par sa propre légèreté. »
Depuis quatre heures du matin en Carême, et quatre
heures et demie dans le cours ordinaire de ^'année, jus-
6cu blanc. » — Et c'est dans les Papiers du ministre secrétaire
d'État, M. de Pomponne, frère de M. deLuzanci, qu'on est tout
étonné de rencontrer ces comptes et mémoires d'ouvriers de la
maison des Champs.
1. Il y alla pour visiter M. Arnauld qui y était réfugié, et M. de
Neercassel, évôque deCastorie (et réellement archevêque d'Utrecht),
le graiid auxiliaire de Port-Royal en ce pays.
2. Tome II, page 2^15.
LIVRE QUATRIÈME.
21
qu'à neuf heures et demie du soir, sa vie était réglée, le
premier jour comme tous les jours. Il était enfermé tout
ce temps, hors deux heures de relâche après son dîner,
qu'il employait ordinairement à marcher. — 11 était
exact à dire chaque Office à son heure propre ; et, dès
que cette heure sonnait, il quittait l'étude, fût-ce même
à regret, ce qu'il se reprochait parfois ; mais il croyait
qu'on devait en cette exactitude suivre l'esprit de TÉglise,
qui est de se renouveler ainsi de temps en temps, et
d'arroser son ouvrage par des prières.
Il aimait extrêmement le chant d'Église, qu'il avait
appris de lui-même dès sa plus tendre jeunesse ; et il le
savait si parfaitement, qu'il le composait très-bien.
Quand il n'allait pas à sa paroisse pour Vêpres, il les
chantait lui-même dans sa chapelle domestique : c'était
son luxe et sa fête.
Sa parole était concise. Rarement il prévenait en
parlant le premier, et il attendait qu'on l'interrogeât.
Il n'a jamais parlé en public, excepté peut-être dans les
premiers temps de sa prêtrise, pour faire des instruc-
tions à la campagne. Il s'était accoutumé de bonne heure
dans son Histoire à ne pas s'étendre, à ne prendre d'un
sujet que l'essentiel ; mais cet essentiel, il le disait avec
une vive plénitude, avec une onction particulière, et ceux
qui ravalent entendu, même les plus simples, s'en res-
souvenaient toujours.
Dans ses promenades, ou même ses voyages, qu'il
faisait toujours à pied, un bâton à la main, comme un
simple prêtre de campagne, — comme Mabillon, — sa
bonté le rendait affable avec les petits soit d'âge, soit de
condition. Il les saluait tous quand il les rencontrait, et
leur parlait comme à ses frères. Un certain air de sainteté
transpirant sur son visage ajoutait à l'accent de ses pa-
roles. Il disait des domestiques : « Ils sont aussi nobles
que nous, et un homme ne doit rien à un homme que
22
PORT-ROYAL.
Famitié. » A Fégard des enfants, une charité particu-
lière le rabaissait jusqu'à eux avec une simplicité ad-
mirable. Il leur rendait raison de tout, même aux plus
petits ; il ne leur imposait jamais par autorité. Mais
écoutons ici, sans en rien perdre, son biographe lui-
même :
« Il leur disoit toujours quelque chose d'instructif, quand
Toccasion s'en présentoit. Il s'appliquoit surtout à leur don-
ner une idée de leur âme, pour leur faire concevoir quelque
chose de spirituel, et les élever par là à Dieu. Il tiroit des
raisons et des comparaisons de tout ce qui se présentoit. Il
demandoit quelquefois à de jeunes enfants qui gardo"ent des
vaches, comment de si gros animaux se laissoient conduire
par eux qui étoient si petits. Il tâchoit ensuite de leur faire
comprendre par là qu'il falloit donc qu'il y eût en eux quel-
que chose de plus noble et de plus élevé qu'en ces bêtes, et
que c'étoit leur âme; qii'elle étoit plus excellente que le Soleil
et que tout ce qu'il y a de plus beau au monde; mais que le
péché la défiguroit, et la rendoit plus difforme que les plus
horribles bêtes : par où il cherchoit à leur inspirer de l'hor-
reur du péché. Et pour leur apprendre en partie ce que
c'étoit, il leur disoit, en un mot, que c'étoit ce qu'ils n'osoient
faire devant les personnes qu'ils craignoient, — Il aimoit leur
simplicité, et révéroit en quelque sorte leur innocence. »
Cette idée de Tenfance, d'après Tillemont, n'est pas
contradictoire avec celle que M. de Saint-Gyran nous a
montrée, non moins charitable, mais d'aspect plus sé-
vère ; c'en est le correctif et le complément. Osons en-
trer plus avant dans ces détails, qui rappellent chez Til-
lemont Taimable tendresse de saint François de Sales et
celle des anciens Pères des déserts :
« Il étoit bien aise, nous apprend son biographe, qu'on
apportât les plus petits à la Messe, et il n'appréhendoit pas
tant qu'on fait d'ordinaire, de les y entendre pleurer : « Leurs
cris, disail-il après un saint Père, sont leurs prières, et des
prières auxquelles Dieu n'est point insensible. » — Il auroit
LIVRE QUATRIÈME.
23
volontiers dit à ceux qui ne les peuvent souffrir, ce que saint
Pemeu, abbé en Egypte, disoit à ses Frères, qui vouloient
quitter leur retraite parce qu'ils y entendoient les pleurs
des enfants : « C'est donc à cause des voix des Anges que
vous voulez quitter ce lieu? » — Il croyoit que leur assis-
tance à l'Office divin étoit avantageuse à l'Église, dont ils
sont, dans la corruption présente du siècle, la plus saine
portion ; que leur présence contribuoit à faire exaucer les
prières qu'on adressoit à Dieu, et qu'elle leur étoit vtile à
eux-mêmes, comme étant les moins opposés aux impressions
de la Grâce que les Mystères confirmoient en eux. »
Nous avançons et pénétrons, ce me semble, dans Té-
tude de cette figure, dans Fintelligence de cette âme de
Tillemont. Humble, lent, monotone, attentif à se déro-
ber dans le sillon qu'il creuse, nous Favons suivi, et
nous nous sommes peu à peu élevés (ou enfoncés, dirai-
je?), jusqu'à des accents qui viennent de nous toucher,
j'espère, par leur profondeur et leur tendresse, par une
sorte d'angélique beauté.
Oui, ridée de M. de Saint-Gyran et celle de Tille-
mont sur l'enfance, à les bien entendre, sont insépara-
bles. C'est parce que l'un adorait si fort Y Ange dans
l'enfant baptisé que l'autre y redoutait si fort Y Adam
prêt à renaître ; et c'est parce qu'il avait une si effrayante
idée de la corruption présente de la masse des hommes,
que M. de Tillemont se rejetait si amoureusement vers
Tenfant encore tout pur du baptême.
Et à qui mieux qu'à lui convenait-il d'avoir cette ré-
vérence et cette confiance pour l'enfance chrétienne, lui
dont on peut dire que toute sa vie fut une sainte, une
sage, judicieuse et vénérable enfance; lui qui resta Ten-
fant du baptême durant ses soixante années ? Saisissons
bien les deux extrêmes qu'il assemble et qu'il concilie :
esprit d'exacte critique dès l'enfance, ingénuité d'enfant
conservée au cœur de cette critique et de ce continuel
examen, voila Yentre-deux aue Tillemont sut remplir
24
PORT-ROYAL.
(pour parler avec Pascal), et ce qui le fait vraiment
grand.
Il fut en tout, jusqu'à son dernier jour et déjk vieil-
lard, soumis à son père avec la docilité de ses premières
années ; il l'honorait comme son seigneur et maître, et
ne faisait pas la moindre chose sans sa permission.
Quand il eut donné au public son premier volume de
V Histoire des Empereurs (1690), le Journal des Savants
en parla d'une manière fort avantageuse \ M. Le Nain,
son père, voulut lui faire lire cet article; mais M. de
Tillemont (il avait 53 ans) le pria de l'en dispenser, et
répondit, avec la pudeur de Tenfance, qu'il n'avait pas
besoin de nourrir son orgueil du détail de ces louanges;
qu'il lui était plus que suffisant déjà de savoir qu'on
n'était pas entièrement mécontent de ce qu'il faisait, et
qu'il ne travaillait pas en vain : car, est-ii dit, a les
louanges faisoient à peu près la même impression sur
lui que les injures et les mépris font sur les autres
hommes. On voy oit sensiblement qu'il soufTroit dans ces
occasions. L'air qu'il prenoit et la rougeur de son visage
le marquoit assez, sans qu'il le témoignât par ses pa-
roles. Souvent il n'y répondoit point, afin de laisser
plus tôt tomber de pareils discours, qu'il auroit entre-
tenus ou prolongés par ses réponses.... » Quant à son
père vénérable, patriarche de près de 90 ans, qui ne lui
survécut dans sa douleur que de peu de jours ^, M. de
Tillemont, âgé de 60 ans, mourut l'ayant près de son lit,
et en présence aus i do M. Walon de Beaupuis, son vé-
nérable maître : — toujours l'élève soumis, Télève-vieil-
lard, et jusqu'au bout l'enfant de ces deux pères.
Sa charité était grande. Quand il avait reçu un quar-
1. A la date du 10 juillet 1690. Le Journal des Savants était di-
rigé à cette époque par le Président Cousin.
2. M. de Tillemont ôlant mortlo 10 janvier, M. Le Nain mourut
le 9 février suivant Ue98^.
LIVKE QUATRIÈME.
25
lier de sa pension (car il n'eut jamais d'autre bien), il
commençait par prélever la part des pauvres ; il avait
lui-même ses pensionnaires de chaque mois. Pour pro-
voquer les autres aux bonnes œuvres et leur insinuer son
vif scrupule de charité, il trouvait toutes sortes de rai-
sons ingénieuses, presque subtiles, bien solides pourtant
auprès des Chrétiens. Par exemple, s'il voyait mourir
quelque enfant (nous dit son biographe) dont les parents
fussent un peu à leur aise, il leur représentai t que Jésus-
Christ, s'étant chargé de pourvoir cet enfant et de le do-
ter d'un riche héritage, leur demandait en retour de
prendre soin de ses membres, qui sont les pauvres, et de
lui attribuer en leur personne la part même qui était
destinée à cet enfant de la maison ; que les frères et
sœurs ne pouvaient légitimement s'en plaindre ; qu'ils
auraient bien plutôt à s'en féliciter comme d'une source
de bénédictions rejaillissantes, et que le mort, bienheu-
reux ailleurs, avait droit d'attendre d'ici-bas cette marque
de l'affection et de la tendresse paternelle.
Nous savons ses pensées divines sur l'enfance ; il les
étendait et les diversifiait d'une manière adorable, et
dont nous aurons à nous ressouvenir quand nous parle-
rons de M. Hamon :
« G'étoit de ces petits innocents, dit Tronchai, dont il eût
voulu honorer davantage les funérailles : il eût souhaito
qu'on leur eût donné une place particulière pour leur sépul-
ture, comme étant dignes de n'être pas mêlés avec la foule
des pécheurs. Il disoit qu'il n'y avoit presque plus qu'eux
dont on pût assurer le salut ^ : encore n'avoit-il l'assurance
d'une béatitude présente que pour ceux qui n'avoient pas eu
l'usage de leur raison ; et il n'en fixoit pas le temps à l'âge
1. Je le crois bien. Ces enfants duni Tillcmoiit, déjà vieux, en-
toure le berceau de tant de chastes craintes^ sont ceux qui, s'ils
vivent, deviendront les hommes de la Régence et de cette entrée
dissolue du dix-huitième siècle.
26
PORT-ROYAL.
de sept ans, comme fait le commun du monde. Il y a des
enfants qui, connoissant plus tôt lo mal, sont capables de le
commettre avant cet âge. Il est vrai que, comme les pas-
sions ne sont pas encore bien vives, il n'y a pas à appréhen-
der de si grands maux. Mais si leurs fautes ne sont pas telles
qu'elles les fassent tomber dans la damnation, il jugeoit par
l'exemple de Dinocrate, frère de sainte Perpétue *, qu'elles
peuvent au moins différer leur bonheur : c'est pourquoi il
prioit, mais avec confiance, pour ceux qui avoient eu quelque
usage de raison. »
Ces pages de Tillemonl complètent et achèvent d'ex-
primer, ce me semble, tout ce que nous pouvons rendre
de ridée grave, profonde, à la fois terrible et, j'ose dire,
chrétiennement clémente, de Venfance, telle qu'elle est
empreinte dès Torigine dans l'institution des Écoles de
Port-Royal, et telle qu'elle en ressort fidèlement.
M. de Tillemont, cet enfant de Port-Royal si irrécu-
sable et si authentique, dans la circoncision générale de
cœur et d'esprit dont toute sa vie offre l'exemple, semble
fait en même temps pour adoucir, sur plus d'un point,
et pour modérer ce que certaines de nos teintes ont pu
présenter de trop sévère et de trop antipathique à la
nature. Si son père vénérable lui survécut de quelques
jours, il eut à ensevelir sa mère. Il venait à Paris pour
lavoir ; et, en entrant au logis où il croyait la trouver
vivante, il apprit qu'elle était morte. Frappé de ce coup
soudain, lui qui avait Tâme fort tendre, il se contint pour-
tant. Il accepta même l'offre que lui fit le curé de la pa-
roisse de dire la grand'messe funèbre, et il se trouva de
force à célébrer jusqu'au bout la cérémonie de la sépul-
ture. Nous reconnaissons là l'élève et le successeur
l. Le petit Dinocrate, mort à l'âge de sept ans, apparut à sa
sœur comme étant dans les peines de l'autre vie, et il en fut déli-
vré par les prières de la Sainte. (Tillemont, Mémoires pour servir
à rilistoire Ecclésiastique, tome III, page 148, seconde édition.)
LIVRÉ QUATRIÈME.
27
désigné de M. de Saci. Mais, écrivant à son frère le
trappiste sur cette mort , il s'épanche ; ses larmes cou-
lent, et il ne s'en défend plus :
« Bien loin, écrit-il à Dom Le Nain, de blâmer les larmes
que vous avez répandues pour elle, j'espère que c'est Dieu
qui vous les aura fait répandre.... Le détachement que la
piété nous ordonne d'avoir pour nos proches, ne diminue
rien de l'amour que nous leur poitons : il le purifie et l'aug-
mente encore. La charité est bien éloignée de l'insensibilité,
pour ne pas dire de la dureté et de la stupidité dont les
Stoïciens faisoient le comble de leur vertu. La vraie piété ne
sèche point du tout les larmes ^ mais elle les fait couler où il
faut *. »
Telle était la tendresse d'âme que ce grand critique
avait conservée au milieu de ses travaux épineux, d'un
genre dont l'aridité gagne souvent jusqu'à l'esprit. Il
convient de dire quelques mots, du moins, de ses im-
1. Tillemont officiant pour les funérailles de sa mère, et Saci
faisant de même à l'enterrement de la sienne, qu'il avait assislée
dans l'agonie (tome II, page 330), tous deux attendant la fin des
devoirs sacrés pour laisser déborder leur douleur, se rappelaient
sans doute le grand exemple de saint Bernard à la mort de son
frère Gérard; et, après lui, ils auraient pu répéter ces belles pa-
roles : « Sed feci vim animo, ac dissimulavi usque hue, neaffectus
f.dem YÎncere videretur. Denique, plorantibus aliis, ego (iit adver-
tere potuistis) siccis oculis secutus sum invisum funus, siccis ocu-
lis steti ad tumulum, quousque cuncta peracta sunt exsequiarum
soUemnia. Indutus sacerdotalibus, solilas in eum orationes proprio
ore complevi, terram meis manibus ex more jeci super dilecti cor-
pus, terram mox futurum. Qui me intuebantur flebant, et mira-
iiantur quod non flerem ipse.... » Ces louchantes paroles de saint
Bernard se peuvent lire au xxvi® de ses sermons sur le Cantique
des Cantiques, lorsqu'au lieu de continuer l'explication du saint
texte devant ses religieux, il n'essaye plus de se contenir, et qu'il
entre tout d'un coup dans sa douleur : Quousque enim dissi-
mula?... Mais c'est nous qui faisons cet entier rapprochement
d'eux avec le grand Saint; les pieux disciples, dans leur humilité,
n'osaient se le permettre que de bien loin.
28
PORT- ROYAL.
menses ouvrages, pour en bien déterminer le mérite et
le caractère. Lorsque son grand corps d'Histoire ecclé-
siastique fut assez avancé, ses amis le pressèrent de
commencer à publier. Pour obéir à leurs instances, il
mit le premier volume entre les mains d'un Censeur
qu'on lui donna; mais il ne put s'entendre avec lui sur
certaines petites difficultés qui ne tenaient ni de près ni
de loin à la foi, et que ce Censeur ne voulait point lui
passer. Le théologien puriste ne pouvait souffrir, par
exemple, que M. de Tillemont dît qu'il n'y avait peut-
être ni bœuf ni dne dans Vèlable où Noire- Seigneur prit
naissance; que les Mages ne vinrent apparemment V ado-
rer qu'après la Purification; que Marie ^ femme de Clèo-
phaSy pouvait être véritablement sœur de la Sainte- Vierge;
et autres choses de cette nature. M. de Tillemont, si
soumis, si humble, si peu attaché à son propre sens
(nous venons assez de nous en faire idée dans Thabi-
tude de sa vie), était un historien pourtant, un vrai
critique; et, à ce titre, il avait aussi ses devoirs. Il ne
céda point sur ces moindres détails ; car il s'y croyait
autorisé historiquement, et il ne jugeait pas « que l'on
pût contraindre un historien dans ses sentiments sur
ces sortes de matières, ni l'obliger à combattre ou à
taire ce qui lui paroissoit de plus vraisemblable, »
Peu empressé d'ailleurs de se livrer au grand jour, il
retira son ouvrage, et continua d'y travailler, avec d'au-
tant plus de paix, disait-il, qu'il ne songeait plus à le
produire.
Cette chicane du premier Censeur amena un change-
ment non dans le fond du travail, mais dans l'ordre et
la distribution. M. de Tillemont voulait d'abord ne faire
qu'un seul corps de l'Histoire des Empereurs et de celle
de l'Église : ses amis lui conseillèrent alors de les sépa-
rer; et comme l'Histoire des Empereurs n'avait pas
besoin d'un censeur théologien, on l'engagea à com-
LIVRE QUATRIEME.
29
mencer de ce côté rirapression, et à pressentir pai là le
goût du public. Il donna donc, en 1690, son premier
volume de Y Histoire des Empereurs, qui fut suivi de cinq
autres (en tout 6 volumes in-4°) ; les quatre premiers
parurent du vivant de Fauteur (1690-1697); le sixième
ne fut publié que quarante ans après sa mort (1738).
Le succès des premiers volumes fit désirer de plus en
plus mistoire ecclésiastique ; le Chancelier de France
Boucherat témoigna vouloir y prêter la main : on choisit
exprès un nouveau Censeur, et les Mémoires pour servir
à l'Histoire ecclésiastique des six premiers Siècles purent
oaraître.
Avant la publication, on pressa fort M. deTillemont
de mettre cet ouvrage par annales, et de réduire les
différents titres, sous lesquels il est divisé, en une
même suite et un même corps d'histoire : Finconvé-
nient, en effet, de ces , sortes de biographies séparées,
c'est qu'on y revient plus d'une fois sur les mêmes
événements; la vie d'un saint se reproduit en partie
dans celle d'un autre, et l'on retrouve chez saint Paul
plus d'un point qu'on a déjà rencontra chez saint Pierre.
Quelque fondement qu'il y eût à certains égards dans ce
conseil, quelque déférence qu'il se sentît pour ceux qui
le lui donnaient, M. de Tillemont ne >put toutefois se
résoudre a ce remaniement tout nouveau d'une matière
qu'il avait tant de fois retouchée; mais il offrit d'aban-
donner tous ses manuscrits à qui voudrait Fentrepren-
dre, pourvu que ce fût quelqu'un de capable. On conçoit
que personne ne se soit présenté.
Les Mémoires pour servir..,, parurent successive-
ment, à dater Je 1693, en 16 volumes in-4^. M. de
Tillemont ne donna par lui-même que les quatre ou
cinq premiers. M. Tronchai, son biographe^ qui avait
été initié à ses travaux et à sa méthode durant les huit
dernières années, mil les volumes restants en état de pa-
30
PORT-ROYAL.
raître, et en surveilla rimpression avec un zèle érudit et
pieux (1698-1712) K
L'objetdeM. de Tillemont en ses travaux a été propre-
ment d'étudier l'histoire de l'Église et des Saints, et, à
cette occasion, celle des Princes et Puissants du sièclf3,
qui s'y trouvent mêlés, de l'étudier, d'après les
seules sources et dans les textes originaux, pour y cher-
cher la vérité pure, et dégagée de toutes les préven-
tions que donnent souvent les nouveaux auteurs. De ce
i;u'il a ainsi recueilli d'original sur chaque point, il
(ompose un texte continu, bout à bout, prenant de
chaque auteur ce qu'il a de particulier, abrégeant aux
endroits où le fait n'est rapporté que par un seul au-
teur, s'jsittachant dans tous les cas à reproduire les expres-
sioDS mêmes de l'original quand elles ont quelque
chose de grand, de singulier, ou qui marque quelque
usage ancien. « Vou ant, nous dit Du Fossé, donner à
l'Église les titres originaux de son histoire, il a eu soin
de ne confondre jamais ce qu'il dit lui-même avec ce
qu'ont dit tous les anciens, » De scrupuleux crochets,
Ê
1. On lui doit même quelque chose déplus par rapport au sixième
et dernier volume de VHistoire des Empereurs : M. Tronchai y
avait mis la dernière main dès l'an 1725 ou 1726, bien que ce vo-
lume n'ait paru qu'en 1738. C'est Dom Clémencel; qui m'apprend
ce détail {Histoire littéraire manuscrite de Port-Royal); car
M. Tronchai, qui a été jusqu'ici notre guide, cesse de l'être du
moment qu'il s'agit des i)ons offices que lui-même a pu rendre à
M. de Tillemont. A Port-Royal, ce ne sont p: s seulement les au-
teurs, ce sont les éditeurs aussi qui sont modestes. — Un des amis
particuliers de M. de Tillemont, et qui l'aidait non moins diligem-
ment dans la révision du manuscrit et du texte, avant et pendant
l'impression, était M. Vuiilart; je lis dans une de ses lettres écrite
au lendemain de la mort de M. de Tillemont : « On a imprimé
son cinquième volume des Mémoires sur l'Histoire de l'Église.
Nous avions relu ensemble peu à peu, durant sa langueur, la ma-
tière du sixième. Il y a pour [)lus do dix volumes encore de besogne
toute prête, et où il n'y a plus que la lime douce à passer. *»
LIVRE QUATRIÈME .
31
dans le courant du récit, marquent la séparation. Le
lecteur studieux s'y oriente et s'y dirige : Tœil vulgaire
s'y accroche un peu. C'est, du reste, bien moins au pu-
blic même qu'aux gens du métier, que Tillemont offre le
résultat de son travail :
a La première vue de l'auteur dans ses études a été, dit-
il, de s'instruire lui-même. Il y en a joint ensuite une se-
conde, qui a été de pouvoir aider ceux à qui Dieu auroit
donné la grâce et la volonté de travailler à une véritable
Histoire de l'Église, ou aux Vies des Saints. Il a voulu les
décharger de la peine de rechercher la vérité des faits, et
d'examiner les difficultés de la chronologie. Ces deux choses
sont le fondement de l'histoire. Il arrive souvent, néan-
moins, que les génies les plus beaux et les plus élevés sont
les nçLoins capables de se rabaisser jusque-là. Ils ont trop de
peine d'arrêter le feu qui les anime, pour s'amuser à ces
discussions ennuyeuses, plus propres à des esprits mé-
diocres. »
Quel soin, dès l'abord, de se diminuer et de se rabais-
ser lui-même * ! quelle charité toute respectueuse et
nullement ironique pour les beaux génies! Nous verrons
tout à l'heure comment quelques-uns d'entre eux vont
le lui rendre. Ain&i, tandis que les savants, même ceux
qui sont le plus voués à l'étude désintéressée, veulent
vivre et subsister, sinon pour le gros du public, du moins
au regard des autres savants leurs confrères, Tillemont
1. C'est la remarque que fait en commençant l'auteur de l'extrait
d\i Journal des Savants (10 juillet 1690) : « Il est rare qu'un au-
teur estime son ouvrage moins qu'il ne vaut, et qu'il en donne une
basse idée. C'est pourtant ce que lait M. de Tillemont, à qui il
ne tiendra pas que son livre {VHtsîoire des Empereurs) ne soit re-
gardé comme la production d'un esprit médiocre, qui n'a de l'exac-
titude que parce qu'il manque d'élévation^ et qui ne s'est unique-
ment attaché à faire connoître la vérité que parce qu'il ne s'est
pas trouvé capable de l'embellir. Le public lui doit la justice qu'il
se refuse....»
32
PORT-ROYAL.
n'a de désir que de s'anéantir en eux; le Sic vos non
vobis est son vœu, sa vocation. Il est arrivé, par un jeu
bizarre et comme par une moquerie des choses, que ces
matériaux, qu'il préparait avec tant de patience et de
religion en vue d'un futur historien de l'Église, ont sur-
tout servi à l'historien de l'Empire romain, au philosopha
Gibbon, qui en a fait usage dans un dessein assez diffé-
rent. Gibbon pourtant n'eut jamais le tort de mécon-
naître ses obligations envers le grand critique ecclésias-
tique : « Je me servis, dit-il en ses Mémoires, des
Recueils de Tillemont, dont V inimiîahle exactitude prend
le caractère presque du génie. » Et ailleurs, il déclare
préférable la lecture d'une si savante et si exacte compi-
lation à celle des originaux pour certaines parties de
THisloire Auguste. Ces compilations de Tillemont, dit -il
encore, le dispensent d'une trop longue et trop in-
grate recherche à travers Tocéan des controverses th'éo-
logiques; car « elles peuvent, à elles seules, être consi-
dérées comme un immense répertoire de vérité et de
fable, de presque tout ce que les Pères ont transmis, ou
inventé ou cru ^ » Au lieu de rappeler ces éloges si
pleins de respect, M. de Maistre a mieux aimé citer un
mot familier de Gibbon sur Tillemont : a C'est le mulet
des Alpes; il pose le pied sûrement, et ne bronche point.»
Et, commentant l'éloge, il s'empresse d'ajouter : « A la
bonne heure I Cependant le cheval de race fait une autre
figure dans le monde »
Je doute que M. de Tillemont, soit quand il amassait
dans le silence de toute sa vie, avec une application re-
ligieuse et une sincérité que rien ne rebutait, tous les
faits de cette immense recherche qui semblait à ses amis
1, Miscellaneous Works of Edward Gibhon (1796), au tome II,
pages 596 et 80.
2. De rÉglise gallicane, livre I, cliap. v.
LIVRE QUATRIÈME.
une rude 'pénitence^ et dont il offrait volontiers aux autres
le produit et l'emploi, comme s'il n'en avait aimé que la
peine; soit quand, aux rares moments de distraction, il
faisait à pied, son bâton de pèlerin à la main, quelque
pieuse visite à La Trappe ou àMarmoutiers, ou dans tout
autre de ces lieux célèbres par la dévotion des peuples
(pourvu que ce fût une dévotion bien fondée), — je doute
que M. de Tillemont, quand dans ces voyages même, à
travers un paysage çà et là tout consacré, tout animé et
peuplé pour lui des Reliques des Saints, il observait sa
vie de prière, et que, pour s'entretenir plus longuement
des louanges de Dieu, il allait chantant dans sa marche
les petites Heures^ -^je doute qu'il s'inquiétât beaucoup
de ce que M, de Maistre appelle faire la figure d'un che-
val de race dans le monde.
On reconnaîtlà toujours le patricien en M. de Maistre,
toujours l'esprit de qualité.
Montesquieu, parlant de Rollin, me touche quand,
lui, l'historien philosophe de la Grandeur et delà Déca-
dence romaine, il nous dit : « Un honnête homme a,
par ses Ouvrages d'histoire, enchanté le public. C'est le
cœur qui parle au cœur. On sent une secrète satisfaction
d'entendre parler la vertu : c'est l'abeille de la France. •»
Un tel éloge, dans la bouche de Montesquieu, à l'égard
de Rollin, ressemble à une noble et bonne action, et
mouille vraiment les yeux de larmes. Je passe à Gibbon
son éloge de Tillemont, bon mulet qui Ta porté ; il ne
le dit pas à mauvaise fin, et il a racheté ce mot par d'au-
tres éloges plus graves ; mais je ne passe pas à M. de
Maistre l'abus insolent qu'il en fait. Qui donc est plus
charitable, plus équitable, plus chrétien en ce moment,
de M. de Mais^tre ou de Montesquieu *?
î. On pense bien que n'ai nullement prétendu rapprocher Rollin
de Tillemont. Rien déplus différent que le mode de compilation de
- IV - 3
34
PORT-ROYAL.
Le grand àtgeste historique de Tiilemont ne s'adiesse
donc particulièrement qu'aux savants ; il est k regretter
peut-être que Fleury (autre abeille), qui, de son côté,
commençait à donner son Histoire ecclésiastique si
agréable et si docte à la fois, n'ait pas été chargé de cette
mise en Annales des Mémoires de Tiilemont; ou plutôt
rien n est à regretter: on a Fleury, on a Tiilemont ; et
toutes les fois qu'on veut approfondir, discuter au net
ces événements des premiers siècles deTÉglise, celui ci
est l'indispensable.
Gomme historien, Fleury doit se dire assurément su-
périeur parla composition, par l'étendue du point de vue
qu'il embrasse dans ses Discours généraux, par l'honorable
indépendance de jugement qui combine nn^ certaine
philosophie avec la religion, par le mélange de solidité
et de douceur qui résulte de tout cela. Gomme critique,
Tiilemont, dans une voie plus ardue et plus aride, re-
cherchant et fouillant sans cesse, puis construisant avec
ses textes authentiques un sol ferme et continu, reste, je
le crois, plus original à sa manière, et véritablement
unique*.
chacun. Rollin n*y apporte presque aucune critique, aucune ori-
ginalité d'examen : il se borne à traduire en gros les Anciens;
mais une saveur de morale et d'honnêteté répand de la douceur sur
ses pages. Voltaire, qui a bien parlé de Rollin dans le Temple du
Goûtf se montre dur et injuste dans une lettre à Helvétius, du
24 mars 1740 : « Le janséniste BoUin continue-t-il toujours à
mettre en d'autres mots ce que tant d'autres ont écrit avant lui?
et son parti préconise-t-il toujours comme un grand homme ce
prolixe et inutile compilateur? » Voilà l'esprit méprisant qui re-
paraît, et c'est Montesquieu décidément qui est humain et bon.
1. Tiilemont découvre des matériaux et des sources là où on ne
s'avisait y.xs d'en chercher auparavant : il y a de l'invention dan.^
ce qu'il recueille. Grosley, dans la Vie des frères Pithou, parlant
de leurs travaux sur le Droit romain, a dit : a Personne avaui eux
a n'avoit osé considérer les Loix ecclésiastiques et civiles sous un
V point de vue aussi étendu, parce que personne n'avoit poussé
LIVRE QUATRIÈME.
35
Moi aussi, puisqu'on a risqué des comparaisons sur
Tillemont, je dirai de lui et de sa lenteur, de sa sûreté
critique, de son sillon en tous sens, dès Taurore, dans le
champ sacré, — je dirai sans offense : C'est le bœuf
sage, le bœuf de saint Luc, le bœuf de la Crèche (quoi^
qu'il ait dit qu'il n'y en eût point).
Nul savant n'eut la curiosité moins que lui ; il me re-
présente l'étude incessante sans la curiosité, sans la co7Z-
cupiscence des yeux, autant qu'il est donné à l'homme
de se rinterdire. Qu'on le compare sur ce point à d'au-
tres illustres personnages ecclésiastiques du siècle, à
Huet, par exemple, lequel était tout à l'avidité du savoir,
et l'on sentira la différence; de même que, pour la sû-
reté de sa critique et la droite application de ses con-
naissances, on le peut opposer à d'autres savants d'entre
les Jésuites, plus vastes qae sûrs, soit Sirmond, soit
Hardouin, ou encore à l'Oratorien Thomassin. Sobriété
et parfaitdégagement d'esprit jusqu'au fort de l'immense
étude, ce sont autant de caractères propres de Port-
Royal qui se dessinent en lui Je ne le trouve à comparer
dignement qu'à Mabillon.
Si maître qu'il ait été de bonne heure dans la modé-
ration de sa curiosité, il ne se trouvait jamais assez mor-
tifié à son gré» Il n'obtenait pas ce qui nous semble lu?
avoir été si naturel, sans un soin de chaque jour et san£
combat. C'est là le secret des cœurs les plus simples :
ouvrez-les, et vous y voyez la lutte, vous y assistez à
l'achat toujours pénible, et toujours marchandé, de ce
que nous en admirons. On a les Pensées du grand Haller,
« aussi loin l'étude de l'Histoire et de tous les détails qu'elle
a embrasse. Après eux, M. de Tillemont est le seul qui ait assez
« possédé l'Histoire pour s'engager dans la même carrière. lia tiré
« des Loix, pour l'Histoire, les secours que messieurs Pithou avoient
« tirés de l'Histoire pour les Loix. » Je me plais à semer, chemin
faisant, tous ces témoignages.
36
PORT-ROYAL.
et on y lit les angoisses intérieures, dans lesquelles sans
cesse il se rcpent et se gourmande. Tillemont s'inquié-
tait lui-même devant Dieu, avec d'autant plus de scru-
pule qu'ayant été purement élevé, il croyait qu'il lui était
demandé d'aimer davantage ; les tiédeurs lui paraissaient
plus graves, à qui devait n'avoir qu'une plus ardente
reconnaissance :
« Notre cœur, se disait-il (dans les Réflexions chrétiennes
qu'on a de lui), notre cœur ne peut être sans aimer; et
quand il le pourroit, il ne le devroit pas vouloir, puisqu'être
sans amour, c'est être sans chaleur, sans ardeur, sans action,
sans mouvement, en un mot sans vie; c'est n'être pas un
homme, mais une pierre. Il faut donc aimer, et nous no
pouvons aimer que le Créateur ou la créature.... Nous con-
cevons aisément que c'est une vanité aux Philosophes de
s'appliquer à considérer simplement les créatures, à en
chercher les secrets, à examiner comment toutes les choses
se font.... Mais n'est-ce pas tomber dans la même vanité de
travailler beaucoup pour connoître les choses saintes, les
actions des Saints, l'histoire de l'Église, sa discipline, sa
doctrine même et sur les mystères et sur les mœurs, si l'on
s'arrête à cette connoissance sans passer au fruit?... Mon
Dieu, plus je me sens foible à éviter cet abus, plus j'ai re-
cours à votre miséricorde toute-puissante. Éloignez de moi
l'esprit de curiosité.... Que les désirs de mon cœur ne ten-
dent qu'à vous ; et s'il faut que mon esprit s'applique à d'au-
tres choses, parce qu'il est trop foible pour ne s^occuper que
de vous, que je me plaigne et que je m'humilie de mon
malheur, comme un homme à qui le Prime donneroit le soin
de ses bâtiments^ parce qu'il ne seroit pas capable des affaires
plus importantes de VÉtat. Que je m'occupe donc à mon tra-
vail avec humilité, ou plutôt avec confusion, comme à la pé-
nitence que j'ai mériîée!... Si je ne m'appliquois à l'étude
qu'en cette manière, elle n'enfleroit point mon esprit, elle
ne sècheroit point mon cœur; je serois toujours disposé à la
quitter pour prendre des lectures encore plus saintes, et
pour me présenter devant vous dans la prière ; je n'étendrois
point insensiblement et sous divers prétextes le temps de Vé-
iude, pour diminuer par dégoût le temps dû à d'autres emplois.
LIVRE QUATRIÈME.
37
Si je ne travaillois que pour satisfaire à l'ordre où vous me
mettez, je n'aurois point de chagrin lorsque vous .changez
cet ordre par les diverses circonstances que vous faites
naitre. s>
Dans cette lutte secrète avec son étude chérie, à la-
quelle il se livre tout en le regrettant, il voudrait trou-
ver de l'appui contre lui-même auprès des Directeurs
spirituels qui lui sont donnés ; mais ceux-ci usent à leur
tour de condescendance envers cette vocation pure, et
Tillemont s'en plaint doucement à Dieu :
« Il me semble assez souvent que si vos Serviteurs m'or-
donnoient en détail et avec autorité ce que je devrois faire,
il me semble, dis-je, que cela m'aideroit, et me feroit faire
plus que je ne fais. Mais ils voyent peut-être dans votre
lumière que ma foiblesse est trop grande, et qu'en m'ordon-
nant ce que je n'accomplirois pas avec assez de fidélité, votre
Loi sainte ne serviroit qu'à me rendre plus coupable en me
rendant prévaricateur. Ainsi ils sont réduits à me représen-
ter les règles générales de votre Évangile, en attendant que
votre Grâce m'en fasse tirer les conséquences particulières,
ou qu'au moins je leur dise, avec une entière plénitude de
cœur : Domine^ quid me vis facere? Faites-moi donc, Sei-
gneur, cette grande grâce : donnez-moi et Tardeur et la
simplicité pour vous obéir en la personne de vos Serviteurs;
et inspirez-leur en même temps de m'ordonner ce que vous
savez m 'être utile. Suscipiant montes pacem populo^ et colles
justitiam K (Que les montagnes reçoivent la paix pour votre
peuple, et que les collines lui portent la justice!) »
C'est au prix de ce soin, et comme de cet équilibre de
chaque instant, que M. de Tillemont conquérait sa paix
et sa stabilité ; car il la faut toujours conquérir.
Il se répétait souvent le mot de l'Écriture : Celui qui
méprise les petites choses tombera peu à peu,
La publication des Histoires de M. de Tillemont sou-
1. Psaume lxxi, 3.
38
PORT-ROYAL.
leva quelques discussions. Par exemple, il avait combattu
une opinion du Père Lami de l'Oratoire, lequel, se fon-
dant sur un calcul de la Pâque des Juifs et sur le jour où
elle devait tomber en l'an 33, avait avancé, dans son
Harmonie évangélique, que Jésus-Christ n'avait point
fait cette Pâque le jeudi veille de sa mort. Dans son
amour de l'antiquité et de la tradition, il avait paru im-
portant à M. de TillemoQl de maintenir cette dernièie
Cène transmise parles Évangélistes, dans laquelle Notre-
Seigneur avait mangé l'Agneau et célébré l'ancienne
Pâque avant d'instituer la nouvelle. Il porta les égards
dans cette dissidence jusqu'à communiquer sa note au
Père Lami, avant de la publier. Celui-ci répliqua dans
son traité de l'ancienne Pâque des Juifs, et M. de Tille-
mont se crut obligé de réfuter cette réponse par une
Lettre qui se lit à la fin du second, tome de l'Histoire
ecclésiastique. Il y paraît si humble de ton, que Bossuet,
a qui il communiqua le manuscrit, y trouva quelque ex-
cès. Ce grand homme lui dit même agréablement qu'il
le priait « de ne pas demeurer toujours à genoux
devant le Père Lami, et de se relever quelquefois. »
M. de Meaux s*'entendait à se tenir droit dans la lutte,
et il avait peu d'effort a faire pour garder le port de tête
et la majesté de l'évêque. M. de Tillemont, la tête bais-
sée, cheminait pas à pas, en déclinant le titre trop hono-
rable àHiisiorieriy de même que si on le saluait, sans le
connaître, du titre à'ahbè^ il ne le pouvait souiîrir: « Je
n'ai point, disait-il, cette qualité, et je ne la veux point
usurper. »
Tillemont trouva un moment son Zoïle dans l'abbé
Faidit, espritmqniet, léger, et àqui il est arrivé démêler
par hasard quelques vérités dans beaucoup d'imper-
tinences. Ce critique pétulant, qui n'a ménagé niFéne-
lon ni Bossuet, ni personne, publia un premier pam-
phlet sous ce titre : Mémoires contre les Mémoires de
LIVRE QUATRIÈME.
39
M, de Tillemont; il promettait d'en donner autant tous
les quinze jours; mais on lui imposa silence. Gela veut
dire probablement que le Chancelier et autres personne
considérables, qui s'intéressaient à l'ouvrage attaqué,
firent conseiller au méchant esprit de se tenir tranquille,
s'il ne voulait avoir affaire a rautorité. Ce qui est bien
certain, c'est que M. de Tillemont ne contribua en rien
à cette défense, que des amis zélés prirent sur eux.
L'abbé Faidit, dérangé dans ses visées premières, et trop
jaloux des productions de son génie pour les supprimer
aisément, essaya de revenir à la charge par un détour,
et donna un nouveau pamphlet intitulé : Éclaircisse-
ments sur les deux premiers Siècles de V Église, « Cette
attaque, disent nos biographes, ne fut pas plus heureuse
que la première ; et l'auteur, étant forcé définitivement
de se taire, prit son essor d'un autre côté, et travailla
sur Virgile et sur Homère »
C'est sur un tout autre ton que plus tard Dom Liron,
dans ses dissertations recueillies sous le titre à'Aiïiénités
de la Critique, discuta avec respect et avec convenance
un assez grand nombre d'opinions particulières à Tille-
mont, et se permit de prendre parti dans un autre sens.
Rien ne prouve mieux combien le doute est souvent le
résultat le plus net et le plus sensé de la recherche his-
torique la plus approfondie. Et puis il arrive, malgré
tout, à Tillemont lui-même de se tromper quelquefois.
La Bléterie a dit là-dessus assez agréablement : « Les
premières fois que je le trouvois en faute, je me sentois
i. Dom Clémencet, Vie manuscrite de M. de Tillemont. — Veut-
on un échantillon de la justesse des remarques de l'abbé Faidit ?
« Je lui passe les répétitions, disait-il, mais je ne puis excuser les
falsifications (M. de Tillemont un falsificateur 1). .. Ce nombre in-
nombrable d'9utours d'où M. de T. a tiré son texte et ses notes, et
dont il fait le pompeux étalage à la tête de chaque tome, me pa-
roîtplus remph cT ostentation que d'utilité.... » et il ne voit dansées
tables qu'un index de vanité*
40
PORT- ROYAL.
dans un embarras approchant de celui de ces jeunes
hommes qui, rencontrant Gaton pris de vin, furent plus
déconcertés que si Gaton les avoit eux-mêmes surpris
dans la débauche. » G'est au sujet de l'Empereur Julien
que La Bléterie fait cette remarque; et il ajoute qu'en
général M. de Tillemont paraît un peu peiné des bonnes
qualités des Païens, surtout de celles de cet Empereur:
Il ne dissimule point les faits, dit- il ; mais il aimeroit
mieux ne les pas trouver ^ » — Je pourrais multiplier
encore les témoignages concernant notre historien; Bayle
le loue sans restriction sur le corps de l'histoire et l'as-
semblage des faits, il ne trouve à redire qu'à son style
trop simple et trop sec ^. Le Journal de Trévoux daigne
reconnaître que M. de Tûlemont écrit avec assez d'exac-
titude et peu d^agrément^. Parmi les modernes, M. Dau-
nou a rendu aussi hommage à sa parfaite sincérité Les
Allemands l'ont honoré pour son érudition scrupuleuse,
et Tout préféré, à ce titre, à tous nos savants ^. Mais
qu'avons-nous besoin de tous ces à-peu-près et de toutes
ces redites? Nous avons entendu le mot de Gibbon, du
rival et du juge vraiment compétent : M. de Tillemont^
don t V inimitable exactitude prend le caractère presque du
gè^de. Un tel témoignage dispense de tous les autres :
1. Remarques à la suite de la traduction du Misopogon,
2. Continuation des Pensées diverses sur la Comète, II.
3 Septembre 1703.
4. Cours d'Études historiques^ tome I , page 379.
5. Ainsi J.-M. Gesner a dit : « Hic (Tillemonliiis) hahet hoc pe-
culiare prae reliquis Gallis, quod non solum verbum ponit, quin
aiïerat auctoritatem ex antiquis libris, quoties historicum àliquid
dicendum est. Kst solidum opus et acciiratissimum, habetque com-
modum hoc. quod ubique apponuntur testimonia. Hoc certa ra-
tiono praetulerim ïpsi Rollino : nam forte ipso etiam est paulo
accuratior. » (Dans l'ouvrnge intitulé : Primx linex isagogcs in
Frudilionem universalem. — Esquisse d'une inli odnction à VÉru-
dilion universelle, tomel, page 420, 2' édilioii, 1784.)
LIVRE QUATRIÈMK.
41
c'est le dernier mot, le jugement original et classique,
et qui restera.
Depuis la mort de M. de Tillemont, on publia contre
son intention, et certainement contre ce qu'on devait à
sa mémoire, une Lettre toute confidentielle qu'il avait
adressée à Tabbé de La Trappe, M. de Rancé, au sujet
de l'affaire de M. de Beaupuis^ De quelque manière
qu'elle nous soit parvenue, cette Lettre pourtant nous
demeure acquise. M. de Tillemont nous menant droit à
l'abbé de Rancé, c'est une occasion qu'il nous faut ac-
cueillir, pour marquer quelques traits de cette figure
austère du grand Saint dans sa relation avec Port-Royal.
1. Précédemment, tome III, page 571,
VI
Kancé en face de Port-Royal. — Sun caractère propre. — L'idée
d'Éternité en elle-même. — Betraite deVéretz. — Originalité de
La Trappe. — Discussion de Rancé avec M. Le Roi. — Caractère
honorable de ce dernier. — Lettre foudroyante de Rancé. —
Bossuet arbitre. — Débats sur les Études monastiques. — Mabil-
lon ; Nicole. — Lettre du Père Quesnel.
Nous avons vu à Port-Royal bien des grands péni-
tents : M. de Rancé les égale, les surpasse encore. Gomme
j*ai à le montrer ici par un côté excessif, où il a eu tort
en apparence, j'aurai hâte de le couvrir dans son en-
semble des hautes paroles de Bossuet, qui ne parlait ja-
mais de lui sans être saisi d'une admiration sainte. Dé-
fenseur de Port-Royal, en ce moment, par goût comme
aussi par obligation d'ami, je me garderai pourtant, le
plus qu'il sera en moi, d'imiter ces Jansénistes disciples,
qui n'ont jamais cru pouvoir maintenir la gloire et l'in-
tégrité chrétienne des leurs, sans rabaisser et presque
dénigrer les saint François de Sites, les saini Vincent
de Paul, et M. de Rancé. Il est vrai qu'on a étrangement
abusé de ces puissantes autorités contre Port-Royal ;
qu'après la mort de ces hommes vénérables, on a pro-
duit d'eux, tant qu'on a pu, des témoignages, des paroles,
LIVRE QUATRIÈME.
43
des lettres plus ou moius authentiques, dont on s'est
fait une arme perfide contre les persécutés. Je n'ai pas
craint de toucher avec mesure ce qai m'a paru Tendroit
faible de saint Vincent de Paul et même de saint François
de Sales, tout en les honorant: ainsi je ferai pour M. de
Rancé.
Mais Bossuet d'abord, parlant de lui en maint passage
de ses Lettres, nous trace la voie dont nous ne devons
pour rien nous écarter. Après les hommages décernés
en toute rencontre au saint abbé vivant, il porte ce juge-
ment de lui mort :
(c Je dirai mon sentiment sur La Trappe avec beaucoup de
franchise, comme un homme qui n'ai d'autre vue que celle
que Dieu soit glorifié dans la plus sainte Maison qui soit
dans l'Église, et dans la vie du plus parfait Directeur des
âmes, dans la vie monastique, qu'on ait connu depuis saint
Bernard. Si l'histoire du saint personnage n'est écrite de
main habile, et par une tête qui soit au-dessus de toutes
vues humaines, autant que le Ciel est au-dessus de la terre,
tout ira mal. En des endroits on voudra faire un peu de
cour aux Bénédictins, en d'autres aux Jésuites, en d'autres
aux Religieux en général.... Tous les partis voudront tirer à
soi le saint Abbé.... Si celui qui entreprendra un si grand
ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin
de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange
une espèce de dégradation dans l'ouvrage. La simplicité en
doit être le seul ornement. J'aimerois mieux un simple
narré, tel que le pouvoit faire Dom Le Nain, que l'éloquence
affectée ï>
Bossuet a dit là ce qu'il ne fallait pas faire, et ce qu'on
a fait de nos jours. On lui avait proposé à lui-même do
se charger d'écrire cette Vie. Lui seul alors était Thomme
à tenir haut la balance, et à la tenir sans considération
humaine et sans incliner d'aucun côté. « Mais qui char-
:. Lettre à M. de Saint- André, curé de Vareddes, du 28jan\ier
1701.
44
PORT-ROYAL.
ger ? disait-il encore ; il faut penser. J'approuve fort de
faire tout ce qu'il faudra pour empêcher certaine sorte de
gens de travailler à la chose, de crainte qu'ils ne la tournent
trop à leur avantage. » Ne soyons pas du moins de cette
sorte de gens, et sachons envisager toute grandeur en
elle-même. Si j'avais à définir M. de Rancé dans des
termes qui nous sont familiers, je dirais : M. de Rancé
et ait un M . Le Maître, non pas seulement un M . Le Maître
pénitent, mais aussi directeur et fondateur ; un M. Le
Maître qui aurait porté en lui son Saint-Gyran, sinon
pour toute la doctrine, du moins pour le souverain es-
prit de direction. M. de Rancé, c'était encore (j'oserai
achever ma pensée sans croire amplifier ni diminuer
personne), c'était comme qui dirait la mère Angélique
qui se serait servie de directeur à elle-même.
Mais tout cela, il le fut sans idée d'imitation et par
une grâce propre. Il y a un beau mot de l'évêque d'A-
leth (Pavillon) : « Nous ne savions rien avant que de
connoître les Messieurs de Port-Royal, et nous ne pou-
vons assez louer Dieu de ce qu'il nous les a fait con-
noître. » Ce mot s'appliquerait à tout le monde dans le
siècle plutôt qu'à l'abbé de Rancé. Son illumination lui
vint de la source même, de son cœur et du rayon d'en
haut, en présence de l'idée éternelle. J'aime à saluer
tout d'abord en lui ce caractère original. « Il ne faut
pas croire, a dit un grand Saint, que le soleil ne luise que
dans notre cellule * . »
Né en janvier 1626, Armand-Jean Le Bouthillier de
Rancé était plus jeune que nos premiers solitaires de
Port-Royal. Fils d'un Président en la Chambre des
Comptes, il tenait à une famille considérable, et de toutes
parts puissamment ancrée dans l'Etat. Neveu d'un Sur-
intendant des finances (Claude Le Bouthillier) ; de l'é-
1. Cité par Lancelot, Relation cVim Voyage fait à Alelhj xlii.
LIVRE QUATRIÈME.
45
veque d'A re (Sébastien Le Bouthillier),que nous avons
vu l'ami particulier de M. de Saint- Gyran ; neveu d'un
autre prélat (Victor Le Bouthillier), archevêquede Tours ;
cousin germain du secrétaire d'Etat Ghavigny, il avait
eu pour parrain le cardinal de Richelieu. Tonsuré en-
core enfant, et chargé de bénéfices, on le destinait à Thé-
ritage ecclésiastique de son oncle Tarchevêque. En at-
tendant, on le mit aux études tant sacrées que profanes,
qu'il mena de front sous d'habiles précepteurs ; il en eut
jusqu'à trois ensemble, qui se relayaient auprès de lui
pour le pousser plus rapidement. On a trop parlé de l'é-
dition d'Anacréon qu'il donna dès l'âge de 12 ans, avec
de petites scholies en grec de sa façon; le contraste est
piquant avec La Trappe future, mais il ne faut pas atta-
cher aux choses plus d'importance qu'elles n'en eurent
réellement dans la vie des personnes. Rancé n'était pas
de ces esprits qui s'amusent longtemps à la bagatelle.
Ardent, actif, positif, il allaiten avant et ne se retournait
pas. Je ne repasserai point l'histoire de sa vie en ces an-
nées turbulentes et mondaines ^ Ge qu'on peut dire,
c'est que tant qu'il fut dans le monde, comme plus tard
quand il fut dehors, il ne fit rien à demi. Ghasse, ser-
mons, plaisirs, affaires, intrigues, il suffisait à tout.
Étroitement lié avec Retz, le plus remuant des chefs de
parti, tendrement lié avec madame de Montbazon,la plus
belle femme du temps, etnon pas la plus rêveuse, il faisait
hardiment son métier d'abbé homme du monde et de
galant homme. G'est alors que nous l'avons aperçu, dans
une ou deux rencontres, se mêlant avec nos amis les
Jansénistes : soit qu'il aidât avec la société de Thôtel
Guénegaud au succès des Petites Lettres; soit qu'il se
1. J'ai déjà parlé deux fois de Rancé et fort en détail^ à propos
de sa Vie par Chateaubriand {Portraits contemporains, 1846.
tome I, pages 36-59), et à l'occasion de ses Lettres publiées pa''
M. Gonod {Derniers Portraits littéraires, 1852, pages 414-426).
46
PORT- ROYAL.
refusât dans l'Assemblée du Clergé de 1656 à signer la
Censure d'Arnauld, et qu'il méritât d'être compté, par
Tabbé de Pontchâteau et par M. de Saint-Gilles, au
nombre des personnes de confiance devant qui on ne se
gênait pas. Au reste, Ton se tromperait fort si on es-
sayait de faire de Tabbé de Rancé en ce temps-lè un
Janséniste, ou rien qui en approchât dans le sens sé*
rieux. Opposé à la Cour sur de certains points qui te-
naient plutôt à la politique et qui touchaient aux intérêts
de Retz^ il n'avait aucun avis sur le fond des matières
théologiques en litige, et il n'entrait pas dans la subti-
lité des doctrines. C'est alors que la mort soudaine
de madame de Montbazon (1657) le vint frapper d'un
grand coup. La mort de Gaston, duc d'Orléans, dont il
était premier aumônier, s'y joignit bientôt (1660), pour
achever de lui imprimer dans l'esprit le néant de l'homme,
et la seule vérité subsistante de l'Eternité. Toutes les
petites raisons qu'on a essayé de donner dans le temps et
encore de nos jours, pour rabaisser dans son principe la
haute résolution du pénitent, s'évanouissent devant celte
idée d'Éternité bien comprise; là, où les ressorts secrets
et où les motifs secondaires échappent, il convient de
ne s'arrêter qu'à l'inspiration dominante et manifeste.
Cette inspiration s'élève et résulte de toute la vie et
de toute l'âme de Rancé ; et c'est se faire tort à soi-même
que de n'y pas atteindre en le considérant. Port-Royal
nous a accoutumés aux miracles de vigueur morale que
produit la pensée de la Fin suprême chez les esprits
tournés aux aspects sévères. — « Qu'avez-vous fait durant
ces quarante ans? » demandait-on à ijn Chartreux, à
riieure de la mort. — a Cofjilavi dies aniiquos^ et annos
uilernos in mente habui, répondit-il. J'ai eu dans ma
pensée les années éternelles. » — Voilà l'objet de Rancé,
son occupation puissante dès le premier jour du réveil,
le but infini qui l'enhardissait et l'attirait de plus en
LIVRE QUATRIÈME.
47
plus dans les sentiers escarpés de la pénitence. Cette
idée de rÉternité (qu'on y songe bien) est telle, que si
on Tenvisageait fixement, et sans aucune lueur finale im-
mortelle, il n'y aurait par moments qu'à se précipiter avec
vertige dans Tabîme, et à se tuer de désespoir. Qu'a
fait le poëte Lucrèce, nous dit on, en son délire ? Qu'a
faitEmpédocle sur TEtna ? Qu'aurait fait Pascal peut-être,
s'il s'était mis à considérer comme il faisait, mais à con-
sidérer sans résultat « la petite durée de sa vie absorbée
dans l'Eternité précédant et suivant, » et à mesurer avec
etfroi ces deux infinis, sans rien croire ni rien espérer ?
Un Ancien, qui avait fini parle suicide, parle ainsi dans
une Épitaphe qni nous a été transmise :
« Infini, ô Homme, était le temps avant que tu vinsses au
rivage de FAurore ; infini aussi sera le temps après que tu
auras disparu dans l'Érèbe. Quelle portion d'existence t'est
laissée, si ce n'est un point, ou s'il est quelque chose encore
au-dessous d'un point? Et cette existence que tu as si petite,
elle est comme écrasée : elle n'a rien en elle-même d'a-
gréable, mais elle est plus triste que l'odieuse mort. Dé-
robe-toi donc à une vie pleine d'orages, et regagne le port,
comme moi-même Phidon, fils de Critus, qui ai fui dans le
Ténare ' . »
Ainsi conclut l'épicurien qui applique sérieusement sa
pensée au petit espace de sa vie comparé à la durée sans
terme. Le zélé Chrétien, en un sens, conclut de même :
lui aussi, il n'a d'autre souci que d'échapper aux flots du
chétif et orageux détroit; il na de hâte que pour rega-
gner le port, et il nous y exhorte : mais ce port pour lui
n'est point la nuit immense et noire, et ce n'est point à
Faveugle qu'il s'y précipite : il ne se croit pas en droit
de se délivrer ^ ?
1. Lèonidas de Tarente, épigramme lxx, au tome I, page 238,
des Analecta de Brunçk.
2. Sans se croire endroit de se délivrer, le Chrétien se tient tout
PORt-ROYAL.
Avant d'embrasser rentière pénitence, et dans le pre-
mier moment de sa fuite du monde, Rancé, pour se re-
cueillir*, chercha un abri dans sa belle terre de Véretz
en Touraine (1657-1662): ce fut comme sa première
station sur la colline, avant de gravir plus haut et de
s'enfoncer dans les gorges du désert : « Il cherche d'a-
bord une retraite, nous dit un de ses biographes \ dans
sa maison de Véretz, d'oîi, comme de cette hauteur sur
laquelle saint Gyprien vouloit conduire son cher Donat,
il voyoit de loin sans prévention la vanité et la corrup-
tion du monde. » Et le même biographe compare encore
Rancé, en cet état de demi-soh'tude et comme sur la li-
sière des deux mondes, à saint Bernard dans sa petite
retraite de Ghâtillon, délibérant sur le choix de la vie
qu'il devait embrasser, et sur le degré de règle austère.
Cet intervalle de Véretz est celui qui sourirait le plus
dans la vie de Rancé, si telle chose que l'imagination
avait le droit de s'ingérer dans un exemple pareil. Il est
âgé de trente et un à trente-six ans durant le laps de
temps qu'il y passe : c'est l'heure où la vie se partage,
et où la jeunesse, si on l'a vivement employée, nous fait
ses véritables adieux Rancé a senti le vide profond et
prêt pour la délivrance; et à cette fin il se dépouille, il use ses
liens; il se mortifie, il s'exténue. C'est là une forme de suicide
aussi, mais de suicide mystique : « Je vous assure, Monsieur, écri-
vait Rancé à l'abbé Favier, que depuis que l'on veut être entière-
ment à Dieu et dans la séparation des hommes, la vie n'est plus
bonne que pour être détruite; et nous ne devons nous considérer
que lanquam oves occisionis. » (Lettre du 24 janvier 1670.)
1. M. de Maupeou, curé de Nonancour.
2. Et, comme l'a dit le poëte qui a le mieux exprimé ces har-
monies naturelles des âges,
C'est l'heure où, sous l'ombre inclinée,
Le laboureur dans le vallon
Suspend un moment sa journée,
Et s'assied au bord du sillon -,
C'est l'heure où, près d'une forit iiiio,
Le voyageur reprend haleine
LIVRB QUATRIÈME.
49
le dégoût; âme iorte, ii veut se reprendre ailleurs, il
cherche par delà : une lueur de ce qu'on appelle la Grâce
lui est apparue. Mais saura-t-il s'y diriger? Il se re-
cueille, il médite ; il s'adresse aux guides d'alors les plus
éclairés, il converse et correspond avec eux ; il fait de
honnes lectures et s'accoutume à les goûter; il prie sur-
tout, il pratique, et l'œuvre nouvelle en lui s'accomplit:
« Mes pensées d'abord n'allèrent pas, dit-il, plus avant
qu'à mener une vie innocente dans une maison de cam-
pagne que j'avois choisie pour ma retraite : mais Dieu
me fit connoîlre qu'il en falloit davantage, et qu'un état
doux et paisible, tel que je me le figurois, ne conve-
noitpas à un homme qui avoit passé sa jeunesse dans
l'esprit, les égarements et les maximes du monde. »
Rancé, dans son redoublement de zèle, avait raison :
car, prenez garde ! ce Véretz avec ses ombrages, avec
son mélange d'étude, de conversation grave et de pieux
désir, qu'est-ce autre chose que de méditer toujours la
régénération, et de ne l'accomplir jamais ? Qu'est-ce,
sinon vouloir concilier l'exil d'ici-bas et le grand ri-
vage, les douceurs de la traversée et la hâte d'arriver au
j.ort ? Prolongez un peu cette situation, faites un établis-
sement de ce qui ne devait être que le prélude, et vous
avez un Tibur chrétien, tel que les Atticus de toutes les
doctrines se le choisiront. Vous pouvez être un homme
heureux et un homme sage : vous n'êtes plus le géné-
reux athlète moral, le grand cœur brûlant et immolé.
Tout cœur humain, saisi de repentir, à une certaine
heure a plus ou moins ce que j'appelle son Véretz, son
premier moment sur la colline» Mais ce n'est pas tout.
Après sa course du matin ;
E t c'est l'heure où l'âme qui pense
Se retourne, et' voit l'Espérance
Qui l'abandonne en son: chemin.
(Secondes Méditations, £e Passe.)
IV - 4
PORT-ROYAL.
S'arrêter k Véretz, s'y asseoir et s'y oublier, c'est faire
de la première étape le but du pèlerinage, c'est risquer
souvent de redescendre. Oh 1 qu'il a bien plutôt hâte de
gravir, celui qui se croit fermeraent en marche pourvoir
se lever le grand soleil de T Eternité !
Tel était Rancé : h peine assis, il avait l'inquiétude et
l'attrait d'au-delà. C'est dans ces années de Véretz que
trouvent place ses consultations successives et multi-
pliées avec l'évêque de Ghâlons, M. Vialart, ami de
Port-Royal et des Jansénistes ; avec l'évêque de Com-
minges, M. de Ghoiseul, également ami des nôtres; et
enfin avec le saint évêque d'Aleth, Pavillon, qui devint
bientôt une des colonnes extérieures de la vraie doctrine y
mais qui, à cette époque, n'avait pas pris encore départi.
On a publié dans ces derniers temps des lettres de Rancé
à M. d'Andiily qui datent aussi de ces années, et des-
quelles il résulte qu'après avoir beaucoup connu M. d'An-
diily dans le monde, l'apprenti solitaire le tenait au cou-
rant de ses dispositions nouvelles, lui demandait comme
à un plus ancien quelques conseils, et les accueillait dans
une parfaite mesure de politesse, d'affection et d'humi-
lité ^ Quoi qu'il en soit de ces communications diverses,
la conversion de M. de Rancé ne saurait être attribuée
à personne, ni la première, ni la seconde conversion;
ni le coup de la Grâce qui le jeta d'abord à Véretz, ni le
second coup qui l'en fit sortir après cinq ans, pour le
pousser sans retour dans les hauts sentiers de la perfec-
tion monastique. Quand tous lui conseillaient plus de
modération et de lenteur, il obéit à un mouvement irré-
sistible, et passa outre. Je crois l'avoir dit ailleurs ; si
1. On peut voir l'ouvrage de M. Varin, intitulé: La Vérité sur les
Arnauldj au tome 1, pages 158-175. — J'ai d^iilleurs le regret de
ne pouvoir ôtre d'acconl avec Tédileur et commentateur très-érudil,
sur l'interprétation, sehni moi forcée, qu'il donne à ces lettres,
non plus que sur le jugement qu'il porte des personnages
LIVRE QUATRIÈME.
51
le signe de la Grâce pure est quelque part évident, c'est
en lui ; sur ce front réclair seul a parlé par ses marques.
La réforme de La Trappe, bien qu'entamée en 1662
seulement, ne se modela sur aucune autre du siècle ; elle
fut œuvre originale. Port-Royal n'a que faire là pour
en rien revendiquer.
Et remarquez bien qu'il n'en revendiqua jamais rien;
que jamais Rancé ne se considéra comme engagé ni lié
le moins du monde avec Messieurs de Port-Royal, et
que jamais ces Messieurs (je parle des chefs et des vrais
témoins) ne le considérèrent comme ayant eu des rela-
tions de parti ni de doctrine singulière avec eux*.
Sur quelques points peut-être, il aurait mieux valu
que Port-Royal influât sur La Trappe, pour plus de
justesse. Gela semble du moins d'après trois circon-
stances principales, dans lesquelles M. de Rancé et ceux
de notre bord se touchèrent: nous tâcherons de tout ex-
poser impartialement.
La première de ces affaires est la contestation de
M. de Rancé et de M. Le Roi. — M. Le Roi, abbé de
Haute-Fontaine ^, cousin de l'abbé de Ghoisy, et très-
bien apparenté en Gour, était un ami de Port-Royal,
d'Arnauldet de tous ces Messieurs, un janséniste mo-
déré, éclairé, quelque peu bénéficier y plus même qu'il
n'eût convenu à un Port-Royaliste austère. D'abord
chanoine de Notre-Dame de Paris, on le voit acheter une
1. Je publie à la fin du présent volume (Appendice) une pièce
confidentielle provenant de La Trappe^ laquelle , ajoutée à tout ce
qu'on savait déjà, achèvera de fixer avec précision les rapports de
Rancé avec le parii janséniste. J'y renvoie le lecteur qui veut ap-
profondir. -— Je renvoie également à la lettre du duc de Saint-
Simon, publiée dans le tome I, page 453, des Mémoires du duc de
Luines, et aux réflexions qu elle a suggérées à M. Ghéruel (pages 29-
34, de son Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV),
2. Haute-Fontaine était une abbaye de la filiation de Clairvaux,
dans le diocèse de Ghàlons en Champagne.
52
PORT-ROYAL.
belle maison de campagne appelée Mér entais, sur la pa-
roisse de Magny-Lessart, dans le voisinage de Port-Royal
des Champs* : là, entouré de ses livres, ayant sa chapelle,
accueillant des hôtes à qui il faisait les honneurs de cet
ermitage poli, il méditait de mener une vie mi-partie
d'étude et de piété; il allait avoir son Véretz. Vers la
même époque cependant ( 1 653), poussé par le désir d*une
plus grande solitude, il permuta son canonicat de Notre-
Dame contre l'abbaye de Haute-Fontaine, et ce fut avec
I L d'Aubigny, si bienconnudenous, que se fit cette per-
mutation . M. d'Aubigny devint ainsi chanoine de Notre-
Dame, et M. Le Roi obtint Haute-Fontaine, où il n'alla
point d'ailleurs s'établir avant 1661 . Au temps de la per-
sécution, Tabbé Le Roi suivit le conseil et la ligne de
son évêque M. Vialart, prélat également instruit, pieux,
ami de Port-Royal, nous le savons, mais pacifique, po-
litique même, et d'une soumission assez facile aux Puis-
sances» Sur son conseil, il crut pouvoir signer le Formu-
laire, moyennant une déclaration un peu vague etévasive.
Ce furent là (avec la pluralité des bénéfices) ses légères
faiblesses, qu'on lui pardonna. Il n'avait pas de plus
grande joie, depuis la Paix rétablie, que de recevoir ses
illustres amis dans cette belle abbaye de Haute-Fon-
taine qu'il ne quittait plus, au milieu de la bibliothèque
fort riche-qu'il y avait fait transporter, bibliothèque en
partie formée des livres de Peiresc. Ami et compatriote
du docte Huet, Tabbé Le Roi nous représente à Haute-
Fontaine quelque chose des loisirs d'Aulnai. S'il avait
pris dans les ouvrages de saint Bernard, comme on nous
le dit, un grand amour de la solitude, c'était donc l'amour
d'une solitude mitigée et assez embellie. Quand il tra-
1. Ses amis, dit-on, trouvant ce nom de Mérentais trop triste
(Mmcntes) le changeront en celui de Mérency, qui était le nom
d'un étang voisin. On voit que le sourire avait place dans les en-
tretiens de l'abbé Le Roi, etqu'on n'y voulait pas trop de tristesse.
LIVRE QUATRIÈME.
53
duisait ies traités des Pères sur la retraite chrétienne, il
n'avait garde d'oublier tout à fait le succès littéraire ; les
lettres manuscrites de Gonrart, de Chapelain, attestent
le prix que mettait M. Le Roi aux suffrages des lettrés et
des académiciens. On n*a pas oublié qu'on lui fit, à un
moment, l'insigne honneur de lai attribuer les Promn-
ciales : ce seul soupçon est pour nous sa plus grande
gloire. Tel était l'homme instruit, l'homme honorable et
modéré qui eut affaire à M. de La Trappe, dans la
rencontre que voici.
Il connaissait de longue main M. de Rancé, tous deux
ayant été ensemble autrefois chanoines de Paris : il l'a-
vait visité à Véretz ; il le visita à La Trappe. Or étant
allé, dans Tété de 1671, étudier cette sainte maison sur
laquelle il prétendait plus ou moins modeler la sienne,
il apprit, par les entretiens qu'il eut avec le Père Abbé
et avec Dom Rigobert (ci-devant prieur de Haute-Fon-
taine), que ces religieux avaient un grand zèle de se
conformer aux mortifications et humiliations recomman-
dées dans les Pères de rOrient, particulièrement dans
saint Jean Glimaque, et qu'ils en regardaient la pratique
comme capitale pour le perfectionnement de l'esprit mo-
nastique * . La piété raisonnable de l'abbé Le Roi s'a-
1, Ces humiliations étaient, dans certains cas, appelées fictions,
en style ascétique : c'étaient des espèces de fautes supposées ou
plutôt présumées, pour lesquelles le Supérieur humiliait le reli-
gieux, qui se soumettait et n'avait garde de se justifier par aucune
parole. Je choisis l'exemple le plus simple : un religieux lit au ré-
fectoire; il s'acquitte décela avec plus de gravité, plus d'emphase,
plus de distinction, d'un ton de voix plus élevé que ses Frères :
cela peut être très-pur en soi ei très-innocent, et ne partir d'aucun
mauvais principe. Cependant le Supérieur croit devoir en prendre
occasion de Finterrompre, de l'humilier devant tous, de lui dire
qu'il lit comme un présomptueux, comme un superbe : « Oubljez-
vous que vous êtes dans un cloître? et vous croyez-vous dans une
Académie? » — M. Le Roi et l'abbé de Rancé ne purent d'ailleurs
s'entendre complètement sur la définition des termes : M. Le Roi
54
PORT-ROYAL.
larma de ce qu'il considérait comme un excès. Dans un
voyage qu'il fit à Port -Royal, il en parla à la mère An-
gélique de Saint-Jean ; il en entretint à Paris M. Ni-
cole, et la conclusion de celui-ci fut : « Je ne sais si le
temps n'est point venu de dire à M. de La Trappe ce que
l'on pense là-dessus. »
M. Le Roi avait bien déjà fait, dans le premier mo-
ment, quelques objections au saint Abbé et à Dom
Rigobert; ceux-ci, en lui répondant, lui avaient paru
désirer qu'il écrivît ses pensées là-dessus. Ce qui est
plus certain, c'est que le questionneur curieux avait
manifesté beaucoup d'ardeur de les entendre s'expliquer
à fond sur celte matière. Encouragé partant de motifs et
surtout par son zèle d'abbé érudit%M. Le Roi écrivit donc
une Dissertation sur ie sujet des humiliations et autres
pratiques qui en dépendent; il l'adressa sous forme de
Lettre àM. de La Trappe, qui le prit assezmal, etcotnmesi
on l'avait accusé d'aimer les mensonges et les équivoques.
Il faut tout dire : avant d'avoir reçu la Dissertation, et
d'après une première lettre de M. Le Roi, l'abbé de
Rancé lui avait écritpourle détromper, et pour l'assurer
qu'il n'y avait rien qui fûtmoins en usage à La Trappe que
combattait à la fois les humiliations et les fictions; et M. de Rancé,
en maintenant les humiliations, nia qu'à La Trappe on eût jamais
recours aux /îc^ions proprement dites.
1. C'est ce môme zèle qui, peu d'années auparavant (1667),
l'avait Cail pros er Lancelot d'écrire sa Dissertation surYNémine,
ou mesure de vin que saint Benoît prescrit pour chaque jour
aux religieux de son Ordre. Daus une traduction qu'il avait faite
d'une Règle du neuvième siècle, M. Le Roi avait rendu le moi hé-
mine par demi-setier, et cette évaluation avait été contestée. 11
s'ensuivit toute une série d'écriis, comme au sujet des fictions. On
voit avec quelle diligence et curiosité M. Le Roi s'enquérait des
vieilles coutumes monastiques : mais c'était pour les savoir peut-
être, plus encore que pour les pratiquer. « Ce sont des minuties,
écrivait Hancé à l'abbé Nicaise, qui ne méritent pas l'application
de gens dont la vie doit être ])lcine d'occupations importantes. »
LIVRE QUATRIEME.
55
les fictwns: il n'est besoin en effet de rien feindre pour
qu'il y ait lieu de reprendre avec une sorte de fondement
des personnes même de vertu, et d'une piété régulière :
« Je vous dirai simplement, ajoutait M. de Rancé, que je
ne m'applique jamais à considérer les actions de nos Reli-
gieux, je dis les meilleurs et les plus édifiants, que je n'y
remarque des défauts; et comme ils sont obligés par leur
état de tendre incessamment à la perfection, cela me donne
lieu de les reprendre et de les humilier. Que s'il arrivoit
que leurs actions fussent exemptes de défauts, il s y trouve
toujours des circonstances auxquelles on peut donner une
explication désavantageuse. Vous me direz peut-être, Mon-
sieur, qu'il faut toujours interpréter les choses dans un sens
favorable. Je vous dirai à cela que ce qui oblige d'en user
ainsi, c'est la charité; et quand il se trouve qu'il y a plus
de charité à les interpréter contre ceux qui les font, et que
cette interprétation tourne à leur avantage et au bien des
autres, non-seulement il n'y a nul inconvénient de le faire,
mais même c'est une conduite pleine de charité d'en user de
la sorte.... L'humiliation que l'on fait souffrir à celui que l'on
reprend, empêche qu'il ne tombe dans ces complaisances
qui naissent dans les meilleures actions et en détruisent ou
au moins en diminuent le mérite devant Dieu *. »
Pour être juste, il ne faut point appliquer à tout ceci
la raison ordinaire, car cette raison mènerait à suppri-
mer la vie ascétique elle-même: il convient de se placer au
point de vue du sujet. L'abbé Le Roi était gallican m fait
de doctrine monastique, c'est-à-dire sensé, mais borné et
un peu faible : Rancé remontait aux hautes sources. Con-
tinuons le récit du différend.
La lettre de M. de Rancé croisa la Disserlation de
M. Le Roi qui était en route, et qui arriva à La Trappe
peu de jours après.
Lorsqu'il eut reçu cette Dissertation, M. de Rancé
fut plus bref et plus sec dans ses lettres. Il se contenta
1. Lettre du 11 juillet 1672.
56
PORT-ROYAL.
de marquer ses réserves, sans entrer dans la discus-
sion qu'on aurait désirée. Il en résulta pendant plusieurs
années une espèce de correspondance boiteuse entre lui
et M. Le Roi, celui-ci se répandant en lettres abon-
dantes, protestant de son respect, de sa vénération pour
le grand Abbé, de son pur zèle en cette affaire, où il
n'était entré, disait-il, qu'avec un cœur simple et sin^
cère, in simplicitate cordis et sinceritate Dei, et se plai-
gnant avec douleur d'avoir perdu ou refroidi une amitié
si précieuse, et dont il se tenait si fort honoré : M. de
Rancé ou ne répondait pas, ou ne répondait qu'en ne
touchant pas la corde essentielle. Nous ne sommes point
dans le secret de son jugement : peut-être il jugea que
M. Le Roi était de ces gens qui méditent toujours la
grande réforme, et qui n'en finissent jamais. Et puis il
avait pris un parti qui est le plus sûr pour apaiser ses
propres pensées : il avait déchargé sur le papier ses rai-
sons et réponses, afin de n'avoir plus à s'en occuper do-
rénavant. Cette Réponse confidentielle de M. de Rancé
avait été envoyée, pour en finir, à Tévêque de Ghâlons,
et depuis lors le résolu solitaire ne voulait plus entendre
parler d'aucune reprise à ce sujet. M. Le Roi sentait
amèrement cette résistance ; il aurait souhaité qu'on
vidât à fond la blessure, en se disant tout de part et
d'autre, ou même en prenant' pour arbitres des amis
commun-*' M. de Rancé était sourd, et trouvait que, pour
des hoiiimes d'austérité et de silence, on avait déjà
perdu trop de temps à une telle affaire. Cependant, de
proche en proche, la querelle s'ébruita*
Mais voilà qu'en 1677, par Tindiscrétion de quelque
ami, la réponse de M. de Rancé à la Disserta lion de
M. Le Roi fut livrée toute vive à l'impression \ et le
1. Sous ce tilie : Lettre (Tiin Ahhé régulier sur le sujet des llu"
miliations et autres Pratiques de lidigion (Paris, 1677).
LIVRE QUATRIÈME.
57
procès éclata devant le public. Pour se bien figurer
l'effet que dut produire cet Écrit dans le monde ecclésias^
tique d'alors, il faut se représenter la grande réputation
où était Tabbé de La Trappe, et l'attente extrême qu'ins-
pirait tout ce qu'on annonçait de lui. 11 n'eut pas plus tôt
appris l'impression de sa Lettre, qu'il écrivit à M. Le
Roi pour lui en témoigner son chagrin, l'assurant qu'il
n'y avait d'autre faute de sa part que d'avoir communi-
qué la pièce à une personne qui n'avait pas été fidèle ^
Il eut beau dire, l'abbé Le Roi ne s'en consola pas ; et
l'on ne saurait, en eflet, s'empêcher de plaindre cet
honnête homme, sur qui, au moment où il y pensait le
moins, la grande parole du nouveau Jérôme tombait
d'en haut retentissante, comme les cataractes du désert.
Le genre admis, et une fois qu'on se prête à entrer
dans l'ordre des idées monastiques, la Réponse de
Rancé est admirable, d'une vigueur mâle et d'une aus-
tère beauté. Il commence par établir que la vie et la
profession monastique, telle que les Saints l'ont propo-
sée, doit être regardée comme un crucifiement conti-
nuel, comme un engagement à imiter la perfection des
1. Dans Une lettre du 5 mars 1678, adressée à l'abbé Favier, son
ancien précepteur, Rancé parle de l'affaire en ces termes : « La
« Réponse, que je vous lis voir ici, à la Dissertation qui altaquoit
« les bumiliations, a fait un grand bruit. Comme j'en avois
o donné quelques copies, on les a fait courir par le monde; et une
« personne de nos amis ayant vu qu'elles étoient pleines de fautes
a grossières, et craignant que quelqu'un ne s'avisât de les faire
a imprimer, toutes défectueuses qu'elles étoient, en a fait faire
<( l'impression lui-même sur une copie correcte. L'auteur de la
H Dissertation s'est extrêmement récrié contre moi, quoiqu'il fût
et persuadé que je n'eusse aucune part à la publication de la Ré-
« ponse. Si jamais je puis vous parler, je vous dirai le détail de
a tout ce qui seroit trop long à vous écrire. Je vous en envoie un
« exemplaire. » On entrevoit pourtant par là que Rancé prenait
très-bien son parti de cette publication indiscrète, et que même il
n'en voulait pas trop à l'indiscret.
PORT- ROYAL.
Apôtres, et corame une image et un retracement de celle
des A7ifj'is :
cf En vérité, s'écrie-t-il, on ne manquera pas de sujet
pour humilier et pour confondre des Moines, tant qu'ils
n'auront ni la mortification d'un Crucifié, ni la sainteté des
Apôtres, ni la pureté des Anges; et il ne sera nullement
besoin pour cela de recourir aux fictions et aux men-
songes. »
Les pages suivantes sont, selon moi, trop belles, trop
empreintes d'une science morale profonde, trop péné-
trées du vivant esprit de la vie religieuse, pour ne pas
être données avec étendue ; car bien peu de lecteurs
iraient les chercher .dans la Dissertation même. On y
sent le grand médecin intérieur, l'homme du monde qui
en a savouré touis les dégoûts, le pénitent touché qui est
arrivé au port, et qui, du sein de ces cavernes du désert
et de ces gorges profondes dont j'ai parlé, a vu plus à
nu Tazur du ciel. Le ton est partout celui d'un maître ;
Rancé, comme Bossuet, ne pouvait s'exprimer qu'en
maître, du moment qu'il parlait:
« On me dira que les personnes qui sont dans le monde
ont d'autres moyens pour devenir humbles que ceux des
mortifications, et qu'il s'ensuit de là qu'elles ne sont pas né-
cessaires. J'avoue que les gens qui sont dans le siècle ac-
quièrent l'humilité par d'autres voies que par celle des
mortifications religieuses, et qu'elle n'est point en eux l'elfet
de ces sortes d'exercices. Mais il faut demeurer d'accord
que lorsque Dieu les veut sanctifier, et leur donner cette
vertu fondamentale de la vie évangélique, sans laquelle per-
sonne, à ce que dit l'Apôtre, ne le verra dans l'Éternité, il
prend un soin particulier de les exercer par mille autres
sortes de mortifications proportionnées à leur état, par des
affaires factieuses, des pertes de biens, des embarras domes-
tiques, des revers de fortune, par l'infidélité de leurs amis,
par l'ingratitude de ceux qu'ils ont comblés de bienfaits, par
des injures, par des outrages; enfin les hommes avec le«-
LIVRE QUATRIÈME.
59
quels ils passent leur vie sont des instrumens dont Dieu se
sert pour les humilier, et ils ont souvent plus de mortifica-
tions à souffrir dans le milieu du monde, et dans un seul
instant, qu'il n'en peut arriver à un Moine dans la retraite
pendant tout le cours de sa vie. Les Monastères sont des
abris et des ports : comme on y est séparé de tout com-
merce, et que l'on n'y a nulle communication avec les gens
du monde, on ne peut être exposé aux accidens qui leur ar-
rivent. Les différons événemens qui traversent leur vie ne
regardent point les Solitaires; ils vivent à couvert des tem-
pêtes et des agitations du siècle. La séparation même qu'ils
gardent entre eux, par l'exactitude du silence, empêche
jusques aux moindres émotions, et fait que leur traï quillité
n'est jamais troublée.
« Ils n'ont donc rien à souffrir, m de la part du monde,
ni de la part de leurs Frères, avec lesquels, comme dit saint
Basile, ils conservent une parfaite intelligence. De quelque
côté que vous les regardiez, vous les trouverez également
exempts de contradictions, et rien ne se présente à eux qui
leur puisse faire la moindre peine. Ainsi leur condition se-
roit bien malheureuse, si un Supérieur, par une disposition
charitable, n'avoit une application particulière à leur pro-
curer, par toutes les voies de mortification et d'humiliation
qu'il juge les plus utiles et les plus convenables, ce que Dieu
opère dans les gens du monde par les diverses rencontres
que nous venons de remarquer.
« Le cœur de tous les hommes est un champ d'une fécon-
dité surprenante pour les mauvaises choses L'orgueil y a
jeté de profondes racines; elles s'y trouvent presque par-
tout, quoique souvent elles soient imperceptibles; quelque
I. Admirable passage. Abstraction faite de rexplication reli-
gieuse, le Christianisme, en tant que doctrine morale, connais-
sait bien la nature humaine et son vice; il s'en reiidait compte, à
beaucoup d'égards, bien mieux que la philosophie qui a succédé,
et dont le défaut capital, sous prétexte d'honorer l'homme, a été de
le (latter et de le flagorner en masse. De cette méconnaissance du
sujet est résultée l'absince de toute précaution morale et sociale :
et c'est ainsi que l'ancienne société a péri. Tel moine chrétien en
savait plus long sur les vrais ressorts de l'humanité que beaucoup
de nos prétendus politiques.
30
PORT-ROYAL.
bonno que soit la semence que vous ayez jetée, ne vous y
fiez pas : pour peu que celui qui doit cultiver ce champ lui
refuse son travail et le secours de sa main, il ne sera pas
longtemps à se couvrir de ronces et d'épines; et il arrivera
qu'un Solitaire, dont la vie n'aura point été exercée par ces
saintes pratiques de mortification, la passera tout entière
dans une fausse sécurité, et sera dans sa cellule, selon les
paroles d'un grand Saint, bouffi d^orgueil et de présomption^
comme un Dragon enflé de son venin dans sa caverne^
- « Enfin, Monsieur, l'orgueil, qui est justement ce qu'il y
a de plus opposé à la condition d'un Moine, est une enflure
qui ne guérit point, si elle n'est piquée; et comme la ma-
tière n'en tarit jamais entièrement, il se forme incessam-
ment de nouvelles tumeurs, auxquelles, quoi que l'on puisse
dire, on ne peut guères remédier qu'en se servant de la
pointe des humiliations. Mais ce qui fait qu elles sont pres-
que toujours nécessaires, c'est que le mal renait dans tous
les temps et dans tous les âges, et que, bien loin d'épargner
ni la vieillesse ni la vertu, il n'est jamais plus à craindre que
lorsqu elle est plus parfaite; et c'est pour cela que le Démon
de V orgueil se réjouit lorsqu'il Doit multiplier les vertus.
« Cet usage est donc très-saint, très-utile et très-néces-
saire.... Il n'y a rien qui soit plus selon les règles de l'Évan-
gile que de trouver des voies saintes et innocentes d'humi-
lier les hommes.... Je suppose toujours que le fer de la
mortification doit être conduit par une main prudente et cha^
ritable, avec distinction des temps, des choses et des per-
sonnes. j>
Poussant plus avant, Rancé montre à son adversaire
ce qu'il y a de ruineux dans la brèche une fois ouverte
à cette pratique du cloître: «Vous attaquez, sans y pen-
ser, la vie monastique dans ses fondements. » Et il le
prouve d'abord par la manière légère, et presque mépri-
1. EL n'est ce point Platon qui a dit aussi ce beau mot, que
« l'orgueil est compagnon de l;i solitude? » Ce qui est vrai en
(Utux sens: car s'il arrive d'ordinaire que l'orgueil, par son pou
d'aUrail, isole les hommes, risuloment ou la, solitude, à son tour,
ap ur en'cl de nourrir et de fomenter l'orgueil.
LIVRE QUATRIÈME.
61
santé, avec laquelle l'adversaire a rejeté l'autorité des
fondateurs, des Saints Pères de fO rient. Dans son culte
absolu de l'antiquité, il remet à sa place le téméraire et
débile moderne qui a osé se prendre à ces personnes sa-
crées^ tellement supérieures à tout ce guipent présente-
ment attaquer leur mémoire. C'est à ce moment que, ne
pouvant se contenir, il lance cette éloquente parole, qui
perça de douleur le cœur estimable qui en était Tobjet :
« En vérité, vous renversez Sinaï de fond en comble, vous
ravagez toute la sainteté de la Thébaïde, et vous faites plus
- de désordre dans Nitrie et dans Scété * par quatre traits de
plume, que les Barbares par toutes leurs incursions. »
J'ai sous les yeux les petites remarques ou apostilles
manuscrites que M. Le Roi s'était permis d'opposer,
pour toute réponse, k la Lettre de Rancé ^. A ce formi-
dable endroit, il a écrit en marge ces paroles: « Dieu me
« garde d'avoir fait ce crime I Et il est impossible que
« j'y sois tombé, m'étant précisément borné à ne com-
« battre que les fictions, et que ce qui seroit des actions
« violentes de colère sans aucun sujet. » Il est sous la
serre del'aigle chrétienne, et il essaye à peine de se dé-
battre.
Cependant, mdépendamment de ces modestes apo-
stilles, et pour parer un peu à l'éclat de la publication,
M. Le Roi, sur le conseil de M, de Pontchâteau, crut
devoir donner un Éclaircissement^ un petit récit de toute
cette affaire (1677), lequel fut communiqué aux amis, à
M. de La Trappe lui-même, et qui courut sans être im-
primé. La plupart des personnes qui le lurent firent dire
1. Solitudes fameuses de la Basse-Égypte.
2. Il avait fait ces apostilles dès 1673, sur la lecture d'une copie
de la Lettre de Rancé qui lui avait été communiquée par l'évêque
de Châlons. Depuis l'impression de la Lettre de Rancé en 1677, on
reporta ces apostilles à la main dans un certain nombre d'exem-
plaires interfoliés, et on les répandit parmi les amis.
62
PORT-ROYAL.
à l'honnête homme mortifié combien elles en étaient sa-^
lis faites. Ce fut tout un chapelet de condoléances : M. Ar-
nauld, M. Nicole, madame de Longueville, mademoi-
selle de Vertus, le duc de Montausier, Jacques Boileau,
doyen de Sens et frère du poète...; on n*en finirait pas,'
si Ton voulait énumérer tous les témoignages. Fléchier,
qui n'était pas encore évêque, écrivant à M. Le Roi, lui
parie ainsi:
« Je penche fort de votre côté avant que de vous avoir
entendu; mais je vous avoue que je n'ai pas été trop édifié
de la manière dont il (M. de La Trappe) soutient sa cause.
Son zèle a quelque degré de chaleur plus qu'il ne faudroit;
et j'aurois désiré, si je Tose dire, plus de douceur dans un
solitaire de sa vertu et de sa réputation »
On ne pouvait guère attendre un autre jugement de
Tesprit modéré, tolérant, poli (amœnus), un peu pré-
cieux, de Fléchier, aussi opposé à celui de Rancé qu'il
était possible, et qui nous a laissé un^i fin portrait de
lui-même, tracé dans les nuances de l'Hôtel de Ram-
bouillet avec une pointe de pinceau à la Fontenelle, et
adressé à une femme poète ^
Mais Bossuet, à son tour, survient dans la querelle
1. Lettre du 18 juin 1677. — Je ne trouve point ceUe lettre
dans les Œuvres de Fléchier, où il s'en rencontre d'autres adres-
sées à M, Le Koi. J'ai pour guide sûr, dans tout le détail de ce
récit, Dom Clémencei {Histoire littéraire manuscrite de Port-Royal j
article de M. Le Roi) .
2. Cette femme poète, on le sait aujourd'hui , était mademoiselle
Des Houlières. C'est à la même que dans une lettre du 30 juil-
let 1680, Fléchier, alors en tournée et suivant la Cour, écrivait :
a Nous avons passé toute la journée à voir des églises de cette ville
(Ypres). Après avoir fait nos dévotions devant l'autel de saint Ignace,
nous sommes allés pi ier Dieu sur le tombeau de Jansénius : ainsi
tout le monde a sujet d'ôlre content de nous. Si vous l'êtes de moi,
Mademoiselle, j'achèverai mon voyage agréablement... » M. Vuil-
lart, ancien secrétaire de M. Le Roi, parlant de Fléchier alors
ôvcfjue de Nîmes, écrivait à M. de Préfontaine, le 23 juillet 1699:
LIVRE QUATRIÈME.
63
entre M. Le Roi et Rancé. Quand tous ceux qui se pi-
quent de bon sens s'accordent plus ou moins à blâmer
le procédé et la doctrine de ce dernier, il le soutient
seul; seul, il prend en main le grand côté de la cause ;
il apparaît comme Farbitre véritable, et ses paroles, qui
seoiblent avoir été acceptées des deux parties, sont aussi
pour nous la conclusion souveraine. « Tout ce que vous
écrivez, Monseigneur, sont des décisions. » C'est Rancé
qui disait cela dans une autre occasion à Bossuet, et
Bossuet va le lui rendre.
« Monsieur, écrit-il à l'abbé Le Roi *, je ne sais par quel
accident il est arrivé que j'aie reçu votre Écrit ^ sur la Let-
tre de M. PAbbé de La Trappe plus tard que vous ne l'aviez
ordonné. Il m'a enfin été remis; et j'ai été fort édifié des
sentimens d'humilité, de charité et de modestie que Dieu
vous a inspirés en cette occasion.
« Je reconnois avec vous qu'on ne peut vous condamner
sans avoir vu la Dissertation qui a donné lieu à la Lettre
« Je connois M. Févêque de Nîmes dès le temps qu'il étoit précep-
teur de M. votre parent (M. de GaumartiQ). Il ne m*a jamais oublié
depuis. La dernière fois qu'il vint à Piris, il voulut me donner à
dîner deux fois et m'honora d'une visite, et de la belle édition in-4°
de ses Panégyriques.... 11 faut avouer que c'est un bel esprit, et
s il avoit été élevé par un homme à principes comme M. Arnauld,
il eût été bien plus loin que par l'éducation qu'il avoit reçue d'un
homme seulement éloquent comme l'étoit le fameux Père Hercule,
ami de Balzac, et qui étoit général des Pères de la Doctrine chré-
tienne, et oncle du prélat dont il s'agit. » — Je crois que M. Vuil-
lart s'abusait en croyant qu'une autre éducation eût fait de Fléchier
un janséniste ou unaugustinien déclaré. Fléchier était, par tempé-
rament, modéré et neutre, résolu de rester à égale distance (comme
il vient de nous le marquer en souriant) de saint Ignace et de
Jansénius.
1. Lettre du 10 août 1677.
2. V Éclaircissement ou récit dont M. Le Roi faisait parvenir des
copies aux personnes qu'il tenait à éclairer sur cette affaire.
3. Il s'agit de la Dissertation première de M. Le Roi, à laquelle
Rancé réi ondait si vertement, et qui était restée manuscrite. M. Le
Roi se défendait surtout en disant que l'illustre Abbé l'accusait
pour des erreurs qui n'y étaient pas^
64
PORT-ROYAL.
et ceux qui ne Pont pas vue, n ayant aucune raison de vous
blâmer, doivent présumer pour votre innocence.
« Sans juger ce qu'il y a ici de personnel, il y a sujet de
louer Dieu de ce que vous et M. l'Abbé êtes d'accord dans lo
fond, puisqu'il convient que les corrections fondées sur le
mensonge n'ont point de lieu parmi les Chrétiens, et que vous
avouez aussi qu'on ne peut avec raison rejeter celles qui se
fondent sur des fautes présumées par quelque apparence.
« Ainsi la vérité ne souffre point dans votre contestation,
et il me semble aussi, Monsieur, jusqu'ici que la charité n'y
est point blessée.
« Si M. l'Abbé de La Trappe vous a imputé, comme vous
le dites, un sentiment que vous n'avez pas, vous-même
vous ne croyez pas qu'il l'ait fait dans le dessein de vous
nuire ; et tout au plus il se pourroit faire quïl auroit mal pris
votre pensée: erreur qui, après tout, est fort excusable.
« Les paroles fortes et rudes dont il se sert dans sa Lettre
ne tombent donc pas sur vous, mais sur une opinion que
vous jugez fausse et dangereuse aussi bien que lui.
« Quant à l'impression, vous croyez sur sa parole qu'il n'y
a point eu de part ; et je puis vous assurer que l'affaire s'est
engagée par des conjonctures dont il n'a pas élé le maître.
(Et il entre dans quelque détail)....
c( Une chose qui s'est faite sans dessein, et par un acci-
dent qui ne pouvoit être ni prévu ni empêché, n'a pas dû
offenser un homme aussi équitable que vous, et aussi solide-
ment chrétien.
c( Et en effet votre Écrit, plein de sentiments charitables, "
ne montre en vous. Monsieur, aucune aigreur; mais il me
semble seulement que vous croyez trop que M. l'Abbé a tort.
« Ce que je viens de dire en toute sincérité, et avec une
certaine connoissance, vous doit persuader qu'il n'en a au-:
cun. Et pour moi, je crois, Monsieur, que Dieu a permis la
publication de cet Écrit, afin que l'Église fût édifiée par un
Discours où toute la sainteté^ toute la vigueur et toute la
sévérité de l'ancienne discipline monastique est ramassée *.
1. Ces louanges de Bossuet ne rendent-elles pas admirablement
l'impression qu'ont faite sur nous les pages préccdi^mment citées
de l'Écrit de Rancé? No^ie gloire ici est d'enregistrer et de mettre
CCS grandes paroles en présence.
LIVRE QUATEIÈMB.
65
« J'ai lu et relu cette sainte Lettre ; et toutes les fois que
je Tai lue, il m'a semblé, Monsieur, que je voyois revivre
en nos jours Tesprit de ces anciens Moines dont le monde
n'étoit pas digne, et cette prudence céleste des anciens
Abbés, emiemie de la prudence de la Chair, qui traite par
des principes et avec une méthode si sûre les maux de la
nature humaine.
« Laissez donc courir cette Lettre, puisque Dieu a permis
qu'elle vît le jour. 11 arrivera, sans doute, qu'elle donnera
occasion de blâmer et vous et M. l'abbé de La Trappe : vous,
qu'on verra accusé par un si saint homme ; et lui, pour avoir
accusé si sévèrement un ami, dont le nom est grand parmi
les gens de piété et de savoir *,
« Mais si vous demeurez tous deux en repos, et que vous.
Monsieur, en particulier, qui êtes ici l'attaqué, méprisiez les
discours des hommes en l'honneur de Celui qui, étant la sa-
gesse même, n'a pas dédaigné d'être l'objet de leur moque-
rie, ces blâmes se tourneront en louanges et en édification,
et même bientôt. »
Gomme tout cela est chrétien, et en même temps
généreux! c'est l'honneur dans la charité. — L'abbé
Le Roi suivit le conseil de Bossuet; il promit entre ses
mains de ne point faire imprimer la Dissertation, et
d'observer dorénavant le silence. La plupart des amis
particuliers de M. Le Roi, M. Arnauld, M. Nicole,
M. Varet, M. de Pontchâteau, avaient pensé de même,
quoiqu'ils ne jugeassent pas si favorablement du pro-
cédé de M. de La Trappe. M. de Pontchâteau écrivait,
avec bien de l'humilité d'ailleurs et en s'attribuànt le
moins possible le droit de juger :
«... J'aurois bien des choses à dire, ce me semble, sur la
l. Quelle souveraine et parfaite mesure de paroles "et d'estime
entre les deux! quelle délicatesse dans l'inégalité, le moins bien
partagé ne pouvant que se croire trop honoré encore! 11 n'y a que
les vrais puissants pour avoir un pareil tact, quand ils s'en mêlent.
Il fallait faire entendre à M. Le Roi qu'il aurait tort de paraître
même avoir raison en face d'un homme comme Rancé.
IV ~- 6
66
PORT-ROYAL.
matière des fictions, quoique je demeure d^accord que je
puis bien me tromper parce que je suis très-ignorant dans
la vie spirituelle et que je ne sais ce que c'est qu'humilité et
mortification....
« Je me doutois bien qu'on s'attaqueroit à quelques en-
droits de votre Dissertation qui pou voient donner prise,
comme, par exemple, ce que vous dites des prosternements;
la manière dont vous parlez de la douceur des supérieurs^
quoiqu'assurément ils soient quelquefois obligés de mêler
le vin avec l'huile .... Dans ] e fond j e suis sûr que vous n'êtes
point opposé aux mortifications raisonnables, sérieuses et
qui sont fondées sur quelque faute. Les plus parfaits en font
toujours assez pour trouver des sujets de les humilier. Tous
les inconvénients que vous remarquez sont à craindre, et
beaucoup d'autres encore; et je ne saurois comprendre
l'usage des fictions non plus que celui des proclamations.
J'aurois encore souhaité que vous eussiez plus loué saint
Jean Glimaque qui, à la réserve de cet article sur lequel on
pourroit peut-être néanmoins l'excuser, est un homme ad-
mirable.
« Mais que vous dirai-je de la réponse qu'on y a faite?
Tantœne animis cœlestibus irœl Vous avez passé (laissé
échapper?) quelques endroits oii il y avoit lieu à plusieurs
réflexions: mais de vous accuser de ravager la Thébdïde et le
reste des éloges qu'on vous donno, c'est ce que j'ai eu peine
à digérer, je vous l'avoue, et il m'a semblé que l'auteur qui
vous a répondu l'eût pu faire plus doucement... Il ne m'a
pas convaincu. Mais je n'en ai parlé qu à une seule personne
et à vous. Il ne m'appartient pas de dire mes pensées sur
des choses de cette nature.... Et qui peut connoitre jusqu'oii
il faut baisser, ou bien quelle fermeté il faut avoir, pour se
maintenir dans le milieu marqué par ces paroles de saint
Grégoire : SU vigor^ sed non exasperans; sit amor^ sed non
emolliens *? j
1. Une dernière rcrnar^iue que j'aurais pu faire plus tôt, c'est
que M. Le Roi n'était qu'un abbé comniendataire, un séculier non
régulier, un moine amateur et hors du froc. De quoi ss mêlait- il
d'aller s'attaquer au chef des vrais moines, lui qui n'était de la mi-
ice que de nom? C'est (sauf respect) comme si un général de la
Garde nationale avait voulu en remontrer à unDavoustsur la façon
de mener les troupes et dô les aguerrir au feu.
LIVRE QUATRIÈME.
67
Ce rôle d'arbitre auquel M. de Pontchâteau se sentait
et se disait incapable d'atteindre, Bossueb le prenait
comme naturellement et le tenait.
La seconde espèce de discussion dans laquelle M. de
Rancé se sépara de Messieurs de Port- Royal fut au
sujet des Éludes monastiques. C'est encore une de ces
affaires où il ne faut point prétendre juger à simple vue,
ni sur la première apparence; car enfin il s'agit de se
reporter au véritable et antique esprit de saint Benoît,
ce qui ne nous est pas très-facile. Rancé avait publié
en 1683 son Traité, De la Sainteté et des Devoirs de la
Vie monastique^ ou plutôt c'était Bossuet qui avait pris
sur lui cette impression. Il avait reçu l'ouvrage manus-
crit pendant la tenue de l'Assemblée de 1682, tandis
qu'il était en train d'examiner les Propositions de la
morale relâchée; aussitôt libre, il s'était mis à le lire :
« J'avoue, disait-il, qu'en sortant des relâchements
honteux et des ordures des Gasuistes, il me falloit con-
soler par ces idées célestes de la vie des Solitaires et des
Cénobites » Sans s'arrêter aux inclinations et aux
résistances de son ami, il avait voulu que l'ouvrage
devînt public. Or, dans le chapitre XIX, qui traitait
du travail des mains, Fauteur ayant posé la question :
S'il ne seroit pas plus utile à des Religieux d'employer
leur temps à la lecture et dans l'étude que de travailler ,
avait répondu nettement « que les Moines n'ont point
été destinés pour Tétude, mais pour la pénitence, que
leur condition est de pleurer, et non pas d'instruire;
et que le dessein de Dieu, en suscitant des Solitaires
dans son Église, n'a pas été de former des Docteurs,
mais des Pénitents. » L'érudition chez un religieux lui
paraissait l'effet d'une vocation toute singulière, et
1. Lethe à Rancé, du 8 juillet lGo2.
68
PORT-ROYAL.
qui ne devait point être proposée en exemple. Les Béné-
dictins de Saint-Maur se crurent attaqués; quelques-
uns prirent feu. Dom Mabillon, à son retour du voyage
d'Italie, répondit méthodiquement par un savant traité.
Il y eut réplique de part et d'autre ^ Les avantages de
la modération, et ceux de l'érudition peut-être (quoique
ce dernier point ne soit pas aussi évident qu'on le croi-
rait), furent du côté de Mabillon : Rancé eut pour lui
.a simplicité, la hauteur, la droiture du but, la sainte
intelligence de l'antique esprit, et ce ferme langage qu'il
prenait d'autorité, sachant que les manières languissantes
ne persuadent point. Nicole, dans une telle question, et
du tempérament qu'il était, ne pouvait hésiter entre les
deux : ii exprima son avis en conversation assez ouver-
tement; et M. de La Trappe, qui le sut, cessa depuis
ce temps, dit-on, de lui envoyer ses ouvrages, comme il
faisait auparavant. C'est Goujet, dans sa Vie de Nicole,
qui raconte cela. La dernière publication des Lettres de
Rancé ^ présente les choses sous un jour plus vrai :
Rancé n'y laisse voir aucune amertume. S'il se montre
inébranlable dans son premier sentiment, c'est qu'il le
croit fondé à la tradition même. Il sait d'ailleurs que
Nicole a corrigé avec beaucoup de soin et d'application
la Réplique du Père Mabillon (1692), et il ne témoigne
nullement lui en vouloir. Il y a plus : au lendemain de
la dispute (si on peut employer ce mot), vers la fin de
mai 1693, Mabillon vint à La Trappe pour y visiter
l'illustre adversaire qui lui avait toujours conservé une
grande estime ; et ce ne fut pas une simple visite de
1. L'ensemble des Écrits de Rancé et de Mabillon sur cette ma-
tière forme six volumes in-4**, dont quatre de Rancé. Ces derniers
renferment d'admirables parties. Dora Thuillie-r, dans l'édilion
des Ouvrages posthumes de Mabillon (tome T , page 365), a donné"
l'histoire de cette Contestation, mais en homme qui ne perd pas de
vue un seul instant Thonneur de son clocher.
2. Par M. Gonod, 1846.
LIVRE QUATRIÈME.
69
cérémonie, mais bien une entrevue toute charitable et
cordiale : « Le principal, écrivait Rancé, est que la
sincérité a eu dans cette occasion toute la part qu'on
pouvoit souhaiter. Il faut convenir qu'il est malaisé de
trouver tout ensemble plus d'humilité et plus d'érudition
qu'il y en a dans ce bon Père » Cette réserve faite (et
nous la devions à l'équité), il nous sera permis de
reconnaître que Nicole, au point de vue du sens commun,
a trois fois raison quand il fait remarquer que M. de
Rancé, en ayant Tair de s'attaquer aux Etudes monas-
tiques, oubliait que le danger pour les Cloîtres n'était
pas alors de ce côté ; que le relâchement n'était certes
nullement à craindre par cet excès-là ; que dans la Con-
grégation de Saint-Maur il n'y avait point quarante
religieux en tout qui menaient une vie d'étude, et que
ceux-là étaient les plus réguliers et les plus exemplaires
sur le reste des devoirs ^. Rancé reprenait les choses de
bien haut ; il remontait aux sources et aux origines de
rOrdre, il y voulait retremper un Corps usé et dissolu.
Mais il avait fini lui-même par le reconnaître, le temps
des grands Moines était passé. Il en fut comme le der-
nier, et Ton peut dire que son siècle, ce siècle réputé
1. Lettre à l'abbé Nicaise, du 4 juin 1693.
2. Vie de Nicole, 2« partie, page 234. — Arnauld semble avoir
été plus favorable au livre de Rancé, que ne l'était Nicole : «. Voici,
écrivait-il à M. de Neercassel, le jugement que j'en fais. C'est un
livre très-bien écrit, plein de lumière, qui donne une grande idée
de la vie religieuse, et qui porte beaucoup à Dieu. Il peut quel-
quefois être excessif en regardant comme nécessaire ce qui n'est
peut-être que d'une plus grande perfection.... Je voudrois qu'on eût
ôté la dernière question, ou au moins qu'on eût tourné d'mie autre
sorte quantité de bonnes choses qui y sont : car il paroît que tout
ce qu'il y dit regarde principalement les Congrégations de Saint-
Vanne et de Saint-Maur, et la manière dont il en parle, va beau-
coup à les décrier.... Il auroit été à souhaiter que ce saint Abbé
eût un peu tempéré son zèle, et eût évité de représenter comme
nécessaire à la vie monastique ce qui fait seulement qu'elle est
plus parfaite. « (Juin 1683.)
70
PORT-ROYAL.
pourtant si chrétien et si éclairé, l'admira plus 0pcore
qu'il ne le comprit.
Quesnel, pour qui Rancé avait beaucoup d'estime, ne
le jugeait pas très-différemment de ce que faisait Nicole ;
et voici, à ce propos, une lettre assez agréable, qu'on
est tout surpris de voir adressée par un théologien à un
théologien :
(c ... Vous avez connu le monde, écrivait Quesnel au Père
Du Breuil*; il est encore aujourd'hui tel que vous Pavez
laissé il y a dix ans : la terre toujours le théâtre des pas^
sions des hommes, toujours couverte des funestes effets de
ces passions; toujours des guerres entre les princes, toujours
des disputes entre les savants, toujours des procès entre les
enfants d'Adam, toujours des contestations même entre les
personnes qui semblent le plus dépourvues de tout ce qui
fait naître la division et les dissensions entre les hommes.
Oui, les Religieux de La Trappe, qui font profession de la
plus étroite pauvreté et du plus parfait renoncement, ne
laissent pas de plaider, au moins leur Abbé pour eux. Il ne
s'agit ni de leurs privilèges, ni de leurs exemptions, ni de
la mesure de leur capuchon, ni du domaine et de l'usage de
leur pain et de leurs légumes : il est question de la nourri-
ture de l'esprit, qui est la science. Les Gordeliers, comme
on sait, vouloient bien autrefois avoir l'usage de leur pain
et de leur vin, mais ils n'en vouloient avoir ni la propriété
ni le domaine. L'Abbé de La Trappe, qui aspire à une plus
grande pauvreté spirituelle que les Moines à l'éi^ard de leur
1. Manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Rés. S. Germ., paq. 30,
n° 3. — La lettre est du 9 juillet 1692, peu de jours après la prise
deNamur. Qiicsnel était alors dans les Pays-Bas auprès d'Arnauld,
et on a par lui le ton de la mal on sur Rancé. La première partie
de la lettre, que je ne donne pas, offre d'ailleurs un caractère d'élé-
vation et d'onction: elle a traitaux tribulations du Pore Du Bieuil,
de celui qu'on y appelle le prisonnier de Jésus-Christ j et qui,
après plus de dix ans de captivité et d'exil, venait d'être transféré
à Alais, sa dernière station, où il mourut. Le conquérant de Na-
mur est mis en regard du persécuté d'Alais : chacun a sa cou-
ronne. Puis viennent les agréables diversions de la fin. Ces exilés
et martyrs port-royalistes restaient gens d'esprit à travers (out.
LIVRE QUATRIÈME.
71
pauvreté matérielle, ne veut avoir ni la propriété, ni le do-
maine, ni Tusage même de la science; et il a fait un grand
livre contre le Père Mabillon, qui est l'avocat de Tadvers^
partie, pour prouver que les Moines non-seulement n'en doi-
vent point faire, mais ne doivent pas être en état d'en faire,
étant obligés à s'interdire l'étude et la science, hors celle de
l'Écriture. Le Père Mabillon, à ce qu'on dit, va faire paroître
une Réfutation du livre de l'Abbé de La Trappe, qui lui-
même a réfuté celui de ce Père, Des Études monastiques ; et
cet Abbé, déjà auteur de 5 grands volumes in-^», outre les
petits, fera tant par ses livres, que dans le monde on aura
peine à se persuader qu'il soit si ennemi de la science qu'il
semble le vouloir être. Après cela vous ne vous étonnerez
plus qu'il y ait des disputes entre les Jansénistes et les Mo-
linistes sur la Grâce, entre les antiquaires et les médalliste$
sur les médailles et les inscriptions anciennes, entre les his-
toriens et les critiques sur les livres et les auteurs.... »
Et c'est le Père Quesnel qui parle ainsi en vrai phi-
losophe et en sage, lui Tauteur de la plus grosse pomme
de discorde théologique qui agita le dix-huitième siè-
cle I 0 naïveté humaine I naïveté surtout des cœurs sé-
rieux !
Au reste, dans le parfait désintéressement où nous
sommes aujourd'hui sur ces questions autrefois si vives,
il nous est peut-être plus aisé d'être entièrement justes
qu'aux hommes d'alors, plus rapprochés et plus divisés
tout ensemble. Nous nous expliquons très-hien le rôle
de chacun par la différence des points de départ et des
milieux.
Rancé, le grand réformateur, qui rompt en plein
avec Tâge du monde, et qui ne remonte pas moins qu'à
l'Orient, va prendre la source au haut du rocher, au
cœur du désert : Têtu de ne lui paraît pas liée de sa na-
ture avec la pénitence; elle lui paraît quelquefois con-
traire.
Mabillon, entré jeune dans une branche réformée
72
PORT-ROYAL.
de rOrdre, branche toute gallicane et surtout dévouée
aux Saintes Lettres; Mabillon, accoutumé à honorer,
à révérer la science comme un instrument d'édifica-
tion, sent violer en lui cette dévotion modeste, et qui
est pour lui la tradition même, quand il l'enlend ac-
cuser comme un péril et comme un principe de dérègle-
ment.
Les Oratoriens Quesnel et Du Breuil n'ont pas de
peine à être de l'avis de Mabillon contre Rancé; ils sor-
tent d'une Congrégation non pénitente, mais ensei-
gnante, libre, lettrée, mêlée au monde; et ceux même
qui, comme eux, ont encore la piété si réelle, ne font
que précéder de peu ceux qui, au sein de l'Institution,
cultiveront la philosophie facile.
Nicole, enfin, est fidèle à Tesprit de Port-Royal, tel
que nous l'avons vu jusqu'ici s'appliquer à toute chose :
esprit qui admettait une part de science et d'étude
dans la chambre du solitaire, ie livre ouvert à côté de
la bêche et du hoyau, un coin de bon sens et de jus-
tesse (si l'on peut ainsi parler) jusque dans la péni-
tence.
Cependant Rancé a de plus qu'eux tous un sommet
par lequel il les surpasse, et qu'ils n'ont pas bien
mesuré.
Mais j'en viens à la troisième discussion de Rancé
avec Port- Royal, à celle qui est la plus directe, le moins
à son avantage, j'en ai peur, et que soutint contre lui
notre humble M. de Tillemont *.
1. J'ai dit dans ce chapitre, j'ai indiqué le mieux que j'ai pu
avec les paroles des maîtres les grandeurs de l'état monastique
tna's la vérité, la réalîté tout entière, ne l'oublions jamais ; nous
(jui ij'avons point de parti pris, voyons les deux faces de tout, les
deux extrêmes : cl pour TauU'c extrême (lu cloître, je veux indi-
quer aux curieux, non pas l'abliaye où la Dame des Belles Cousines
LIVRE QUATRIÈME.
73
va s'ébattre dans le roman du Petit Jehan de Saintré, non pas
l'abbaye de Théième (ils savent tout cela de reste), mais quelques
pages singulières et très-précises sur la Chartreuse du Val-Saint-
Pierre-en-Thiérarche et sur la vie, d'ailleurs régulière, qu'on y me-
nait quelques années avant la Révolution : on les trouvera où l'on
ne s'aviserait pas de les chercher, dans la Vie et Correspondance de
Merlin de Thionville, 1860 (p. 167-172). Elles m'ont laissé une im-
pression profonde, que le tableau même des plus saints cloîtres ne
saurait désormais effacer. — (Voir aussi, à V Appendice du présent
volume, une note sur 1 ahbé et l'abbaye de Sept -Fonts.)
y II
Suite des démêlés de Rancé. — Sa contestation avec M. de Tille-
mont. — Lettre de ce dernier. — Projet de réponse de Rancé.
— Fin de M. de Tillemont. — Ses funérailles. — Esprit survivant
des livres et méthodes de Port-Royal. — Les derniers maîtres.
— Les derniers élèves.
On est étonné tout d'abord de voir un homme aussi
habituellement doux, soumis et, ce semble, timide, que
rétait M. de Tillemont, — ce même homme qui se te-
nait toujours à genoux devant le Père Lami, comme lui
disait Bossuel, — parler si franc et si ferme quand il a
affaire au rude Abbé. Mais il n'est rien tel que ces doux
et ces humbles pour aller droit et haut, quand ils sont
une fois émus dans la défense de ce qu'ils jugent Téquité
et la vérité.
Je rappellerai en deux mots le fait principal : dans
Tété de 1696, M. Walon de Beaupuis, âgé de 75 ans,
avait fait à pied le voyage de Beauvais à La Trappe, en
compagnie d'un jeune ecclésiastique son parent, dans
le désir et l'espoir d'y embrasser une dernière fois le
sous-prieur Dom Pierre Le Nain, son ancien élève. Le
digne pèlerin arriva un samedi sur les dix heures du
matin, et déclara aussitôt le sujet de son voyage, en
LIVRE QUATRIÈME.
75
demandant à saluer le Révérend Père Abbé, et à voir
Dom Le Nain. On ne lui donna réponse qu'assez avant
dans Taprès-dîner, en lui marquant beaucoup de diffi-
cultés pour ce qui était du Père Abbé, et en ne disant
rien que de très-vague et d'évasif par rapport au sous-
prieur : M. de Beaupuis n'insista plus que pour obtenir
d'embrasser ce dernier, offrant même de le faire en
présence de qui Ton voudrait, et sans se permettre au-
cune parole si on l'exigeait ainsi. Le secrétaire du Père
Abbé, M. Maine, remit au lendemain pour rapporter
la réponse. Le lendemain, qui était un dimanche, la
matinée se passa presque toute à Téglise ; après quoi
on admit M. de Beaupuis et son compagnon à dîner au
réfectoire avec la Communauté : à cette époque le Père
Abbé, fort infirme, n'y paraissait plus guère. Après le
dîner on reconduisit les deux hôtes dans une des salles
du dehors, et on semblait les y avoir oubliés, quand
M. de Beaupuis, ayant aperçu M. Maine qui passait
près de la salle, l'appela, et apprit de lui que ce qu'il
désirait ne pouvait lui être accordé, et cela pour des
raisons essentielles. Ces raisons, on ne se croyait pas
en droit de les lui dire, à moins qu'il ne s'engageât
sous serment au secret. Cette idée de serment efiraya le
digne prêtre ; il s'y refusa et serait sorti de la maison
sur-le-champ, s'il n'eût point été trop tard; mais il en
partit le lendemain avec le jour. Le cœur gros de dou-
leur, il s'en était venu raconter toute l'histoire à ses
amis de Port-Royal et au frère de Dom Le Nain, M. de
Tillemont. Celui-ci, dans une visite qu'il avait faite à
La Trappe deux mois après, s'était plaint du procédé à
M. de Rancé, qui avait répondu en se rejetant sur des
ordres supérieurs : il avait reçu jusqu'à trois lettres
de la Cour, par lesquelles on lui mandait, de la part
du Roi, de ne point donner l'entrée de son monasière
à M. de Beaupuis. Cette réponse roula ensuite dans
76
PORT-ROYAL.
l'esprit de M. de Tillemont, et lui revint avec Ten-
semble de la conduite du Père Abbé à Tégard des Jan-
sénistes. Cette conduite peut se résumer toute en ces
termes : Rancé n'est pas janséniste, et n'est pas en-
nemi; il ne veut pas connaître de ces querelles théolo-
giques qui font bruit alentour, il ne veut pas qu'on Vy
mêle, lui et son œuvre; et plus on le pourrait confondre
avec les Jansénistes par la sévérité de sa réforme et
de sa morale, plus il tient à se séparer d'eux par sa
soumission absolue aux chefs de l'Église, et par son
silence.
C'est en ce sens et dans ce but qu'il avait écrit, en
novembre 1678, sa fameuse Lettre au maréchal de
Bellefonds, espèce de profession faite pour être mon-
trée, et par laquelle cette ligne de conduite s'était dessi-
née manifestement. Tout en y maintenant la voie étroite
du salut et la morale sévère, il rejetait bien loin de lui
tout soupçon de sentiment particulier quant au dogme,
déclarant avoir signé le Formulaire sans restriction et
sans réserve^ et témoignant sa douleur de fils de l'Église
d'avoir vu le sein et les entrailles de cette Mère déchirés
par ses propres enfants. Le parti janséniste, contre qui
la persécution recommençait à la date de 1678, avait
pris cette dernière parole comme une imputation cruelle.
Mais ç'avait été bien pis lorsque seize ans plus tard, à
la nouvelle de la mort d'Arnauld, Rancé avait écrit à
l'abbé Nicaise pour toute oraison funèbre cette simple
phrase, qui, grâce à l'indiscret correspondant, courut à
l'instant le monde :
«... Enfin voilà M. Arnauld mort. Après avoir poussé sa
carrière le plus loin qu'il a pu, il a fallu qu'elle se soit ter-
minée. Quoi qu'on en dise, voilà bien des questions finies :
son érudition et son autorité ctoient d'un grand poids pour
le parti. Heureux qui n'en a point d'autre que celui de Jésus-
Christ!... »
LIVRE QUATRIÈME.
77
L'abbé Nicaise, que La Monnoie appelle spirituelle-
ment le facteur du Parnasse^, ayant divulgué ce passage
de la lettre à lui adressée, il s'ensuivit un éclat terrible.
On cria d'abord à Tinjure; on la grossit en la répétant;
le blâme, les attaques, même les menaces anonymes,
fondirent de toutes parts sur Tabbé de La Trappe. Ques-
nel, que nous avons vu, dans une circonstance récente^
si spirituel et en apparence si dégagé au sujet des dis-
putes des hommes, Quesnel en feu lui écrivit une lettre
de la plus grande violence. « Il prétend me prouver,
disait à ce propos Rancé qui ne s'étounait de rien, que
j'ai flétri le nom de M. Arnauld; que je lui ai donné un
coup de poignard après sa mort, et que j'ai fait, autant
quil était en mon pouvoir^ une plaie mortelle à sa mé-
moire..,. Si j'avois mis le feu au Port-Royal, ou que je
l'eusse renversé de fond en comble, il ne m'endiroit pas
davantage. Je vous dis cela, Monsieur, pour vous mar-
quer le caractère des esprits^. » M. de Tillemont lui-
même, bien qu'avec un esprit plus doux, s'était plaint
verbalement au saint Abbé de ces quatre lignes un
1. Il faut voir son Épitaphe burlesque par La Monnoie :
ci-gît monsieur l'abbé Nicaise,
Qui, la plume en main, dans sa chaisb,
Mettoit, lui seul, en mouvement
Toscan, François, Belge, Allemand.
Falloit-il écrire au Bureau
Sur un phénomène nouveau?
Annoncer l'heureuse trouvaille
D'un manuscrit, d'une médaille?
S'ériger en solliciteur
De louanges pour un auteur ?
D' Arnauld mort avertir La Trappe ?
Féliciter un nouveau Pape?
L'habile et fidèle écrivain
N'avoit pas la crampe à la main.
C'étoit le Facteur du Parnasse, etc.
2. LeUie à l'abbc Nicaise, du 12 janvier 169.^.
78
PORT-ROYAL.
peu déchirantes. Ilancé n'était pas resté sans répondre,
mais il l'avait fait en termes brefs, selon son usage \
1. La vérité est que Ranoo, au premier vent qu'il eut de cet
orage suscité au nom d'Arnauld, ne se rappelait plus bien les ter-
mes de sa lettre à l'abbé Nicaise : a. Cependant je vous supplie^ lui
récrivait- il, de me mander précisément co que je vous en ai dit;
je crois qu'il n'y a pas plus d'une ligne sur ce sujet-là. » Quant à
ses vrais sentiments sur le fond de cette affaire, je les trouve dans
la suite même de sa Correspondance, et je me plais à en relever
ici quelques belles paroles qui me paraissent composer sa plus so-
lide réponse, aux yeux de ceux qui entrent un peu avant dans l'es-
prit chrétien :
« Plus je considère les hommes, moins je les trouve excusables de s'ar-
rêter sur ce qui n'a ni durée ni consistance.
« Je ne vous dirai rien sur le sujet de M. Arnauld, si ce n'est que quand
les hommes une fois sont entêtés et qu'ils sont i)révenus d'un. sentiment,
ils ne le quittent jamais ; il faut les laisser dans leur opiniâtreté -, les cho-
ses tombent d'elles-mêmes après s'être soutenues un certain temps.
II faut faire de ces œuvres et de ces actions qui subsistent indépen-
damment des passions différentes des hommes.
« Je ne vous dirai rien davantage des bruits qui se sont excités contre
moi, sinon qu'ils durent toujours, et que, quoi qu'on puisse faire, on rie
m'ôtera du cœur ni la charité ni 1« paix.
« J'entre dans loutes vos pensées, Monsieur, touchant la prévention des
hommes et la facilité avec laquelle ils se portent à juger des personnes
dont ils ne connoissent ni le fort ni le foible : c'est une liberté qui est plus
grande dans nos jours qu'elle n'étoit dans les temps passés.
« Ce que je puis vous dire. Monsieur, c'est qu'il y a longtemps que les
hommes parlent de moi comme il leur plaît ; cependant ils ne sont pas
venus à bout de changer la couleur d'un seul de mes cheveux.
« La calomnie ne m'a fait aucu>n mal jusqu'ici-, j'en ai avalé le calice,
où, dans la vérité, je n'ai point trouvé l'amertume que l'on pourroit croire....
Avaler le calice tout pur, sans une goutte d'eau et avec plaisir, c'est
un bien qu'on ne sauroit trop estimer; c'est ce que la nature ne connoît
point et ne veut point connottre : il n'y a que Dieu qui en donne le pou-
voir à ceux qui sont à lui.
« Dans la vérité, si les hommes me prennent par des endroits par où je
ne suis pas tel qu'ils me croient, il y a en moi des maux et des iniquités
presque infinies qui ne sont connues de personne, et sur lesquelles on ne
me dit mot.
« Il n'y a rien de plus puissant pour faire que Dieiï nous juge dans sa
bonté et dans sa clémence, que d'être jugé des hommes sans compassion
et sans justice. »
— Oij;iftd on vil dans c';t ordre d'idéns et de sentiments, un pied
déjà sur le seuil éternel, il est permis de vouloir rester neutre,
même dans la querelle de M. Arnauld.
LIVRE QUATRIÈME.
79
Or, toutes ces choses ayant repassé après coup dans
l'esprit de M. de Tillemont à la suile de l'aventure do
M. de Beaupuis, et les raisons à opposer lui étant aussi
revenues avec plus d'abondance, il se décida à écrire à
Rancé une longue Lettre, dont il nous faut citer les prin-
cipaux endroits :
« Mon très-Révérend Père,
« Ge que vous me dîtes, lorsque j'eus l'honneur de vous
parler de la personne (M. de Beaupuis) qui vous étoit venue
voir, m'est extrêmement demeuré dans l'esprit; et je ne
puis m' empêcher, après avoir longtemps difïéré, de vous
exposer une partie des pensées qui me sont venues sur ce
sujet. La bonté que vous m'avez témoignée, mon Père, dans
cette dernière visite aussi bien que dans les autres, et la
confiance que j'ai que vous êtes entièrement persuadé du
respect extrême que j'ai pour vous, me font prendre cette
lilertô.
« Je ne le fais effectivement que par ce respect même, et
par le désir que j'ai de voir continuer et augmenter encore,
s'il se peut, le bien que vous avez établi dans votre Maison.
Ge renouvellement d'esprit et de l'amour de la pénitence,
que Dieu a mis par vous dans La Trappe, est un des plus
grands miracles que sa Grâce ait fait en nos jours. G'est elle
qui l'a fait, je n'en puis douter : elle seule peut faire une
chose si fort au-dessus de la nature ; et les conversions toutes
miraculeuses qui s'y sont opérées ne permettent point de
douter que Dieu ne soit chez vous, et dans \ous en parti-
culier, mon Père, qui avez été l'instrument de cette grande
miséricorde.
« Je suis en cela l'exemple de M. Arnauld, qui ayant sujet,
comme vous ne l'ignorez pas, de parler de vous d'une autre
manière qu'il n'a fait, et en étant soUicité par diverses per-
sonnes, a toujours déclaré qu'il ne le feroit jamais, parce
qu'il aimoit et honoroit trop l'œuvre de Dieu en vous. Et
M. Nicole a écrit à un de ses amis qu'i7 aimeroit mieux que
Von lui coupât le bras droit^ que de rien écrire de désavanta-
geux à votre personne et à votre ouvrage *.
1. G'est à l'occasion de la Lettre de Rancé au maréchal de Belle
80
PORT-ROYAL.
« Ce n'est point l'homme assurt^ment qui a fait La Trappe,
et ce n'est point l'homme aussi qui pourra la conserver.
Dieu seul peut l'un et l'autre; et ceux qui l'aiment doivent
songer uniquement à lui attirer la grâce et la bénédiction
du Ciel. Ce n'est pas qu'on ne puisse et qu'on ne doive
môme user des moycLS humains qu'il nous présente ; mais
ce n'est qu'après avoir considéré s'ils sont véritablement
dans son ordre, et en n'en attendant le succès que de lui seul.
Qui sera dans cette disposition ne songera jamais à s'acqué-
rir ou à se conserver la faveur des hommes par rien qui
blesse son devoir en la moindre chose, et évitera cette ten-
tation si dangereuse à ceux qui ont entrepris quelque chose,
de songer plus à la faire réussir qu'à prendre garde de ne
se servir pour cela d'aucune voie qui ne soit sainte. On aime
ce qu'on fait ; on l'aime d'autant plus que l'ouvrage est plus
grand et plus de Dieu, et il est aisé de croire aussi que tout
ce qui peut favoriser notre ouvrage est innocent, saint, et
dans l'ordre de Dieu : Fa? prœgnantihus et nutrientibus * !
Quoique ce que je fais ne soit rien en comparaison de La
Trappe, je sens cependant combien j'ai à craindre ce mal-
heur et dans la composition de l'ouvrage et dans toutes ses
suites. J'en vois des exemples dans les Saints mêmes. Par-
donnez-moi, mon Père, si je le crains aussi pour vous, parce
que les plus grands Saints sont toujours hommes tant qu'ils
vivent dans ce lieu de tentation.
« Pourquoi vous déclarer contre des personnes que le
monde n'aime pas, et ajouter de nouvelles douleurs à leurs
plaies? Quand ils seroient coupables de quelques fautes lé-
gères, l'humanité seule ne veut-elle pas qu'on tâche d'a-
doucir leurs peines en leur témoignant de la compassion,
fonds que furent dites ces généreuses paroles de Nicole et d*A>
nauld. — Il y a une lettre d'Arnauld, du 9 janvier 1682, qui marque
bien la nuance de son jugement sur Rancéen cette occasion.
l. a Malheur aux femmes qui seront grosses ou nourrices en ce
temps-là ! » (Saint Matthieu, xxiv, On appliquait ce mot à
Uancé, fondateur et chef d'Ordre, dans le même sens où Bacon
disait que l'iiomme qui a des enfants donne des otages à la for-
lune. Cela nuit à l'indépendance. — Ce qui suit sur les scrupules
de Tillcmont, par rapport à son propre ouvrage de VHistoire ecclé'
siastique, qu'il craint de trop aimer, est touchant.
LIVRE QUATRIÈME.
81
au lieu de persécuter ceux que Dieu frappe? Quel air cela
a-t-il, je ne dis pas parmi les Saints, mais parmi ceux qui
ont de l'honneur? Est-ce que vous croyez tout de bon que ces
personnes aient des erreurs, qu'ils forment un parti contre
Jésus-Christ, contre l'Église, contre l'État, et les autres
niaiseries que débitent ceux qui font profession de croire
qu'il est permis de mentir et de calomnier? Je ferois tort,
non-seulement à votre piété, mais à la lumière de votre es-
prit, si j'avois de vous cette pensée.
a Tout le crime de ces personnes étoit, il y a trente ans,
de ne vouloir pas signer, de peur que l'on ne prît leur Signa-
ture pour une marque qu'ils croyoient ce qu'ils ne croyoient
pas effectivement, et ce que tout le monde avouoit qu'ils
n étoient pas obligés de croire, et qu'ainsi Dieu et les
hommes n'eussent un juste sujet de les accuser de parjure.
S'ils se trompoient en cela, ce n'étoit toujours qu'un scru-
pule et une tendresse de conscience fort pardonnable à des
Chrétiens ; et ceux qui les persécutoient pour ce sujet, quand
même ils eussent eu raison dans le fond, étoient assurément
plus coupables qu'eux.
c( Il ne s'agit plus même aujourd'hui de Signature; tout
se réduit à un esprit de cabale. Et qu'est-ce que cette cabale?
C'est qu'on tâche de s'unir ensemble dans l'esprit de cha-
rité pour aimer la vérité ; pour la soutenir quand on le peut ;
pour gémir au moins quand on la viole, si l'on ne peut pas
faire davantage ; pour sentir de même tous les maux et tous
les scandales de l'Éi-lise. Ainsi ce parti, cette cabale^ c'est
ce que Jésus-Christ est venu faire dans le monde ; c'est le
crime des premiers Chrétiens, à qui les Païens reprochoient
aussi qu'ils s'aimoient les uns les autres. C'est le crime des
Athanase,desChrysostome, de tous leurs partisans, et de tous
ceux qui se sont trouvés unis dans la défense de la Foi, de la
discipline et de la morale de l'Église contre les personnes
plus puissantes qu'eux dans le siècle.
« Plût à Dieu qu'un tel esprit de cabale fût plus véritable
et plus répandu qu'il n'est l Jamais homme ne l'eut davan-
tage que M. Arnauld ; car jamais personne ne fut plus sen-
sible à tous les biens et à tous les maux de l'Église, qui que
ce soit qu'ils regardassent, connus ou inconnus. Il n'a pas
moins été en cela que sur la Grâce un vrai disciple de saint
Paul, de saint Augustin et de saint Bernard. Pour ce qui est
ir —6
82
t'ORt-ROYAL.
de former des intrigues, madame de Longueville avoit ac-
coutumé de dire de lui, que a si, pour être sauvé, il falloit
a savoir intriguer et cabaler, elle désespéroit de son salut »
Vous avez connu M. l'Évêque d'Aleth; vous avez vu cet
homme apostolique, et les autres Évêques qui lui étoient
unis dans l'affaire du Formulaire.... Quand ce saint Évêque.
quand M. Arnauld ou ses amis seroient tombés dans quel -
ques fautes d'imprudence (car à qui cela n'arrive-t-il pas?),
la charité couvre bien de ces sortes de fautes. Quand même
quelqu'un de ceux qui avoient quelque liaison avec M. Ar-
nauld auroit eu un zèle moins saint, plus humain, et mèaie
plus amer, cela rend-il coupables ceux qui n'aiment que la
vérité etla morale de l'Église? Pensez-vous, mon Père, que
cela ne se rencontre pas dans ceux qui sont liés ensemble
d^un amour particulier pour vous et pour votre Maison? Car
c'est encore une cabale aussi réelle que l'autre, et dont
j'avoue que je suis aussi.
« Je ne sais pourquoi je m'étends sur cela; car je sais par
vous-même l'estime que vous faites de M. Arnauld*. Vous
ne sauriez que vous n'estimiez de même ceux de ses amis
que vous connoissez : et pour ceux que vous ne connoissez
pas, vous vous jugeriez assurément vous-même coupable, si
vous les condamniez sur le rapport des autres, qui peuvent
au moins ne les pas connoître assez.
« Pourquoi donc, mon Père, pardonnez-le-moi si je vous
le dis, pourquoi vous déclarer contre eux d'une manière
aussi publique que si c'étoit par des écrits imprimés? Car
vous savez trop le monde pour ne pas juger de l'effet qu'y
feroient vos lettres. Elles ont réjoui les uns, attristé les au -
très; et j'ose vous dire qu'elles ont attristé ceux qui vous
aiment véritablement, et qui méritent le mieux que vous les
aimiez. Plaise à l'Esprit saint qui est en vous, qu'elles ne
l'aient pas aussi attristé !
(î Quelle a pu être, mon Père, la cause de cette conduite
qui a surpris tout le monde? Je n'en veux point juger ; mais
1. Ce sentiment de respect et de révérence pour Arnauld, qui
revient à tout instant sous la plume de Tillemont, respire aussi
avec bien de la vérité dans une iellre do Tillemont à Arnauld (du
18 juin 1694), qui se trouve imprimée au tome III des Mélanges
'publiés par la Société des Bibliophiles français.
LIVRË QUATRIEME.
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je sais bien qu'on a cru généralement que vous craignez
trop les hommes, et que le désir de conserver votre Maison
vous avoit porté à vouloir flatter les Puissants du siècle, aux
dépens de ceux qui avoient le malheur de leur déplaire.
Mais, mon Père, permettez -moi encore ce mot, n'est-ce
point aux dépens, je ne dis pas de votre honneur, mais de
votre conscience? n'est-ce point aux dépens do votre Maison
même, sur qui celte foiblesse n'a garde d'attirer la béné-
diction de Dieu? Et sans cette bénédiction, que pourra toute
la faveur des hommes, sinon y éteindre la piété et l'humi-
lité? Aussi je sais que des personnes très-saintes et très-
éclairées craignent beaucoup que la Grâce et l'Esprit de
Dieu ne s'en retirent bientôt pour ce sujet. Dieu vous garde
de ce malheur! Mais je vous avoue, mon Père, que plus
j'aime votre Maison, plus je crains que ces sortes de voies
ne lui fassent tort, et que Dieu ne permette que ce que
l'on auroit voulu conserver par des moyens qui ne sont
pas de lui, ne soit détruit par ceux mêmes en la pro-
tection de qui on auroit eu plus de confiance qu'en la
sienne. »
Il est certes difficile d'être plus véhément avec dou-
ceur, et de pénétrer plus au vif sans blesser un adver-
saire respecté. Tillemont aurait mille fois raison contre
Rancé, si tous les Jansénistes lui ressemblaient, et s'il
n'y avait point eu en effet parmi eux une génération po-
litique, remuante, une vraie cabale, que l'ancien ami de
Retz avait connue dans le monde, et avec laquelle il
avait eu affaire depuis. C'est ainsi que nous avons en-
tendu M. d'Aubigny, qui Tavaitvu également àTœuvre,
définir le parti : à ce compte, M. de Beaupuis et M. d©
Tillemont n'en étaient pas. Port-Royal, à dater d'une
certaine heure, offre véritablement deux aspects, l'un
tourné vers le monde et l'autre qui regarde le désert : il
y a des Jansénistes éminents qui n'ont bien vu qu'un
seul de ces aspects.
Dans la suite de sa Lettre, en venant à l'affaire parti-
culière de M. de Beaupuis, et au refus qu'on avait fait de
84
PORT-ROYAL.
le recevoir, M. de Tillemont, de ce même ton humble
et ferme, énumérait les principaux Saints qui ont mérité
la grâce du martyre en recevant chez eux des Chrétiens
persécutés ;
c( Vous m'avez demandé, mon Père, où étoit Phistoire
d'un Abbé d'Angleterre qui avoit mieux aimé s'exposer à
tout, que de jurer qu'il n'avoit point envoyé d'argent à saint
Thomas de Gantorbéry, quoique effectivement il ne lui en
eût point envoyé : c'est saint Gilbert, non simple Abbé
mais Fondateur d'un Ordre prêt à être renversé à cette oc-
casion, et que Dieu soutint néanmoins. »
Tillemont rappelle au nouveau Fondateur que « c'est
l'effet de la plus haute vertu de se déclarer pour la vérité,
quand elle est haïe des hommes.» Il trouve qu'il y a ex-
cès à se croire ainsi engagé dans le moindre détail aux
Puissances de la terre, à cause des obligations qu'on
leur a; « car, après tout, vous êtes encore plus obligé à
Celui qui vous les a rendues favorables. » Que si Ton
s'était plaint après cela que M. de Rancé reçût chez
lui des personnes suspectes, combien il lui était aisé de
répondre qu'il n'attirait personne, mais qu'il ne pouvait
aussi refuser l'hospitalité à ceux en qui il ne reconnaissait
rien de mal !
« Que vous auriez fait profiter, mon Père, le talent et la
créance que Dieu vous a donnée dans l'esprit des hommes,
si vous vous fussiez servi de cette occasion que la Provi-
dence vous offroit, pour faire sentir combien il est injuste
et dangereux de condamner des personnes sur des accusa-
tiows vagues et non prouvées, sans donner aux accusés pour
le moins autant de lieu de se défendre qu'à leurs ennemis
de les accuser ! Vous auriez pu dire mille belles choses sur
cela.... »
Il s'abuse pourtant, et prouve qu'il connaît moins les
hommes que ne les connaissait celui à qui il s'adresse
quand il s'imagine qu'il eût sufh peut-être d'une seule
LIVRE QUATRIEME.
85
lettre de ce dernier pow apaiser tous les troubles de l'É-
glise ! Mais il a complètement raison en ce qui est de
M. de Beaupuis : car s'il y avait à son égard plus de
précautions à prendre à cause des ordres exprès qu'on
avait reçus, pourquoi ne pas dire à ce digne homme, en
toute simplicité, l'état des choses ? Pourquoi exiger de
lui ce secret sous la forme du serment? *
« Si donc on en eût usé de la sorte à l'égard de cette
personne, comme c'est un homme fort sage, je crois qu'il
se seroit retiré aussitôt. Que s'il eût insisté à demander
d'embrasser en votre présence (car il ne demandoit que
cela) celui que vous aimez Tun et l'autre comme votre fils
commun, et à qui c'eût été une consolation sensible, il fau-
droit que l'on fût bien injuste pour vous en faire un crime ;
et il vous auroit au moins été bien aisé de vous en justifier,
en représentant que vous n'aviez pu refuser à un Prêtre
qui, à l'âge de 75 ans, avoit fait pour cela à pied près de
60 lieues, une si petite satisfaction, qui ne pouvoit avoir au-
cune suite, comme vous en pouviez répondre, ayant été
présent à tout. Vous auriez même eu sur cela une belle oc-
casion de rendre témoignage de ce que vous connoissez de
cet Ecclésiastique, le plus éloigné qui fut jamais de toute
cabale et de toute intrigue ; et peut-être que cela auroit
dissipé les impressions si injustes que Ton a données de lui,
à moins qu'il ne soit criminel parce qu'il est saint. Que si,
après tout cela, il vous en fût arrivé quelque peine de la
part des hommes, n'auriez-vous pas été heureux de souffrir
pour la charité, qui n'est pas moindre que la justice, ou
plutôt qui n'est en Dieu que la même chose? »
Après quelques considérations encore et quelque di-
gression dans le même sens (car les écrivains port-
royalistes ne sont jamais pressés de finir), M. de Tille-
mont conclut en disant :
& Voilà, mon Père, une partie de ce qui me roule quel-
quefois dans l'esprit, et que je ne vous dirois pas, si je ne
me croyoïs obligé d'user de la bonté que vous avez pour
86
PORT- ROYAL.
moi, comme d'un talent que Dieu m'a mis entre les mains
et dont il me demandera compte, et si j'avois moins de zèle
que je n'en ai pour votre vraie gloire et pour la sainteté de
la Maison de Dieu que vous avez établie. Je vous puis pro-
tester que toute autre considération n'y a aucune part. Per-
sonne ne saura ce que je vous écris, hors un homme sage
et qui vous honore très-particulièrement, de qui j'ai cru
être obligé de prendre conseil, pour ne me pas suivre moi-
même ; et celui dont la foiblesse de mes yeux m'oblige
d'emprunter la main sait qu'il est obligé au secret que je lui
ai demandé'. »
L'abbé de Rancé, au reçu de cette lettre, fit à M. de
Tillemont une brève réponse, qui coupait court à tout ;
il y disait que, tout bien pesé devant Dieu, il n'éprou-
vait aucun scrupule sur ce qu'il avait fait, et que « sa
conscience, après l'avoir consultée, ne lui avoit dit autre
chose par tous ses mouvements, sinon qu'il devoit per-
sévérer dans cette conduite jusqu'à sa mort. » — L'af-
faire en resta là entre eux, et l'affection mutuelle n'en
parut pas altérée. Mais après la mort de l'un et de l'au-
tre, sans égard pour le respect dû à leur volonté
et à leur mémoire, on publia un Projet de réponse,
fort développé, qui s'était trouvé dans les papiers de
Rancé. Les Jansénistes maltraités s'en émurent, et
publièrent à leur tour la Lettre de M. de Tillemont,
la brève et unique Réponse qu'il avait reçue, dans le
temps^ de M. de Rancé; et, en reproduisant le Projet
je plus ample réponse, ils l'accompagnèrent de Remar-
ques et de réfutations fort aigres ^. Ce Projet de réponse,
quoiqu'on ait essayé de dire, a bien le cachet de Rancé ;
1. M. Tronchai, le secrétaire de M. de Tillemont. — Jl se crut
s.Tns doute plus tard dégagé du secret, quand les adversaires
l'eurent rompu.
2. Lettre de M. Le Nain de Tillemont au R. P. Armand-Jean
Bouthîllier de Rancé, abbé de La Trappe, et les Réponses de cet
Abbé,, etc à Nancy, 1705.
LIVRE QUATRIÈME.
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il a dû récrire ; mais, pour ne pas rentrer dans une dis-
cussion qui lui était insupportable, et où il se sentait
peut-être plus impatient qu'il ne fallait, il Taura sup-
primé. Au point où nous sommes arrivés, je n'en citerai
qu'un ou deux endroits, mais assez pour indiquer la vi-
gueur de ton, et aussi le sens général des réponses :
« Vous dites, Monsieur, que Ton a cru que je craignois
trop les hommes, et que le désir de conserver notre Maison
m'avoit porté à les flatter. Gomme ceux qui ont ces pen-
sées-là ne me connoissent pas, et qu'ils jugent de moi par
la relation de gens qui ne me connoissent pas non plus
qu'eux, ils ne méritent pas qu'on leur donne aucune créance.
Et pour moi, il y a longtemps que je compte pour rien les
jugements des hommes; car comme d'ordinaire leurs con-
noissances ne sont point assurées, aussi leurs jugements
sont toujours faux ou téméraires.
« Il y a plus de vingt-cinq années que chacun parle de
moi selon sa fantaisie, selon son caprice, selon son envie,
ou selon les mouvements de son humeur. Tout cela ne m'a
point empêché d'aller mon chemin ordinaire, et je ne m'en
suis détourné ni d'un pas ni d'un moment", et comme j'ai
toujours été persuadé que je n'ai rien fait en cela qui ne
soit dans l'ordre de Dieu, malgré les affaires que le monde
a essayé de me susciter, je me suis conservé dans la paix,
sans que, rien ait été capable de la troubler. Tout ce que
vous me dites sur cela. Monsieur, est une règle générale
dont l'apphcation ne me convient point. Je suis en repos sur
le témoignage de ma conscience, et sur le sentiment des
personnes dont la piété, la doctrine et la religion n'ont ja-
mais été soupçonnées.
« Entre beaucoup de raisons qui m'ont empêché de pren-
dre aucunes liaisons avec les Jansénistes, outre mes propres
lumières qui m'en ont toujours éloigné, je vous dirai que,
. demandant un jour à un Ecclésiastique de mes amis, consi-
dérable par l'emploi qu'il avoit dans TÉglise, et qui avoit
été des plus attachés à leurs intérêts, pourquoi il s'en étoit
séparé, il me répon'lit : Que ceux qui vouloient être la règle
dos autres dévoient être constants et invariables, et que, si
on examinôit d'où ils étoîent partis et où ils étoient alors,
88
POUT-ROYAL.
on trouveroit entre l'un et l'autre une distance infinie; que
dans les commencements ils avoient été remplis de desseins et
de pensées de réformer le mondCy et d^en changer toute la face;
et qu ayant rencontré des oppositions auxquelles ils ne satten-
doient paSyils avoient pris des voies toutes nouvelles et toutes
différentes; et qu'un homme sage et désintéressé n*avoit
garde d'épouser leurs caprices et de s'attacher à leurs ima-
ginations. »
De toutes les accusations produites contre les Jansé-
nistes, celle-ci, qui est la plus générale, me paraît la
moins contestable aussi : elle se rapporte exactement à
une remarque que nous avons eu souvent Foccasion de
faire sur la déviation très-prompte de Tespritdu premier
Port-Royal, du Port-Royal de Saint-Cyran.
En ce qui est de l'affaire du bon M. de Beaupuis,
d'où toute cette discussion avait pris cours, le Projet de
réponse ne contient que ce paragraphe fort sec :
« Pour ce qui est de M. de Beaupuis, je suis persuadé que
j'ai fait ce que j'ai dû faire. Le Roi me fait écrire que c'est
un homme qui manque au respect qu'il lui doit, et qu'il ne
trouve pas bon que je lui donne l'entrée de notre Monas-
tère : mon sentiment est que je fais en cela la volonté de
Dieu, quand j'obéis à celle du Roi et que je ne veux point
avoir de commerce avec lui. J'ai trop d'obligation au Roi
pour avoir sur cela d'autres dispositions. »
Ceux qui voudraient chercher une explication et une
excuse à ce ton de sécheresse, pourront remarquer que
Tabbé de Rancé, à cette date, était dans un redouble-
ment d'infirmités et de maux, et, déplus, engagé déjà
dans ses cruelles épreuves intestines avec DomGervaise:
Saint-Simon nous y a complètement initiés. M. de Rancé
commençait cette vie de souH'rance, lorsqu'il eut à entrer
dans la discussion soulevée par M. de Tillemonl ^ Au-
1. La visite de M. de Beaupuis est de l'été de 1696. M. de Tille-
mont vint à La Trappe à la fia de cet été, ou au commencement de
LIVRE QUATRIÈME.
89
tant il peut paraître décisif et dur dans ces choses du
dehors, autant il était occupé alors à se mater, h se con-
tenir à l'égard de la persécution du dedans. li avait son
ver rongeur qu'il dissimulait avec charité ; et, pour tout
dire, quand il dictait son Projet de lettre en réponse à
celle du tranquille et ferme Tillemont, quoi d'étonnant
que son geste nous paraisse parfois impatient et brus-
que ? L'homme de Dieu était dans la fournaise.
Tel se dessine, dans sa relation avec Port-Royal, le
célèbre réformateur de La Trappe, le seul maître d'alors
qui rivalise avec nos solitaires dans la haute profession
de la pénitence, et qui les surpasse encore, s'il est pos-
sible,, en austérité primitive et en rigueur. Si Ton joint
aux diverses contestations précédentes un petit démêlé
particulier qu'il eut avec M Floriot*, on aura épuisé
l'automne. La lettre qu'il écrivit au retour de là ne dut pas arriver
à La Trappe avant la fin de l'année, et le Projet de réponse de Rancé
ne peut être que de l'année 1697. Or, Dom Gervaise était bén
abbé dès octobre 1696, et il se démasqua aussitôt après.
1. M. Floriot, que nous avons déjà eu occasion de nommer, avait
été quelque temps préfet des études aux Granges, et il était chargé
aussi de l'instruction des domestiques du dehors, ce qui donna
lieu à son livre intitulé la Morale du Pater : c'était un Cours de
morale chrétienne rapportée aux paroles de Jésus-Christ dans
l'Oraison dominicale. M. Floriot avait avancé, en un endroit)
<c qu'un enfant ne peut se consacrer à Dieu ni embrasser la vie
religieuse, ou doit différer son entrée en religion^ si son père est
pauvre et a besoin du travail de ce fils pour le souli n de sa vie. »
11 ajoutait de plus, selon l'avis de plusieurs grands théologiens, que
« même quand il auroit fait profession^ ce fils devroit, sur le con-
seil et avec la permission de son Supérieur, quitter quelque temps
son monastère (sans pourtant quitter les devoirs de la Règle autant
que possible) pour procurer à son père le soulagement et la nourri-
ture nécessaire, au cas où il n'y auroit pas moyen pour le père caduc
ou infirme de se la procurer par lui-même. » Cette proposition déplut
à l'abbé de Rancé, qui en parla en ce sens à M. Arnauld et à Ni-
cole, dans un voyage que ces Messieurs firent à La Trappe peu
après la publication de la Morale chrétienne, vers 1673. Plus tard,
Rancé en écrivit à Nicole une lettre qui, ayant été montrée à
90
PORT-ROYAL.
tous les points de conflit où M. de Rancé et les nôtres se
rencontrèrent. En somme, ce fut une relation, comme
on le dirait aujourd'hui, moins de sympathie que d'es-
time. Mais, ce qui est essentiel et ce que je tenais à éta-
blir, cette estime survécut de part et d'autre à tous les
différends. Arnauld et Nicole l'ont témoigné par d'assez
belles paroles. Quesnel lui-même, qui prit feu si vive-
ment dans le temps de la mort d'Arnauld, retrouva plus
tard de la modération en parlant de Tabbé de Rancé.
Dans la masse de ses papiers, saisis en 1703, se trouvait
un Mémoire concernant les relations de Messieurs de
Port-Royal avec l'illustre Abbé. Quesnel crut devoir don-
ner, depuis, quelque explication à ce sujet :
G L'on peut bien s'assurer, dit-il, que Ton n'auroit rien
trouvé dans cet Écrit qui pût blesser la mémoire de ce grand
Religieux^ qui me sera toujours vénérable pnr beaucoup
d'endroits. 11 m'a honoré de son amitié, et m'a donné des
marques de sa confiance durant deux ans que j'ai demeuré
avec lui à l'Institution de l'Oratoire *• Il m'a fait l'honneur
de m'écrire, même depuis ma retraite aux Pays-Bas; et si
M. Floriot, fit faire à celui-ci une réponse détaillée, modérée et
respectueuse. M. de Rancé^ selon son habitude, répondit net et
court : Amandus genitor, sed prœponendus Creator. 11 y mêlait
d'ailleurs des paroles de grande estime pour le livre de M. Floriot.
Ce dernier ne se tint pas pour battu, et soutint sa proposition
dans une nouvelle lettre développée. Au fond, c'était le pur Évan-
gile et le précepte d'honorer son père et sa mère, aux prises avec
saint Jérôme et son mot terrible : Per calcatum perge patrem, et
ad vexillum Crvcis advola. — Mais on voit que c'est toujours le
même rôle des deux côtés, Rancé tenant le bout extrême, et Port-
Royal un certain milieu tempéré. Si nous n'avions pas étudié
Rancé, nous n'aurions pas les limites de Port-Royal dans cette car-
rière de la pénitence.
1. Dans les années 1661-1663. Ce ne fut pas un séjour continu
qu'y fit l'abbé de Rancé; mais il y venait souvent et y passa plu-
sieurs mois, dans le temps où il vendait Vcretz et oii il se recueil-
lait pour La Trnppo. Je nai p(;int distinguo précédemment cette
j),'iuse à rOraloiie de ce que j'ai appelé pour plus de simplicité les
années de Véreiz.
LIVRE QUATRIÈME.
91
nous nous sommes un peu brouillés dans les dernières an-
nées, à l'occasion de sa Lettre à M. l'abbé Nicaise sur la
mort de M. Arnauld, ce différend ^n' a point passé jusqu'au
cœur. Tout ce qu'il a dit de la Signature du Formulaire...
étoit, de sa part, une suite des sentiments qu'il avoit pris à
l'Assemblée de 1656, où il étoit député. Autant il étoit con-
traire aux inclinations de la Cour sur certains articles, autant
les suivoit-il sur celui du Formulaire; et certes il n'étoit
guères alors en état d'approfondir ces matières, qu'il n'a ja-
mais assez étudiées ni en ce temps ni depuis....
a Quoi qu'il en soit du point de la Signature, je sais que
cet Abbé a fort estimé Messieurs de Port-Royal, même de-
puis qu'il fut devenu abbé régulier ; et je me souviens très-
distinctement que dans un voyage que je fis à La Trappe
vers l'année 1670 ou 1672, comme nous parlions ensemble
dans sa Bibliothèque des calomnies dont les ennemis de ces
Messieurs les noircissoient, surtout en les traitant d'héré-
tiques, il releva avec force cette parole : « Comment? héré-
tiques ! me dit-il ; des personnes qui sont la lumière de
r Eglise! y> Si depuis il n'a pas soutenu aussi fortement ce
langage, j'ose dire que c'est qu'il a trop prêté l'oreille à ce-
lui de quelques personnes de la Cour, qui lui ont inspiré
des vues de politique spiritualisée, sous prétexte de mettre
son œuvre à couvert de la calomnie, et de lui procurer une
puissante protection. J'avoue que, par cet endroit, cet Abbé
ne me paroît pas un Jean dans le désert. »
On a maintenant tous les aspects. Mais qu'on ne se
figure point pourtant avec Quesnel que Rancé ait man-
qué d'étude sur ces questions. C'est le faible des Jan-
sénistes de croire qu'il n'y a qu'eux qui les aient appro-
fondies, et qui les possèdent bien. Le fait est que Rancé
veut rester neutre^ voilà tout son crime ; et c'en est un
aux yeux des ardents. Dans une lettre que lui écrivait
révêque de Grenoble, M, Le Camus, autre sainthomme,
je lis des chosesfort belles, et qui s'appliquent à tous deux^ :
1. Manuscrits de la Bibliothèque Mazarine, T. 2297. On y peut
'lire rette lettre de l'évèque de Grenoble à l'abbé de La Trappe, datée
du 12 novembre 1680.
92
PORT-ROYAL.
« Preune parti qui voudra, s'écrie Le Camus ; Ego
autem Chnsti.-je ne prendrai jamais que celui de
la véfité et de TEglise * et quand les deux partis me de-
vroient opprimer, je ne changerai point de sentiment. »
Et encore: « Si j'étois persuadé qu'on eût condamné in-
justement quelqu'un, je le représenterois au Pape, et
j'en dirois mon avis avec sincérité ; et j'acquiescerois
après au jugement de TÉglise : car, après tout, il faut que
les affaires finissent, et jamais Dieu m punira une per-
sonne pour s être soumise aux décisions de son Épouse. -o
Il ajoutait : « Si les Jansénistes manquent d'humilité et
de soumission, disons que les Molinistes manquent beau-
coup de charité et de compassion ;» et il leur appliquait
ce qu'écrivait autrefois Sulpice Sévère au sujet des Itha-
ciens poursuivant les Priscillianistes : « Quorumstudium
et diligentiam in extirpandis hœresibus * non repreherl^
derem, si non studio vincendi plus quam oportuit certas-
sent. Ac mea quidem sententia est, mihi tam reos quam
accusatores displicere.... (Je ne veux épouser la cause
ni des accusateurs ni des accusés.) »
Cette ligne de conduite que suivait le cardinal Le Ca-
mus, et dont Arnauld l'aurait voulu voir se départir ^,
fut à plus forte raison celle de Rancé. Elle ne l'empêcha
pas d'avoir de l'estime pour les hommes, et sans doute
de la charité et des prières pour les victimes. Dans une
lettre de lui, adressée à mademoiselle de Vertus, qui le
consultait sur sa conscience (1682-1692) jusque du fond
1. Le texte de Sulpice Sévère porte : in expugnandis h^reticis,
'i. On avait accusé Le Camus, comme Rancé, de Jansénisme;
Arnauld en triomphe : « M. le cardinal Le Camus auroit moins
(Ion lie de prise à ses ennemis, s'il .ivoit i)ris plus de soin de détruire ,
dans l'esprit du Roi le fantôme dont on s'est servi pour le rendre
suspect. C'est ce que doivent craindre tous ceux qui se contentent
de dire qu'ils ne sont pas Jansénistes, sans oser dire qu'il n'y en a
point. >. (Lettre à M. DuVaucel,du 28 octobre 1689. — Voir à
V Appendice toute une notice tiès-particulicre sur M. Le Cauius.)'
LIVRE QUATRIÈME.
93
du vallon des Champs, on lit ces mots qui terminent :
« Je prends plus de part que je ne vous le puis dire à
l'état auquel vous me mandez que se trouvent les reli-
gieuses du Port-Royal des Champs, et je prie Dieu qu'il
leur donne toutes les consolations qui leur sont néces-
saires. » — Cet ensemble de témoignages, ainsi rappro-
chés de toutes parts, se balance^ se complète, et ne
laisse rien, ce semble, à désirer.
Nous n'avons plus qu'à finir doucement avec M. de
Tillemont. Bossuet, qui le considérait fort, lui avait en-
voyé son Instruction de 1695 contre la nouvelle Spiritua-
lité desQuiétistes. On ala lettre de Tillemont en réponse
à cet envoi; elle est faite pour ajouter encore à l'idée
que nous avons de sa solidité modeste et aussi de son in-
génieuse finesse, qui n'est pas sans garder sapointe sous
la modestie. Le raffinement de l'amour de Dieu, selon
les mystiques, y est parfaitement démêlé dans sa chi-
mère, et poursuivi jusque dans son dernier repli.
Ce n'était pas faute de savoir s'élever dans les pures
régions de la vie spirituelle que Tillemont répugnait à
ces doctrines subtiles. Plus il allait cheminant dans la
douceur et la piété constante, plus il atteignait, à sa ma-
nière, et sans se croire arrivé, les sommets sublimes. Il
a écrit une merveilleuse pensée, qui est comme l'hymne
finale, l'hymne insensiblement montante de sa vie, en
vue de l'Eternité. Après avoir redit avec saint Cyprien
que « ce n'est pas nos voix que Dieu entend, mais que
c'est nos cœurs, » il entre dans le développement de
cette véritable piété intérieure, qui est l'adoration toute
vive et continue d'une âme unie à son Dieu : une telle
adoration ne saurait être parfaite ici-bas ; elle ne s'a-
chève que dans le Giol :
c( C'est ]àj s'écrie-t-il, qu'étant remplis de Dieu même ei
jouissant de sa vérité par une contemplation pleine de lu-
94
PORT-ROYAL.
mière et d'ardeur, nous chanterons ses louanges, non par
des syllabes qui passent avant qu'on les ait entendues, et
par des paroles aussi imparfaites que la foi qui les produit
est obscure, mais dans un silence digne de sa grandeur. Toutes
les passions qui nous déchirent maintenant par tant de dif-
férons désirs, tous les différons objets des créatures qui
nous donnent tant de distractions dans la prière, tant d'ima-
ginations et de pensées que nous cause la mobilité et la
légèreté de notre esprit, tout cela se taira alors : rien nHn-
terrompra notre silence; et notre âme toute réunie en elle-
même, ou plutôt en Dieu, par un bonheur opposé à ces té-
nèbres extérieures dont Jésus-Christ menace ses ennemis,
ne verra plus que Dieu, n'entendra plus que Dieu, ne goû-
tera plus que Dieu, enfin n'aimera plus que Dieu. Voilà le
bonheur que Dieu nous promet; voilà le secret et le silence
après lequel la foi fait soupirer une âme qu'elle anime, et
qu'elle lui fait comme anticiper par de continuels gémisse-
ments du cœur. »
Jamais la réalité du Paradis chrétien n'a été rendue
plus présente aux yeux purs de Tesprit. Cette hymne
éternelle et tout intérieure, tellement pressentie et
exprimée, c'est le signal de Tâme qui déjà y arrive;
c'est le cha7it de cygne de M. de Tillemont : un Magni-
ficat sans fin et tout de silence I
Neuf ou dix mois environ avant sa mort, il lui prit
une petite toux sèche, qui annonça le commencement
de son mal, et qui ne le quitta plus. Il la négligea d'a-
bord; mais vers la fin de septembre (1697) il vit que
c'était plus grave qu'il n'avait cru, et qu'il fallait peut-
être venir de Tillemont à Paris pour se mettre entre
les mains des médecins. Craignant pourtant de se trop
écouter en cela, et que la désoccupation ne lui fût nui-
sible, il n'en voulut rien faire sans avoir pris conseil
par écrit (docilité touchante!) de M. de Beaupuis, ce
vénérable maître, qu'il regardait comme son vrai père
en Dieu.
Il vint donc alors seulement à Paris, et continua,
LIVRE QUATRIÈME.
95
aussi longtemps qu'il put, ses fonctions de prêtre.
Quand il dut renoncer à Tautel par trop de défaillance,
il se fit conduire du moins à l'église, et il y communia
encore le jour même de rÉpiphanie, c'est-à-dire quatre
jours seulement avant sa fin. Toute sa journée était
remplie par la récitation de son Office, par des lectures
de piété (principalement sur la préparation finale), et
par une dernière lecture du cinquième volume de son
Histoire ecclésiastique, à quoi il travail] a jusqu'à la sur-
veille de sa mort. M. de Beaupuis, qu'il avait souhaité
revoir encore, arriva de Beauvais à temps pour l'assister .
On essaya par lui d'obtenir que M. de Tillemont se
laissât peindre; car on n'avait pas alors ce portrait
qu'Édelincka gravé depuis, et qui nous rend si Lien cette
ligure longue, douce et fine, reposée et prudente. Il
résista jusqu'au bout par modestie, malgré son regret
de n'être pas en tout agréable à ceux qu'il aimait :
« Après ma mort, dit-il, on fera de moi ce qu'on voudra;
je n'en serai plus responsable. » — Il mourut le ven-
dredi matin 10 janvier (1698), dans un effort pour se
lever de son lit et pour marcher du côté du feu ; il fondit
entre les bras des amis qui le soutenaient, « et passa
ainsi, dit M. Tronchai, sans donner plus aucun signe
de vie qu'un petit soupir qu'il poussa encore, après que
nous l'eûmes remis sur son lit. Telle fut la fin d'une
vie si paisible et si tranquille. »
On mit son corps en dépôt, le samedi soir, dans
réglise Saint- André-des-Arcs, sa paroisse. Le lende-
main, on le prit pour le porter à Port-Royal des Champs,
où il avait souhaité d'être enterré; il le demandait dans
son testament par les termes les plus humbles, et comme
un fils reconnaissant :
« Lts Révérendes Mères de Port-Royal des Champs, disait-
il, iu'ayant accordé l'honneur de me recevoir comme Clerc
96
PORT-ROYAL.
de leur %lise, j'espère qu'elles ne rac refuseront pas la
grâce de ja sépulture et les prières ardentes qu'elles ont
accoutumé de faire pour ceux que Dieu a unis avec elles. Il
y a longtennps que j'ai inclination que mon corps soit mis
auprès de celui du fils aîné de M. de Bernières, avec qui
Dieu m'avoit uni, en me tirant de la maison de mon père,
pour me donner une éducation dont je le bénis de tout fnon
cœur; et f espère de sa miséricorde que je Ven bénirai dans toute
r Éternité^. Je soumets néanmoins cette disposition au juge-
ment des Révérendes Mères de Port-Royal. »
11 n'ambitionnait d'autre place que d'être enterré k
la porte de Téglise, dans une aile; mais les Religieuses,
qu'il avait laissées juges de la disposition, souhaitèrent
avoir ce précieux dépôt au dedans de leur clôture. Elles
firent donc faire la fosse au bas-côté gauche de leur
chœur, devant la grille de la chapelle de la Vierge :
digne lieu choisi pour cette chaste dépouille. Je ne puis
mieux continuer le récit des funérailles qu'avec les
paroles du fidèle Elisée :
« N-ous n'arrivâmes à Port-Royal, dit M. Tronchai, qu'à
la fin du troisième jour de sa mort; et il ne devoit être en-
terré que le quatrième jour. C'est pourquoi, quand on me
demanda si on ne pouvoit pas le découvrir pendant le Ser-
vice, comme on a coutume de découvrir les Prêtres, je ré-
pondis que je ne le croyois pas en état qu'on pût le faire
avec bienséance.... On ne reçut point ces raisons; et le désir
qu'on avoit de voir encore une fois ce grand Serviteur de
Dieu, et de lui rendre tous les respects que l'on rend en ce
lieu à ceux de son mérite et de son caractère, fit que, le
soir, on tenta dans le secret, après que tout le monde fut
sorti de l'église, si l'on ne pourroit point avoir cette satis-
faction. On prit des précautions contre ce qu'il y avoit à
1. Ce texte des dernières volontés de Tillemont, que je donne
d'après Tronchai, a ici quelque chose de moins que ce qu'on a
lu précédemment, tome III, page 572, et qui provenait de la Vie
de M. de Beaupuis. Le texte le plus long doit être le vrai.
LIVf E QUATRIÈME.
^1
appréhender, et cela fort inutilement : on le trouva sans la
moindre marque de corruption, sans aucune mauvaise odeur.
Ce qui nous surprit bien plus, c'est que la couleur de son
visage et le rouge de ses joues étoient revenus dans leur
naturel. Sa bouche (qui s'étoit assez ouverte après sa mort)
" s'étoit entièrement refermée d'elle-même. Son corps étoit
aussi flexible que celui d'un homme qui dort. On faisoit
' faire avec facilité à ses bras tel mouvement qu'on vouloit.
On le leva par trois fois sur son séant, pour le revêtir des
ornements sacerdotaux. On lui entrelaça les doigts des deux
.mains les uns dans les autres, pour lui faire tenir un Crucifix
qu'il soutint sans être lié. Son visage avoit une gravité et
une majesté tout extraordinaire. Gela surprit tous ceux qui
le virent et augmenta beaucoup la vénération qu'ils avoient
pour ce grand homme »
Je voudrais que Port-Royal ne nous eût jamais trans-
mis d'autres miracles sur ses grands hommes morts,
que ce qu'on nous raconte ici de M. de Tiilemont. S'il
y a quelque détail de superstition encore, c'ei^it d'une
superstition touchante du moins et bien permise ; tout
y reste discret et décent comme le personnage. Ces fu-
nérailles de Tiilemont ressemblent à une page détachée
des Actes de TÉglise primitive (Acta sincera)^ aux fu-
nérailles d'une vierge.
Ainsi l'Élève fidèle, TÉlève- vieillard, et toujours
en robe de lin, s'en revint comme dormir en son ber-
ceau.
Fontaine, tout à la fin de ses Mémoires, parlant de
cette mort de M. de Tiilemont, a des paroles abon-
dantes, et ce désordre d'effusion qu'on aime : le por-
trait qui s'en détache est charmant; j'y recourrais, si je
ne craignais déjà d'en avoir trop dit. Le pieux auteur
conclut, de cette perte et de tant d'autres, au désir de
I. Les divers Nécrologes ne manquent pas d'insister sur ces cir-
constances des funérailles (voir le Nécrologe in-4°, page 21; et le
Supplément j in -4°, au Nécrologe, page 302).
IV — 7
1
98 PORT-ROYAL. ^
i
rejoindre lui-même, dès qu^il plaira à Dieu, ses amis {
mortG. Je crois entendre le poëte : \
Mais une voix, qui sort du vallon solitaire, i
Mg dit : Viens, tes amis ne sont plus sur la terre *.
Pauvres hommes ! toujours le,*^ mêmes sous tous les '
souffles ! Heureux quand cette voîx de mort, qui sort de
la terre, a sa réponse de vie aux Cieux ! '
Du Fossé, à son tour, termine et clot ses Mémoires sur \
ce deuil de M. de Tillemont; il mourut cette même
année (4 novembre 1698), dix mois seulement après son ]
plus ancien et intime ami. Presque tout ce qu'il y a de •
parfaitement pur et sincère dan-s la lignée de Port-Royal •
disparaît avec cette fin du siècle ^.
1. Marie-Joseph Chénier, la Promenade. -
2. Un des amis les plus fidèles et les plus tendres de M. de Til- •
lemorit, M., Vuillart, a encore parlé de lui dans ses lettres inédites
et en des termes qu'on ne saurait omettre, dût-on y rencontrer '[
quelques répétitions : ce sont des concordances. Une grave indis- '
position l'avait empêché d'accompagner à Port-Royal les restes de '
ce précieux et incomparable ami ; mais ses lettres des mois de :
janvier et de février 1698 sont remplies de détails qui le concernent, .
et qui ont le charme de la sincérité la plus exacte et la [dus pure : \
ce sont les seules couleurs qui conviennent au portrait de M. de
Tillemont. Ainsi, à la date du 28 janvier : j
« Je ne vous avois point écrit sa maladie, disait M. Vuillart à M. de Pré- j
fontaine, parce qu'elle nous occupoit fort auprès de lui et laissoit peu de 1
loisir aux amis qui, comme moi, lui étoient le plus attachés, et que nous "j
nous flattions que ce n'étoit qu'une langueur qui venoit de trop de travail j
et de trop d'austérité, que la patience et le retour du soleil giiériroit peu ^
à peu avec les soins que l'on prcnoit de réparer l'épuisement. Il n'y a rien ^
que n'ait fait avec deux autres M. Dodart qui auroit donné de son sang j
poiii' un tel ami. Mais Dieu le vouloit récompenser sans délai. On est cer- 1
tain par lus personnes qui ont pris soin di; son âme depuis l'âge de dix ans j
et qui l'ont vu dans tous les temps jus(|irà sa mort, qu'il avoit joint à la j
grâce du baptême bien consi^rvéo une vie très-pénitente. On lui a trouvé i
dans une cache à la ruelle do sou lit, à Tillemont, une ceinture de plaques ]
de fer-])!;uic [Xîrcées en râ[)e cl ;i.Ltaoliées sur une grosse toile, il étoit d'une /j
fidélité si ';xacte à travailliu' à l'œuvre qu'il étoit persuadé que Dieu lui ^
avoit donné à faire, que nulle nouviîauté ne le détournoit si elle n'avoit •
ra])j)ortà son dessein. Ainsi c'étoit, pour lui, continuer de travailler que ne
.•i
i
LIVRE QUATRIÈME.
Ô9
J'ai fini avec M. de Tillemont. Malgré cette longue
élude que nous en avons faite, il y aurait encore, si on
le voulait, à disserter sur ses travaux; car il vient d'a-
voir, de nos jours, une sorte de renaissance. Ses Recueils
manuscrits sur la Vie de saint Louis, qui avaient servi
se détourner de son travail qu'en cette manière, il cLoit d'une piété etd'une
attention à Dieu si rare que le voir se recueillir pour commencer quelque
chose de l'Office aux heures prescrites pendant son travail, comme il y étoit
exaot, inspiroit nécessairement le désir de Timite'' Son air naturel et simple
danb ce saint exercice étoit plus persuasif que t. auroit été le discours le
plus df et le plus animé. »
Et dans une autre lettre du 27 février :
u Ce saint homme est regretté de tous côtés, parce que de tous côtés on
rhonoroit comme un vrai savant. Un homme qui ne l'est pas médiocrement
disoit ces jours passés à un autre qui est en commerce avec les savants d'Ita-
lie, d'Allemagne, de Hollande, d'Angleterre: Ah 1 monsieur, que le savant que
nous venons de perdre (il entendoit M. de Tillemont) condamnera d'autres
savants 1 Je crois, ajoutoit-il, que Dieu l'avoit donné à son Église pour ap-
prendre aux Ecclésiastiques à n'étudier et à ne faire usage de l'étude que
par rapport au bien de l'Église et. à retrancher de l'étude toutes les inuti-
lités dont les hommes chargent ordinairement leur esprit et leur mémoire.
La science des faits curieux, extraordinaires, peu connus du commun des
hommes, est ce qui flatte davantage les gens de lettres, parce qu'ils regar-
dent ces connoissances comme des moyens de se distinguer des autres, de
s'élever au-dessus de ceux qui les recherchent comme eux et de se faire
un nom dans le monde. Je crois, poursuivoit-il, qu'il n'y a guère eu
d'homme dans le siècle, dans plusieurs siècles, qui ait eu plus de faits
dans la tête que le savant dont je parle, et jamais homme n'en a eu l'es-
prit moins gâté ni le cœur moins enflé. Il ne l'a point eu du tout, pour
mieux dire. Dieu l'avoit appelé à éclaircir et à mettre en un ordre tout par-
ticulier l'histoire de l'Église. Il s'y est appliqué comme à l'œuvre que Dieu
demandoit de lui, et il n'a eu en vue que d'obéir à la volonté de Dieu et de
rendre ce service à l'Église, dont Dieu lui avoit donné un amour très-vif et
très-ardent : et parmi une étude qui est si sèche et qui souvent dessèche la
piété, il a toujours conservé l'onction de l'Esprit de Dieu qui reluisoit dans
sa modestie, son humilité, sa douceur, sa charité, sa sainte et éclairée sim-
plicité, qui lui faisoit trouver la vérité plus souvent qu'à beaucoup d'autres,
parce qu'il la cherchoit uniquement sans dessein de fortune, d'honneur, de
réputation, mais plutôt avec un extrême éloigneraent de ces vaines idoles
de la plupart des savants. C'est ce qui lui a fait aimer la retraite et la
prière, et ce qui a entretenu dans son cœur cette tranquillité et cette paix
qui se faisoit sentir à tous ceux qui Tapprochoient. »
Nous récoltons pieusement les témoignages. Toutes les élo-
quences académiques réunies ne sauraient suppléer à de tels
accents.
100
PORT- ROYAL.
d'abord à M. de Saci, puis à M. de La Chaise, ont paru
composer à eux seuls, par leur ampleur et leur exacti-
tude, une histoire digne d'être publiée, et que personne
ne serait en état de refaire aujourd'hui*. Voilà donc
l'historien ecclésiastique qui reparaît inopinément avec
ses qualités, appliquées au plus beau siècle du Moyen-
Age. Mais ces applications diverses de la même méthode
et du même esprit, et dans le cas présent (pour dire le
vrai) cette application parfaitement sèche, n'ajouteraiert
rien à ridée que nous avons voulu donner de la personne.
C'est l'Élève accompli des Écoles de Port-Royal qu'il
s'agissait pour nous de suivre pas à pas et.de démontrer
en Tillemont; et ce modèle vivant, chacun désormais
l'a sous les yeux et le possède.
L'esprit de l'enseignement de Port-Royal survécut
par les livres à la ruine des Écoles; et jusqu'à un cer-
tain point la race elle-même des maîtres et des élèves
se perpétua. Loin de moi la prétention de resserrer et
1. Le Morerij et Dreux du Radier {Bibliothèque du Poitou ^
tome IV, article Filleau de La: Chaise), nous disent que Tillemont
avait entrepris ces Recueils par ordre delà Cour. On voulait, dans
la Vie de saint Louis^ présenter un modèle au Dauphin. M. de
Montausier désigna M. de Saci pour être l'historien. Il est à croire
que ce fut dans les premières années de la Paix de l'Église quo
vint cette idée d'employer Messieurs de Port-Koyal à une œuvre si
mémoire, et de les concilier utilement à la monarchie. On reprit
môme peut-être en cela une ancienne idée de M. Le Maître et de
M. d'Andilly. Quoi qu'il en soit, l'exact Tillemont fit sa tâche; mais,
en ce qui était des metteurs en œuvre, l'exécution traîna. Saci
mourut; et quand M. de La Chaise publia son Histoire de saint
Louis, en 1688, Monseigneur était déjà tout formé. Le Jansénisme
d'ailleurs avait eu le temps de redevenir plus suspect que jamais,
et l'auteur put s'en apercevoir aux chicane« qu'on lui fit pour l'im -
pression. — La Vie de saint Louis, par Tillemont, publiée pour la
Société de l'Histoire de France par les soins de M. de Gaulle, ne
forme pas moins de (i volumes in-8". Ce ne sont que des faits pres-
sés et serrés bout à bout : M. de La Chaise avait fait là-dessus de.i
périodes.
LIVRE QUATRIÈME,
101
de confisquer au profit du seul Port-Royal un mouve-
ment qui, en peu d'années, trouva de plusieurs côtés
des instruments et des auteurs diversement recom-
mandables! Que ce soil le Père Jouvanci dans son livre,
Ratio discendi et docendiy Tabbé Fleury dans son Traité
du Choix et de la Méthode des Études^ le Père Lami de
rOraloire dans ses Entretiens sur les Sciences (que lisait
et goûtait Jean- Jacques vers le temps de son séjour aux
Charme ttes) ; qu'enfin ce soit RoUin et son Traité des
Études, je les admets chacun pour sa part et les vénère
tous. Seulement Port-Royal a précédé : son influence
sur tous ces traités plus ou moins postérieurs est évi-
dente. Il y aurait, pour qui aimerait ce genre d'obser-
vation, un grand parallèle à établir : quel était, durant
la seconde moitié du dix-septième siècle, l'enseigne-
ment chez les Jésuites; quel au sein de l'Oratoire;
quel au sein de T Université ? On comparerait ce triple
enseignement avec celui de Port-Royal, et on trouverait
immanquablement que ce dernier influa bien vite, d'une
manière indirecte ou avouée, sur ces Écoles rivales. Il
serait piquant toutefois de marquer les distinctions essen-
tielles qui persistèrent. Brienne, par exemple, qui sor-
tait de l'Oratoire, ayant à parler en un endroit des Petites
Écoles, les désigne sous le nom d'Académie de Port-
Royal. C'est de sa part une confusion et presque un
contre -sens. Il y avait dans les Collèges de l'Oratoire
quelque chose de libre, de varié, d'orné et d'un peu
paré, à! académique enfin, que le sobre Port-Royal n'ad-
mettait pas ^
1. Voir la Notice sur le Collège de Jiiiîkj, par Adry (1807). —
On lit en un endroit : « Nous avons dit que Juilly était une Aca-
« démie; cette dénomination n'était pas un vain titre. Tous les
a moiSj et plus souvent encore, les meilleurs écoliers de rhétd-
« rique, de seconde et de troisième, y ont toujours tenu une
¥ séance académique, où, en présence de tous les professeurs, des
102
PORT- ROYAL,
L'enseignement de TOratoire se rapprochait de celui
de Port-Royal par Tintroduction de l'histoire, de la
géographie, des mathématiques; il avait moins de soli-
dité pourtant que de superficie, et s'étendait en divers
sens plutôt qu'il n'y appuyait. On en a vu sortir non
pas des savants ni des saints, du moins en général des
élèves honnêtes gens, des hommes distingués, appHca-
bles en bien des genres. Le cachet de TOratoire se re-
connaît et a son prix; mais ce n'est déjà plus la marque
de nos Messieurs
L'Université elle-même, en profitant de Port-Royal,
n'en usa jamais qu'à demi. Pour apprécier le rapport
avec une entière précision, il faudrait qu'on sût bien
l'histoire de l'Université depuis Richer jusqu'à Rolh'n,
c'est-à-dire durant tout le dix-septième siècle; cette
histoire n'est pas écrite encore. Le Règlement des Études
dans les Lettres humaines par Arnauld, et en général
les Écrits de ce dernier sur les Belles-Lettres et l'Élo-
quence, que Boiieau estimait « ce qui s'étoit fait en
notre langue de plus beau et de plus fort sur les ma-
tières de Rhétorique, » durent agir beaucoup sur les
excellents professeurs du Collège de Beauvais, et en
particulier sur Rollin. Celui-ci, averti de la sorte, in-
troduisit dans l'usage des Collèges toute une part de la
méthode de Port-Royal adoucie , corrigée et un peu
trop fleurie peut-être par un reste du goût traditionnel
a écoliers des trois premières classes supérieures ou même de toutes
tt les classes, et quelquefois d'un grand nombre d'étrangers, ils
a font la lecture de plusieurs pièces de leur composition^ soit en
a prose, soit en vers français ou latins. » — 11 est à regretter que
le Traité des Eludes du Père Houbigant soit resté manuscrit : le
parullèlc que nous no faisons qu'indiquer entre les diflorcntes mé-
thodes d'éducation y auniitp;iru dans tout son développement.
1. Veut-ondes noms pr()i)i('s qui oxprinu^it Jissez iticnles types?
Port-Royal, cominc; coup (r(3ssai, l\,)niio les Bignon : l'Oratoire,
comme bouquet, [)r(;(lui!, les (^babiol.
LIVRE QUATRIÈME.
103
de M. Hersan. Ce ne fut d'ailleurs qu'une partie de la
réforme littéraire de Port -Royal qui s'introduisit, et
non pas la méthode vraiment philosophique. A cet égard,
l'ancienne Université garda ses errements jusqu'à la fin ;
elle s'affaiblit, et ne se régénéra pas.
A côté et à la suite de Rolliu, comme maîtres de la
lignée de Port-Royal, il convient de ranger Goffin et
Mésenguy : ce dernier surtout, mort simple acolytô à
85 ans, paisible, solide, instruit, persécuté; offrant le
même esprit de fermeté dans la douceur, et d'humble
joie dans l'austérité, que nous venons de remarquer et
d'aimer chez les Beaupuis et les Tillemont*. — On
découvrirait sans doute encore quelques auîres maîtres
de cette famille, mais que leur modestie a dérobés. J'en
nommerai un seul, et des plus dignes, qu'il m'a été
donné de reconnaître, l'abbé Herluison ^,
1 . Le principal ouvrage de Mésenguy est son Exposition de la
Doctrine chrétienne (1744, 6 vol. in-l2), « excellent livre, disait
M. Royer-Collard, bien écrit, mais un livre pourtant du second ou
du troisième ordre. » Car il ne faut pas nous le dissimuler, les ho-
rizons baissent- nous sommes au déclin,
2, Grégoire-Pierre Herluison, né au faubourg de Saint-Martin
de Troyes le 4 novembre 1759, et mort dans cette ville le 19 jan-
vier 1811, à Page de 51 ans, fut un des derniers maîires de la
postérité de Lancelot, de Mésenguy et de RoUin. Fils d'honnêtes
marchands, il suivit ses études au Collège de sa ville natale, et
se dis[)0sa à la prêtrise, aidé de la protection de l'évêque M. de
Barrai. Ordonné prêtre à l'âge de 23 ans, il fut vicaire pendant
trois années environ; après quoi, par délicatesse de conscience
(signe distinctif de la petite Église janséniste) , il s'abstint jusqu'à
la mort d exercer les fonctions du ministère. Retiré dès l'âge de 26
à 27 ans dans le sein de sa famille, habitant une pauvre chambre
carrelée beaucoup plus tasse que le sol, et dans laquelle il ne fai-
sait point de feu, il s'y livra tout entier à l'étude de la religion,
apprit le grec et l'hébreu sans le secours d'aucun maître, et ne fut
troublé dans sa pieuse solitude que par la Révolution, qui l'obligea
d'abord à se cacher, et qui ensuite le produisit en lumière. En
1796, la place de bibhothécaire de l'École centrale du Département
ayant été mise au concours, M. Herluison se présenta, et fut
104
PORT-ROYAL.
Daguesseau pourrait être considéré, en un certain
èens, comme un élève de Port-Royal, non [)as un élève
direct et formé de la main des maîtres, mais un élève
libre et un peu vague des ouvrages et des méiliodes de
ces Messieurs, — l'élève écledique en quelque sorte,
offrant la transition de Port-Royal au dix-huitième
siècle. Il y aurait à faire, dans cette vue, une étude assez
délicate sur ce personnage plus gallican que janséniste,
sur ce caractère honorable mais un peu timide, sur
cet esprit sage, modéré, peu profond, qui ne serrait
déjà plus de près les vrais ressorts, et qui se laissait
prendre, plus qu'il n'était conséquent chez un Chrétien,
au décorum de la nature humaine. On y verrait pourtant,
dans un noble et riche exemple, ce que devinrent les
méthodes logiques et littéraires de Port-Royal appli-
quées librement à la seconde génération, et ce qu'elles
produisirent de mieux en fait de culture inlellecliielle.
Un exemple encore, et bien meilleur que celui de
Daguesseau, pour montrer Télève, non des Écoles et
des livres, mais de l'esprit de Port-Royal, ce serait
M. Royer-Gollard, Le cachet primitif sur cette forte
nommé. Aprîîs diverses vicissitudes où son talent et sa vertu se
manifestèrent avec éclat, et où cet homme modeste, mais éloquent,
titrougir et pâliren face les suppHs de terreur, il fut encore nommé,
en 1804, à la place de professeur de rhétorique au Collège de la
ville. Son Cours d'études comme professeur, ses travaux comme
bibliothécaire, ont laissé un vif et profond souvenir. La persé-
cution pourtant ne lui manqua point, et Tinjure eut accès jusque
sur sa tombe. Aussitôt que les séminaristes qui avaient fait leur
rhétorique sous M. Herluison eurent ap[)rissamort, ils témoignèrent
le désir d'assister à ses funérailles ; mais M. de Boulogne, alors
évêque de Troyes (un homme d'esprit, sans gravité, sans mœurs),
qui leur avait permis de suivre les leçons du maître vivant, leur
refusa d'aller prier sur son cercueil, attendu que M. Herluison
passait pour avoir été janséniste. — Je n'ai fait qu'ébaucher cette
fi^^urc rare, digne (k:s meilleurs temps du Nécrologe : c'est à Troyes,
au cœur des souvenirs encore vivants, qu'il la faut étudier.
LIVRE QUATRIEME. IQb
nature avait marqué si avant, que, même en étant le
plus mondain et le plus émancipé des Port-Royalistes,
il s'est aisément trouvé l'homme le plus grave et le
plus autorisé de son temps. Toute une souche de vieux
Chrétiens et de braves esprits reparaissait à l'improviste
en sa personne. Parlant de cette sainte race à laquelle
il tenait surtout par sa mère, de cette génération de
gens de bien dévoués à la vérité, il ajoutait excellem-
ment, en leur rapportant Thonneur de sa vertu : « De
n'avoir pas pensé à moi dans ma vie publique, cela me
vient d'eux. » Cet homme, qui fut un monument, n'est
plus ; et nous sommes tombés à un temps où personne
n'a plus le droit de dire de soi de telles paroles.
J'ai mené à fin ces considérations et dissertations
inévitables sur Pascal et sur les Écoles, qui formaient
le centre principal de notre étude; j'ai doublé ce que
j'appelle les deux caps de mon sujet : il n'y a plus qu'à
reprendre le rccit^ et. à suivre désormais un courant plus
facile.
FIN DU QUATRIÈME LIVRE.
LIVRE CINQUIÈME
LA SECONDE GÉNÉRATION
DE PORT-ROYAL
I
Reprise de la persécution contre le monastère. — Sortie des pen-
sionnaires et des novices. — Mademoiselle de Montglal; Mesde-
moiselles de Luines. — M. Bail à la place de M. Singlin. — Visite
de la maison de Paris et de celle des Champs. — Interrogatoire
de la sœur Angélique de Saint-Jean, et de la sœur Jacqueline de
Sainte- Euphé mie. — Guérison miraculeuse de la fille du peintre
Champagne ; tableau commémoratif.— Mort de la mère Angélique,
La destruction des petites Écoles, consommée en
mars 1660, n'était que le signal : la persécution recom-
mençait, et elle n'allait plus cesser durant les huit an-
nées qui suivirent. La formule de la profession de foi,
ou, comme on disait, le Formulaire qui avait été déli-
béré et dressé dans la dernière Assemblée générale du
Clergé de 1657, et qui était depuis comme tombé en
désuétude, fut repris et remis en vigueur par l'Assem-
blée de 1660-166L Cette dernière, qui se tenait d'abord
a Pon toise, avait été transférée à Paris. Le lundi 13 dé-
cembre (1660) au matin, le jeune roi manda aux prési-
dents, ou, comme nous dirions, au bureau de l'Assem-
blée, de le venir trouver au Louvre chez le cardinal
Mazarin, où il s'était rendu de bonne heure; car il
désirait que leur rapport pi^it être fait à l'Assemblée
110
PORT-ROYAL.
dans la matinée même. « 11 les attendit jusqu'à dix
heures, dit un narrateur bien informé *, ces présidents
ne s'élant pas pressés de venir plus tôt, parce qu*ils ne
croy oient pas qu'on voulût faire tant de diligence.
Etant entrés dans la chambre, ils y trouvèrent plu-
sieurs ministres d'État, qui, s^étant tous retirés, les lais-
sèrent seuls avec le roi et le cardinal Mazarin, qui étoit
au lit.
« Sa Majesté leur parla avec assez de civilité, mais
néanmoins d'un air qui témoignoit quelque fierté affec-
tée; il leur dit que si M. le Cardinal n'eût point été in-
disposé, il ne leur auroit pas donné la peine de venir,
mais qu'il Tauroit prié de se transporter à l'Assemblée
pour leur faire savoir son intention, qui étoit d'exter-
miner entièrement le Jansénisme et de mettre fin à cette
affaire ; que trois raisons l'y obligeoient : la première,
sa conscicDce; la seconde, son honneur; et la troisième,
le bien de son État...; qu'il les prioit donc d'aviser aux
moyens les plus propres pour vider entièrement cette
affaire, et qu'il leur promettoit de les aider pour l'exécu-
tion de ce qu'ils auroient résolu.... »
Le Gardmal prit ensuite la parole; il dit que Dieu
avait inspiré au roi cette résolution, et s'étendit sur tout
ce qui s'était passé dans cette affaire, depuis le com-
mencement, insistant plus au long sur les points quo le
roi avait touchés. Il parla près de cinq quarts d'heure,
et le roi l'interrompit plus d'une fois pour témoigner
l'affection avec laquelle il appuyait ses paroles.
a Après que le Cardinal eut achevé, M. do Rouen (le
président) répondit au roi que cette résolution n'étoit
pas seulement celle d'un roi très-chrétien, mais d'un roi
saint; que le Clergé répondroit aux intentions de Sa
Majesté, et qu'il espéroit que chacun se meltroit en
1. Hcrmant, Mémoires manuscrits.
LIVRE CINQUIÈME.
Ul
peine de faire, de son côté, ce qui étoit de son devoir
pour les suivre. » Cet archevêque de Rouen était M. de
Harlai do Ghampvalonj le futur archevêque de Paris, et
rhomme qui servit le plus efficacement Louis XIV, pea*
dant la plus grande partie de son règne, dans le gouver-
nement du Clergé et dans sa politique ecclésiastique.
Bossuet donnait les théories et les doctrines : M. de
Harlai avait la connaissance pratique des hommes et du
maniement des assemblées.
Un historien janséniste, Dom Glémencet, citant quel-
ques-unes des paroles de Louis XIV, adressées aux
évêques, ajoute : « C'est ainsi qu'on faisait parler ce
grand prince, dont on avoit surpris la religion. » On
n'avait par surpris la religion de Louis XIV : elle s'était
formée telle en lui dès Tenfance, et il parlait en cela
selon son jugement et seloa son cœur. « Ce jour-là
même, 13 décembre, dit le narrateur janséniste déjà
cité*, M. le Prince (le grand Gondé) étant venu rendre
visite au cardinal Mazarin, Son Éminence lui fit récit de
tout ce gui s'étoit passé le matin; comment le roi avoit
parlé de lui-même aux présidents de l'Assemblée, et
sans avoir été inspiré ni de lui ni de la reine ; de sorte
qu'il pouvoit dire que Sa Majesté avoit fait paroître sa ca-
pacité dans une occasion où les choses qu'il avoit à dire,
étant d'une matière purement ecclésiastique, sembloient
le porter à se faire entendre par quelqu'un de ses mi-
nistres. »
Quelle fut précisément la cause de cette recrudescence
d'animosité, toute dirigée contre Port-Royal? Une lettre
du cardinal de Retz, archevêque de Paris, toujours en
titre et toujours errant, courut alors et mécontenta la
Cour : le cardinal de Retz, qui, au fond, ne demandait
pas mieux que de se démettre de son archevêché, mar-
1. Hermant.
112
POUT-HOYAT..
chandail pourtant afin d'avoir des conditions meilleures.
Cette lettre qui courut en son nom, et qui maiuleuait
son droit, fut attribuée pour la rédaction aux Jansénistes
et à M. Arnauld en particulier. Arnauid le niant, il faut
l'en croire; elle n'est point de lui; mais il parait bien,
d'après les Mémoires de Joly, qu'elle sortait en effet de
plumes jansénistes. Au reste, peu importeront désor-
mais ces accusations de détail. On accusera, Tannée
d'après, Arnauld d'être l'auteur des écrits en beau style
qui se publieront pour la défense de M. Fouqiiet; on
l'avait bien accusé autrefois d'entretenir une correspon-
dance avec Gromwell. Il n'aura pas de peine à se justi-
fier chaque fois de chacune de ces imputations menson-
gères qui se succèdent, mais Thabitude da soupçon
restera toujours. A dire le vrai, ce n'est pas tel ou tel
acte qu'on veut atteindre et incriminer, c'est la tendance
janséniste elle-même qu'on veut anéantir, et les faits
particuliers ne seront plus que l'occasion ou le pré-
texte. Pour répondre aux intentions formellement expri -
mées du roi et du cardinal Mazarin, les résolutions de
TAssemblée de 1661 furent donc aussi rigoureuses qu'il
se pouvait, et telles qu'on les jugea le plus propres à
éteindre _entièrQment la secte, « à exterminer absolu-
ment et bannir bien loin 'de la France les dogmes de
Jansénius. » On décida que le Formulaire devrait être
signé non-seulement de tous les ecclésiastiques, mais
des religieux et religieuses, et même des principaux de
collège, r/gents et maîtres d'école. Quinze jours après
ces décisions prises, le cardinal Mazarin mourut
(9 mars 1661) : les Jansénistes, s'ils crurent y gagner
quelque chose, se trompèrent; ils furent désormais
poussés plus vivement, et n'eurent plus, çà et là, que
îles trêves. Louis XIV régnait.
Bien loin, en effets d'avoir besoin d'être inspiré ou
excité par d'autres dans cette recherche qu'il faisait du
LIVRE CINQUIÈME.
113
Jansénisme, Louis XIV, je Tai dit, n'eut qu'à suivre
ses propres impressions conçues de bonne iieure et ses
instincts de roi : « Je m'appliquai, écrit-il en ses Mé-
moires et Instructions dressés pour son fils, à détruire
le Jansénisme, et à dissiper les Communautés où se
formoit cet esprit de nouveauté, bien intentionnées
peut-être^ mais qui ignoroient ou vouloient ignorer les
dangereuses suites qu'il pourroit avoir. » C'était le roi
très-chrétien, c'était aussi purement et simplement le
roi ayant le goût du pouvoir absolu, et de Tentière
imité dans les choses de son royaume, qui pensait de la
sorte. Il s'était accoutumé à voir dans le Jansénisme
une de ces productions suspectes, qui grandissent et se
développent pendant les régences et sous les Frondes,
et qu'un bon régime abolit. Politiquement il n'en faisait
pas grande différence d'avec le Protestantisme : extir-
per l'un comme Tautre entrait dans son plan d'une mo-
narchie bien ordonnée. On peut dire qu'à part un très-
court intervalle de temps qui suivit la signature de la
paix de TÉglise , les 'Jansénistes eurent toujours
Louis XIV déclaré contre eux. A un seul moment, vers
cette époque de 1669 où la plénitude de l'ambition et
des plaisirs se rencontrait en lui, où il agitait de vastes
projets de conquête, passait des La Vallière aux Mon-
tespan, et laissait jouer le Tartufe^ à ce moment qu'on
peut dire le moins jésuitique, et même le moins ecclé-
siastique de son règne, ils parurent obtenir répit et
grâce dans »on esprit, mais ce ne fut qu'alors. La pré-
ventioU; combinée à la pensée d'État, le reprit vite et
alla croissant. La Paix, dite de l'Église, c'est-à-dire la
trêve accordée au parti, était rompue dans l'esprit de
Louis XIV, bien avant la rupture de 1679. Passé cette
heure, les Jansénistes, et en particulier Port-Royal, ne
traînèrent encore et n'échappèrent qu'à la faveur des
divisions si longues entre le Pape et le roi dans l'affaire
IV — 8
114
POHT-ROYAL.
de la Régale et des Libertés gallicanes; mais, dès que
Rome et Versailles tombèrenL d'accord, ils furent
écrasés.
La signature du Formulaire n'était si évidemment
qu'un prétexte et un moyen, qu'avant même de la ré-
clamer des religieuses de Port-Royal, on sévit provisoi-
rement contre le monastère. En avril 1661, le lieute-
nant civil Daubray apporta l'ordre du roi de faire sortir,
tant de la maison de Paris, que de celle des Champs, les
pensionnaires, les postulantes et les novices, avec dé-
fense d'en recevoir à l'avenir. Il y a de la sortie de ces
jeunes filles de grands récils pathétiques, écrits par les
religieuses mêmes, et reproduits par les historiens; on
a la liste de leurs noms, on a presque le dénombrement
de leurs sanglots. Il est des douleurs domestiques qu'on
ne devrait pas ainsi étaler dans le détail, sous peine de
provoquer le sourire des moqueurs, ou même l'impa-
tience des mâles esprits. Mademoiselle Marguerite Pé-
rier, la miraculée de la Sainte-Épine, et qui était postu-
lante à Port-Royal de Paris, nous a montré dacs une
lettre la naïve exaltation de ses compagnes. Quelques
personnes du dehors étant venues voir leurs parentes
qui étaient religieuses, et ayant dit au parloir : « Voilà
une grande persécution qui s'élève dans l'Église, » une
de ces religieuses, croyant que c'était une persécutior
comme celle de Diocléiien, alla trouver la Mère abbesse
alors la mè»^e Agnès, et lui dit en toute simplicité :
« Ma Mère, voilà une grande persécution : je vous prie
de me dire, quand les bourreaux viendront nous pren-
dre pour nous mener au martyre, ne faudra-t-il pas
que nous prenions nos grands voiles? » Elles avaient
coutume de les prendre quand elles paraissaient devant
des hommes. Mademoiselle Périer en conclut qu'on ne
dissertait pas au dedans de Port -Royal pour dresser les
religieuses sur ces matières débattues, comme c'était
LIVRE CINQUIÈME.
115
Taccusation du dehors. Elle peut conclure très-juste, du
moins en ce qui était de la plupart et de la généralité
du troupeau; mais pourtant, et Tentière innocence ad-
mise, ce qui me gâte tous ces récits, c'est l'exagération
manifeste et un excès de naïveté dans Topiniâtreté, une
disproportion du ton aux objets, à laquelle on a peine à
se faire; c'est un pathétique impayable, dit M. de Mais-
tre, dont le dédain triomphe ; c'est, pour tout dire, un
point de vue de nonnes (là même où elles semblent se
mettre au-dessus et en sortir), qui est beaucoup moins
conforme à celui de la mère Angélique qu'on ne le croi-
rait; car celle-ci était bien autrement forte et mâle, et
sobre de paroles, comme nous le savons, et comme nous
le verrons encore une fois tout à Theure, à Tarticle de
sa mort.
Certes Téducation qu'on donnait aa dedans de Port-
Royal aux jeunes filles avait en son genre autant d'ex-
cellence que réducation donnée au dehors aux jeunes
garçons. Racine a raison de dire de ces femmes de qua-
lité, autrefois élevées à Port- Royal, et qui en gardaient
intérieurement la marque : « On sait avec quels senti-
ments d'admiration et de reconnoissance elles ont tou-
jours parlé de Féducation qu'elles y avoient reçue; et il
y en a encore qui conservent au milieu du monde et
de la Cour, pour les restes de cette maison affligée, le
même amour que les anciens Juifs conservoient dans
leur captivité pour les ruines de Jérusalem. » Et celte
•mage, sous sa plume, nous prouve qu'il pensait à Port-
^oyal presque autant qu'à Saint-Gyr, lorsqu'il faisait
parler /a Piété dans le Prologue d'Esther, ou lorsqu'il
faisait dire à Élise, voyant entrer le chœur :
Prospérez, cher espoir d'une nation sainte!
Puissent jusqu es au Ciel vos soupirs innocens
Monter comme Todeur d'un agréable encens!
lif)
POirr-ilOYAL.
Boileau rendait à son toui' un dernier hommage à
•cette solide éducation de Port-Koyal, qui déjà, depuis
près de quinze ans, avait de nouveau et définitivement
cessé, lorsque, dans sa Satire dea Femmes , en 1693, il
(lisait à Alcippc :
L'épouse que tu prends, sans tache en sa conduite.
Aux vertus, m'a-l-on dit, dans Port-l\oyal instruite,
Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
Si j'osais soupçonner un seul défaut à cette éducation de
Port-Royal, appliquée aux femmes, ce serait de les avoir
trop directement poussées vers la vie religieuse, pour
peu qu'elles eussent en elles l'étincelle sacrée; car alors,
et entourées de la sorte, il était difficile qu'elles pris-
sent une juste idée de la vie sociale; elles devaient
considérer l'état de mariage comme très-inférieur, s'en
détourner presque comme d'un écueil, et dans cette
voie parfaite, à l'exemple de leurs guides, elles devaient
toutes désirer d'atteindre l'extrême but. Un signe exté-
rieur semble exprimer celte confusion, ou du moins ce
trop de rapprochement entre les degrés : les pension-
naires n'avaient d'autre habit qu'un petit habit blanc,
pareil à celui des novices. Mais nous n'avons pas tous
les éléments précis pour juger de cet enseignement par-
ticulier, comme on les a depuis peu pour Saint-Cyr.
M. Daubray vint donc au monastère de Paris, le
23 avril (1661), le samedi d'après Pâques, accompagné
du procureur du roi au Ghâtelet, et il se fit donner
les noms des pensionnaires, tant celles de Paris que des
Champs : sur quoi, le procureur du roi signifia l'ordre
de renvoyer, dans trois jours, toutes ces pensionnaires,
avec défense d'en recevoir aucune à l'avenir, soit pour
y être élevées, soit pour y devenir religieuses. Il y avait
doute dans le cas actuel pour quelques-unes qui n'é-
taient plus pensionnaires, qui étaient postulantes et à
LIVRE CINQUIÈME.
117
la veille de recevoir l'habit de novice, ne l'ayant pu
prendre jusque-là à cause du Carême. On crut pouvoir
passer outre à l'égard de celles-ci, et, les deux jours
suivants, on fit prendre Fhabit à sept d'entre elles, en
diminuant un peu de la solennité d'usage et çn abré-
geant; car on craignait un contre-ordre. Cependant un
commissaire du roi au Châtelet allait porter le 24 au
monastère des Champs le même ordre de renvoyer les
' pensionnaires % et dans les deux maisons la désolation
était à son comble. A Paris, la sœur Angélique de Saint-
Jean, maîtresse des enfants, ne pouvait plus entrer
dans la chambre où ils étaient, sans qu'ils vinssent se
eter dix ou douze sur elle, en pleurant et la conjurant
de les prendre en pitié. Quelques-unes lui disaient :
« Ma sœur, vous savez que je me perdrai si je retourne
dans le monde. » D'autres demandaient l'habit de con-
verses, afin d'être parla exemptées de sortir. Des petites
de douze ou treize ans priaient qu'on les mît au novi-
ciat. Il y en eut une entre autres, qui, n'ayant point
encore déclaré sa volonté touchant la religion, s'écria :
« Ohl il est temps de se découvrir; jusqu'à présent
1. Ce commissaire fut annoncé et précédé par une lettre de
M. Daubray à M. d'Andilly, écrite le 23, et conçue en des termes
si remarquablement polis qu'ils ont mérité d'être conservés :
« Monsieur,
« J'avois brdre de vous aller visiter à Port-Royal, mais toutes mes dé-
marches ont été si malheureuses que j 'ai cru vous devoir épargner celle-ci.
Je n'ai pas eu le courage de vous aller embrasser et vous porter de mau-
Taises nouvelles en même temps. Madame l'abbesse de Port-Royal de Paris
m'a donné occasion de me défaire d'une partie de ma commission, et pour
le surplus, qui n'est qu'une formalité, de m'en décharger sur le commis-
saire Picart qui sigaifiera, avec votre permission, à la mère prieure et
autres officières de la maison, mon ordonnance transcrite sur la volonté du
roi. il le fera avec tout le respect qui est dû à une Communauté si sainte;
et, vous demandant pardon de la nécessité que j'ai d'obéir, je demeure,
Monsieur,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Daubray. »
118
PORT-ROYAL.
ma disposition ni mon âge ne me Tavoient pas permis;
mais, à cette heure, je le dis nettement, je veux êire
religieuse. » Elle s'offrit en même temps à prendre Tha-
bit gris, afin de se cacher dessous, et par là de se sauver
du naufrage
« 11 faudroit avoir un cœur de tigre, écrivait à ce
sujet M. Arnauld, pour n'être pas touché des larmes de
tant de pauvres enfants, qui se jettent aux pieds des
religieuses qu'elles rencontrent, en les conjurant de
ne les pas renvoyer. » — « Depuis ce jour (du 23 avril),
dit une Relation, la maison devint une maison de larmes,
3t tout retentissoit des cris et des pleurs de trente- trois
enfants et de plusieurs filles déjà reçues au noviciat,
et qui attendoient, comme l'arrêt de leur mort, qu'on
les contraignît à sortir.,.. » A toutes les heures du jour
les scènes se renouvelaient « à mesure que Ton venoit
enlever, les uns après les autres, ces pauvres petits
agneaux, qui ne se taisoient pas, mais qui jetoient des
cris jusqu'au ciel.i> N'entrons pas trop complaisamment
dans le détail, de peur de tomber nous-même dans le
larmoyant.
Une jeune fil!e pourtant dont le nom mérite d'être
conservé, et qui se rattache, dans notre idée, par ses
parents, à des souvenirs tout autrement mondains, ma-
demoiselle de Montglat, âgée pour lors de quatorze ans
au plus et qui venait d'être guérie, les jours précédents,
d'un mal déjà ancien, qui la rendait boiteuse (ce qui
avait eu lieu après neuvaiue, et par Tintercession de
saint Bernard, on n'en doutait pas), crut ne pouvoir re-
mercier Dieu qu'en lui consacrant sa personne tout
entière, et demanda le voile avec ardeur. Ayant fai
1. llelation de ce qui s'est passé à Port-Royal depuis le commen-
cement d'avril 16G1 jusqu'au '29 d'avril 16G2, dans le volume iiiLi»
tulé: Histoire des Persc'cuiions des Religieuses de Port-Uoyal^
écrite par elles-mêmes (1753) .
LIVRE CINQUIÈME.
assembler le 24 la Communauté pour prendre son avis
sur ce cas d'exception, la mère Agnès proposa le dessein
de la jeune enfant, représenta la sincérité et la ferveur
de son désir, exprimé par elle plus d'une fois; qu'on
l'avait toujours ajournée et remise à cause de son âge,
mais que les circonstances permettaient de ne plus dif-
férer, et que le moment était venu d'imiter ce qui se
pratiquait dans la primitive Église , lorsque, à l'ap-
proche d'une persécution, on abrégeait le temps de ceux
qui étaient en pénitence, et qu'on les admettait avant le
terme à la sainte Communion. L'image d'une piété si
vive dans un âge encore si tendre tira des larmes de
tous les yeux, et la postulante obtint de revêtir l'habit
le jour suivant.
Disons, en deux mots, que nçademoiselle de Montglat,
fille du marquis de Montglat, dont on a de si utiles et
si judicieux Mémoires, et de cette madame de Montglat,
trop connue par ses légèretés et par sa liaison avec
Bussy, avait été élevée à Port-Royal auprès de sa tante
maternelle la marquise d'Aumont (née de Chiverny), à
qui sa mère l'avait comme donnée. Sous les yeux de
cette pieuse bienfaitrice du monastère, elle avait grandi,
nourrissant de bonne heure et embrassant l'idéal de la
vie intérieure et régulière sans partage. Elle était d'ail-
leurs d'un esprit ferme, élevé autant qu'orné; le latin,
et jusqu'à un certain point les Lettres, étaient entrés
dans son éducation. Forcée de sortir de Port-Royal mal-
gré son habit de novice, elle obtint de son père de se
retirer à l'abbaye de Gif, où elle avait une tante prieure.
On la retrouve pourtant à Paris en 1664-1665, au mo-
ment de la captivité des principales sœurs de Port-
Royal, et leur rendant de bons offices avec l'agrément
de Farchevêque. On la voit même présente le 3 juil-
let 1665, le jour de la translation et de la réunion des
" religieuses au monastère des Champs. Mais n'ayant pu
120
PORT-ROYAL.
obteoir de rentrer parmi elles, elle retourna à (iif, où
elle fit profession deux ans après. Elle y exerça succes-
yement les principales charges sous sa tante, alors
dbbesse; et elle-même, avec les années, y devint abbesse
à son tour : exacte, ausière, réformatrice, fidèle en tout
temps à Tesprit de Port-Royal, et se dirigeant par les
conseils d'hommes excellents, qui participaient aux tra-
ditions de cette génération pure. Elle abdiqua humble-
ment avant la fin, et mourut en 1701. Si Port-Royal
avait subsisté, ou n'avait pas été irrévocablement muré
pour celles qui se regardaient au dehors comme en
exil, c'est dans son sein qu'elle aurait certainement
développé ses mérites et appliqué ses vertus. Est-ce à
nous de trouver ces vertus excessives? Dès 1661,
cette fille de quatorze ans ne payait-elle pas pour sa
fragile mère, qui avait eu le tort d'inspirer, Tannée
précédente, à Bussy la chronique galante et scandaleuse,
connue sous le titre à! Histoire amoureuse des Gaules
(1660); car il ne récrivit, dit- on, que pour amuser
madame de Montglat et pour lui complaire? Mais,
furieux bientôt de n'être plus aimé d'elle, ce vilain
homme d'esprit fit tout pour la compromettre devant
le monde et la diffamer; il poussa la vengeance de la
Fatuité jusqu'à faire peindre dans le grand salon du
château de Bussy des tableaux emblématiques avec de-
vises, où il insultait à rinconstance de celle qu'il appe-
lait de mille noms, et qu'il enrageait tout bas d'aimer
toujours. Malgré cet éclat de Bussy, les grâces et les
qualités de madame de Montglat lui conservèrent les
amitiés les plus honorables : et cependant sa fille, qui
sans doute ignorait beaucoup de ces tristes choses, sen-
tait en elle, comme par une compensation mystérieuse,
Tardent désir d'être deux fois honnête, deux fois pure
d-evant Dieu, et de s'exercer sans relâche dans les voies
du perfectionnement chrétien et de laoénitence. Si nous
LIVRE CINQUIÈME.
12i
rencontrons dans les pratiques quelque petitesse, sachons
nous reporter, pour être justes envers ces âmes inté-
rieures, au principe et au but suprême de leur vertu, à
cette haute pensée d'Éternité qui leur était à jamais
présente.
Une autre personne d'un nom plus connu, mademoi-
selle de Luines, fit instamment alors la même demande
que mademoiselle de Moutglat. Il y avait à Port-Royal,
en ce moment, trois filles du duc de Luines et de sa
première et si pieuse épouse : Faînée, qu'on appelle
ordinairement madame de Luines ; la cadette, madame
d'Albert, et mademoiselle de Chars, qui depuis se maria :
les deux premières restèrent vouées à la vie religieuse.
L'aînée, mademoiselle de Luines, était particulièrement
clière à la mère Angélique, lui ayant été confiée presque
dès le berceau par ses parents pour être dignement pré-
parée au service de Dieu. Elle vint se présenter le 24
devant toute la Communauté et pria qu'on lui fît la
faveur de la joindre k mademoiselle de Montglat, pour
prendre l'habit le lendemain. Elle avait écrit dans le
même sens à son père, qui arriva en toute hâte au mo-
nastère, mais qui ne voulut consentir à rien sans avoir
consulté madame deChevreuse. Cette dernière étant allée,
à l'heure même, trouver la reine-mère, apprit d'elle que
les novices sortiraient de Port-Royal aussi bien que les
autres, et qu'il ne servirait de rien à sa petite-fille de
revêtir l'habit si précipitamment. Madame de Ghe-
vreuse, alors dans sa haute dévotion finale, vint elle-
même, quelques jours après (le 5 mai), recevoir à la
grille ses petites-filles éplorées. La mère Angélique,
malade et près de sa fin, et qui était arrivée depuis peu
du monastère des Champs, trouva la force de conduire
jusqu'à la porte sa chère victime qu'elle ne devait
plus revoir, et qui s'arrachait d'elle avec déchirement.
Madame de Chevreuse avant fait compliment à la vé-
122
PORT-ROYAL.
nérable Mère sur sa fermeté : « Madame, lui répon-
dit-elle, quand il n'y aura plus de Dieu, je perdrai cou-
rage; mais tant que Dieu sera Dieu, j'espérerai en
lui. » Et embrassant mademoiselle de Luines, que ma-
dame de Ghevreuse la priait de consoler : * Allez, lui
dit-elle, ma fille, espérez en Dieu, confiez-vous de tout
votre cœur en sa bonté infinie, et ne vous laissez point
abattre : nous nous reverrons ailleurs, où les hommes
n'auront plus le pouvoir de nous s 'parer. »
Madame de Luines resta fidèle toute sa vie à ces
dernières paroles de la mère Angélique. Nous la con-
naissons par la Correspondance de Bossuet, qui entre-
tenait surtout une grave et tendre liaison spirituelle
avec sa sœur cadette , madame d'Albert. Toutes deux
devinrent religieuses dans l'abbaye de Jouarre, qui était
dans le diocèse de Meaux. En 1670, au moment de ce
qu'on appela la Paix de l'Église, et quand Port- Royal
refleurissait, elles renouèrent alliance avec leur ber-
ceau en rétractant par écrit la signature du Formulaire
qu'elles ^avaient faite dans l'intervalle, et en témoignant
de leur repentir. Cette rétractation envoyée par elles à
leur évêque d'alors, M. de Ligny, qui s'était rattaché à
Port-Royal, fut enregistrée dans les archives du monas-
tère et nous a été conservée avec beaucoup d'autres
pareilles du même temps. Elles y vinrent toutes deux
pour s'y retremper à la source pendant quelques
jours *. Ces dames de Luines étaient à Jouarre quand
Bossuet succéda en 1682 à M. de Ligny. Ce ne fut que
bien plus tard, en 1696, que Louis XIV consentit à
nommer l'aînée prieure de Torcy, et son inséparable
1. a Le mercredi 2 septembre 1676, madame d'Albert, religieuse
de Jouarre, vint céans avec madame de Luines ; elle s'en relourna,
le dimanche suivant, avec une sœur converse qu'elle avoit amenée
avec elle. » (Journal de Port-RoyaL)
LIVHE CINQUIÈME.
123
sœur Vy accorapagna. La tache originelle d'avoir été
élevées à Port- Royal leur était demeurée comme indélé-
bile et les avait fait exclure des grâces auxquelles leur
naissance les destinait : « J'ai toujours ouï dire, écri-
vait Bossuet à madame d'Albert (le 3 décembre 1694)
que votre éducation de toiites deux à Port-Royal avait
fait une mauvaise impression, que monsieur votre frère
même (le duc de Chevreuse) avait eu bien de la peine
à lever par rapport à sa personne : j'ai dit ce que je
devais là-dessus et au Père de La Chaise et au roi
même, je n'en sais pas davantage. » — « Il est vrai qu'on
a dit au roi ce que vous avez su, écrivait-il encore
(20 décembre 1695)...; ce sont de vieilles impressions
de Port-Royal, dont on a peine à revenir, mais qui,
Dieu merci ! ne font aucun mal, si ce n'est de retarder
le cours des grâces de la Cour, ce qui est souvent un
avancement de celles de Dieu. » Madame de Luines
paraît ne s'être jamais ouverte aussi complètement avec
Bossuet qu'elle l'aurait pu, et il avait besoin de la ras-
surer de temps en temps en lui confirmant les témoi-
gnages de son estime et de son amitié. C'est pour elle
qu'il fit son admirable traité de la Vie cachéey comme
pour la consoler d'avoir maoqué plus d'une fois les
abbayes auxquelles elle semblait près d'atteindre, et
pour l'encourager aux sacrifices ou aux refus : « Heu-
reuse encore une fois, lui écrivait-il à propos d'un de
ces mécomptes, trois et quatre fois heureuse, et plus
heureuse que si l'on vous donnoit les plus belles crosses,
de posséder votre âme en retraite et en solitude, sans
être chargée de celle des autres ! C'est ce que Dieu de-
mande de vous, et il me le fait sentir plus que jamais
(23 octobre 1695). » — Il par^iît que madame de Luines,
toute fille de la mère Angélique qu'elle était, avait
peine, non pas à se soumettre à ces exclusions (elle s'y
ïnontrait soumise), mais à rononcer de cœur, et une
124
PORT-ROYAL.
bonne fois, à toutes ces grandes places et dignités. E)l<;
n'y voyait peut-être qu'un degré d'indépendance à ac-
quérir pour mieux faire, et le moyen de se conform';,
plus étroitement à son premier idéal chéri.
Quant h madame d'Albert, c'est une figure touchante,
timide, tourmentée, et qui s'attache à Bossuet comme
sa vraie fille spirituelle, ce qu'elle était bien en effet;
car c'était lui qui, en 1664, avait prononcé le sermon
pour sa vêture. Elle a cependant beaucoup gardé de
Port-Royal et de cette éducation mortifiante, de même
qu'elle a beaucoup de son frère, le duc de Chevreuse,
pour les raisonnements subtils et à l'infini. Elle ques-
tionne, elle raffine; elle s'inquiète et s'accuse; elle
s'analyse dans ses peines et ne s'en croit jamais assez
guérie. Elle a, comme Job, de cette tristesse « qui nous
fait voir un Dieu armé contre nous, » — « un Dieu
toujours irrité. » Bossuet est bon et patient avec elle;
il lui répond en détail et entre dans ses scrupules,
autant qu'il faut pour y couper court :
« Je sais mieux ce qu'il vous faut que vous-même, lui
dit-il sans cesse.... Vous faites de grands efforts pour vaincre
vos peines, et puis vous en revenez à la môme chose.... Vous
vous tendez des pièges à vous-même, et vous êtes ingé-
nieuse à vous ehercher des embarras.... Vous vous repliez
trop sur vous-même, et vous devriez suivre plus directe-
ment le trait du cœur qui veut s'unir à Dieu.... Si vous y
prenez bien garde, ce n'est toujours que la même peine qui
revient sous d'autres couleurs.... Mettez-vous bien dans l'es-
prit ce que je vous ai dit, qu'attaquer directement ces
peines, c'est les émouvoir et les fortifier, et qu'il n'y a qu'à
les laisser s'écouler, et ne se point louriiienter de ces vains
fantômes.... C'est dans l'acte d'abandon que se trouve le seul
remède à vos maux.... Ne cherchons point d'explication avec
Dieu dans la manière dont il agit en nous; il la sait, et c'est
assez.... Il sait cacher son ouvrage, et il n'y a point d'adresse
pareille à la sienne pour agir à couvert... .Confiance, dilata-
LIVRE CINQUIÈME.
12b
tion, délectation en Dieu par Jésus-Glirist, c'est tout ce que
Dieu demande. »
Il cherche ainsi, par tous les moyens, à calmer une
âme que la nature avait faite tremblante comme la co-
lombe, et en qui Port-Royal avait cultivé dès l'enfance
ce principe de gémissement et d'effroi. Il a même, en
lui parlant, de ces chants soudains, merveilleux, de
ces rayons dont le discours s'illumine, et qui manquent
par trop à nos directeurs Port-Royalistes monotones
austères :
« Aimable plante, s'écrie-t-il tout d'un coup et sans pré-
paration en finissant une lettre, olivier fécond et fructifiant,
arbre chéri de Celui qui l'a planté dans sa maison; qu'il re-
garde continuellement avec des yeux de complaisance ; qu'il
enracine par l'humilité, qu'il rend fécond par ses regards
favorables, comme un soleil bienfaisant; dont il prend les
fleurs et les fruits pour en faire une couronne à sa tête;
croissez à l'ombre de sa bonté, et ouvrez-vous à ses bénignes
influences! »
Et à un autre endroit où il parle de la règle du si-
lence, et comme pour en adoucir l'impression austère,
pour la rendre aimable plutôt qu'effrayante, il a, au
milieu d'une lettre, ce verset inattendu :
g: Que j'aime le silence! que j'en aime l'humilité, la tran-
quillité, le sérieux, le recueillement, la douceur ! qu'il est
propre à attirer Dieu dans une âme, et à y faire durer sa
sainte et douce présence ! »
Et aux approches de Noël (1695) :
« Je vous verrai assurément après la fête, s'il plaît à Dieu.
Je souhaite que vous la passiez saintement. Dans quelle
troupe des adorateurs voulez-vous que je vous mette, de
celle des Anges ou de celle des Bergers?,.. »
L'âme angoisseuse à laquelle il s'adressait devait se
126
PORT-ROYAL.
prendre à ces heureux endroits comme à une parole de
fête, et s'en réjouir pour longtemps. En un mot, Bos-
suet, dans cette Correspondance avec madame d'Albert,
lui est constamment un très-sage, un aussi doux, et plus
prudent Fénelon
Il lui permettait d'ailleurs bien des choses, des lec-
tures d'exception, et même des études : « Je n'improuve
pas que vous composiez en latin; mais pour le grec, jo
crois cette étude peu nécessaire pour vous. » Il lui per-
mettait, à elle en particulier, la lecture des Lettres de
M. de Saint-Gyran : « Je ne change rien à la permission
que je vous ai donnée, de continuer la lecture des
Lettres de M. de Saint-Gyran : je ne le permettrois pas
si aisément à quelqu'un qui ne Tauroit pas lu, ou que
je ne croirois pas capable d'en profiter. La concession
ou refus de telles permissions sont relatives aux dispo-
sitions des personnes. Ainsi vous pouvez continuer, et
me marquer les endroits excellemment beaux, v Et
comme elle craignait toujours d'outre-passer et d'en-
freindre quelque défense dont il y avait bruit autoiir d'elle :
« Cependant, allez votre train, lui disait- il, et ne vous
émouvez jamais de ce que j'écris pour les autres, puisque
je me réserve toujours une oreille pour les raisons par-
ticulières. »
J'ai teou à montrer une des pensionnaires du Port-
Royal d'alors, qui en avait beaucoup emporté et gardé
1. On se rend mieux compte, par ces passages, du caractère
d'onction qui était propre aux discours de Bossuet et qui est at-
testé par Tabbé Le Dieu, dans ses Mémoires: « De saintes reli-
gieuses et de grand mérite, dit-il, mesdames de Luines et d'Albert,
sensibles à cette impression ordinaire de ses discours, lui disoient
dans leur transport : « Comment faites-vous donc, Monseigneur,
« pour vous rendre si touchant ? Vous nous tournez comme il vous
a plaît, et nous ne pouvons résister aux charmes de vos paroles.»
La Correspondance de Bossuet avec madame d'Albert a gardé de
ces tendres ei charitables élancements de son éloquence pastorale.
LIVRE CINQUIÈME.
127
en d'autres maisons. Dans madame d'Albert, nous
avons jusqu'au bout une élève timide, comme dans
mademoiselle de Montglat une élève forte et une âme
vaillante.
Entre les pensionnaires, dites postulantes et destinées
au noviciat, qui sortirent à ce même moment de 1661,
il y avait encore deux demoiselles Périer et mademoi-
selle de Bagnols. Celle-ci, comme mademoiselle de
Luines, était une fille particulière et tendre de la mère
Angélique, à qui elle avait été remise dès l'âge de cinq
ans *. Obligée de renoncer à devenir religieuse à Port-
Royal, elle ne voulut pas l'être ailleurs, mais elle se
considéra comme liée par ce premier vœu, ferma l'o-
reille à toutes les paroles de mariage qui vinrent la
tenter, et continua de vivre au dehors, en conservant
exactement l'esprit de la maison. Elle demanda à être
enterrée au monastère des Champs. C'est aussi dans ce
même esprit de fidélité inviolable que vécurent les deux
demoiselles Périer, Jacqueline, morte la première, et
Marguerite, la plus connue, et si recommandable pour
nous, moins encore pour le miracle de la Sainte-Épine
que par le soin avec lequel elle recueillit les traditions
de sa famille, et aida à transmettre tant de pièces pré-
cieuses pour rhistoire de Port-Royal et de ces Mes-
sieurs^. Mademoiselle de Bagnols et mesdemoiselles
Périer sont l'exemple de parfaites élèves de Port-Royal
et de vierges chrétiennes, arrêtées par un obstacle au
seuil du cloître, mais n'en perdant jamais la vue ni la
pensée, et se considérant, par le vœu intérieur, comme
à jamais consacrées à Dieu.
Je n'ai rien à noter d'intéressant sur les autres noms.
1. Se rappeler ce qui a été dit précédemment sur son pôre
M. de Bagnols, au tome 11, p. 296.
2, Précédemment, tome III, p. 197.
128
PORT-ROYAL»
On rencontre parmi les pensionnaires de la maison des
Champs une Hélène de Muskry, Irlandaise, et dont la
famille figure dans les Mémoires du chevalier de Gram-
mont. Mademoiselle Hamilton, la future madame de
Grammont, était sortie de Port -Royal à cette date et oc-
cupait déjà le monde : nous la retrouverons un jour. En
tout il y avait une soixantaine de pensionnaires, tant à
la maison de Paris qu'aux Champs, trente au plus dans
chaque maison ; il n'y en eut jamais plus à Port-Royal,
de même que le monastère au complet se composait de
cent vingt filles religieuses.
L'habit qu'on avait précipitamment donné aux novices
à la suite de la première visite du lieutenant civil fut
mal interprété en Cour, et ce magistrat revint le 4 mai
porteur d'une lettre du roi dans laquelle il était fait h
l'abbesse une réprimande à ce sujet avec ordre de faire
à l'instant quitter l'habit à ces novices et de les renvoyer,
ainsi que quelques pensionnaires qui, par suite de l'ab-
sence des parents, étaient demeurées encore. Ces der-
nières furent conduites et remises comme en dépôt au
couvent des Ursulines de la rue Saint-Jacques. Pareille
visite du lieutenant civil, pour le même objet, eut lieu
le lendemain 5 mai au monastère des Champs. La mère
Agnès s'empressa d'écrire au roi une lettre de respect
et d'humble remontrance, où elle se plaignait du dessein
qui se manifestait trop bien par ce nouvel ordre appli-
cable aux novices mêmes, et qui n'allait à rien moins
qu'à « éteindre une des plus anciennes abbayes du .
royaume; » elle représentait sur ce point au roi très-
chrétien ses scrupules comme abbesse, et ses peines de
voir arracher de sa maison tant de filles que Dieu y avait
unies déjà et conjointes à lui et à leur Communauté*.
M Le roi (selon la Relation) reçut fort bien cette lettre
1. Sept novices et huit postulantes, en tout nuinze persqnnes.
LIVRE CINQUIÈME.
129
et la lut avec grande attention. Madame la comtesse de
Brienne la mère a dit depuis à M. d'Andilly, que s'étant
trouvée le matin au lever de la reine-mère, le roi entra
et dit à Sa Majesté : « Madame, je viens de recevoir la
plus belle lettre du monde de Tabbesse de Port-Royal.
Elle me mande qu'elle ne peut en conscience dévoiler
ses novices à q^ui on lui ordonne d'ôter le voile, mais
que pour ce qui est du reste, si je continue à vouloir
user de mon autorité, elle m'obéira avec respect. »
Je ne sais si le roi dit en effet de telles paroles, aux-
quelles les effets répondirent peu : mais Tamour-propre
de Port-Royal, trop à l'image de celui de M. d'Andilly,
se payait souvent de ces vaines louanges.
Le 8 mai, M. Singlin, qui avait la charge de supé-
rieur des deux monastères, dut se retirer en toute hâte
pour se dérober à une lettre de cachet datée du même
jour, qui l'exilait à Quimper en Bretagne. Le nouveau
supérieur imposé par les grands vicaires, et qu'eux-
mêmes eurent à choisir sur une liste de sept noms en-
voyés par M. Le Tellier, fut un M. Bail plein de pré-
ventions, qui n'était pas un méchant homme, mais sans
mesure et sans tact, un théologien de la plus commune
espèce et dont le langage nous semblera grossier à côté
de celui de ces Messieurs.
Le 13 mai, le lieutenant civil revint pour la troisième
fois, accompagné du procureur du roi et aussi du che-
valier du guet. Ce dernier avait commandement d'ar-
rêter M. Singlin qui ne s'y trouvait plus. Une lettre im-
pérative du roi, et contre-signée Le Tellier, enjoignait
à l'abbesse d'ôter Thabit sans délai aux dernières no-
vices reçues et de les renvoyer toutes, ainsi que le res-
tant des postulantes. On promettait de rendre la faculté
d'en recevoir à l'avenir, lorsqu'un supérieur non suspect
aurait remis la maison en bon crédit. L'abbesse se sou-
mit, et ne pouvait que se soumettre, en ce qui était du
130
PORT-ROYAL.
renvoi; mais ôter l'habit à qui l'avait reçu était une
énormi'.é ecclésiasliquo dans laquelle sa religion était
intéressée. Elle so borna à déclarer aux novices qu'elle
les laissait libres de le quitter ou non. Ces pauvres filles
se trouvèrent sur cela dans une grande perplexité, ne
sachant quel parti prendre entre leur devoir envers Dieu
et l'ordre si précis du roi. On leur présenta même leur
habit séculier pour qu'elles eussent toute liberté d'en
changer à l'instant, mais pas une ne put s'y résoudre,
a Enfin, dit la Relation, M. d'Andilly (qui dans les
grandes circonstances s'improvisait comme un supérieur
laïque et volontaire, et qui faisait ici l'intérim de M. Sin-
glin) se trouva là pour les encourager à demeurer fermes
et constantes dans la condition où Dieu les avoit mises,
quoi qu'il en pût arriver. Elles n'y étoient déjà que trop
portées y mais elles se sentirent tellement fortifiées ,
qu'elles se résolurent de se laisser mettre en pièces,
ainsi que dirent quelques-unes d'entr'elles, plutôt que
d'abandonner leur voile et leur habit , si on ne îe leur
arrachoit de force ou de violence. » Personne ne son-
geait à en venir à cette extrémité. Elles sortirent donc
le 14 mai dans l'habit qu'elles avaient : cependant, par
respect pour l'ordre du roi, on leur mit des écharpes sur
la tête, et l'on sauva ainsi l'apparence.
Les grands vicaires vinrent le 17 mai pour faire exé-
cuter les ordres qu'ils avaient reçus; ils amenèrent
M. Bail afin de l'installer comme supérieur. L'abbesse
résista sous prétexte que l'archevêque, c'est-à-dire le
cardinal de Retz, ayant donné M. Singlin pour supé-
rieur, on ne pouvait en conscience en recevoir un autre
tant que l'autorité légitime ne l'avait pas dépossédé régu-
lièrement : auquel cas les religieuses avaient par leurs
Constitutions le droit d'en présenter un. C'était un pri-
vilège qu'elles tenaient encore du cardinal de Retz. Il
fut convenu, après bien des pourparlers, que M. Bail
LIVRE CINQUIÈME.
131
serait reçu comme a envoyé» et commis de la part des
grands vicaires. » Ces derniers, et à leur tête M. de
Contes, doyen de Notre-Dame, étaient assez favorables
îi Port-Royal et auraient voulu lui épargner les rigueur.^
M, de Contes était un ecclésiastique poli, homme du
monde , bienveillant dans les rapports de son office ;
mais il n'était pas du bord de ces Messieurs comme on
l'entendait ; il n'était pas de Tétoffe dont se font les
ermites et les martyrs. M. de Pontchateau, dans son
zèle étroit, l'a jugé avec une rigueur qui tient du fana-
tisme, lorsque, apprenant sa mort dix-huit ans après, il
en écrivait (4 août 1679) :
« Vous aurez peut-être appris la triste mort de M. de
Contes, doyen de Notre-Dame. Il est mort riche de 400 000
livres, dont on en a trouvé 200 000 en or et en argent dans
ses coffres. Il avoit des provisions d'habits et de meubles
qui ont surpris tout le monde. Mais surtout il avoit ses
chambres pleines de sucre et de confitures, moisies, gâtées
et demi-mangées par les rats. Avec tout cela il a partagé
ses bénéfices à ses neveux et ses autres biens avec toute
la sagesse humaine possible, et il s'est bien gardé de rien
donner aux pauvres. Je me souviens que cet homme a fait
autrefois une assez bonne action : c'est son premier Mande-
ment; mais il n'étoit pas digne d'y persévérer et de contri-
buer par là à la paix de l'Église : c'est ce qui l'obligea bientôt
à le rétracter; car le moyen qu'un homme qui aimoit tant
le monde n'obéît point au monde? »
Aux yeux de Port-Royal M. de Contes ne fit donc,
en sa vie, qu'une assez bonne action; il concerta avec
quelques-uns de ces Messieurs , et probablement avec
Pascal, un Mandement donné le 8 juin (1661), dont
les termes, à la rigueur, permettaient de signer. Les
religieuses de Port- Royal de Paris le signèrent non sans
difficulté le 23 juin; j'ai dit ailleurs* les peines qu'il
l. Tome III, p. 345-352.
132
PORT-ROYAL.
causa au monastère des Champs, où l'on était moins
bien informé, elles douloureuses angoisses, Tagonie de
conscience de la sœur de Sainte-Enphémie (Pascal), qui
mourut à la suite de cotte lutte intérieure. Mais bien-
tôt le Mandement ambigu fut révoqué par un Arrêt du
Conseil d'État à la date du 9 juillet : le Pape ayant aussi
témoigné sa désapprobation, par un bref où il taxait de
fausseté et de mensonge l'interprétation des grands
vicaires, ceux-ci effrayés firent un second Mandement
(31 octobre 1661) qui ne laissait plus l'ombre d'un
doute, et dans lequel les propositions qualifiées héré-
tiques étaient présentées non-seulement comme devant
être condamnées en elles-mêmes, mais encore comme
étant extraites du livre de Jansénius et condamnées au
sens de cet auteur. La question de la signature se po-
sait dans toute sa netteté.
Pour les ecclésiastiques et docteurs, ne pas signer,
c'était faire acte de libre examen, marquer que sur un
point de fait on tenait à son propre sens et qu'on y
tenait publiquement, au risque même, en ayant raison
là-dessus, de laisser se grossir et s'éterniser une que-
relle toujours périlleuse. Mais enfin cela était du res-
sort des docteurs.
Pour des religieuses comme celles de Port-Royal,
refuser la signature, c'était marquer que sur ces
points de doctrine on avait un avis ou du moins une
prévention fondamentale, et qu'entre les différentes
autorités extérieures qui étaient en opposition et en
conflit, il y avait des autorités particulières, intimes et
voisines du cœur, qui balançaient pour le moins, dans
l'opinion qu'on s'en formait, la grande autorité publi -
que du Saint-Siège et des puissances régulières. C'é-
tait pour des lilles faire acte plus ou moins de doc-
teur, et décidément prendre fait et cause pour certains
dociîiurs.
L1VRI<: CINQUIÈME.
133
On le savait bien, et tout le vif de l'insistance d'un
coté, et de la résistance de l'autre, était là.
La mère Angélique mourante écrivit le 25 mai à la
reine- mère une lettre de justification dans laquelle on
lisait ces mots :
c( Quant à ce qui regarde, Madame, les erreurs contre la
foi dont on dit que cette Maison a depuis été infectée, je dé-
clare devant Dieu à Votre Majesté que nos directeurs ont
eu, au contraire, un soin si particulier de ne nous entre-
tenir jamais, et de ne permettre point qu'on nous entretint
de ces matières contestées qui sont si fort au-dessus de notre
sexe et de notre profession, que bien loin de nous en donner
connoissance, ils nous ont toujours éloignées de tout ce qui
avoit quelque apparence de contention, et que pour cette
seule raison on ne nous a jamais fait lire aucun des livres
même dont le sujet est plus édifiant^ comîne entr autres celui
de la Fréquente Communion. »
Certes quana une personne, comme elle, parle ainsi,
il faut la croire. Pourtant sa digne sœur la mère Agnès
avait gardé un coin de curiosité à la d'Andilly pour les
choses de Tesprit jusque dans la dévotion; plus d'une
avait pu l'imiter, et dans tous les cas, si jusqu'à ce
moment les religieuses étaient restées étrangères à ces
questions du dehors, il devient trop évident qu'on ré-
para avec elles le temps perdu. La sœur Angélique de
Saint-Jean, grand esprit et qui fut 1 âme de Port-Royal
en ces nouvelles épreuves, savait tout ce qu'on en pou-
vait savoir et l'apprit vite aux autres. Elle ne s'occupait
pas seulement du dedans , elle correspondait avec les
amis et les tenait au courant de l'état des choses, de la
disposition des esprits ; elle sollicitait des secours spi-
rituels et des appuis soit de l'évêque d'Angers son oncle,
soit de l'évêque d'Aleth M. Pavillon^ et, sous air de re-
chercher et de révérer leur avis, elle les exhortait et
134
PORT-ROYAL.
leur traçait leur voie : elle était fill(3 à en remontrer aux
évêques eux-mêmes.
Le premier soin de M. Bail, en prenant possession
de la supériorité qui lui avait été commise, fut d'éloi-
gner les confesseurs ordinaires, en fonction sous M. Sin-
glin, et qui étaient de la maison même, gens de bien,
modestes et tout pratiques, tout cachés en Dieu, M. de
Rebours, le plus âgé, qui en mourut de douleur deux
mois après, M. d'Allençon, M. Akakia du Mont On ne
pouvait croire que les religieuses fussent sans commu-
nication habituelle avec les chefs du parti; on ne s'ex-
pliquait que de la sorte leur résistance prolongée, et
très-extraordinaire chez des personnes de leur état. Un
lundi, 25 juillet, le lieutenant civil et le procureur du
roi vinrent, dès six heures et demie du matin, à pied,
ayant laissé leur carrosse à quelque distance, pour exa-
miner à l'improviste tous les dehors de la maison et
s'assurer s'il n'y avait pas quelque porte de derrière.
Ayant mis la main sur le portier et sur une des tou-
rières, ils se firent conduire chez toutes les personnes
qui avaient un logement sur la cour , entrèrent chez
madame de Sablé, qui était encore au lit et qu'ils firent
éveiller*, chez M. de Sévigné, chez mademoiselle d'Atri,
chez mademoiselle Gadeau (une ancienne demoiselle de
compagnie de la marquise d'Aumont). Ils montèrent à
une échelle pour regarder par-dessus les murs du jar-
1. C'est à l'occasion de cette visite ou de quelque autre du même
genre qui se fit en ces années, que mademoiselle de Vertus écrivait
à madame de Sablé : « Je fus bien mortifiée de ne vous point en-
tretenir sur la visite que vous avez reçue. Nous sommes dans un
temps où on est à la merci de gens si passionnés qu'en vérité on
passe par-dessus toutes les sortes d'égards et de bienséances. Il en
faut bénir Dieu ; on mérite bien tout cela. Mais quand je sus qu'on
avoit été chez vous, mon cœur s'enfia terriblement. 11 est très-fâ-
cheux qu'il n'y ait pas un seul homme de qualité dans le Conseil
de conscience. >»
LIVRE CINQUIÈME.
135
dm. « Cette visite, a dit un historien janséniste*, étoit
une espèce de circonvallation du monastère en atten-
dant le grand siège. » N'ayant pu entrer dans le logis de
madame de Guemené absente, ils revinrent le août,
après en avoir fait demander les clefs. Une porte sous
un escalier, qui donnait dans le monastère, mais qui
était condamnée et murée depuis le temps de la Fronde,
fut matière à explication. Ils ordonnèrent de faire murer
la porte du logis de M. de Sévigné qui donnait sur la
cour, celle de madame de Sablé également, et une
autre porte qu'elle avait sur Tintérieur du monastère, et
aussi de faire hausser les murs des jardins nouveaux. Le
lieutenant civil revint le 18 août et ordonna, de la part
du roi, de faire boucher la grille ou tribune de madame
de Guemené qui donnait sur Téglise de dehors, et
particulièrement celle de madame de Sablé qui ré-
pondait au chœur. Pour cette dernière ouverture, on
eut beau représenter « Fincommodité de madame la
marquise; qu'elle avoit obtenu cette permission du pré-
sent évêque de Toul (M. du Saussay) , alors grand
vicaire et supérieur de Port-Royal, et que de plus elle
ne la faisoit jamais ouvrir que pour elle seule ou pour
des personnes qui avoient droit d'entrer dans le monas-
tère comme Mademoiselle (la grande Mademoiselle),
pour qui elle Tavoit fait ouvrir deux fois, et pour ma-
dame de Longueville, ce qu'elle n'avoit pas même fait
sans la permission de Tabbesse ; » à tout cela on répli-
qua que c'était là une chose bien particulière : l'ordre
précis de faire murer cette grille fut réitéré et mis à
exécution^. On avait toujours dans l'idée qu'il se tenait
des assemblées nocturnes, des conciliabules où les amis
1. Hermant.
2. J'aurai occasion de revenir sur cette grille, sur cette porte do
communication de madame de Sablé. Si on en avait l'histoire com-
plète, on saurait bien des secrets.
136
PORT-ROYAL.
et les docteurs du deliors venaient exhorter les princi-
pales religieuses et ravitailler l'esprit du dedans. Mais
cet esprit se riait des murailles et des clôtures ; il vivait
dans les cœurs, il s'y était logé depuis des années et y
avait pris racine de façon à résister ensuite à toutes les
privations et à toutes les disettes, et à n'avoir plus be-
soin d'aliment quotidien. La persécution, la contradic-
tion était un stimulant désormais suffisant pour Tentre-
tenir. On s'entendait à distance, et le souffle invisible
continuait de passer des uns aux autres et de se faire
sentir nonobstant les captivités et les retraites cachées.
En lisant le curieux recueil des Actes et Relations
dressés par les religieuses mêmes de Port-Royal durant
cette persécution de 1661 à 1665, bien des pensées con-
traires se paitagentun esprit impartial et de bonne foi,
et il y a quelque travail k faire avec soi-même pour les dé-
mêler.
L'impatience, je Tavouerai , est un de ces premiers
sentiments. On a peine à pardonner à ces pieuses filles
un entêtement si absolu sur un point accessoire et qui
parait si peu considérable. Elles disent qu'elles ne peu-
vent pas signer que Jansénius a . été coupable de cer-
taines hérésies, parce qu'elles sont ignorantes et inca-
pables de lire le gros livre latin où ces hérésies auraient
été articulées. Mais, catholiques, et vouées particuliè-
rement à l'obéissance comme religieuses, elles s'en rap-
portaient aux autorités compétentes sur bien d'autres
points essentiels et sur bien des faits qu'elles étaient
hors d'état de vérifier. On a besoin, pour se rendre compte
ici d'un arrêt d'esprit si insurmontable, de se dire que
lorsqu'elles résistent si fort au sujet de Jansénius, c'est
qu'elles savent qu'il a été l'ami le plus intime de M. de
Saint-Gyran leur père, leur réformateur, et elles le dé-
fendent dès lors à ce principal titre comme un de leurs
auteurs propres, un peu comme les Dominicains feraient
LIVRE CINQUIÈiME.
137
saint Dominique, les Bénédictins saint Benoît, comme
elles-mêmes feraient pour saint Bernard lui-même, si
oa l'attaquait : qu'on aille au fond, c'est là leur pensée,
et tous les faux-fuyants, les airs d'humilité et d'igno-
rance dont elles s'efforcent de l'envelopper et de la cou-
vrir, ne sont que pour la forme et pour le prétexte.
Mais celte pensée même, bien que si peu d'accord
avec leur cjndition soumise qui devait les tenir éloignées
de toute contention, est une pensée honorable, une fidé-
lité à l'ami de nos amis. Dans un des intervalles de la
longue crise où nous entrons, les religieuses firent une
espèce de Requête ou de vœu adressé à saint Joseph
(15 mars 1662), et elles y marquèrent leurs intentions
en plusieurs articles; par l'un des articles on est in-
formé qu'elles font ce vœu « pour six personnes dont
l'état est connu à Dieu, afin qu'il leur donne, s'il lui
plaît, ce qui leur est nécessaire pour leur salut, auquel
nous devons prendre, disent-elles, un intérêt particulier
par reconnoissance de nos obligations envers elles, — ■
Ces six personnes qui ne sont pas nommées, et pour
lesquelles on prie à Port-Royal, quelles sont-elles? C'est
Arnauld, Nicole, M. Singlin, M. de Saci, M. de Sainte-
Marthe, et un autre encoi^e , soit M. d'Andilly, soit
Pascal, soit simplement peut-être un des pieux confes-
seurs tel que M. Akakia (M. de Rebours étant déjà
mort). Il y a, ce me semble, dans cette mention de six
absents, auxquels on est si étroitement lié parla recon-
naissance chrétienne, toute la clef de la résistance des
religieuses de Port-Royal sur le fait de Jansénius, Jan-
sénius aussi, l'ami le plus cher de M. de Saint-Gyran,
é!ait un des persécutés; il Tétait dans sa mémoire et
après sa mort, et ces religieuses qui le croyaient ferme-
ment innocent, puisqu'il l'était aux yeux de leurs six
amis, se faisaient un cas de conscience, ou, comme nous
dirions humainement, un point de générosité et d'hon-
138
PORT-ROYAL.
neur, de ne pas céder, de ne pas le reconnaître cou-
pable et de ne consentir en rien à sa flétrissure. Elles
s'exposaient à toutes les rigueurs ecclésiastiques et sécu-
lières plutôt que de souscrire à un article si pailicu-
lier, mais dans lequel elles avaient mis leur religion,
M. dTpres étant pour elles, je le répète, lé représen-
tant de la sainte doctrine et signifiant la même chose
qu'Arnauld ou M. de Saint-Gyran. Il y a là un côté
respectable au milieu de toutes les petitesses, et on hé-
site en définitive à condamner absolument une fermeté
invincible, qui fait ses preuves par tant de sacrifices.
Telle est la pensée morale qu'on dégage, non sans
effort et sans peine, de cet amas de procès verbaux, de
paroles et d'écritures.
Et puis, comme étude du cœur humain au sein d'un
groupe religieux , rien n'est plus curieux à suivre que
cette force d'organisation imprimée de longue main par
quelques directeurs et par de mâles abbesses à un cou-
vent de filles, forcé de cohésion telle que rien ne pourra
le démembrer ni Fentaoïer; que de ce nombre de plus
de cent professes, une douzaine au plus, et des moin-
dres, des plus chétives, se détacheront; que le reste de-
meurera uni, ferme, parlant, agissant, se dévouant
comme un seul homme, comme une seule femme, et
que cet esprit indestructible perpétué jusqu'à la fin dans
le monastère n'expirera qu'avec la dernière professe et
ne pourra s'éteindre dans la ruine même des pierres.
Qu'on dise qu'il y a eu là de l'esprit de secte , mais
l'exemple est mémorable, et tout nous atteste dans cette
École de Jésus-Ghrist, comme on l'entendait de ce côté,
une singulière vigueur ressaisie quelque part aux sources,
et la puissance originelle du lien.
M. Bail commença une visite régulière à Port-Royal
de Paris, qu'il termina en allant au monastère des
Champs; il s'agissait d'un examen complet des deux
LIVRE CINQUIÈME.
139
maisons et d'une revue de tonte la Communauté. Il y
mit près de deux mois (12 juillet-2 septembre 1661).
M. de Contes, doyen de Notre-Dame, présida à Topé-
ration, au moins au commencement et à la fin. On a le
détail de tous les interrogatoires. J'y insisterai peu parce
qu'on aura comme une nouvelle et plus solennelle repré-
sentation de cette visite dans celle que fera l'archevêque
Hardouin de Péréfixe trois ans plus tard. M. de Contes
fit l'ouverture par un discours modéré , indulgent et
doux; il semblait s'excuser de prendre part à des me-
sures de rigueur ou de méfiance. M. Bail, qui n'était
que son assistant, parla ensuite, mais d'une manière qui
parut tout à fait injurieuse et aui était en effet brutale.
Il disait par exemple :
« Mes très-chères Sœurs en la charité de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, ayant été choisi par messieurs les grands vi-
caires de ce diocèse, et particulièrement par monsieur le
Doyen que voilà ici présent... pour prendre connoissance de
cette maison, j'ai accepté cette charge...; car je pensois de
deux choses l'une, ou que s'il s'étoit glissé quelque erreur
parmi vous, nous le pourrions réformer, ou que s'il n'y en
avoit point, ce qui est beaucoup plus souhaitable et désira-
ble, nous lèverions la diffamation publique et le scandale qui
s'en est répandu partout. »
Il insistait sur l'ancienneté des visites qui sont, disait-
il, une coutume ordinaire dans l'Église. Remontant pour
cela jusqu'à la Création après laquelle Dieu regarda
et considéra tous ses ouvrages et vit qu'ils étaient gran«
dément bons, il passa ensuite au Déluge :
« Et lorsque les hommes eurent élevé cette tour de Babel
après le Déluge, Dieu qui sait connoitre toutes choses des-
cendit pour voir cet ouvrage de vanité : Descendam et'
videbo^ je descendrai et je verrai. Et devant que de punir
les villes abominables de Sodome et de Gomorrhe qu'il vou-
loit détruire pour le péché de luxure, il voulut, lui qui con-
140
PORT-ROYAL.
noît éternellement toutes choses et dont la science est infinie,
il voulut, dis-je, le voir et en êlre témoin, et il dit enr.oro :
Descendam et vùlebo. d
Joseph envo;yé par Jacob et interrogé sur ce qu'il
cherchait répondait : Fratres meos quxro, je cherche
mes frères. — « Ainsi, s'écriait M. Bail, si l'on me de-
mande quel est mon dessein dans celle visite, à quoi je
tends, à quoi je bute, je répondrai : Sorores quéero, je
cherche mes sœurs. »>
M. Bail, on le voit, n'avait guère profité de la manière
d'écrire de M. Arnauld. Il parla ensuite de la concupis-
cence, des dérèglements qui se glissent surtout dans les
monastères : a Car les diables d'Enfer, disait-il, ont une
rage particulière contre les personnes vouées à Dieu, et
contre les grandes épouses de Jésus-Christ; il n'y a rien
qu'il (le Diable par excellence) ne fasse pour les perdre,
et lorsqu'il en attrape quelqu'une, vous ne sauriez croire
combien il triomphe, il piaffe : car c'est son mets déli-
cieux et sa viande choisie, Esca ejus electa. » Il en venait
'ixux démoniaques proprement dites, aux possédées dont
il citait un récent exemple en Bourgogne, mais surtout
il insistait sur la damnable hérésie qui était la conta-
gion régnante, et sur la nécessité de s'en enquérir :
« Car le bruit court, depuis plusieurs années, que vous
en êtes infectées, disait-il, et il seroit bien merveilleux que
cela fût faux, ayant été entourées et environnées depuis
longtemps de personnes suspectes; je n'en veux pas dire
davantage, je ne blesse pas leur réputation, elles sont sus-
pectes à toute la France et avec raison. Il y a déjà plusieurs
années que des personnes prévenues de ces erreurs ont fait
des assemblées dans votre maison de Port-Royal des Champs
et avoicnt imbu même plusieurs enfants de cette mauvaise
doctrine ; et depuis vous avez toujours été conduites par de
semblables personnes. »
Ou sent quel effet devait produire un tel langage sur
LIVRE CINQUIÈME.
Î41
des religieuses instruites et pures, habituées à une con-
duite régulière, discrète, à des enseignements siqapies et
évangéliques, et à suivre comme directears des hommes
tels que M. de Saci et M. Singlin. Elles en eurent le
fifœur outré, et elles purent se dire : a En quelles mains
sommes-nous tombées ? »
Ces mains n'étaient que grossières et non malfai-
santes. Dans rinterrogatoire des sœurs une à une ,
M. Bail renouvelait continuellement les mêmes ques-
tions conformes aux préjugés répandus contre le JaGsé-
nisme, ou bien c'était M. de Contes qui les posait de-
vant lui pour le satisfaire :
« Vous a-t-on jamais dit que Jésus-Christ n'étoit pas mort
pour tous les hommes? » —
a Croyez-vous que tout le monde soit sauvé? » —
« Croyez-vous que Dieu refuse sa grâce à quelques per-
so mies? » —
c( Dieu a-t-il fait des commandements impossibles? j> —
(( La Communauté commîmie-t-elle ? — n'est-on point
quelquefois trois mois sans communier? »
Les réponses furent uniformes et telles qu'on les pou-
vait attendre d'un christianisme pratique et sensé. M. de
Contes en paraissait heureux, et M. Bail n'en était pas
fâché. Lorsqu'il en fut à interroger des filles d'esprit et
notamment la sœur Angélique de Saint-Jean, je laisse
à penser lequel des deux passait son examen. Avec cette
sœur Angélique, bien connue comme l'aînée des filles
de M. d'Andilly et dont la réputation s'étendait déjà,
M. Bail voulut être agréable. Cet interrogatoire, qui
est le douzième et de la rédaction de la sœur Angélique,
est une petite scène digne des Provinciales. Le propos
on étant venu sur ce qu'on avait entendu le matin dans
le discours de M. Bail, et M. de Contes ayant dit assez
finement à la sœur Angélique et pour lui donner occa-
142
PORT-ROYAL.
sion de s'oxpliquer : « Vous avez ouï ce qu'on vous r dit
ce matin ; quelle est votre pynsée sur cela? »
— « Je vous assure, Monsieur, répondit-elle, qu'un coup
de tonnerre sur ma tôte, à l'heure que je m'y atteudrois le
moins, ne m'auroit pas tant surprise.... En vérité, Monsieur,
nous en sommes toutes étourdies, jamais nous n'entendimes
de pareilles choses, et tout notre Noviciat que je viens de
quitter en est si effrayé, que je ne sais si elles pourront
parler quand il faudra qu'elles comparoissent ici. »
Monsieur le Doyen : — « Hél pourquoi, pourquoi donc? n
La Sœur Angélique : — ce Hé! Monsieur, qu'y a-t-il de plus
surprenant à des filles qui vivoient ici dans une profonde
paix et un oubli général du monde, ne pensant plus qu'à
jouir du repos où Dieu les avoit mises dans leur retraite, et
à se préparer pour entrer dans un autre repos éternel quand
Dieu les y appelleroit? et tout d'un coup on leur vient parler
d'anathèmes, on leur fait voir qu'elles sont sur le bord ou
déjà dans le précipice de Thérésie : qui est-ce qui n'auroit
pas peur? on les compare à Sodome et à Gomorrhe, à des
magiciennes, aux possédées d'Auxonne, cela n'est-il pas ca-
pable de surprendre? Tout de bon, nous ne savons où nous
en sommes. »
M, Bail : — « Ho ! mais cela ne se dit pas par compa-
raison; j'ai voulu seulement vous faire voir comme quoi le
Diable tâche par tous moyens de perdre les personnes reli-
gieuses. »
La Sœur Angélique : — - a Je vous ai fort bien compris, mais
cela n'empêche pas que cela ne nous ait été dit à nous et à
notre sujet, et qu'il ne soit très-vrai que Phérésie dont on
nous accuse soit un crime plus grand que tous ceux-là. C'est
pourquoi vous n'eussiez pas eu tort de faire la comparaison,
s'il étoit vrai que nous fussions coupables. »
M. Bail * — (( Il est quelquefois besoin d'étonner au com-
mencement afin d'émouvoir. »
La Sœur Angélique : — ce Oui, Monsieur, mais les remèdes
qui n'ont point d'autre etïet que d'émouvoir, sont très-souvent
dangereux. »
Cet interrogatoire qui se prolongea ainsi en conversa^
tion s'assaisonna de sourires et se termina par un com-
LIVRE CINQUIÈME
143
pliaient de M. Bail, qui le tourna bien agréablement
a autant qu'il le put faire. » La femme d'esprit Tavait
tout à fait gagné .
Au monastère des Champs, qujnd M. do Contes et
M. Bail s'y transportèrent (22 août), on procéda de
même. M. Bail fit un discours d'ouverture également
inconvenant, suivi d'une visite également satisfaisa,nte.
On a l'interrogatoire de la sœur Jacqueline de Sainte-
Euphémie (Pascal) qui vivait encore , et rédigé par elle-
même. M. Bail interrogea cette noble fille sans bien sa-
voir à qui il avait affaire. Elle le fit sourire à un moment
en lui récitant deux vers français. Sur une de ses questions
habituelles qu'il lui adressa : « Si Jésus- Christ est mort
pour tous les hommes, d'oii vient donc qu'il y en a tant
qui se perdent éternellement? » elle lui répondit :
« Je vous avoue, Monsieur, que cela me met souvent en
peine, et que d'ordinaire quand je suis à la prière, et parti-
culièrement devant un Crucifix, cela me vient à l'esprit, et je
dis à Notre- Seigneur en moi-même : Mon Dieu, comment
se peut-il faire, après tout ce que vous avez fait pour nous,
que tant de personnes périssent misérablement? Mais quand
ces pcnsées-là me viennent, je les rejette parce que je ne
crois pas que .je doi\ e sonder les secrets de Dieu. C'est
pourquoi je me contente de prier pour les pécheurs. » — Il
réphqua : « Cela est fort bien, ma fille. Quels livres lisez-
vous? etc. »
L'interrogatoire de la sœur de Sainte-Euphémie a un
caractère de simplicité et de sérieux qui touche, quand
on songe à la fin prochaine de cette noble fille à moins
de six semaines de là. Elle ne s'y permet pas la légère
pointe de raillerie qu'on aurait pu attendre d'une sœur
de Pascal et que la sœur Angélique s'est accordée plus
librement. Elle est déjà dans le pressentiment et sous
l'impression sévère des approches de la mort.
Mais ce n'étçiit pas tout pour le monastère d'avoir sa
144
PORT-ROYAI>
justiiicalion authentique de niœurn et de doctrine dans
l'Acte de visite que dressèrent M. de Contes et M. Bail;
il restait toujours cette signature du Formulaire, que les
ge ns du monde et de Cour ne s'expliquaient pas qu'on
refusât si obstinément de donner. Le nouveau Mande-
ment des grands vicaires l'exigeait nettement et san«
subterfuge. Le monastère en discuta toute une journée,
après y avoir réfléchi pendant huit jours dans la prièie.
La mère Agnès avait, dès le principe de la délibération,
exposé la difficulté du cas et les divers partis à prendre
dans un discours qui, sous sa forme prudente, était ce
qu'on appellerait en d'autres matières un beau discours
d'opposition. On en passa après mûr examen par son
avis, qui était de ne signer qu'avec un en-tetz qui signi-
fiait au fond qu'on se soumettait en ce qui était de la foi,
mais qu'on demeurait sur la réserve pour le reste. Sauf
Tenveloppe et la circonspection des termes , c'était le
sens. Cette signature, qui est du 28 novembre 1661, est
la dernière limite et la plus extrême, où la conscience
des religieuses leur permettait d'aller dans ce qu'elles
considéraient comme une voie de concession : Rien au
delà fut désormais leur devise, et Bossuet pas plus
qu'un autre, s'il les avait vues et chapitrées, et s'il leur
avait adressé les lettres et discours qu'on sait qu'il pré-
para deux ou trois ans plus tard et qu'on lit dans ses
Œuvres, n'y aurait rien gagné. Un Ange qui serait des-
cendu exprès du Ciel pour les convaincre n'y aurait pas
réussi (elles en conviennent) et leur aurait paru un faux
Ange, les exhortant à violer la loi de Dieu ; elles auraient
fait selon le précepte de saint Paul, elles lui auraient dit
anathèrne. L'honnête et bienveillant M. de Contes ne
fut pas sans leur dire et leur redire la seule chose
sensée, c'est « que jamais leur signature, si elles la don-
noient pure et simple, ne seroit prise pour une marque
de leur créance, mais seulement de leur respect, parce
LIVRE CINQUIÈME.
145
qu'il n'y avoit personne qui ne sût bien qu'un fait ne
pouvoit être un article de foi. » Rien n*y faisait, la po-
sition était prise. Paraître consentir au jugement de
ceux qui condamnaient M. dTpres, c'était témoigner
contre leur créance intérieure, c'était tromper TÉglise
et faire un mensonge. Plutôt souftrir mille morts que
de mentir une seule fois. C'est par cet angle unique
qu'elles envisageaient fixement Taflaire, sans hiais pos-
sible, sans voie d'accommodement. L'esprit des Ar-
nauld se retrouvait là dans son immuabilité et son im-
possibilité de jamais céder, esprit irréductible dans ses
points d'arrêt et irramenable. Et ici cet esprit s'était
logé dans un couvent de femmes , ce qui ne le rendait
pas plus facile.
a II me semble, dît à ce sujet la Relation, qu'en con-
sidérant ce qui se passe maintenant sur ce sujet, on peut
faire une allusion, qui n'est pas désagréable, à l'histoire
de Vânesse de Balaam^ qui ne se remuoit point pour les
coups dont ce prophète la chargeoit, quoique sans doute
elle sentît de la douleur, parce que l'Ange du Seigneur
lui paroissoit l'épée à la main pour l'empêcher de pas-
ser, et, par son regard tout brillant de lumière et de feu,
la rendoit capable de suivre la volonté de Dieu, quoique
son maître ne la pût connoître. »
Je ne sais si la comparaison est aussi agréable qu'elle
le paraît à la plume janséniste qui s'y complaît, l'image
du moins est expressive; je ne me la serais pas per-
mise de moi-même, mais je la donne comme je la ren-
contre.
Les miracles à Port-Royal ne manquent jamais, et
ils viennent à temps. On sait ce qu'il en fut de celui de
la Sainte-Épine qui, il y avait quelques années, était
survenu si à point pour suspendre la persécution immi-
nente. Un nouveau miracle se fit à ce moment dans les
premiers jours de janvier 1662. Une des religieuses, la
IV — 10
146
PORT-ROYAL.
sœur Catherine de Sainte-Suzanne , lille du peintre
Champagne, et qui ne pouvait marcher depuis quatorze
mois, étant affligée d'un mal nerveux ou rhumatismal
du côté droit et de la cuisse droite, se trouva guérie
subitement et en état de marcher à la suite d'une neu-
vaine commencée pour elle par la mère Agnès. En telle
matière on ne saurait mieux faire que de donner le
témoignage de la miracuh'e elle-même :
« Le jour des Rois que la neuvaino devoit finir, écrit la
sœur de Sainte Suzanne, on m'avoit portée le matin à l'église
pour communier, et Taprès-midi j'entendis vêpres dans une
tribune qui est proche de la chambre où je demeure. La
mère Agnès, au sortir des vêpres, me trouva là et s'approcha
de moi pour faire sa prière; mais, en la commençant, il lui
vint un mouvement d'espérance de ma guérison, qu'elle
n avoit point eu pendant toute la neuvaine, n'ayant pas même
eu intention expresse de la demander.
« La prière étant achevée, je voulus essayer si je n'aurois
pas plus de liberté pour marcher; mais je me trouvai dans
toute la même impuissance, et je commençai quasi à perdre
l'espérance que j'avois eue que Dieu exauceroit peut-être
cette fois-là les prières qu'on lui faisoitpour moi; ce qui me
fit dire sur l'heure que si je n'étois pas guérie le lendemain,
je ne guérirois jamais. Le soir en allant me coucher, je vou-
lus m'essayer encore, et il me sembl^ que je sentois un peu
plus de liberté dans la jambe ; mais j'avois une douleur sous
le pied qui m'empêchoit de m'y appuyer en aucune manière.
Étant au lit j'eus plus de douleur et d'inquiétude que de
coutume, et la nèvre fut aussi plus forte; je ne reposai
presque point; on me leva dès le matin (7 janvier 1662),
dans une chaise à mon ordinaire, environ sur les huit
heures.
« Sur les neuf heures, une sœur qui me faisoit la charité
de dire l'office avec moi, étant venue pour dire tierces, me
demanda si je n'étois point guérie. Je lui répondis tristement
que non, et que j'avois même été plus mal cette dernière
nuit que les autres. Elle me quitta pour aller à la grand'messe
et je demeurai seule. Gomme on étoit à la Préface de la
LIVRE CINQUIÈME.
147
messe que j'entendois chanter du lieu où j'étois, il me vint
tout d'un coup en pensée de me lever et d'essayer encore à
marcher. Je me levai à l'heure même sans aide, au lieu que
c'étoit auparavant tout ce que pouvoit faire une personne de
m'aider à me soulever, et je commençai à marcher en m'ap-
puyant d'abord aux meubles et aux murailles; mais aussitôt
je sentis que je marchois avec liberté et je fus jusqu'au
bout de la chambre sans oser néanmoins sortir, parce que
l'étonnement où j'étois me causa un si grand battement de
cœur et un si grand froid par tout le corps, que je ne savois
ce que j'allois devenir. Je me mis à genoux sans peine, pour
remercier Dieu et adorer le Saint-Sacrement, parce qu'on
sonna en même temps l'élévation de la grand'messe, et je me
relevai de même sans difficulté.
« Sur cela une sœur étant entrée dans la chambre pour
chercher quelqu'un, je la priai dédire à la sœur qui avoit soin
de moi, qu'elle prit la peine de venir, sans lui en dire le
sujet. Aussitôt qu'elle fut venue, je me levai et lui dis l'état
où je me trouvois; et à l'heure même, après avoir adoré le
Saint-Sr.crement dans la tribune, j'allai de mon pied trouver
dans sa chambre la mère Agnès qui ne savoit rien de cette
merveille. Je fus ensuite entendre la messe avec elle où je
demeurai presque toujours à genoux, et de là je descendis
un degré de quarante marches pour aller à l'avant-chœur
devant le Saint-Sacrement et devant la crèche rendre grâce
à Jésus-Christ. Toute la Communauté m'y v.t avec étonne-
ment et chanta une antienne d'action de grâces d'une faveur
si extraordinaire et qui nous est, en ce temps -ci, une preuve
si sensible de la miséricorde de Dieu sur celte Maison qu'il
daigne consoler lui-même dans toutes ses afflictions. »
Les amis extérieurs de Port -Royal auraient bien
voulu donner à ce qui leur paraissait un pur miracle le
même éclat et la même solennité de consécration qu'a-
vait eus celui de la Sainte-Épine; ils espérèrent ^ dans
le premier moment, qu'il en serait ainsi. M. Hermant
écrivait, de Beau vais, à M. d'Andilly, le 13 janvier :
« Je ne puis, Monsieur, retenir l'impétuosité de ma joie,
et je crois vous devoir des marques de la part que je prends
148
PORT-ROYAL.
aux consolations loiilcs divines que Dieu verse dans le cœur
des saintes filles pour qui le mondo n'a que des menaces et
qu'une extrême injustice. La voix des miracles se fait en-
tendre plus loin quo colle des hommes, et sans que vous
m'ayez écrit, j'ai appris la gu6rison do la fille de M. Cham-
pagne, qui est <'iu-dessus de la nature, et qui pout affermir
celles de nos sœurs que la vaine terreur des enfants du
siècle veut aftbiblir dans la plus juste de toutes les causes;
c'est la conduite de Dieu d'en user ainsi dans les nécessités
de son Église.... Ayons pitié de ceux à qui ces prodiges ne
seront qu'une matière d'endurcissement et de prévarica-
tion.... »
Mais le miracle n'eut qu'assez peu de retentissement,
h ce qu'il semble, hors du cercle de Port-Royal, et cette
fois, TArt seul le devait immortaliser.
Le père de la malade, le peintre Champagne, par re-
connaissance pour cette guérison et pour en consacrer
la mémoire, fit ce beau tableau, qui fut longtemps au
Chapitre de Port- Royal, et où il a peint sa fille et la
mère Agnès en la même posture où elles étaient lune
et Taulre en faisant la neuvaine qui eut une si salutaire
issue. L'une est étendue et demi-couchée, l'autre est à
genoux ; toutes deux ont les mains jointes et prient Dieu
avec ardeur et componction.
Peinture simple, sérieuse, Ljlide, fervente, assez pa-
reille au style de ces Messieurs, avec réclat intérieur
de plus. A force de vérité et de ressemblance dans les
attitudes et dans les figures, le peintre au pinceau
probe et fidèle est arrivé cette fois à une sorte d'expres-
sion idéale, qui vient toute du dedans. Un rayon d'es-
pérance, une douce lueur de consolation, comme un
Lesueur sait la peindre, se fait sentir sous ces chairs
mortifiées et sur ces visages contrits. Le Ciel a souri sous
son nuage. La mère Agnès en est prévenue dans sa fer-
veur attendrie.
La peinture de Champagne est le seul luxe d'art que
LIVRE CINQUIÈME.
149
se permissent les religieuses de Port-Royal. La mu-
sique, bien que le plus angélique des arts, était négli-
gée chez elles et absente; elles n'avaient pas d'orgues
dans leur église et n'y voulaient que le chant grave et
simple en Thonneur de Dieu. Pas de bouquets non plus
ni de fleurs sur Fautel, pas de travail curieux des mains.
« Il y en avoit assez sans cela, pensaient-elles, pour
exciter la piété, qui n'a pas besoin de choses qui atta-
chent trop les sens pour transporter son cœur dans les
plaies de Jésus-Christ. » Mais la peinture de Champagne
faisait exception et semblait au monastère comme une
décoration domestique et naturelle. Elle était en accor(3
avec le ton et l'esprit du lieu. Tout en est sincère;
peintre et modèles, ce sont tous des amis de la vérité.
Lorsqu'elle accomplissait cette neuvaine, lamère Agnès
n'était plus abbesse, elle venait d'être remplacée par la
mère Madeleine de Sainte-Agnès de Ligny, régulière-
ment élue et confirmée (décembre 1661), personne de
bonne naissance, fille d'un maître des requêtes, nièce
et sœur d'évêqaes de Meaux, nièce du chancelier Se-
guier, patiente, sage, ayant la dignité convenable; qui
n'était pas d'un esprit transcendant, mais toute formée
des mains de la mère Angélique et de la mère Agnès, et
qui sut tenir son rôle dans les difficultés étranges où
elle se trouva. On pouvait croire que l'orage éclaterait
dès le lendemain de son entrée en charge. Au mois de
février 1662, le roi avait dit, en s'informant si le^. filles
de Port-Royal avaient signé le papier qu'on leur avait
donné, et en apprenant leur désobéissance : « Oh! bien,
cela n'en demeurera pas là. » Madame de Gaemené,qui
était allée voir dans le même temps M. Le Tellier pour
tâcher de l'adoucir en faveur de Port-Royal, le trouvant
ferme et net sur les intentions déclarées du roi, lui dit :
<t Enfin, Monsieur, le roi fait tout ce qu'il veut, il fait des
princes du sang, il fait des archevêaues et des évêques,
150
PORT-ROYAL.
et il fera aussi des martyrs. » Cette idée de martyre, loin
d'être un effroi, commençait même à devenir un attrait
et une tentation pour les filles de Port-Royal. On arri-
vait à cette disposition périlleuse où Ton désire l'excès
du mal pour en tirer un sujet de mérite ou de gloire et
un nouvel éclat. On entrait dans la période d'exaltalion
qui, une fois en plein cours, ne peut s'épuiser que d'elle-
même, et ne se laisse plus couper par des raisons. Les
amis du dehors favorisaient imprudemment cette dispo-
sition des religieuses et leur écrivaient des lettres « pour
les enflammer dans l'amour de la souffrance. » — «Quel-
ques-uns même, dit la Relation, par un mouvement
d'une jalousie dont la foi seule est capable, ne dési-
roient point notre délivrance, souhaitant pour notre bien
que nous fussions immolées en sacrifice pour la défense
de la vérité, et n'ayant de la tristesse et de la compas-
sion que pour eux-mêmes, dans la crainte qu'ils àvoient
de ne point souffrir pour la vérité et de demeurer dans
un repos honteux à leur zélé et à leur piété. »
Ne le voyez-vous pas? il y a amphithéâtre et specta-
teurs : la sainte lutte avec défi est engagée, il n'y a plus
moyen de céder ni de se dédire. Toutefois, au moment
où les choses étaient sur le point de se précipiter, et où
le refus de signer purement et simplement semblait
avoir amené l'affaire au dernier terme, un répit nouveau
fut accordé et au monastère et à ceux qui étaient de la
même communion spirituelle. Diverses circonstances y
contribuèrent et détournèrent quelque temps la pensée
du roi. Par suite de la démission enfin réglée du cardi-
nal de Retz^ M. de Marca venait d'être nommé arche-
vêque de Paris. On attendait qu'il fût en place pour
achever d'agir, et Ton comptait sur son habileté pour
ramener les réfractaires et résoudre peut-être le cas par
la douceur; il semblait y compter lui-même, lorsqu'il
mourut trois jours après avoir reçu les bulles de Rome
LIVRE CINQUIÈME.
151
(29 juin 1662)*. Messire Hardouin de Beaumont de
Péréfixe, évêqiie de Rhodez et ancien précepteur du
roi, fut aussitôt nommé pour lui succéder; maison dut
attendre encore, et Ton attendit longtemps : ses bulles
n'arrivèrent que près de deux ans après. Il était survenu
une complication grave, Taffaire des Corses (20 août
1662). Cette insulte faite à l'ambassadeur de France à
Rome, le duc de Créqui, et pour laquelle Alexandre VIT
refusa de donner satisfaction, amena entre le Pape et le
roi une rupture qui profita naturellement à ceux qu'on
poursuivait au nom du Saint-Siège ^. Deux thèses en
1. Rien n'égale la joie injurieuse (j'ai regret de le dire) dont les
amis de Port-Royal saluèrent cette mort de M. de Marca venue si
à contre-temps pour lui. Ils y virent un jugement et une exécution
manifeste de la Providence sur sa personne; ils le considéraient,
en effet, comme couvert des plus grands crimes, coupable de po-
lygamie spirituelle pour avoir cumulé, ne fût-ce qu'un instant, le
titre d'archevêque de Toulouse avec celui, tant convoité, d'arche-
Vêque de Paris; coupable d'usurpation ou, pour mieux dire, de
meurtre et d^adultère spirituel pour avoir pris l'Église de Paris,
cette épouse légitime du cardinal de Retz, un si chaste archevêque
comme on sait, lequel se trouvait, par cette dépossession, frappé
de mort ecclésiastique. « Occidisti, nonpossedisti, disait un docteur
d'alors, en triomphant de cette fin de M. de Marca; tu as tué,, mais
tu n'as pas profité de ton crime. » Je tire toutes ces aménités d'un
chapitre de M. Hermant, qui de plus écrivait au docteur Taignier
sur la première nouvelle de cette mort : « Queljugement effroyable
que cette mort de Photius dans toutes ces circonstances! Falloit-il
donc faire tant d'intrigues pour n'acquérir que six ou sept pieds de
terre, après les avoir achetés de vingt mille écus, etc., etc.? L'hor-
rible fracas que cette mort doil faire dans toute l'Europe sera pour
couvrir de confusion les ambitieux qui vendent leur âme pour
acquérir un peu de fumée, etc., etc. » — Honnêtes gens que
l'esprit de parti entête et rend forcenés !
2. Les choses furent poussées si avant, qu'on permit à Loret,
dans sa Gazette burlesque, de s'en égayer. Voici de ses vers qui se
rapportent à la fin de l'année 1662, et qui semblent faire quelque
allusion à la querelle janséniste elle-même :
Je n'aurois cru jamais être homme
A pouvoir pester contre Rome :
Depuis deux ou trois mois entiers,
152
PORT-ROYAL.
faveur de rinfaillibililé du Pape, qui se risquèrent en
Sorbonno et au colidge des Bernardins en 1663, pi ovo-
quèrent une déclaration de la Faculté de lliéologie de
Paris et une harangue de Tavocat général Talon, toute
une levée de boucliers dans le sens des libertés galli-
canes. Les Jésuites, partisans de la doctrine avancée
dans ces thèses, eurent leurs propres affaires à soutenir
et durent ralentir leur zèle. Le Formulaire qui im-
pliquait quelque chose de cette infaillibilité, eut tort
pendant quelque temps, et on le laissa sommeiller.
Ce n'était qu'une trêve forcée, un retard accidentel ;
on le sentait à Port-Royal, et on mit à profit le temps,
comme dans une place de guerre qui s'attend de jour
en jour à être assiégée. Les supérieures et les intelli-
gences d'élite qui avaient jusqu'alors gardé pour elles le
secret de ces affaires contentieuses les expliquèrent à la
Communauté, et mirent chaque sœur au fait de la ques-
tion, autant qu'il le fallait pour la résistance; la mère
Agnès rédigea un corps d'instructions, concerté sans
doute de point en point avec la sœur Angélique de Saint-
Jean^ et revu et approuvé par M. Arnauld : Avis donnés
aux Religieuses de Pdri-Royal sur la conduite qu'elles
dévoient garder au cas qu'il arrivât du changement dans
le gouvernement de la Maison (juin 1663). On y voit ce
qu'il faut faire si on enlève l'abbesse ; si le roi en nomme
une autre; si Ton met des religieuses étrangères pour
gouverner la maison; comment on doit se conduire à
Je l'ai pourtant fait volontiers.
Mais ce seroit un cas inique
De m'en juger moins catholique :
Grâce à Dieu, je sais quant à moi
Distinguer le fait de la foi.
Le fait est une chose humaine
Bien souvent trompeuse, incertaine;
Mais la foi n'a rien de douteux,
Et l'Église et Rome sont deux.
Ces vers de Loret coururent dans le mon le janséniste.
LIVRE CINQUIÈME.
153
Tégard des confesseurs imposés, etc. Tous les cas sont
prévus, toutes les mesures possibles de résistance sont
indiquées, c'est un traité complet de tactique en cas d'in-
vasion et d'intrusion. On y apprend Tart de ne pas obéir
par Tesprit en se soumettant extérieurement à ce qu'on
ne peut empêcher ; on y apprend à lutter pied à pied,
avec méthode; à pratiquer l'isolement et à établir une
sorte de blocus intérieur ou de cordon sanitaire à Tégard
des intruses. Grâce à ces règles, la tribu fidèle pouvait
se maintenir dans son inviolabilité, même après la prise
de Jérusalem et pendant la captivité de Babylone. Cette
théorie, à laquelle on dressa pendant plus d'une année
une Communauté d'élite, produisit tout son effet. En
attendant, consolons-nous un peu par le spectacle d'une
sainte mort, et donnons un dernier adieu à la mère An-
gélique la grande, qui n'aurait, ce me semble, approuvé
qu'à demi tout cet art si bien ménagé de défense.
La mère Angélique, qui était à Port-Royal des
Champs dans son cher désert, voyant recommencer la
persécution dont les premiers coups donnaient contre
Port-Royal de Paris, y était venue le samedi, 23 avril
1661, le jour même où le lieutenant civil Daubray y fai-
sait sa première expédition. Agée de près de soixante-
dix ans, et dès lors fort languissante, fort affaiblie de
santé, elle était comme un général malade, qui se fait
porter là où est le danger. En quittant son monastère
des Champs, et après des adieux et des conseils à ses
chères filles, comme si elle ne devait plus les revoir, elle
dit ce mot à M. d'Andilly, son frère, qui l'accompagnait
jusqu'au carrosse : « Adieu, mon frère, bon courage! »
— « Ma sœur, ne craignez rien, je l'ai tout entier, »
■répondait le frère un peu solennel. Mais elle répliqua :
« Mon fière, mon frère, soyons humbles. Souvenons-
nous que l'humilité sans fermeté est lâcheté, mais que
le courage sans humilité est présomption. » Toutes ses
154
PORT-ROYAr.
dernières paroles furent dans ce sens de justesse ci de
modération. Elle n'était pas sans voir le nouvel écueil :
elle ne craignait pas moins pour elle et pour les niens
l'orgueil et Texaltation de souffrir pour Dieu que la fai-
blesse. Elle se méfiait de la gloire du martyre.
Privée de M. Singlin , son directeur habituel, qui
avait dû se dérober dans la retraite, ne voyant qu'à
grand'peine M. de Saci, et aimant mieux se priver de
lui tout à fait que de l'exposer, elle répondait à celles
des religieuses qui paraissaient la plaindre de cette
peine : « Gela ne me fait nulle peine; Dieu le veut
ainsi, c'est assez pour moi. Je crois M. Singlin aussi pré-
sent auprès de moi par sa charité que si je le voyois de
mes yeux.... Allons droit à la source, qui est Dieu ...Mon
neveu (M. de Saci), sans Dieu, ne me pouvoit de rien
servir, et Dieu, sans mon neveu, me sera toutes choses.
Et encore : « Je n ai point de peine de n'être point as-
sistée de M. Singlin; je sais qu'il prie pour moi, cela
me suffit : je l'honore beaucoup,, mais je ne mets pas un
homme à la place de Dieu. » M. de Saint-Cyran nous a
été le modèle du directeur dans sa plus imposante sou-
veraineté ; mais son premier soin, nous le voyons par sa
digne fille, était qu'on n'eût pas ombre de superstition
pour le directeur.
Elle eût craint qu'autrement on ne pût leur appliquer
à elles mêmes avec justice ces paroles du prophète (Jé-
rémie) : « Mon peuple a fait deux grande maux ; il m'a
abandonné, moi qui suis la source des eaux vives, et il
s'est creusé des citernes, mais des citernes entrouvertes,
qui ne peuvent tenir Teau. »
Elle vit partir les pensionnaires : elle maintint le
calme, elle faisait taire les pleurs. Elle disait : 't Quoi,
je crois que l'on pleure ici! Allez, mes enfants, qu'est-ce
que cela? N'avez- vous donc point de foi, et de quoi vous
étonnez-vous? Quoil les hommes se repuent! Eh bieni
LIVRE CINQUIÈME. Jb5
ce sont des mouches, en avez-vous peur? Vous espérez
en Dieu, et vous craignez quelque chose! » L'action
qu'elle mettait à prononcer ces paroles faisait autant
d'impression que les paroles mêmes.
Elle disait : « Quand je considère la dignité de cette
affliction- ci, elle me fait trembler. Quoi, nous! que
Dieu nous ait jugées dignes de souffrir pour la vérité et
pour la justice !» — « Dans la crainte de n'être pas
fidèles à correspondre à cette faveur, il me semble,
écrivait-elle à la prieure du monastère des Champs,
que nous devrions souvent nous dire : Hodie si vocem
ejus audieritis^ nolite obdurare corda vestra; si nous
entendons aujourd'hui sa voix, n'endurcissons pas nos
cœurs. >>
Et à côté de la faveur et de la dignité de l'affliction,
tout aussitôt l'autre vue d'humilité revenait, et pensant
non plus à l'efTet mais à la cause, elle s'en abaissait :
« Certainement, Dieu fait toutes choses avec une admi-
rable sagesse et une grande bonté. Nous avions besoin
de tout ce qui nous est arrivé, pour nous humilier. Il eût
été dangereux pour nous de demeurer plus longtemps
dans notre abondance. 11 n'y avoit point en France de
Maison qui fût plus comblée de biens spirituels, de l'in-
struction et de la bonne conduite. On parloit de nous
partout. Croyez-moi, il nous étoit nécessaire que Dieu
nous humiliât. S'il ne nous avoit abaissées, nous serions
peut-être tombées. » — « L'affliction, la peine et les
maux nous sont plus nécessaires que le pain. »
Elle disait encore : « Mes filles, je ne suis pas en
peine si on nous rendra les pensionnaires et les novices,
mais je suis en peine si l'esprit de la retraite, de la sim-
plicité, de la pauvreté se conservera parmi nous. Pourvu
que ces choses-là subsistent, moquons-nous de tout le
reste.... Tout ce qu'on fait, tout ce qu'on a dessein de
faire contre nous, je m'en soucie comme de cette mou-
156
PORT-ROYAL.
che. » Elle en chassait une au même moment. Elle af-
fectionnait cette comparaison, et par ce geste, par ces
simples- mots, elle inspirait le courage à tout son monde.
— Elle ne permettait pas qu'on se plaignît même de
ceux qui faisaient murer les portes de la clôture du côt^î
des jardins, et qu'en dît qu'ils se muraient peut-être le
Ciel : « Il ne faut pas dire cela, mes enfants ; prions
Dieu pour eux et pour nous*. »
Son état de faiblesse corporelle augmentait^ elle avait
des oppressions croissantes; Thydropisie gagnait; elle
dut, vers la fin de mai, garder le lit pour ne s'en plus
relever. On a d'elle à M. de Sévigné cette belle lettre
qui est comme une page de son testament spirituel;
M. de Sévigné était, depuis peu de temps, un des grands
amis et des hôtes extérieurs de Port-Royal :
« Mon bon frère*, enfin le bon Dieu nous a dépouillées de
tout, de pères, de sœurs et d'enfants; son saint nom soit béni!
La douleur est céans, mais dans la paix et la soumission tout
entière à la divine volonté, et nous sommes persuadées que
cette visite est une très-grande miséricorde de Dieu sur nous
et qu'elle nous étoit absolument nécessaire pour nous forti-
fier et nous disposer à faire un véritable usage de tant de
grâces que nous avons reçues. Et croyez-moi, mon bon frère,
si Dieu daigne avoir sur nous des désirs de plus grande
miséricorde, la nersécution ira plus avant. Humilions-nous
1. Elle ne présageait guère rien d'heureux pour l'avenir terrestre
de la maison, et, dans les événeaients qui suivirent, on se rap-
pela d'elle un mot qui semblait prophétique et d'un triste augure,
l^^aisant allusion à ce monstrueux éléphant que tua le courageux
Éléazar, et sous lequel lui-même il périt comme enseveli dans son
triomphe : « Mes enfants, disait-elle, nous tuerons la hête, mais la
hête aussi nous tuera. » — Mot significatif et qui me paraît, à
moi , résumer à merveille le résultat final de ce long duel entre
les Jésuites et les Jansénistes. Les Jansénistes ont donné aux Jé-
suites leur coup de mort, mais ils ne s'en sont pas relevés.
2. Je donne la lettre d'après les manuscrits, c'est-à-dire un peu
plus exactement que sur l'imprimé.
LIVRE CINQUIÈME.
157
de tout notre cœur pour nous rendre dignes de ces faveurs
si véritables et si inconnues au monde. En vérité, mon bon
frère, vous avez raison de croire que vous êtes venu au bon
temps, car il est très-vrai. Je vous supplie toujours d'être le
plus solitaire qu'il vous sera possible, et, s'il faut de néces-
sité voir quelqu'un, de parler le moins qu'il se pourra, sur-
tout de nous. Ne racontez rien de ce qui se passe, et, si on
vous parle, écoutez et répondez fort peu. Souvenez-vous de
cette excellente remarque de M. de Saint-Cyran, que tout
rÉvangile et la Passion de notre Sauveur est écrite dans
une grande simplicité et sans aucune exagération. L'orgueil,
la vanité et l'amour-propre se mêlent partout. Puisque Dieu
nous a unis par sa charité, il faut que nous le soyons dans
l'humilité; le meilleur de la persécution, c'est l'humiliation,
et l'humilité se conserve dans le silence : gardez-le donc
aux pieds de Jésus-Christ, et attendez de sa bonté votre
soutien..,. »
Par ces recommandations réitérées d'humilité, de si-
lence, de ne pas raconter les persécutions dont on était
Tobjet, elle allait directement contre ce défaut qui fut le
dominant dans Port-Royal après elle, ce goût de procès-
verbaux, de relations, d'actes écrits, dont nous profitons,
mais qui fut une véritable manie, et qu'Arnauld contri-
bua beaucoup à y infuser. Si la mère Angélique eût vécu
du temps de la dispersion, trois ans après elle n'eût
certes pas été d'avis que chaque religieuse écrivît ainsi
son martyre séance tenante. On raconte que dans cette
dernière maladie, voyant bien que ses filles épiaient
toutes ses paroles pour les recueillir ensuite et les rap-
porter, elle s'appliquait « à fort peu parler et à ne rien
faire de remarquable. « — « Elles m'aiment trop, disait-
elle, je crains qu'elles ne fassent de moi toutes sortes de
contes. » Elle craignait surtout de fournir prétexte à tant
de discours inutiles et stériles qu'on fait sur les morts
et auxquels trouve son compte le divertissement ou l'a-
mour-propre des vivants. Elle ne voulait pas qu'on se
158
PORT-ROYAL.
pût dire les unes aux autres : « Feu notre Meve m'a dit
cela, — Et à moi elle ma dit ceci. » Elle avait une autre
idée sévère d'une vraie fin chrétienne : « Cela ne se fait
pas, disait-elle, pour bien causer et pour en parler aux
autres; mais la vraie préparation à la mort, c'est de re-
noncer entièrement à soi-même et de s'abîmeren Dieu. »
Elle coupait court aux tendresses et aux témoignages
tout humains de ses filles, en disant : « Je vous prie
qu'on m'enterre au préau, et qu'on ne fasse pas tant de
badineries après ma mort. »
Dans une des dernières crises de sa maladie, elle dicta
à diverses reprises et adressa une lettre à la reine-mère
pour se justifier, elle et son monastère, de l'imputation
d'hérésie. Elle s'y couvre des noms révérés de saint
François de Sales, de madame de Chantai; et au milieu
de ses respects fidèles, par une parole qu'elle emprunte
à sainte Thérèse, elle rappelle la vérité à la Cour, qui
est « de tous les lieux du monde celui où l'on est le moins
informé. » Cependant cette lettre qui était destinée a
être montrée et qu'on imprima dans le temps, fut sans
doute suggérée et au moins corj'igée et revue par Ar-
nauld et Nicole; on sent à plus d'un endroit que la mère
Angélique (si c'est bien elle qui parle) écrit d'après des
notes qui lui ont été données par ces Messieurs, plutôt
que selon l'impulsion directe de son cœur.
Cette lettre écrite et cet effort fait sur elle-même, elle
ne songea plus qu'à se préparer pour l'Eternité. Mais
l'esprit humain est si singulier, les manières de sentir
sont si particulières, que cette personne si pure, et qui,
depuis plus de cinquante-cinq ans qu'elle avait reçu le
voile sacré, n'avait cessé de veiller et de travailler sur
elle-même, se trouva saisie, aux approches du terme,
d'une indicible terreur, et eut à subir toutes les angoisses
d'une véritable agonie. Elle se voyait devant Dieu, selon
sa propre expression, comme un criminel au pied de la
LIVRE CINQUIÈME.
159
potence^ qui attend l'exécution de r arrêt de son jnge; et,
en prononçant ces mots, il semblait qu elle fût comme
abîmée et anéantie. Il n'y avait plus que cela qui Toc-
cupait. L'idée de la mort, une fois entrée dans son esprit,
y demeura gravée et ne la laissa plus un seul instant.
Tout le reste avait disparu ; elle ne songeait plus qu'à se
préparer pour cette heure terrible. Elle y avait songé
toute sa vie : « Mais tout ce que j'en ai imaginé, di-
sait-elle, est moins que rien en comparaison de ce que
c'est, de ce que je sens, et de ce que je comprends à cette
heure. » Elle avait peur de la justice suprême, et il y
avait des moments où elle n'osait espérer en la miséri-
corde. On avait peine à la rassurer; la mère Agnès en
écrivait à M. Arnauld, qui lui répondait :
« Il n'y a rien de plus affligeant que l'état où vous me
mandez qu'est la pauvre Mère. Dieu la veut éprouver jus-
qu'à la fin, et la faire passer par le plus terrible purgatoire,
qui est la soullrance de l'esprit.... Le même esprit de Dieu
opère des dispositions toutes différentes dans les âmes
saintes.... Celles qui sont plus pénétrées de sa bonté et de
sa miséricorde sont remplies d'une grande paix et d'une
grande douceur; et celles, au contraire, en qui il a imprimé
un vif sentiment de son infinie sainteté, ne pouvant com-
prendre comment l'homme, qui n'est que souillure, pourra
paraître devant un Juge si saint, se trouvent saisies d'une
frayeur religieuse qui semble les anéantir et ne leur laisser
aucun sentiment de joie et de consolation.... Le premier état
est plus conforme au sens humain et nous console davantage
dans les personnes que nous aimons; mais le dernier a
quelque chose de plus grand et de plus divin, puisque c'est
celui dans lequel Jésus-Christ même a voulu être, autant
qu'il le pouvoit; et il semble que ce soit le partage des
âmes les plus fortes et lé plus solidement établies dans ia
piété. »
La dernière fois que la mère Angélique avait vu
M. Singlin qui l'exhortait à avoir confiance, elle lui
160
PORT-ROYAL.
avait dit en lui faisant ses adieux : « Je ne vous reverrai
donc plus, mon Père, mais je vous promels que je n'au-
rai plus peur de Dieu. » Cette peur toutefois revenait et
persistait malgré elle; elle n'en parut délivrée que tout
à la fin. Elle aimait, dans ses dernières journées, à de-
meurer solitaire. Quelquefois, lorsqu'on approchait pour
lui parler, elle priait qu'on la laissât devant Dieu, répé-
tant souvent cette belle parole : « Il est temps, ma sœur,
de sabbatiser. » Pour dernier mot de conseil à ses reli-
gieuses, elle leur recommanda de vivre dans la paix et
l'union parfaite, comme aussi elle leur avait déjà donné
pour souverain précepte : « Mourir à tout et attendre
tout! »
Elle mourut le samedi 6 août 1661, jour de la Trans-
figuration; il semblait, comme l'écrivait M. Hermant à
M. Arnauld, que Dieu voulût faire monter cette grande
âme sur le Thabor après un si long Calvaire. Pour nous-
même simple historien, nul caractère dans notre sujet ne
nous apparaît plus véritablement grand et plus royal
qu'elle, — elle et Saint-Cyran \
1. Cette terreur extrême de la Mère Angélique, en vue de la
mortj donne pourtaat à penser aux esprits qui réfléchissent et
qui cherchent sincèrement ce qui est le vrai en ces choses sérieuses.
Cette sainte âme, qui n'a fait que le bien et qui n'a tout au plus à
se reprocher que d'avoir eu à lutter avec la duplicité inévitable des
pensées, la voilà qui, dans l'effroi du dernier jugement, se consi-
dère exactement comme U7i criminel au pied de la potence , n'atten-
dant que le signal de son exécution. Elle est dans l'état du cheva-
lier de Jars, lequel, comme on sait, condamné à avoir la tête
tranchée et amené sur Téchafaud, reçut au dernier moment sa
grâce : ce qui sembla un raffinement de cruauté jusque dans la
clémence, de la part du cardinal de Richelieu. Est-ce donc là
quelque chose de juste et de digne à se figurer de la part de Dieu?
est-ce là enfin l'état désirable et vrai de l'homme à l'heure de la
mort? Des esprits éminents^ des cœurs sages en ont jugé tout au-
trement. Il était, certes, au point de vue le plus opposé et comme
au pôle contraire, le philosophe méditatif (Spinoza) qui a dit :
« L'homme libre, c'est-à-dire celui qui vit d'après la seule règle
LIVRE CINQUIÈME.
161
de la raison, ne pense à aucune chose moins qu'à la moit, et sa
sagesse consiste dans la méditation non point de la mort, mais
bien de la vie. i^ Il n'est pas moins opposé à cette considération
de terreur, cet autre philosophe, cet observateui naturel (Buffon),
quia écrit : « La mort, ce changement d'état si marqué, si redouté,
n'est dans la nature que la dernière nuance d'un état précédent....
Pourquoi donc craindre la mort?.... pourquoi redouter cet instant,
puisqu'il est préparé par une infinité d autres instants du même
ordre, puisque la mort est aussi naturelle que la vie, et que iWe
et l'autre nous arrivent de la même façon, sans que nous le sen-
tions, sans que nous puissions uoas en apercevoir?... » (Voir tout
le chapitre De la vieillesse et de la mort.) — Il est vrai que, dans
l'un et l'autre cas, le remède proposé contre la mort, c'est de n'y
point penser, et de ne la point regarder fixement; et c'est ainsi, en
effet, que la plupart dss hommes, instinctivement, se tirent de la
difficulté, fidèles en cela à la nature. Mourir vite et ne point souf-
frir, tel est leur vœu, lorsque par hasard ils y pensent. Le chré-
tien, lui, au contraire, qui voit dans la mort le seuil de l'Éternité,
et d'une Éternité heureuse ou malheureuse, y tient les yeux obs-
tinément attachés : et ces bords de l'Éternité lui apparaissent
tantôt, à de certains jours, comme la côte de fer d'un rivage in-
hospitalier, inabordable, et où va le briser le naufrage, tantôt
comme la plage lumineuse d'une patrie où l'attendent des félicités
ineffables et des récompenses. Tout dépend de l'idée qu'on se fait
de Dieu, du Dieu d'au delà; et même cette idée de Dieu étant bien
établie en nous, tout uépend encore de la trempe et de la couleur
de notre âme. Un poète du plus grana talent et d'une incurable
ironie, qui est mort hier (Henri Heine), répondait à quelqu'un qui
lui demandait à ses derniers instants s'ifse sentait bien avec Dieu:
a II doit me pardonner, c'est son état. » Voilà encore une manière
de mourir, en gardant sur sa lèvre la plaisanterie de toute sa vie.
Mais, certes,- si la manière de la mère Angélique est trop terrible
pour être souhaitée à soi ou aux autres, elle atteste du moins,
comme le disait Arnauld, une grande élévation, une conception
ardente et forte du saint et du juste, et une énergie contemplative
jusque dans les derniers assauts, qui donne essentiellement la
mesure d'une âme.
ÎV-- Il
II
Projet d'accommodement de M. de Comming» ;.:i:v,iid mirai a-
ble. — De la signature du docteur de Sainte-Beuve. — M. de Pé-
réfixe, archevêque de Paris. — Son Mandement et son système
de la Foi humaine. — Sa visite de la maison de Paris. —
M. Chamillard confesseur et le Père Esprit. — Scènes du 21 et
du 26 août. — Enlèvement de douze religieuses. — La mère
l'.ugénie préposée supérieure. — Guerre intestine et pied à
pied. — Autre enlèvement le 29 novembre et le 19 décembre. —
— De Pesprit des filles de Port-Royal, et de celui des filles de
Sainte-Marie. — Visite de l'archevêque à la maison des Champs;
la mère du Fargis.
L'intervalle de temps, la trêve qui fut accordée à Port-
Royal avant la reprise ouverte des hostilités, se marque
cependant par une tentative de conciliation assez sérieuse,
autorisée par le roi, et qui aurait pu réussir auprès de
tout autre chef de parti que M. Arnauld. Un de ses
amis, et surtout un ami de M. d'Andilly, M. de Ghoi-
seul, évêque de Gomminges, frère du maréchal du Ples-
sis-Praslin, et cousin germain de madame du Plessis-
Gruénegaud, prélat humain et pieux, lettré et poli*, reçut
1. M. de Ghoiseul a fait des ouvrages d'apologétique ciirétienne :
j'en ai cité (tome III, page 186) un passage assez naïf concernant
LIVRE CINQUIÈME
163
dans son diocèse une communication venue de la Cour,
et de laquelle il résultait que le Père Ferrier, professeur
de théologie à Toulouse, et par conséquent son voisin,
avait pouvoir d'enlamer avec lui une négociation tendant
à rapprocher les deux partis moliniste et janséniste.
M. de Gomminges en avertit M. d'Andilly au mois
d'août 1662; il vit en septembre le Père Perrier à Tou-
louse, recueillit de lui des paroles et des propositions pré-
liminaires tout a faitconcihantes, et qui promettaient une
issue heureuse, inespérée. On sembla, dès l'abord, s'en
tendre pour ne point insister sur le fait de Jansénius^
pour laisser de côté toute signature du Formulaire et s'en
tenir à des expédients de douceur. Chaque parti devait
donner ses interprétations avec sincérité, en les rame-
nant, autant que possible, aux termes de théologiens
déjà acceptés par l'Église; on réduirait ainsi la guerre
des partis à n être plus qu'une dissidence d'écoles, et
l'on adresserait au Pape une lettre commune par laquelle
on témoignerait que les cœurs sont réunis, quoique les
écoles puissent rester divisées, le suppliant de bénir les
uns et les autres. « Enfin, écrivait M. de Ghoiseul, il
paroît visiblement que Dieu conduit cette atîaire; » et
il semblait possible par ce moyen, même aux amis
de Paris, d'arriver à vivre en paix, sans plus parler de
tout le passé, et, comme on le disait dans les lettres à
mots couverts qu'on s'écrivait là-dessus, « de laisser
les filles de cette bonne veuve (sans doute les religieu-
ses de Port-Royal) jouir de leur petit bien, comme
le miracle de la Sainte-Ëpine. Madame de Motteville nous a con-
servé de lui un sonnet fait à Saint-Denis sur la pompe funèbre de
la reine Anne d'Autriche. C'est entre ses mains que Pellisson vou-
lut faire son abjuration à Chartres, le 8 octobre 1670. — C'est par
erreur qu'il avait été dit dans une première édition qu'il était
frère de madame du Plessis-Guénegaud : il était bien, comme l'a
dit M. d'Andilly, son véritable frère par le cœur, mais en fait son
cousin germain par la naissance.
164
PORT-ROYAL.
elles faisoient avant le procès. » Voilà d'emblée bien
des espérances.
On se denaande, avant d'aller plus loin, quel put être
le dessein réel qu on eut à l'origine de cette alïaire, et à
quoi il faut attribuer cette singulière avance, cet air
d'acquiescement du parti moliniste et des Jésuites. Les
adversaires, depuis^ n'y ont vu qu'un stratagème et une
ruse de guerre assez pareille à celle du cheval de bois ; le
Père Ferrier aurait un peu joué le rôle de Sinon. Je ne
pense pas qu'il faille y chercher tant de machiavélisme.
Si raiïaire s'était entamée quelques mois plus tard, on
aurait pu y voir une preuve de prudence de la part du
Père Annat, dans la brouille où la Cour de France était
avec le Saint-Siège. Sans vouloir pénétrer dans des in-
tentions qui nous échappent, il se peut que les nombreux
amis que Port-Royal avait dans le monde et à la Cour,
faisant un suprême eflort, aient suggéré au confesseur
du roi l'idée d'essayer d'un accommodement sans pous-
ser à bout les choses, et que le Père Ferrier surtout,
qui aspirait à devenir le coadjuteur du Père Annat, ait
désiré se signaler en provoquant une démarche habile,
conforme d'ailleurs à la modération de son caractère.
Une autre version, et qui a plus de vraisemblance, c'est
que l'initiative première serait venue de M, de Gom-
miuges lui-même, dans un entretien qu'il eut avec
M. de Miramont, président au Parlement de Toulouse
et ami du Père Ferrier.
Quoi qu'il en soit, M. de Gomminges, sentant qu'on
ne pouvait mener de loin une négociation si compliquée,
eut l'agrément du roi pour venir à Paris, oii il arriva le
dernier jour de Tannée 1662; il y trouva le Père Fer-
rier, qui l'avait précédé de quelques jours. On obtint, de
plus, permission du roi pour que M. Arnauld, M. S:n-
glin, le docteur Taignier et M. de Barcos, abbé de
Saint-Gyran, qui étaient exilés ou dans une retraite
LIVRE CINQUIÈME.
165
prudente, pussent reparaître en sûreté à Paris pendaut
le mois de janvier. Rien, ce semble, ne s'opposait à des
conférences directes et de vive voix; mais Arnauld, si
disputeur ]a plume à la main, avait une telle horreur et
une telle méiiance des Jésuites, qu'il se refusa absolu-
ment à toute conversation et abouchement, seul moyen
pourtant de se connaître et de s'apprivoiser. Ces Mes-
sieurs, toujours invisibles, bien que présents à Paris,
envoyèrent pour les représenter, Fabbé de Lalane, doc-
teur, et M. Girard, licencié de la Faculté de Paris*. Il y
eut plusieurs conférences, mais à chaque proposition
nouvelle il fallait en référer aux absents; Arnauld écri-
vait mémoires sur mémoires ; il consultait ses amis de
Beauvais, qui lui répondaient par de longues lettres.
Gela faisait des écritures sans fin; on n'avançait pas. Le
biais à saisir était difficile; le Père Ferrier et ses amis
en proposèrent successivement plusieurs, mais on ne
s'accordait pas à temps pour s'y fixer. Pour ceux qui,
comme moi, prendront la peine de lire les détails de
cette affaire, il reste clair cependant qu'on se serait ar-
rêté à quelqu'un de ces expédients, et qu'à tort ou à rai-
son on eût conclu un accommodement quelconque, si
Arnauld y avait consenti. Il ne put jamais s'y résoudre.
L'idée de s'abaisser lâchement, de paraître trahir la vé-
rité, de paraître céder enfin, lui était insupportable. Il
lui semblait que, dans ce pas glissant où il était engagé
malgré lui, tout le monde le poussait au précipice, et
qu'on ne voulait que sa chute. Il se roidissait. Il y avait
surtout un Siibjicimus {Nous nous soumettons aux Con-
stitutions des souverains Pontifes.,..) qu'il ne pouvait ad-
1. Ce M. Girard était « un homme fort éclairé, nous dit M. Fey.
deau, et Tun des plus grands esprits qui eût paru dans la Fa-
culté. » Il n'avait pas pris le bonnet de docteur, et quand on lui
demandait pourquoi, il disait que c'était pour s'épargner 500 livres
et un péché mortel qu'il aurait fait en condamnant M. Arnauld.
166
PORT-ROYAL.
mettre kous sa plume. M. de Comminges avait beau lui
dire que ce terme ne signifiait point une créance inté-
rieure absolue, mais simplement un pur respect exté-
rieur pour la chose jugée; il avait beau s'offrir, lui et les
autres prélats médiateurs qu'il s'était adjoints, à lui don-
ner un écrit par lequel on lui déclarerait qu'on ne l'en-
tendait pas autrement ; l'inflexible, l'irréductible Arnauld
en revenait toujours à son point et à sa ligne math»'ma-
tique de vérité ; il demandait ce que vaudrait une telle
déclaration reçue en échange de sa signature, et disait
n'avoir appris nulle part qu'il fût permis de se servir de
contre-lettres en matière de religion. Il lui était surtout
pénible que le monde pût s'y méprendre, que le public
ne pût être à l'instant et hautement informé de tout par
M. de Comminges lui-même. Les doigts lui déman-
geaient déjà de ne plus écrire, de ne plus avoir à ranger
en bataille ses raisons et démonstrations, ^^-a nature
et sa manière d'être étaient plus fortes que la considé-
ration du but et du résultat. « Depuis que l'on traite
cette affaire, lui écrivait M. d'Andilly, il n'est que trop
vrai que je vous ai toujours vu triste lorsqu'il y avoit
sujet d'espérer qu'elle réussiroit, et toujours gai lors-
qu'elle paroissoit être rompue. » Vers la fin de fé-
Fr.sr (1663) il prit un grand parti, et, sans demander
avis à personne, il se déroba de nouveau dans la retraite,
afin d'échapper aux instaoces dont il était pressé par ses
meilleurs amis. Au moment où il prenait cette résolu-
tion, son neveu, M. de Pomponne, Tétait venu voir, le
22 février après dîner, « dans la plus mauvaise humeur
du monde, jusqu'à lui dire que cette affaire feroit mourir
de chagrin son père (M. d'Andilly). y>
Au reste, il n'y avait qu'une voix alors parmi les
meilleurs amis de M. Arnauld pour le blâmer de sa ré-
sistance, de son entêtement, comme on l'appelait. M. Le
Nain, maître des requêtes, et père de M. de Tille-
LIVRE CINQUIÈME.
167
mont, lui écrivit une lettre, datée du 16 mars, où il lui
disait :
« J'ai appris avec douleur la rupture d'une affaire si im-
portante pour la gloire de Dieu et pour le bien de l'Église.
J'ai vu le petit Extrait qui court (un petit récit favorable aux
Jésuites), et, quoiqu'il soit rempli de faussetés, il ne laisse
pas pourtant de me faire beaucoup de peine; car il oblige à
s'informer de la vérité des choses passées, et impose à M. de
Gomminges une nécessité indispensable, non-seulement de
la dire, mais de déclarer son sentiment pour condamner les
uns ou 1rs autres; et quoiqu'il puisse se servir d'expressions
favorables pour les uns, si néanmoins il condamne toutes les
deux parties, sa condamnation, telle qu'elle soit à votre
égard, vous sera très-désavantageuse, et, pour me servir des
termes d'un des premiers magistrats de ce royaume (M, le
Premier Président de Lamoignon)^ vous serez condamné et
devant Dieu et devant les hommes, si vous ne voulez pas
croire un prélat aussi éclaii^é, aussi vertueux et aussi éloigné
de tout soupçon qu'est M. de Gomminges....
d Que diroit ce grand magistrat (toujours M. de Lamoi-
gnon), et que diroient avec lui tous ceux qui vous honorent
le plus, s'ils savoient que ce digne prélat, traitant les autres
de dureté *, vous accuse d'une trop grande fermeté dans vos
sentiments et d'une trop grande délicatesse de conscience ;
s'ils savoient que M. l'abbé de Saint-Cyran {M. de Barcos)^
homme si éclairé et si judicieux, embrasse les ouvertures et
les propositions que fait M. de Gomminges de signer les deux
Gonstitutions avec le mot de SuhjiGimus^ croyant qu'on le
peut en conscience?...
c( Je vous demande pardon si, étant ce que je suis, et
ignorant et laïque, je prends la liberté de parler de la sorte
à celui que j'ai "toujours regardé et que je regarde encore
comme un des plus savants hommes de l'Europe; mais je
croirois manquer à ma conscience et à Tamitié dont vous
m'avez toujours honoré si je gardois le silence dans une
rencontre oii il s'agit de la paix de toute l^'Église, et si je ne
1, Traitant de dureté^ je ne sais trop si c'est une faute d'impres-
sion ou une locution usitée au dix-septième siècle; aujourd'hui on
taxant de dureté.
168
PORT-ROYAL.
vous faisois savoir les sentiments de vos amis et de vos
ennemis touchant cotte rupture.
« On demeure d'accord que Ton vous pousse trop et que
l'on se pourroit contenter de ce que vous avez voulu faire;
mais on demeure aussi d'accord que, quoique les autres
soient injustes et déraisonnables, vous êtes obligé de vous
rendre aux sentiments de monseigneur de Gomminges et de
M. l'abbé de Saint-Gyran, qui les croit justes et raisonnables ;
que vous devez cette soumission, puisqu'on offre de dire par
écrit que l'on ne vous demande pas la créance intérieure;
que cette déclaration suffit pour mettre votre conscience en
repos..., et que si, la tenant secrète pour quelques jours, il
semble que votre honneur et votre réputation en soient ce-
pendant blessés (ce qu'on ne croit pas pourtant), il faut, en
cette rencontre, souffrir les humihations que Dieu permet
qui nous arrivent, lors principalement qu'elles sont avanta-
geuses à l'Eglise....
« Excusez, s'il vous plait, la liberté que je prends, et
regardez cette lettre, quoique signée de moi seul, comme
celle de vos meilleurs amis, qui m'ont chargé de vous
l'écrire en leur nom et qui se servent de ma plume pour
vous faire savoir les véritables sentiments qu'on a sur cette
rupture.... »
Arnauld répondit à M. Le Nain une lettre aussi pleine
de modération qu'il le put, et aussi raisonnée qu'il le
savait faire; il y disait assez agréablement; à l'adresse
de M. de Lamoignon ;
« Et pour ce qui est des hommes, j'espère que ceux qui
seront bien informés de toutes ces choses seront plus portés
à nous absoudre qu'à nous condamner, et surtout que le
grand magistrat dont vous me parlez aura la bonté de nous
permettre de prendre requête civile contre Varrét que vous
dites qu'il a prononcé contre nous^ et que, n'ayant pas voulu
souffrir qu'on donnât de Tinfaillibilité au Pape, il n'en vou-
droit pas donner à quelque autre évêque que ce soit, d
Mais il avait à se défendre contre des observations et
LIVRE CINQUIÈME. 169
des objections encore plus sensibles pour lui que ce lles
d'un M. Le Nain ou d'un Lamoignon :
« J'ai retranché de la réponse à M. Le Nain, écrivait-il à
M. Singlin (26 mars), ce que vous avez désiré; mais je vous
supplie de considérer en quelles extrémités on me réduit. On
soulève contre moi presque tout ce que j'ai d'amis au monde,
jusqu'à mes propres frères On mô décrie partout comme
un opiniâtre et entêté, et comme un homme qui empêche
seul la paix de l'Église par un attachement à son propre
sens. Et tout le fondement de ces reproches si sensibles,
c'cot que je ne me rends pas à l'avis du plus grand nombre
de nos amis; car, pour les autorités des saints, ou leurs
exemples, ou les raisons qui ont été autrefois notre règle, il
ne s'en parle plus.... ^
Mais laissons là M. Le Nain et tous nos amis du monde,
au nom desquels il témoigne qu'il m'écrit, et que je vois
assez qu'on a tant éloignés de moi ; ne me doit-il pas être
bien sensible de ce que vous-même. Monsieur, pour qui
Dieu m'a donné tant de respect, êtes dans cette opinion que
je suis en danger de commettre un péché mortel, si j'em-
pêche la paix de l'Église par un attachement à mon propre
sens? »
Et dans ce qui suit il semble opposer M. Singlin à
lui-même, et ce que ce ferme et sage directeur conseil-
• lait en 1657 à ce qu'il conseille présentement, en 1.663 :
« Y a-t-il donc rien de plus naturel que de demander à
ceux qui me font ce scrupule, si celui que Von regarde comme
le plus éclairé de tous nos amis n'étoit pas aussi croyable
en 1657 qu'en 1663?... On soutenoit alors que l'Église n'a
jamais approuvé les subtilités et les explications éloignées
lorsqu'il s'agit de la vérité et de la justice. Quelle est donc
cette nouvelle Église qui a changé tout d'un coup d'esprit
î. L'évêque d'Angers et M, d'Andilly . — « M. d'Andilly estsi aveu-
glément attaché h ce prélat (M. de Comminges) qu'il querelle tous
ceux qui ne sont pas de son avis et témoigne être fort mal content
de moi. Cela m'importe peu pour moi-même, mais j'en suis fâché
pour lui.... » (Lettre d'Arnauld à M. Hermant, du 20 mars.)
170
PORT-ROYAL.
et qui api)rouve comme une conduite évangôlique ce que
rÉglisc do Jésus-Christ n'a jamais ajiprouvcV Enfin l'Église
a voulu jusques en 1657 que l'on fût ferme et sincère en ces
occasions, cl que l'on y témoignât une liberté que les Pères
ont appelée sacerdotale, selon cett^; belle parole de l'un des
plus anciens d'entre eux : Decet sacerdotem libère agcre.
Mais tout cela est changé en 1663; ces pensées si généreuses
se sont évanouies; on ne parle plus de cette liberté sacer-
dotale si recommandée par les Pères, et il n'y a plus, au
contraire, de tentation plus dangereuse que celle de la fer-
meté.
a Je n'insulte point. Monsieur; dico c?o/ens, dico coactus,
pour me servir des termes du môme Père, dont on ne veut
plus que nous imitions le courage; je vous parle dans un
véritable gémissement de cœur.... »
Je ne dissimule rien, et j'ajouterai, pour tempérer
rimpression de fatigue et d'impatience que cause même
à uu simple lecteur la conduite opiniâtre d'Arnauld en
cette occasion, qu'il faillit lui-même fléchir, tout ro-
buste qu'il était, sous les peines morales que ses scru-
pules lui faisaient ressentir jour et nuit. Il fut pris sur
cette fin de février « d'éblouissements et de foiblesses,
dont il ne pouvoit attribuer la cause qu'à un continuel
seriement de cœur où il avoit presque toujours été pen- .
dant toutes ces affaires. » C'était le même mal auquel
avait succombé précédemment la sœur de Sainte-Eu-
phémie. Soyons indulgents à ces maladies nées d'une
extrême délicatesse et tendresse de conscience; ne les a
pas qui veut.
A cela près, nous serons à son égard de l'avis du plus
grand nombre de ses amis et de ceux qui, tout en l'es-
timant, n'hésitaient pas à le blâmer. « M. Arnauld, di-
sait Bossuet dans sa vieillesse et parlant loin du public,
M. Arnauld avec ses grands talents étoit inexcusable
d'avoir tourné toutes ses études, au fond, pour persua-
der le monde que la doctrine de Jansénius n'avoit pas
LIVRE CINQUIÈME.
171
été condamnée. » Car c'est en effet sur co point particu-
lier et tout personnel que s'aheurta en définitive je ne
dirai pas cette belle intelligence, mais bien ce vigou-
reux entendement d'Arnauld. Ici, à cette date de 1663
et dans sa dissidence avec M. Singlin et d'autres amis
du dedans, il ne paraît pas du tout apprécier la diffé-
rence des temps, des situations, et le péril de Port-
Royal, même à le prendre au seul point de vue chrétien.
Ce péril consistait , malgré les victoires brillantes des
Provinciales et les vains applaudissements du monde, à
devenir une pierre d'achoppement dans l'Église, et, du
moment qu'on ne réformait pas les autres, à être un
principe de schisme par un isolement trop affiché, ou
du moins à se détourner soi-même de la voie intérieure
en bataillant sans cesse et disputant. Le péril aussi était
de tout compromettre sans se soucier des conséquences,
de ne pas songer à ce monastère de filles, dont la fonc-
tion ne pouvait pas être celle d'une école de théologie
ni d'une Sorbonne, et qui devenait un boulevard en vue
et toujours menacé. M. Arnauld et M. Nicole, quand
la bourrasque était trop forle, n'avaient qu'à se dérober;
ils trouvaient des retraites profondes et sûres, d'où ils
continuaient d'écrire en toute liberté : « Il n'y a que ces
pauvres enfermées, disait judicieusement un de ces Mes-
sieurs % sur lesquelles le fort de l'orage va tomber et
qui ne peuvent ni s'absenler ni tourner en arrière. >»
M. Singlin, qui n'était pas d'avis de changer des filles
en docteurs ni de les mener au combat, en était venu à
penser qu'en cédant sur un point particulier, sur un
accessoire qui, par un malentendu étrange et trop pro-
l. M. de Bernières, dans la dernière lettre écrite de son exil
d'issoudun, où il mourut le 31 juillet 1662. — Sur cet exil et
cette mort de M. de Bernièi es, et sur l'étroite liaison de cet ami
de Port-Royal avec M. d'Aubigny, voir Y Appendice à la fin du pré-
sent volume.
172
PORT- ROYAL.
longé, était devenu le principal, on pouvait sauver l'en-
seinble de la direction intérieure, la seule essentielle, et
continuer de mener à Jésus-Christ de dignes épouses
par les sentiers de la vie cachée.
C'est ce qui explique aussi, selon moi, la tergiversa-
tion apparente d'un docteur souvent nommé dans les
Relations, qui avait été ami du premier Port-Uoyal, qui
s'était même signalé en faveur de M. Arnauld et s'était
fait exclure pour lui de la Sorbonne, le docteur de |
Sainte-Beuve, qui céda à ce moment et dont les Jansé-
nistes, ceux qu'on appelait les généreux, ont comparé la
chute à celle àVsius^, Dès qu'il y eut moyen de signer
le Formulaire (juin 1661), il l'alla signer à l'archevêché,
déclarant qu'il signerait par^ow^ où besoin serait, disant
à qui voulait l'entendre qu'il signait sept fois , le tout
pour couper court et en finir et pour qu'il nVn fût plus
question. Il faisait de la signature un acte d'obéissance
pure et simple, sans plus vouloir entrer dans les distinc-
tions, et conseillait à tous ceux qui le consultaient d'en
faire autant : « C'est ainsi , dit un grave historien du
parti, que M. de Sainte-Beuve affoiblissoit tout le monde
avant qu'il tombât lui-même. » Ce même savant docteur
et casuiste , bien qu'il blâmât les violences des deux
côtés, et qu'il n'approuvât point la manière dont on
traitait le monastère, se refusa toujours dans la suite à
voir des religieuses de Port-Poyal, lorsqu'elles le de-
mandèrent pendant leur dispersion pour le consulter
sur leurs douîes; et quelles furent ses raisons? <r Je
n'irai point, disait-il; si j'y allois, il y auroit aussitôt un
livre imprimé contre moi^.... Le feu est aux quatre coins
1. Je me suis moi-même laissé entraîner à pousser un hélas ! à
son sujet (tome III, pagel57j. Aies examiner de près maintenant,
je juge mieux des circonstances.
2. C'est en parlant à Bossuet que M. de Sainte-Beuve dit quel-
ques unes de ces paroles.
LIVRE CINQUIÈME.
173
de l'Église, et, au lieu de Téteindre, on y jette toujours
de riiuile : ils ne peuvent s'empêcher d'écrire. » Voilà la
maladie et la manie d'Arnauld et des Arnaldistes bien
caractérisée. En un mot, il y a dans les disputes un mo-
ment oij il faut en finir; eût-on raison au point de départ
sur un fait particulier, il faut s'arrêter sous peine d'er-
rer en outrant la poursuite. Gela est surtout vrai dans
les disputes de religion, quand on est catholique et
qu'on veut demeurer tel*. Ce moment était venu et gran-
dement venu en 1661, pour les querelles du Jansénisme;
il fallait trancher net dans ses propres raisons, sous
peine de faire une fausse tige qui ne se rattacherait plus
à l'arbre ou qui du moins s'en distinguerait à jamais.
Le docteur de Sainte-Beuve l'avait senti et se condui-
1. Je ne prête rien à M. de Sainte-Beuve en parlant ainsi. Dans
une lettre du 25 octobre 1652, adressée à M. de Saint-Amour qui
était alors à Rome et qui n'y trouvait pas l'accueil attentif qu'un
docteur en Sor bonne, député par des évêques français, aurait pu
désirer, M. de Sainte-Beuve s'exprimait avec un mélange de
soumission et de regret, qui témoignait de sa peine et qui laissait
entrevoir un véritable conflit de sentiments : a Ces messieurs,
« disait-il en parlant des théologiens romains, penserontàdeux fois
« à ce qu'ils feront, et j'ai peine de croire qu'ils veulent contri-
a buer à l'oppression de la vérité et des personnes qui la défen-
a dent. Les docteurs de la Faculté de Paris doivent être plus
a considérés que méprisés, et il n'est pas besoin d'aliéner les
« esprits de ceux qui ont toute la dévotion possible pour le Saint-
« Siège; ce qu'on fera sans doute si on ne leur fait pas justice
a dans une affaire qui parle d'elle-même. Je l'ai dit souvent à
« M. Du Val, et je ne sais s'il n'en a point parlé à M. le Nonce :
« il y a bien des personnes qui sont fort peu affectionnées vers
« le Saint-Siège, qui souhaitent qu'on ne nous conserve point la
o justice, prétendant par là nous attirer à leur parti. Pour moi,
w j'espère que Dieu ne m'abandonnera pas jusqu'à ce point, mais
« je ne sais si cela ne diminueroit point de beaucoup la haute
« estime qu'on doit avoir pour ce qui émane d'un trône si véné-
a rable. » C'est bien là la vraie disposition gallicane : on restera
soumis, quoi qu'il advienne^ mais le respect intérieur pour Rome
n'en sera pas augmenté.
PORT-ROYAL.
sit en conBéquence ; le docteur Arnauld ne le sentait
pas*.
Arnauld avait pour lui, dans son obstination invin-
cible, Nicole qui était un Ijomme de plume s'il en fut, et
qui, tout en voyant bien les défauts de son chef et en en
souffrant quelquefois, en essayant même de les tempé-
rer, partageait pleinement alors ses goûts de polémique
et les servait; il avait Thumble M. de Saci dont la dou-
ceur opiniâtre et l'invariable patience regardaient peu
aux circonstances générales et aux horizons environ-
nants, et ne tenaient pas compte des opportunités d'agir
et des saisons; il avait M. de Roannez, M. Hermant et
la petite Eglise de Beauvais; il avait surtout sa nièce la
sœur Angélique de Saint-Jean, à laquelle il aimait, a-
t-on dit, à communiquer ses pensées sur les affaires de
rÉglise, a comme saint Ambroise en conféroit autrefois
dans le temps de la persécution avec sainte Marceline
sa sœur, » et par qui il se laissait volontiers conseiller.
Par elle il était assuré d'avoir pour disciples et servantes
déclarées et unanimes toute cette Communauté d'élite,
dont les moindres filles se sentaient enorgueillies de re-
connaître M. Arnauld pour oracle et de devenir les sen-
tinelles avancées de la foi. « Dieu qui choisit assez sou-
vent les choses du monde les plus foibles pour confondre
les plus fortes, a dit un historien de ce bord, avoit dans
Port-Royal des épouses intrépides, pendant que TÉglise
ne voyoit que de la lâcheté dans la plupart de ses mi-
nistres. » Que n'auraient point fait ces pieuses filles
pour mériter et justifier de tels éloges, qu'elles sen-
taient bien, à travers l'épaisseur des murs du cloître,
que quelques-uns de leurs amis leur décernaient au de-
hors! « Port- Royal des Champs n'est qu'un avec nous,
1. Voir à V Appendice toute une discussion et un abrégé d'Étude
sur le docteur de Sainte-Beuve.
LIVRE CINQUIÈME. 175
écrivait quelque temps auparavant la sœur Angélique
de Saint-Jean à M. Arnauld; hasardez-nous. Peut-être
que nous serons les valets de pied des princes de V armée
d'Achaby qui dévoient entrer les premiers dans le combat
et gagner la bataille, A tout hasard on n'expose pas
grand'chose, et quand nous y péririons, FÉglise n'y
perdra point ceux qui pourront davantage la défendre.
Quel autre intérêt avons-nous en ce monde que d'acqué-
rir le royaume des Gieux?» Ainsi pariaient par la bouche
de leur véritable chef ces âmes militantes, un peu dé-
tournées par là, on doit Tavouer, de leur vocation d'hu-
milité et de silence ; elles ne cessaient de s'offrir et de
se proposer comme holocaustes, et non pas sans une ar-
rière-pensée de vaincre. Mais était-ce à M. Arnauld de
prendre au mot un si beau zèle et de les commettre
tout de bon au front du combat?
La négociation de M. de Gomminges perdait tout son
intérêt et son importance dès lors que M. Arnauld n'y
était pas compris. Elle se poursuivait toutefois, mais on
avait manqué le point et le moment, s'il y en avait eu
un à cette date. Après quantité de tâtonnements on se
réduisit à envoyer à Rome un exposé des sentiments de
ces Messieurs sur les cinq Propositions, avec promesse
de leur part d'une soumission entière à tout ce qui se-
rait prescrit par le Saint-Siège. Apparemment Tinter-
prétalion de la doctrine ne parut point suffisante : il s'en-
suivit un bref du Pape adressé aux évêques de France,
qui ressemblait à tous les brefs contre le Jansénisme, et
d'après lequel les précédents signataires étaient mis en
demeure de tenir leur promesse de soumission. C'est
précisément vers ce temps qu'Arnauld prit sur lui
d'éclater* par une lettre datée du 1" août (1663) et
1. M. de Gomminges, jusqu'à la fin, ne demandait à M. Arnauld
que ie silence et de tenir secrets ses sentiments : « Car, disait-il,
176
PORT-ROYAL.
bientôt rendue publique : ce que Nicole appelait gaie-
ment Vécfiauffourée de M. Arnauld. Il l'avait écrite à
l'instigation du duc de Roaunez et de la sœur Angé-
lique de. Saint-Jean :
« Monsieur, disait-il à je ne sais quel docteur de Sor-
bonne de ses amis, je suis fort 6Lonn6 do ce que l'on me
mande de Paris, que le bruit y court que je n'improuve
point l'acte qui a été envoyé à Rome.... La vérité m'est plus
chère que toutes choses, et je ne la puis refuser à ceux qui
me la demandent dans une occasion si publique, et ainsi,
Monsieur, je veux bien qu'on sache que non-seulement je
n'ai point pris de part à ce qui s'est fait, mais que je n'ai pas
jugé y en pouvoir prendre en conscience.... Ce n'est pas que
je ne souhaite la paix de l'Église autant que personne, mais
je ne la puis désirer qu'honnête et par des moyens tout à fait
honnêtes : je donnerois mon sang pour l'avoir telle, mais
j'espère que Dieu me fera la grâce de n'acheter jamais un
repos temporel et passager par aucune chose qui puisse
troubler celui de ma conscience. »
Et ainsi à cheval sur sa conscience, il recommence la
guerre ouverte et déclarée. J'abrège. Tout cet honorable
effort de M. de Gomminges aboutit en esclandre. Chaque
parti publia des relations opposées, contradictoires, ac-
cusant Tadversaire de mensonge. Chacun en appelait vio-
lemment à M. de Comminges qui du moins eut le bon
goût de se taire, et qui, retourné dans son diocèse, y sup-
porta en chrétien, et en homme comme il faut, son
désagrément.
Enfin le nouvel archevêque de Paris , Hardouin de
Péréfixe avait ses bulles (10 avril 1664) : le premier
SI ce qui vient de Rome est bon, ceux qui n'approuvent pas (vou-
lant parler de M. Arnauld) comme ceux qui approuvent jouiront du
bénétice de la paix. Madame de Longueville exphquait tout cela
au long dans une lettre à madame de Sablé (fin de mai ou commen-
cement de juin 1663), et elle ajoutait : « Au nom de Dieu, poussez
bien M. Arnauld à se taire. »
1. « M. de Péréfixe, disait l'abbé de Longuerue, avoitété maître
LIVRE CINQUIÈME
177
soin de Port- Royal fut de Ten féliciter. Ce fut Lancelot,
un de nos bons Messieurs, de ceux qui ne sont pas an
premier rang pour l'importance , mais des plus ser-
viables et des plus utiles, qui fut chargé d'aller, au nom,
de Tabbesse et de toute la Communauté, présenter leur
compliment à Tarchevêque. On a le récit fait par Lan-
celot lui-même de cette visite du mercredi de Pâques,
16 avril, et de ce qui s'y passa M. de Péréfixe le reçut
bien et lui dit des choses fort sensées, bien qu'il les dît
à sa manière, et avec plus de naturel et de pétulance que
d'autorité et de gravité :
« Représentez-leur, je vous prie, disait-il, qu'elles doivent
se résoudre à chercher des moyens de contenter le roi : que
deux Papes ayant parlé, et les évêques ayant reçu leur
jugement, les Facultés l'ayant admis, les docteurs et les reli -
gieux ayant signé, et toutes les Communautés ayant passé
par là, il n'est nullement à propos qu'une seule maison de
filles veuille faire la loi aux autres, etparoitre ou plus juste,
ou plus intelligente que les Papes, les évêques, les prêtres
et les docteurs..., »
— « Monseigneur, répliquait doucement Lancelot, comme
elles n'ont à répondre que d'elles, elles ne croient pas devoir
tant regarder ce qu^ont fait les autres que ce qu'elles doivent
-faire elles-mêmes : et, après tout. Monseigneur, si c'est une
faute que celle-là, elle est sans doute bien pardonnable,
puisqu'au plus on ne les peut accuser que de quelque trop
grande retenue, et toute la grâce qu'elles demandent, c'est
qu'on veuille bien au moins épargner leur tendresse de
conscience pour ne les pas forcer à faire ce qu'elles ne croient
pas pouvoir faire. »
— « Oh! reprenait M. de Péréfixe, cela se doit plutôt
appeler un entêtement qu'une tendresse de conscience. Des
de chambre du canlinal de Richelieu^ qui le choisit pour être pré-
cepteur du Dauphin, et fît agréer ce choix au roi. Le cardinal
Mazarin, qui se piquoit de reconnoissance envers son bienfaiteur,
suivit volontiers un choix où il trouvoit son compte. Péréfixe étoit
un homme médiocra de tout point, et qui ne pouvoit se soutenir là
que par une soumission et une dépendance entière. »
IV — 12
178
PORT-ROYAL.
filles ne doivent jamais en venir jusque-là, quand le Pape et
les évôques leur commandent quelque chose. Que saveiil-eile.s
si ces Propositions ne sont pas tirées de Jans6nius? et que
n'en croient-elles le Pape qui les en assure?... Je veux vous
faire voir à vous-même, ajouta-t-il à un autre moment de
Pentretien, l'original d'une lettre de M. d'Ypres, écrite de
sa main, et qui me fut envoyée par le maréchal de Clérem-
baut, qui la trouva parmi les papiers de ce prélat lorsqu'il
fut fait gouverneur de cette place : c'est une lettre latine de
quatre ou cinq grandes pages, qui est merveilleuse, et où
ce prélat soumet entièrement son livre au Saint-Siège et
prie le Pape de le faire soigneusement lire et examiner..,.
Jansénius n'auroit donc pas fait difficulté d'obéir au Pape en
cette rencontre. Cependant et ses défenseurs, et des filles
mêmes, refuseront aujourd'hui de faire, par un zèle pré-
tendu pour Jansénius, ce que Jansénius n'auroit pas fait dif-
ficulté de faire lui-môme s'il avoit vécu! »
A toutes les raisons de Lancelot, qui ne resta pas court
de son côté, Tarchevêque ne répliqua qu'en répétant
constamment « que le Pape avoit fait examiner le livre
de Jansénius et avoit choisi pour cela les plus habiles
gens qui fussent auprès de lui ; — ou au moins, ajouta-
t-il, Ta t-il dû faire. » Et il disait « qu'il s'en falloit
tenir là, parce que quand on en venoit aux disputes, ce
nétoit jamais fait, et qu'après tout, des filles n'avoient
que faire de se mêler là-dedans , et qu'elles dévoient se
rendre à ce que le Pape et les évêques avoient tant de
fois défiai. »
Puis, coiiime il était bonhomme, il lui dit en le congé-
diant :
« Assurez-les que j'estime leur vertu et que je voudrois
donner de mon sang pour les tirer de ce mauvais pas. A.ais
qu'elles voient ce qu'elles pourroient faire pour cela; et
vous-même, ajouta-t-il, songez-y en votre particulier, je vous
en prie; voyez quel expédient on pourroit prendre; trouvez-
moi quelque planche pour sortir de ce mauvais pas, je vous
en conjure, et vous m'obligerez, n
LIVRE CINQUIÈME.
179
Cependant, tout au sortir de cetle visite, et en retrou-
vant l'aumônier qui l'avait introduit, Lancelot réitéra
son exposé et lui représenta le point de la difficulté par
rapport au mona'^tère, etj'état où étaient les choses, avec
tant de précision, que cet aumôuier lui dit : « Enfin,
pour le faity je vois bien qu'on ne le passera jamais,
n'est -il pas vrai ? »
— (( Non point du tout, répondit Lancelot; vous ri' avez qu'à
assurer Monseigneur que cela et la mort cest la même chose^
et qu'ainsi il n^a qu'à prendre ses mesures là-dessus. Ces
fiDes-là ne sont*pas si peu instruites qu'elles ne sachent que,
quelque respect qu'elles doivent au Pape et aux prélats, il
vaut pourtant mieux obéir à Dieu qui leur demanderoit un
compte rigoureux, en son jugement, d'une signature qui,
devant lui, ne pourroit passer que pour un mensonge et pour
la marque d'un faux témoignage. Ainsi, répéta-t-il, que M. de
Paris fasse fond là-dessus^ quil prenne telle mesure quHl lui
plaira, mais qu'il ne s attende point à autre chose ^ s'il lui
plaît. »
C'était là donner le dernier mot à Tarchevêque pour
sa bienvenue, et poser les choses avec lui par oui ou par
non. C'était pour le doux Lancelot faire l'office de l'am-
bassadeur romain et tracer le cercle de Popilius autour
de son pasteur.
La suite répondit à ce début. M. de Péréfixe va nous
paraître en tout ceci un prélat un peu singulier et par-
fois ridicule. Il lui est arrivé un acci lent qui n'est pas
ordinaire à un archevêque, c'e.^L d'être pris sur le fait
dans ses vivacités, dans ses moindres paroles et dans ses
gestes par une quantité de personnes d'esprit, qui, après
l'avoir poussé à bout et l'avoir mis, comme on dit, hors
des gonds, notaient avec malice tout ce qui lui échappait
et insinuaient une légère part de comédie dans chaque
procès- verbal. Les Relations des religieuses de Port-
Royal nous le repréîrentent en action avec ses colères
18Ô PORT-ROYAL^
paternes, ses retours et ses craintes d'ôtre allé trop loin,
et dans toute sa bonhomie comique, triviale, parfois assez
violente . parfois assi z t()uchante. On est tenté de le compa-
rer àlarchevèquo Turpin, de voir en lui un archevêque
qui figurerait bien chezl'Arioste*. Toutefois il ne manque
ni d'esprit, ni de bon sens, ni surtout de bonté : c'est
de dignité et de sang-froid qu'il manque; mais tous les
mots justes qui peuvent servir à qualifier la situation
étrange du monastère et la disposition d'esprit de ces
récalcitrantes et vertueuses filles, il les trouvera, et avec
assez de pittoresque, de sorte que les Relations écrites
alors pour le peindre en grotesque déposent plutôt au-
jourd'hui en sa faveur.
11 y a une chose dont il ne s'est pas méfié, et dont les
esprits très - naturels ne se méfient jamais, c'est qu'il
avait affaire, dans le cas présent, à une secte d'esprits
raffinés, affiliés entre eux, épris d'une certaine forme dis-
tinguée et savante de dévotion et méprisant volontiers
tous ceux qui ne parlaient pas leur langue , qui n'étaient
pas de leur lignée spirituelle et de leur doctrine. Ce bon
archevêque allait se briser droit contre l'écueiL quand
il disait k quelqu'une de ces religieuses qui l'étaient et
croyaient l'être comme on ne l'est pas, et qui venaient,
par pur semblant, prétexter de leur ignorance :
« Savez-vous comment je voudrois trouver des filles qui
disent elles-mêmes qu'elles n'entendent rien à tout cela? je
voudrois qu'elles vinssent me demander conseil de ce qu'elles
1 On lit dans les conversations de Boileau recueillies par Bros-
setlê • ^' M. Despréaux m'a dit que M. de Péréfixe, quoique homme
de bien étoit accoutumé à jurer : U voulut enfin se défaire de
cette méchante habitude; pour cela il se donnoit la discipline;
mais quand il se frappoit trop fort et qu'il se faisoit mal, c'étoit
•ilors'qu'il juroit de tout son cœur, à chaque coup qu'il se donDoU :
larni! morbleu! et pis que tout cela. » Nous allons retrouver
de ces jur. n.s involontaires qui lui échappent.
LIVRE CINQUIEME. 181
ont à faire et qu'elles me dissent : Monseigneur^ vous me
demandez de signer une telle chose ^ je ny entends rien ^ j'ai
telles et telles difficultés qui me donnent des scrupules; mais
conseillez-moi^ je vous prie^ dites-moi ce que je peux faire en
conscience, — Si vous me proposiez ainsi vos peines, je ré-
pondrois à tous vos doutes, je vous les éclaircirois; puis je
vous dirois : Ma fille, priez beaucoup Dieu pour cela, allez
porter toutes vos raisons au pied du Crucifix, et me venez
trouver dans quelque temps. Alors je vous dirois que vous le
pouvez faire sans blesser votre conscience, et que j'en charge
la mienne pour en répondre devant Dieu. Mais quand je
vois des filles venir à moi avec un esprit de prévention, de
préoccupation et d'entêtement, que puis-je faire? »
Or, quand il tenait de ces discours familiers, et, pour
tout dire, à la papa (il n'y a pas d'autre mot), à des per-
sonnes de haut goût et armées en guerre sous le voile,
telles que la sœur Christine Briquet ou la sœur Eusto-
quie de Brégy, qui ne se croyaient pas des nonnes ordi-
naires, des filles de Sainte-Ursule ou de Sainte-Marie
(fi donc!), mais qui étaient de Port-Royal, c'est-à-dire
du lieu du monde où l'on savait lé mieux ce que c'est que
Grâce, et où l'on avait là -dessus, de tout temps, des di-
rections de première main et des notions de première
qualité, il paraissait, tout archevêque qu'il était, aussi
ridicule et aussi mal avisé que le bonhomme Gorgibus de
Molière, ou, si l'on veut, le bonhomme Clirysale, par-
lant à une précieuse, ou encore un homme de bon sens
de la classe moyenne de la Restauration se lançant à
causer politique avec une jeune beauté doctrinaire. Il
avait affaire à des esprits infatués tout bas d'une excel-
lence et d'une aristocratie de dévotion, et qui se disaient
de lui : « Le bo^nhomme, l'archevêque de Cour, il n'y en-
tend rien, il ne comprend pas ! »
Il était du reste si réellement bonhomme, qu'après
tous les affronts et les moqueries publiques qu'il en
reçut et les violences auxquelles elles le poussèrent, il
182
PORT-ROYAL.
finit par se réconcilier sincèrement avec elles, ne leur
garda point du tout de rancune, et les aima, dans les
derniers temps, de tout son cœur.
L'historien de Port-Royal, s'il n'a pas de parti pris,
est un peu, je Tavoue, dans la situation do l'archevêque,
A est dans l'embarras; car, si je ne veux pas faire tort
à M. de Péréfixe. je veux encore moins paraître injuste
envers les religieuses qui eurent un travers, et dont quel-
ques-unes l'eurent au plus haut degré, mais qui prati-
quaient d'ailleurs toutes les verlus et avaient l'énergie
et l'ardeur de la vie morale chrétienne. L'archevêque,
dès qu'il eut pris possession de son siège, fut assailli de
sollicitations en faveur de Port-Royal. Madame de Lon-
gueville lui alla faire visite et lui transmit, quelques
jours après, un Mémoire justificatif, dressé par M. Ar-
nauld. Ce Mémoire, en forme d'argumentation, était
roide et peu adroit. Une lettre, qui fut adressée vers le
même temps a M. de Péréfixe par M. de Sainte-Marthe,
confesseur des religieuses, était bien autrement faite
pour le remuer et pour le persuader. Cette lettre, en
résumé, revenait à peu près à dire : « Ayez pitié de la
tendresse de leur conscience, et n'agissez point en toute
rigueur. » —
« Je suis prêtre, Monseigneur, comme vous, disait l'hum-
ble confesseur, organe du meilleur esprit de. Port- Royal et
vrai collègue de M. Singlin * ; et quelque indigne que je sois,
j'ai été autrefois engagé par ordre de l'Église au gouverne-
ment de quelques âmes. Permettez-moi, Monseigneur, de
1. M. Singlin venait de mourir épuisé d'austérités et de mortifi-
cations à la fin du carême de cette année, le ]7 avril 1664 (voir
tome I, page 476). Il vivait caché dans une mctison du faubourg
^^aint-Marceau. Les religieuses de Paris reçurent avec larmes son
corps qui leur l'ut apporté à neuf heures du soir, et l'enterrèrent
dans leur préau, dans le même tombeau où élaient les entrailles
de M. de Saint-Cyran. Son cœur fut déposé en l'église de Port-
Royal des Champs. Dans cette lettre à M. de Péréfixe, qui est du
LIVRE CINQUIÈME.
183
vous dire que cela me donne peut-être plus d'expérience de
la misère et de la foiblesse des hommes qu'à plusieurs à qui
d'autres occupations importantes ne laissent pas le temps
de s'y appliquer. C'est une chose bien rare d'en rencontrer
qui servent Dieu fidèlement, et ceux mêmes qui le font ont
besoin de beaucoup de secours, de veilles et de larmes. Les
pasteurs ne peuvent faire naître Jésus-Christ dans les cœurs
ni l'y conserver qu'avec beaucoup de douleurs et qu'en s'ac-
commodant à l'infirmité de leurs brebis avec une patience
qui ne se peut expliquer. Saint Paul, qui étoit parfaitement
instruit de cette science, veut bien ne manger point de
viande, si cela scandalise ses frères; il renonce à la science
pour s'accommoder à l'infirmité du moindre d'entre eux,
et l'ardeur de la charité lui fait dire ces paroles si pleines
de tendresse : Qui e^t infirme^ avec qui je ne sois in-
firme ?.,,
« Je vous supplie, Monseigneur, d'entrer en ces disposi-
tions si saintes et si dignes de vous; ne dédaignez pas de
vous rabaisser jusqu'à être infirme comme nous le sommes,
et jusqu'à prendre part à noire affliction.... Ce que nous
vous demandons est-il donc tel que vous ne puissiez y con-
descendre?... Est-ce un crime de vous supplier humble-
ment que l'on n'exige point de nous une chose qui ne
sert qu'à nous troubler et à nous ôter le repos de notre
conscience?...
c( Souffrez-le, Monseigneur, souffrez-le, je vous en con-
jure : si vous reconnoissez que nous avons raison, vous
savez que la vérité vous y oblige; et si nous avons tort,
nous vous prions que îa charité vous le fasse supporter.
Donnez ce peu de chose à notre foiblesse et à la paix de
rÉglise.... »
De tels accents étaient bien faits pour prendre Tar-
chevêque par les entrailles et lui donner envie de tout
mois de juin, M. de Sainte-Marthe, en redoublant d'onction,
parlait pour deux et rassemblait les sentiments du défunt et les
siens. — Cet ordre essentiellement chrétien de pensées a tout à fait
échappé au Père Rapin qui ne voit en M. de Sainte-Marthe qu'un
aventurier, un homme sans mérite et de nulle naissance^ qui est
bien osé d'écrire de son chef à un archevêque.
184 PORT-ROYAL
accordor. A combien pou il tienl que les esprits humains
no soient sages, et pourquoi ne le sont-ils pas? Il aurait
fallu, pour le bien, que les pères spirituels de Port-Hoyal
condescendissent h cette faibh sse maladive de conscience
des religieuses et la prissent en patience sans les presser;
ils n'auraient fait en cela que leur devoir de pasteurs et
de médecins des âmes : et, d'un autre côté, il aurait fallu
que ces religieuses, non contraintes et laissées à elles-
mêmes, écoulassent les bonnes raisons, celles que Bos-
suet a résumées dans les dernières paroles d'une lettre
quil projetait de leur faire lire et où il leur disait :
« Laissez donc a part ces narrés d'intrigues et de cabales,
que des hommes ne cesseront jamais de se reprocher mi]-
tuellement, peut-être de part et d'autre avec vérité, et
du moins presque toujours avec vraisemblance ; et croyez
que, parmi ces troubles et dans ce mélange de choses, la
sûreté des particuliers, c'est de s'attacher aux décrets et
à la conduite publique de la sainte ÉgHse.... Etceux qui
vous diront après cela que vous ne pouvez sans péché
y soumettre humblement votre jugement,... laissez-les
disputer sans fin, et répondez -leur seulement avec
l'Apôtre : « S'il y a quelqu'un parmi vous qui veuille être
contentieux^ nous n avons pas une telle coutume^ ni la
sainte Église de Dieu. ^ — Que si chacun avait ainsi en-
tendu ses obligations, alors personne n'aurait eu de tort,
et tout se serait bien passé.
Au lieu de cela, on se retrancha des deux côtés aux
dernières limites de son droit et de son raisonnement, on
recourut à toutes ses armes. Il y avait quelqu'un qui
voulait être contentieux, et ce quelqu'un, les uns le pous-
saient à outrance, les autres le défendaient à en mourir.
Ce n'étaient plus des filles qui résistaient, c'était un doc-
■ teur: ce n'étaient plus des rehgieuses qu'on frappait, c'était
un parti. M. de Péréfixe qui, dans sa sincérité, disait
tout, le leur dit un jour. — « A-t-on jamais demandé la
LIVRE GliXQUiÈME.
185
Signature à des religieuses sur ces matières? » lui ob-
jectait Tune d'elles. — « Il est vrai, reprit-il, je vous
Favoue, c'est une chose extraordinaire; mais, comme
votre maison a été le centre d'une doctrine suspecte, il
est nécessaire de vous en purger ; sans cela, on n'auroit
jamais pensé à vous en parler, non plus qu'aux autres
religieuses, qui ne pensent qu'à prier Dieu, et qui n'en-
tendent rien à ces matières : si on les en a occupées,
c'est vous autres qui en êtes cause. » — Et aussi, selon
le propre aveu de ces religieuses, qui elles-mêmes, à
force d'écrire, nous disent tout, chaque religieuse de
Port-Royal se considérait comme dépositaire , comme
responsable envers Jésus-Ghrist du trésor de vérité
dont il avoit si particulièrement enrichi ce monastère. »
De là chez elles un principe de résistance égal au motif
de l'attaque.
Le premier acte de M. de Péréfixe fut de publier, le
dimanche de la Trinité (8 juin 1664), un Mandement
dont on parla beaucoup, et dans lequel, en prescrivant
la signature, il établissait entre le fait et le droit cette
différence, qu'on n'était tenu à l'égard du premier qu'à
y croire d'une foi humaine et ecclésiastique, et non
d'une foi divine, comme on devait l'avoir pour les dogmes.
On comprend très-bien la distinction de Tarchevêque, et
môme son idée était juste : il voulait graduer l'importance
des points en question; mais les termes n'étaient pas heu°
reux. Ce nouveau système de la foi humaine ^ii bruit. Ni-
cole, qui publiait à ce moment ses Imaginaires , petites
lettres en feuilles volantes, à l'imitation des Provinciales^
en consacra une (la quatrième, datée du 19 juin) à l'examen
de cette foi humaine dont se contentait M. de Péréfixe :
« Il faut, disait -il, que ce soit une foi humaine d'une
espèce toute nouvelle, puisque c'est une foi humaine
dont le défaut rend hérétique, et ainsi c'est une foi hu-
maine et divine tout ensemble, » Il trouvait là-dessus
186
PORT-ROYAL.
quantité de cho&es plaisantes, ou qui devaient paraître
telles alors depuis le cloître Notre-Dame jusqu'à la bar-
rière Saint-Jacques, de ces choses qui faisaient dire au
monde du quartier Latin : « Ces Messieurs ont bien de
Tesprit. » Seulement un autre que Nicole, Bayle, par
exemple, en usant du même procédé de raisonnement
et de curiosité libre, aurait pu pousser les choses plus
loin que ne l'eût désiré Nicole lui-même. Gelui-ci pa-
raissait oublier qu'il faisait partie d'une Église où il y
avait une hiérarchie ; il faisait bon marché des supé-
rieurs. Il employait dans cette discussion un ton leste
et tout à fait laïque, qui égayait la matière plus qu'il ne
convient à des croyants. Dans cette lettre de Nicole,
M. de Paris était loué avec ironie et solennellement
tympan'sé K
Le lundi 9, lendemain de la publication de l'Ordon-
nance, dès dix heures et demie du matin, l'archevêque
était rendu à Port-Royal pour y procéder à la visite et
pour exhorter la Communauté à la signature. Après un
discours général, adressé à toutes, il commença immé-
diatement cette visite, ou, comme on disait, le scrutin.
Chaque religieuse, à son tour, venait séparément à Fin-
terrogatoire qui se faisait par l'archevêque, accompagné
de son grand vicaire ^, et celui-ci même se retirait, si
1. Nicole, aidé d'Arnauld, fit peu après et sous une forme plus
dogmatique un Traité de la Foi humaine. — L'archevêque, toute-
fois, ne fut pas trop piqué de cette quatrième Lettre imaginaire;
le peintre Champagne l'étant allé voir à un mois de là environ,
comme l'entretien était sur Messieurs de Port-Royal, il la lui
montra sur sa table : « Voilà de leurs ouvrages, lui dit-il, rien
n'est plus ingénieux : comme ils ont de l'esprit! ils savent tourner
les choses, et il semble qu'ils ne disent rien; mais cela ne laisse
pas de percer jusqu'au vif. Encore, sHls pouvaient être seulement
six mois sans écrire! cela donneroit la paix. »
2. Ce grand vicaire était alors M. Du Plessis de La Brunetière,
depuis cveque de Saintes, un ami particulier de BossueL
LIVRE CINQUIÈME.
187
on ne se croyait pas toute liberté de parler devant lui.
On a la suite de ces interrogatoires rédigés parles prin-
cipales des religieuses ; elles en faisaient par écrit une
petite relation dès qu'elles étaient rentrées dans leur
cellule, et c'était Farchevêque qui était jugé par elles et
pris sur le fait, bien plus qu'elles par lui. Elles avaient
soif du martyre, et elles commençaient d'en dresser les
actes incontinent.
On a d'abord la Relation de la sœur Marguerite de
Sainte-Gertrude (Du Pré), interrogée le mardi 10. Elle
était une des plus vives, et par deux fois il lui était
échappé de dire tout haut en pleine Communauté, quand
on y avait fait lecture des Mandements, qu'elle ne si-
gnerait jamais le Formulaire. Gomme l'archevêque lui
en demandait les raisons, elle se mit en devoir de les
lui déduire ; mais d'impatience, au lieu de l'écouter, il
ne pouvait s'empêcher de l'interrompre à chaque fois, en
lui disant : Taisez-vous, écoutez-moi! ce qui, raconté
assez joliment par elle, fait un jeu de scène et un vrai
dialogue de comédie. A un certain moment, s'autorisant
des personnes de poids qui revenaient à la soumission, et
même des personnes qui avaient le plus soutenu d'abord
l'autre sentiment, il lui cita l'exemple de M. de Sainte-
Beuve, qu'elle connaissait bien, puisque c'était lui qui
l'avait introduite en religion et qui l'avait faite pro-
fesse:
« Ah! Monseigneur, ne m'en parlez pas, il me fait grand''
pitié^ dit-elle le plus naturellement du monde; c^est ma
douleur^ et Dieu sait les prières que je fais continuellement
pour lui. »
— « Vous êtes une folle, s'écria l'archevêque; on voit bien
que vous ne savez ce que vous dites et que vous êtes^ pleine
d'orgueil, de juger ainsi des personnes si considérables.
N'est-ce pas vous qui me citiez tantôt l'Évangile : Ne jugez
point ^ et nous m serez point jugés? »
— « Je me mis à genoux, poursuit la sœur de Sainte-Ger-
188
POUT ROYAL.
trudo; car il me dit ces paroles d'un ton tout à fait haut, et il
paroissoit Ircs-fâché, et je lui dis: « Non, Monseigneur, ce
n'est pas moi. »
— ce Appliquez-les-vous, reprit-il, et je vous puis dire
en cette rencontre : Ne jugez points et vous ne serez point
jugée. »
Ainsi, tantôt en révolte et tantôt à genoux, devant un
archevêque tantôt débonnaire et tantôt fulminant, elle
gardait cependant son sang-froid mieux que lui. A la
fin, elle le quitta sur un geste de colère qu'il fit brusque-
ment, et sortit en oubliant de lui demander sa bénédic-
tion :
c( Ma sœur Angélique de Saint-Jean fut après moi, dit-
elle, et j'attendis qu'elle fût sortie pour aller demander la
bénédiction à Monseigneur Parcheveque, parce que je ne
Pavois pas fait, tant j'étois effrayée 1 car il m'avoit chassée
fort rudement; et je craignois qu'il ne crût que ce fût par
mépris, et de plus j'étois bien aise de lui faire voir que ses
fâcheries ne avaient point ébranlée. Je rentrai donc et je
lui dis en me mettant à genoux : c Monseigneur, je suis sor-
tie d'avec vous si effrayée que je n'ai pas pensé à vous de-
mander votre bénédiction; je vous la demande très-humble-
ment. Monseigneur. »
— « 11 est vrai que vous m'avez tout à fait fâché. J)
— « J'en suis bien fâchée, Monseigneur, et je vous en de*
mande bien humblement pardon, et je vous supplie de m'ex-
cuser sur ce que je vous ai dit qui a pu vous fâcher. »
— «Je vous prie aussi de m'excuser, reprit encore le bon
archevêque tout à coup radouci, car je vous ai dit aussi des
choses qui vous ont fâchée, et je vous conjure de tout mon
cœur de vous mettre bien devant Dieu et de le bien prier
qu'il vous éclaire.... »
Et l'entretien finit de la sorte par une bénédiction
après qu'ils se sont demandé pardon Tun à Tautre^
1. La sœur Marguerite de Sainle-Gertrude no soutint pas un si
haut début. Ayant été enlevée de Port-Royal quelque temps après
LIVRE CINQUIÈME.
189
Avec la sœur Angélique de Saint-Jean l'entretien fut
fort grave et sérieux, avec une grande modération et ci-
vilité dans les paroles, mais beaucoup de force dans le
fond des choses. La sœur Angélique de Saint-Jean était
une âme qui inspirait le respect, une grande intelligence,
profondément chrétienne, seulement trop imbue de ces
controverses dans lesquelles étaient engagés ses amis et
toute sa maison. Elle ne dissimula point qu'elle avait lu
les écrits qui en traitaient.
a Vous ne devriez point du tout vous amuser à tout cela,
lui dit Parchevêque, ni vous arrêter à un M. de Lalane, à
un M. Girard. Chacun fait sa cause la meilleure qu'il peut;
mais, pour vous autres, vous devriez tâcher de vous tirer
de toutes ces fâcheuses affaires, et voici une occasion bien
facile. » — « Je pense. Monseigneur, lui répondit-elle avec
rautorité qu'elle aussi possédait déjà, qu'il n'est pas si aisé
de sortir de la persécution où nous sommes exposées depuis
vingt-cinq ans. La Signature n'en a pas été le commence-
et enfermée aux Annonciades de Saint-Denis, elle fut des premières
à succomber : elle signa, et par deux fois. 11 est vrai qu'elle en eut
ensuite d'alfreux remords ; lorsqu'elle fut réunie à ses sœurs de
Port-Royal au monastère des Champs, elle demanda avec instance
d'être mise au rang des converses; « on se contenta de lui accorder
d'être la dernière de toute la Communauté^ quoiqu'elle fût des an-
ciennes. » Elle mourut en cet état et privée des sacrements, avant
la réconciliation générale, le 5 juillet Î666. C'était une religieuse
qui avait été d'abord dans la Congrégation de Notre-Dame et qui
avait séjourné en Flandre, où elle avait été initiée aux questions
sur la Grâce par des docteurs de ce pays ; de là elle était passée à
Port-Royal. Elle était extrêmement maladive, et en quatre ans
elle avait été seize fois à l'extrémité. — Quand elle eut rétracté sa
signature, elle n'eut rien tant à cœur que de multiplier les preuves
do son repentir; et comme le monastère des Champs était alors
bloqué et sans communication avec le dehors, elle ht copies sur
copies de sa Rétractation, et elle les jetait de tous côtés par les fe-
nêtres, par-dessus les murs; elle les semait en tous lieux, espé-
rant qu'un de ces papiers irait enfin jusqu'à ceux qu'elle voulait
informer. Pauvre esprit inquiet et qui ne faisait que changer de
fièvre 1
190
r^ORT noYAL.
mont, et jo douterois fort qu'elle en fût la fin. Je vous avoue
que quand nous n'aurions que notre propre expérience pour
nous persuader qu'on demande autre chose de nous qu'une
marque de notre obéissance, il nous seroit bien difficile de
croire qu'il n'y eût pas d'autre cause secrète de la conduite
qu'on tient sur nous aujourd'hui. Vous nous avez fait l'hon-
neur, Monseigneur, de nous dire hier publiquement que
cette maison avoit toujours donné édification à tout le monde
par sa piété, sa régularité, et beaucoup de choses que nous
écoutions avec confusion, parce que nous ne méritons point
l'estime qu'on fait de nous sur tout cola; et vous avez ajouté,
Monseigneur, qu'il n'y avoit qu'en un point qu'on noussoup-
çonnoit de manquer, qui est sur l'obéissance à nos supé-
rieurs ecciésiasliques. Permettez-moi de vous dire, Monsei-
gneur, que si nous ne sommes accusées que de ce défaut, il
n'y a donc que deux ans que nous sommes coupables, et il y
en a vingt-cinq, comme je l'ai déjà dit, que nous sommes
sans cesse affligées, comme aujourd'hui, par des menaces
continuelles fondées sur des calomnies qu'on invente contre
cette maison.... »
La question ainsi reportée à ses origines, rarchevè-
que, qui raisonnait moins avec suite qu'il ne causait
comme un homme du monde, se mit à parler de ce que,
disait-il, il savait d'original sur cela, et de l'arrestation
de M. de Saint-Gyran, et du dessein qu'il aurait eu vé-
ritablement de faire une secte :
« Feu M. le cardinal de Richelieu étoit pour lors à Com-
piègnc; j'étois son maître de chambre; il m'appela ce jour-
là et me dit : « Beaumont, j'ai fait aujourd'hui une chose
G qui fera bien crier contre moi : j'ai fait arrêter ce matin,
« par ordre du roi, l'abbé de Saint-Gyran. Je prévois que
a tout ce qu'il y a de savants et de gens de bien s'élèveront
« contre moi : car il faut demeurer d'accord qu'il a ces
a deux qualités, il est savant et homme de bien. Ainsi tous
« ceux qui le connoissent, et quantité de personnes de con-
a dition qu'il conduit, trouveront que j'aurai fait une grande
ce injustice..,. » Et M. le Cardinal ajouta : « Quoi qu'on
« puisse dire de moi dans cette occasion, je suis persuadé
LIVRE GiNQUlÊMË.
191
« que l'Église et l'État me doivent savoir gré de ce que j'ai
« fait, et que je leur ai rendu un grand service; car j'ai été
(( bien averti que cet abbé a des opinions particulières et
« dangereuses, qui pourroient quelque jour exciter du bruit
« et de la division dans l'Église, et c'est une de mes maximes
« que tout ce qui peut faire du trouble dans la Religion en
(f peut aussi causer dans l'État, et qu'ainsi c'est rendre un
(( service important à tous les deux que de prévenir cela. »
Voilà ce que M. le Cardinal me dit, à moi qui vous parle, et
il ne parloit pas en Tair.... »
L'archevêque ajouta encore quelques mots à l'appui de
cette imputation. Il se trouvait sans le savoir devant une
âme tout intègre, toute sérieuse, pénétrée dès Fenfance
de respect et de vénération pour Thomme-dont il parlait
par ouï-dire si délibérément ; et il ne soupçonnait pas
l'impression pénible, douloureuse, qu'il faisait sur
cette nature fermement morale et austèrement passion-
née, qui ne reconnaissait d'autre loi que la fidélité chré-
tienne. Je voudrais trouver des termes mieux appropriés
encore et plus dignes ; car ici, en présence de la sœur
Angélique de Saint-Jean, on peut la blâmer, mais toute
raillerie expire :
« Je ne me souviens point, dit-elle, de la réponse que je
fis, et il me semble que je ne dis rien pour justifier M. de
Saint-Gyran, dont j'ai eu bien du scrupule. Quoique je n'aie
point discerné quel mouvement me porta alors à me taire,
i'ai appréhendé que ce n'eût été l'autorité de M. l'archevêque
qui eût fait une impression de respect trop humain dans mon
. esprit, et qui m'eût été la liberté de lui témoigner avec
quelle horreur j'entendois une accusation si injurieuse con-
tre le plus saint homme que j'aie jamais connu, et le plus
attaché à l'Église par une charité si forte et si tendre qu'on
la pouvoit appeler son unique passion. Je sais que j'en eus
ce sentiment, mais je ne sais pourquoi je ne le fis pas pa-
roître autrement que par mon visage, oii je m'assure qu'il
étoit aisé de le lire. »
192
PORT-ROYAL.
Il y a le petit côté h tout ceci, il y a le côté sérieux et
respectable. Nous nous retrouvons en présence de ce
dernier. La mère Angélique a confiance et elle croit:
elle soufl're pour ce qu'elle croit, elle s'offense pour ce
qu'elle aime. Il faut passer et s'incliner.
Avec la sœur Christine Briquet, qui fut interrogée le
13 juin, l'entretien prit un tour tout différent. Cette pe-
tite personne, qui devint une des plus respectables reli-
gieuses de Port-Koyal, alors âgée de vingt-deux ou
vingt-trois ans au plus, et qu'on ne pouvait s'empêcher
d'appeler la petite Briquet, était l'une des plus rares
élèves de ce monastère. Nièce de MM. Bignon par sa
mère, fille de l'avocat général Briquet mort jeune, elle
avait été mise à Port-Royal dès l'âge de trois ans. Avant
d'être en âge de se consacrer à Dieu par des vœux so-
lennels, elle s'était liée par un vœu secret le jour de la
Présentation de la Vierge. Ses parents avaient tout fait,
dès qu'ils l'avaient su,pour s'opposera un tel dessein. On
exigea d'elle qu'elle sortît au moins quelque temps du
monastère, qu'elle retournâtdans sa famille,pour faire voir
que c'était librement qu'elle se décidait ; et, comme dit
la Relation, « elle fut quatre mois dans le siècle. » Elle
avait seize ans. Elle demeura chez son oncle M. Bignon
l'avocat général, l'un des plus anciens élèves des petites
Écoles ; elle y vit le Premier Président de Lamoignon qui
s'attaqua à sa conscience et voulut lui donner scrupule sur
la doctrine des personnes qui la dirigeaient. «Je ne sais,
écrivait à ce sujet M. Singlin à mademoiselle Briquet,
s'il n'y a point quelque intérêt caché qui lui ait fait par-
ler de la sorte ; mais monsieur votre oncle a eu raison de
trouver à redire à la liberté qu'il a prise de vous parler
ainsi, n'étant nullement à lui à vous faire des scrupules
de conscience pour le choix que vous avez fait de ce mo-
nastère, et encore moins de vous parler d'hérésie.... Et
qui a constitué ce monsieur notre juge, pour nous con-
LIVRE CINQUIÈME.
193
damner de la sorte ? Vous lui avez bien répondu ; mais
a Tavenir ne Técoutez point, lui disant que vous avez
votre confesseur qui doit répondre de votre conscience. »
La sœur Briquet (car elle Tétait déjà par son vœu) ne
voulait pas être seulement religieuse, elle désirait être
sœur converse, c'est-à-dire Tune des servantes du cou-
vent ; dans une personne de si vif esprit, c'était un ex-
cès et un raffinement de zèle, qui lui faisait dire par
M. Singlin : « Je doute que ce fût pour vous un état
d'humiliation; cela vous signaleroit.... Il y a souvent
plus d'humilité à ne pas paroître si humble. » Après sa
courte épreuve mondaine elle rentra à Port-Royal, y fut
guérie peu après, et miraculeusement à ce qu'elle crut,
d'une loupe ou enflure au genou qu'elle avait depuis
trois mois; ayant fait profession en 1660, elle se signala
par sa ferveur, sa docilité, choisissant toujours la der-
nière place, préférant les moindres emplois. Quand elle
se trouvait en présence de quelqu'un du dehors, elle
n^'avait que des paroles de reconnaissance pour la mai-
son, comme si elle y avait été reçue par pure charité et
n'y avait point apporté de grands biens. Voilà des ver-
tus; sur un point pourtant, le faible de la nature se re-
trouvait. « Si son humilité étoit grande, a-t-on dit, rien
n'étoit au-dessus de son amour pour la vérité; elle l'ai-
moit comme un trésor précieux. » Or cette vérité,
c'était de ne pas céder sur la signature, de ne pas acquies-
cera la condamnation de Jansénius. Elle était donc très-
humble, hors sur ce point où l'amour-propre de Pesprit
se métamorphosait en amour de la vérité et redevenait
intraitable. M. de Péréfixe ne s'en aperçut que trop;
mais, au premier entretien, il fut séduit par cette inté-
- ressaute petite personne qui prétextait d'ignorance sur
ces matières et en causait si pertinemment. « Je vois bien,
ina chère fille, lui disait l'archevêque, que vous avez de
l'esprit, et que vous êtes capable de raison : c'est pour-
IV — 13
194
PORT-ROYAL.
quoi je vous veux un peu eutretenir. Quand on trouve
des personnes qui f aisonnent, il y a plaisir de leur par-
ler ; mais, en vérité, j'en ai vu de qui je pouvois à peine
tirer une parole raisonnable. » L'archevêque se trouve
ainsi induit à raisonner théologie avec cette jeune reli-
gieuse de vingt-trois ans, à lui donner toutes les expli-
cations et à écouter ses réponses. Ce n est pas qu à de
certains moments il ne soit près de s'emporter encore en
la voyant si obstinée dans ses raisons ; mais bientôt elle
le ramène, elle l'apaise, et il se remet à l'écouter, sus-
pendu à ce babil théologique qu'il est étonné de rencon-
trer si facile et si aiguisé dans un si jeune âge. « Tout
ce que j'ai dit jusqu'ici peut paroître trop libre, dit-elle
elle-même dans le récit de son interrogatoire, mais je
l'ai fait voyant qu'il s'en divertissoit et qu'il sembloit que
plus j'en disois, et mieux il le recevoit, » Cette qualité
de nièce de M. Bignonnenuit pas non plus à cequ'il l'é-
coute plus volontiers. Il lui parle familièrement, bonne-
ment : c'est à elle qu'il explique comment il voudrait
voir de bonnes religieuses, de simples filles venant le
consulter et s'en remettant béatement à lui dans leurs
doutes ; il s'adressait bien I II emploie, pour la convain-
cre du tort de ces Messieurs, les formes lès plus gaies
et même les plus burlesques, dont elle s'empare en les
racontant ; et elle n'a garde, la malicieuse enfant des
Provinciales, d'omettre le jeu de scène, le bonnet
carré qu'il ôte et remet de temps en temps avec force
gestes:
« Vous savez bien, Monseigneur, lui dit-elle, qu'ils (ces
Messieurs) ont déclaré qu'ils condamnoient les cinq Proposi-:
tiens, en quelque lieu qu'elles soient. »
— « De quoi cela sert-il? répond l'archevêque; tant qu'ils
nieront le fait^ ils ne seront pas soumis au Pape. C'est lui
faire une injure insupportable que de dire que lui, et tout
son Conseil, n'a pas été capable de bien juger d'un livre;
LIVRE CINQUIÈME. 195
c'est dire qu'il est un fou et qu'il ne sait ce qu'il àit, ou du
moins c'est lui dire : « Saint Pere, vous êtes un bon innocent^
vous n'y entendez rien, » Si le Pape vous disoit : « Donnez
un soufflet à votre abbesse, y> vous auriez raison de lui dire :
« Saint Père^ je n'en ferai rien^ vous êtes un fou, tout Saint
Père que vous êtes; vous n^êtes pas sage^ cest pourquoi je ne
vous obéirai pas. » Mais quaad le Pape a décidé une question
dans l'Église , qu'il l'a examinée comme il faut, et qu'ensuite
il a prononcé sentence et a décidé qu'il condamne une telle
doctrine tirée d'un tel auteur, qui ne voit que c'est une
hardiesse insupportable à des théologiens de soutenir le
contraire? Et ils ne le font, comme je vous Pal déjà dit,
ils ne nient le fait qu'afin de pouvoir un jour défendre
le droit, »
M. de Péréfixe lui exprimait d'ailleurs assez naïve-
ment l'état où elles étaient, elles les religieuses de Port-
Royal, quand elles allaient porter, comme on disait,
leurs raisons et leurs scrupules an pied du Crucifix :
(t Oui, et à quoi servent toutes vos prières? vous portez
devant Dieu un esprit de préoccupation et d'opiniâtreté : quel
moyen que Dieu vous écoute? Vous lui allez dire : « Mon
Dieu^ donnez-moi votre esprit et votre grâce; mais^ mon Dieu,,
k ne veux pas signer, je me garderai bien de le faire pour tout
ce quon m'en dira. » Après cela, quel moyen que Dieu vous
exauce? »
Cet entretien du 13 juin avec la sœur Briquet se pro-
longea au delàdes bornes ordinaires d'un interrogatoire;
M. de Péréfixe s'y oublia. Je me rappelle que lorsque
j'avais l'honneur de causer avec M. Royer-CoUard de
ces caractères et personnages de Port-Royâl, dès qu'il
lui arrivait de prononcer le nom de la sœur Briquet :
Et la sœur Christine Briquet, Monsieur I... » il écla-
tait de rire, de ce rire mordant et bruyant qui lui était
naturel. Elle faisait sa joie et sa jubilation, chaque fois
qu'ilyressongeait. Ce raisonnement obstiné et subtil, ce
ton vif, railleur et presque leste au milieu d'une austérité
196
PORT-ROYAL.
si tendre et d'une ardeur au fond si sérieuse, il y avait
là en elîot de quoi intéresser et donner le plaisir de la
surprise dès qu'on y entrait. Elle produisit un peu le
même effet sur M. de Péréfixe, en attendant qu'elle le
désolât par la durée de sa révolte et la fécondité de ses
stratagèmes. Dans la Relation qu'elle a écrite de son in-
terrogatoire, il est évident qu'elle-même s'enivre et se
grise légèrement de sa parole ; elle a sa fumée de jeu-
nesse. Nous la verrons une des plus actives dans ce siège
que va soutenir Port-Royal, et, avec la mère Angélique
de Saint-Jean, la plus vaillante à résister au choc. La
sœur Christine Briquet peut être considérée comme la
plus parfaite élève de la mère Angélique de Saint-Jean.
On entrevoit que quelques unes des religieuses, plus fidè-
les à l'esprit du premier et ancien Port -Royal, estimaient
qu'elle était trop disposée à écrire, à se répandre, et à
propos d'une prière t)u Effusion de cœur qu'elle com-
posa quelque temps après et dont il circula des copies,
la prieure du monastère des Champs (la mère Du Far-
gis), à qui on demandait ce qu'elle en pensait, répondit
« qu'elle se croyoit obligée dédire qu'elle aimeroit mieux
que ses Sœurs se contentassent de répandre leurs cœurs
devant Dieu que de les répandre avec tant d'effusion de-
vant les hommes. » Avec les années et un régime de mor-
tification continue, cet excès de séve chez la sœur Chris-
tine Briquet se tempérera et tournera tout au profit de
la vie du cœur.
M. de Péréfixe termina et conclut sa visite le samedi
14 juin; toute la Communauté étant rassemblée au cha-
pitre, il fit apporter un réchaud allumé et brûla les pa-
piers qu'il avait écrits durant le scrutin, afin de donner
à toutes la sécurité du secret. Mais tandis qu'il brûlait
par discrétion les interrogatoires des religieuses, celles-
ci, qui les avaient rédigés de leur côté, en faisaient col-
lection dans leurs archives. Il adressa alors à la Commu-
LIVRE CINQUIÈME.
197
nauté un long discours où, à côté des trivialités dont il
ne savait se passer, il y avait des observations fort
justes :
« Vous préférez, disait-il, les sentiments particuliers d'une
petite poignéo de gens à ceux du Pape et de votré arche-
vêque. Ces personnes vous ont prévenues et vous ont enga-
gées à soutenir leur parti. Je ne veux pas juger de leurs
intentions; mais peut-être aimeroient-eïs mieux vous voir
périr que de vous voir rendre à ce que Von désire de vous.
Us sont bien aises d'avoir pour eux une Communauté comme
celle-ci; c'est un grand corps, ce sont des filles fort ver-
tueuses, cela a de l'éclat : ainsi ils font tout ce qu'ils peu-
vent pour vous retenir dans leurs opinions. Vous ne me
persuaderez pas que vous n'avez pas lu leurs écrits, au
moins quelques-unes; car je vois que les réponses que
plusieurs d'entre vous m'ont faites sont les mêmes choses
qui sont dans leurs feuilles volantes et dans leurs pape-
rasses. »
Mais il manquait à tout cela le ton, le tact, la mesure,
ce qui fait l'autorité et mène à la persuasion. Il outrait
les esprits qu'il n'eût point gagnés, même en se les con-
ciliant. Il froissait sans mauvaise intention les parties
généreuses ou délicates des âmes.
L'archevêque, en finissant, déclara qu'il leur laissait
trois semaines pour faire leurs réflexions, et qu'il leur
donnait pour confesseur et pour conseil M. Ghamillard,
docteur de Sorbonne. Après quoi, au* moment de sortir,
se ravisant sur une parole de Tabbesse, il se remit dans
son fauteuil et permit qu'une conversation se tînt devant
lui etaveclui ainsi qu'avec ses grands vicaires. Chaque
sœur qui voulait parler, le fit. Cette conversation confuse,
et qui dura plus de trois heures, ne fut point à son avan-
tage. Dans cette lutte de la raison et de la conscience
opiniâtrées sur un point contre le principe d'autorité, ce
principe gagnait peu à être personnifié en lui et à se
produire de près sous des formes si contraires à la dis-
198
PORT-ROYAL.
crétion et à la gravité dont ne se déparlaient jamais ces
Messieurs.
L'archevêque sorti, on se prépara pour Tassant. Les
amis du dehors écrivaient h Penvi des lettres d'encoura-
gement et de réconfort. M. d'Andilly, qui avait été pré-
cédemment pour qu'on cédât, ne s'en souvenait plus
maintenant que la gloire était en jeu, et il redevenait un
pur Arnauld. Il écrivait à sa hlle la sœur Angélique de
Sainl-Jean une lettre dans laquelle il comparait tout le
monastère à une famille des premiers chrétiens :
« En vérité, vous êtes trop heureuses, et je m'estimerois
trop heureux de participer à vos souffrances, pour pouvoir
espérer de participer à vos couronnes! Je vous donne et à
toutes vos sœurs, de tout mon cœur, quoique je sois un
très-grand pécheur, toute la bénédiction qu'un père peut
donner à des enfants qu'il aime parfaitement, et qu'il s'es-
time trop heureux d'avoir mis au monde en voyant de
quelle sorte il a plu à Dieu de les recevoir pour siens.... Je
lui rends, ma très-chère fille, en vous remettant entre ses
mains, le présent qu'il m'a fait lorsque vous êtes venue au
monde. »
Il parlait ainsi comme Abraham immolant son Isaac.
M. Ghamillard commença ses fonctions de confesseur,
mais sans succès. On a une de ces confessions, et non
par lui, il n'aurait- pas à ce point trahi son devoir, mais
par celle même qui se confessait, et qui ne crut point
apparemment manquer au sien, en soulevant un coin du
voile du sacrement. C'est encore la sœur Christine Bri-
quet qui a cette hardiesse. Elle mit par écrit toute la
fin de la confession et ce qui suivit, sous le titre de con-
férence. Elle y pose nettement la question de la raison
en face de l'autorité; elle plaide contre M. Ghamillard
pour le bon sens individuel, qui ne cède et ne se soumet
que lorsqu'il est convaincu ;
LIVRE CINQUIÈME.
199
t Mais, lui dit M. Ghamillard, si, après qu'on vous a donné
de bonnes raisons, vous n'étiez pas convaincue, ne vous sou-
mettriez-vous pas? »
Réponse. « Par la grâce de Dieu, Monsieur, je ne suis pas
sujette à être tourmentée par ces sortes de scrupules qui
ne peuvent être levés par la raison; mais, si j'en avois, ce
seroit une foiblesse d'esprit, et ainsi, après qu'on m'auroit
dit ce qu'on auroit pu, on m'y laisseroit, et ce ne seroit
pas un péché à moi d'y demeurer, ce seroit seuleinent une
bêtise, »
c( Mais, reprend M. Ghamillard, comment vous ètes-vous
résolue à embrasser la vie que vous menez? Y a-t-il rien de
plus opposé à la raison que de renoncer comme vous faites
à tous les plaisirs et les commodités de la vie, puisque
même on sait qu'on se peut sauver dans le monde sans me-
ner une vie si austère; qu'avez-vous donc fait alors de votre
raison? »
Réponse. <r J'en ai fait ce que j'en fais toutes les fois que
l'on me propose des vérités divines, je l'ai captivée pour
croire à la parole de Dieu et à l'Évangile ; je ne cherche ja-
mais des raisons dans les choses divines.,,, »
Si elle n'a pas de peine à croire ce qu'on lui com-
mande dans cet ordre des choses divines, c'est (elle le
dit expressément) parce que Dieu lui a fait la grâce de
lui donner la foi : « Mais pour les hommes qui n'ont
point de grâce à me donner, ils ont coutume de me
payer de raisons. » Autrement elle ne se tient point
pour convaincue.
M. Ghamillard n'est que dans le vrai en lui faisant
remarquer qu'elle est ici sur la pente la plus rapide du
Calvinisme : Dieu donne la grâce comme il lui plaît, et
Ton se soumet à l'Esprit ; pour tout le reste on veut
des raisons. Ce n'est plus là l'Eglise catholique, c'est
l'École de Jésus-Christ dans une simplicité qui est la
Réforme.
c( Je vis bien que je m'étois trop avancée^ ajoute en finis-
sant la sœur Christine Briquet, qui ne se rendait compte de
200
PORT-ROYAL.
son audace qu'à demi.... Je me retirai donc avec résolution
de ne plus parler; je vois bien que je n'en suis pas capable
et que je m'emporte plus loin que je ne veux. Si j'avois trouvé
un homme aussi passionné que le paroit être M. de LaBrune-
tic-.re, je ne sais jusqu'où j'aurois été : c'est pourquoi je ne
m'engagerai plus avec ces personnes. Je mettrai désormais
toute ma force dans le silence, espérant que Celui qui nous a
engagées à soufirir pour sa grâce nous donnera la même
grâce pour persévérer jusqu'à la mort dans toutes sortes de
persécutions et de tribulations. »
M. Ghamillard^ nommé confesseur, essayait de s'at-
tribuer les droits de la Supériorité, ceux dont M. Sin-
glin avait été investi. Il eut envie de voir toutes les sœurs
en particulier, les grilles ouvertes et le voile levé. On
éluda ses prétentions, et -on prit un moyen parti : « on
ne crut pas devoir contester pour lui refuser d'ouvrir la
grills, mais on refusa absolument de lever les voiles.
Ainsi chacune y fut avec son grand voile baissé, et il
parla à toutes, mais il ne gagna rien sur pas une. »
Il amena plusieurs fois avec lui, comme un auxiliaire
qui lui était donné par l'archevêque, le Père Esprit de
rOratoire, lequel en cette circonstance, disaient les Jan-
sénistes, fît peu d'honneur à son nom. Ce Père Esprit,
frère aîné de l'académicien, « petit homme, et qui a de
Pesprit comme un lutin, » disait Tallemant, était alors
vieux, sourd, et il embarrassa plus d'une fois M. Cha-
millard et le mit sur les épines en donnant d'autres rai-
sons que les siennes et en développant à tue-tête une
autre théorie sur la foi humaine. Tous deux s'accor-
daient à proposer aux religieuses une voie d'accommo-
dement, un mode de signature qui eût levé les difficultés
et conjuré le périL Mais ils ne réussirent, et surtout le
Père Esprit, qu'à donner, à leurs dépens, une comédie
à cas pieuses filles, moins pieuses en cela qu'on ûe vou-
drait, puisqu'elles tournent en ridicule, dans leur Rela--
LIVRE CINQUIÈME.
201
don, un honnête homme qui se mettait en quatre pour
les tirer d'affaire.
Voulant couper court à ces pourparlers, les reli-
gieuses, de leur côté, donnèrent une signature, mais qui
n'était pas la bonne et celle qu'on leur demandait; elles
la firent remettre à l'archevêque par les mains du peintre
Champagne, leur ami. Le peintre et l'archevêque s'at-
tendrirent presque à en pleurer. Tout était en mouve-
ment pendant ces semaines autour de Port-RoyaL Ma-
dame de Sablé, madame de Liancourt, mademoiselle de
Vertus, madame de Longueville multipliaient les ques-
tions, les avis; on s'agitait, autant qu'on peut Timaginer
de quelques-unes de ces personnes dont Tactivité, de
tout temps extrême, n'avait fait que changer de sphère.
Cependant les religieuses recouraient aux derniers grands
moyens. Une maladie de l'archevêque, une fièvre double-
tierce étant venue retarder l'exécution de ses desseins,
elles dressèrent une Requête ou Prière à saint Laurent^
qui éclairé les aveugles; et par aveugles, elles enten*
daient, non l'archevêque, comme on le croirait, mais
elles-mêmes. Elles avaient déjà adressé une semblable
Requête à sainte Marie-Madeleine , et une autre aux
apôtres saint Pierre et saint Paul, On mettait ces Re-
quêtes sous la nappe de l'autel, pendant la messe, le
jour de la fête des susdits saints. Elles adressèrent suc-
cessivement desRequêtesdu même genre à Jésus- Christ^
couronné crépines, à la sainte Vierge, à saint Bernard,
leur père spirituel, et on eut soin que celle-ci fût portée
à Glaîrvaux sur son tombeau. Enfin, le mardi 13 août,
la Communauté commença une neuvaine à la Sainte-
Épine pour demander à Dieu la santé de M. l'arche-
vêque. Voilà bien des contradictions et des incohérences
pour des personnes qui tiennent à être dans le vrai de
leur raison; mais Port-Royal est cela, il s'arrête à mi-
chemin en toutes choses il veut de la raison, et il ne
202
PORT-ROYAL.
croit qu'à la Grâce ; il résiste à son archevêque et h en
moque, et au même moment, si cet archevêque a la
fièvre, il adresse prière à un saint d'intercéder près de
Dieu pour le guérir.
J'en viens aux scènes du 21 et du 26 août. Ce n'est
pas rhistoire de Port-Royal que j 'écris, et je ne prétends
pas dispenser de lire les anciennes histoires du monas-
tère, qui ne se referont pas. C'est le portrait de Port-
Royal que je fais, c'est son esprit que j'essaye de ressaisir
en le marquant dans les circonstances ou dans les per-
sonnages les plus notables. Le jeudi donc, 21 août,
dernier jour de la neuvaine qu'on faisait pour le réta-
blissement de sa santé, l'archevêque « vint lui-même,
dit la Relation, nous en apprendre des nouvelles. »
Il arriva à Port-Royal vers midi et demi, et après une
courte station à l'église, il assembla la Communauté et
lui tint un discours, dans lequel il déclara que les délais
étaient expirés, que tous les doutes avaient été ou dû
être résolus; qu'il n'avait plus qu'à commander, sous
peine de désobéissance, de souscrire son Mandement
avec le Formulaire qui y était joint; qu'il allait interro-
ger toutes les religieuses une à une pour leur demander
leur résolution, et qu'il aviserait ensuite à prendre les
mesures que Dieu et sa conscience lui suggéreraient.
Il procéda immédiatement à l'interrogatoire, qui fut
bref pour chacune. Pendant ce défilé rapide, la Com-
munauté était restée assemblée près de là, dans la
chambre de la mère Agnès. On priait Dieu, on se de-
mandait avec anxiété ce qu'allait faire l'archevêque; on
interrogeait les sorts, comme on faisait autrefois les
sorts homériques ou les sorts virgiliens, ce qui ne
manque presque jamais de fournir une réponse à des
imaginations aux aguets.
(( Dans cet effroi et cette attente, dit la Relation, la mère
Agnès ayant ouvert le Nouveau -Testament, elle trouva à
LIVRE CINQUIÈME.
203
Touverture du livre ces paroles : Hœc est hora vestra, et po-
testas tenebrarum *; ce qui nous confirma dans la pensée que
notre heure étoit venue de souffrir, et que nous ne devions
plus penser à autre chose qu'à nous y disposer. »
Lorsqu'il eut fini cette revue des religieuses une à
une, et qu'il les eut toutes trouvées unanimes à résister,
l'archevêque, qui n'était que depuis deux jours hors de
fièvre, n'y tint pas, et ayant fait rappeler la Commu-
iiauté qu'il avait congédiée d'abord, il dit d'un ton pé-
nétré et avec une solennité terrible :
- « Si jamais homme du monde a eu sujet d'avoir le cœur
outré de douleur, je puis dire que c'est moi, qui ai plus de
sujet que personnne de l'avoir outré et pénétré, après vous
avoir trouvées toutes dans l'opiniâtreté, la désobéissance et
la rébelMon, préférant par orgueil vos sentiments à ceux de
vos supérieurs, et ne voulant point vous rendre à leurs
avertissements et à leurs remontrances. C'est pourquoi je
vous déclare aujourd'hui rebelles et désobéissantes à l'Église
et à votre archevêque, et comme telles je vous déclare que
je vous juge incapables... (il fit ici une pause, comme s'il
eût hésité sur ce qu'il avait à dire et qu'il y eût pensé, et
puis il continua :) de la fréquentation et de la participation
des sacrements. Je vous défends de vous en approcher
comme en étant indignes à cause de votre opiniâtreté et de
votre désobéissance, et ayant mérité d'être punies et sépa-
rées de toutes les choses saintes. Je reviendrai au premier
jour y mettre ordre, selon que Dieu et ma conscience m'y
obligent. »
Aussitôt ces paroles prononcées, il tourna le dos et
sortit, laissant le parloir où étaient les sœurs assem-
blées, dans une inexprimable agitation et dans une ex-
1. « d'est ici votre heure et la puissance des ténèbrés. » Ce sont
les paroles que Jésus-Christ au jardin des Olives adressait aux
princes des prêtres et aux capitaines des gardes qui venaient pour
l'arrêter. (Saint Luc, chap. xxii, 53.)
204
FOHT-ROYAr..
plosion de larmes, de cris, d'interjections de toutes
sortes.
Ayant vu, en descendant, qu'il y avait dacs la cour
du monastère plusieurs personnes qui l'attendaient, et
particulièrement la princesse de Guemené, M. de Péré-
qxe, qui ne se souciait, pas de les rencontrer, s'arrêta
Jans une chambre au-dessous du parloir, puis remonta
dans le parloir même, où la plupart des sœurs se trou-
vaient encore; et c'est à ce moment qu'il se laissa aller
à des emportements regrettables pour son caractère et
pour son autorité. Au milieu de divers propos qui s'en-
tre-croisaient et des questions qui lui étaient faites, la
mère de Ligny, abbesse, lui ayant voulu parler, il l'in-
terrompit d'impatience, en lui disant :
(ï Taisez-vous, vous n'êtes qu'une petite opiniâtre et une
superbe, qui n'avez point d'esprit, et vous vous mêlez de
juger de choses à quoi vous n'entendez rien; vous n'êtes
qu'une petite pimbêche^ une petite sotte, une petite igno-
rante qui ne savez ce que vous voulez dire ; il ne faut que
voir votre mine pour le reconnoître : on voit tout cela sur
votre visage. »
Les pages et laquais qui étaient remontés pour
donner à l'archevêque son manteau purent entendre de
la porte ces étranges paroles proférées dans un transport
de colère.
Quant à l'abbesse ainsi apostrophée, « on peut rendre
ce témoignage à sa vertu, a écrit l'une des plus dignes
assistantes, qu'elle ne parut jamais plus calme que
pendant ce tonnerre, et que son visage fut moins altéré
des injures qu'il ne l'auroit été de quelque louange, qui
au moins l'auroit fait rougir; elle ne changea pas seu-
lement de couleur. »
L'archevêque, quelques jours après, quand on lui
représenta ces mêmes paroles imprimées (car les reli-
gieuses de Port-Royal écrivaient tout, et les Messieurs
LIVRE CINQUIÈME.
205
imprimaient tout) , ne pouvait se décider à les recon-
naître comme siennes et demandait à chacun s'il les
avait dites en effet : « On me fait dire aussi de belles
choses; on écrit, je ne sais pas qui, que j'ai appelé votre
abbesse d'un nom que je ne sais seulement pas, et que
les honnêtes gens n'entendent point, que je Tai appelée
mijaurée; mijaurée! où l'aurois-je pris? » Le fait est
que ce n'était pas mijaurée, c'était bien pimbêche qui lui
était échappé tout naturelle^ment.
Une des sœurs s'étant écriée que dans le Ciel il y
avait un autre juge qui leur rendrait plus de justice, il
répondit, sortant de plus en plus du ton d'évêque et de
chrétien ; « Oui, oui, quand nous y serons, nous ver-
rons comment les choses iront! »
C'est alors pourtant qu'il trouva cet autre mot plus
heureux, souvent répété depuis avec variante par lui-
même, et qui est resté pour qualifier l'esprit des reli-
gieuses de Port-Royal en cette rencontre : « Elles sont
pures comme des Anges, et orgueilleuses comme des
Démons ^ » Il le leur dit à elles, et il le redit Tinstant
d'après à madame de Guemené qui alla au-devant de lui
à sa sortie et dont il ne put éviter la rencontre.
11 était à peine en carrosse que la Communauté s'as-
semblant en chapitre rédigeait une Protestation en règle,
et destinée à être lue, contre la défense qu'il venait de
leur faire des sacrements, défense purement verbale,
faite sans aucun des caractères d'une sentence juridique,
sans aucune des formalités d'usage, et avec tous les
signes d'une passion visible :
« Que Dieu soit juge entre lui et nous, y disaient-elles, et
que toutes les personnes qui aiment la justice portent corn-
1. Ou encore : « Elles sont pures comme des Anges, mais or-
gueilleuses comme Lucifer et opiniâtres comme des Démons, k
Mais la plus courte version est la meilleure.
206
PORT-ROYAL.
passion à une Communauté de cent pauvres religieuses qui,
après avoir tout quitté pour s'attacher à Jésus-Christ, sont
arrachées par une conduite si violente du pied de ses autels
et bannies de sa sainte table, elles qui s'étoient consacrées
par leur Institut particulier à l'adorer nuit et jour dans le
divin Sacrement dont on prétend les éloigner : toutes les au-
tres peines qu'on leur prépare encore leur seront beaucoup
moins sensibles que celle-là. »
Être exclu de la communion et retranché de la sainte
table! qu'on veuille se figurer quelle dure privation
c'était., quelle humiliation navrante pour des religieuses
aussi ferventes et aussi perpétuellement vouées à ce
mystère du corps et du sang de Jésus-Christ :
« Voilà donc, écrivait deux jours après cette interdiction
la sœur Angélique de Saint-Jean, dans la bouche de laquelle
les choses ont toujours toute leur acception morale, — voilà
donc à quoi nous en sommes, c'est-à-dire au rang des petits
chiens, qui mangent les miettes qui tombent sous la table de
leur maître. Pour cette place, on ne nous en peut chasser,
et nous nous y mettons avec le plus d'humilité qu'il nous est
possible ^ en nous prosternant toutes par terre aussi long-
temps que dure la communion de la messe, à laquelle nous
assistons en la même manière que le bon larron au sacrifice
de Jésus-Christ, par la part que nous avons à ses opprobres
et à ses souffrances. »
L'archevêque avait promis qu'on aurait bientôt de ses
nouvelles, et il tint parole. Homme faible, une fois
lancé et piqué au jeu, il n'en voulait point démordre.
Il passa la matinée du 25 août, jour de la Saint-Louis,
à aller de couvent en couvent et à s'assurer des places
pour loger les plus récalcitrantes. Port-Royal, toujours
bien servi par ses amis du dehors, fut averti à Tinslant
de ces mouvements de l'archevêque et de ce que celM
présageait. M. d'Andilly était venu au parloir dès 1^
matin du 26, et la mère Agnès sa sœur y étant descen-|
due pour lui faire ses adieux, ils récitèrent ensemble lef
LIVRE CINQUIÈME.
207
verset du psaume (cxvii) : ^<Hsec est dies quamfecit Domi-
nus: G'est ici le jour qu'a fait le Seigneur; réjouissons-
nous, et soyons pleins d'allégresse. » Tous les instants,
tous les événements de ces âmes étaient marqués et
comme illuminés par des allusions, des réverbérations
de rÉcriture.Le sens mystique était pour elles à chaque
pas dans la vie.
Ajoutez que ce jour était la fête de saint Bernard,
leur patron. Une fois dans cette voie, tout s'appelle, tout
concorde pour donner aux objets une signification dou-
ble : toutes les mailles du réseau idéal se rejoignent, se
resserrent , et la simplicité de la vue naturelle est
anéantie.
Sur les deux heures de Taprès-midi^ l'archevêque ar*
riva avec sept ou huit carrosses, accompagné de son
grand vicaire , de Fofficial, de ses aumôniers, douze
ecclésiastiques en tout, plus le lieutenant civil, le pré-
vôt de Tile, le chevalier du guet, et quatre commissaires
avec leurs robes. Il y avait une escorte de vingt exempté
avec leurs bâtons et d'archers de différentes casaques, au
nombre de deux cents, qu'on vit bientôt des fenêtres du
couvent se ranger en haie dans la cour, le mousquet
sur l'épaule comme dans un camp. L'idée de Gaïphe, de
Ponce Pilate, du Prétoire, toutes les scènes familières
de la Passion se réalisèrent aussitôt aux yeux de ces
pieuses filles, et elles ne se possédaient plus. L'une
d'elles, dans son transport, disait à la mère Agnès :
« Ahl ma mère, que cela est beau! notre humiliation
est à son comble; l'admirable chose 1 pour moi, cela me
fortifie plus que tout ce qu'on me pourroit dire. »
L'archevêque était en rochet et en camail; on portait
devant lui la croix. Tout se passait en grande pompe et
cérémonie.
A la descente du carrosse, M. d'Andilly, qui fut en
toute cette journée comme le maître des cérémonies du
£08
PORT-ROYAL.
côté du cloître et le chevalier d'honneur de ces saintes
filles, se jeta à ses pieds en lui disant qu'il était bien
malheureux d'avoir vécu soixante-quinze ans pour voir
ce qu'il allait voir. L'archevêque le releva, l'entretint
quelques instants et passa outre. Il était touché et ne le
voulait point paraître. Il cachait son émotion de bon-
homme dans son grief de haut dignitaire. Son rôle plus
naturel était de pleurer et de tempêter à la fois.
La Communauté étant assemblée au chapitre, l'arche-
vêque, accompagné de ses douze ecclésiastiques, après
un discours de condoléance sur la rigueur à laquelle on
l'obligeait, déclara qu'il venait exécuter son dessein et
ôter douze religieuses dont il dit les noms : à savoir, la
mèredeLigny pour lors abbesse, la mère Agnès, doyenne
et directrice honoraire du couvent, trois de ses nièces,
filles de M. d'Andilly, parmi lesquellesla sœur Angélique
de Saint- Jean, la première du cloître pour le mérite, la
vigueur d'âme et le caractère. J'omets les autres dont la
plupartétaient assez insignifiantes, etquin'étaient pas des
mieux choisies dans le but de l'archevêque : il voulait
frapper toutes les principales têtes du couvent, et il en
oubliait des plus dangereuses , telles que les sœurs
Christine Briquet et Eusloquie deBregyS qu'il fut obligé
d'enlever plus tard. Il y eut même une erreur de nom
sur les douze, et l'on en mit une à peu près au hasard
(tout comme on aurait fait au Tribunal révolutionnaire)
et uniquement pour compléter le nombre qu'il avait in^
diqué : « Car quand j'ai dit une chose, il faut qu'eli
1 . Il y a quelque incertitude et des variantes pour la maniôf
d'écrire ces noms propres. Tallemant écrit Bregis. En générai
j ai cherché à suivre l'orthographe de mes auteurs Port-Royaliste^^
et celle du Moreri qui les représente assez bien. 11 met Bregy ej
non Bregis; il est, d'ailleurs, très-sobre sur les y : Saci, Luines^
llarLaij etc. Mais je ne réponds pas moi-môme d'être toujours
resté fidèle à cette règle, et de n'avoir pas cédé quelquefois à l u-
sage moderne impérieux qui multiplie Vy et qui force les accents.
LlYm CINQUIÈME.
209
soit, disait-il en écrivant sa liste, et je n'en aurai pas
ie démenti. »
Cependant, à peine avait-il achevé de déclarer les
douze noms de celles qu'il allait envoyer dans d'autres
maisons, que la mère abbesse lui dit avec ce calme dont
elle ne se départit jamais dans tout cet orage : « Mon-
seigneur, nous nous croyons obligées en conscience ^'ap-
peler de cette violence, et de protester ^ comme nous pro-
testons présentement, d^y nullité^ de tout ce que Ton
nous fait et qu'on nous pourra faire. » La Communauté
se joignit à elle en disant tout d'une voix : « Nous en
appelons^ Monseigneur, nous protestons, nous protes-
tons. » A quoi il répondit, entre autres vivacités de sa
façon : « Je m'en moque 1 »
Il conduisit lui-même à la porte intérieure du cloître
les douze prisonnières, ainsi qu'elles s'appelaient déjà;
et comme Tune d'elles tardait et ^ e faisait attendre, il
demanda « si elle vouloit qu'on la prit par les pieds et
par la tête . » 11 n'était pas de force à conduire de sang-froid
de telles exécutions. La mère Angélique de Saint-Jean
seule lui imposa jusqu'au bout. Gomme dans son agita-
lion il passait et repassait .sans la voir devant la porte
de sortie et en prenait une autre, elle lui indiqua le
chemin*, et lui demanda de plus s'il ne lui plairait pas
de donner par écrit l'ordre de sortir du couvent, une re
1. N'est-ce pas ainsi qu'on voit dans Athalie le prêtre persécu-
teur Mathan (pauvre M. de Péréfixe ! il en eut le rôle un moment
aux yeux das Jansénistes) se tromper de porte dans son trouble de-,
vaut Joad , et il faut que son suivant le remette dans son che-
min :
où vous égarez-vous?
De vos sens étonnés quel désordre s'empare?
Voilà votre chemin
(Acte III, scène 5.)
Qui sait? Racine avait lu certainement ces Relations manuscrites
de Port-Royal, et Racine pensait à tout.
IV — 14
210
PORT-ROYAr.
ligieuse ne devant point franchir la clôture sans en être
munie. Il Ten dispensa, tout en approuvant la manière
ferme et pourtant respectueuse dont elle lui avait repré-
senté ce qui était la règle.
M. d'Andilly se trouva à la sortie des religieuses,
comme il s'était trouvé à Tentrée de Tarchevêque. Ce
fureiît de sa part de nouvelles scènes. Il reçut et condui-
sit successivement au carrosse sa sœur, la vénérable
mère Agnès, qui, infirme, pouvait à peine y monter^
puis ses' trois propres filles. A celles-ci il donna tour à
tour sa bénédiction, et, les faisant entrer dans l'église,
il les conduisit chacune par la main sur les marches du
balustre comme pour les offrir à Dieu une seconde fois.
Il donna la main également à toutes les mères et sœurs
jusqu'à ce qu'elles fussent en carrosse, remplissant ainsi
son devoir d'ami, de patron extérieur, de vieillard cour-
tois et pieux, et qui ne haïssait pas le dramatique *.
L'archevêque resta dans le couvent et voulut en visi-
ter le jardin, la clôture; ce qu'il fit,- accompagné du
lieutenant civil, du prévôt de l'île, du chevalier du guet
et de quelques personnes de leur suite : ils n'étaient pas
moins de quinze. On n'y trouva qu'un jardinier, un gen-
tilhomme anglais catholique, M. Jenkins, disciple de
M. Le Maître, et qui, dès sa jeunesse, Tétant venu con-
sulter pour un procès, avait été converti par lui à Tes-
1. On alla jusqu'à accuser M. d'ADdilly devant le roi d'avoir
voulu émouvoir le peuple en cette circonstance, et d'avoir dit en
se tournant vers les assistants : « Vous êtes chrétiens, Messieurs :
ne serez- vous point touchés de compassion de cette extrême vio-
lence ?» Il le sut ; il s'empressa d'écrire, de Pomponne il avait
eu Toï-dre de se rendre, une lettre à son ami M. de Laigues pour
qu'il prît hautement sa défense en Cour et qu'il démentît ce bruit
calomnieux. M. de Laigues et madame de Chevreuse (c'était tout
un) le servirent avec zèle, et madame de Chevreuse e n parla direc-
tement au roi. Madame de Sablé reçut copie de cette lettre à M. dé
Laigues et la fit courir.
LIVRE CINQUIÈME. 21 1
prit des anciens ermites. Il s'était voué, dans cet humble
travail des mains, au service des religieuses, et on ne
le connaissait que sous le nom de M, François. Averti
de ce qu'il était, Tarchevêque lui donna ordre de sortir
à rinstant même, ajoutant d'un ton mondain « qu'il
étoit plus propre à porter Tépée qu'à bêcher la terre. »
M. Jenkins, restant dans son rôle de jardinier, lui ré-
pondit avec cette douce ironie qu'ont parfois les saints,
« qu'il y avoit vingt ans qu'il étoit là, et qu'il n'avoit ja-
mais reçu d'argent, parce qu'il avoit cru y finir ses
jours ; mais que, puisqu'il le chassoit, il demandoit ré-
compense. » L'archevêque, pour qui le trait était trop
fin, ne sut que lui répéter « qu'il étoit de taille à aller
servir lé roi dans ses armées. » Chassé de la sorte, le
doux ermite se retira à Liancourt chez le duc de ce nom,
jusqu'à ce qu'il pût revenir plus tard travailler et mou-
rir à Port-Royal des Champs. Il ne mourut qu'en 1690,
âgé de près de soixante-douze ans, dont il avait passé
quarante au service des religieuses. Une épitaphe la-
tine de M. Dodart nous a rendu avec une exquise
élégance cette figure douce, fine, uniforme, ce person-
nage inconnu, « toujours au travail en plein air, tou-
jours en silence, toujours solitaire devant Dieu, qu'il
aspiroit par de fréquentes prières; jamais oisif, sinon
au service divin, jamais empressé que pour s'y rendre
des premiers, doux à tous, riant et serein^ familier avec
Dieu seul. » Il y avait dans ce gentilhomme jardinier et
sa vocation si particulière tout un ordre de pensées, d'af-
fections innocentes et vives, tout un monde intérieur et
caché, auquel M. de Péréfixe n'entendait rien.
Le prélat ne fit pas mystère de ce qu'il avait craint, et
expliqua pourquoi il avait introduit ainsi des laïques et
des gens d'épée dans la clôture. On lui avait rapporté
qu'il y avait là deux mille personnes cachées pour dé-
fendre et sauver les religieuses : avait-il cru un paoment
212 PORT-ROYAL.
à la réalité de cette armée invisible de Jansénistes?
Quand on lui parlait de ces nombreux archers qu'il avait
amenés avec lui et fait ranger dans la cour, il répon-
dait plus sensément: « Je le crois bien, quand on a
quelque chose à faire, on veut s'assurer. Il se fût as-
semblé cinq mille personnes par curiosité, et en effet il
en vint bien autant.... Quand on entreprend une chose,
il ne se faut pas mettre au hasard de n'en pas venir à
bout. » S'il n'y avait pas eu de force armée, le peuple
du faubourg, affectionné à ces religieuses charitables,
et provoqué par les démonstrations pathétiques de
M. d'Andilly, aurait bien pu avoir une velléité d'émotion.
Le carrosse qui amenait les filles de Sainte-Marie,
que rarchevêque devait préposer au gouvernement du
monastère, n'arriva qu'à cinq heures. Ces nouvelles re-
ligieuses purent apprendre, même avant d'entrer, que
leur tâche ne serait pas facile. Une demoiselle qu'on ne
nomme pas , mais qui avait été présente, comme
M. d'Andilly, à l'enlèvement, les attendait exprès au
seuil, et s'avança pour dire à la mère Eugénie : « Que
pensez-vous venir faire en cette maison, si ce n'est y
apprendre à vous réformer? Si vous prétendez y faire
autre chose, sachez, ma Mère, que vous n'y sauriez ap-
porter que du désordre : celles qui en étoiént la lumière
en sont sorties, et les ténèbres y entreront avec vous. »
La mère Louise-Eugénie de Fontaine, à laquelle
l'archevêque avait recours pour essayer de mater le cou-
vent rebelle, était toutefois une personne de mérite,
très-renommée dans les cent cinquante Communautés
de la Visitation dont elle était regardée comme l'oracle,
une autre madame de Chantai; elle avait reçu les éloges i
suprêmes de celle-ci un peu avant sa mort; elle possé- |
dait admirablement son saint François de Sales, et l'ap-
pelait « le cinquième Évangéliste de son Ordre. » Née
de parents calvinistes, et d'abord élevée dans cette com-
LIVRE CINQUIÈME.
213
munion, elle s'était de bonne heure réconciliée à l'Église
catholique et à son autorité, et elle penchait tout
entière du côté de cette autorité, comme il arrive d'ordi-
naire aux convertis. D'une obéissance absolue envers
ses chefs, elle avait elle-même des qualités de comman-
dement, et elle les avait déployées plus d'une fois avec
succès dans des commissions importantes qu'on lui avait
confiées; quand il y avait quelque chose à réformer
dans des monastères, c'était elle que l'autorité ecclésias-
tique envoyait volontiers pour y porter remède. Mais,
en arrivant à Port-Royal, elle se trouva en présence de
difficultés toutes spirituelles et d'une nature presque
invincible.
A peine la porte des sacrements (la porte intérieure
du cloître), qui s'était ouverte pour laisser sortir les
douze victimes, se rouvrait-elle pour l'entrée de la mère
Eugénie et des cinq filles qui l'accompagnaient, et elles
n'étaient encore qu'au seuil, que toute la Communauté
les salua du dedans par une seule clameur: « Nous en
appelons, nous protestons. » Puis, un peu après, la
Communauté étant de nouveau réunie en chapitre et
rangée sur les sièges d'en haut, Farchevêque entra avec
la mère Eugénie et ses filles, qui avaient leur voile
baissé ; il fit un discours pour leur installation, et où il
s'étendait fort sur les louanges de cette supérieure : du-
rant tout ce discours, et dès que son nom eut été pro«
noncé, la mère Eugénie se tint prosternée, la tête contre
terre, sans vouloir se relever, quelques signes qu'on lui
en fît; et « les cinq autres religieuses furent aussi tou-
jours à genoux, les mains jointes, et leur voile baissé,
avec un geste bien composé, comme c'est l'ordinaire de
leur Institut. » Cette attitude humiliée devant un supé-
rieur, qui, après tout, n'était qu'un homme, choquai!
l'esprit plus libre des filles de Port -Royal.
Ce qui les choquait bien plus et leur allait droit au
214
PORT-ROYAL.
cœur, c'était la comparaison que Tarchevêque avait osé
faire de ces nouvelles venues, qu'elles regardaient comme
des intruses, avec leurs véritables mères qu'on leur avait
enlevées :
« Je vous assure, mes chères filles, avait-il dit en termi-
nant, que vous serez très-satisfaites d'elle (la mère Eugénie)
lorsque vous connoilrez sa vertu, sa capacité , son grand
esprit, sa bonne conduite et ses autres vertus qui sont très-
grandes, et vous éprouverez qu'elle aura pour vous autant de
bonté, de charité et de tendresse maternelle qu'en avoient
celles que l'on vous a ôtées, et qu'ainsi vous ne perdrez rien
à vos Mères.... *
Ces paroles avaient excité un redoublement de larmes
et de clameurs. L'archevêque, qui ne pouvait se dés-
habituer de croire qu'il avait affaire à des nonnes ordi-
naires, ne cessait, après cela, de leur dire, en prenant
toutes celles qui étaient à sa portée, par la tête, et en
les rapprochant de force du visage de la mère Eugénie :
<r Allons, faites cela pour l'amour de moi, baisez la
bonne Mère. » Il s'attaqua un moment à la sœur Chris-
tine Briquet, lui mit la main sur l'épaule ; mais la pe-
tite personne ne répondait à ces avances gracieuses
qu'en protestant coup sur coup et en appelant :
« Vous savez fort bien. Monseigneur, lui disait-elle,
que la première commission que vous avez donnée à
cette religieuse, et autres, de vive voix dans ce monas-
tère, sans nous avoir entendues, est nulle. » — « Vous
ctes folle, répliqua l'archevêque, en lui donnant un petit
soufflet amical; folie, folie, que votre appel I » Mais la
nièce des Bignon, comme si elle avait été nourrie aux
observances du Palais et dans la religion de la justice :
a Je vous dis, Monseigneur, que nous ne recevons cette
religieuse que parce que vous nous le commandez; mais
nous vous disons que vous nous la donnez contre toutes
LIVRE f:îNQUIÈME.
215
les formes^ et sans en garder aucune sur notre Appel; et
j'espère qu'entre ci et demain nous tacherons d'en dresser
un Acte, quelque incapables que nous soyons de nous bien
exprimer. »
L'Acte en effet, ou du moins le procès-verbal de
toutes ces scènes , avec description des emportements
de rarchevêque, fut dressé par elle, la sœur Christine,
et par la sœur Eustoquie de Bregy, les deux chefs de
ToppositioD. depuis le départ des mères : cinquante-
quatre religieuses le signèrent, à la date du lendemain^
27 août. Cette pièce fut aussitôt transmise aux amis
du dehors, qui la firent imprimer. Les religieuses
signèrent de plus une procuration en règle qui fut mise
aux mains d'un procureur pour agir en leur nom. Le
procès, sur l'appel comme d'abus, fut près de s'entamer
au Parlement; mais un Arrêt du Conseil, comme on
devait s'y attendre, évoqua l'affaire et coupa court aux
procédures.
L'archevêque ne termina point cette longue séance
si orageuse du 26 et cette installation contestée d'une
supérieure commissaire , sans donner sa bénédiction
pastorale aux sœurs, sans se recommander plus d'une
fois à leurs prières et promettre de les revoir bientôt.
Il se retira enfin avec sa compagnie : « Aussi, dit une
Relation, en avoit«il assez fait pour un jour*. »
1. La lettre suivante de madame de LongueviUe à madame de
Sablé nous rend bien Teffet dé cet événement sur les amis du
dehors, et la façon dont ils en parlaient le lendemain dans l'inti-
mité :
« De Châteaudun, ce septembre (1664).
« Je suis si pleine de l'indigne traitement qu'on a fait à nos saintes amiea
que je ne puis vous parler d'autre chose. Plus nous allons avant, plus nos
cœurs en sont ici pénétrés de douleur, et nous ne nous voyons point sans
larmes. Vous nous feriez un singulier plaisir de nous faire faire des relations
de tout par M. Thomas (lisez Thaumas), car M. de Lalane n'en fait point'
et elles ne seroient pas inutiles; je ne vous les demande donc pas pour
notre seule édification, mais parce que j'en puis faire de fort bons usa-
PORT-ROYAL
Je ne raconterai point en détail la guerre de chicane
qui se lit tous les jours suivants, et qui dura dix mois,
entre les supérieures et officières imposées h la Corn*
munauté et le troupeau en révolte et en résistance.
Dans les premiers temps on était uni pour le bon motif;
on se réunissait par bandes dans des endroits écartés;
on y lisait les avis et les lettres des amis du dehors, de
M, Arnauld, de M. de Sainte-Marthe, de M. Nicole,
1 utes munitions spirituelles qu'on dévorait cachette
et avec lesquelles on se réconfortait ; mais bientôt la
division se glissa dans les conciliabules, et la trahison
même : l'archevêque était informé de tout. Le public
d'alentour, déjà indifférent et plus railleur qu'on ne
suppose, prenait à ces moindres nouvelles du cloître
un intérêt de curiosité et de malice. « Sœur Perdreau
et sœur Passart qui signèrent en firent signer d'autres, »
dit Voltaire, et les quolibets coururent. Il y eut les
fidèles et les dyscoles. Il y en eut qui parurent décidé-
ment T^endue^ à l'iniquité. Il y en eut d'autres qui fail-
lirent par simple faiblesse , mais tout en restant
bonnes pour les anciennes^ comme la sœur Melthide Du
ges : qu'elles soient j s'il vous plaît, exactes et modérées, c'est-à dire qué
Vindignaiion n'y jjaroisse pas, et qu'on montre seulement, en ne celant
aucune des circonstances dures qui ont accompagné cette cruelle action^
combien elle en mérite, et non pas combien ceux qui écrivent en ont. Je
crois M. Thomas bien penaud de n'avoir point eu de miracle à son secours;
pour moi je suis un peu comme lui, car je ne puis croire que Dieu n'en
fasse pas pour la punition d'un tel excès. Je vous conseille de prendre votre
porte (la porte de communication, qu'on offrait probablement de lui rendre
ou de lui conseiver); elle vous peut être bonne à cent petites commodités^
et mauvaise à rien, car elle ne vous lie point à demeurer là, si vous trou-
vez utile d'en sortir, et elle vous en rend seulement le séjour plus commod
tant que vous serez obligée d'y en faire. Je serois bien aise que M. Gha-
raillard eût été comme la première partie de votre lettre me le représente
premièrement parce qu^ ce seroit un bien pour lui, selon Dieu, d'être si
équitable et si juste pour ces saintes (illes, et secondement parce que j'aime
que l'on leur rende justice. J'ai peine à croire qu'un si homme de bien
ait parlé et agi si différemment, et j'incline à croire qu'il a bien dit; mais
quittons ce discours.... »
LIVRE CINQUIÈME.
217
Fossé, sœnr de Tauieur des Mémoires; et celle-ci même
bientôt rétracta sa signature, ce qui fut un événement
consolant : mais la pauvre fille ressigna une seconde
fois, — il est vrai, pour se relever encore. Parmi les
incurables, la sœur Flavie (Passari), qui fut établie
sous-prieure et infirmière, était d'un caractère léger,
dissipé, et avait de l'ambition; la sœur Dorothée (Per-
dreau), qu'on fit cellérière et tourière, douée de capa-
cité et d'intelligence, avait souvent de Fhumeur et était
fort inégale. Nous savons à fond tous les défauts de
celles qui ont signé, des Signeuses comme on les appe-
lait avec mépris, ou encore des Noires. Il y en eut sept
au dedans, puis neuf On se lassait à la fin d'être dans
une contention perpétuelle et de vivre, pour ainsi dire,
à la pointe de Vépée; si Ton était parvenu à couper toute
communication spirituelle avec le dehors, un plus
grand nombre aurait certainement capitulé : mais on
avait beau murer les grilles suspectes et boucher les
corridors, les vivres arrivaient toujours ^.
Gomment se faisaient ces communications secrètes?
par quels moyens put- on les entretenir avec cette sûreté
et cette suite, tant avec les Messieurs et amis du dehors,
1. 11 est assez difficile de fixer au juste le nombre de celles qui
signèrent, parce que ce nombre variait à chaque instant et que
telle qui avait fini ou commencé par céder se rétractait quelque
temps après. Il y en eut bien (si Ton fait l'addition générale) une
douzaine au dedans qui signèrent, et cinq parmi les exilées du
^ dehors, ce qui fait dix-sept en tout, chiffre encore assez éloigné de
celui de vingt-cinq auquel prétendait arriver l'archevêque. Et ces
dix-sept signatures, il ne les a jamais tenues dans sa main à la fois :
quand l'une venait à grand'peine, l'autre était déjà échappée ; le
total ne grossissait pas, et c'était toujours à recommencer.
2. Je rappellerai ce qui aété dit précédemment (tomell, p. 346);
dans des lettres de religieuses, trouvées parmi les papiers de M. de
Saci quand on l'arrêta, on vil qu'elles envoyaient leurs confessions
par écrit et qu'elles demandaient en retour qu'on leur envoyât
l'absolution par lettre également, et qu'on mît sous le pli des hos-
ties consacrées pour pouvoir communier.
218 PORT-ROYAL.
qu'avec les sœurs du monastère des Champs, pendant |
ces dix mois de captivité? Peut-être d'abord jetait-on 1
avec des pierres les procès-verbaux et pièces k im- |
primer par- dessus les murs du jardin, et les amis à 1
raiïût les recueillaient. A un certain moment il y eut |
un trou pratiqué : « Je n'ai pas passé un seul jour |
depuis dimanche dernier, écrivait la sœur -Christine, .|
sans aller devant neuf heures au trou que nous avions j
marqué, quoique Ton eût semblé nous Texclure, et j'y ]
ai toujours demeuré plus d'une demi-heure après, mais ^
je n'ai pu néanmoins rien avancer par ce moyen. » ']
Cette même religieuse Christine, écrivant à la mère i
Agnès, cachait le billet au fond d'un peloton de fil.
Telle sœur fidèle, qui allait dans le petit jardin de ma-
dame d'Aumont pour cueillir des herbes, en revenait 4
avec un paquet mystérieux qu'elle avait trouvé sous [
une laitue K Enfin il y avait des vicaires ou confesseurs '
donnés même par l'archevêque et par M. Chamillard
qui étaient touchés et gagnés en voyant de près l'état i:
d'oppression de ces vertueuses filles, et qui leur ser-
vaient d'intermédiaires secrets : on cite notamment
un M. de Boisbuisson qui a ainsi mérité sa place d'hon- j
neur au Nécrologe ^. Des amis zélés ne cessaient de
1. Madame d'Aumont était morte depuis plusieurs années, mais J
son jardin continuait de porter son nom. 1
2. Il est ainsi désigné par Guilbert, dans ses Mémoires histori- '
ques sur Port-Royal des Champs (tome II, p. 471) : « M. Pierre ;^
de Boisbuisson dit de Bourgisou Le Chevalier (il se nommoit Pied* j
de-Vache) , prêtre à qui les religieuses eurent de grandes obligations, i
Envoyé à Port-Royal par M. Chamillard en qualité de confesseur, ]
et pour y persuader la signature, il reconnut le peu de justice dés j
procédés de ce supérieur. Engagé à s'instruire par le seul motif des ^
injustices qu'il voyoit, la connoissance de la vérité le détermina à '\
leur rendre service. Devenu tout à coup agneau de loup qu'il étoit, il j
confessoit et administroit les religieuses en secret, portoit leurs
lettres, et leur rendoit les réponses. » M. de Boisbuisson devint en-
suite confesseur du monastère des Champs après la Paix de
LIVRE CINQUIÈME.
219
veiller, de se tenir en sentinelle et comme en embus-
cade pour transmettre les informations utiles et se
charger des messages : parmi eux on distingue M. de
Pontchâleau, alors déguisé sous le nom de M. de Mon-
frein. Il se rencontra telle circonstance pressante où,
selon Texpression de Lancelot, les religieuses de Port-
Royal furent servies non-seulement avec autant d'affec-
tion et de fidélité (c'est tout simple), mais avec autant
de promptitude et de diligence que les plus puissants
rois. M. Arnauld, en définitive, était journellement
tenu au courant de la situation ; il était consulté sur tout,
et, invisible, du fond de sa retraite, il conduisait tout.
Cependant Tarchevêque, dans ces premiers temps,
ne débougeait de Port-Royal , triomphant à chaque
signature, toujours son Mandement en main pour le dé-
montrer, apportant lui-même Tencre et tenant la plume.
Il était devenu la fable du faubourg, et il dut changer
souvent de carrosse a cause du menu peuple. Il convint
lui-même un jour devant la Communauté, en plein cha-
pitre, que cette affaire lui donnait tant de peine qu'il en
était vieilli de plus de vingt-cinq ans depuis trois mois.
Voyant qu'il gagnait si peu de terrain, il se décida à
faire le 29 novembre (1664) un supplément d'exécu-
tion, en enlevant encore trois religieuses dont était la
sœur Eustoquie de Bregy, épargnée jusque-là par égard
pour ses parents; et le 19 décembre, il consomma
l'opération en enlevant la sœur Christine Briquet,
qu'on avait épargnée de même en faveur de son âge et
de sa parenté, mais qui, avec la précédente, était la
1669, et y demeura pendant huit ans. Il dut en sortir quand les
mauvais jours recommencèrent. Il mourut le 9 juin 1681, retiré en
Poitou, au service d'un couvent de religieuses auquel il s'était voué
et en les assistant dans une maladie contagieuse. 11 est de ces
obscurs dont nous tenons ici la famille et la race, qui n'ont jamais
assez de noms et de surnoms pour se dérober, et qui ne visent qu'à
être utiles dans l'ordre de droiture et de charité.
220
PORT-ROYAL
plus réfractaire de toutes et la plus agressive. Le prélat
s'observa beaucoup plus dans ces nouvelles exécutions
qu'il n'avait fait précédemment. Quoiqu'il lût fort gesti-
culant de sa nature, et habitué à prendre les personnes
par le bras en leur parlant, il s'arrêta plus d'une fois
au moment de le faire, en disant à la sœur Eustoquie 1
et à la sœur Christine : « Mon Dieu, je ne songeois plus
qu'il ne faut pas vous approcher; car le Procès-verbal
marchera, qui dira que je vous ai pris le bras. » Ce pre-
mier Procès-verbal imprimé lui était un sujet intaris-
sable de discours et de plaintes.
A chaque retranchement opéré sur Port- Royal, il se
faisait une sorte de promotion au dedans; il se présen-
tait un autre chef pour remplacer celui qu'on avait perdu.
Quand on lit la suite des lettres écrites dans ce temps-là
par les religieuses, cela est sensible. Après l'enlève-
ment des sœurs de Bregy et Briquet, la direction morale
passa à la sœur Elisabeth de Sainte-Agnès Le Féron,
âgée d'environ trente-deux ans, personne de mérite,
moins brillante que les précédentes, assez sèche d'appa-
rence, mais solide, instruite, capable, et qui tint bon
jusqu'au dernier jour. On commence toutefois à s'aper-
cevoir, aux lettres des autres religieuses qui écrivent en
même temps qu'elle, que le nombre des personnes d'es-
prit n'était point inépuisable, et qu'à Port-Royal même,
si l'on retranchait sept ou huit personnes distinguées, il
y avait ce qu'il y a partout quand on y regarde de près,
du médiocre et de l'ordinaire, et même du peuple. Elles
verbalisent à tout propos ; les haines contre les Noires
vont s'at lisant, et le langage même n'est pas toujours au-
dessus de la trivialité.
Laissons un moment les petits côtés, et voyons d'un peu
plus haut ce qui ressort avec vérité de cet état du cloître
et de ces luttes intérieures entre les religieuses selon
Port Royal et les religieuses selon Sainte-Marie,
LIVRE CINQUIÈME. 221
Deux principes sont en présence. La mère Eugénie le
sait bien. Entendant cette grêle de protestations, d'ap-
pels comme d'abus, qui raccueillirent dès son entrée,
elle et les siennes définissaient ainsi les adversaires
qu'elles avaient à réduire : « Vous eussiez dit qu'elles
étoientde cesgens dont parle David, qui disent : Qui est
notre maître ? » La mère Eugénie représentait Tautorité
et la hiérarchie, non sans dignité et sans force.
Mais tout en rendant quelque justice aux qualités ré-
gulières, à la charité envers les malades et à la pratique
dévote des reHgieuses de Sainte-Marie, les religieuses
de Port-Royal étaient choquées, au plus haut degré, de
leur esprit « d'obéissance aveugle et sans aucun discer-
nement ; » de cette foi dans le caractère extérieur et
dans la prérogative du ministère, qui les empêchait de
révoquer en doute la moindre des choses qui étaient
sorties de la sainte et sacrée bouche de M. V archevêque ^
selon l'expression de la mère Eugénie. Une de ces sœurs
avait poussé l'application du principe de l'infaillibilité,
jusqu'à dire « que, si le Pape avoit condamné saint Fran-
çois de Sales, elle le condamneroit aussi. » Et une autre
avait ajouté « qu'il ne faut croire de l'Évangile que ce
que le Pape en dit. » L'esprit de Port-Royal se révoltait
contre cette manière servile d'interpréter la subordina-
tion et de déifier la suprématie. Les religieuses, de
même que les Messieurs dans leur lutte contre les Jé-
suites, y opposaient un esprit de liberté chrétienne et
de générosité ; elles ne croyaient pas, même dans leur
état de religion et d'entier renoncement, devoir laisser
paraître en elles rien des enfants ni des esclaves : « Il
me sembloit quelquefois, dit Tune d'elles, voulant ca-
ractériser ce gouvernement de la mère Eugénie et de ses
filles, que j'étois encore à l'âge où Ton me conduisoit à
la lisière, tart elles me veilloient de près. » Voilà nette-
ment les deux esprits en présence, et la guerre entre les
22â
PORT-ROYAL.
deux principes. D'un côté on croyait fermement possé-
derjes véritables maximes et Tesprit du Christianisme, '
et Ton trouvait que les autres en étaient parfaitement
destituées, malgré leur zèle apparent, et vivaient dans j
les ténèbres. Mais de son côté la mère Eugénie, toute -
peu éclairée que la prétendaient les adversaires, n'était j
pas sans voir que ce coin opiniâtre de raison et déraison- ■
nement était une inconséquence, et pouvait mener loin,
si Ton s'y abandonnait ; qu'il y avait là un commence-
ment de Protestantisme, de ce Calvinisme qu'elle con- i
naissait bien, et que du moment qu'on pensait delà 1
sorte, il ne fallait pas renoncer par un vœu à sa volonté •
et se faire réligieuse : ce qui la menait à dire à son tour:
« Il y a quelque extérieur à Port-Royal, mais le fond "
n'en vaut rien. » Antagonisme éternel et où chacun ,
prend parti selon ses préférences! C'est la seule conclu-
sion qui me paraisse équitable, la seule que je veuille
tirer ici de cette lutte étroite, à huis clos, entre les reli-
gieuses de Port-Royal, et celles qu'on appelait injuste-
ment leurs geôlières et qui ne firent qu'exécuter, non
sans modération, des ordres fort difficiles à suivre et à
conduire à bien.
La mère Eugénie ne fut pas sans recevoir, dans sa
tâche ingrate, des encouragements puissants et aux- j
quels le cloître même ne rend pas insensible. La reine-
mère voulut bien l'honorer d'une de ses visites, et
quand Sa Majesté montant en carrosse dit à ses offi-
ciers : « A Port-Royal ! » son chevalier d'honneur ré-
pondit : « La reine à Port-Royal ! elle est donc deve- |
nue Janséniste ?» de quoi Sa Majesté se sourit^ en
répondant: i Ce n'est pas eux que je vais voir, mais
la mère Eugénie ; » ce qu'elle lui répéta agréablement ^
en entrant \ — Comme elle allait sortir, une des re- .
1. Voir la Vie de la vénérable Mère Louise-Eugénie de Fontaine
(IG95), p. 205.
LIVRE CINQUIÈME.
Hçieuses de Port-Royal se jeta à ses pieds, lui parlant
avec beaucoup de larmes au sujet des sacrements dont
elles étaient privées et aussi lui redemandant leurs mè-
res ; mais elle ne tira de la reine que ces paroles :
« Obéissez I Quoi! des religieuses désobéissantes à
leur archevêque! cela fait horreur. Obéissez, et vous
me trouverez toujours disposé© à vous servir. Oui, obéis-
sez, et je vous servirai: autrement.... >» Elle coupa
court sans achever et sortit *.
Le monastère des Champs avait été un peu plus épar-
gné que celui de Paris. L'archevêque pourtant y alla le
15 novembre (1664), et y resta jusqu'au 17. La mère
Du Fargis y était prieure. Après quelques premiers
compliments à tour de bras sur M. Du Fargis, son père,
qu'il avait vu autrefois à la Cour, et sur le cardinal de
Retz, son cousin-germain, le bon archevêque en vint au
fait capital, procéda à Tinterrogaloire des religieuses, ne
garda guère plus de mesure qu'à Paris, cria, fulmina ;
et cette visite, commencée par une historiette du temps
passé , se termina par une excommunication formelle.
Douze jours après (30 novembre), on envoya une
lettre de cachet pour chasser confesseurs et sacristain.
M. Hamon, médecin et solitaire, qui était compris dans
la lettre de cachet, dut lui-même provisoirement se dé-
rober, et on le fit esquiver par les jardins.
Grâce à son éloignement de Paris et à un certain
respect qu'elle inspirait tant par son nom que par son
caractère, la mère Du Fargis put maintenir sa pleine
autorité dans la maison. Une fois, en juin 1665, l'arche-
vêque lui ayant envoyé M. Chamillard, porteur d'une
lettre d'introduction, elle refusa net de le recevoir, s' au-
torisant de sa partialité publique et affichée contre Port-
B.oyal et des injures par lesquelles il s'était signalé
1. Grandes Relations des Religieuses de Port-Royal, in"4°, tomeîl^
p. 157.
224
PORT-ROYAL.
contre les mères et les sœurs de Paris ; à son défaut,
l'archevêque lui envoya (le l**" juillet) un de ses grands
vicaires, M. Du Plessis de La Brunetière, qui fut reçu
avec toute la considération qu'il méritait. Mais M. Du
Plessis était accompagné de la marquise de Grèvecœur
(née Saint-Simon), à qui le prélat avait très-légèrement
donné permission de faire sortir l'une de ses sœurs re-
ligieuse aux Champs. Or la marquise de Grèvecœur,
qui avait demeuré quelques années à Port-Royal de
Paris et qui y avait pris le rôle de bienfaitrice, s'irritant
de n'être point reçue à bras ouverts dans la Communauté
^ titre de religieuse et d'être traitée avec une précaution
que justifia trop son procédé, s'était brouillée avec le
monastère et, passant d'un excès d'amour à un excès de
haine, avait publié un factum qu'elle s'était attachée à
rendre des plus scandaleux (1662) ; elle avait été la seule
des dames liées avec Port- Royal qui eût osé contester le
désintéressement de cette pure maison. La mère Du
Fargisne voyant en elle, comme précédemment en M. Gha-
millard, qu'une partie adverse et déclarée, refusa donc
de remettre entre ses mains sa sœur, et fit comprendre
aisément à M. Du Plessis le peu de convenance de cette
commission. Elle en écrivit de plus à l'archevêque dans
des termes très>fermes, très-simples. Elle est nette et-
sans phrases. Elle a de la dignité, le respect de soi- .
même et des autres, le sentiment de ses droits, et beau-|
coup de mesure dans la résistance. En ces tristes jours^j
la mère Du Fargis esty à bien des égards, de la meilleure 1
école de Port-Royal. Elle aimait à se souvenir d'unél
parole que lui avait dite plusieurs fois la mère Angéli-^
que : « Ma fille, tout ce qui n'est point éternel ne mm
fait point de peur. » 1
Quand elle écrivit cette dernière lettre à l'archevêquJj
(2 juillet 1665), la mère prieure était à la veille de rece-
voir la plus grande partie des religieuses fidèles, tant
LIVRE CINQUIÈME.
225
celles du mcnastère de Paris que les exilées et prison-
nières, qu'on avait pris le parti de réunir enfin toutes et
iVinterner Siiix Champs au nombre de soixante-dix ou
soixante-treize, sans compter les converses. Elles y res-
teront séquestrées, privées des sacrements, avec des
gardes et sentinelles autour des murailles ; et cela du-
rera près de quatre années, jusqu'en février 1669.
Il est donc temps de revenir à ces exilées et prison-
nières, à celles qu'on a enlevées le 26 août (1664) et
dans les mois suivants, et à la principale d'entre elles,
la mère Angélique de Saint-Jean, dont c'est le moment
d'étudier de près l'âme et le grand esprit. ~ « Oh !
c'est cela qui gâto tout, d'avoir de si grands esprits, »
disait le bon archevêque.
!V — 15
III
La mére Angélique de Saint-Jean, — Ses premières années ; son
esprit. —Relation de sa captivité. — Couvent des Filles hleiies ;
chapelle de l'Immaculée Conception. — Réclusion profonde ; lar-
mes et tentation. — Agonie morale : en quoi elle consiste. —
Quatre périodes de la maladie. — Triomphe de la Grâce : vrai
christianisme. — Madame de Rantzau et la mère Angélique aux
prises. — Distractions et diversions. — Délivrance et sortie. —
Réunion des carrosses à la montée de Jouy. — Suite et fin de
carrière de la mère Angélique de Saint-Jean. — Grandeur de
cœur et d'âme. -~ De la sœur Eustoquie de Bregy et de la sœur
Christine Briquet ; défauts et qualités. — L'abbé Bossuet au-
près des sœurs de Port-Royal.
La sœur ou mère Angélique de Saint-Jean (car ce
fut cette captivité qui acheva de lui conférer ce titre
d'ancienneté et de respect) était alors âgée de quarante
ans. Fille de M. d'Andilly, née le 2 novembre 1624,
elle avait été mise à Port-Royal auprès de ses tantes An-
gélique et Agnès, dès 1 âge de six ans. Elle s'y était
considérée dès Fenfance comme déjà en religion et
n'étant plus du monde. « Elle n'avoit pas plus de douze
ou treize ans, disent les Relations, que son esprit pa-
roissoit si grand et si avancé qu'on (Taignoit à Port-;
Royal que cela ne lui fût plus dommageable qu'utile. »i
LIVRE CINQUIÈME.
227
Ces facultés si redoutées tournèrent à bien. Les grands
esprits dans cette famille des Arnauld acceptaient volon-
tiers certaines bornes, et leur capacité comrae leur in-
dépendance ne se déployait qu'en deçà. Entrée au noviciat
à dix-sept ans, la jeune Angélique reçut les conseils de
M, de Sainl-Gyran, alors prisonnier à Vincennes. Etant
venue à tomber gravement malade ver3 ce temps, elle
désirait ardemment la mort comme une des fins du
chrétien. Sa forte intelligence et son âme passionnée
n'allaient trouver à se loger dans cette vie de privation ,
et sous cette règle de contrainte, qu'en creusant sans
cesse du côté de TEternité pour unique perspective.
Toute son active et ingénieuse subtilité devait s'em-
ployer en chemin, dans les détours du labyrinthe de la
G râce. Elle fît profession en janvier 1644 et devint peu
après maîtresse des enfants, puis des novices; elle rem-
plit celte charge durant près de vingt ans. M. Le Maître,
qui avait, comme on sait, une extrême curiosité de bio-
graphies sacrées et de merveilles intérieures, l'engagea
à recueillir tout ce qu'elle "pourrait savoir des commen-
cements de la mère Angélique, sa tante, pendant qu'on
la possédait encore. Vers 1652, la sœur Angélique se mit
donc en secret à écrire tout ce qu'elle recueillait soit de
la bouche des mères plus anciennes, soit dans ses pro-
pres entretiens avec sa tante. C'est à elle, à sa plume
ou aux directions qu'elle donna, qu'on doit une bonne
partie des trois intéressants volumes de Mémoires pour
servir à l'histoire de Port-Royal, publiés plus tard à
Utrecht; elle est véritablement Vhagiographe de Port-
Royal au dedans.
L'action d'Arnauld, et peut-être encore plus celle de
Pascal, sont très-prononcées et visibles en sa personne.
On entrevoit par quelques notes trouvées dans les pa-
piers de Racine qu'elle n'était pas pour Finfluence
adoucissante de Nit^oU. sur Arnauld, et qu'elle penchait
228
PORT-ROYAL.
bien plutôt pour le parler fort de Pascal. M. Singlin ne
suffisait plus à de telles conduites; il fallait cet autre
directeur plus docte, et encore plus strict de dogme,
M. de Saci. La mère Angélique pourtant la formait as-
sidûment de ses conseils, et les différences de caractère
et de conduite que nous marquons n'empêchent pas que
la sœur Angélique de Saint-Jean ne soit, en somme, sa
plus digne fille. Mais ily avait en elle une disposition plus
scientifique, un talent plus au fait de lui-même, et ily
aurait eu, pour peu qu'elle se fût laissée aller, un certain
démon de contestation et d'enjouement, par où cette fu-
ture mère de la seconde génération de Port-Royal était
tentée de se distinguer de la simple et grande réforma-
trice. Elle y mit un frein d'austérité d'autant plus étroit
et nécessaire. Évidemment à la gêne dans son cadre, la
figure conserve pourtant de la beauté.
La réputation d'esprit de la sœur Angélique de Saint-
Jean était grande ; M. de Pomponne (je Tai déjà rap-
porté ailleurs *, mais c'est le lieu de le redire) demandait
un jour à M. Nicole: « Tout de bon, croyez-vous que
ma sœur ait autant d'esprit que madame Du Plessis-
Guénegaud? 3) M. Nicole, dit Racine, traita d'un grand
mépris une pareille question. Mais rien ne dut tant
contribuer à établir la réputation d'esprit et de tête de
la sœur Angélique que la conduite qu'elle tint dans
cette affaire de l'enlèvement et durant la captivité dont
elle nous a laissé le Récit, un Récit qui, bien lu, nous
révélera, à nous, une âme forte, triste, tendre, capable
de toutes les belles agonies, une âme grande aussi dans
son ordre et admirable.
Il y eut jusqu'à douze ou treize de ces Récits de capti-
vité, presque, autant que de captives; de ce nombre il \
en est d'assez différents de ton et d'inspiration, et, bien!
1 Tome Jll, p. 359.
LIVRE CINQUIÈME.
229
que tous entrepris sous prétexte de docilité et par Tor-
dre des supérieurs, quelques-uns ont tout Fair de cher-
cher la lumière et d'êlre faits en vue du public. Le Récit
de la mère Angélique de Saint-Jean se dislingue entre
tous non -seulement par l'esprit et le piquant (il en est
d'aiitres spirituels), mais par la gravité, la profondeur et
l'intimité ; il y a de vraies larmes, des larmes brûlantes.
Aussi s'effraya-t-elle sérieusement à l'idée qu'on avait
de montrer cette Relation manuscrite « qu'elle pourroit,
disait-elle, appeler quasi sa confession^ » et de l'envoyer
àAleth pour y être lue de l'évêque. Elle suppliait M. Ar-
nauld par toutes sortes de raisons de la laisser tout entière
en clôture et de lui conserver le fruit de sa retraite et de
sa prison. (Je Récit étant tombé aux mains d'un impri-
meur de Rruxelles après la mort de la mère Angélique
de Saint-Jean, mais du vivant encore du monastère de
Port-Royal, les religieuses qui en furent informées, fi-
dèles en ceci à la pensée de leur mère, n'eurent de re-
pos qu'elles n'eussent arrêté le cours de l'impression en
dédommageant l'imprimeur K Ce ne fut qu'après la ruine
1. Ce n'était pas seulement un imprimeur de Bruxelles, c'était
bien Arnauld qui avait eu l'idée de faire imprimer cette Relation
en 1692. Il le dit lui-même dans une lettre à M. Du Vaucel (9 jan-
vier 1693) : a On mande de Paris qu'il s'élève une terrible tempête
contre Port-Royal, et qu'on ne sait si on ne leur demandera point
ce qu'on leur a demandé autrefois. Cela vient peut-être de ce qui
a été mandé de Rome du dessein de cette nouvelle Bulle. Si cela
étoit, on doit s'attendre à l'entière ruine de cette sainte maison.
Dès qu'on commença à parler ici de Formulaire, nous pensâmes à
faire imprimer la Relation de la mère Angélique de Saint-Jean;
mais les sœurs en ayant été averties, cela leur fit peur, et elles
nous prièrent de n'en pas continuer l'impression : il y en avoit déjà
six feuilles défaites, mais nous n'en avons que trois que nous vous
envoyons, afin que vous les fassiez voir à quelques personnes bien
sûres, et dont vous soyez bien assuré pour le secret, parce qu'il se-
roit bien fâcheux que le bruit de cette impression pût retourner à
Paris ; mais je ne puis m'ôter de l'esprit que des personnes de
piété ne fussent fort touchées des dispositions si chrétiennes de cette
230
PORT-ROYAL.
de P(yrt-Royal que cette Relation ainsi que les autres
parut au grand jour par les soins de Quesnel et des
amis.
La mère Angélique commence en ces termes, qui sont
fous vrais sous sa plume* :
« Gloire à Jésus et au Très-Saint-Sacrement!
oc Ce que l'on demande de moi en m'ordonnant d'écrire
une Relation exacte de ce qxi f;'est passé dans ma captivité
me paroît une chose assez surprenante : si l'obéissance ne
me la rendoit nécessaire, je croirois que n'ayant point agi,
et ayant fort peu parlé dans ce temps-là, il ne seroit point
encore besoin de paroles pour apprendre à ceux qui ne l'ont
pas expérimenté ce que c'est qu'une retraite de dix mois
dans les circonstances qui ont accompagné la mienne ; car si
l'on n'en regarde que l'extérieur, il est facile de le dire en
deux mots, puisque tout consiste dans une prison fort étroite,
dans une solitude entière, et dans une privation générale de
toute consolation et de toute assistance spirituelle, qui seroit
la plus grande de toutes les peines si l'on n'avoit pas la con-
fiance et l'expérience qu'on peut toujours dire à Dieu : Adju-
tor in tribulationibus..,, (C'est Lui qui est notre aide dans
les grandes afllictions qui nous ont enveloppées.) Mais si
l'on vouloit savoir ce qui se passe dans le cœur quand on
est en cet état, je demanderois, pour me pouvoir faire en-
tendre, quelqu'un qui l'eût éprouvé dans quelque occasion
semblable, afin qu'il pût comprendre ce que je pourrois lui
dire et qu'il s'en formât une idée plutôt sur son souvenir que
sur mes paroles. »
C'est en effet par les pensées et les orages du cœur^
sainte fille, et que cela ne leur fît comprendre plus que toutes les
raisons, quel mal c'est de causer sans nécessité de tels troubles et
de telles peines h des âmes qui ne pensent qu'à servir Dieu, et qui
ne craij^nent rien au monde que de l'offenser. »
1. Je donne les extraits suivants d'après un manuscrit de la Re-
lation, qui offre un texle plus complet quelquefois et presque tou-
jours plus exact que l'imprimé.
LIVRE CINQUIÈME.
231
non par les événements, que ce récit> pour peu qu'on y
entre, intéresse bientôt et attache à celle qui le fait.
Elle revient sur quelques circonstances de la scène du
26 août. Lorsque l'archevêque arriva à Port-Royal ac-
compagné d'officiers de justice et d'archers, cum gladiis
et fustibus, elle ne pensa qu'à la Passion, dit-elle, et à
s'unir à Jésus-Christ. Les premières paroles qui lui vin-
rent à la bouche furent celles d'un ancien martyr : « Gau-
deo plane,.,. Je suis ravie de joie d'avoir mérité de deve-
nir rhostie de Jésus-Christ. » Elle se sentait dans la dis-
position d'une personne prête à mourir et en qui la vue
de rÉternité prochaine efface et couvre toutes les ten-
dresses naturelles : « Je ne sentis point à cette heure
d'une manière humaine tant de séparations qui sont cer-
tainement plus cruelles que la mort, parce que je ne les
regardois que comme une partie de mon holocauste qui
de voit être divisé. »
En sortant elle trouva à la porte son père qui l'atten-
dait, et aux pieds duquel elle se jeta pour lui demander
sa bénédiction :
a M. le lieutenant civil étoit à la porte de la chapelle de
M. de Sévigaé (ime petite chapelle que M. de Sévigné avait
fait bâtir ou du moins avait fait orner) ^ qui me demanda
mon nom : je fus surprise d'entendre sa voix que je reconnus,^
car je ne savois point qu'il fût de la fête. Je dis mon nom C
religion; il me demanda aussi celui de ma famille. Quelques
personnes qui étoient proches de lui lui dirent assez bas :
« Voilà M. d'Andilly qui la mène, c'est une de ses filles. »
Il fit un geste de la tête pour faire entendre qu'il le savoit
bien, mais qu'il vouloit avoir le plaisir de me le faire dire,
et me répéta : « Votre nom ? » Je le dis bien haut, sans en
rougir, car dans une telle rencontre c'est quasi confesser le
nom de Dieu que de confesser le nôtre^ quand on veut le désho-
norer à cause de lai. De là mon père me conduisit sur les
marches du balustre de Pautel.... »
Nous savons déjà cette scène ; mais, à ce mouvement
232
PORT-ROYAL.
d'orgueil avec lequel elle confesse son nom, on reconnaît
je sang glorieux de d'Andilly, le faible des Arnauld, qui
est de croire que la cause de Dieu et eux ne font qu'un,
tellemeot que toute la querelle du Jansénisme a pu sim-
plement se définir la querelle de la maison Arnauld
contre la Société de Jésus.
La prisonnière monte dans un carrosse avec trois
autres religieuses enlevées comme elle. Un ecclésias-
tique de Tarchevêché, M. Fourcault, et une dame
inconnue les accompagnent :
a Nous ne nous dîmes pas un mot dans le carrosse, chacune
priant Dieu à part; de mon côté je ne sais comment j'étois
faite, car à peine comprenois-je bien ce qui se passoit, au
moins je ne le sentois presque, pas ; j'étois si fort remplie de
l'admiration de la conduite de Dieu sur nous, de nous avoir
rendues dignes de souffrir un tel opprobre et un si extraor-
dinaire traitement pour sa vérité, que je ne pus faire autre
chose le long du chemin que de lui chanter dans mon cœur
des cantiques et des hymnes, entre autres celle de la Dédi-
cace : Urbs Jérusalem beata^ etc., imaginant que nous étions
des pierres vivantes que l'on transportoit pour les aller poser
dans l'édifice spirituel de cette ville sainte.... »^
Elle est la première des trois qui arrive à sa destina-
tion. On la fait descendre, et elle est introduite au cou-
vent des Annonciades dites les Filles bleues ou célestes ,
près de la rue Saint-Antoine. L'ecclésiastique, M. Four-
cault, secrétaire du Chapitre de Paris, et qui au fond
lui est favorable, la présente à la supérieure en disant :
a MaMère, jevous amène une sainte, car dans Port-Royal
il n'y a que des saintes ; mais je sais aussi que vous êtes
toutes saintes, et qu'ainsi elle sera bien avec vous. »
La mère Angélique fait de son côté son petit compli-
ment à cette supérieure. Madame de Rantzau, dite la
mère Marie-Elisabeth, était présente.
Cette madame de Rantzau était la veuve du fameux
LIVRE CINQUIÈME.
233
maréchal à qui Mars, en le mutilant dans tous ses mem-
bres, n avait laissé rien d'entier que le cœur. Elle s'était
convertie du luthéranisme au catholicisme, passait pour
savante et opérait beaucoup de conversions parmi les
luthériens allemands, étant Allemande elle-même. De-
puis son entrée en religion elle avait une dispense par-
ticuhère pour les entretenir, nonobstant les règlements
de son Ordre. Ce n'était pas sans dessein qu'on envoyait
la sœur Angélique dans ce couvent, pour qu'elle trouvât
qui pût lui tenir tête : <'.Elle est aux Filles célestes, disait
Tarchevêque aux autres sœurs de Port-Royal quiTinter-
rogeaient, elle est avec madame de Rantzau; esprit avec
esprit, science avec science, cela s'accommodera bien. »
L'ensemble du récit de la mère Angélique se compose
tant de ses vraies douleurs et de ses touchantes perplexi-
tés que de ses piquantes prises avec madame de Rant-
zau, qui n'y a pas toujours l'avantage.
Tout en arrivant et les premiers saints échangés, on la
mène à la chapelle de l'Immaculée Conception :
c( Le mystère m'étoit nouveau, dit-elle un peu dédaigneu-
sement pour ses pieuses hôtesses, n'y ayant point chez nous
d'autel dédié aux opinions contestées; — mais j'embrassai
en ce lieu une dévotion certaine, qui fut de me jeter entre
les bras de la Mère de la belle dilection et de la sainte espé-
rance, qui sont les deux titres sous lesquels je l'ai toujours
invoquée tant que .j'ai été dans la maison.... »
On sent bien à ce mot les limites de Port- Royal dans
le culte de la Vierge, et la demi-réforme où il se tient
sur ce point comme sur tant d'autres. Cependant quand
on a assisté de près aux offices et pratiques de Port-
Royal, on voit qu'il croyait à tant de choses, à tant de
reliques, à tant de miracles et d'intercessions surnatu-
relles, qu'il semble que cela n'eût pas dû lui tant coûter
d'accorder encore cette gloire à la pure et mystique in-
vocation de la Vierge. Mais la conséquence n'est pas le
234
PORT-ROYAL.
propre de ces esprits, si fermes d'ailleurs. Ils ont leur
dose et leur ration de croyance; ils se feraient.tuer plu-
tôt que d'en laisser détacher une parcelle ; mais pas un
grain de plus* I
iJe la chapelle, les religieuses mènent la Louvelle ar-
rivante au jardin, où elles l'entretiennent des événements
du jour; « J'avois tenu ferme jusque-là sans pleurer et
sans en avoir envie, parce que mon esprit avoit été oc-
cupé ailleurs; mais comme elles me contraignirent, pour
leur répondre, de faire réflexion sur les personnes que
je venois de perdre, je ne pus m'empêcher de jeter quel-
ques larmes. » Elle fait attention pourtant à ne pas trop
se répandre et à ne pas se fier absolument à l'indiffé-
rence et à l'ignorance apparente de ces bonnes filles; et
elle eut à s'en féliciter lorsqu'elle apprit plus tard qu'elles
n'étaient pas si peu prévenues qu'elles le voulaient pa-
raître, et qu'elles avaient pour un de leurs directeurs le
fameux Père Nouet, ce même jésuite qui avait fait, vingt
ans auparavant, des sermons furieux contre le livre de
la Fréquente Communion.
Elle avait tenu bon tout le jour : « mais, dit-elle,
quand ce vint la nuit, et qu'après avoir fini toutes mes
prières je pensaime coucher pour prendre du repos, je
sentis comme si mon esprit eût été suspendu jusque-là
1. On a vu de nos jours, et tout récemment, les évêques jansé-
nistes de Hollande adresser au Pape une protestation en forme
contre la promulgation de ce dogme contesté de l'Immaculée ,
Conception. — Un des évêques Jes plus exemplaires du dix-sep- -î
tième siècle, Le Camus, évêque de Grenoble et finalement cardi-
nai, qui ne laissait pas d'être en relation de doctrine et d'amitié }?
avec nos amis, écrivait à M. de Pontchâteau {5 mai 1673) : « Les
femmes. peu v'ent bien désirer qu'on décide la Concepiion Imma- '"'
culée; mais tant que le' Pape lira dans son Bréviaire les leçons de
saint Léon, sicut a reatu neminem liberum reperit, il lui sera
malaisé de décider la question, et, s'il le faisoit, il trouveroit des
évêques qui lui résisteroient en face; au moins j'en sais un qui le >
feroit, s'il le décidoit comme un article de foi. »
LIVRE CINQUIÈME. 235
et que, tout d'un coup, il fût tombé de fort haut et que
iiion cœur?eût été tout froissé de la chute ; car tout en
un moment je me sentis froissée et déchirée de tous côtés
de toutes les séparations que je venois de faire.... » Et
toute la nuit se passa dans cette douleur et ce combat.
Le surlendemain était précisément la Saint- Augustin,
et comme les Annonciades suivaient la règle de ce saint,
elles fêtaient ce jour-là, et avaient le Saint-Sacrement
exposé de leur côté et de très-près dans une chapelle ;
" on permit à la mère Angélique d'y passer une partie
de Taprès-dîner :
« Je tremblai en y entrant, dit-elle, car il est vrai que
cette dévotion que nos Constitutions nous retranchent a quel-
_ (jue chose qui ne paroU pas assez respectueux, et qu'une re-
'iigieuse se trouve effrayée de se voir à la place d'un prêtre
au pied d'un autel oii elle pourroit assez aisément toucher le
Saint- Sacrement de la main; néanmoins l'état où j'étoisme
donna bientôt la confiance de m'approcher de Jésus-Christ
comme l'Écriture remarque que Juda s'approcha autrefois de
Joseph, emporté par un mouvement de douleur qui lui ôta
"toute crainte. J'étois aussi affligée que lui, et j'avois affaire
I à un Seigneur que je ne croyois pas être si rigoureux. Je pro-
nonçai devant lui toute mon affliction et répandis mon cœur
^avec larmes en sa présence; mais, parce qu'en lui exposant
mes blessures je les regardai trop et m'attendris sur moi-
même, j'en eus après bien du scrupule : car j'éprouvois sen-
siblement que j^oMf ne pas s'' affaiblir dans les grandes afflic-
tions^ il ne faut point rabaisser les yeux quon a élevés sur les
montagnes.,., »
Que vous en semble ? ne voilà-t-il pas les vrais et pro--
fonds accents du Port-Royal primitif qui se continuent ?
La seconde mère Angélique a^ comme la première, de
ce§ grands traits d'imagination. Mais il faut presque
toujours abréger quand on les cite, pour leur donner
tout leur eflét et toute leur saillie ; car elle les éteint et
les réduit en les prolongeant. C'est qu'elle ne se doute
236
PORT-ROYAL.
pas qu'il y a Ik un effet, et c'est que Tidée de talent pour
elle n'existe pas ; il n'y a que les choses de l'âme, les
choses du dedans, et qu'elle ne songe pas à en déta-
tacher.
Elle continue à nous représenter fidèlement et quel-
quefois à nous figurer par d'expresses images les vicis-
situdes et les mouvements de ce monde intérieur, où
se passe toute Faction :
(( Gela me faisoit appréhender à toute heure de réfléchir
volontairement sur pas une de mes peines, car je sentois
bien que<i'étoit tout ce que je pouvois faire que de les souf-
frir en regardant l'ordre de Dieu et la consolation de la foi,
mais que si, au lieu de cela, je commençois à regarder l'af.
fliction en elle-même, accompagnée de toutes ces circons-
tances, ce seroit un poids qui m'accableroit, et il me semhloit.
que je portais toujours mon âme dans mes mains, comme une
gouvernante porte entre ses bras un enfant que Vonsèvre^ qu'elle
promène et qu'elle divertit tant qu'^elle peut pour Vempêcher de
se souvenir de sa noumce.... Port- Roy al affligé étoit comme
ma nourrice; je venois d'être sevrée de tout ce que j'aime
sous ce nom avec le plus de tendresse; mon âme ne pou voit
supporter cette séparation qu'avec une douleur extrême, et
ma foi étoit toute occupée à la détourner sans cesse de réflé-
chir sur cet objet. Je ne pouvois pas empêcher qu'à toute
heure il ne se présentât devant mes yeux, mais aussitôt je les
levois vers Dieu pour ne voir qu'en lui ce que je n'aimois
que pour lui. Dans ce combat je conservois la paix, et il y
avoit des moments où j'étois même capable de j.oie
« Je passai ainsi les trois premiers jours dans mi solitude
que je ne savois pas encore oui se dût changer en prison....»
Ce fut une véritable prison en effet que ces longs mois
passés chez les Annonciades. Elle était enfermée sous
clef dans une chambre, dans un galetas conhnant à un
grenier et parfaitement isolé du reste du couvent ; elle
n'en sortait que pour les Offices, et sous la conduite d'une
sœur converse qui la venait renfermer après. Sa porte
LIVRE CINQUIÈME.
237
ne s'ouvrait que trois fois le jour ^ ; et elle ne reposait la
nuit qu avec trois portes fermées et verrouillées sur elle.
Elle n'était visitée que rarement par la supérieure, par
la mère de Rantzau et quelque autre au plus, et alors
dans un but d'observation et de conversion. On la lais-
sait sans nouvelle aucune de Port-Royal ni des sœurs,
si ce n'est pour lui annoncer, en les exagérant, les progrès
de la Signature et les chutes. On ne lui donnait que de
brèves réponses sur la santé de la mère Agnès sa tante
et de son père M. d'Andilly. Elle était privée des sacre-
ments. On espérait par tout cela venir à bout de sa fer-
meté.
Si grande que fût cette fermeté de principes et de
caractère, la sœur Angélique reconnaît qu'elle aurait
vite succombé sans un autre secours. Le détail qu'elle
nous donne du plus bas moment d'agonie morale qu'elle
eut a Iraverser est touchant. Que cette cause particulière
de la Signature disparaisse, ne voyons en elle qu'un dé-
fenseur de ce qu'elle croit la Vérité. Descendons dans ce
grand cœur entr'ouvert qui n'est qu'un simple cœur
chrétien, et qui, par moments, est tenté de redevenir un
simple cœur humain naturel :
« J'avois donc passé les huit ou dix premiers jours dans
Faffliction sensible de notre séparation, mais cette affliction
n'étoit que dans les séns, et dans le fond de l'âme je sentois
tous les avantages de cette épreuve; comme je l'ai dit, je
sentois deux personnes en moi, dont Tune avoit assez de
force pour porter l'autre dans sa foiblesse, et je me réjouis-
sois dans l'esprit de ce qui m'affligeoit dans les sens; je vois
clairement à cette heure que si je n'eusse pas été poussée
plus avant, j'aurois été au hasard de ne me pas soutenir
longtemps en cet état, parce que la tempête devant être gé-
nérale et longue, il falloit être bien fondée dans l'humilité
! . Et non huit fois le jour, comme il est dit par erreur dans
l'imprimé
238
PORT- ROYAL.
pour résister à l'orage, et mon esprit en cette disposition
n'ôtoit pas assez humilié, car je n'étois occupée que de la
gloire qu'il y avoit à souffrir pour la vérité...; ~ m'étant
donc couchée une fois, je ne pensois pas sitôt m'endormir*
que Dieu me réveilla par un rayon de sa lumière qui frappa
mon cœur pour me découvrir à moi-môme des choses qui ne
m'avoient paru rien, et qui dans ce moment me parurent si
grandes et si importantes qu'elles renversèrent tout à fait
ma disposition, et me mirent si bas devant Dieu, qu'au lieu
que je pensois auparavant qu'il nous avoit trop élevées de
nous donner part à la persécution de la vérité et de la jus-
tice, je me trouvois dans un si profond rabaissement et si
saisie de crainte que je n'osois presque élever mes yeux vers
lui.... J'avois dans l'esprit ce qui est dit dans le Psaume 1C6 :
« Ils montent jusqu'au ciel, et ils descendent jusqu'aux
abîmes; » et ce qui est ensuite : « Anima eorum in malis
tahescebat: leur âme s'est comme fondue à la vue du péril..
car il n'y a rien de pareil à se trouver dans cet accablement
d'esprit sans pouvoir espérer le moindre secours et la
moindre consolation de qui que ce soit quand cela dureroit
jusqu'à la mort.... On ne sauroit s'imaginer ce que c'est que
cette angoisse et cet abandonnement, si on n*y a passé.... »
Qu'étaient-ce que ces choses qui jusque-là ne lui
avaient paru rien, et qui tout d'un coup lui parurent si
grandes? Qu'était-ce que ce nouvel et terrible état et cette
affliction d'esprit par où elle passa, et qui lui dura envi-
ron six semaines ? Les termes, dans la Relation, en sont
bien mystiques et, pour nous, bien vagues et mysté-
rieux :
« Cette affliction consistoit toute , dit-elle , en ce qu'il me
sembloit que Dieu me châtioit dans sa colère.... Je n'osois
même m'arrêter à regarder les sujets que j'avois d'espérer
en sa bonté , et aussitôt que je pensois ouvrir les yeux pour
cela , je les rabaissois de honte et ne cherchois qu'à me ca-
cher devant lui.
Rien ne réduit dans une si grande pauvreté que cet état.
1. G'est-à-dire : A peine allois-je m' endormir que Dieu, etc.
LIVRE CINQUIÈME.
239
Les hommes, en croyant tout nous ôter, ne touchent point à
notre trésor quand Dieu laisse dans notre cœur le sentiment
de sa Grâce ; mais, pour lui, il n'a qu'à détourner son visage,
et nous ne trouvons rien entre nos mains de toutes les ri-
chesses que nous nous étions persuadé qu'on ne nous pou-
voit ravir.... Je cherchois inutilement la force et la lu-
mière que j'avois trouvées tant de fois dans des paroles de
l'Écriture qui m'avoient paru capables d'adoucir les peines
de la plus dure captivité; je relisois ces endroits des Pro-
phètes et des histoires saintes que j'avois mis comme en ré-
serve dans mon esprit pour m'en nourrir en ce temps-là,
mais Dieu avoit ôté la force du pain..,. »
Se sentant sur la pente d'une tentation dangereuse si
Texcès de la crainte la jetait dans rabattement, elle cher-
chait à se prémunir, h se réconforter en redisant cer-
tains versets de psaumes qui lui paraissaient correspon-
dre à son état.
Malgré ces secours, et faute de pouvoir trouver nulle
part appui ou conseil, il y eut des moments où il lui vint
des idées si épouvantables, dit-elle, qu'elle apprit ce que
c'est que le désespoir et par où Ton y va. Ces pensées qui,
comme des fantômes, lui traversaient l'esprit sans aller
jusqu'au cœur, et qui lui demeuraient étrangères, tout
en lui apparaissant, lui faisaient imaginer, dit-elle en-
core, ce que c'étaient que ce.&s) or tes ténébreuses dont Dieu
parle à Job :
« Je trcuvois dans cet état que la prière et l'aveu de mes
misères devant Dieu , dont j'adorois la justice, étoient toutes
mes armes; mais je reconnus néanmoins, depuis, que si
cela eût duré plus longtemps , fêlais au hasard de laisser
éteindre ma lampe ^ parce que je n'avois pas assez de con-
fiance pour entretenir le feu de ma charité et la lumière
de ma foi. »
Ceci est le passage capital de la Relation, de la con-
fession de la mère Angélique; il y a moyen d'en bien
saisir toute la portée et le sens. Elle a depuis avoué,
240
PORT-ROYAL.
dans une lettre à M. Arnauld, qu'elle a obscurci à des-
sein cet eadroit.de son Récit, de peur de 8can4aliser
Elle masque aux autres sa tentation sous des termes
mystiques, et elle tâche de se la dissimuler à elle-même :
« Je me souviens, écrivait-elle depuis sa sortie à M. Ar-
nauld, que j'ai omis avec dessein dans cette Relation une
peine qui me tourmenta l'esprit dans le commencement et
qui me revient quelquefois , que j'y ai appelée avoir vu les
portes ténébreuses et les portes d'Enfer^ sans m'expliquer ; car
proprement ce n'est qu'une vue de l'esprit qui ne trouble
rien au dedans, mais Jont la seule présence est horrible-
ment pénible.... C'est comme une espèce de doute de toutes
les choses de la foi et de la Providence^ à quoije m'ârrôte si
peu , que de peur de raisonner et de donner plus d'entrée à
la tentation , il me semble que mon esprit la rejette avec une
certaine vue qui seroit elle-même contraire à la foi, parce
qu'elle enferme une espèce de doute qui est comme si je di-
sois que , quand il y auroit quelque chose d'incertain dans
ce qui me paroît la vérité , et que tout ce que je crois de
l'immortalité de l'âme, etc., pourroit être douteux, je n'au-
rois point de meilleur parti à choisir aue celui de suivre tou-
jours la vertu , etc. Je me fais peur en écrivant cela , car ja-
mais cela ne fut si expliqué dans mon esprit : c'est quelque
chose qui s'y passe sans quasi qu'on l'y discerne. Cependant
ne manque-t'il point quelque chose à la certitude de la foi ,
quand on est capable de ces pensées ? Je n'en ai osé parler à
personne, parce qu'elles me paroissent si dangereuses que
je craindrois d'en donner la moindre vue à celles à qui je
dirois ma peine ; car pour toutes les autres "tentations , la foi
fournit des armes invincibles pour les combattre : mais çuand
elle-même est attaquée ^ on se trouve sans aucune défense, et
j'aimerois mieux être livrçe à tous les Démons qu'à une pen-
sée d'infidélité. Je vous supplie très-Humblement, mon cher
Père , de prier Dieu qu'il me délivre de ce péril.... »
11 est évident qu'elle éprouve encore la tentation au
moment où elle écrit cette lettre, c'est-à-dire dans Tin- j
tervalle de temps où les religieuses de Port-Royal, réu- :
LIVRE CINQUIÈME.
24i
nies toutes à la maison des Champs, y sont bloquées et
ne communiquent de vive voix avec personne du dehors.
Soyons plus hardi qu'elle, disons les choses parleur
nom, envisageons les pensées dans leur réalité, et ou-
vrons la veine qu'elle nous a laissé voir. Oui, malgré la
solidité de sa foi, la mère Angélique a eu quelques mo-
ments et quelques assauts de doute, et de ce doute ab-
solu qu'avait connu Pascal. Elle n'a fait qu'entrevoir
Tabîme, mais elle l'a entrevu ; et elle n'aurait pas eu ce
grand esprit qu'on lui accorde s'il en avait été autrement
et si elle avait été à jamais murée dans les idées de mon-
sieur son oncle, de manière à n'en pas concevoir d'autres.
Livrée à elle-même et aux prises avec sa propre pensée
elle a eu dans sa captivité la grande tentation.
Il y a des tentations et des doutes qui prouvent des
âmes débiles : il y en a qui prouvent les âmes fortes. Il
y a une certaine stabilité et sécurité intrépide qui indi-
que des horizons bornés et des intelligences circonscrites,
bien que peut-être vives. Parmi ces religieuses qu'on
enleva pour les faire signer, il en est deux qui n'ont
jamais eu un moment d'hésitation ni de trouble, la sœur
Eustoquie de Bregy et la sœur Christine Briquet. Leur
intrépidité ne prouve autre chose qu'une grande éner-
gie de pensionnaires et de beaux esprits qui ont dit :
« Je ne céderai pas, » D'autres signèrent par manque de
tête, et de guerre lasse, faute de défense suffisante contre
les observations dont elles étaient Tobjet. « Eh bien, roi-
son a sigï>é, » disait M. d'Andilly à madame de Sévigné,
en parlant d'une de ses filles enlevées qui avait capitulf
de la sorte. La mère Angélique de Saint-Jean était bien
au-dessus de ce troupeau. A un moment elle a eu la
tentation des grands esprits : seule elle a eu le grand
doute, elle s'est posé le problème dont Hamlet disait :
C'est toute la question.
Y a-t-il une âme immortelle ?
IV - 16
242
PORT-ROYAL.
Y a-t-il une Providence ?
Le Christianisme auquel je crois, et ce Crucifix aux
piecis duquel je pleure, est-il autre chose que le parti
le plus sûr et le meilleur des en cas ?
Toutes ces idées que suggère le sens naturel, et
qu'elle, elle suppose venir d'un Démon, lui apparurent
k certaines heures au milieu de l'émotion et du frisson-
nement d'effroi, inévitable chez une âme croyante et fer-
vente, chez une âme vierge qui, dans sa sensibilité pro-
fonde et contrainte, a le don de se tourmenter. C'est en
ce sens qu'elle dit avoir vu ces portes ténébreuses dont
Dieu parla à Job, et qu'elle confesse avoir été au hasard
de laisser éteindre sa lampe Elle traversa, en un mot,
le Jardin des Olives,
A considérer l'état moral de la mère Angélique en ces
dix mois et à l'étudier comme on ferait d'une maladie,
on y peut distinguer quatre périodes :
1® Après la surexcitation et le mouvement d'exaltation
des premières heures, pendant les huit ou dix premiers
jours, elle est dans l'affliction, mais dans une affliction
sensible, motivée, et qui dent à la séparation oii elle se
voit de tant de personnes chères; elle souffre, elle pleure,
mais elle se domine. Il y a en elle une partie supérieure
qui soutient l'autre : on se rappelle cette agréable image
de deux personnes dont la plus sage et la plus forte sou-
tient et porte dans ses bras la plus faible.
2° A cette première période en succède une tout ex-
traordinaire (nous venons de le voir), un véritable as-
saut prolongé durant lequel toutes les facultés et les
ressources d'esprit de cette personne distinguée travail-
lent, fermentent, se soulèvent, se tournent contre elle
et lui représentent avec énergie la vanité et la bizarrerie
d'une telle situation, d'une obstination pareille pour des
choses si petites, et où les grandes même, qui s'y mêlent
pour les relever, sont fausses et chimériques peut-être.
LIVRE CINQUIÈME.
243
Dans l'accès le plus extrême de cette révolte Qaturelle
qui dure plusieurs semaines (quarante jours), elle se
dit ou du moins elle entend je ne saisquelle voix qui dit
à côté d'elle : « A quoi bon? n'est-ce pas là un sot com-
bat? et après tout y a-t-il une âme? y a-t-il un Christ?
y a-t-il un Dieu? » C'est là le côté supérieur de cette
Relation bien comprise, et qui la met hors de pair et à
part des autres récits de ces dignes filles. Il y a des pages
à demi obscurcies et étouffées, mais oîi se révèle une
fille et une sœur de Pascal*.
S"* Cependant Thabitude prévaut; les croyances et les
observances si enracinées reprennent le de?sus et chas-
sent ces pensées d'éternel paganisme et de nature dégui-
sées à ses yeux en formidables Démons. La subtilité de
l'explication chrétienne retrouve son tour favori, qui est
de dire au mal d'ici-bas : Tu es le bien! et à la souf-
france : Tu es le salut! Cette disposition tendre et con-
solée qui, sous la mortification du dehors, va s'adresser
aux plus intimes des fibres délicates, secrètes, et qu'on
appelle la Grâce de Jésus-Christ]^ recommence à renaître
en elle. L'idée d'un Dieu bon, attentif, miséricordieux
jusque dans ses rigueurs, lui rend les lumières qui
triomphent peu à peu des obscurités et des peines. Elle
respire plus librement : dans cette lande aride où elle
est jetée, elle sème des larmes, mais pourtant sans es-
poir prochain d'une bonne issue ni d'une moisson. Aussi
loin que sa vue s'étend, elle ne voit « qu'un grand pays
inconnu, d'où il lui semble impossible qu'elle puisse
sortir par aucun chemin qui ne doive être presque aussi
1. C'est, sous une autre forme/ la tentation des âmes stoïques
qui, voyant à l'épreuve que leur vertu est vaine et qu'en fin de
compte l'injustice triomphe, et que le Ciel lui-même se déclare
■ pour rinjuslice, désespèrent des dieux avec Caton et s'écrient comme
Brutus : « Vertu, tu n'es qu'un nom! »
Ssepe mihi dubiam traxit sententia mentem,
Crirarent Superi terras, etc ,
244
PORT-ROYAL.
lon^^ que sa vie. » Ainsi résignée à l'exil, elle se crée
des consolations el trouve du charme jusque dans les pri-
vatious les plus sèches et les circonstances les plus dé-
nuces. Il y a un pauvre petit oratoire de l'infirmerie qui
donne derrière Tautel, et où on la fait aller entendre la
messe dans un temps (pour la cacher à une des danaes
bienfaitrices de la maison qui avait envie do la voir) :
c'est là que seule avec la converse qui lui sert de garde,
et à peu de distance du prêtre dont elle entend distinc-
tement toutes les paroles, elle a d'meflables jaillisse-
ments de joie intérieure et de tendresse. « De plus (no-
tez-le bien) cet oratoire étoit pauvre, sans nul ornement
qu'un grand tableau de la Sépulture mal fait, sur un
autel très-mal orné, en sorte qu'il n'y avoit rien de plus
magnifique qu'à Port-Royal; » et cette pauvreté chère
au cœur et mortifiante aux sens ne lui en rappelait
que mieux la bien-aimée Sion et la patrie. Vers le
temps de l'Ayent (novembre 1664), pour ne pas s'expo-
ser à entendre les Jésuites qui dirigeaient cette Commu-
nauté des Annonciades et dont les sermons auraient pu
troubler sa paix de conscience, elle s'abstient d'aller au
chœur; elle ne sort plus de sa chambre que pour aller
entendre la messe dans cette chapelle avant le jour, et
voulant suppléer pourtant à cette absence d'office et de
cérémonies simples^ elle les célèbre à huis clos; elle
fait de sa chambre même une église. Une simple page
d'elle dira mieux que tout sa disposition charmante,
tendrement pieuse et arrosée de douces larmes, dans
cette période de tristesse voilée mais non sans joie :
« Dans ce temps que je ne sortois plus les fêtes et les di-
rnanches pour assister au service , je fis une église de ma
prison, et j'y chantois presque tout l'Office seule ces jours-là,
à nos heures ordinaires. Je chantois de même ce que le chœur
chante aux grandes messes quand je le savois bien , et au
moins le Kyrie eleison^ le Gloria in excelsis, etc., et je suivois
LIVRE CINQUIÈME.
245
en esprit tout ce que le prêtre dit dans le sacrifice, car elles
m'avoient prêté un missel.... Toute ma matinée étoit aussi
remplie que si j'eusse suivi la Communauté chez jious. Je
/aisois de même mes processions seule autour de ma cham-
bre , en tenant une croix à ma main, et chantant ce qui s'y
devoit dire; et de même de l'eau bénite les dimanches, dont
j'aspergeois tout le tour de la chambre en chantant Asperges
me; et mon intention étoit de chasser par cette aspersion
toutes les malices spirituelles dont j'appréhendois la tenta-
tion partout, d'autant plus que je n'avois personne pour
m'aider à me défendre. Je jetois de l'eau bénite — sur mon
lit, pour chasser l'esprit de paresse ; — sur la table où je man-
geois, contre la délicatesse ; — dans la ruelle qui me servoit
d'oratoire, pour en éloigner la distraction ; — à l'endroit oii
je travailiois, pour me garantir de la curiosité et de l'attache
à mon ouvrage ; — mais surtout à la porte de la chambre ,
de peur que l'esprit de séduction n'y entrât avec celles qui
tâchoient à l'y amener, ou qu'au moins l'impatience ou
l'indiscrétion ne me fissent faire des fautes quand on venoit
interrompre ma solitude par quelque visite.
« Les grandes fêies que nous devons chanter matines, je
me le vois quand je pouvois m'éveiller , quelquefois dès mi-
nuit ou il une heure, ou à deux, et je chantois de même tout
ce que je pouvois chanter de matines, car je n'avois pas
assez do voix pour chanter tous les psaumes.. . Je voudrais
qu'on eût vu combien cela est beau et dévot ^ de se trouver ainsi
seule, au milieu de la nuit ^ à bénir Dieu dans une prison en
chantant ses louanges , sans pouvoir être entendu que de lui^ et
sans entendre quoi que ce soit quun profond silence au milieu
de cette grande ville , dont on ne cesse point d'entendre le
bruit qu'à celte heure-là , car jusqu'à plus de onze heures
les carrosses roulent encore. Cela a quelque chose de plus
beau et de plus ravissant qu'on m peut dire..., »
Si nous, profane, et autrefois poëte^ qui cherchons de
la poésie en toute chose et même (faut-il le dire?) dans
la religion, nous en rencontrons quelquefois dans Port-
Royal, c'est ici, c'est celle qu'on vient de voir et non pas
une autre , une poésie sans soleil et sans fleur, rien
qu'en dedans et toute en parfum.
246
PORT-ROYAL.
1
4* Mais n'oublions pas que pour le moment nous en
sommes à noter les périodes et les phases d'une maladie
de l'âme. Au milieu de cette paix retrouvée, il y eut un
assaut encore pour la mère Angélique, court mais vio-
lent. C'est lorsque dans cette séquestration absolue du
monde et de toute nouvelle (au mois de février 16G5),
on lui dit un peu brusquement que la sœur Gertrude
avait signé, et que la voyant surprise et confondue, on i
lui demanda ce qu'elle dirait si la mère Agnès elle-même '
le faisait, donnant à entendre qu'elle était près de le
faire. Elle en fut étourdie et comme frappée de stupeur :
« Je n'ai de ma vie rien senti de pareil, et je crus que 3
j'en mourrois, dit-elle : je ne pouvois plus respirer, et \
mon pouls étoit tout renversé de l'agitation d'esprit .
épouvantable où je fus plusieurs heures. » Enfin un
nouveau doute radical sur la Providence la ressaisit à
ce sujet, tant une telle chute, dont l'idée ne s'était jamais
présentée à elle, lui paraissait incompréhensible, et elle
était près de se noyer comme saint Pierre par manque de
foi, si Dieu ne lui avait bien vite tendu la maiu. Mais ce
ne fut qu'un temps fort court, une crise de quelques
heures, après quoi, tout en un moment, dit-elle. Dieu
lui rendit le calme en lui suggérant le mouvement de
s'appuyer sur la vérité de ses promesses par une foi
aveugle, indépendante de toute expérience, et qui n'a
besoin d'autre fondement que la parole de Dieu elle-
même. Elle se coucha le soir même de cette journée,
l'esprit fort rassuré et fort tranquille. Ce calme retrouvé
n'alla plus dès lors que s'affermissant, et les derniers
mois de sa captivité, où les égards de ses hôtesses en-
vers elle osèrent se marquer par degrés plus à décou-
vert, se passèrent dans une véritable douceur. Elle re-
trouva en plein la source des larmes, mais qui venaient
toutes de consolation et de reconnaissance. Il faut voir
comme elle les goûte et les savoure ; un matin qu'elle
LIVRE CINQUIÈME.
247
en avait versé de plus abondantes dans la petite chapelle
où elle entendait la messe, elle se prend à les analyser
de la sorte (ne nous effrayons pas de la subtilité, saint Au-
gustin ne procède pas autrement jusque dans Fémotion) :
« Ces larmes avoient tant de différentes causes, — de res-
sentiment de mes infidélités envers Dieu, — de reconnois-
sance de ses bontés envers moi, — de désir d'être digne de le
posséder, — d'amour pour la souffrance qui en est la voie,
— que me sentant toute remplie de consolation et d'un plaisir
saint dans ces pleurs, je conclus qu'il falloit que ce fût cette
sorte de parfum dont Dieu avoit ordonné la composition pour
brûler dans son Temple, où entroient diverses espèces aro-
matiques dont il étoit défendu de faire pareilles compositions
pour s'en servira d'autres usages; carjevoyois qu'encore
que toutes les passions aient leurs larmes, et qu'on pleure
d'amour, de désir, de tristesse et de joie, il n'y a point néan-
moins d'objet créé qui puisse rallier ensemble tant de diffé-
rents motifs qu'en même temps on ressente la privation^ la
jouissance^ la crainte^ Vassurance^ le regnt et la joze, et tous
les mouvements que la charité produit tout à la fois dans le
cœur..-.. Il y auroit de la folie à moi de dire cela de moi-même
si j'y avois quelque part, mais je ne crois faire que ce que
firent ceux qui avoient été découvrir par l'ordre de Dieu la
terre de promesse qu'il vouloit donner à son peuple : c'est
une grappe de raisin que je rapporte de cette terre de cap-
tivité. »
Enfin la grâce abonde ; Dieu la revêtait intérieurement
d'un habit de joie, et elle n'est plus occupée qu'à se mo-
dérer en présence de ses hôtesses, se souvenant que la
joie dans les souffrances est un ornement modeste dont
« la fille du roi se doit parer au dedans *. »
1. Ces larmes continuelles de la mère Angélique, qui venaient
aussi bien de joie que de douleur, ne laissaient pas d'être très-
remarquées et de fournir matière à interprétation; mais on n'en
savait pas alors le vrai sens. On lit dans une lettre de la sœur
Elisabeth-Agnt j Le Féron , restée à Port-Royal et qui écrit les
nouvelles qu'elle apprend : « La mère Eugénie (la commissaire
248
PORT-ROYAL
Toi est l'esprit de cette Relation, le tableau de cette
âme malade, dans toutes ses phases, si on la considère
philosophiquement et naturellement. Que si Ton s*en
tient au point de vue ihéologique par comparaison avec
d'autres Communions, ce qu'il importe de l)ien remar-
quer, c'est la doctrine de la Grâce telle qu'elle s'exprime
en cette circonstance dans toute sa pureté, dans toute
sa nudité, par la bouche et par la conduite de la mère
Angélique. Les religieuses de Port-Royal croyaient à la
Grâce, mais elle leur arrivait toujours jusque-là sous la
forme et avec l'appareil des sacrements, par le canal des
directeurs. Ici les directeurs leur sont ôtés, même les
confesseurs; plus de sacrements. Ces religieuses (ou du
moins celle en particulier dont nous écoulons le témoi-
gnage et qui nous offre le type idéal), ainsi destituées
de tous les appareils divins, séparées de tous les appuis
humains dont il faut bien qu'elles se passent, ne mar-
*.henl jamais mieux toutes seules, et sauf quelque assaut
inévitable, que durant cette captivité. Cela s'applique
également au temps prochain où elles seront toutes sé-
questrées aux Champs. Je ne dirai pas qu'on les rend
calvinistes malgré elles, ce serait trahir leur pensée, et
révolter leurs âmes si, restées les mêmes, elles sont
imposée à Port-Royal) a dit à une sœur qui lui demandoit si ce
qu'on dit de ma sœur Angélique qu'elle pleure toujours est vrai,
que ce n'est pas d'aujourd'hui et qu'il y a plus de trois mois qu'on
la trouve, quand on entre dans sa chambre, fort triste et souvent
en larmes, et qu'aussitôt qu'elle voit quelqu'un, elle change et
tâche de faire bonne mine.... Je ne puis ra'étonner de ses larmes,
ajoute sensément la sœur Le Féron, nous en avons- trop ce sujet,
et je ne sais comment nous pouvons faire autre chose que de
pleurer; mais je ne crois point du tout qu'il y ait aucun afToiblisse-
ment : je ne laisse point d'être sensiblement touchée de la voir dans
cet état, et je n'y puis quasi penser sans y entrer moi-même. »
Les larmes de la mère Angélique, nous l'avons vu, eurent une
signification bien différente selon les divers moments. C'est à elle
seule qu'il appartenait de nous en dire toutes les variétés et les sa-
veurs.
LIVRE CINQUIÈME.
249
quelque part encore à nous entendre; mais, par le re-
tranchement extérieur qu'on leur impose, leur christia-
nisme se trouve réduit à ce qui en est le strict néces-
saire, je veux dire l'Écriture sainte, la doctrine du péché
et du pardon gratuit, Tappel en toutes les choses d'ici-
bas au tribunal unique de Jésus-Christ, le bien- aimé de
leur âme comme elles l'appellent^ Jésus notre prêtre
éternel!
Or quiconque croit essentiellement à ces points, n'en
admît-il pas d'autres, est chrétien. Quiconque ignore et
ne retient pas ces points, fût-il couvert de signes catho-
liques, eût-il sans cesse le grand mot d'Évangile à la
bouche, est plus ou moins ou idolâtre ou pélagien, un
demi-fidèle superficiel et superstitieux, et, par quelque
coin, inconverti.
Mais il nous faut citer quelque chose des prises de
doctrine de la mère Angélique avec madame de Rant-
zau. C'est le côté piquant et, pour ainsi dire, mondain
de la Relation. Dans les premiers jours l'archevêque
vint et fit demander au parloir la mère Angélique qui
lui avait écrit au sujet des sacrements. Il y eut là entre
elle et l'archevêque un de ces dialogues auxquels nous
sommes assez accoutumés. Mais madame de Rantzau
était présente, et l'archevêque, à un moment de la dis-
pussion, se tourna vers elle en disant : « Eh bien, ma-
âaçae de Rantzau, que dites-vous de cela? » Elle marqua
un extrême étonnement de ce qu'on osait faire ces
distinctions du fait et du droit dans les jugements des
Papes, étant toute ultramontaine comme le sont la
plupart des convertis. Ainsi introduite dans la discus-
sion, elle enchérissait sur tout ce que disait l'arche-
vêque et d'une manière si peu raisonnable que la mère
Angélique crut devoir lui rappeler qu'il était difficile
de bien juger de Taffaire si l'on n'en savait le fond : elle
répliqua d'un air méprisant et d'un ton de madame la
250
PORT-ROYAL.
Maréchale : « Je sais tout ce que vous pouvez dire,
je sais ce que c'est que Moulina et toute la suite (la sé-
quelle). »
Après la conversation au parloir, qni se prolongea
encore longtemps avec Tarchevêque, madame de Rant-
zau, qui n'était pas au bout de ses raisons, voulut re-
conduire la mère Angélique jusqu'à la porte de sa
chambre, et, comme on avait ôté la clef, eiles durent
toutes deux rester quelque quart d'heure sur le degré.
C'est là, sur ce théâtre un peu inégal, que la discussion
reprit plus vive et avec des airs d'une dispute en Sor-
bonne. La mère Angélique raconte toute la scène avec
une légère intention de comédie, en laissant voir qu'elle-
même fut entraînée alors plus qu'elle n'aurait voulu.
Le quart d'heure fut long, les paroles furent rapides ;
j'abrège en ne donnant que le mouvement et le jeu
croisé des ripostes :
« Elle (madame de Rantzau) allégua les Origénistes qu'on
avoit obligés de dire anathème à Origène : j'y répondis par
saint Jérôme à Jean de Jérusalem.... Ellese voulut fortifier du
iv^ Concile qui avoit obligé Théodoret à dire anathème à
Nestorius : cela me contraignit à alléguer le v« et le vi^ tou-
chant les trois Chapitres et Honorius. Dès qu'elle entendit
parler d'Honorius, elle en prit la défense disant, etc., etc.
a J'avois le plus beau champ du monde de répliquer, mais
parce que je ne voyois ni utilité ni plaisir à m'engager dans
cette dispute avec une personne qui ne cherchoitpas la vérité,
mais qui se tenoit si assurée de la savoir, je voulus rompre
en lui disant que je laissois toutes ces contestations aux sa-
vants et ne me voulois mêler que de prier Dieu. Elle me ré-
pliqua promptcment, comme pour me pousser plus avant,
parce qu'elle voyoitque je me voulois retirer de la dispute :
« Je sais toute V histoire ecclésiastique^ je sais tout ^ je répondrai
à tout. » Je- lui répliquai avec un peu de chaleur, car son
empressement m'émut : « Et moi, ma Mère^ je ne sais rien;
c'est pourquoi cela va le mieux dumondepour ne point dis-
LIVRE CINQUIÈME.
251
puter, car il n'y auroit pas de proportion. Je vous supplie,
laissez-moi prier Dieu, et épargnez une personne affligée, d
Elle s.'échaulfa davantage et me dit qu'elle ne me laisseroit
pas, parce qu'il y alloit de mon salut ; l'impatience me prit
aussi, et sans autre réponse je lui fis une profonde inclina-
tion et me tournai devant une fenêtre oii je me mis à genoux
pour prier Dieu en attendant qu'on apportât la clef qu'on
étoit allé quérir, car tout cela se passoit sur la montée à la
porte de ma chambre. »
La petite scène de comédie est complète : elle est
du genre de celles que j'ai déjà indiquées plus d'une
fois comme suite et ricochet des Provinciales. Qu'on
sache pourtant Lien vite qu'à peine rentrée dans sa
chambre, la mère Angélique se repent de cette vivacité,
qu^elle écrit dès le soir un billet à madame de Rantzau
pour lui en demander pardon; que madame de Rantzau
elle-même, qui est fort bonne, lui vient faire le lende-
main dans le chœur une sorte d'excuse, et qu'elle
change en effet de conduite à son égard. Sauf trois ou
quatre rencontres dogmatiques que la force des choses
amène encore, et d'où l'aigreur a disparu, il ne reste
entre elles qu'une manière de contradiction assez
polie et même assez enjouée, comme entre personnes
d'esprit qui se sont mesurées et qui se savent d'égale
force à ce genre d'escrime.
Un jour madame de Rantzau essaye, par un agréable
détour, de rentrer en matière, et sous prétexte qu'on
disait que, pour en juger, il fallait savoir ces choses
dès le commencement : « Mais, ma Mère, je vous prie,
lui dit-elle, contez-moi toute votre histoire. » La mère
Angélique répondit du même ton : « Attendez, s'il
vous plaît, ma Mère, qu'elle soit achevée; car nous
voilà au plus bel endroit, et quand on en aura vu la
fin, il sera temps de faire l'histoire. » Madame de Rant-
zau en rit bonnement et ne la pressa point.
252
PORT-ROYAL.
Voici quelques autres reparties de Tinvincible pri-
sonnière, tant à madame de Ranlzau qu'à la mère su-
périeure. Celle-ci convenait un jour qu'on n'avait pas
absolument besoin de cette signature pour s'assurer de
la foi de Port-Royal, mais qu'il suffisait que l'Église le
commandât pour que cela devînt d'obligation et qu'on
ne pût s'y soustraire sans scandale et sans s*expos:er aux
extrêmes conséquences : « Eh 1 oui, répondait la mère
Angélique, c'est a mon sens agir comme un chirurgien
qui m'auroit fait une forte ligature au bras>gans aucun
besoin, et qui le voyant, à cause de cela, fort noir et
fort enflé, me diroit qu'il me le faut couper parce que
la gangrène s'y va mettre. Est-ce que je ne lui dirois pas :
Monsieur le chirurgien^ coupez, s'il vous plaît, la liga-
ture et ne me coupez pas le brasl Tun est un peu plus
raisonnable que l'autre.... » La bonne supérieure qui,
comme toutes les religieuses, savait pratiquer la saignée,
comprenait à merveille la comparaison et ne trouvait rien
à répondre.
Madame de Rantzau appuyait un jour bien fort sur
les menaces d'anathème, et que c'était une chose hor-
rible d'être excommuniée par le Pape : « Il y a pourtant
une consolation , répondait la mère Angélique , c'est
qu'il arrive quelquefois que les successeurs de saint
Pierre imitent un peu sa promptitude à tirer l'êpée et
qu'ils frappent trop tôt comme lui, sans attendre la per-
mission de Jésus-Christ ; mais Jésus-Christ s'avance alors
et guérit l'oreille.... » Et celte comparaison, qui prenait
madame Rantzau à l'improviste, la faisait rire et ne la
fâchait pas.
Comme la mère Angélique avait un talent particu-
lier pour faire des petites figures en cire, des sculptures
de châss(î (car (ille u'auiait eu qu'à vouloir pour être
artiste et elle aurait pu être le sculpteur de Port-Royal
au dedans comme mademoiselle Boullongne en était le
LIVRE CINQUIEME.
â53
peintre au dehors) % ces mères la prièrent instamment
de leur faire de ces sortes de figures, et lui donnèrent
des châsses de saints, des reliquaires à orner. Elle y cé-
dait par complaisance et pour reconnaître en quelque
manière leur hospitalité. Elle gardait ses scrupules jus-
que dans ces industrieux amusements, « qui, selon saint
Augustin, ne font qu'ajouter de nouveaux charmes à la
tentation de la concupiscence des yeux. » Et comment
aurait-elle pu ouvrir franchefnent son âme au senti-
ment de Fartiste, elle qui avait toujours présente cette
autre maxime de Saint-Gyran, « qu'il faut prendre garde
de satisfaire deux sens à la fois^? » Elle y trouvait ce-
pendant ici l'avantage de détourner sur ces objets l'at-
tention de madame de Rantzau et de s'en faire un bouclier
contre tous autres discours. Quelquefois, s'étonnant de
son adresse dans la discussion, madame de Rantzau lui
disait par un reproche qui n'était pas sans quelque flat-
terie : û C'esl que vous avez V esprit fait comme les doigts^
et comme vous trouvez toutes sortes d'inventions pour
venir à bout de l'ouvrage que vous faites, votre esprit
vous fournit aussi des raisons pour vous fortifier sur tout. »
Nous voyons par tout cela que, vers la fin, îa capti-
1. a Les arts lui étoierit comme naturels, a dit Du Guet, tant
-elle y avoit d'adresse et de disposition. y> On voit même par des
lettres de remercîment que M. de Saci lui écrivit en 1660 (Biblio-
thèque de Troyes), que c'est probablement à elle que Champagne
dut de pouvoir faire le portrait de M. Le Maître après sa mort. Elle
fit un plâtre, et c'est d'après ce portrait sculpté que Champagne fit
le portrait peint.
2. Cette doctrine de Saint-Cyran est tout le contraire de celle
de Voltaire louant l'Opéra dans les jolis vers du Mondain :
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L'art de tromper les yeux par les co!:leurs.
L'art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.
Voltaire veut jouir par tous les sens à la fois. 11 y a du chemin de
Voltaire à Saint-Cyran.
254
PORT-ROYAL.
vite de la mère Angélique s'était notablement adoucie,
et en efiet, quand vint Tordre de partir, on ne se quitta
pas sans de mutuels témoignages. Elle sortit du cou-
vent le 2 juillet, à une heure imprévue et indue, après
neuf heures du soir, conduite dans un carrosse de l'ar-
chevêque, et avec des circonstances particulières ass^z
intéressantes sous sa plume et dont je renvoie le menu
détail à ceux qui seront curieux de la hre elle-même.
Lo carrosse, après quelques instants de marche, s'ar-
rêta sur une grande place; la mère AngéUque comprit
qu'on allait lui chercher une compagne, une des cap-
tives : quelle était celle qu'elle allait tout d'abord revoir i
après une séparation si pénible? Elle ne se permettait
pas d'interroger la dame qui était avec elle dans le car-
rosse ; Tecclésiastique, chargé d'exécuter les ordres,
revint après un temps assez long, ramenant une reli-
gieuse qui, a peine entrée dans la voiture, se jeta au cou
de la mère Angélique en lui disant : « Hé, cest ma
tante! » — « Quoi! cest mon enfant! » répondit elle.
Ces deux paroles échappées du cœur furent tout ce
qu'elles se dirent devant ces témoios. Celle qui disait
ainsi ma tante et qu'elle appelait tendrement son enfant
était la sœur Christine Briquet qu'on était allé prendre
au couvent de Sainte-Marie où on Tavait mise, près de la
place Royale. De son côté, dans son Récit de captivité, la
sœur Briquet a rendu Timpi'ession de cette rencontre
avec un sentiment élevé et profond. Un mouvement
secret lui disait que la religieuse qu'on ne lui nomma
point, mais qu'elle savait être dans le carrosse, était la ^
mère Angélique :
c Je ne me trompois pas, elle y étoit en effet, dit-elle, et
si les ténèbres de la nuit m'empêchèrent de voir son visage #
et m'obligèrent à lui demander si c'étoit elle, je n'eus pas ^
plus tôt entendu sa voix qu'il me fut facile de reconnoitre que
l;i miséricorde infinie do Dieu nie visitoit par sa grâce, et que
LIVRE CINQUIÈME.
255
ce Soleil éternel me rendoit celle qu'il m'a donnée pour
éclairer mes pas et m' apprendre à marcher dans ses comman-
dements et dans sa vérité. »
Ces mots magnifiques et si pénétrés de la sœur Bri-
quet sont toute la définition de la mère Angélique aux
yeux du second Port-Royal.
On avait perdu bien du temps ; on arriva à onze heures
du soir seulement au couvent des Filles de Sainte- Marie
du faubourg Saint- Jacques, où étaient la mère Agnès et
ses deux autres nièces qui n'attendaient plus personne.
Dans ce trajet de nuit, toutes choses frappaient d'un
aspect sensible, et poétique comme nous dirions, Fima-
gination et Tâme de la mère Angélique, mais cette poé-
sie pour elle n'était pas distincte de la religion même.
On faisait route en silence; ce mystère et ce silence s'a-
nimaient en Jésus-Ghrist. La lune venait-elle à se mon-
trer sur les pignons et sur le haut des cheminées, au
milieu de ces places désertes qui étaient d'un effet ex-
traordinaire pour une religieuse à pareille heure, elle se
rappelait la promesse de Dieu : « Per diem sol non uret
te, neque lunapernoctem soleil ne vousbrûlerapoint
pendant le jouT, ni la lune pendant la nuit. » En atten-
dant a la porte du couvent de Sainte- Marie du faubourg
que les tourières fussent levées, la cloche des Chartreux
voisins sonnait-elle le second coup de leurs matmes,
c'est-à-dire onze heures du soir, elle se sentait réjouie
de se reconnaître par là si près de sa pauvre Sion dé-
solée, au retour des fleuves de Babylone. Embrassait-
elle enfin la mère Agnès, et malgré tous les faux bruits,
la retrouvait-elle fidèle, son cœur chantait, en actiou
de grâces : « Refloruit caro mea, et ex voluntate mea
confilebor Domino: Ma chair est devenue toute refloris-
^sante, et je rendrai grâces au Seigneur de toute ma vo-
lonté. » Elle ignorait tout; tout lui était nouveau : elle
avait tout craint. A chaque nouvelle réconfortante qu'elle
256
PORT-ROYAL.
apprenait, elle s'écriait en elle-même : « 0 mon Di^i,
en voilà assez I » Au sortird'une pauvreté si grande, ollo
se trouvait comme accablée de tant de richesses.
J'ai parlé de poésie : la poésie, pas plus que l'art,
n'est possible dans le cas présent. La mère Angélique à
la fois contemple et médite, pendant cçtte sortie extra-
ordinaire où elle cherche des expressions et des images
à ses sentiments. Une fille de Smyrne ou de Ghio, voya-
geant de nuit, eût trouvé dans sa mémoire des vers d'Ho-
mère: une moderne aurait eu des vers de Byron ou de
Lamartine : elle^ elle n'a que des versets qui lui attes-
tent à chaque pas la présence du Dieu des Hébreux et de
celui de l'Evangile. La fleur n'a pas le temps de naître
et de se détacher devant ces réalités trop actuelles et
trop sérieuses pour ne pas être redoutables ; trop croire,
croire trop vrai n'est pas une condition heureuse pour
que l'imagination se joue. Hélas! il ne faut pas même
peut-être trop sentir. Sera-t-il dit qu'on ne cueillera
jamais mieux cette fleur et ce fruit d'or, qu'en se sépa-
rant légèrement du fond?
De grandes épreuves restaient encore à traverser^
mais du moins on allait être réunies. Le lendemain
(3 juillet), dès cinq heures et demie du malin, un car-
rosse envoyé par l'archevêque vint prendre la mè-C
Agnès, ses trois nièces et la sœur Christine, à la porte
des Pilles de Sainte-Marie ; une tourière de là, qu'on
leur adjoignit, faisait la sixièmç : un aumônier de l'ar-
chevêque les accompagnait à cheval. On se mit en prière
au dedans du carrosse, et pour se fortifier d'un viatique
à rentrée du voyage (un long voyage de six lieues), la
sœur Angélique prit une Bible qu'elle portait sur elle
et la présenta à la mère Agnès qui l'ouvrit pour y trou-
ver une parole d'à-propos, un sort sacré. On tomba sur
ce passage de Jérémie tellement approprié à la situation,
que le prophète leur parut avoir bien pu de si loin pen-
LIVRE CINQUIÈME.
â57
ser à elles et les voir en esprit : « pasloribus qui dis-
perdunt, etc.... Malheur aux pasteurs qui' détruisent et
déchirent le troupeau de mon pâturage.... Vous les avez
chassés dehors et ne les avez point visités; mais moi, je
visiterai sur vous la malice de vos^ desseins, dit le Sei-
gneur, et je rassemblerai les*restes de mon troupeau de
tous les lieux oii je les avois jetés, et je les ferai re-
tourner à leur maison de campagne^ et ils croîtront et
ils multiplieront. » On entrait dans une journée de mer-
veilles.
« Nous n'avions pas fait trois quarts de lieue, dit la mère
Angélique, qu'on s'aperçut qu'il y avoit un cheval déferré
qui boitoit; il fallut pourtant aller jusqu'à Ghâtillon pour
trouver un maréchal. Nous fûmes donc arrêtées durant cela
assez de temps ; mais ce qui retardoit notre voyage avançoit
notre joie; car, ce pendant, nos sœurs de Paris, qui étoient
parties demi-heure plus tard que nous, eurent le loisir de
nous joindre. Quand nous aperçûmes le premier carrosse et
tous ces habits blancs et ces croix rouges qui paroissoient de
loin, on ne peut dire quel transport de joie ce fut aux unes
et aux autres. Gomme nous étions arrêtées, ce carrosse
prit le devant et passa à douze ou quinze pas de nous,
et tout ce que nous pûmes faire fut de nous saluer de
loin avec cri de joie de part et d'autre, qui partoit
du fond du cœur où on ne la pouvoit retenir. Après ce
carrosse, il en passa encore un autre, tout plein de nos
sœurs, puis un autre et encore un autre jusqu'à cinq; ils al-
loieut si vite qu'on ne pouvoit presque se discerner, sinon
quelques-unes de celles qui étoient aux portières, et quelque
envie qu'elles eussent, aussi bien que nous, qu'on les laissât
approcher un peu, M. Le Masdre (l'aumônier de l'arche vêque)
qui escortoit (à cheval) les prisonnières de M. de Paris em-
pechoit que l'on arrêtât, et les fît toutes passer devant
nous, excepté un dernier carrosse qui faisoit le sixième de
nos sœurs et le septième en comptant le nôtre : celui-là de-
meura toujours derrière et s'arrêta pour nous attendre : ce
qui dura le long du chemin; car quoique nous eussions
de très-méchants chevaux qui n'alloient point, et que cet
IV — 17
258
POUT-ROYAL.
autre carrostîC eût souvent pu prendre le devant, il demeura
toujours à faire l'arrière-garde, et niarchoit et s'arrôtoit
tout comme nous, dont nous ne pouvions encore comprendre
le mystère, parce que nous ne savions point qui étoit de-
dans*.
« Nous marchâmes toujours de file, ces sept carrosses les
uns après les autres (sept carrosses à quatre chevaux, et
dans chaque carrosse six personnes); ce qui faisoit un fort
beau cours, ou plutôt une procession admirable, car tout le
monde y bénissoit Dieu, et suivoit la Croix de Jésus-Christ.
Et nousne pûmes nous rencontrer, sinon au deçà de Jouy, que
le chemin étant difficile, il fallut se défiler (rompre la pie) et
s'arrêter un peu : les carrosses' approchèrent tout près du
nôtre, et l'on se vit et se parla les unes aux autres un petit
moment; mais que se pouvoit-on dire transportées de joie,
comme on étoit de se revoir? Je ne sais à quoi comparer ce
spectacle de cette quantité de personnes qui se levoient
toutes droites dans ces carrosses, en tendant les mains
et s'écriant de joie d'apercevoir la mère Agnès qu'on
les avoit tant menacées qu'elles ne reverroient de leur
vie, et de me voir parmi les autres contre l'espérance
qu'elles avoient eue* que je dusse être de ce voyage.
Je pense que cela ressembloit un peu à la résurrection des
morts, aussi bien que notre captivité précédente avoit res-
semblé à leurs sépulcres, d
Les ecclésiastiques, qui fiirent aussi arrêter leur car-
rosse, furent témioins silencieux de cette rencontre tou-
chante « etdela manière dont chacune s'entre-témoigna
ses sentiments. » Le temps de la station put être d'un
quart d'heure. A cette distance où nous sommes, il est
1. C'étaient le grand vicaire M. de La Brunetière, M. Chamillard,
un nouveau conlesseur M. Du Saugey, je ne sais quelle des reli-
gieuses de Port-Royal et une tourière de Sainte-Marie, sans comp-
ter mademoiselle de Muntglat qui avait obtenu d'assister à la réu-
nion comme élève et amie des religieuses.
2. Sa phrase dit autre chose que ce qu'elle v^at dire; il faudrait
mettre, ou à peu près, pour le sens, sinon pour la correction :
« Contre respérance qu'elles 'n/avoient osé avoir que je dusse être
du voyage. »
LIVRE CINQUIÈME.
259
bien permis de songer au pittoresque sans offenser la
sainteté : cette scène de la montée de Jouy, telle qu'on
vient de la voir vivement dépeinte, cette variété de mou-
vements et d'attitudes, ces costumes aux couleurs tran-
chantes, par un soleil matinal de juillet, n'est-ce pas un
sujet tout trouvé et tout donné de tableau?
On arriva ainsi dans ce Port-Royal des Champs qui
ressemblait à une maison déserte et désolée. Deux do-
mestiques seuls vinrent à la descente des carrosses. « Le
son desclocheSjlesfeuxde joie n'y parurent point comme
jadis quand on y recevoit la mère Angélique : mais ce
fut quelque chose de beaucoup plus beau de voir en un
moment cette ancienne église se remplir de religieuses
(elles avaient pris en a^rrivant leurs manteaux de chœur),
qui par les couleurs mêmes de leur habit marquoient
assez qu'elles venoient de blanchir leurs robes dans le
sang de l'Agneau dont leurs croix étoient encore tein-
tes ^ » Pendant ce temps-là la prieure des Champs, la
mère Du Fargis, faisait assembler sa Communauté, qui
se rendit aussitôt à la porte des Sacrements pour rece-
voir les trente-six arrivantes. Celles-ci étant entrées,
elles s'embrassèrent toutes avec une tendresse et une
joie qui ne peuvent s'exprimer, et que seuls peuvent
comprendre « ceux qui savent ce que c'est que d'une
parfaite union et amitié. » Les formes toutefois ne fu-
rent point négligées, et la mère Du Fargis ayant prié
M. le grand vicaire de s'approcher de la porte, lui dit :
« Vous êtes témoin. Monsieur, que nous recevons nos
mères et nos sœurs avec une extrême joie; mais cela
1. Dans la Relation manuscrite de la C;iptivité de la mère An-
gélique de Saint-Jean, on trouve des endroits qui ont été supprimés
àTimpression, et notamment ici le détail d'un songe symbolique et
prophétique que cette procession lui rappelle. J'en ai indiqué quel-
que chose précédemment au tome II, page 299; il n'y a qu'un trait
qui en soit agréable et poétique, le reste est concerté et traînant.
260
t>ÔRT-ROYAL.
n'empêche pas que nous ne nous croyions obligc-es,
pour conserver les droits de la maison, de déclarer
qu'ayant adhéré à tous les appels que nos sœurs ont
faits Tannéo passée, nous nous portons pour appe-
lantes,.,, » Le maintien de leurs droits et le procédé
méthodique jusque dans le moment de leur plus grande
effusion et à l'heure où d'autres oublieraient tout, c'est
bien un trait des personnes de Port-Royal et de la na-
ture janséniste.
Il me reste peu à dire pour achever de dessiner ici la
mère Angélique de Saint-Jean ; nous la retrouverons
sur notre chemin. Lors de la Paix de l'Église, dans
rintervalle qui s'écoula entre l'arrangement des évêques
et autres ecclésiastiques et celui qui fut conclu un peu
après pour Port-Royal même, elle écrivit une lettre à
M. Arnauld; et on l'y voit plus infatigable, plus iné-
branlable encore que ce grand athlète. Elle n'espérait
guère pour Port-Royal, et ne voyait dans la paix par-
tielle^ à laquelle les amis avaient donné les mains,
qu'une brèche par où l'ennemi leur arriverait, à elles,
plus vite. Il faut voir en quels termes augustes et mâles
elle le dit :
« Les forts d' Israël déclarent qu'ils ne peuvent plus gar-
der le lit de Salomon, et ils remettent leur épée dans le
fourreau. Si ce n'est pas à cause des craintes de la nuit, il
semble au moins que c'est dans l'espérance du jour, ou dans
le désir d'avoir un peu de temps à se reposer après de si
longues veilles.. . Mais pendant cela, les ennemis ne s'en-
dormiront pas, le temps leur sera trop favorable, et je ne
verrois rien de plus court, pour échapper à leur poursuite,
qu'une bonne fuite si elle étoit en notre pouvoir, en sorte
qu'on ne parlât plus de nous : ce qui no troubleroit la paix
de personne. Mais quand toutes les voies sont fermées^ et que
Von se trouve assiégé^ que peut-on faire?
Elle disait encore^ écrivant au même ; « Il y a bien du
LIVRE CINQUIÈME.
261
plaisir à laisser laire Dieu, car on est assuré qu'il fait
toulbien: mais on tremble quand on entreprend quelque
chose de soi-même, de peur de sortir du chemin sans
s'en apercevoir. »
Ses pronostics^ pour le moment, ne furent pas vérifiés;
la paix entière se conclut; Port-Royal y participa. C'est
alors que le gouvernement à proprement parler (quoi-
qu'elle l'eût déjà exercé de fait) commença pour la mère
Angélique ; elle devint prieure sous la mère Du Fargis
abbessoj et resta en cette charge neuf ans, les neuf der-
nières années prospères et florissantes (1669-1678). Elle
fut elle-même nommée abbesse en août 1678, à la veille
de la persécution renaissante* ; on remit Port-Royal en
1. On a (Papiers de la famille Arxnauld) une lettre, fort curieuse
à bien des égards, d'une des sœurs de Port-Royal les moins con-
nues, mais non les moins recommandables, la sœur Jeanne de
Sainte-Domitille Personne; cette lettre écrite à M. Arnauld, le 31
décembre 1678, roule tout entière sur le gouvernement de la mère
Angélique, abbesse depuis six mois. Il paraît bien qu'un certain
nombre de religieuses, dont était la sœur Domitille, avaient un
peu redouté ce gouvernement de la mère Angélique ; non-seule-
ment la sœur Domitille est revenue, dit-elle, ainsi que ses sœurs,
de cette ancienne prévention, mais elle tient à expliquer à M. Ar-
nauld (et peut-être aussi par lui à M. Niçole, moins convaincu), le
pourquoi de son ralliement et la manière dont la mère Angélique
a su gagner, en si peu de temps, le cœur de tant de personnes.
Voici la dernière page de cette lettre, qui laisse entrevoir de légè-
res divisions antérieures :
" Mais ne vous en dis-je point trop? non pour vous qui assurément ne
vous ennuyez pas de m'entendre sur cette matière, mais pour moi qui me
répands peut-être plus qu'il ne faut dans cette occasion, quoique dans la
vérité je n'aie eu en vue (comme je vous ai dit dans une autre lettre) que
de contribuer, par ce récit que je vous fais des vertus de notre mère An-
gélique, à effacer les fausses impressions que je sais qu'on en avoit prises*
Tout le monde sait que la mère Angélique Arnauld, votre nièce, est une
personne de grand esprit et de grande capacité; mais il y a des yens qui
ne croient pas qu'elle soit encore plus humble qu'habile, et que, s'il a
paru en elle quelque hauteur ou quelque chose d'un peu trop sec dans sa
conduite avant qu'elle fût en charge, ce n'a été que pour l'éviter qu'elle a
ainsi affecté (en certaines occasions, et même à l'égard de nous toutes
depuis quelques années), de paroitre de cette humeur, se servant de tous
moyens pour nous éloigner de penser à elle ; et elle y avoit si bien réussi
262
PORT-ROYAL.
état de siège, et elle eut à soutenir les assauts, — des
assauts d'un nouveau genre. L'archevêque de Paris,
M. de Harlai, bien autrement habile et perfide que
M. de Péréfixe, menait poliment T attaque en la calcu-
lant, en la déguisant sous toutes sortes d'égards. On
relira de nouveau pensionnaires et postulantes, on diîs-
persa solitaires et confesseurs, mais tout cela en prétex-
tant de la paix et du bon vouloir avec le miel de l'urbanité
et avec des paroles de Cour. Il fallut accepter cette nou-
velle espèce de lutte ; la mère Angélique y suffit et sans
conseil, écrivant lettres sur lettres à Tarchevêque, rédi-
geant les requêtes oii le droit était patiemment prouvé,
renouvelant et amoindrissant les tours de ses demandes,
disputant enfin le terrain pied à pied, et retardant ainsi,
pour quelque temps du moins, ce dont l'issue était
désormais inévitable. Elle fut continuée abbesse après
son premier triennat, en 1681, mais elle n'acheva pas le
second. La mort de M. de Saci qui, tout éloigné qu'il
était de Port-Royal, en demeurait le père spirituel, fut
un coup dont la mère Angélique ne so releva pas. Dou-
leur sur douleur ; mon cœur est dans r amertume : ces
mots de Jérémie sont la note finale et dominante de
notre sujet. On a vu, dans le récit de cette mort de M. de
Saci par Fontaine, l'attitude de la mère Angélique pen-
dant les funérailles du saint confesseur ; on a entendu le
ton de cette voix m peu basse et profonde, par laquelle
elle aspirait fixement à la terre ^ Elle s'apprêtait dès
lors, selon son expression, « à rendre son voile à Celui qui
qu'il y en avoit très pm qui ne fussent prévenues sur son sujet, et qui
n'appréhendassent de la voir en la place où elle est. Cependant Dieu,
ayant résola de f jire un si grand don à celte Communauté, a tellement
réuni nos esprits dans son élection, que jamais il n'y en eut de plus una-
nime que la sienne. L' expérience que nous faisons de plus en plus de Vuti-
lité de son gouvernement en a détrompé plusieurs. J'en suis une, comme
vous savez, mon très-cher Père, et c'est de quoi je ne saurois rendre à
Dieu assez d'actions de grâces. Credidi, propter quod locutus sum. »
1. Voir précédemment tome II, page 371.
LIVRE CINQUIÈME.
263
le lui avoit donné. » Trois semaines après M. de Saci, elle
mourut, le 29 janvier 1684; une des dernières paroles
proférées par elle avait été celle de l'Époux dans le Can-
tique des Cantiques : « Adjuro vos, Filiœ Jérusalem, ne
suscitetis neque evigilare faciatis dilectam, dame ipsa
velit,.,. Pilles de Jérusalem, je vous conjure* de ne point
réveiller celle qui est la bien -aimée de mon âme et de
nelapoint lirerde son repos jusqu'à ce qu'elle le veuille. »
Elle n'avait que cinquante-neuf ans ; il y en avait qua-
rante qu'elle avait fait profession, et cinquanto-trois
qu elle était à Port-Royal. En avançant dans cette route
uniforme, elle avait de plus en plus triomphé de ce qui
nous a paru sa première saillie. Vers la fin elle nous re-
présente en toute justesse l'égale et la pareille de M. de
Saci au dedans de Port-Royal, bien qu'elle ait eu plus
à faire que lui, ayant plus de fertilité naturelle et de
génie varié : mais elle était arrivée comme lui à cette
même exacte et continuelle présence de l'Éternité, a Cette
vie dans toute sa longueur, nous dit Du Guet, ne lui pa-
roissoit qu'une seule nuit ou une veille de quelques
heures : elle parloit de l'autre comme si elle y eût déjà
touché. » Tranquille au milieu des passions iniques, elle
disait : a II y a un ordre admirable dans ce qui ne nous
paroi t qu'une confusion et qu'un désordre, et il faut at-
tendre que tout l'ouvrage soit fini pour en voir les pro-
portions et les beautés. » Et elle contemplait comme
déjà présent à ses yeux cet Art divin, dans Tinfiui mys-
térieux de son architecture. Hors de là, hors de cet ordre
éternel, rien pour elle n'avait de prix, et elle n'y voyait
1. Il y a dans le verset complet : « Filles de Jérusalem, je vous
conjure par les chevreuils et par' les cerfs de la campagne de ne point
réveiller ma bien-aimée, etc.... » La mère Angélique omettait ces
cerfs et ces chevreuils qui sont une des gaietés de l'idylle sacrée.
Elle faisait là ce que Port-Royal a trop fait pour le Christianisme
en générai ; il en ôte toute joie et toute allégresse.
26^
PORT-ROYAL.
que le danger. Quand son frère M. de Pomponne
fut fait secrétaire d'État en 1671, elle trembla pour
lui; elle ne fut rassurée que par sa disgrâce (1679), et
elle en eut de la joie tout en compatissant à sa peine. Elle
écrivait à la duchesse de La Feuillade (mademoiselle de
Roannez) sur cette peine par où il faut passer pour aller
du monde à Dieu :
« La fausse vertu est encore plus vaine que les faux biens.
Dieu nous fait grâce quand il nous laisse sentir notre foi-
blesse, pour nous donner lieu de recourir à lui qui est notre
force, avec une véritable persuasion de notre indigence :
car on ne passe point de la force humaine à la force chrétienne
sans un milieu. Il faut que Dieu nous ôte notre propre es-
prit et nous réduise dans notre propre poussière; et lorsque
nous sommes rentrés dans ce néant, il envoie son esprit
pour nous créer dans un nouvel être, et il renouvelle toute
la face de la terre. » — « Elle n'étoit occupée, ajoute Du
Guet, que de cette terrible distinction que Dieu mettra entre
ses enfants et ses ennemis, et elle comptoit comme n'étant
déjà plus, tout ce qui n'étoit point éternel. »
Madame de Sévigné écrivait à sa fille, le 29 novembre
1679, en lui parlant de la disgrâce de son tendre ami
M. de Pomponne ^ :
d Madame de Lesdiguières a écrit une lettre à la mère
Angélique de Port-Royal, sœur de ce malheureux : elle me
montra sa réponse ; je Tai trouvée si belle que je l'ai copiée,
et la voilà ^. C'est la première fois que j'ai vu une religieuse
1. Dans la citation suivante je donne un texte de madame de Sé-
vigné un peu différent de celui des éditions connues et scrupuleuse-
ment rélabii par un estimable collaborateur de M. Monmerqué,
M. Rocîiebilière. Je ferai de même, grâce à lui, pour tous les
passages de madame de Sévigné que je citerai dorénavant.
2. Nous n'avons pas celte lettre que madame de Sévigné copiait
et envoyait à sa fille ; mais on en a d'autics qui en tiennent lieu,
écrites dans le même temps, el sur le mcnie sujet de la disgrâce
de M. de Pomponne. Nous lisons dans une de ces lettres de la
LIVRE CINQUIÈME.
265
parler et penser en religieuse. J'en ai bien vu qui étoient
agitées du mariage de leurs paréntes, qui sont au désespoir
que leurs nièces ne soient point encore mariées, qui sont
vindicatives, médisantes, intéressées, prévenues : cela se
trouve aisément ; mais je n'en ai point encore vu qui fût vé-
ritab'ement et sincèrement morte au monde. Jouissez, ma
très- chère, du même plaisir que cette rareté m'a donné.
G'ôtoit la chère fille de M. d'Andilly, et dont il me disoit :
Comptez que tous mes frères , et tous mes enfants^ et moi,
nous sommes des sots en comparaison Angélique. Jamais rien
n'a été bon de ce qui est sorti de ces pays-là qui n'ait été
corrigé et approuvé d'elle ; toutes, les langues et toutes les
sciences lui sont infuses; enfin c'est un prodige, d'autant
plus qu'elle est entrée à six ans en religion. J'en refusai hier
une copie à Brancas, il en est indigne, et je lui dis : a Avouez
que cela n'est pas trop mal écrit pour une hérétique *. » j'en
ai vu encore plusieurs autres d'elle, et bien plus belles, et
bien plus justes : ceci est un billet écrit à course de plume.
La mienne est bien en train de trotter. »
Nous qui venons de lire quantité d'écrits et de lettres
de la mère Angélique de Saint-Jean, nous sommes
mère Angélique de Saint-Jean : « Il ne m'a falhi faire nulle vio-
lence à mes sens pour me persuader que la disgrâce de mon frère
étoitune grâce, n'ayant jamais regardé la faveur du monde pour
lui que comme un péril qui exposoit tout à fait son salut et qui
m'en faisoit presque perdre l'espérance. Ainsi , quand cette faveur
cesse, je me trouve comme (avec) ces arbres dont les fleurs tom-
bent et où on commence à voir les fruits qui se nouent, qui vé-
ritablement n'ont pas tant de beauté qu'auparavant, mais qui don-
nent beaucoup plus de joie parce qu'on y voit quasi des assurances
d'une bonne année. .. 11 reste encore bien des choses à craindre
avant qu'on recueille le fruit dans la parfaite maturité, et c'est ce
qui m'occupe présentement; mais on peut se promettre de cette
expérience de la miséricorde de Dieu que, puisqu'il a commencé
cet ouvrage, il l'achèvera. » C'est ainsi que la mère Angélique de
Saint-Jean écrivait et pensait sur la disgrâce de cet aimable frère,
-que la première mère Angélique n'appelait, du temps de sa nais-
sante faveur en Cour, que ce pauvre garçon.
[. M. de Brancas était, on le voit, des plus opposés aux Jansé-
nistes.
266
PORT-ROYAL.
moins unlhousiaste que madame de Sévigné, maîg nous
comprenons son enthousiasme. Nous ne croyons pas à la
beauté continue dans les écrits de la mère Angélique :
nous y avons respectueusement relevé les hautes pensées
et les grands accents.
On a de la mère Angélique de Saint-Jean trois vo-
lumes de Conférences et trois autres de Discours, mais
sur des sujets et dans des formes toutes monastiques ; on
n'en tirerait rien de plus pour l'idée qu'on a d'elle main-
tenant, assez complète, ce me semble. Elle est tout sim-
plement un des plus considérables esprits de Port-Royal ;
et, dans cette seconde génération à laquelle elle appar-
tient, nul (Pascal excepté) n'a autant de géîiie qu'elle.
On ne saurait séparer de la mère Angélique de Saint-
Jean les deux religieuses qui se montrèrent le plus at-
tachées à elle, et qui furent comme ses aides de camp
zélés dans ces guerres de la Grâce, la sœur Bustoquie
de Bregy et la sœur Christine Briquet. Pendant la cap-
tivité et la séquestration qu'un certain nombre de nos
religieuses eurent à supporter, ce sont les deux seules qui
n'éprouvèrent pas même une velléité de tentation, qui
n'eurent pas même l'idée qu'on pouvait broncher. La
sœur Eustoquie de Bregy, qui était d'ailleurs une per^
sonne de beaucoup d'esprit, n'a rien d'attrayant pour
nous; la Relation qu'elle a donnée de sa captivité, si elle
brille entre toutes les autres par un air de distinction et
de finesse, n'est pas sans degraves inconvenances de ton.
Malgré la vivacité de son opposition, la sœur Eustoquie
avait été, je l'ai dit, fort ménagée d'abord par l'archevê-
que à cause de la comtesse de Bregy sa mère et elle
1. A la première nouvelle des résolutions prises en haut lieu
contre [->orL-Royal , la comtesse de Bregy, aussitôt informée, avait
cru devoir éciiro à un prôtro irlandais, directeur de sa fille;
mais, VA] lé^ilité, cIIg avait écrit pour elre lue des gros bon-
LIVRE CINQUIÈME. 267
n'avait pas été du premier enlèvement du 26 août. Dans
les semaines qui suivirent, elle mena le couvent et con-
tribua plus que personne à maintenir le parti des récal-
citrantes. On a quantité d'écrits d'elle à cette date ; elle
se plaisait à raconter plume en main ses conversations
soit avec M. Chamillard, soit avec Tarchevêque, soit avec
sa mère quand celle-ci venait au parloir pour l'exhorter.
Ces Conversations écrites de la sœur Eustoquie sentent
une lectrice des romans de mademoiselle de Scudéry
bien plus qu'une élève de la mère Angélique. Je ne pré-
tends pas qu elle ait lu ces romans à la mode, mais
elle en avait pris, par une sorte d'influence de famille,
le ton et la façon. Ainsi un de ses tours familiers, c'est
de demander, après qu'elle a parlé et répliqué dans son
sens : Cela est-il mal dit, Monsieur?.,. Est-ce mal dit ?
absolument comme aiment à le faire les personnages des
Conversations mademoiselle de Scudéry ^ La mère de
la sœur Eustoquie, madame de Bregy, était une pré-
cieuse qualifiée, nièce du fameux Saumaise,mais accom-
modée selon la Cour : « Elle est coquette en diable, a dit
Tallemant ; cependant on n'a jamais tranché le mot avec
personne. Elle ne manque point d'esprit ; mais c'est la
plus grande façonnière et la plus vaine créature qui soit
au monde. » On a d'elle quelques lettres et pièces ga-
lantes imprimées^ : ce sont des riens prétentieux. Ma-
nets du parti. On a cette lettre d'avis et de conseil, où elle parle
d'ailleurs en femme du monde d'un assez bon sens. (Voir Mé-
moires du Père Rapin, tome IK, p. 253.)
1. Ou du moins, dans les Conversations et dialogues, chez ma-
demoiselle de Scudéry, à chaque jolie chose que dit un des person-
nages, l'interlocuteur réplique : « Tout ce que vous dites est Hen
dit.... Tout cela est merveilleusement trouvé. » C'est l'éloge que
voudrait la sœur Eustoquie et que sa question appelle.
2 Les Lettres et Poésies de madame la comtesse de B. (Leyde
1Ç6G). — La seconde édition ou la contrefaçon^ qui est de 1608,
porte le nom de madame de Bregy.
268
PORT-ROYAL.
dame de Bregy avait été pour le sonnet de Joby de Ben-
serade, avant de savoir que madame de Longueville
s'était déclarée pour le sonnet à'Uranie de Voiture :
« Job dans les siècles passés ne fut guère plus humilié
que je le suis aujourd'hui, d'apprendre que j'ai pu me
trouver contraire à Topinion de Votre Altesse ; car si je
n'avois pas assez de sens pour m'y rendre conforme, mon
esprit de divination devoit servir Tautre en cette rencon-
tre, et ne lui pas laisser la honte de se voir opposé à des
sentiments que j'ai toujours reconnus pour une règle,
avec laquelle Ton ne sauroit faillir. » Elle écrivait cela
à madame de Longueville, qui lui répondait galamment:
« Votre lettre a fait plus de bien au sonnet de Job que
Benserade même, et elle me donne un si grand regret
de n'avoir pas eu des sentiments conformes à ceux de
la personne qui Ta écrite, que si elle ne me fait changer,
elle me fait au moins condamner les miens, etc. » Ce
Benserade, si galamment défendu par madame de Bregy,
la payait par ce poulet en vers :
Ne jugeant pas fort à propos
D'aller chez vous pour mon repos,
Je trouve plus à vous écrire
De sûreté qu'à vous rien dire,
Et crains l'honneur de votre aspect,
Et de vous parler bec à bec.
Vous êtes belle, et moi peu sage.
Madame de Bregy avait proposé à Quinaultan^ ques-
tions d'amour; « première question, savoir si la présence
de ce que l'on aime cause plus de joie que les marques
de son indifférence ne donnent de peine?... » Et les au-
tres questions à l'avenant. Quinault fit à chacune une
réponse en vers par l'ordre du roi. C'est, l'esprit rempli de
ces fadaises qu'elle entremêlait avec les pratiques d'une
dévotion mondaine, c'est en sortaut du Val-de- Grâce où
LIVRE CINQUIÈME.
269
elle passait quelquefois la journée avec la Reine et l'ar-
chevêque, que madame de Bregy venait à Port-Royal
exhorler sa fille qui tenait pour cinq propositions d'un
tout autre genre, mais qui y portait également un esprit
de précieuse ^ La fille avait lu Jansénius dans le texte
et citait les Conciles ; la mère possédait VAstrèe et les
Arrêts des Cours d'amour: il devait être curieux de les
voir aux prises et bec à beCy comme dit Beoserade. La
fiUé avait beau jeu à relever la mère ; mais elle avait
le tort de parler d'elle sans aucun respect. Elle se plai-
gnait tout haut d'appartenir à des personnes « si fort at-
tachées au monde et si peu chrétiennes. » Un jour qae
la comtesse de Bregy et l'archevêque se trouvèrent en-
semble au parloir, l'entretien avec la sœur Eusloquie
dura une heure et demie ; celle-ci soutint d'un ton de
docteur, et avec une intrépidité encore plus impertinente
qu'à l'ordinaire, l'impossibilité pour elle d'en venir ja-
mais à la signature, quand même tout le monde, et même
M. Arnauld, céderait : sur quoi sa mère impatientée dit*
ce joli mot : « fai une fille qui ne relève que de Dieu et
de son épée, » L'archevêque y applaudit fort, et, l'entre-
tien s'animant de plus en plus, la sœur Eustoquie acheva
de s'y dessiner en docte héroïne^ en chevalière de la
Grâce. On avait précisément, ce jour-là ou la veille, ar-
rêté à Port-Royal et conduit à la Bastille M. Akakia,qui
étaitun très-honnête et très-utile homme d'affaires des re-
1. La sœur Eustoquie fit un jour à l'archevêque ce raisonne-
ment pour lui prouver qu'elle lui obéissait, même en ne lui obéis-
sant point : « Je lui dis que, grâce à Dieu , je reconnoissois l'ordre
de la hiérarchie et la subordination des puissances ; que je savois
q-'ib t . lit ce qu'on rendait à la puissance subordonnée se rendoit
par vapport à la puissance supérieure, et qu'ainsi en faisant le
refus de signer pour obéir à Dieu qui est la source et le prin-
cipe de toute la puissance et'rautorité du Pape et des évêques, je
leur lendois effectivement une obéissance et une marque de sou-
■mission. »
270
PORT-ROYAL.
ligieuses.La sœur Eusloquie était outrée de celle arresta -
tion de M. Akakia, etellele laissa trop voir à son Ion ; ce qui
fit que sa mère, allant au fond de la pensée qu'elle con-
naissait si bien, dit au prélat: «Voyez-vous, Monsieur I
liette créature me meltroit bien en pièces pour conserver
en son entier le soulier de M. Akakia, de M. Arnauld,
de monsieur et de madame la janséniste ; et pourvu que
lout aille bien de ce côté-là, je vous assure qu'elle se
soucie fort peu de nous et de ce qui nous arrive. » Je
crois que madame de Bregy avait grand'raison en ju-
geant ainsi. L'archevêque, en sortant, dit devant les
antres religieuses : « Jamais il ne s'est vu orgueil sem-
blable à celui de cette créature sous le ciel. Elle de-
meure dans son froil, sans s'émouvoir de rien ; elle vous
tient son quant-à-moiy et elle m'a répondu dans une
hautainerie, dans une élévation et dans une assurance
qui m'a fait rougir de voir un tel caractère d'esprit et une
tçlle vanité dans une religieuse, et de voir qu'elle n'en
rougit pas elle-même. Elle est au-dessus de tout,rien ne
rétonne, et p8rsonnen'estdigned'elle.»G'estlasœurEus-
toquie elle-même qui nous transmet sur son compte ces
témoignages à ctiarge, et elle ne s'aperçoit pas, à la ma-
nière dentelle croit s'en faire honneur, qu'elle lesjustifie.
Elle fut enlevée de Port-Royal le 29 novembre (1664)
et fut mise aux Ursulines de Saint-Denis. Sa Relation,
fort spirituelle, trahit à nu les défauts qui s'étaient in-
troduits à Port-Royal à cette date. La sœur Eustoquie
tire vanité et fait trophée de tout. Que ce soit le comte
de Bregy son père, l'abbé de Flecelles son oncle, ou sa
mère encore, ou l'archevêque, qui reviennent l'entrete-
nir et la presser, elle ne se borne pas à leur résister, elle
se joue et les drape. Au reste, on savait à qui l'on avait
affaire en l'aUaquant, et le plus souvent on en venait à
plaisanter des deux parts: causer avec la sœur Eustoquie,
c'était engager une partie d'escrime. Dans une dernière
LIVRE CINQUIÈME. ^ 271
visite que lui fit M. de Péréfixe accompagné de l'évêque
de Poitiers (Glérembaut de Palluau) , pour lui annoncer
son prochain retour à Port-Royal, les deux prélats se
conduisirent en gens de Cour et badinèrent, La supé-
rieure dçs Ursulines ayant dit que le comte de Bregy était
venu voir sa fille et s'éiait mis en quatre de tendresse
pour la fléchir : « Oh 1 répondirent ces messieurs, ce ne
sont pas des tendresses qu'il lui faut, ce sont des raisons.
Ce n'est pas à des gens de Cour que la sœur Eustoquie
se laissera prendre, il lui faut d*habiles théologiens. »
Et là-dessus M. de Péréfixe ayant entamé quelques mots
de discussion pour la provoquer, elle répondit ferme à
son ordinaire, para les coups et se garda bien de prendre
le change sur la Grâce suffisante, qu'on essayait de subs-
tituer à l'efficace. « M. de Poitiers témoigna une grande
satisfaction de ses réponses : il s'étoit mis derrière Té-
paule de M. de Paris, où il faisoit des mines et des gri-
maces qui faisoient voir au naturel l'esprit des évêques
de Cour. » Elle, une fois lancée et se sentant applaudie,
continuait toujours ; elle s'attira pourtant ce mot très-
juste de Tarchevêque sur ses amis les Jansénistes et sur
la méthode qu'ils avaient employée pour la séduire :
« Qu'ont-ils fait ? ils vous ont prise par votre foible : ils
vous ont dit de belles choses. »
On lit dans les Notes que Racine avait rassemblées
pour son Histoire de Port-Royal ce jugement sur la
sœur Eustoquie, très en accord avec ce qu'on a vu:
« Lorsque les religieuses étoient renfermées au Port-Royal
de Paris (août-novembre 166(è), elles trouvoient moyen de
faire tenir tous les jours de leurs nouvelles à M. Arnauld, et
d'en recevoir. M. Nicole dit que c'étoient des lettres mer-
veilleuses et toutes pleines d'esprit. La sœur Briquet y avoit
la principale part. La sœur de Bregy vouloit aussi s'en mê-
ler : elle avoit quelque vivacité, mais son tour d'esprit étoit
faux^ et avoit rien de solide, »
272 PORT-ROYAL.
C'est oviderDinenl là le jugement que portait Nicole
sur la sœur Eusioquio.
Et toutefois, pour ne pas être injuste, n'oublions pas
de noter d'elle quelques belles paroles. Un jour, sur ce
que lui représentait sa mère, qu'elle s'exposait à ne re-
voir jamais les personnes qu'elle aimait si passionné-
ment, et cela par son obstination et par la leur, la sœur
Eustoquie répondit : « Dieu est un miroir où les âmes
justes se voient toujours et se regardent mutuellement;
et si on les arrache de mes yeux, on ne le fera jamais de
mon cœur. >' Et lorsqu'à sa sortie des Ursulines de Saint-
Denis, elle revit la sœur Anne-Eugénie (madame de
Saint-Ange), qui avait été également enlevé ;de son côté,
et mise à la Visitation de Ghaillot, elle se jeta à genoux
dans un mouvement d'effusion et s'écria: a Quoil être
fidèles à Dieu, et se revoir I ah, c'est trop de grâce! »
Madame de Motteville et mademoiselle Testu étaient
présentes et en témoignèrent de l'édification.
La sœur Christine Briquet qui fut enlevée la dernière,
le 19 décembre, n'a contre elle que son trop de jeunesse
et de pétulance. Durant tout ce conflit, où elle avait
pris l'un des premiers rôles, et où elle était Tun des
chefs improvisés, elle ne disait pas trois paroles sans
que le feu lui montât au visage. Sa Relation, comme
celle de la sœur Eustoquie, justihe bien le reproche
qu'on leur faisait, même au dedans de Port-Royal, que
leur manière d écrire était trop sufhsante. La sœur Chris-
tine Briquet fut mise au monastère de Sainte-Marie de
la rue Saint-Antome. (Quelques semaines après son en-
trée, un bref du Pape étant arrivé de Rome, la mère
prieure commença à la prêcher sur la signature: « Je la
suppliai, avant que de s'y engager, dit la sœur Christine,
de me dire sur quel principe elle se vouloit établir, parce
que les conséquences qu'elle en tireroit ne feroient im-
pression sur mon esprit qu'à proportion de la vérité et
LIVRE CINQUIÈME.
273
de la solidité du fondement sur lequel elles seroient
établies. « La différence de ton de cette nièce des Bignon
d'avec la fille des Bregy, filleule de la reine, se fait aisé-
ment sentir: la précédente était de race de précieuse,
celle-ci est de souche gallicane et doctrinaire; elle part
d'un principe; elle porte dans la dévotion le procédé
parlementaire au lieu du genre Rambouillet. La sœur
Christine était Fardeur même ; sur ce qu'une des mères
de Sainte-Marie lui disait obligeamment qu'elle pensait
qu'ayant eu à sortir de Port-Royal, elle n'était pas fâchée
d'être dans cette maison plutôt que dans une autre, elle
lui répondit tout net « que non; qu'en y venant, elle ac-
complissoitla volonté de Dieu etnonpas la sienne; qu'elle
ne seregardoit plus que comme une personne en Parga
toire j qui n'a plus d'autre soin que celui de satisfaire à
Dieu pour ses péchés , et qu'elle seroit aussi contente
pour ce sujet d'aller en Canada^ ou dans un cachot, si on
l'y vouloit mettre. » — Pendant sa captivité , la sœur
Christine trouva moyen d'écrire et de recevoir des bil-
lets en apparence insignifiants , mais où il y avait des
lignes tracées à l'encre sympathique : en approchant
le papier du feu , on voyait saillir les caractères qui ne
paraissaient pas. Ses stratagèmes furent découverts; on
voulut lui en faire honte. M. Ghamillard et la mère su-
périeure lui montrèrent un billet qu'elle avait écrit de
la sorte. Il dit « qu'il n'en faudroit pas davantage pour
perdre une fille d'honneur. » Elle répondit a que ce
n'étoit pas la chose en elle-même , mais seulement le
sujet pour lequel on s'en seroit servi qui pourroit faire
perdre l'honneur, et qu'elle savoit bien que la réputa-
tion d'une fille ne seroit nullement blessée, si, étant
prisonnière j elle avoit eu recours à cette invention pour
apprendre des nouvelles de sa mère et de ses sœurs dont
on l'auroit séparée injustement. » Elle avait réponse à
tout et tenait tout ce monde en échec. On lui rendait
IV — 18
274
PORT-ROYAL.
celte justice qu'elle empirait tous les jours et que , si
elle était bien entêtée en sortant de Port-Royal , cela
n'était rien en comparaison de ce qu'elle était devenue
depuis. Cette dangereuse petite fille justifiait de plus eu
plus ce que lui avait dit l'archevêque : « Je souhailerois
de tout mon cœur que vous eussiez quatre mille fois
moins d'esprit que vous n'en avez.... Il est certain que
votre esprit vous perd. Vous êtes une dogmatiseuse, une
théologienne et une philosophe. Vous vous mêlez d'en-
seigner une science.... Dites-moi un peu comment elle
s' appelle? est-ce la théologie ou la philosophie dont
vous faites profession? » La sœur Christine ne le savait
pas bien elle-même : par ses appels continuels aux pa-
roles de l'Ecriture, elle allait à tout moment jusqu'aux
limites du Protestantisme. Un siècle, plus tard , au lieu
de Saint-Gyran et de M. Arnauld, faites-lui lire Jean-
Jacques ou engouez-la pour M. Necker , et vous* verrez
où elle ira. Elle a , de temps en temps , sous sa plume
de petites anecdotes espiègles et malicieuses. L'intériorité
lui manque comme à la sœur Eustoquie ; mais ce don lui
viendra avec les années , tandis qu'il est douteux que la
fille de madame de Bregy Tait jamais pu acquérir. L'en-
droit le plus touchant de la Relation de la sœur Chris-
tine est celui où elle, raconte sa réunion inespérée avec
la mère Angélique de Saint-Jean , dans ce carrosse ,
le 2 juillet à dix heures du soir , et le cri du cœur qui
lui échappe en la reconnaissant à sa voix.
Des autres religieuses captives de Port-Royal je ne
dirai plus un mot , si ce n'est de l'une d'elles que Bos-
suet exhorta, et disposa à signer. C'était l'une des nièces
de la mère Agnès , celle même qu'on avait placée au-
près d'elle au monastère de Sainte-Marie du faubourg
Saint- Jacques. La mère Agnès, dans toute cette persé-
cution , se dessine avec un caractère particulier et doux.
Elle souffre, elle prie, elle désire ce qui procurera la réu-
LIVRE CINQUIÈME.
275
Dion, elle ùe discute pas; elle n'a pas l'idée de signer
elle-même, mais elle ce s'oppose à rien, et, dans le cas
présent , elle laissa tout à côté d'elle sa nièce agir selon
sa conscience. La mère Agnès a écrit depuis lors pour
témoigner son repentir de cette conduite, de cette indif"
férence fort sage et qui n'était que le contraire de l'en-
têtement; elle en a fait amende honorable en plein
Chapitre: c'était se repentir d'avoir été tolérante et rai-
sonnable comme elle y était portée d'elle-même ^ La
personné qui contribua le plus à cette chiUe de la sœur
Marie-Angélique de Sainte-Thérèse d'Andilly lut l'abbé
Bossuet. On a beaucoup discuté pour savoir quelle part
directe Bossuet , alors doyen du chapitre de Metz , mais
ami particulier de M. de La Brunetière et très-appré-
cié de M. de Péréfixe, avait pu prendre à ces contro-
verses intérieures du monastère de Port-Royal. Il paraît
bien qu'il n'y fit jamais d'exhortation proprement dite
aux sœurs assemblées^, quoiqu'il y ait accompagné
(et probablement plus d'une fois) soit l'archevêque,
soit le grand vicaire. On sait, par exemple, qu'il était
1. Je donne dans V Appendice du présent volume un article que
j'ai eu, depuis, occasion d'écrire sur la mère Agnès, à propos de
la publication de ses Lettres, et dans lequel je me suis permis de
résumer librement toute ma vue et ma pensée sur son caractère.
2. On a publié, après la mort de Bossuet, une longue Lettre de
lui dans laquelle il exbortait les religieuses de Port-Royal à la sou-
mission et discutait leurs objections sur le Fait avec une charita-
ble condescendance : il y parle d'une conférence qu'il aurait eue
depuis peu à Port-Royal. Mais il paraît que cette Lettre, trouvée
dans les papiers de Bossuet, resta en projet et ne fut jamais en-
voyée -j car il n'en est nullement question, non plus que de la con-
férence, dans les Relations d'alors où les moindres circonstances
sont mentionnées. Le cardinal de Noailles fit publier cette Lettre
avec un mandement, en avril 1709, pour tâcher d'obtenir de Port-
Royal expirant une soumission in extremis, à l'aide du grand nom
de Bossuet. (Voir dans les Études sur la Vie de Bossuet par M. Flo-
quet, au tome deuxième, le livre X, où ce point est discuté foi"t
curieusement.)
276
PORT-ROYAL.
venu à la maison de Paris avec le prélat , le dimanche
28 juin 1665; on était à la veille de la translation à la
maison des Champs , et bon nombre des religieuses de
Paris n'y donnaient pas volontiers les mains; Bossuet
vint dans l'intention de les adoucir , de les calmer; et à
un moment, comme une sœur demanda que M. Gha-
millard et là mère Eugénie qui étaient présents se re-
tirassent pour que l'on pût conférer plus librement de
cette affaire avec Farchevêque, Bossuet crut devoir se
retirer aussi. Mais , ce qui est pour nous d'un intérêt
plus circonstancié et plus sensible , l'abbé Bossuet vit
beaucoup en particulier la mère Agnès et sa compagne
de captivité. Comme après les premiers jours de priva-
lion elles demandaient un confesseur et un conseiller ,
l'archevêque leur avait dit : « Je vous prie , voyez
M. Tabbé Bossuet; c'est un homme savant et le jjlus
doux du monde ; il est comme il vous faut; car il n'est
d'aucun parti. »
« — M. Tabbé Bossuet vint nous voir ce même jour, ra-
conte la sœur Angélique- Thérèse dans sa Relation assez
naïv e. C'est assurément une personne savante, qui ne s'em-
porte point ; mais il est néanmoins plus embarrassant qu'un
autre: car il semble qu'il veuille surprendre les personnes.
Il nous fit beaucoup de visites et de très-grands discours dont
il m'est impossible de me ressouvenir parce que rien de ce
qu'il nous dit ne fit inipression sur mon esprit, quoiqu'il
embarrassât assez souvent; mdàs^ comme je m'en défiois,
j'étois toujours sur mes gardes avec lui. »
La sœur Angélique-Thérèse se laisse pourtant ébran-
ler peu à peu. Elle raconte qu'un jour Bossuet fut tou-
ché jusqu'aux larmes d'une de ses paroles. L'arche-
vêque lui demandait si ce n'était pas la crainte de sa
tante Agnès qui la retenait de signer; elle répondit :
« Monseigneur, elle est la première à qui je dis mes
peines , car je n'ai point de réserve pour elle ; je lui ai
LIVRE CINQUIÈME. 277
témoigné que je ne voulois rien faire qu'elle ne fît, et
elle m'a dit ces propres paroles : Ma sœur , ne dites pas
cela, il ne faut pas s'appuyer sur un bras de chair: si
vous croyez le devoir faire ^ pourvu que ce soit avec con-
seil, je 71 en aurai point de peine, » Ils se regardèrent
tous et dirent : « Voilà qui est bien sage. » Ils en furent
même si touchés que M. de Péréfîxe et Tabbé Bossuet
en pleurèrent.
L'art de Bossuet, chaque fois qu'il la voyait , était ,
tout en la pressant, de lui diminuer Timportance de
la signature , de la ]ui faire « le plus facile qu'il pou-
voit. >» Il ne fut pas seul à la déterminer ; un autre doc-
teur, M. Ghéron, y contribua de moitié. La pauvre fille
avait des restes de terreur ; elle avait ouï dire que a de
signer, c'étoit comme de renoncer la foi et se jeter da?25
V étang de feu et de soufre, » Bossuet n'avait pas trop de
toute sa gravité insinuante pour la calmer. Elle signa
donc; mais, aussitôt après, le remords la prit; elle
n'osait regarder sa main sacrilège qui avait tenu la
plume ; cette main droite lui faisait horreur , elle la
cachait par un mouvement instinctif. Laissons toutes
ces pusillanimités et ces misères. La seule particula-
rité que j'aie tenu à relever en cet endroit, c'est que
Bossuet visita soigneusement quelques-unes des re-
ligieuses de Port-Royal , leur parut doux et plus d'une
fois ému, et leur tint des discours fort raisonnables,
dont elles se Aé^Rient parce qu ils leur paraissaient sé-
duisants»
A propos de ces filles de M. d'Andilly qui avaient
signé ( car il y en eut une autre encore qui céda),
on se disait avec effroi au dedans de Port-Royal :
« Si ces ch oses arrivent au bois vert , que sera-t-il
fait au bois sec? » On allait jusqu'à trembler pour la
mère Agnès , qu'on disait affaiblie elle-même et chan-
celante ; et la s œur Christine s'écriait : « Je ne veux
278
PORT-ROYAL.
pas croire facilement que les étoiles soient tombées du
CieP. »
1. Et puisque j'en suis à recueillir les paroles mémorables échap-
pées clans cette persécution, une seule encore. On pressait la sœur
Madeleine de Sainte-Candide Le Cerf, une des enlevées, qui fut
mise à la Visitation de Saint-Denis, de donner sa signature, et on
lui répétait les mille récits qui couraient de Vhérésie janséniste, du
secret du Jansénisme ; elle répondit à la religieuse qui l'en obsé-
dait : « Ma mère, j'écoute tout ce que vous me dites comme des
contes de Fées qu'on fait à plaisir; nous en faisions à peu près de
semblables quand nous étions petites filles : voilà les plus belles
fables du monde; tout ce que j'ai à vous dire du secret des Jansé-
nistes, c'est qu'ils n'en ont point d'autre que celui «le saint Paul :
Jésus- Christ en nous. » 11 y a de belles paroles chez presque toutei
ces religieuses, chez celles même qui ont fléchi.
IV
Réunion aux Champs. — Impression pénible ; idée fixe ; étouffe-
ment. — M. Hamôn médecin et directeur ; — consolateur. —
Sa vie; ses études. — Sa conversion à Jésus-Christ. — Son mysti-
cisme particulier; sa spiritualité. — Gomment il est induit à
écrire. — Ses petits traités pour les religieuses. — L'Invisible
seul réel; les Sacrements selon l'esprit. — Elévation et scrupule;
petitesse et sublimité. — Mort de la sœur Anne-Eugénie; triom-
phe de la charité. — Prière de M. Hamon.
On n'était pas à Port-Royal sans ajouter quelque foi
aux présages. On raconte que le tonnerre était tombé le
22 juillet 1661 (à la veille des persécutions) au monas-
tère des Champs, proche l'abbaye, sur un grand chêne
dont il brisa toutes les branches en mille pièces, ne lui
laissant que le tronc; et Ton remarqua que cet arbre ne
recompaença à pousser et à verdoyer que quatre ans
après, Tannée même où nous sommes, et quand toutes
les religieuses y furent rassemblées. Si le présage était
fidèle, et si le signe exprimait la réalité, l'arbre ne dut
refleurir d'abord que bien imparfaitement.
Et en effet, après la première joie de la réunion, tout
restait bien sombre et bien triste encore. Bon nombre
des sœurs de Paris ne s'étaient pas décidées de plein
280
PORT-ROYAL.
gré à cette translation aux Gliainps^ Toutes n'y avaient
pas été nourries dès leurs jeunes années comme la mère
Agnès et n'y avaient pas leurs plus tendres souvenirs.
Le monastère de Paris était devenu pour plusieurs
d'entre elles, pour les plus jeunes, le principal centre
et la nouvelle patrie. Dans tous les cas, la raison disait
qu'il ne fallait point, par un entraînement d'affection
et de sentiment, se laisser aller à déserter cette impor-
tante maison où Ton avait mis tant de soins et de peines,
où la charité avait appliqué tant de libéralités et de
dons, et qu'on ne devait point s'empresser de la céder
à quelques sœurs infidèles ou à des intruses qui, une
fois maîtresses du logis, n'en sortiraient plus. La sœur
Élisabeth-Agnès Le Féron, personne de mérite comme
je Tai dit, et qui avait pris le commandement de l'ar-
rière-garde à Port-Royal de Paris quand les autres chefs
eurent été enlevés, fit très-bien sentir la solidité de ces
considérations: les sœurs de Paris ne pouvaient accepter
ni, à plus forte raison, solliciter comme une grâce, une
1. On lit dans une note manuscrite de mademoiselle Périer,
en addition au Nécrologe : « Ce ne fut point pour leur faire plai-
sir qu'on les renvoya à Port-Royal des Champs. Ce fut le roi qui,
ennuyé avec raison des pensions qu'on lui faisoit payer, de 4 ou
500 livres pour chacune de ces filles (prisonnières), dit à M. de
Paris qu'il pouvoit renvoyer ces seize filles dans leur maison des
Champs manger leur revenu. M. de Paris jugea qu'il étoit à pro-
pos d'y envoyer aussi celles qui étoient restées à la maison de
Paris et qui n'avoient point voulu signer, de peur qu'elles ne fis-
sent rétracter celles qui avoient signé. » — Cette pension à payer
pour les religieuses de Port-Royal prisonnières en d'autres cou-
vents, était dure à arracher du roi ; on lit dans une lettre d'une
sœur de Sainte-Marie du faubourg Saint-Jacques, à M. Colbert, du
30 août 1665, à piopos d'une autre pensionnaire qu'on leur avait
envoyée par ordre : «Si vous voulez vous charger de plaider notre
cause , nous nous estimerons heureuses d'avoir un si puissant
avocat, et croyons que vous ferez si bien assurer nos deniers, que
nous en serons payées d'une autre monnaie que nous ne l'avons
été de la pension de nos bonnes religieuses de Port-Boyal. »
LIVRE CINQUIÈME.
281
mesure qui était un commencement de dépossession, et
il fallait qu'elles y parussent forcées et contraintes:
({ Nous Paccepterons de bon cœur, écrivait excellemment
la sœur Le Féron, quand il plaira à Dieu que la violence et
la persécution nous jettent dans un lieu qui porte assuré-
ment une bénédiction particulière par sa solitude et sa tran-
quillité ; et quand il pourroit arriver qu'il abrégeroit nos
jours à cause que nous y serions trop à l'étroit et que l'air
y est assez malsain, quand cela seroit, dis-je, nous serions
trop heureuses de nous voir mourir ensemble et réunies les
unes avec les autres dans notre première maison; mais j'en
reviens toujours là, qiiHl faut que ce soit la tempête qui nous y
jette ^ et non pas notre choix. »
La mère Agnès était un peu étonnée et piquée, ou
tout au moins peinée de ces objections à une chose qui
lui paraisisait la plus désirable de toutes, la réunion :
a Je vous avoue, mes chères Sœurs, leur écrivait-elle, que
je m'en suis bien fait accroire dans cette occasion, m'imagi»
nantquevous seriezbien aises de nous revoir, .-.omme j'avois
une joie très-grande d'espérer que je vous embrasserois en
core. Que si vous avez des inclinations que vous jugiez pré-
férables à celle-là, il me faudra donc résoudre de ne vous
jamais revoir, comme l'on nous le fait entendre. »
Enfin on s'accorda; les sœurs de Paris soutinrent
jusqu'au bout leur droit et l'honneur du pavillon , et la
réunion se fit comme nous l'avons vu. Àprès les pre-
mières efiusions, on en vint à considérer la situation
nouvelle telle qu'elle s'offrait en réalité : on s'aperçut
qu'on était en état de blocus et prisonnières. La persua-
sion où Ton était à l'archevêché et a la Cour ( et sans
se tromper de beaucoup) que les religieuses, tant qu'on
les laisserait à Paris, ne cesseraient de communiquer
par lettres avec M. Arnauld et leurs autres principaux
conseils , avait été pour beaucoup dans cette tran^por-
282
PORT-ROYAL.
talion aux Champs, et, pour la rendre efficace, on y
joignit des mesures de^équèstration absolue et d'isole-
ment. Un exempt des gardes du corps , Saint -Laurent ,
de la compagnie de Gesvres , avec quatre gardes, dont
deux gentilshommes, fut expressément chargé de veiller
sur les dehors du cloître et d'intercepter toute libre
communication. Pour plus de sûreté , les gardes en-
vahirent même les jardins qui étaient compris dans la
clôture , et ils en retinrent les clefs. Cependant les sœurs
ne pouvant vivre dans une privation entière de pro-
menade et d'exercice, surtout en un lieu que les travaux
de M. d'Andilly et des solitaires n'avaient pas complè-
tement assaini et où il y avait des fièvres , on dut s'ar-
ranger avec les gardes pour qu'ils laissassent le jardin
vacant au moins pendant les heures où les religieuses
y voudraient aller. Mais s'ils se retiraient pour une
heure ou deux, ils n'oubliaient pas de surveiller et
d'inspecter, pendant ce temps même, les promeneuses.
« Ils fai soient la ronde autour des murs , lit- on dans
les Relations, quelquefois à cheval et d'autres fois à
pied, afin de voir, de dessus les Molerets* et des autres
montagnes dont nous sommes environnées , si nous ne
parlions point aux jardiniers; ils les menaçoient conti-
nuellement que, si on les voyoit s'approcher de quelques
religieuses pour leur donner ou recevoir d'elles quelque
lettre ou quelque écrit , on les enverroit incontinent à
Saint-Germain, oii leur procès étoit tout fait, et où il
n'y auroit plus qu'à les pendre. » On ne pendait per-
sonne; on menaçait et on tâchait de faire peur , parce
que l'honneur de messieurs les gardes du corps du roi
était engagé à ne rien laisser passer de défendu , et
qu'il arrivait, malgré tous leurs soins, que quelque
lettre s'échappait toujours. Lorsque les gardes du corps
i. C'est 1(3 nom d'une hauteur qui domine l'endroit où fut , de-
puis, le petit hôtel dç la duchesse de Longueville.
LIVRE CINQUIÈME.
2Ô3
furent remplacés, après quelque temps^ par des archers
du grand prévôt de Fhôtel , ces derniers observèrent les
mêmes précautions, mais ne se conduisirent pas plus
mal : ils évitaient de gêner les sœurs en tout ce qui
n'était pas contraire à leurs ordres.
Au dedans, on avait donné aux religieuses pour con-
fesseur un prêtre né en Savoie, jeune et rude, dénué
de lumières et d'expérience , le sieur Du Saugey ; sans
être précisément méchant, il fit du mal, et exagéra ses
ordres plus qu'il ne les tempéra. On ne laissait pas de
le tromper» L'interdiction des sacrements durait tou-
jours; mais cette interdiction ne tombait que sur les
religieuses de chœur; les converses avaie.nt accès à la
Sainte-Table. Combien de fois là mère Agnès ou quel-
que autre , mais surtout la mère Agnès la plus sainte-
ment affamée de toutes, ne se déguisa-t-elle pas en
sœur converse, et à la faveur de ce travestissement,
sous le manteau gris, ne trouva-t-elle pas moyen de
communier en tapinois et (qu'on me passe le mot)
par contrebande 1 Étaient-ce là des communions bien
légitimes que ces communions ainsi enlevées par ruse?
Pour les justifier, on ne manquait pas de ciler l'exemple
de Jacob, qui déroba la bénédiction de son père sous
l'apparence velue d'Ésaû. On citait aussi l'exemple du
paralytique qui, pour pénétrer jusqu'à Jésus-Christ, ne
pouvant entrer par la porte du logis à cause de la foule,
avait été introduit par une ouverture faite au toit : « Jé-
sus-Christ ne reprit point ceux qui l'avoient ainsi des-
cendu et loua même leur foi. Mais si, de loin , ces
traits présentés avec choix appellent le sourire, de près
la situation était sans douceur , et ce rayon de la Grâce,
le seul rayon qui s'y glissât, nous avons peine, nous
profane , malgré toute notre attention, à le découvrir ,
tant il est ici dépouillé de sa lumière sensible I Je ne
sais rien de plus pénible et de plus attristant que la lec-
284
PORT-ROYAL.
ture des pièces originales qui se rapportent à cette pé-
riode de trois ans et demi : une lutte permanente, opi-
niâtre, muette, entre des religieuses estimables, mais
contentieuses, et des ecclésiastiques tels que le sieur Du
Saugey ou le sieur Poupiche *, sans charité, sans édu-
cation , sans intelligence ; la maladie sévissant dans ces
corridors étouffés, où Tair des champs apporte plus de
miasmes que de saines fraîcheurs , et la mort , la mort
coup sur coup frappant de pauvres filles qui meurent
sans secours , sans sacrements , et que les survivantes
chargent ingénument « de leurs commissions pour Tautre
monde, » jusqu'à mettre dans les mains de la sœur dé-
funte leur Requête ou Procuration régulièrement dres-
sée et signée de toutes, monument d'une ténacité qui
finit par lasser aussi et qui devient à son tour esclave
de la lettre : tout cela, saivi 3e près et jour par jour ,
est triste, monotone, accablant. Il s'y mêle bien des
petitesses; il y a la journée des Chaises renversées que
je ne raconterai pas, car cette journée-là est burlesque,
peu digne du lieu , et elle fait comme parodie à tant de
belles journées précédentes^. Sincèrement, quand on
1. M. Du Saugey ne resta pas jusqu'à la fin de ce temps de la
séquestration; il fut remplacé par un M. Clerson qui ne parut
qu'uQ instant, puis par M. Rey qui se montra un peu plus cou-
lant que M. Du Saugey, et à M. Rey succéda M. Paslour qui ne
fut pas très-méchant ; ce qui n'empêchait pas quelques prêtres en
sous-ordre comme M, Poupiche, ou d'autres, envoyés directement
de Paris, comme M. Bail, de venir à la traverse : mais, chez tous,
absence à peu près égale de lumières, de convenance dans le lan-
gage et de véritable charité. A voir se succéder ces rudes et vul-
gaires personnages, les religieuses de Port-Royal avaient tout lieu
de croire que leurs Messieurs et leurs directeurs étaient bien
réellement une race à part, élue et supérieure, et que, hors de la
tribu sainte, le commun du Clergé ressemblait à ces grossiers
échantillons.
2. Je dirai pourtant, puisqu'un récit assez obscur vient d'en être
donné dans les Lettres récemment publiées (1858) de la mère
Agnès, de quoi il retournait ce jour-là. M. Du Saugey, renchéris-
LIVRE CINQUIÈME.
285
vient de parcourir en entier et de traverser, comme je
Tai dû faire , cette portion des Actes et Journaux de la
santde rigueurs sur l'archevêque qui avait défendu aux religieuses
de chanter l'office en public et à haute voix_, voulait empêcher
qu'on sonnât VAngelus, qu'an sonnât la meGse en volée à la
grosse cloche^ pour appeler les fidèles du dehors et des environs ;
trouvant de l'opposition chez les religieuses, il en écrivit à l'ar-
chevêque pour avoir de nouveaux ordres, el il prétendit leur lire
la réponse qu'il avait reçue, quoiqu'elles prétendissent de leur côté
n'avoir point d'ordres à recevoir par son canal :
« Cependant, dit la Relation, le sieur Du SaugeyJ qui ne voulut point
désister de son entreprise, s'avisa d'un nouvel expédient pour faire la
lecture de sa lettre. 11 s'en vint (le mardi 8 septembre 1665) sur les trois
heures après midi à l'église avec les gardes, qu'il vouloit être témoins de
son action, et, sur le point que là Communauté se levoit pour sortir du
chœur après Noue, il s'approcha de la grande grille du chœur, où il pro-
nonça d'une force extraordinaire, et d'une voix tout à fait surprenante,
quelque chose que personne ne put discerner, mais que plusieurs crurent
être quelque sentence d'excommunication : ce qui donna un tel effroi à
toutes tt surprit si fort, qu'au lieu de sortir du chœur en rang, et par la
porte d'en haut selon la coutume, toutes les sœurs furent par celle d'en
bas, et quelques-unes à qui l'effroi ôtoit l'aUention le firent avec tant de
précipitation qu'en passant elles laissèrent tomber quelques chaises avec
leurs manteaux. Aussitôt ma sœur Marie-Gabrielle (Houëi) crut entendre
que nos mères avoient ordonné de faire grand bruit, et obéissant à
l'aveugle à ce commandement sans auteur, elle jetta plusieurs chaises
avec une ferveur et une agilité tout extraordinaire. Une de nos sœurs
converses qui la vit faire, présupposant que son zèle étoit bien autorisé,
voulut l'imiter en jetant les chaises de l'autre chœur, et ma sœur Anne-
Eugénie (madame de Saint-Ange) qui sortoit déjà du chœur dans sa
gravité et son recueillement ordinaire, croyant que ce bruit se fît avec
ordre, voulut surmonter la répugnance qu'elle avoit à y contribuer, et,
pour obéir, retourna sérieusement en jeter deux de toute sa force, et fut
aussitôt suivie de ma sœur Jeanne-Fare (Lombard), qui, voyant ma
sœur Angélique (de Saint-Jean) sourire, se persuada qu'elle approuvoit
cela et qu'elle avoit aussi jeté sa chaise (ce qui est faux), et rentra dans
le chœur pour en jeter une, afm de ne pas perdre le mérite d'une si belle
action. Il se fit donc un bruit dans l'église pareil à celui de plusieurs dé-
charges de mousquet, qui fut entendade plus de trente à quarante pas,
tant au dedans qu'au dehors, selon que l'exempt nous en a assurées. Nos
mères furent extrêmement touchées de cette action, qui, quoique inno-
cente dans le fond, ne laissa pas de scandaliser terriblement M. Du Saugey
et les gardes qu il prit à témoin. »
Il y avait de quoi en effet. Telle fut la journée la plus turbulente
de Port-Royal et la plus humiliante. Si la Journée du Guichet est
héroïque comme Rocroy, la Journée des Chaises renversées est
honteuse comme Ramilles ou Rosbach. Ce fut une déroute. La
mère Agnès, profondément mortifiée, écrivit le lendemain à M. de
286
PORT-ROYAL.
Communauté, on a besoin de s'éloigner un peu pour
retrouver l'impression sous laquelle on est accoutumé à
se représenter Port-Royal des Champs , et pour se re- ^
dire avec M. de Pontchâteau : « Cette maison ne semble à
être qu'une grande ruine et un peu de poussière ; mais %
les serviteurs de Dieu aiment jusqu'à la poussière de Jé- '
rusalem. » ^
C'est alors , durant cette mgrate période , quand il y 3
avait dispersion complète et fuite des amis , quand i
M. de Sainte-Marthe n'osait rôder près des murailles l
interdites que déguisé et à de rares intervalles , et pas ^
tout d'abord ; quand M. de Saci retiré dans une maison
de faubourg allait être arrêté et mis à la Bastille; qu'Ar- !
nauld et Nicole, mieux cachés, en lieu plus sûr, étaient^
hors de portée des Champs, et que s'ils publiaient des ?
écrits pour réfuter les adversaires et défendre la foi des^
religieuses persécutées, cela n'allait pas jusqu'à elles, ou
lu moins que ce n'était pas le secours présent et toujours ]
renouvelé qu'il leur fallait, — c'est alors qu'il y eut pour- ]
tant un homme de Port-Royal, un solitaire , un laïque i
qui devinl durant ces rudes années , et à son corps défen- :
dant, le consolateur prochain et comme le directeur édi-
fiant des religieuses : c'était leur médecin , M. Hamon, !
— médecin aussi des âmes : Lucas bis mediciis, comme î
on le disait aussi de saint Luc. J'ai eu déjà l'occasion de |
le nommer bien souvent dans ces pages , mais c'est ici "
son beau moment pour lequel je l'ai exprès réservé. Ce
rayon que je viens de regretter de ne point trouver dans
Port-Royal à cette heure de resserrement et d'accablé- i
La Bruneticre, pour qu'il voulût bien donner à M. de Paris Tex- -1
plication naturelle de cette panique et de cet étrange tintamarre %
qui s'était fait innocemment, par hasard d'abord et pur accident
delà part des premières, et ensuite par méprise de la part des
autres, « qui avoient cru que ce bruit étoit une formalité qu'ii
falloit observer. »
LIVRE CINQUIÈME.
287
ment continu , et durant ces journées d'itn seul nuage ,
M. Hamon le reçoit et nous le laisse apercevoir sur son
front jusque dans Tobscurité oii il se dérobe. Par un effet
mystérieux et qui a sa secrète justice , le plus humble
se met à reluire quand tous les autres sont éclipsés.
Il avait été forcé de se retirer à la fin de Tannée 1664
(30 novembre), et avait esquivé assez adroitement la
lettre de cachet qui le concernait. On s'était adressé à
lui-même : «Je n'eus pas Tesprit d'avoir peur, » dit-il ,
Son air de candeur ôta toute méfiance à Texempt , qui
crut Tavoir sous sa main à volonté. Les sœurs mieux
avisées 5 et comprenant de quoi il s'agissait, eurent le
temps de le faire évader par les jardins. Son exil fut
de neuf mois. Les maladies qui se déclarèrent après la
réunion , en juillet 1665, lui fournirent une occasion de
demander à revenir, et il en obtint la permission de
Tarchevêque. Il revint le 26 août au soir, résigné aux
gênes , aux humiliations , et à être lui-même une ma-
nière de prisonnier. Il ne fut admis à revoir les sœurs
malades qu'à condition qu'il ne leur donnerait ni ne
recevrait d'elles aucune lettre ni billet, et qu'il n'entre-
rait point sans être accompagné de la tourière , sur-
veillante préposée par Tarchevêque. On exigeait qu'en
s'adressant aux malades il parlât haut, pour que la
tourière pût tout entendre. L'exempt des gardes , quand
sa surveillance était en défaut, s'excusait auprès de l'ar-
chevêque en disant « qu'il ne pouvoifc répondre de rien
tant que M. Hamon seroit à Port-Royal , que c'étoit un
homme entièrement dévoué aux religieuses et qui feroit
'tout pour les servir. » Les gardes le raillaient, ou du
moins, le jugeant sur sa pauvre mine et son costume
des plus humbles * , lui refusaient le Monsieur , seul
1. A part les rares occasions où l'on était obligé d'appeler d'au- '
très nriédecins en consultation avec lui, auquel cas M. Hamon se
288
PORT-ROYAL.
titre auquel tinssent les solilaires de Port-Royal; ils
rappelaient par dérision Monseigneur ou Mon maître ,
ou quelquefois Mon ami. On visita une fois son souper ;
on regardait jusque dans ses poches pour voir s'il n'y
avait point de lettres cachées , et l'on ne s'en rapportait
point à sa parole. La dignité du médecin souffrait en ces
instants et se sentait près de se révolter : le chrétien re-
prenait vite le dessus et remettait Thomme à la raison.
La nuit , on l'enfermait à clef dans sa chambre. Il pa-
raît même qu'il fut obHgé de faire encore une absence
et de s'éloigner de Port-Royal, mais ce ne fut que pour
un temps très-court. Il se soumettait à tout avec joie,
pourvu qu'il pût s'acquitter de son double devoir de mé-
decin et de consolateur. Il commençait régulièrement sa
journée en servant la première messe. C'est sous ce ré-
gime de contr ainte, en ces années d'épreuves, qu'il com-
posa pour les religieuses d'excellents petits Traités dont
j'ai à pgirler ; mais rien n'est pour nous d'un intérêt plus
intime et plus singulier qu'un autre petit écrit de lui
dans le goût des Confessions de saint Augustin , inti-
tulé : Relation de plusieurs circonstances de la Vie de
M. Hamon, faite par lui-même '^. Il s'y peint en traits
naïfs et fins, nous offrant dans son propre portrait un
modèle de psychologie chrétienne.
Quand je m'adressais pour la première fois, il y a
des années, à mes auditeurs de Lausanne, en leur disant
de vive voix bon nombre des choses qui se retrouvent
ici, j'ajoutais : « M. Hamon est, avec M. de Tillemont,
un de ceux que M. Gronthier , cet homme évangéJi^ue ,
avait le plus goûtés et* qu'il se proposait de donner à
revêtait, par bienséance et par respect pour ses confrères, d'un
vieil habit noir qui ne servait qu'à cela, il était des p^.us grossière-
ment vêtus et comme un pauvre. — Il portait, l'hiver, une très-
grande calotte, et, l'été, une moindre,
î. Imprimé en 1734, iu-12.
LIVRE CINQUIÈME.
289
connaître par des extraits bien choisis , coinme il Ta
fait pour Da Guet : c'est vous assurer d'avance qu'en
l'étudiant de près, notre patience aura son fruit et sera
récompensée. » Je disais cela aux chrétiens sincères
d'une autre Communion : aux indifférents même , pour
peu qu'ils aient encore la curiosité de Tesprit, je dirai
maintenant : Entrez et assistez ici au merveilleux dé-
tail et à la continuelle prière, au continuel et ingénieux
procédé symbolique d'une nature tout intérieure, toute
spirituelle.
M. Hamon , en effet , pour le définir à Tavance d'un
mot et le rapporter à sa vraie famille dans l'ordre chré-
tien, est un des grands Spirituels du dix-septième siècle.
Jean Hamon était né à Cherbourg, en Basse- Nor-
mandie , vers 1617. Il ne nous dit pas quels furent ses
parents , se bornant à nous donner dans sa biographie
l'histoire de ses sentiments et de ses pensées. Il avait
été mis de bonne heure aux études et y avait profité.
Tout enfant , il avait un goût particulier pour les sen-
tences ; il nous déclare le don , en croyant ne nous con-
fesser qu'un faible : « Il me souvient qu'étant enfant,
et n'entendant pas encore bien le latin le plus grossier,
comme j'aimois fort les sentences (ce qui est le carac-
tère des moindres esprits, ainsi que je le lisois dernière-
ment quelque part) , je lus par rencontre quelque chose
des Proverbes de Salomon que je trouvai admirables,
et j'en fis un petit extrait des plus belles sentences^
c'est-a-dire , de celles dont je pouvois entendre le latin,
et qui avoient quelque chose de moral. » Voilà le goût
déclaré de M. Hamon et la marque première et profonde
de son esprit : les saintes sentences. Gomme écrivain
religieux, il aura les spiritualités morales; comme mé-
decin hippocratique , les aphorismes , auxquels il tâ-
chera de donner , outre le sens physique et médical , un
èens moral encore plus relevé. Dans le^Nécrologe de
w — 19
290
PORT-ROYAL.
Port- Royal, c'est lui qui fera en latin les belles épi-
taphes. Vrai fils do Salomon, descendant du sage et
magnifique roi sous sa bure, il le suit à petit bruit, soil
qu'il interroge la vertu des simples et le suc de Thy-
sope, soit qu'il exprime le sens figuré et rt^fléchi de tout
ce qui passe devant ses yeux. Les Proverbes du Roi sage,
ç'a été pour M. Hamon, dès que son esprit s'est connu,
comme les Histoires de Tite-Live pour M. de Tillemont.
M. Hamon vint à Paris de bonne heure et lut pré-
cepteur de M. de Harlai , depuis premier président du
Parlement. On a dit, mais je ne sais si c'est exact,
qu'il alla à Rome avec lui. Il étudia en médecine et prit
ses degrés avec grand applaudissement. Déjà estimé
dans la Faculté, il était en passe , pour peu qu'il l'eût
voulu, de devenir un médecin en crédit dans le monde.
C'est alors, vers l'âge de trente et un ans ( 1 649) , qu'il
se sentit violemment poussé de Dieu. Il se mit entre les
mains de M. Du Hamel, qui avait succédé à M. Hillerin
dans la cure de Saint-Merry ; M. Du Hamel eut bien de
la peine à soumettre son esprit, et fut deux ans environ
à renfanter à une vie un peu nouvelle. Alors seule-
ment et déjà façonné , il le remit à M. Singlin. M. de
Harlai aurait désiré accommoder son digne maître par-
la collation d^un petit bénéfice dans une terre à lui ap-
partenant : M. Hamon ne voulut pas. Sous M. Singlin
il avait encore des incertitudes , non pas de vie chré-
tienne, mais de choix de lieu et de genre de pénitence ;
il avait l'idée de se faire chartreux. M. Singlin atten-
dait , et laissait s'user cette innocente inquiétude :
ce J'avois souhaité longtemps d'être à Port-Royal, nous dit
M. Hamon, mais je n'en parlois pas, p irce que je regardois
cela comme impossible. Cette grâce enfin m'ayant été ac-
cordée, M. Arnauld fut mon premier maître, et son cabinet
se trouva être un trésor pour mon utilité; ce qui fut un grand
effet de la miséricorde de Dieu sur moi, si toutefois je Pavois
LIVRE CINQUIÈME.
291
bien reconnue et si j'en avois bien usé. J'ai bien regret à ce
siècle d'or. Je vois à présent que je nefaisois que des songes
pendant tout ce temps-là qui devoit m'être si précieux, et je
puis dire que je songé encore.... »
Il arrivait ainsi à Port-Royal des Champs dans Tin-
tervalle des deux Frondes, vers juillet 1650, et quand
le désert était dans sa plus belle floraison chrétienne et
dans sa multiplication merveilleuse de solitaires; c'était
avant la fin du printemps sacré :
« En arrivant à Port-Royal, j'observai tout ce quis'y pas-
soit, et je puis rendre ce témoignage que je n'y ai vu per-
sonne, dans quelque emploi que ce fût, que je n'en fusse
consolé. J'admirois la providence de Dieu et la bonté qu'il
avoit pour cette maison, de lui donner lui-même jusqu'à des
porliers et des charretiers, et de remplir par son propre soin
desplaces encore moindres. Tout misérable quej'étois, je ne
laissois pas de voir, comme de mes yeux, que l'abondance
de la rosée du Ciel et de l'onction du Saint-Esprit s'étendoit
jusqu'aux franges de la robe de Jésus-Christ, et que non-seu-
lement tout dégouttoit de l'huile de parfums au dedans, mais
que même on voyoit au dehors de nouveaux plants d'oliviers
environner la maison : Novellœ oHvarura in circuitu. Ainsi
plus je voyois que cette maison ôtoit sainte, plus je craignois
de la déshonorer : car quoique je ne dusse être mis que dans
le bagage de l'armée, inter impedimenta eœercitus^ je voyois
néanmoins qu*il étoit raisonnable que la pudeur et la mo-
destie subsistassent même jusque dans le bagage des
épouses de Jésus-Christ.,..»
Je m'arrête , car non content de se comparer au ba-
gage, il va s'humiliant de plus en plus et arrive aux
images inutilement désagréables. C'est que rien n'est
inutile à ses yeux, et que le désagrément même est une
partie de la pénitence. Il se reproche de n'avoir pas
mieux profité de cette première saison de fécondité et
de moisson surabondante :
« Je ne sais comment il arrive malheureusement que nous
292
PORT-ROYAL.
ne voyons les amis de Dieu et ses saints que lorsqu'il nous
les II ôtés. La familiarité, la coutume et les sens forment
comme une espèce d'enchantement, et nous empêchent de
rendre intérieurement, et à la vue de Dieu, tout le respect
que nous devons à ces grandes âmes qui sont si rares. Je
puis dire, à ma confusion, que les plus grands trésors pas-
soient alors comme par mes mains, et que je n'en étois pas
plus riche. Je voyoisce qu'il y avoit peut-être de plus grand
dans le royaume de Dieu, qui est son Église, dans ce mal-
heureux temps où nous sommes ; et je devrois dire avec plus
de sujet que le Prophète : Malheur à moi^ car j'ai vu Dieu
de mes yeux. C'est un bonheur de voir Dieu dans ses saints;
mais c'est un malheur de l'y voir, et de ne l'y pas adorer, et
de s'y voir avec aussi peu de sentiment que j'en avois, en
voyant si souvent tant de saintes âmes. Ma tiédeur, étant
toute environnée de ce feu, me rendoit insupportable à moi-
môme. »
M. Hamon, en venant à Port-Royal des Champs, avait
vendu et distribué aux pauvres son petit patrimoine.
On ne tarda pas à mettre à profit sa science ; il succéda
bientôt comme médecin à M. Fallu, qui mourut en ce
même temps. On voit dans Fontaine qu'il ne réussit pas
tout d'abord auprès des solitaires. Le bon petit M. Fallu
faisait sa médecine gaiement et en pénitent plus guille-
ret que morose. On passa à un tout autre visage avec
M. Hamon, qui avait peut-être alors ce surcroît de gra-
vité qu'ont les sérieuses jeunesses, et qui^ «voyant
dans la médecine Timitation de la nature et dans la
nature l'œuvre de Dieu, » exerçait son art avec le scru-
pule et l'autorité d'un sacerdoce. De plus, vers ce
temps-là, une espèce de médecin "charlatan appelé
Duclos s'était insinué au dehors de Forl-Royal, par
M. d'Andilly ; M. de Luines mit à la mode un autre
empirique nommé Jacques , et , auprès des pilules de
Tnn et des poudres de l'autre , Fexacte et circonspecte
médecine de M. liamon avait tort. On ne tarda pour-
LIVRE CINQUIÈME.
293
tant pas à y revenir ; M. de Saci tint ferme pour M. Ha-
mon. Celui-ci avoue qu'il ressentit d'abord quelque fai-
blesse là-dessus :
a Le parti que je pris pendant toutes ces petites brouille-
ries, ajoute-t-il, fut de me déterminer au silence, qui est un
remède innocent, et qui ne gâte jamais rien J'aurois été
heureux d'être sourd, mais pour le moins je tâchois d'être
muet, et je ne pensois à guérir de maux que ceux qui se peu-
vent guérir par la prière.... On voit partout tant de semences
de division, qu'il est fort difficile de n'y contribuer en rien
qu'en se mêlant de peu de chose, en parlant peu, et en priant
beaucoup dans la retraite de sa chambre.... C'est ce que je
tâchois de faire le plus que je le pouvois, et je comprenois
que mes frères devenoient bientôt innocents en travaillant à
le devenir moi-même. »
Ces légères brouilleries ne se produisaient au reste
que parmi les solitaires, un peu distraits alors par la
guerre de la Fronde , et que le château de Vaumurier
émancipait parfois en discussions. Pour le dedans du
monastère, M. Hamon n'eut jamais qu'une révérence
prosternée et inaltérable. Il n'y entrait jamais , pour
voir une malade , sans se souvenir du canon de Séville
qui veut qu'en parlant aux vierges de Jésus-Christ ( ce
qui doit se faire rarement) , on soit toujours court :
Rara sit accessio , et brevis omnis locutio :
« On me faisoit néanmoins plaisir de m'aider en cela. La
mère Angélique le faisoit ; et lorsque j« me laissois aller à
des digressions, etquej'étois trop long, elle m'en avertissoit
en me faisant taire, et elle me renvoyoit tout d'un coup
quand la pensée lui en venoit, et qu'elle jugeoit que c'étoit
assez. J'ai toujours souhaité, depuis, qu'on me fit la même
grâce, quand on verroit que je me répandrois trop. »
La mère Angélique l'avertissait aussi de s'abstenir ,
en parlant aux sœurs malades, d'uù ton de trop grande
autorité et aussi de petites moqueries. Cette dernière
294
PORT-ROYAL.
disposition eût été assez naturelle à Tesprit fin de M. Ha-
mon, s*il ne l'eut réprimée.
Malgré tout ce qu'il trouvait d'édification à Port-
Royal, cette inquiétude du mieux, qui est une des ten-
tations des saints, agissait toujours dans M. Hamon, et
après deux ans de séjour il eut la pensée de se retirer
à Tabbaye de Saint-Cyran , où était M. de Barcos ; il y
devait aller avec M. Des Touches; mais cela manqua.
La mère Angélique , qu'il avait consultée là-dessus , lui
avait répondu franc qu'il ne demeurerait pas à Saint-
Cyran, s'il y allait, et qu'il en sortirait encore. M. Hamon
éprouvait en ce moment la tentation des lieux, dont
parle Y Imitation : « Imaginatio locorum et mutalio multos
fefellit :hdi représentation qu'on se fait de certains lieux,
et le changement qu'on y cherche , est une source d'er-
reur pour beaucoup. » Il fut lent à s'en guérir.
Et à propos de toutes ces vagues envies et convoitises
dont parle sans cesse M. Hamon et en termes couverts,
nous sommes assez embarrassé pour les définir. Ces re-
pentirs profonds , et sans caujse apparente , ce semble,
nous étonnent, et on est tenté de n'y pas attacher grande
importance. Toutefois , si à travers l'expression mys-
tique dont il s'enveloppe nous essayons de pénétrer dans
le réel, si nous nous rappelons ce mot de Pline le jeune :
ce La vie des hommes a des réduits profonds et de grands
réceptacles cachés : Vita hominum altos recessus ma-
gnasque latebras habet , » nous en venons à deviner que
M. Hamon luttait contre des passions et des séductions
probablement très-positives. Qui sait s'il n'avait pas telle
plaie secrète qui , mieux connue de nous , justifierait ou
expliquerait tous ses repentirs? Il parle mystérieuse-
ment d'un ennemi qu'il essayait de combattre par l'é-
tude , et qui n'était autre que le même démon que com-
battait saint Jérôme en apprenant l'hébreu. Enfin , à
son point de vue chrétien , il avait sans doute ses rai-
LIVRE CINQUIÈME.
295
sons pr<5cises de s'agiter et de vouloir fuir : des raisons
précises , il y en a toujours, même à ce qu'on a appelé
depuis le vague des passions *•
Il exerçait la médecine pour les pauvres et portait
toujours sa Bible avec lui, se reprochant de n'en pas
mieux profiter :
« L'amour de la lecture et de la solitude, dit-il, m'empor-
toit quelquefois. On ne me prioit presque point de voir quel-
ques nouveaux malades à la campagne, oulre les malades
ordinaires, que d'abord je ne le refusasse, ou je ne Taccor-
dois qu'en rechignant; mais je m'en repentois aussitôt, et, à
trente pas de la porte, j'allois avec joie où j'avois commencé
d'aller avec peine. — J'allois donc voir mes malades, dit-il
encore, et j'y faisois de mon mieux. Mais en vérité cela est
digne de compassion, que pour l'ordinaire cq n'est point le
mal que nous pensons, qui est cause de notre mort. »
Il craignait toujours de ne pas saisir le vrai point
de la maladie, et, trompé par quelque faux rapport,
de ne mettre, comme on dit, Templâtre qu'à côté du
mal :
V Ainsi j'avois toujours recours à Dieu, en lui disant pai-
siblement au milieu de mes courses, parmi les pluies, les
vents et les tempêtes : « Nisi Dominus sanaverit œgros,..,
a C'est en vain, Seigneur, que travaillent les médecins et
« les malades, si vous ne guérissez vous-même ; » à quoi j'a-
joutois ce passage de l'Écriture, qui est d'un prix infini :
« Confiteor tibi quia neque herba^ neque malagma . Je con-
« fesse devant vous, ô mon Dieu, que ce n'est point une
a herbe, ou quelque chose appliquée sur le mal des malades
« qui les a guéris, mais que c'est votre parole qui guérit
1. Dans la Vie manuscrite de M. Hamon par Dom Ciémencet
(Bibliothèque de Troyes), on lit en marge, à la page 10, la note
suivante : « Il existe des copies d'une lettre non imprimée de
M. Arnauld à M. Hamon, pour le tranquilliser sur les mouvements
qu'il disoit éprouver de sa chair. » M. Hamun dut, en effet, être
fort sensible.
296
POllT-ROYAL.
« toutes choses. » Ce que je terminois par ces paroles : « Tu
« solus es modicuSy quo curante nerno moritur^ quo non eu-
« rante nemo vivit: Vous seul êtes le médecin dont les soins
« empêchent de mourir, et sans les soins de qui personne ne
<r vit. »
Il s'édifiait de toute circonstance, et ses pauvres ma-
lades lui étaient comme une perpétuelle parole du
Christ. Il visitait un jour la femme d'un charpentier,
laquelle avait assisté à la vêture d'une novice à Port-
Royal, et qui, dans sa simplicité , en parlait magnifi-
quement :
« Cette bonne femme, se dit-il, ayant ainsi entrevu quelque
chose de la beauté des épouses de Jésus-Christ, et se voyant
ensuite elle-même par les yeux de PhumJlité, elle avoit de la
peine à croire qu'elle fût chrétienne, etellene se croyoitpas
digne de marcher sur une terre si sainte. Elle estimoit heu-
reux les serviteurs et les servantes qui approchoient de ces
saintes filles; et c'étoit elle-même qui étoit heureuse, puis-
qu'elle étoit plus proche d'elles par la foi que je ne l'étoispar
ma demeure. Elle me fit comprendre que le bonheur ne con-
siste pas à voir les saints, mais à voir Jésus- Christ en eux. »
J'abrégc, car il continue à raffiner en se comparant
avec cette bonne femme ét en se donnant cent fois Ir
désavantage; il applique en cet endroit le procédé de
style et de raisonnement de saint Augustin. Les esprits
sensés et pratiques ne sauraient entrer dans ces sub-
tilités à l'infini : elles paraîtraient d'une détestable lo-
gique aux Bayle , aux Frédéric le Grand, aux Du Mar-
sais; mais les cœurs tendres, les imaginations fleuries
les comprendront, — et tous ceux qui aiment à marcher
à travers le monde comme dans une forêt enchantée, où
chaque objet qu'on rencontre en recèle un autre plus
vrai et cache une merveille. Le Christianisme ainsi en-
tendu n'est que la bonne ma;;^ie. M. Ilamon est un mys-
tique.
LIVRE CINQUIÈME.
297
Vers la fin de sa vie, ayant besoin d'une monture
pour pouvoir suffire à toutes ses visites, il allait sur un
âne 5 de village en village, tenant un livre à la main * ;
ou plutôt il Favait tout ouvert devant lui sur un petit
pupitre assujetti à sa selle. Nous avons ici le pendant de
M. de Tillemont qui faisait ses voyages, si Ton s'en
souvient^, un bâton k la main , chantant à mi-voix les
petites Heures, M. Hamon lisant ou tricotant sur son
âne ( car c'était aussi un de ses utiles passe-temps ) , et
ne cessant de prier durant ce travail des mains , est
bien de la suite du Triomphateur pacifique qui entrait
à Jérusalem sur son ânesse. — Humble cortège , et à
qui pourtant il a été donné un jour d'occuper et de par-
tager le monde, en regard du triomphe des Césars et
des Trajans !
Et c'était un vrai fils de Salomon , vous ai-je dit , que
cet étrange docteur à la piteuse mine ; c'était un des
plus rares beaux-esprits qui se pussent découvrir. Il
avait le don de la spiritualité morale, le sens des em-
blèmes. Il lisait en espagnol les ouvrages de sainte Thé-
rèse, ceux de Grenade et d'Avila^; il lisait Pitalien ,
et, si Dante eût été alors en usage , il aurait été droit à
1. a II portait toujours sur lui un petit livre qui contenait le
Psautier, les Livres sapientiaux, et le Nouveau-Testament, qu'il
lisait sans cesse, et qu'il avait crayonné et marqué avec de petits
morceaux de papier rouge aux endroits qui l'avaient le plus tou-
ché; et il y avait écrit de sa main, à la tête, ces paroles de saint
Jérôme sur le chapitre 12^ de saint Matthieu : Otiosum verhum esl
quod sine uHlitate et loquentis dicitur et audientis, si omissis se-
rvis de rehus frivolis loquimur. » (Note de M. Le Roy de Saint-
Charles, Manuscrits de la Bibliothèque de Troyes.)
2. Précédemment^ dans ce même tome, p. 33.
3. « La grande sainte Thérèse, comme il l'appelait, qui fut tel-
lement blessée de la charité de VÉpoux, selon ce qui est dit dans
le Cantique, que son cœur fut transpercé d'un glaive de joie et de
douleur. » [Traité de la Prière continuelle , liv. I, chap. 9.)
298
PORT-ROYAt..
celte théologie symbolisée. Il a du Pétrarque, nous Tal-
ions voir, dans Fingénieuse allégorie de ses figures et
pour la mysticité en fleur.
Pourtant il n'écrivait pas encore; il ne s'en croyait
pas capable. Savant médecin , tout au grec et au latin,
quand il composait, chemin faisant, quelque prière,
c'était en cette dernière langue.
La persécution approchait, et la tourmente déjà se
faisait sentir : on était en 1656. Il commença à craindre
d'être chassé , comme les autres , de son saint désert :
« Je vis bien aussi qu'il falloit m'accoutumer à me faire
une chambre qui pût me suivre partout, et dans laquelle je
pusse me retirer, selon le précepte de l'Évangile, afin de m'y
mettre à couvert du mauvais temps de dehors.... Je voyois
tous mes frères dispersés chacun de côté et d'autre, et je
ne pouvois plus les voir réunis que dans mon cœur par la
charité. Je compris plus que jamais , dans toutes ces sépara-
tions, que toutes les personnes que Dieu avoit liées ensemble
par son Esprit dévoient tous les jours s'entr'offrir à lui au
Saint-Sacrifice. »
Un jour, en lisant le livre de Josué^ il remarqua le
passage où il est dit ( chap. xxii ) que les tribus de Ru-
ben et de Gad et la demi-tribu de Manassé, s'en retour;:
nant dans les terres qui leur avaient été assignées au
delà du Jourdain, bâtirent un autel près de la rive,
pour que cela leur servît à l'avenir de témoignage , s'il
en était besoin , et prouvât qu'elles étaient du peuple de
Disu. M. Hamon , qui se voyait en danger aussi d'être
rejeté sur l'autre rive du Jourdain, loin de Port-Royal,
celte vraie terre de Ghanaan , pensa à se bâtir une es-
pèce d'autel, in teslimonium , « pour être à mon égard ,
disait-il, un monument, un témoignage; afin que, si
j'élois assez malheureux pour abandonner la vérité , je
fusse convaincu par mon propre témoignage quej'étois
un déserteur et un perfide. » Il commença donc à jeter
LIVRE CINQUIÈME.
299
sur le papier quelques pensées qui lui vinrent sur la
persécution même, mais il n'eu fut pas content : « Gela
étoit assez affectif, fort enflé et, comme Ton dit d'ordi-
naire , d'un style de phèhus. Gomme je n'avois pas d'u-
sage d'écrire , surtout en françois j'avois beaucoup de
peine et j'avançois peu ; ce qui fit que je laissai tout là.»
Or , quelque temps après, M. de Sainte-Marthe lui dit
de lui-même , et sans y être provoqué par aucune confi-
dence : a Vous devriez écrire quelque chose sur l'Écri-
ture. » Et comme M. Hamon lui alléguait qu'il était
laïque , il réfuta cette objection par des exemples. C'est
alors que combinant son premier dessein avec le conseil
de M. de Sainte-Marthe , M. Hamon se résolut à écrire,
mais en manière de commentaire sur quelque passage
de l'Écriture, et à bâtir, en un mot, son autel tout en
terre sainte» II n'était plus embarrassé que pour le choix
entre les livres sacrés. Le Cantique des Cantiques ^ cq
riant ouvrage de Salomon , et le plus allégorique , as-
sure-t-on , de tous ceux de l'Écriture , celui qui , avec
l'Apocalypse , prête le plus aux interprétations infinies,
le tentait fort. Il ne s'agissait plus que de s'y mettre et
de commencer :
« Gomme j'allai à Paris, raconte le pieux narrateur dans
sa puérilité charmante, un jour que je n'avois fait que cou-
rir, sans prier Dieu, et dans une dissipation entière, toutes
sortes de méchantes pensées ayant pris un cours si libre
dans mon cœur et ave .: tant d'Impétuosité que c'étoit comme
un torrent qui m'entraînoit, je m'en retournois à la maison
tout hors de moi, lorsque me trouvant proche l'église de
Saint- Jacques dans le faubourg®, j'y entrai n'en pouvant
plus. Ce m'étoit un lieu de refuge : elle étoit fort solitaire
les après-diners. J'y demeurai longtemps, car j'étois telle-
1. Ses thèses en effet et ses écrits de médecine étaient en latin.
2. Saint-Jacques-du-Haut-Pas , où est enterré M. de Saint-Gyran.
300
PORT-ROYAL.
ment perdu et comme enterré dans le tombeau que je m'6tois
creusé moi-même, qu'il ne m'étoit pas possible de me re-
trouver.
« Quand je commençai d'ouvrir les yeux, la première
chose que je vis fut ce verset du Cantique : « Sicut turris,..,
a Votre cou est comme la tour de David, qui est bâtie avec
« des boulevards. » Je m'y appliquai assez fortement, parce
que j'étois fort las de moi-môme et de tous mes fantômes.
Gomme il me sembla que cela m'avoit édifié, je résolus
de l'écrire, et je l'aurois fait le jour même, s'il n'eût été si
tard quand je fus de retour. Le lendemain je ne voulus pas
sortir de ma chambre que cela ne fût achevé. J'étois obligé
ce jour-là d'aller chez M. Arnauld et M. de Sainte-Marthe;
je leur montrai ce que j 'avois écrit, et ils me portèrent à conti-
nuer. De moi-même j'étois bien aise de faire encore quelques
versets qui pussent me servir d'autel. Quelque temps après,
cet autre verset : « Surge^ ^^ta'/o; Levez-vous, Aquilon... » ,
me vint dans l'esprit, et ce fut le premier que je fis avec plus
de loisir et d'étendue. »
Ce travail de M. Hamon sur le Cantique des Cantiques,
complété peu à peu, n'alla pas à moins de quatre volu-
mes d'Explications et commentaires, qui fîirent publiés
plus tard d'après le manuscrit revu et cori'igé par Nicole.
Ces corrections, dont l'objet était d'adoucir quelques
expressions outrées , ont laissé toutefois l'ouvrage avec
sa physionomie suffisamment singulière et propre * .
J'ai hâte d'arriver aux petits Traités de piété qu'il
1. Malgré notre respect pour l'auteur et la circonspection habi-
tuoîle oii nous aimons à nous tenir, nous devons cet hommage au
sens commun d'avouer que l'ouvrage de M. Hamon n'en a pas
l'ombre. Il est impossible d'y découvrir (je parle pour nous, mo-
dernes, — pour moi) un mot qui ne soit pas une illusion et une
chimère. Il serait trop aisé d'en citer nombre de preuves et de
faire sourire. « Votre nombril est comme une coupe faite au tour....»
M. Hamon développe en de longues pages comme quoi ce nombril
est la foi, qui se trouve alors naturellement comparée à une coupe.
« Cette coupe, dit-il, est la foi.... Hélas! nous devrions toujours
avoir cette coupe salutaire à la main, etc., etc. » Il fallait posséder,
des trésors de sérieux et de naïveté croyante pour oser, durant des
LIVRE CINQUIÈME.
301
composa pour les religieuses. Darant les neuf mois de
son exil il n'avait pas été inactif à leur égard; les mères
et sœurs captives, détenues isolément dans les couvents, ^
avaient reçu quelquefois de petites lettres discrètes de
consolation , d'une fine et nette écriture , signées
Jean le Normand: elles avaient reconnu M. Hamon.
Une fois rentré aux Champs, observé, enfermé sous
clef, il écrivit pour elles les encouragements particuliers
qu'on va lire , et il ne se les permit pas sans beaucoup
de scrupule intérieur , parce qu'il craignait toujours de
commettre une usurpation de fonctions ; mais il lui sem-
blait qu'à cette heure de détresse et de nécessité ex-
trême, les vraies consolations n'étaient adressées par
personne. M. Hamon n'approuvait pas les publications
toutes polémiques , telles que les Imaginaires de Ni-
cole , qui se poursuivaient alors ; il y trouvait plus d'é-
pines que de moelle nourrissante.
volumes, insister à ce point sur ces choses et s'appesantir sur ces
explications, avec la confiance de s'y confirmer, et de ne pas écla-
ter d'un franc rire humain à un moment. Mais c'est, dira-t-on,
de la littérature de saint Bernard et même des anciens Pères. Si
cela est, il s'en suivrait seulement, au point de vue logique, qu'il
y a eu aberration de l'esprit humain pour toute cette branche de
littérature sophistiquée, qui consistait à chercher des milliers de
sens et de doubles-fonds dnns quelques hgnes d'un texte^ à cause
qu'il tt-ait réputé sacré. « L'humanité, a-t-on pu dire, a vraiment
cherché midi à quatorze heures pendant des siècles. » Ce qui est
certain, c'est que M. Hamon réinvente ou continue cette sorte de
littérature comme pas un autre au dix-septième siècle, et avec une
intrépidité de sens mystique et symbolique qui est, à lui, son signe
dislinctif. Nous devions faire, une fois pour toutes, cette réserve.
Nous nous attacherons surtout, pour être en droit de le goûter, à
ce qui est de son cœur. — M. Arnauld n'était pas très-loin de
penser comme nous sur quelques-uns de ces Traités de M. Hamon,
lorsqu'il écrivait à madame de Fontpertuis pour qu'elle le dît à
M. Nicole (20 mai 1689) : « 11 me semble que l'on nedevroit pas se
contenter de corriger, dans les Traités que l'on donne, les pensées
qui ne seroient pas justes, mais que l'on devroit choisir, et ne pas
donner les Traités q^i sont trop pleins de pensées peu justes, »
302
PORT-ROYAL.
y'occupant tout d'aljord du point essenliel et qui fai-
sait le plus souiïVir, de la séparation où l'on était des
directeurs et des guides, il cherchait à tirer du mal même
le principe du remède :
« En considérant les s<'parations passées et celles dont on
menace encore, disait ce théologien improvisé de la capti-
vité, il m'est venu dans la pensée qu'on ne possède point la
charité par les sens, et que, les personnes qui nous servent
devant Dieu ne nous étant utiles que par la charité qu'elles
ont pour nous et que nous avons pour elles, cette vertu peut
se conserver toute entièrn dans l'absence que nous souffrons,
comme elle se conservoit lorsque nous la craignions. Il est
vrai que quand on a de l'affection pour une personne ver-
tueuse et habile, on ne pçut se pa ser d'avoir quelque com-
merce avec elle, et que c'est d'ordiijaire la communication
qu'on a avec ceux qui sont à Dieu, el qui prennent soin de
nous, qui nous porte davantage à Dieu. Mais il n'est pas im-
possible d'entretenir ce commerce durant leur absence, sans
se parler et sans s'écrire, pourvu que nous parlions d'eux à
Dieu et qu'ils lui parlent de nous. Gomme je m'occupois de
cette pensée, j'ai trouvé dans ce que je devois lire de l'Écri-
ture ces belles paroles : Dilige proximum tuum , et fide ]
conjungere cum illo (Ghéris ton prochain, et sols uni avec i
lui par la foi). Cette rencontre si heureuse m'a paru un effet j
de la Providence, et j'ai connu par là que nous ne pouvons |
avoir de véritable union avec les personnes que nous chéris- ]
sons que par la fol qui nous lie avec elles, et que cette foi ]
qui est au-dessus des sens est le seul sujet et le seul motif 1
des saintes affections, comme la cupidité qui ne s'attache j
qu'aux sens est la seule cause des passions. » /
Usant du procédé habituel et ingénieusement subtil |
de la dialectique chrétienne , de ce procédé dont saint
Augustin est l'Aristote accompli et comme merveilleux,
il va essayer de démontrer que , bien loin de nuire à
Tunion , l'absence , si on la prend comme il faut , est
plutôt capable de la servir , tandis que la présence , en
LIVRE CINQUIÈME. 303
confondaut les choses des sens et celles de la foi , peut
contrarier souvent cette union et y apporter du trouble :
« Il est bien plus aisé, en plusieurs rencontres, de ne se
servir point des sens, que de les modérer et de les régler.
Quand l'amitié est véritable, l'absence la purifie, et la rend
toute de foi et toute spirituelle ; au lieu que la présence la
rend souvent, si on ne veille beaucoup sur soi-même, tout
humaine et toute sensuelle. »
L'union qu'on peut avoir par les sens avec les plus
grands saints est bien défectueuse ; la vanité , la jalou-
sie, Famour-propre , le mécontentement sous bien des
formes , s'y peuvent glisser. Éloignés , ils redeviennent
plus purement ce qu'ils sont : « On peut dire qu'au lieu
qu'auparavant ils étoient entre Dieu et nous, c'est à
présent Dieu même qui est entre nous et eux. » Après
avoir développé dans tous les sens ce Fide conjungerey
il s'écrie ;
« Quittons-nous nous-mêmes ; en nous est le lieu etTorigine
de toutes les contrariétés qui peuvent nous séparer les uns
des autres, et nous n'y trouvons que de la diversité; met-
tons-nous devant Dieu, où nous ne ti*ouverons que de
l'unité.... Les yeux, quoique séparés, quand ils voient, sont
unis dans le même rayon de lumière. »
De même que sa médecine était une théologie con-
tinuelle , sa théologie devient comme une physiologie
de la foi :
« Nous n'ignorons pas que dans le corps, lorsqu'il se porte
bien, il n'y a point d'absence entre les parties mêmes qui pa-
roissent les plus reculées, parce qu'elles demeurent toutes
dans l'union de la nature ; les pieds sont loin du cœur et des
entrailles par le dehors, mais ils en sont bien proches par
le dedans.... Si donc il n'y a rien d'absent et d'éloigné dans
les corps que forme la nature et qui sont tout matériels, à
plus forte raison il n'y a rien d*absent dans le corps de Jé-
sus-Christ. Gomme on ne prend pas garde quand le bras de-
304
PORT-ROYAL
meure bien attaché k l'épaule qui est son lieu naturel, dans
quelle situation il peut être ailleurs et si la main se porte au
visage ou au pied... , il en est de môme des personnes qui
nous conduisent et desquelles Dieu se sert cjomme de ses
mains pour nous distribuer ses biens. On peut les éloigner
de nous quant à Pextéricur; mais, comme elles ne s'éloi-
gnent pas de Dieu et qu'elles demeurent toujours attachées
à nous par les liens de la charité, elles ne changent point
dans tous leurs mouvements.... elles demeurenttoujours dans
leur lieu naturel ... Le Saint-Esprit est le lieu des Saints,
comme le dit admirablement saint Basile. Tout autre lieu
leur est étranger. »
C'est ainsi qu'il travaillait à leur persuader que ce qui
était physiquement et matériellement n'était pas; que
les absents leur étaient d'autant plus présents qu'ils
étaient absents, et réciproquement elles à eux, pauvres
captives ; et dans le temps du moins où elles le lisaient,
il leur donnait l'impression ardente et vive de cette in-
visible réalité :
« Voilà donc un moyen indubitable de demeurer toujours
avec les. personnes qui sont à Dieu ; et c'est un moyen bien
facile puisqu'il ne faut qu'aimer. Si nous voulons avoir plus
d'accès auprès d'elles, aimons davantage ; ayons plus de
charité, si nous voulons en être plus proches : il n'y a que
des degrés de charité dans ce lieu saint qui est toute cha-
rité. 3>
Dans un autre petit Traité, à propos d'un bruit qui
avait couru d'une transmigration générale et d'une dis-
persion des sœurs dans des couvents séparés, il repro-
duisait avec une grande fertilité de vues ét d'images sa
théorie de l'union en Dieu, union plus parfaite dans la
privation sensible :
« 11 n'est point nécessaire de parler et de voir pour croire
et pour vivre de la foi, il ne faut qu'entendre parler Dieu....
Or il est certain que l'on ènten-i Dieu av^c plus de facilité,
LIVRE CINQUIÈME.
305
quand on n'entend que lui seul et que, personne ne faisant
de bruitauprès de nous, nous ne nous en faisons point à nous-
mêmes.... Quand vous n'auriez jamais occasion de rendre
aucun office de charité à vos frères, n'aimez point le monde,
et vous les aimez. y>
Eq lisant quelques-uns de ces passages, on se prend
à regretter que M. Hamon n'ait nullement songé à être
ce qu'on appelle un écrivain; il l'est involontairement
par endroits : il aurait eu très-peu à faire pour Têtre
toujours. Lui et Du Guet nous font regrelter le Futi-
lité morale et pratique ait tout emporté chez eux^ et que
Fart, le sentiment du style, dont ils étaient naturelle-
ment doués, n'ait pas tenu dans leur pensée un coin
propre: l'utilité eût été plus durable, on les lirait en-
core.
Voici l'un de ces vraiment beaux passages :
« On aime ses frères partout oii Ton peut recevoir le
Saint-Esprit, et l'on est uni à eux dans tous les lieux oii on
les aime. Lé peu d'intervalle qui est entre les cordes d'un
luth n'empêche point qu'elles ne résonnent en même temps,
et qu'elles ne concourent ensemble pour former la même
harmonie et satisfaire nos oreilles. Quand ces cordes ne sont
point tendues et qu'elles s'entre-touchent, ou que n'étant
point sur le luth, elles sont pliées ensemble, on peut dire
que, dans cette grande union, elles n'en ont plus aucune
pour la musique, qui est la seule union qu'on leur demande;
il faut donc les séparer pour les unir, et c'est cet éloigne-
ment et cette juste proportion que l'art leur donne, qui les
rend capables de produire cette belle harmonie que nous en-
tendons quand on les touche. Laissons-nous donc conduire à
Dieu.... Nô nous mettons point trop en peine s'il nous éloi-
gne ou s'il nous approche ; ne nous occupons que du soin de
le louer.
« C'est une illusion de croire que nous le louerions mieux
si nous étions à la place d'un autre : louons-le à la nôtre ; et
que chacun le loue à la sienne, afin qu'il soit loué de tous
côtés, par toutes sortes de personnes, et en toutes sortes de
IV — 20
306
PORT-ROYAL.
rencontres, et qu'ainsi l'harmonie des Saints de la terre,. si
cela se peut, ne soit non plus interrompue que l'iiarmonic
des Saints du Ciel.
a Car, quoique la louange que nous donnons à Dieu ici-
bas soit très- iiriparfaite et beaucoup au d';ssous de celle que
lui donnent les Bienheureux, nous faisons pourtant en quel-
que manière une partie de ce grand concert; et pour mon-
trer qu'ils s'attendent que notre chœur réponde au leur,
nonobstant la grande disproportion qui se rencontre entre
eux et nous, il ne faut qu'entendre ce que dit l'Époux à ses
Épouses : 0 vous qui habitez dans les jardins, etc. »
Il entremêle en ces endroits et à propos, pour la con-
solation des vierges, quelques accents du Cantique de
Salomon; on en a moins encore le commentaire (ce
qu'il a trop fait ailleurs) que Técho mélodieux. Il rap-
pelle et cite le mot de saint Ambroise, « qu'on chante
mieux dans l'affliction, et que nous élevons plutôt notre
voix à Dieu quand nous sommes'abandonnés. » En vé-
rité, M. Hamon semble devancer, par la tendresse de
quelques-unes de ses expressions, les chants des com-
pagnes d'Esther. On comprend qu'il ait été l'un des
guides de Racine enfant, et, entre tous, le solitaire pré-
féré de lui dans les heures du repentir.
Le thème de M. Hamon dans ces petits Traités (et il
y en aplus de douze) est perpétuellement le même, mais
il en varie le développement et les applications avec
infiniment d'esprit. Il est inépuisable en raisons pour
prouver que tout ce qui nous entoure et nous touche à
l'extérieur n'est qu'une inutilité, et souvent un empêche-
ment, un vêlement bon à prendre ou à laisser : il n'y
a de vrai que ce qu'on ne voit pas. Le tout est d'être uni
k Dieu par la volonté; on est alors dans la vie. Dieu
opère en nous notre volonté même et toutes nos ac-
tions :
t Dieu nous sauve (ellement parles actions de piété qu'il
LIVRÉ CINQUIÈME. 307
nous fait faire et qu'il fait lui-même en nous, qu'il nous pour-
roit sauver ég-alement et avec la même facilité par une autre
sorte d'actions toutes différentes et même contraires. »
Tout ceci est chrétien, purement et profondément
chrétien : et pourtant remarquons-ie, moins à propos
de cet endroit même que comme impression générale,
M. Hamon pousse si loin celle manière de ne voir par-
tout dans le monde extérieur qu'apparence indifférente
et phénomène, qu'il a quelque chose d'idéaliste et de
mystique à la façon de l'Orient et du très-haut Orient.
Il a du Brame ; sa religion donne quelquefois l'idée du
Bouddhisme, aussitôt réduit sans doute au Christia-
nisme, mais on est sur la pente, et on croit sentir par
moments qu'il n'y a qu'une mince cloison qui en sé-
pare. — M. Hamon est le plus oriental des nôtres.
Mais cette cloison qui sépare est tout : ce sont les
trois croix du Calvaire^ c'est le corps même de Jésus
crucifié. Il croit à un Dieu humain et tendre, à un Dieu
actif et vivant :
« C'est sa volonté qui nous fait vivre.... Notre vie ne con-
siste point datjs toutes les choses qui peuvent dépendre delà
puissance des hommes et qu'ils peuvent nous ôter, mais seu-
lement dans la volonté de Dieu et dans la nôtre, dont nous
sommes toujours les maîtres lorsque par un effet de sa miséri-
corde nous l'avons soumise à celle de Dieu, C'est ce qui nous
met dans une grande liberté, et ce qui rend les serviteurs de
Dieu invincibles lorsqu'ils ne cherchent que lui ot qu'ils ne
s'attachent qu'à sa volonté. »
Je ne vois pas ce qu'on pourrait opposer chrétien-
nement à la doctrine de la Grâce renfermée en ces
termes. Je ne dis pas qu'il l'explique, mais il rexprime.
Il la rend dans tout son complexe, d'autres diraient dans
toute son inintelligibilité. M. Hamon, sans dispute, sans
contention, a senti et paraît comprendre autant qii au-
308
rORT-ROYAL.
cun grand chrétien ce qu'à son point de vue on pourrait
appeler Vo7"ganisme de la Grâce, le vitalisme de la Grâce.
Il présente, en un endroit, l'oppression de Port-
Royal, cette violence et cette spoliation qu'on y subit
et auxquelles on doit se résigner avec soumission, avec
joie, comme une amende honorable due à Dieu pour la
cupidité de tant d'autres monastères, communautés et
sociétés, comme une expiation éclatante et légitime
payée au suprême Vengeur pour les excès d'autrui et
des Jésuites eux-mêmes. L'idée est profonde et belle :
qu'en aurait dit M. de Maistre, qui n'aurait pu s'em-
pêcher de reconnaître là une application, une ébauche
du moins de son dogme favori de la solidarité ?
« Les grandes vertus des uns, dit M. Hamon, sont comme
une amende honorable qu'ils font à Dieu pour les grands
vices des auti es. On fait à présent une espèce d'idole de l'in-
térêt des Communautés. On croit qu'il y a de la vertu à
faire tout ce qui paroît nécessaire pour la conservation
d'une maison. Ce que nous croyons ne pouvoir faire pour
nous, nous croyons le pouvoir faire pour elle. Elle n'est ja-
mais ni assez rangée (rentée?) ni assez riche, et toutes nos
cupidités nous paroissent innocentes, à quelque excès qu'elles
se portent, lorsqu'elles vont se perdre dans cette grande mer
qui engloutit tout et qu'on appelle le bien de la Communauté,
« Voilà un ^ caudale qui est public; car on ne s'en cache
pas, et tout cela se passe aux yeux du soleil, inoculis solis^
comme dit l'Écriture, puisqu'on n'a pas craint (ce sont ici les
Jésuites auxquels il fait allusion) d'écrire et de soutenir qu'il
est permis de tuer et de calomnier une personne qui blesse
la réputation de notre Communauté. Je demande donc oii
est la satisfaction que les serviteurs de Dieu lui ont faite
pour réparer un tel outrage. Il n'est pas ici question du
jeûne ; et l'on peut dire que Dieu n'est point vengé de ce
genre de démons i.ar la prière et par le jeûne, qui le vengent
de tous les autres en les chassant. Je demande une satisfac-
tion publique et qui ait quelque proportion avec ce désordre si
épouvantable^ pour le réparer à la vue des Anges et à la face de
toute l^ Église..,.
LIVRE CINQUIÈME.
309
« Nous envoyons qui aiment leur maison jusqu'au mé-
pris de Dieu : que devons-nous faire, si nous sommes touchés
de son intérêt, que de l'aimer et de le servir jusqu'au mépris
de notre maison? »
On a senti combien le ton s'élève : Fémotion lui
donne la netteté du langage et la force. J'ai dit précé-
demment que Port-Royal, en ces tristes années, n'avait
pas le rayon, je me rétracte : grâce à M. Hamon, ce
Port" Royal battu, écrasé, dénué de tontes parts, qui
n'à plus ni sa maison de Paris, ni ses solitaires des
Champs, ni les sacrements à Tintérieur, ni ses céré-
monies pieuses, ni ses saints cantiques réjouissant la
vallée, ni les cloches appe/S^ant aux jours de fête les
fidèles et les pèlerins du dehors, nous apparaît tout
d'un coup comme un Juste exposé sur son rocher
d'adversité, comme une victime sous le pâle éclair ora-
geux d'une nuit du Calvaire.
Les phalanges célestes elles-mêmes ne manqueront
pas d'y assister, et on nous les montre intervenant d'en
haut dans cet holocauste innocent réclamé par la sainte
vengeance, dans ce long siège d'extermination que sup-
portent les vierges de Port-Royal, comme autrefois les
habitants de Jérusalem et de Béthulie. M. Hamon con-
voque à leurs yeux, pour les soutenir, une spirituelle
et innombrable milice de témoins et de défenseurs.
Voici comment cet humble et doux consolateur s'élève
peu à peu à son rôle de Tyrtée sacré :
« Tous ceux, dit-il, qui font leur cause de la cause de Jé-
sus-Christ, pensent à nous et prient pour nous. Il y a des
personnes dans les lieux les plus éloignés qui lèvent les mains
au Ciel pour no^s, lorsque peut-être nous les tenons bais-
sées.... Nous ne pouvions voir auparavant que les personnes
qui étoiènt de notre connoissance : à présent celles même
que nous ne connoissons pas et que nous n'avons jamais vues
nous voient devant Dieu et nous consolent par leurs prières....
310
PORT-ROYAL.
ff Mais que notre viie est bornée de ne voir que les Saints
de la terre qui s'intéressent pour nous! si nous avions cette
foi qui donne ces yeux invisibles dont parle si souvent saint
Augustin, invisibilesoculos^ nous nous verrions environnésde
toute la Milice du Ciel, et les collines qui sont à l'enlour de
cotte Ville assiégée nous paroitroiertt toutes couvertes de cha-
riots Je feu pour notre défense^ »
M. Hancion suit les pauvres religieuses opprimées dans
la privation progressive des sacreorients, de la Confession
d'abord, de TEucharistie, du Viatique, de i'Exlrôme-
Onction; il les accompagne en idée jusqu'au dernier
soupir, et par delà jusque dans le refus de sépulture en
terre sainte. Il a pour principe que les sacrements, si
sacrés et si efficaces qu'ils soient dans leurs mystères,
ne sont nullement essentiels; le baptême lui-même ne
Test pas : plus d'un martyr dans la primitive Église s'en
est passé, et, ne le pouvant recevoir des mains du prêtre,
Ta trouvé plus heureusement encore dans son propre
sang versé pour sa religion : « Quand on a Tespril de
Jésus-Christ, on ne peut être séparé de Jésus-Christ. » Il
faut se borner dans cette multitude de belles sentences
qui se peuvent détacher de la trame subtile des déduc-
tions; je n'en citerai plus que quelques-unes prises çà
et là et relatives à chaque sacrement.
Sur la privation de la Confession :
(( Nous avons tant de fois parlé aux ministres de Jésus -
Christ sans que nous en soyons plus avancées, parions à
présent à Jésus-Christ : sa parole a plus de force que celle
1. Se rappeler Virgile, au second livre de VÉnéide, et ce voile
que Vénus lève soudainement de devant les yeux d'Énée pendant
le sac de Troie, cet humain rideau qui, en se déchirant, lui laisse
voir les grands Dieux à Foeuvre dans la plaine et sur les collines, et
s'acharnant de toutes parts à la vengeance. Chez M. Hamon, c'est
à l'œuvre de clémence et de protection que les saintes Milices sont
employées. L'imagination et la foi , sous leurs formes diverses, se
rapprochent et se touchent.
LIVRE CINQUIÈME. 311
d'un homme.... Ayons plus de foi et moins de scrupule....
Nous n'avons qu'à nous adresser à ce confesseur du cœur, et
il nous confessera.... d
Sur la privation de TEucharistie :
« Jésus-Christ exerce davantage notre foi quand il enlre
dans notre cœur les portes fermées que lorsqu'il y entre en
la manière ordinaire.... Qui nous séparera de cette sainte Eu-
charistie que nous recevons immédiatement de la main de
Jésus-Christ?. . Qui nous séparera de cet autel invisible
dont nous sommes nous-mêmes les prêtres? Qui nous sépa-
rera de notre cœur?... Ne l'avons-nous pas reçu bien des
fois, et cela ne doit-il pas suffire pour réveiller notre foi
quand elle s'endort? Ressuscitons en nous la grâce de nos
communions passées. »
Sur la privation du Viatique ou de la communion des
mourants :
« Quand l'Époux arrive, l'Épouse n'a plus tant de peine de
n'avoir point reçu de lettres pendant son absence, et elle ne
s'étonne pas du bruit qu'elle entend, quand elle apprend que
c'est lui qui frappe à la porte.... Ayez un peu de patience, le
rideau va être tiré : vous verrez Jésus-Christ comme il vous
voit, et vous verrez tout en le voyant. »
Pour ragonie et l'absence de prêtre à cette heure
suprême':
« Il n'y a point de prêtre qui nous assiste à l'agonie ; nous
mourons sans leur secours.... Mes mères et mes sœurs me
rendent les mêmes devoirs que me rendroient les prêtres de
Jésus-Christ. Les Épouses, dans une telle nécessité, sup-
pléent aux amis de l'Époux, et on peut dire que, s'il y a
moins d'autorité, il n'y a pas moins de charité.... Quand il
s'agit de rendre les derniers devoirs à une personne qui se
meurt, tous les fidèles deviennent ministres de Jésus-Christ. »
Sur la privation de la sépulture ecclésiastique :
« Vous me menacez de me priver de sépulture, si je ne
312
PORT-ROYAL
consens à l'oppression d'un innocent et si je no rends un té-
moignage que je crois faux.... Vou3 me menacez comme d'un
grand mal de co que je njgarde comme un grand Lien.... Je
demeureiois toujours pauvre, si vous ne me faisiez trouver
un trésor dans mon sépulcre,... Quand on méprise sa vie, on
ne se mot point en peine de ses funérailles.... On entendra
également en tous lieux le son de la trompette, i
Ce n'était pas sans d'extrêmes scrupules et sans une
vraie violence que Thumble pénitent laïque se portait
à tenir et à exercer, près des saintes filles dont il se
considérait comme le serviteur, ce rôle de conseiller et
d'appui spirituel. Il se répand là-dessus dans ses con-
fessions d'une manière bien touchante et qui nous dé-
couvre son combat. Nous venons de cueillir et de goûter
le fruit; voici les racines tout innombrables et déliées,
racines de crainte et d'humilité sous terre :
« L'une des plus grandes peines que j'eus pendant ces
temps d'affliction, et qui m'étoit particulière, ce fut l'enga-
gement oia je me vis réduit, de donner quelquefois à ces
Épouses de Jésus-Christ quelques pensées sur l'Écriture,
pour les consoler et les soutenir dans l'extrême abandonne-
ment où elles étoient. On avoit beau me fortifier là-dessus,
j'y sentois au-dedans de moi une furieuse répugnance. Je
voyois que je me produisois trop, et que ce n'étoit que ma
faute. On pouvoit avoir raison de me conseiller cela, mais je
croyois toujours avoir eu tort de demander conseil là des-
sus.... J'admirois qu'on pût goûter rien de ce que j'écrivois :
mon style ordinaire est ridicule; je ne puis me réformer....
Quand je représentois cela, on ne m'éco^toit point. Je repré-
sentois, et à M. Arnauld et à M. de Saci, le péril où ils s'ex-
posoient eux-mêmes en m'y exposant, et ils n'en étoient
point ébranlés. Je témoignai même que j'avois peur que la
mère Angélique, qui de son vivant me portoit incessamment
à écrire, n'eût eu à répondre de cela au jugement de Dieu.
Le grand nombre d'écrivains m'épouvantoit, et je me fis une
prière que je disois tous les jours, en réparation de ma
faute : Miserere^ Domine^ prophetantium ex corde.,,,»
LIVRE CINQUIÈME.
313
Il faut tout oser dire, et montrer, maintenant que
nous Taimons et le révérons , le personnage dans tout
rintérieur de son âme modique et tremblante , de son
âme à la fois saintement pitoyable et magnifiquement
vénérante. On avait pris occasion (et quand je dis on,
je veux parler de M. Arnauld, de M. de Sainte-Marthe,
et des directeurs absents) de ce surcroît de travail et de
cette utilité nouvelle de M. Hamon pour lui prescrire
de modérer les jeûnes excessifs qu'il s'infligeait. Jusque-
là il donnait régulièrement chaque jour la moitié de sa
portion (et une bien maigre portion*) à une pauvre
veuve, et il voyait à ce retranchement et à cet emploi de
sa nourriture toutes sortes de raisons nécessaires de foi,
de justice et de charité : au contraire, par un effet de la
même subtilité morale scrupuleuse, il trouvait à sa nou-
velle fonction de directeur malgré lui des inconvénients
et des périls sans nombre :
« Cela est contraire à la foi, disait-il, parce qu'en vous écri-
vant, je m'en éloigne, puisque je mets lamain à l'Arche comme
Osa, et que Dieu n'a pas besoin démon secours pour la sou-
tenir....Ce quejefais est encore contraire à la pénitence : «Do-
« ceremonacho non est inausu^ nec pœnitenfi in affectu (jamais
c laïque n'a dû s'ingérer d'enseigner; jamais pénitent n'a dû
(( seulement en avoir la pensée) » .... Enfin Dieu veut que je
1. Je tire d'un manuscrit le détail suivant, qui ajoute quelque
chose de plus précis à ce qu'on savait déjà des jeûnes et des morti-
fications de M. Hamon : « Il a vécu six ans du pain de son le plus
maigre, oîi on mêloit juste autant de farine qu'il en falloit pour
quelque liaison. Rose (Jean Rose, domestique de Port-Royal) le
lui a fait durant ce temps. Et jusqu'à la mort, il ne vécut que du
pain des chiens mieux pétri et plus levé. Charlotte, domestique
des Granges, étoit pour cela sa confidente. 11 disoit que ce pain
passoit mieux (ici des raisons ou prétextes hygiéniques).... On lui
en apportoit un grand par semaine, quelquefois aux Trous, d'au-
tres fois ailleurs, selon que le secret l'y obligeoit. Il mangeoit tou-
jours debout, sans serviette, dans un passage fermé et sur un
ais. »
314
PORT^KOYAL
le prie de devenir pauvre, mortifié et solitaire, et non pasquo
j'écrive de la pauvreté, de la mortification et delà solitude....
On me donne de temps en temps plusieurs champs à labou-
rer, et je suis dispensé d'en labourer un seul. Ma foiblesse
est mon privilège, qui est un privilège d'infirmité.... Cepen-
dant sans avoir égai d à cette foiblesse, on m'oi donne d'aller
en plein champ et de travailler à la moisson, sans craindre
que, comme je ne suis qu'enfant, le soleil ne me donne sur
la tôte, et que je ne tombe malade encore plus périlleuse-
ment que l'enfant de la veuve, qui en mourut. »
Et toutes ces craintes, ces frayeurs de tout petit enfant
dans un homme docte, ces tourments presque sophis-
tiques et ces morcellements de la pensée à l'infini, tout
cela ne se passait pas sous Léon TArménien, en quel-
que monastère de Syrie, mais en plein Louis XIV, à
moins de deux cents ans de nous, à trois petites lieues
de ce Versailles tout à Fheure agrandi et rayonnant 1
Ces apparentes petitesses d'intelligence vont mener à
des sublimités de cœur. Cinq religieuses, en ces années
(1666-1667), moururent entre les mains de M. Hamon
sans recevoir les sacrements; il les exhortait autant que
le lui permettait la surveillance dont il était lui-même
l'objet. La plus touchante de ces morts, et la dernière
(13 décembre 1667), fut celle de la sœur Anne-Eugénie.
C'était une des plus anciennes amies de Port-Royal,
bien qu'elle n'y fût religieuse que depuis treize années
environ. Son extrême modestie et défiance d'elle-même,
quoiqu'elle eût de l'esprit et une piété des plus pures,
la tint éloignée des charges. Elle était fille de M, de
Boulogne, capitaine au régiment de Champagne et gou-
verneur de Nogent-le-Roi. On l'avait mariée à quinze
ans à M. de Saint-Ange, premier maître-d'hôtel de là
reine Anne d'Autriche. Elle connut M. d'Andilly et se
lia par lui avec Port-Royal dès le temps de M. de Saint-
Cyran ; celui-ci la dirigeait par lettres. Son mari était
LIVRK CINQUIÈME.
315
Clans un grand dérangement d'affaires : elle J pourvut
par des sacrifices, et le ramena à le religion. Lorsqu'il
fut mort, sainte veuve, elle imita madame Le Maître et
entra à Port-Royal le 16 mars i652 ; deux ans après elle
y prononça ses vœux. Un de ses enfants (M. d'Espinoy)
y avait été élevé dès le commencement et y devint Tun
des solitaires ; mais l'aîné de ses fils exerçait sa tendresse
par ses légèretés et ses désordres^ Elle mérita, moins
pour son activité d'opposition que par l'autorité qu'on
lui supposait, d'être des premières religieuses que fit
enlever M. de Péréfixe. Elle fut placée au couvent de
Ghaillot auprès de la mère (ci-devant mademoiselle) de La
Fayette qu'elle avait fort connue dans le monde, et qui
la réclama pour hôtesse bien plutôt que pour prison-
nière; elle y fut visitée par, madame de Motteville, une
de ses anciennes connaissances du monde , et dont elle
eut à se louer également. Elle se laissa aller à signer la
soumission pour le droit et V indifférence pour le fait,
comme la mère Agnès elle-même; elle en fit, comme
elle, réparation publique et pénitence au retour. Quand
la sœur Angélique de Saint-Jean la pressa d'écrire le ré-
cit de sa captivité, elle le fit pour lui obéir, mais en di-
sant très-sensément : « J'avois fort envie d'ensevelir
toutes ces choses dans le silence, et de n'en parler qu'à
Dieu seul. » Madame de Saint-Ange, si je démêle bien
son caractère, était un peu plus tendre, plus afi'eotueuse
qu'il n'appartient à la race directe de dévotion de Port-
Royal. La lecture de la Vie de sainte Thérèse lui avait
donné envie d'être Carmélite à onze ans , et on se figure
bien qu'elle eût pu l'être, ou encore fille de Sainte-
Marie , et y trouver son apaisement. Elle était , pour
1 . C'est effectivement celui dont il est question chez Tallemant
'Tome V), et dont la femme, aussi dérangée que lui, fait le sujet
d'une historiette.
316
PORT-ROYAL.
tout dire, plus voisine de la mère Agnès que de la mère
Angélique, si Ton peut faire de ces distinctions hous
cette uniformité du voile^ M. de Saint-Cyran, du
temps qu'il la dirii^^eait, lui avait autrefois (jcrit de sa
prison du bois de Vincennes : « Pensons à mourir. Ma-
dame, lorsque nous vivons dans le repos et dans la santé.
On ne sauroit trop faire pour se préparer à la mort et
pour éviter les tonnerres dont la plus grande partie des
Chrétiens sont menacés dans r Évangile. » Mais il sem-
ble, quand on la considère de près, que madame de
Saint-Ange n'ait pas eu besoin, pour aller à Dieu, d'en-
tendre ces divmes menaces et ces tonnerres. D'un es-
prit judicieux, doux et pénétrant, la tranquillité et une
égalité presque incroyable étaient ses dons particuliers.
Elle les conserva jusqu'à la fin en mourant; elle n'eut
que paix et joie en approchant du terme, et nulle ter-
reur. Avertie par Tune des sœurs qui s'en affligeait, que
son mal allait de pis en pis , elle lui répondit avec un
visage doux et riant qu'il fallait dire de mieux en mieux.
Mais voici le naïf détail, et bien beau dans sa naïveté,
que M. Hamon nous donne de cette mort. J'en abrège
à peine la longueur pour n'en pas altérer le caractère ;
patience! pas de dégoût, la vulgarité nous mènera à la
sublimité :
« Une de mes peines aussi, nous dit M. Hamon, étoit la
tourière qui voyoit tout de fort près, et qui m'accompagnoit
toujours lorsque j'entrois au dedans pour y voiries malades.
G'étoit une femme que Dieu nous avoit donnée pour lui ser-
vir dans son grand ouvrage, et qui ne contribuoit pas peu en
effet pour purifier ses Épouses. G'étoit un de ces vases qu'il
1. L'article du Nécrologe consdiCvé à la sœur Anne-Eugénie est
de la plume de la mère Agnès, et il offre de la pieuse défunte un
portrait charmant, où la grâce de l'onction et le sourire domi-
nent. 11 y est bien marqué que la sœur Anne-Eugénie n'eut ja-
mais de lutte à soutenir, et que l'esprit de piété lui fut de tout
temps facile.
LIVRE CINQUIEME.
317
a coutume de tenir en réserve dans ses trésors de grêle et
de neige..,. J'aurois scrupule de la décrire, et de dire ce
qu'elle étoit, voulant garder les sentinnents que la charité
m'obliged'avoir pour elle.... Lorsque j'étois obligé de demeu-
rer un peu plus pour voir la sœur Anne-Eugénie qui étoit
malade à la mort, elle avoit la dureté en sortant de me le
reprocher; et sur ce que je lui représentois la grandeur du
mal, elle me répondoit froidement que chacun avoit ses af-
f -ires.... Lors même que je la priois avec toute la civilité
possible de demander aux sœurs du tour des nouvelles de
cettechère malade, elle me réponf^oit avec un certain dédain:
« Hé! il n'y a que deux heures que vous en êtes sorti. » Gela
suffit pour faire voir de quelle manière ellepouvoit aimer....
Gomme nous étions dans la chambre de la malade, qui ne
respiroit plus que la mort, on lui demanda si elle ne pardon-
noit.pas à ses ennemis. Ah ! mon Dieu! qu'entendis-je alors!
que l'Épouse de Jésus-Ghrist tira de bonnes choses du bon
trésor de son cœur ! Qu'il appartient bien aux personnes qui
aiment leurs ennemis aussi parfaitement qu'elle les aimoit
de parler de l'amour des ennemis.... On lui demanda si elle
ne vouloit rien dire à madame Le Febvre (la tourière) :
« Hé! mon Dieu, dit-elle, priez-la un peu d'approcher, et
que je l'embrasse, d Je ne puis dire ce qu'elle lui dit, ni avec
quelle cordialité elle l'embrassa. Ge fut la charité qui parla,
et qui se répandit sur les lèvres de l'épouse. G'étoit l'abon-
dance du cœur qui se faisoit sentir par une abondance d'onc-
tion. J'observois particulîèreme it ma garde, qui n'étoit là
que pour m'observer : ce n'est pas assez de dire qu'elle en
fut surprise, elle en demeura épouvantée et confondue.
La dureté céda à la charité. Quoique cette femme ne fût pas
seulement enneniie de ces saintes religieuses, mais aussi de
leur vertu, qu'elle expliquât mal leurs meilleures actions, et
qu'elle ne les crût point ou qu'elle tâchât de les obscurcir,
elle ne put se défendre de la charité de la mourante; elle
en demeura persuadée et commença de l'aimer : car si la
charité croit tout, on la croit aussi, et il est bien difOcile de
lui résister, quand elle se fait sentir de la sorte.... Une
charité si pure tenoit bien lieu de la communion que l'on
refusoit à la mourante.... G'est avoir reçu Dieu, que d'avoir
reçu une telle charité.... Mourir dans de telles souffrances
318
PORT-ROYAL.
et dans de tels sentiments, ce n'est pas mourir, ou bien
la mort seroit la vie. La mort n'a rien que d'affreux,
mais une telle mort n'a rien que d'aimable. En vé-
.rité, quand on a une telle paix, on prie toujours. Je ne
pus mieux comprendre la force et l'empire de la charilé
qu'en voyant que la tonriôre même en d'imeura tout édifiée.
Notre ecclésiastique (M. Key), qui suivoit beaucoup ses avis,
commença enfin de prier pour cette sainte mourante, en di-
sant la messe ; ce qui étoit une nouveauté qu'avoit produite
la charité. Api"ès qu'elle fut morte, il fit encore mémoire
d'elle à l'entrée et à la fin de la messe, contre ce qui s'étoit
pratiqué à l'égard de quatre autres religieuses qui étoient
mortes en ce temps-là. »
M. Hanion a rappelé, d'un trait, l'impression de ces
mêmes scènes dans TÉpitaphe latine qu'il a consacrée à
la sœur Anne-Eugonie : il la représente expirant dans
l'embrassemeut de la Croix, les ennemis présents à sa
fin versant des larmes et s'étonnant qu'elle les aimât en-
core.. . . Lacrymantibus etiam inimicis, et se adhuc amari
mirantibus, animam Deo reddidU.
Après de tels récits, les réflexions manquent et Ton
est à bout de paroles : si cela est un peu vrai (qu'on y
prenne garde) et si Timmortalité est quelque chose,
cela est vrai de la plus intime vérité; si c'est pur dé-
lire, bienheureux délire et qui éclaire dans toute son
aridité la sagesse des sages I — le délire de la charité
dans l'agonie.
Cette fin de la sœur Anne-Eugénie def Boulogne suffit
pour lui donner droit, malgré son égalité de vie et sa
fuite de toute distinction , à être rangée parmi les plus
belles âmes de Port-Royal, et si ron veut achever de la
définir, c'est une belle âme qui OvSt moins encore selon
M. de Saint-Cyran que selon M. Hamon.
Nous avons vu la terreur et l'effroi de TEternité as-
siéger le chevet de lamère Angélique mourante : ici tout
a changé; la douceur et la tranquillité régnent; il s'est
LIVRE CINQUIÈME.
319
répandu je ne sais quel air d'allégresse : dans la jour-
née qui précéda sa mort, la sœur Anne-Eugénie ayant
reçu de son second fils, M. d'Espinoy , une lettre par
laqaelle il lui demandait sa dernière bénédiction, et té-
moignait de son vif désir de persévérer dans la piété,
elle en eut un tel ravissement, qu'à Tune des sœurs qui
lui demandait d'un ton de compassion si elle ne souf-
frait pas beaucoup, elle répondit avec un visage gai et
tout animé de piété : « L'abondance de ma joie absorbe
iouiss mes douleurs. » M. Hamon prit sa part de cette
joie, et il le dit en des termes où respire et reluit la ten-
dresse, la beauté morale chrétienne :
« Je fus affligé quand je vis qu'elle mouroit, mais je fus
consolé quand je la vis morte.... Je résolus alors de veiller un
peu davantage sur moi-même, et de regarder à l'avenir
comme une de mes mères celle que je ria regardois aupara-
vant que comme une de mes sœurs. J'ai beaucoup de con-
fiance ea ses prières, je ne m'en fais pas un scrupule ; ce
n'est pas manquer de respect pour l'Église.... L'Église ne me
défend point ce que je ne fais qu'à cause d'elle. Ma prière
dans ces rencontres est à peu près celle-ci : Mon Dieu, si
elle a besoin de secours, faites que nous la secourions ; si elle
n'en a plus besoin, faites qu'elle nous secoure. »
Admirable prière 1 Malheur et tristesse à ceux qui
ont perdu des êtres chers et qui ne trouvent point chaque
soir dans leur cœur assez de foi, ni assez d'ardeur à
leurs lèvres, pour la proférer !
V
M. Haraon sur la Solitude. — Ses Lettres; la mort du petit jardi-
nier. — Choix de pensées sur la mort des petits enfants. — Le
châtaignier de M. Hamon, et le hêtre de M. de La Mennais. —
Dernières années de M. Hamon; sa fin. — Parfait médecin chré-
tien. — M. de Sainte -Marthe, le confesseur ordinaire. — Mono-
tonie; vertus. — La prédication au jardin.
Je conlinue de donner le suc et la fleur de M. Hamon.
Il a fait bien d'autres écrits encore, dont une partie a
été recueillie sous le titre de Traités de Piété, d'Opus-
cules ^ un Traité de la Prière continuelle, de cette prière
qui est possible à travers et p^^ndant toutes les occupa-
lions de la vie chrétienne ; des Soliloques en latin {Chris-
tiani cor dis Gemitus seu Soliloquia), toutes méditations,
paraphrases et moralisations tirées de TÉcriture. II a
fait un Traité de la Solitude qui a pour épigraphe ce
verset d'Isaïe : « Exultabit Solitudo , et florebit quasi
lilium.,.. La Solitude sera dans l'allégresse, et elle fleu-
rira comme le lis ; elle poussera et elle germera de
toutes parts ; elle sera dans une effusion de joie et de
louanges. » Ce livre semble fait pour présager la soli-
tude refleurissante et glorieuse de Port -Royal à l'époque
de 1669, en même temps que pour la rendre plus fé-
LIVRE CINQUIÈME.
321
conde et plus sainte aux années de la persécution. Oar°
dez-vous de vous glorifier jamais de la solitude. L'esprit
de solitude est un don qui ne vient que de Dieu ; l'hu-
milité qui se perfectionne dans Tinfirmité, comme dit
TApôtre, est la véritable porte qui nous y donne en-
trée : « Les Superbes peuvent être seuls , mais ils ne
peuvent être Solitaires. » Ainsi parle M. Hamon. L'au-
teur rassemble dans son Traité tout ce que TÉcriture a
dit sur ce sujet de la solitude , assuré de ne point se
tromper, dit-il, en ne s'éloignant pas d'un si bon guide.
C'est là qu'on lit : « La lumière de la solitude et de la
contemplation est une lumière brûlante comme celle du
soleil, sicut soL » Et encore (car la solitude selon M. Ha-
mon est surtout Fétat de recueillement intérieur et de
direction non distraite vers Dieu i :
« Saint Augustin a bien raison de dire que les lieux qui
contentent les sens nous remplissent de distraction : Loca
offerunt quod amemus^ et relinquunt in anima turbas phan-
tasmatum; et cela est si vrai, qu'il y a plusieurs personnes
qui sont obligées de fermer leurs yeux lorsqu'elles prient
dans des églises qui sont trop belles.... C'est pourquoi ceux
qui se bâtissent de belles solitudes et les remplissent de toutes
sortes de curiosités afin de ne s'y pas ennuyer, ressemblent,
à ce que je peux croire, à un capitaine peu expérimenté,
qui feroit entrer plusieurs troupes de ses ennemis dans sa
place pour la mieux garder: car, au lieu d'être plus fort, il
en seroit plus foible. »
En se retirant dans le désert, M. Hamon apeur qu'on
ne fasse que changer d'idoles. S'il veut des fleurs dans
la solitude, il ne veut que les fleurs du dedans; il ne
veut que les parfums les plus profonds et ceux dont la
flamme nous enlève toujours plus haut. Il a énuméré
quelque part les divers degrés suivant lesquels on aper-
çoit la vérité : la lecture d'abord, qui est une demi-mé-
dilation :
IV 21
322
PORT-ROYALv
(( La véritô, dit-il ingénieusement, est dans la lecture
comme une armée qui est dans un défilé, lorsqu'un chemin
étant étroit, il y faut passer l'un après l'autre : et dans une
telle rencontre, ce n'est plus une armée dont toute la force
est de ne faire qu'un corps, qui n'a qu'un mouvement, et qui
peut combattre toute à la fois... . La vérité dans la méditation
se montre à nous comme une armée qui n'est point rangée,
et qu'on veut commencer de mettre en bataille, mais qui n'y
est pas.... La vérité enfin se montre à nous, dans laconiem-
plation, comme une armée rangée en bataille, qui n'a qu'une
marche, où il n'y a qu'un ordre, où tout combat de concert
comme un seul corps, ce qui la rend invincible.... La vérité
est beaucoup voilée dans la lecture; elle l'est moins dans la
méditation; elle commence de se dévoiler dans la contenir
plation. »
Elle éclatera à nos yeux dans l'état de gloire. Je ne
fais que compléter la pensée en ajoutant ces derniers
mots. — Lecture j méditalioii , — contemplatio7i ^ —
gloire^ voilà les degrés :
ft il n'y a peut-être rien qui nous puisse faire voir davan-
tage quelle devroit être la pureté de noire solitude, que l'état
de la contemplaHon qui, élevant l'àme un peu plus haut, luj
montre bien clairement combien d'ordinaire elle est ram-
pante ; mais l'état de la contemplation n'approche point de
ceiui de la gloire^ et ce n'est qu'une goutte en comparaison
de l'Océan. »
On voit qu'en sauvant toujours son humilité, M. Ha-
mon savait aussi les degrés du Thabor; il savait, ou
croyait savoir, comment tout l'homme se noie dans la
pure lumière et se transfigure ^
1. Les écrits du genre de celui-là semblent étranges en français;
lU furent sans nombre en latin aux siècles théologiques (Voir Bi-
hliolheca Cluniacensis , Cisterciensis) . M. Hamon n'est qu'un des
dcruiers d une grande famille de mystiques solitairesque favorisa
le cloître et que les érudils retrouvent en renionlant vers les pen-
tes et les hautes vallées du Mbyen-Age, Gerson, Bonaventure, Pierre
de Celles, Hélinand de Froidmond, Richard et Hugues de Saint-
Victor, etc., etc. M. Hamon les représente, un peuA&ûn insu, dans
LIVRE CINQUIÈME.
323
Les Lettres de M. Hamon , le seul de. ses écrits qui
la littérature du dix-septième siècle, et en peut donner l'idée, une
idée plus que suffisante. — Mais que nous sommes loin, bon Dieu 1 de
ces formes et encore plus de ces idées de spiritualité intérieure 1 Sur
ceque dit M. Hamon, par exemple, de l'inconvénient de prier « dans
les églises trop belles, » je me suis rappelé tout ce que Port-Royal
pensait de conforme à ce sujet. « Cette règle est générale pour
toutes choses, disait la mère Agnts, que plus on ôte aux sens, plus
on donne à l'esprit. Tout le plaisir qu'on prend dans les choses vi-
sibles diminue autant la vie de la Grâce. » Un jour que M. Hamon,
parlant à la mère Angélique, lui faisait remarquer un bâiiment qui
était tout à fait irrégulier, les fenêtres du second étage n'ayant
aucune proportion avec celles du premier : « Mon Dieu ! que j'aime
cela! dit-elle; que si l'on n'est point dans la pauvreté, pour le moins
qu'on en conserve l'image. » M. de Saint-Cyran est allé plus loin;
il est allé jusqu'à dire : « Il y a plus de dévotion à entendre la
messe d'un prêtre mal habillé, ou peu vertueux, que d'un prêtre
qui dit la messe avec de beaux ornements, et sur un autel bien
paré, ou qui est estimé pour sa vertu : car dans l'un des cas toute
la foi agit et engage les sens, et dans l'autre tous les sens sont en-
gagés; souvent la persoDne même du prêtre (c'est-à-dire lafonction
sacrée du prêtre) y a la moindre part. » Au lieu de cela, nous tous
ou presque tous d'aujourd'hui, je parle de ceux que la religion
trouve le moins indifférents, nous sommes accoutumés à faire
intervenir la sensation dans le christianisme, à croire qu'on est
mieux pour prier, sinon dans de belles églises, du moins dans de
vieilles églises gothiques, dans le lieu et dans les circonstances
qui favorisent le plus notre imagination, a Les vieilles églises! il
n'y a que celles-là qui soient réellement belles, et où Von prie avec
émotion. » Ainsi parlent et écrivent ceux même dont les pcres
étaient jansénistes. La messe célébrée sur le pont d'un navire au
milieu de FOcéan; — la messe célébrée sur les ruines d^un vieux-
temple chrétien en face du désert, — ce sont des thèmes d'émo-
tion religieuse que nous connaissons et qui, de nos jours, ont tenté
les talents encore plus que les cœurs. Le sentiment janséniste
strict, et qui, excessif à sa manière, a pour principe de se tout
retrancher, est le plus opposé possible à ce sentiment chrétien d'a-
près Chateaubriand, ou même d'après Michel-Ange et Raphaël; il
est tout l'opposé du sentiment hellénique, qui jouissait de recon-
naître et d'adorer deux fois ses Dieux quand ils sortaient de des-
sous le ciseau de Phidias .
. iii. sac.'^i tcinjjla, dtorum
.Numine et artificum ; bis relligiosa voluptas
Cernere Phidiaco spirantes marmore Divos!
324
PORT-ROYAL.
m'invite encore renferment bon nombre de pensées
qu'on retrouve en propres termes dans le petit livre où
il raconte quelques Circonstances de sa vie ; il avait son
fonds commun de pensées saintes , et il y puisait dans*
les occasions semblables. Mais il y a dans ses Lettres
d'autres endroits inappréciables et qui ne se rencontrent
que là. Quoiqu'il y soit très-sobre de particularités, par
esprit de religion , et aussi peut-être parce qu'on en a
retranché à l'impression ce qui était trop personnel,
l'agrément du tour accompagne et relève bien certains
détails. A un ami éloigné qui lui avait demandé quelques
conseils et aussi je ne sais quel travail assez long , il
répondait pour s'excuser , et en lui envoyant du moins
une belle pensée de saint Bernard qui lui était revenue,
chemin faisant, pendant qu'il allait voir un malade :
« Je vous l'envoie en attendant que je puisse penser au
reste que vous désirez de moi ; je fais comme un pauvre fer-
mier qui porte un petit panier de fruits à son maître, ne
pouvant lui porter d'argent, et pour avoir terme. Voici la
pensée^. »
A un supérieur de monastère , qui lui avait demandé
quelques sentences latines en forme de prière pour ré-
citer avant ou après certains actes communs, et qui,
en retour , lui promettait ses prières devant Dieu ^ et
celles de sa Communauté , M. Hamon écrivait en les
lui envoyant :
« Je vous compare à un homme de qualité qui a la bonté
de vendre lui-même la petite marchandise d'un pauvre
bomme et la fait acheter à ses amis , qui ne veulent pas le
1. Recueilde Lettres et Opuscules de M . Ilamon, 2 vol. in-12, 1734.
Le tome premier seul reri ferme les lettres.
2. C'est ainsi que Sénèque envoie à son ami Lucilius, presque
dans chaque lettre qu'illui adresse, une pensée d'Épicure, en rele-
vant l'envoi par quelque tour agréable et nouveau, ot toujours sous
l'orme de dette ou de présent.
LIVRE CINQUIÈME.
325
refuser, et la vend plus cher qu'elle ne vaut afin de le faire
vivre et lui donner le moyen de subsister. Voici donc les
pensées qui me sont venues.... »
En un endroit on voit qu'au matin, au réveil , il lui
venait souvent tout à coiap à l'esprit de petites sentences
latines toutes composées; c'était sa strophe , son sonnet
du matin. Par exemple, cette prière à Jésus-Ghrist en
trois versets symétriques :
« Vivam tecum, quia omnis alla conversatio periculosa
« est. — Vivam de te, quia omne aliud alimeatum vene-
« num est. -- Vivam propter te, quia qui sibi vivit et non
« tibi, non vivit, sed mortuas est. »
« Je vivrai avec toi, parce que tout autre entretien est
rempli de dangers. — Je vivrai de toi, parce que tout autre
aliment est un poison. — Je vivrai pour toi, parce que celui
qui vit pour soi, et qui ne vit pas pour toi, ne vit pas, mais
il est mort. »
Un malade qu'il avait guéri lui avait envoyé un ca-
deau de belles étoffes et de drap : il le lui renvoie en
citant saint Paul qui , à force de charité , avait été sou-
vent dans un état voisin de la nudité , in nuditate , et
qui recommandait qu'on lui apportât de si loin une
robe qu'il avait laissée en Asie : k II aima mieux don-
ner cette peine à un évêque que d'en recevoir une
autre ( une robe ) des fidèles, qui lui eussent fait ce petit
présent, et un bien plus grand, avec joie. » — Et sur
l'importance des petites choses qui mènent aux plus
graves , en un autre endroit il dira : « Quand une pierre
est une fois détachée du haut d'une montagne , elle
tombe jusqu'au bas, si elle ne trouve quelque chose
qui Tarrête ; car tant qu'il y aura du penchant , elle ne
s'arrêtera jamais. »» Mais en fait d'agrément pieux, de
grâces touchantes et fleuries , je ne crois pas qu'on
trouve, ni dans saint François de Sales ni dans les Pères
grecs les plus onctueux et les plus riants, de pages à
326
PORT-ROYAL.
préférer à la lettre suivante ; il s'agit de la mort d'un
tout jeune enfant , filleul de Taini à qui il écrit :
« Monsieur, on peut se délasser quelquefois l'esprit, et je
le fais maintenant en vous écrivant sur la mort de notre petit
jardinier, qui a été transplanté lui-même dans une bien meil-
leure terre. Vous l'aviez tenu sur les sacrés fonts de baptême,
et vous en aviez fait un petit Joseph. Vous nu pouviez mieux
répondre pour personne, et vous êtes une heureuse caution.
Il a eu l'innocence des petits, et quelque petite chose du
mérite des grands. On pourroit dire de lui qu'il possède à
présent le royaume de son Père, non-seulement comme un
héritage qui lui a été donné par Jésus-Christ, mais aussi
comme une acquisition qu'il lui a fait faire. Il eut Fhiver
passé une des grandes maladies que puisse avoir un enfant.
L'innocence de l'âge, qui est privilégiée, le fit entrer parmi
des religieuses de votre connoissance ' , qui en eurent untrès-
grand soin. La santé étant revenue, il s'occupa au jardin.
Comme il se trouvoit bien dans cette maison, on lui parla
de la clôture; il écouta si bien ce qu'on lui dit sur ce sujet,
que quand la porte du jardin étoit ouverte et qu'on vouloit
le faire un peu plus avancer, il s'en fàchoit et se re-
culoit en pleurant. Il respectoit déjà les religieuses, et
obéissoit exactement à leurs ordres. Quelques jours avant
que de mourir, une sœur pour qui il avo;t une tendresse par-
ticulière travaillant au jardin, il lui apportoit avec ses pe-
tites mains de grosses pierres, et il lui disoit : « Travaillons,
« ma sœur, afin de gagner notre pauvre vie. » Ce sont là de
petites choses comme vous voyez, et des jeux d'enfant. Mais
Dieu demande t-il autre chose? Cet enfant ne savoit pas bien
ce qu'il disoit, mais Dieu le savoit, qui le lui faisoit dire.
Un père quelquefois ouvre la main d'un enfant qui tète, y
met un petit présont et la referme ensuite avec soin et plai-
sir. On ne dit point après cela que ce qu'il lui a donné ne
soit point à lui; il lui appartient sans doute, et il tient dans
ses petites mains ce qu'on y a mis. Il en est de même de
votre petit filleul, dont je veux vous dire encore une parole
qui vous réjouira; vous savez que je n'ai point d'autre but
1. Il est iriulile de dire que c'est ?i Port-Royal.
LIVRE CINQUIÈME.
327
dans cette lettre que je vous écris. Il disoit un peu avant sa
maladie, qui n'a duré qu'un jour : «Je prierai tant Dieuqueje
c( serai fille, afin d'être religieuse. » Vous voyez rinnocence;
et que ne donneroit-on po"nt pour être si innocent, et pa-
roitre un jour après devant Dieu? Le pauvre enfant n'a point
été fille ni religieuse, mais il est mort comme un religieux
au milieu d'une troupe de religieuses qui l'assistoient ; il
a été exposé dans le chœur comme une religieuse; il a
été enterré avec elles et par elles. La mort, qui n'a rien
d'affreux qu'à cause du péché, ne lui avoit point changé le
visage; c'étoit un petit ange, que des anges, en chantant,
mettoient en terre. Il étoit couronné de son innocence, et
des fleurs de la terre dont on lui avoit fait une couronne. Je
vous dis tout ce petit détail pour vous divertir. Vous avez
répondu pour voire petit Joseph ; vous avez promis qu'il ne
se laisseroit point gagner par le monde, et il l'a vaincu. Le
voilà en sûreté, et peut-être qu'il priera pour vous. Je vous
demande vos prières et. suis, etc. »
Plusieurs de nos poètes ont écrit ou chanté aussi sur
la mort des enfants , de ceux qu'on appelle de petits
anges ; ils ont fait des vers plus ou moins touchants^ et
où la fantaisie se prête à la sensibilité. M. Hugo, dans
ses premières Odes, a consacré quelques stances à
V Ombre cr un enfant :
Oh ! parmi les soleils, les sphères, les étoiles,
Les portiques d'azur, les palais de saphir,
Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère,
N'es-tu pas orphelin au Ciel?
M. de Chateaubriand nous a montré les mères in-
diennes aimant à suspendre dans Tair leurs enfants
morts et comme endormis, les berçant avec des chants
dans les lianes, aux bras des forêts en fleur. Et dans
Atala il fait ainsi parler une jeune mère sur un tombeau :
« Pourquoi te pleuré-jé dans ton berceau de terre, ô mon
nouveau-né? Quand le Detit oiseau devient ATand, il faut qu'il
328
PORT-ROYAL.
cherche sa nourriture, et il trouve dans le désert bien des
graines amères. Du moins tu as ignoré les pleurs; du moins
ton cœur n'a point été exposé au souffle dévorant des
hommes. Le bouton qui sèche dans son enveloppe passe avec
tous ses parfums, comme toi, ô mon fils, avec toute ton in-
nocence. Heureux ceux qui meurent au berceau ! ils n'ont
connu que les baisers et les sourires d'une mère. »
Eux-mêmes , Chateaubriand et Victor Hugo, s'avoue-
raient vaincus, j'en suis certain , devant la simplicité
et la joyeuseté tout angélique et angéliquement attique
de M. Hamon. C'est une sainte enfance a la Jardinière^
d'avant Raphaël. M. Hamon ne se joue pas, il n'ima-
gine pas; même dans ses gaietés , c'est sa pure croyance
qui parle , c'est la fleur de son âme qui s'entr'ouvre et
sourit. Son adorable Lettre nous a rappelé encore cette
Hymne de l'Église en l'honneur des saints Innocents,
Salvete, flores Martyriim,.,; Hymne légère et char-
mante, dont les bonnes strophes sont de Prudence.
Notre ami, M. de Saci, moins heureux d'ordinaire, a
été cette fois bien inspiré, et il a eu ime lueur de grâce
poétique en la traduisant Ses Stances ne sont pas in-
dignes d'être mises en regard de la Lettre de M. Hamon :
1. J'aurais à expliquer ici comment, dans une première édition,
j'avais pu attribuer la traduction qu'on va lire à Des Maretz de
Saiot-Sorlin, cet ennemi de nos amis^ cet exagéré et cet extrava-
gant que combattait Nicole. Dans un petit Livre de poésie à Vusage
des jeunes personnes, publié en 1840, l'auteur de ce choix^ une
femme d'esprit et de goût, avait mis cette traduction sur le compte
de Des Maretz, et en cela elle ne faisait que suivre l'indication
d'un savant homme, son mari , alors conservateur des Imprimés
à la Bibliotbcque du Roi (M. Ch.Lenormant). Je savais celte cir-
constance; j'avais lu dans le temps ce Recueil; j'avais retenu les
jolis vers en les rattachant au nom de Des Maret/., et je m'en
étais souvenu tout naturellement à propos du petit jardinier de
M. Hamon. J'aurais mieux fait de me rappeler que ces vers se trou-
vent précisément à la suite de l'Office de l'Église, traduit par Saci;
mais on ne s'avise jamais do tout, et d'ajjrès l'autorité de l'homme
de savoir qui avait surveillé le choix de 1840, je m'en remellais
LIVRE CINQUIÈME.
329
Brillez, fleurs des Martyrs, dont la troupe innocente
Tombe, au lieu de Jésus, sous le fer des méchants.
Gomme un tourbillon dans nos qhamps
Rompt les tendres boutons de la rose naissante.
Prémices des Martyrs qui pour Christ se dévouent,
Vous mourez pour l'Agneau, plus doux que des agneaux;
Vous riez devant vos bourreaux,
Et vos petites mains de vos palmes se jouent*.
"j
J'ai nommé 'Raphaël pour ses divines enfances : le
vieux Michel- Ange était moins disposé à sourire à ceux
qui naissaient. Agé de quatre-vingts ans , il écrivait à
Vasari qui venait de le féliciter sur la naissance de son
petit-neveu :
« Cher ami Georges, j'ai pris un très-grand plaisir à la
lecture de votre lettre, voyant que vous vous ressouvenez
du pauvre vieillard, et aussi en apprenant que vous vous êtes
trouvé au triomphe de voir naître un autre Buonarotli, du-
quel avis je vous remercie autant que je puis et sais faire.
« Mais une telle pompe me déplaît bien, parce que
l'homme ne doit pas rire quand tout le monde pleure. (On
avait trop souvent de quoi pleurer au seizième siècle.) C'est
pourquoi il me semble que Léonard mon neveu n'a pas lieu
de faire si grande fête pour un enfant qui naît, et de montrer
une allégresse qu'il faut réserver pour la mort de celui qui
a bien ^'écu. »
de confiance à son indication. Un doute m'étant venu depuis, j'ai
reconnu avec plaisir que Saci, — notre Saci, — était l'auteur ines-
péré des aimables Stances, et que de son côté Des Maretz , dans
V Office de la Vierge Marie, mis envers avec plusieurs autres priè-
res (1645), avait, il est vrai, traduit les mêmes strophes latines,
mais bien moins agréablement. Tout est pour le mieux.
t. On me rappelle, à ce propos, une pièce de vers qui a sa cé-
lébrité, VAngc cl VEnfant^ de Jean Reboul : j'avoue que je n'en
ai point fait mention dans mon texte, parce que, bien qu'assez
touchante de ton , cette élégie adressée à une mère est d'une va-
gue élégance de style et que la mythologie chrétienne propre-
nienl dite y jette sur le naturel une teinle et comme un voile de
convention. En ce genre, l'ode de Victar Hui;o sul'ût.
330
PORT-ROYAL.
Ici , par contraste avec M. Haïuon qu'une mort d'en-
Fant chrétien réjouit et enivre d'allégresse , c'est la gra-
nité d'un front sublime , chargé du poids de la vie, qui
accueille sans se dérider une chère naissance: une sorte
de comparaison jalouse y éteint la joie.
Les Anciens n'ont certes pas ignoré les riantes ima-
ges, correctif et consolation des morts précoces , et ils
en ont quelquefois gravé le témoignage au tombeau de
ces petits êtres qui ont peu vécu. Quelques-unes de leurs
Êpitaphes peuvent être rappelées sans disparate , dans
cet intervalle de délassement que nous nous accordons :
ce Ce n'est pas sans impiété que tu as enlevé sous terre, ô
roi Pluton, cette jeune épousée de cinq ans, ornée de tous les
dons : car telle qu'une rose à la douce haleine dans la saison
commençante du printemps, tu l'as coupée à la racine avant
qu'elle ait achevé de fleurir. Mais allons, ô Aloxandra etPhil-
tatos (le père et la mère), ne vous répandez plus en plaintes,
en vous lamentant sur l'aimable jeune fille : car elle avait
la grâce; elle Pavait si bien sur son visage aux douces cou-
leurs, qu'elle a mérité de rester dans les demeures immor-
telles de rÉtiier. Ayez donc foi aux récits dupasse ; car votre
noble enfant, ce sont les Naïades qui l'ont ravie comme char-
mante, ce n'est point la Mort. »
Et celle-ci encore :
« Tu n'es pas morte, Protè, mais tu es passée dans une
contrée meilleure et tu habites les îles des Bienheureux en
toute allégresse. Là, dans les prairies Élyséennes, tu te plais
à bondir sur les tendres fleurs, à l'abri de tous les maux.
Ni l'hiver ne t'y afflige, ni la chaleur ni la maladie ne t'im-
portunent, m la faim ni la soif ne t'assujettissent plus; plus
rien de la vie des mortels n'est pour toi regrettable : car tu
vis de la vie inaltérable au milieu des clartés pures, toute
voisine de ruiynij)o. »
C'est joli, mais froid; il y a toute la grâce naturelle
qui sied au sujet, mais ce qui y fait défaut pour l'effet
sincère , c'est l'idée , la conviction intime et profonde
LIVRE CINQUIÈME.
331
qu'en disparaissant ainsi, le jeune être, qui continue
bien réellement de vivre , a bien réellement aussi
échappé au plus périlleux des combats, au danger d'une
perte éternelle de son âme : effrayante croyance, et qui
cependant est au fond de la joie de M. Hamon 1 Chez
lui du moins, cet efl"roi est si bien recouvert qu'on ne le
sent plus que par l'allégresse qu'il a d'en être délivré.
Un bon janséniste, le meilleur des hommes, mais
de ceux qui sont comme figés en esprit sur l'extrémité
d'un dogme dur, disait un jour à M. Baîlanche, en
parlant de quelqu'un dont il discutait la doctrine : « En-
fin il ne veut pas croire que les enfants morts sans bap-
tême sont damnés : concevez-vous une pareille horreur?»
L'horreur, aux yeux de ce bonhomme, n'était pas de
croire que des enfants nés et morts d'hier sont condam-
nés à la géhenne du feu , c'était de n'y pas croire.
M. Hamon , avec son petit jardinier, chasse bien loin
l'idée de ces convictions farouches , bien qu'au fond il
soit des plus avant engagés dans le groupe qui les main-
tenait K Sa fine spiritualité proteste, sans qu'il le dise,
1. On ne peut opposer à M. Hamon de contraste plus expressif
et de plus grand répoussoir dans son propre groupe que M. de
Pontchâteau en sa naïve et grossière intolérance. C'est ce M. de
" Pontchâteau qui écrivait à M. de Neercassel à Utrecht : « On ne
voit de tous côtés que des sujets de gémir par le renversement des
"maximes les plus constantes de la religion. Les Jésuites en prê-
chent l'indifTérence, et pourvu qu'on croie en Jésus-Christ, cela
suffit pour le salut. Un d'eux a assisté un soldat hérétique à la
mort dans Amiens, où il fut passé par les armes, et a fait prier
Dieu publiquement pour lui, espérant bien de son salut sans lui
faire faire abjuration. Il traita même d'ignorant une personne qui
lui témoigna en être surprise. Il se contenta de lui faire prononcer
des actes de foi el d'amour de Dieu^ et de lui faire lire le dix-sep-
tième chapitre de rÉvangile de saint Jean (voir ce chapitre du
plus beau et du plus large christianisme). Il falloit encore ce digne
couronnement aux excès qu'ils commettent. » (Lettre du 24 mars
1676.) — 11 serait à souhaiter que les Jésuites n'eussent jamais
commis de plus énormes excès. Nous n'avons jamais de ces im-
pressions d'un jansénisme tout vert et tout cru en lisant M. Hamon.
332
PORT-ROYAL.
contre ces violentes et brutales images. Son caractère est
de trancher sur la religion de ses amis, et, par les fruits
qu'il nous donne, il nous reporte au christianisme tel
qu'il s'est vu en d'autres contrées, sous d'autres cli-
mats.
Ce qui manque à la religion de Port- Royal et en
général à la religion gallicane et française (je ne parle
pas en vue du moment présent ni des années récentes,
je ne peuse qu'aux âges écoulés ), c'est, on l'a remarqué
avant moi, la légèreté, la joie des saints et des enfants
de Dieu. Pendant les belles époques de croyance , ob-
servez bien, en France il y a plutôt des justes , en Italie
il y a des saints. Gela a tenu à la fois à la nature de
l'esprit français, et à ce qu'on a été aux prises avec le
Protestantisme et tout occupé à s'en démêler. Le Ca-
tholicisme gallican a toujours été occupé à se débar-
rasser et à se garantir de quelque chose : c'est ainsi
qu'il a rejeté successivement le Protestantisme, le Jan-
sénisme et le Jésuitisme. Mais de cette habitude même
de retranchement et d'abstention , il lui était resté un
fond de tempérament plutôt janséniste. Je veux dire-
seulement qu'une certaine dose de critique s'y était mê-
lée jusqu'au sein de la foi. En France ( et j'excepte tou-
jours les temps récents ), on a volontiers cheminé dans
cette voie , entre Nicole et Bourdaloue , Bossuet prési- \
dant le tout, et semblant tenir l'équilibre. Pourtant on
peut trouver que le caractère d'une telle dévotion est en
général bien plus sérieux et austère qu'aimable : il y a
du terrible au fond. Le dogme de la non fréquente Corn- \
munion y est entré pour quelque chose. J'oserai dire
qu'il en a été en France de notre religion comme de j
notre poésie : il y a eu du Boileau, qui a réglé, mais I
resserré l'une , et de l'Arnauld, qui a réprimé l'autre. ;
Arnauld , désavoué , subsistait encore et gardait l'estime. '
En d'autres pays au contraire , et surtout en Italie, il
LIVRE CINQUIÈME. 333
s'est pu voir de tout temps une religion sans critique
aucune , mais aussi sans tristesse , avec plus de bonho-
mie et de naïveté et toute semée de joie et de sourires :
témoin sainte Catherine de Sienne et saint François , —
saint François, le saint favori de l'Italie , le meilleur,
le plus aimable , le plus tendre des saints M. Hamon ,
à certains égards, et quoique accessible à la crainte,
laisse voir , dans ses écrits de dévotion , de cette joie et
de cette allégresse ; il est plein de ces sourires et de ces
fleurs. Entre les justes de Port-Royal (car Port-Royal n'a
que des justes, et point de saints ), il est le seul de son
espèce, et on ne peut tout au plus rapprocher de lui
que M. de Tillemont qui chantait ses doux cantiques
en marchant, Lancelotqui riait parfois sans cause , et
Fontaine dont le cœur simple bondissait si allègrement.
Bossuet quelque part a dit : « Les livres et les pré-
faces de Messieurs de Port-Royal sont bons à lire,
parce qu'il y a de la gravité et de la grandeur ; mais
comme leur style a peu de variété, il suffit d'en avoir
vu quelques pièces. » Bossuet n'aurait pas dit cela des
livres et du style de M. Hamon , qui tranchent sur
l'uniformité de ces autres Messieurs. M. Hamon n'est
point de ceux en qui «une exactitude sèche et triste
ternit les esprits et insensiblement les éteint ; » il est
le contraire. Encore une fois, c'est un solitaire qui rap-
pelle les ascètes de l'Orient. A le voir , on lui donnerait
l'aumône ; et il a des paroles d'or, il porte l'encens et la
myrrhe. C'est un roi-mage en haillons.
Dans le recueil de ses Lettres il y en a une autre bien
remarquable , d'un ton plus sombre que la précédente,
1. Dans un article sur saint François d'Assise, M. Renan qui
vient (le citer le ravissant cantique qui lui est attribué, le Chant
des créatures j ajoute : « Il n'y a là rien de contraint à la façon
dePort-Royaletdes mystiques de l'école française du dix-septième
siècle.... » A ce jugement vrai, M. Hamon fait exception.
334
PORT-ROYAL.
uiais qui nous exprime avep non moins de beauté ce
qu'on appellerait la promenade mélancolique de M. Ha-
mon, son symbolisme universel, sa contemplation chré-
tienne devant le châtaignier comme fera Bernardin de
Saint Pierre devant le fraisier. C'est de la sorte que rê-
vent au sein de la nature les Oberman chrétiens. Cette
lettre se rapporte , je le pense , aux dernières saisons de
sa vie , à son dernier automne peut-être , et quand il
sentait déjà ce monde visible lui échapper. Il écrit k un
médecin de ses amis intimes ( à M. Dodart ou à quel-
qu'un de pareil ) :
« Monsieur,
« Je vous suis obligé de vos bons soins et de vos bons
avis : Frater qui adjuvatur a fralre, velut civitas firma (le
frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte).
Je perds entièrement le repos, je n'ai commencé à dormir
cette nuit qu'à trois heures. Quand je suis avec quelqu'un, je
parle avec quelque gaieté; mais, quand je suis seul, je me
trouve triste et me jette sur mon lit. Pour dissiper cela, je me
traine le mieux que je puis pour m'aller promener, et je rêve
en m^occupant de mes pensées. J'allai hier seul à mon ordi-
naire dans le parc, qui est à présent aussi solitaire que les
déserts de la Thébaïde'; j'y allois, comme je vous dis, pour
me défaire de moi, et pour m'abandonncr aux premiers ob-
jets qui se présenteroient à mon esprit. Gomme je m'étois
caché dans le bois, et que je ne pouvois rien voir que des
arbres, je n'eus point aussi d'autre conversation. J'allai m'as-
seoir sur un siège qui est encore du temps passé, et qui étoit
couvert de mousse; cela me fit souvenir de ce verset des La-
mentations : « Vix Sion lugent,... Les rues de Sion pleurent,
« parce qu'il n'y a plus personne qui vienne à ses solenni-
« tés. » Mais comme je n'étois pas en humeur de faire le
procès à personne, et que je n'avois pas le courage do nie le
taire à moi-même, j'arrêtai les yeux sur ce siège, et non
pas sur ceux qui Pyavoient fait mettre : je remarquois, en le
1. Sans (^oute après la dernière dispersion de 1679.
LIVRE CINQUIÈME.
335
voyant, que des plantes qu'on arrose tous les jours avec soin
sèchent dans les meilleures terres, et que cependant il venait
quelque chose jusque sur du bois sec. Gela me fit souvenir
de ces plantes qui croissent sur des murailles et sur des
roches, et de la mousse qui vient sur les tuiles. Il me sem-
bloitque tout cela me condamnoit, et que c'étoit avec grande
raison que l'arbre stérile étoit condamné au feu, n'y ayant
point de bonne excuse de ce qu'on n'apporte point de fruit,
en quelque lieu que ce puisse être, quand on a été planté de
la main de Dieu même. Je ne puis vous dire toutes les pen-
sées qui me vinrent là-dessus.... Les créatures qui mus in-
struismt ressemblent aux lettres hébraïques qui signifient des
choses toutes contraires^ selon la diversité des points qu'ion y
met^ qui les déterminent si différemment.. . (J'abrège ici
quelques subtilités par trop raffinées.)
« Vous pouvez voir, contiaue-t-il, dans tout coque je vous
dis des traces de ma maladie ; mais n'importe, il me semble
que je suis un peu plus remis en vous écrivant ; ainsi je con-
tinuerai de vous dire mes petites rêveries. Étant assis sur
ce banc, j'avois devant moi un pauvre châtaignier, qui avoit
été planté là afin de faire une espèce d'encoignure, et d'être là,
non pas comme une pierre, mais comme un arbre angulaire,
pour servir de commencement à une allée, et de fin à une
autre ; maisles arbres qui étoient derrière, étant trop grands,
l'avoient empêché de croître suffisamment : ce qui est beau,
(c'est que) la nature qui fait toujours bien ce qu'elle fait,
comme dit notre Hippocrate', et qui est savante et admi-
rable jusque dans les choses insensibles, avoit porté toutes
les branches de ce pauvre arbre du côté du soleil, et d'où lui
venoit la vie. Il est visible qu'il fuyoit cette ombre mortelle
de toute sa force. Je trouvai les arbres des forêts plus sages
que les hommes.... Car au lieu de porter leurs branches du
côté du vrai Soleil qui est la vie même qui les fait vivre, ils
les portent du côté de la mort, afin de périr plus tôt.... Cet
arbre m'apprit encore que ce n'est point assez de fuir le
1. M.,Hamon citant avec bonheur son Hippocrate jusqu'aux
pieds de Jésus-Christ, c'est comme Pascal dans ce magnifique
morceau où reparaît Archimède à titre de prince de l'intelligence,
de prince de son Ordre. La marque de la vocation naturelle per-
siste encore jusque sous la Croix
336
PORT-ROYAL.
monde, si on no le fuit autaut qu'il est nécessaire pour se
sauver. Quoiqu'il eût appelé le soleil à son secours, et qu'il
lui eût tendu coname les bras, il n'a pas laissé de mourir,
n'ayant pu croître assez promptement pour prendre le des-
sus; ce qui fait voir qu'il est étrangement dangereux, non-
seulement de demeurer dans le monde, mais aussi d'en
demeurer trop proche, ou, n'étant pas libre de toute sorte
d'engagement, de ne faire pas des efforts et des violences
terribles pour se sauver. Surtout les gens de condition qui
sont si élevés font une grande ombre, et il est bien difficile
qu'un pauvre arbre, qui n'a pas môme de trop bonnes racines
puisqu'il souffre un tel voisinage, puisse vivre et porter du
fruit à maturité, quand il en est trop commandé. Par consé-
quent, ceux que Dieu a eu la bonté de transplanter en des
lieux où rien ne les empêche de croître, comme vous et moi
en connoissons, sont bien obligés de l'en remercier*. »
Dans un ordre de sentiments tout différents et même
opposés, je ne puis m'empêcher de faire un rapproche-
ment qui n'aurait pas toujours paru un criant contraste.
Il y a eu en notre temps un homme qui avait d'abord
rêvé et prêché éloquemment une régénération religieuse
sincère, une réforme grandement chrétienne, et, à cer-
tains moments que je n'ai pu oublier , dans une des
courtes haltes de sa route, je l'ai vu aux champs sous
de beaux ombrages, parlant passionnément des choses
de Dieu, entouré de jeunes amis et de disciples qui ne dé-
siraient rien tant que de régler leur vie et leur pensée sur
ses conseils et ses maximes : le nom de Port- Royal (si-
1. Se rappeler les vers de Virgile au livre II des Géorcjiques,
a l'endroit où il dit que les rejetons, qui produiront des fruits s'ils
sont transplantés dans une campagne découverte, restent stériles
îant que la grande ombre maternelle les opprime et les dévore :
Nunc altae frondes et rami matris opacant,
Cresceri tique adirnunt fœtus uruntque ferentem.
Mais M. Hamon, doi.t ces beaux vers rendent si énergiquemenl
la pensée, lisait l'Écriture, saint Bernard et Hippocrate plutôt que
Virgile.
LIVBE CINQUIÈME.
337
non pour la doctrine, du moins pour l'impression mo-
rale et les souvenirs de vertu) était quelquefois prononcé
en ces heures d'union trop passagères. M. de La Mennais,
— car c*est lui, — toujours extrême, toujours emporté
au delà, à l'instant où il allait rompre violemment avec
le plus cher de lui-même, avec la première moitié de
sa carrière, et passer, enseignes déployées, au parti du
siècle, seul une dernière fois aux champs, dans celte
retraite sauvage de La Chesnaye où il avait si souvent
dévoré son cœur et d'où en idée il envahissait le monde,
écrivait les versets que voici, au paragraphe xxxi de ses
Paroles d'un Croyant •
« Je voyais un hêtre monter à une prodigieuse hauteur.
Du sommet presque jusqu'au bas il étalait d'énormes bran-
ches qui couvraient la terre alentour, de sorte qu'elle était
ime; il n'y venait pas un seul brin d'herbe. Du pied de ce
géant partait un chêne qui, après s'êtie élevé de quelques
pieds, se courbait, se tordait, puis s'étendait horizontale-
ment, puis se relevait encore et se tordait de nouveau; et
enOn on l'apercevait allongeant sa tête maigre et dépouillée
sous les branches vigoureuses du hêtre, pour chercher un
peu d'air et un peu de lumière.
« Et je pensai en moi-même : « Voilà comme les petits
a croissent à Pombre des grands. »
Mais rinspiration du Croyant de La Chesnaye, est-
il besoin de le faire remarquer? n'est pas du tout la
même, sous la même image, que celle du solitaire de
Port-Royal ; il est uniquement préoccupé de la question
terrestre ; il a surtout hâte de conclure contre les grands,
contre le hêtre qu'il faut abattre. M. Hamon ne demande
à Dieu que d'être mis hors de Tombre funeste , et il le
remercie d'avoir été transplanté.
La lettre de M. Hamon se prolonge sur ce ton de mé-
dit ation symbolique; j'en ai assez indiqué le sens et la
portée. Il y règne comme un pressentiment d'une fin
IV — 22
338
PORT-ROYAL.
prochaine; oa y reconnaît aans un des plus ingénieux
exemples cette espèce de beauté calme et triste d'un
chrétien sur son déclin, qui contemple et médite les di-
vines harmonies de la nature.
Durant Fintervalle des neuf années qu'on appelle la
Paix de TEglise , M. Hamon continua d'habiter Port-
Royal des Champs, et d'exercer la médecine des pauvres
dans toutes les campagnes d'alentour. Il fit pourtant, en
1675, un voyage à Aleth, près du vénérable évêque Pa-
villon, duquel il dit « qu'il est comme le soleil et beau
à voir dans son couchant. » Il le guérit d'une affection
iliaque très-dangereuse, s'étant opposé aux remèdes vio-
lents que le médecin du lieu voulait lui donner : M. Ha-
mon, dans sa médecine circonspecte et prudente, avait
four principe « qu'il vaut mieux jeter de Teau que de
huile sur le feu. » Il accomplit un autre pèlerinage
encore aux abbayes de La Tf appe, de Saint-Martin-lez-
Tours, de Saint-Gyran et de Glairvaux ; ce fut clans Tété
de 1677. Il était allé à La Trappe non-seulement comme
pieux visiteur , mais en médecin et pour y voir le saint
abbé qui était assez gravement malade. L'abbé de
Ptancé faisait cas de M. Hamon et de ses écrits.
Lors de la persécution recommençante en 1679,
M. Hamon fut laissé comme médecin près des rehgieuses
de Port-Royal et de mademoiselle de Vertus. Vers la
fin de Tannée 1682, il eut une grave maladie durant
laquelle les religieuses firent bien des prières et un vœu
pour sa guérison; il survécut quatre années encore.
L'année même où il mourut (1687), il avait été obligé,'
au mois de janvier, de venir à Paris, à la Faculté de
médecine, pour y présider à la thèse de M. Dodart, fils
du premier Dodart son excellent ami, et qui l'était gran-
dement aussi de Port- Royal. M. Hamon y présida avec
éclat. Il apparut avec l'audace de son humble pauvreté
aux yeux de ses confrères, qui contemplaient en lui,
LIVRE CINQUIÈME.
339
nous dit Fontaine , des robes et des habits de doctorat
inconnus h la Faculté, de laquelle il ne cessait pas d'être
Fornement. A cette occasion il avait relu en peu de
jours Hippocrate, Galien , Alexandre de Tralles, tous
ses anciens auteurs de médecine, et il s'y épuisa. Il revit
durant ce court séjour à Paris son ancien élève, M. de
Harlai, qui resta enfermé plusieurs heures avec lui, au
grand étonnement des gens d e Tantich ambre qui n'avaient
vu entrer dans le cabinel qu'une espèce de paysan.
A son retour à Port-Royal et après ce voyage qu'il
fit de pied, M. Hàmon tomba malade. Les soins de
M. Dodart ne le purent guérir. Il mourut le 22 février
1687 , à soixante-neuf ans, bénissant Dieu de se voir
mourir dans la maison des saints où il avait vécu durant
trente-sept ans. A l'entrée de sa nuit d'agonie, on l'en-
tendit répéter de temps en temps Tunique mot de Silence y
et quelquefois ces autres mots : Jésus, Maria; sponsus et
sponsa! digne serviteur, jusqu'au bout, des pudiques
épouses, et commémorant encore de sa lèvre refroidie
le virginal et mystique hymen ^
Racine, dont il avait été comme le précepteur, par
les soins particuliers au'avec M. Le Maître il avait pris
1. J'ai opposé précédemment (page 331) j et même avec une
sorte de rudesse, M. de Pontchâteau à M. Hamon ; est-il besoin
d'ajouter que ce n'est que pour nous, à la réflexion et dans notre
esprit, que ces oppositions existent? De près ces pieux person-
nages étaient liés et se touchaient par bien des côtés. Dans une
lettre à M. Ruth d'Ans, du 25 février 1687, M. de Pontchâteau
écrivait: «Je ne vous dis rien sur la mort de M. Hamon. Notre
ami le médecin (M. Dodart), qui a été auprès de lui, m'est venu
voir ce soir. 11 est consolé dans son affliction d'avoir vu comment
meurent les saints: car vraiment cetie mort est celle d'un élu.
Vous ne sauriez croire comment on en est touché. Je n'y saurois
presque penser. J'avois des liaisons parliculicres avec ce bon
frère., Dieu soit loué de l'avoir mis en sûreté! c'est toujours an-
lont de délivré. J'espère qu'enfin le même bien nous arrivera.
Amen. Fiatj fiat! Veni cito, Domine Jesu! »
340
PORT-ROYAL
de lui enfant, demanda par son testament que son corps
fût inhumé dans le cimetière du dehors de la maison de
Port-Royal desGhamps, au pied de la fosse de M. Hamon.
Boileau fît, pour le portrait de M. Hamon, quelques
vers qui n'ont de prix que comme témoignage d'estime.
Lui-même M. Hamon, il avait composé sa propre
Epitaphe en beau latin augustinien, en des termes d'une
consonnance symétrique et avec une austérité tressée
d'élégance.
La Faculté de médecine de Paris accueillit et fit
mettre son portrait parmi ceux de ses docteurs illus-
tres; ce portrait se voit encore aujourd'hui à l'École de
médecine dans la salle du Conseil , ou plutôt il devrait
s'y voir, mais il est comme caché dans un coin plein
d'ombre. M, Hamon y est représenté , habillé simple-
ment à la manière des gens de campagne, ou du moins
il n'a du docteur qu'un livre ouvert devant lui. Ceux qui
savent à quel homme ils ont affaire reconnaissent avec
plaisir, en la cherchant, cette figure fine et douce, un peu
penchée ; au regard malin et glissant, tendre, qui au be-
soin semblerait un peu rusé, et qui sent son Normand ;
aux cheveux longs, négligés, à la paysanne, laissant tom-
ber une mèche détachée sur le front. Le caractère géné-
ral de la physionomie est celui d'une humilité souriante^
M. Hamon eut pour successeur comme médecin de
Port-Royal ues Champs et aussi de mademoiselle de
Vertus M. Hecquet, devenu également célèbre^; mais
1. 11 y a un beau portrait gravé de M. Hamon, par Van Schup-
pen (1689). — On peut chercher kVAppendice du présent volume
une noie développée sur M. Hamon en tant que docteur, et sur
ce qu'il a laisse d'écrits médicaux.
2. M. Hccqiiet habita le saint désert de 1688 à 1693, et com-
mença ])3r imitnr on tout son devancier, dans les mortifications et
les jeûnes comme pour la science et la charité. Sa santé altérée le
lorca alors de quitter Port-Royal et de revenir à Paris. Il s'y dis-
ingua bientôt par des écrits nombreux qui le placèrent à la iOAe
LIVRE CINQUIÈME.
341
de tous les médecins ordinaires de Port-Royal, ou amis
de Port-Royal, Pallu, Dodart, Hecquet, le médecin par
excellence au sens littéral et au sens spirituel est M. Ha-
mon. Il a justifié pleinement ce que, dans ses premières
années de vocation, lui écrivait la mère Angélique
(1658) : cf Après le grand don d'un parfait confesseur,
il n'y a rien de plus important que celui d'un médecm
vraiment chrétien, qui exprime par toutes ses actions et
ses paroles les saintes maximes du Christianisme. »
Gomme touchante figure de consolateur à mettre près
de lui durant cette captivité des religieuses , il ne faut
pas oublier M. de Sainte-Marthe , confesseur de Port-
Royal. M. de Sainte-Marthe, successeur et lieutenant
de M. Singlin, n'a pas tout à fait le rang ni l'office de
supérieur proprement dit. M. Singlin mort, ce fut pro-
prement M. de Saci qui, d'accord avec Arnauld, fut le
directeur de Port-Royal. La fonction de M. de Sainte-
Marthe est plus humble, plus unie, plus ordinaire dans
sa simplicité.. La clmse qu'il croyait le moins avoir,
c'était l'autorité ou l'insinuation, le don d'infaillibilité,
le coup d'œil intérieur par lequel on assigne à chacun
l'emploi de son talent. Ce à quoi il aimait à se borner,
c'était « à aider par la confession ou autrement les per-
sonnes qui prenoient conseil de gens plus éclairés que
lui, à ne les voir et ne les entendre qu'en supposant
qu'elles avoient déjà réglé leur vie d'une manière chré-
tienne, et qu'il n'avoit qu'à les justifier dans leurs
bonnes dispositions. » Vicaire et non curé, confesseur
dea médecins de son temps; mais il ne cessa à aucun moment
d'être avant tout le chrétien rigide et Thomme des pauvres. Ses
derniers écrits, en 1736; furent contre l'œuvre des Convulsions et
pour prouver qu'elles étaient chose naturelle et non miraculeuse.
11 se séparait en ceia , et comme Du Guet dont il était l'ami par-
ticulier, des jansénistes fanatiques de la troisième génération.
11 resta fidèle à lesprit de ce que j'appelle les Port-Royalistes
éclairés.
342
PORT-ROYAL.
et non directeur, voilà la vraie niidincG (prodesse quarn
prœesse studiosior). Si j'ai eu de la peine à bien discerner
les traits de la figure de M. Hamon dans ce beau por-
trait qui est conservé à la Faculté de médecine, mais qui
est comme enseveli dans l'ombre, j'ai éprouvé une bien
plus grande difficulté, au moral, h saisir quelques traits
particuliers et distincts de M. de Sainte-Marthe, quel-
que variété de physionomie reconnaissable , dans l'uni-
formité constante et terne de son caractère et de sa vie.
S'il me voyait chercher cette variété dans un désir de
représentation profane, lui-même il en souffrirait; il la
jugerait peu compatible avec la suprême Vérité qui s'en
passe très-bien. Il nous citerait le mot de l'Écriture :
« Je suis le Seigneur^ et je ne change point, — Ayons,
aimait-il à dire, ayons quelque part à cette immutabi-
lité qui est le caractère des véritables Chrétiens. —
L'uniformité qu'il a gardée pendant toute sa vie, disait-
il encore en parlant d'un de ses pareils en vertu, a été
une suite de l'union intime qu'il avoit contractée avec
cette même Vérité qui ne sauroit changer, et qui est
toujours semblable à elle-même. » Quand on veut di-
gnement parler de ces hommes et de cette race de justes,
il ne faut rien garder en soi de l'Alcibiade de Platon,
qui demandait toujours du nouveau.
Claude de Sainte-Marthe^ né à Paris le 8 juin 1620,
d'un père avocat au Parlement, et qui appartenait à une
branche de Tillustre famille de ce nom, si féconde en
mérites solides et en doctes personnages, eut, dès la
tendre jeunesse et au sortir de ses études , le goût du
recueillement et de la prière ; rien d'éloigné de la pureté
chrétienne ne l'occupa jamais, et aucun contact du
siècle ne l'effleura. Il commença par se retirer à Ghant-
d'Oiseau , terre de son père en Poitou, pour s'y livrer
uniquement aux œuvres du salut. Puis il entra dans une
Communauté d'ecclésiastiques, se prépara au sacerdoce
LIVRÉ! CINQUIÈME.
343
elle reçut. Le crédit de sa famille le portait, pour peu
qu'il se fût laissé faire, aux bénéfices ou aux dignités.
11 refusa d'être trésorier de la Sainte-Chapelle , et dé-
clina cette prélature qui nous paraît un peu gaie depuis
le Lulrin^ mais qui lui paraissait, à lui, redoutable. 11
avait pour principe de conduite un éloignement absolu
de tout ce qui distingue, de tout ce qui fait qu'on est
remarqué et qu'on est quelqu'un. Rien de curieux en lui,
rien de flatté ni d'amusé. Dans un voyage qu'il fit en
Dauphiné et en Savoie, il dérobait le plus qu'il pouvait
son nom, même à ses hôtes et à ceux qu'il édifiait, che-
min faisant, par sa piété : « Je vous dirai bonnement,
ma Mère, écrivait-il à une Supérieure de la Visitation,
que je gagne quelquefois beaucoup de n'avoir point de
nom, car chacun dans l'occasion me donne des qualités
comme il lui plaît. A Annecy je passois pour un ecclé-
siastique de Saint-Sulpice , à Grenoble pour l'aumônier
d'un abbé, autre part pour un Père de la Mission; à
Belley, dans l'hôtellerie on me parloit de moi-même
sans savoir qui j'étois, et on m'attribuoit plus de bonnes
qualités que je n'en ai. A Saint-Claude, on me prit pour
un homme qui cherchoit une cure, et je vois que vous
savez aussi peu qui je suis que les autres, puisque vous
me donnez la qualité d'abbé. — Le nom que je désire
avoir chez vous, ma Mère , est celui de pécheur et de
pauvre voyageur, » Et il terminait cette singulière lettre
en disant : « Tel que je suis, ma Mère, je suis tout à
vous. Je voudrois bien vous dire en vérité que c'est une
personne qui n'a ni nom, ni vie, ni qualité, ni richesses,
ni parents, ni amis, ni maison, ni lieu, qu'en Jésus-
Christ. » Il était déjà selon l'esprit de M. Singlin, lors-
qu'il fut attiré vers lui par sa réputation de grand direc-
teur spirituel. Il résista tant qu'il put aux charges
d'âmes que lui voulut donner ce supérieur clairvoyant,
qui accueillait en sa personne un prochain auxiliaire et
344
PORT-ROYAL.
coopérateur. Il préféra le monastère des Champs à la
maison de Paris, et y vécut d'abord en solitaire; il y
était depuis quelques mois lorsqu'on le pressa de se
charger de la cure de Mondeville (ou Moudon ville),
terre située dans le diocèse de Sens, qui appartenait à
Port-Royal. Il ne Taccepta que parce qu'il la vit sans
pasteur. Le vicaire de cette paroisse avait été tué d'un
coup de mousquet dans la seconde guerre de Paris, et le
curé était mort de frayeur; personne ne voulait aller
dans un lieu si désolé par les guerres (1652). Il y rem-
plit les devoirs de curé en homme vraiment apostolique.
Il n'y vivait que de pain et d'eau. Sa maison était ou-
verte aux pauvres, qu'il consolait par ses instructions,
et dont il soulageait la misère par ses libéralités Les
soldats avaient tellement ravagé et pillé ce lieu, que les
plusrichesdes habitants n'avaient pas de pain à manger,
ni même de paille pour se coucher. Les soins qu'il y
prit des malades lui causèrent une fièvre pernicieuse,
qui le réduisit à l'extrémité. Mais le pis est qu'il trouvait
des cœurs durs et qu'il désespérait de briser; il n'y
resta que dix-huit mois. Après son retour à Port-Royal,
il fut appliqué, bien malgré lui, à la conduite des reli-
gieuses et à la prédication. M. Singlin le décida à aller
à la maison des Champs pour y remplacer en qualité de
confesseur M_. Arnauld, quand la Censure de la Sorbonne
força celui-ci à se retirer. M. de Sainte-Marthe, qui
voyait l'orage prêt alors à les envelopper tous , pensait
ne s'engager que passagèrement et pour quelques se-
maines ; il fut retenu à ce poste pendant plus de vingt
ans (1656-1679) : c'est ce qu'il appelait avoir été charge
de chaînes toute sa vie. Il avait de lui-même la plus
humble idée, et il estimait n'avoir réussi à rien : « J'ai
été plus de vingt années dans un monastère, et je sais
aussi peu ce que doit faire un confesseur pour y servir
certaines âmes, que le premier jour que j'y ai été éta-
LIVRE CINQUIÈME.
345
Lli. » Pas un n'a poussé plus loin que lui cette sainte
manie chrétienne de se rabaisser : « Je suis une per-
sonne qui est aussi peu propre à faction qu'à l'étude,
qui n'a ni le don de prêcher, ni l'industrie de s'insinuer
dans Tesprit des hommes pour les porter au bien , ni
assez de lumières pour résoudre leurs doutes, ni aucune
adresse pour leur faire goûter les choses du salut. » Il
insistait sur ce dernier point : « Je n'ai point ce secret
d'ouvrir les cœurs pour y faire entrer les vérités de
l'Évangile et l'onction du Saint-Esprit; je n'ai rien de
cette force , de cette liberté, ni de cette bonté des véri-
tables pasteurs, qui ne se rebutent jamais des plus
grandes difficultés. » Et cependant nous avons de lui de
beaux et tendres accents en faveur des religieuses, dans
sa lettre* à l'archevêque, au début de la persécution. A
l'époque de la captivité où nous sommes, il prit coura-
geusement la défense de son pieux troupeau dans des
écrits publics, notamment dans un écrit intitulé : Défense
des Beligieuses de Port-Royal et de leurs Directeurs^ sur
tous les faits allégués par M. Chamillard , docteur de
Sorbonuôj dans ses deux libelles,.., (août 1667); il ne
faut pas confondre cet ouvrage avec VApologie pour les
Religieuses de Port-Royal..,. (1665), à laquelle il prit
part, dit-on, mais qui est aussi et surtout de MM. Ar-
nauld et Nicole, et qui porte leur cachet bien plus que
celui de M. de Sainte-Marthe. Cette Apologie en effet,
par le ton polémique, fut loin de contenter tous les amis :
« Madame de Longueville m'a avoué ^ écrivait plus lard
Nicole un peu intimidé et revenu, qu'elle n'a jamais
Y>ugoùleY VApologie des Religieuses de Port-Roijal, Je s-àk
que M. de Saint-Gyran (Barcos) et M. Guillebert l'ont
aussi fort désapprouvée, et qu'ils ont soutenu qu'on ne
pouvoit écrire de cet air contre un archevêque. » M. de
l. Voir précédemment, page 182.
346
PORT-ROYAL.
Sainte-Marthe n'était pas homme à outrej)a8ser ainsi
les bornes. Laissons donc à Nicole et à Arnauld ce qui
est à Arnauld et au second d'Arnauld. La Di'fcnse de
M. de Sainte-Marthe en faveur des pieuses filles qui
lui étaient confiées, et dont il était responsable depuis
la mort de M. Singlin, porte directement contre M. Cha-
millard qui, par des dénonciations publiques, avait violé
le devoir de tout confesseur, même d'un confesseur im-
posé. Cette Défense est ferme, modérée , pertinente sur
tous les points, et elle concède qu'il a pu y avoir quel-
ques fautes commises, mais non celles qu'on incrimine*.
Éloigné du monastère durant toutes ces années, il écri-
vait et faisait parvenir aux religieuses des lettres pleines
d'onction et de réconfort. Sa méthode et son conseil,
c'était d'opposer à l'orage et à tous les assauts une hu-
milité invincible. Il envoyait aux sœurs des passages
tirés des Évangéiistes et des plus grands saints, à l'appui
de cette forme de résolution inébranlable. J'y remarque
ce mot de saint Paulin : « L'humble de cœur étant le
cœur de Jésus-Christ, il devient magnanime de la ma-
gnanimité d'un Dieu, et par conséquent aussi invincible
que lui-même, » Parmi les petits Traités composés pour
ces circonstances et attribués à M. Hamon, il en est un
ou deux qui peuvent être de M. de Sainte-Marthe.
Mais voici une particularité unique : pendant que les
religieuses étaient encore gardées prisonnières en leur
maison des Champs, non pas dans les premiers temps,
je crois, mais quand les gardes se furent un peu relâchés
1. On lit dans cette Défense (page 19), à propos des petites
ÉcoleSj un beau passage qui est textuellement le même que celui
que j'ai cité (au tome III, page 482), et qui ne diffère qu'à peine
du mémoire qu'on lit à la page 48 du Supplément au Nécrologe ^
soit qu'on ait extrait ensuite ce petit mémoire de la Défense de
M. de Sainte-Marthe, soit que lui-même, l'ayant déjà composé, il
Tait fait entrer dans sa Défense,
LIVRE CINQUIÈME.
347
et que les jardins furent redevenus libres, « M. de
Sainte-Marthe avoit la charité de partir au soir de Paris,
ou de la maison où il demeuroit près de Gif, et de se
trouver à une certaine heure dans un endroit marqué,
assez éloigné des gardes. Il montoit sur un arbre assez
près du mur, au pied duquel étoient les religieuses a
qui il faisoit un petit discours pour les consoler et les
fortifier. G'étoit pendant l'hiver. » — J'ai vu des gra-
vures de Porl-Royal représentant cette scène singulière
et naïve, qui a pu se renouveler quelquefois.
Une note de Racine, trouvée dans ses papiers, et qu'il
n'aurait certes employée qu'avec la plus grande réserve
s'il avait mené à fin son Histoire de Port-Royal , est à
donner ici dans toute sa vivacité; c'est en sortant d'un
entretien avec Nicole qu'il dut l'écrire :
« Deux partis dans la maison : l'un, la mère Angélique, la
sœur Briquet, et M. de Saci; l'autre, la mère Im Fargis,
M. de Sainte- Marthe, et M. Nicole. Ces derniers avoient tou-
jours raison ;'mais, pour Punion, M. de Sainte-Marthe cédoit
toujours.
(c M. Nicole dit que c^est le plus saint homme qu'Hait vu à
Port' Royal, Il sautoit par-dessus les murs, pour aller porter
la communion aux religieuses malades, et cela de l'avis de
M. d'Aleth; en sorte qu'il n'en est pas mort une sans sacre-
ments*. Cependant la mère Angélique de Saint-Jean n'avoit
nul goût pour lui ; et, quoiqu'il le sût, il n'en étoit pas moins
prêt à se sacrifier pour la maison. »
Si M. de Sainte-Marthe défendait les religieuses au
dehors, il ne les flattait pas au dedans; il avait pour
maximes, « qu'il faut d'autant moins parler à des reli-
1. Ceci ne doit pas être exact et est dit trop absolument, comme
on a l'habitude de faire en conversation. Ce qu'on en peut con-
clure, c'est que des cinq religieuses qui moururent pendant la
captivité, il y en eut quelqu'une peut-être que M. de Sainte-Marthe
put ainsi administrer par contrebande.
348
PORT-ROYAL.
gieuses qu'elles désirent plus que nous leur parlioiiô;
que le plus ordinaire langage d'un prêtre doit être la
prière, et son principal but, de mettre ceux qui le con-
sultent en état de prier; que les religieuses n'ont hesoin
que de savoir quelle est la passion principale d'où nais-
sent leurs plus grands défauts, pour en gémir devant
Dieu et s'en humilier devant leurs sœurs. — Je voudrois,
disait-il, que les religieuses n'eussent des yeux que pour
voir leurs défauts, que pour les condamner, que pour
en faire pénitence , et qu'elles eussent assez de charité
pour supporter ceux des autres. » M. de Sainte-Marthe,
avec ces stricts principes que rien ne tempérait dans
la pratique, ne devait point aller à la sœur Eustoquie.
La Paix de l'Église rendit M. de Sainte-Marthe à ses
fonctions régulières de confesseur. Il les remplit jus-
qu'au mois de mai 1679 , qu'il fut obligé , et pour tou-
jours, de s'éloigner. Il se retira chez une de ses parentes
à Gorbeville , sur la paroisse d'Orsay , à une lieue et de-
mie de Gif; il y passa le reste de ses jours , dix années
encore, et n'en sortit plus que pour faire un voyage en
Flandre et en Hollande, une visite aux amis exilés. Les
deux volumes de Lettres qu'on a publiés de M. de Sainte -
Marthe, et oîi il est à regretter qu'on n'ait pas mis le
nom des personnes ( ce qui fait le principal intérêt des
Correspondances ) , nous le montrent dans cette der-
nière retraite , réduit selon ses vœux à la solitude de sa
chambre, n'ayant plus de juridiction que sur la cha-
pelle du château où il demeurait , et déchargé du poids
de toute autre responsabilité que celle de son âme. Il est
dans le repos, dans la paix, dans le secret (orans^ legens,
latens, silens ) ; il mène une vie toute cachée en Jésus-
Christ, heureux de penser qu'il est de ceux qui ne font
de bruit ni en vivant ni en mourant. Il ne se plaint de
rien; il n'accuse les hommes d'aucune injustice, et croit
qu'il n'a eu ni ennemis ni tribulations. Si Dieu n'a pas
LIVRE CINQUIÈME.
349
choisi le lieu où il habita et travailla tant d'années, ce
cher déssrt de Port-Royal , pour y bâtir sa maison et
pour y amasser son peuple , tout est bien ; il n'élève pas
un murmure , il est content de la dernière place où il
se voit rejeté. Se tenir en repos , il a sur ce sujet une
lettre (la troisième du tome II) , qui est presque digne
de Nicole ( je suis ici dans les nuances du gris au moins
gris); il en a une autre sur les voyages (la cin-
quième du même tome), et une autre (la huitième),
qui donnent l'idée d'un demi-sourire. Mais que ce
sourire a besoin d'être saisi de près au passage I com-
bien M. de Sainte-Marthe sourit peu! « Pour voir les
choses telles qu'elles sont , pense-t-il, il faut, autant
qu'on le peut , avoir les yeux d'un mourant. » Quant à
prétendre montrer de l'esprit ou le moindre agrément
lorsqu'il tient la plume, cette idée l'eût effrayé : « Nous
devons craindre tous les talents que nous ne pouvons
cacher. » Il sait l'écueil de ceux qui ont le beau langage
à leur disposition et les belles connaissances : « Qu'est-ce
que la connoissance d'une vérité que nous ne prati-
quons jamais? » Tel que nous le voyons , M. de Sainte-
Marthe était un des rares hommes en qui ce sublime
génie de Pascal avait une parfaite confiance : ce fut lui
de préférence, entre les confesseurs, qu'il envoya qué-
rir plusieurs fois dans sa dernière maladie , et à qui i
communiqua les plus secrets mouvements de sa con-
science.
On parle toujours du siècle de Louis XIV comme
d'un grand siècle religieux , d'un siècle qui doit faire
honte à ceux qui ont suivi, pour la doctrine et la foi
ecclésiastique. Mais du temps de Louis XIV, les clair-
voyants et les véridiques, tels que M. de Sainte-Marthe,
en parlaient autrement et comme du plus relâché des
siècles ; se reportant en idée aux âges, réputés meilleurs,
de saint Bernard et de ces directeurs chrétiens d'autrefois
350
PORT-ROYAL.
(vieux âges, après tout bien obscurs, et qui nous font
peut-être illusion eux-momes) , il écrivait par exemple:
« Nous sommes à présent dans un siècle bien plus commode;
nous pouvons devenir prêtres sans prendre la peine de nous
charger de science, et sans avoir jamais rien lu de l'Évangile
que ce qui s'en rencontre dans le Bréviaire ou dans le Missel,
sans savoir qui nous a appelés au ministère, sans en con-
noitre ni la sainteté ni les dangers; de sorte que comme il y
a de certains bénéfices qu'on appelle simples parce qu'on
n'est obligé qu'à dire son Bréviaire, il semble aussi que, pour
être simple prêtre, il ne faille dire que le Bréviaire et la
Messe. »
L'ignorance grossière était donc très-habituelle dans
le clergé ordinaire du beau siècle de Louis XIV , de
même que l'impiété raffinée s'était glissée dans bien
des esprits : de loin nous ne voyons que les têtes éle-
vées et les surfaces lumineuses K
M. de Sainte -Marthe, accablé d'infirmités dans ses
dernières années , mourut le. 11 octobre 1690,àrâge
de soixante-dix ans accomplis. Fidèle à ses habitudes
de modestie rigoureuse , il observa durant sa dernière
maladie un silence extraordinaire. Ceux qui ne le
voyaient qu'nne fois , et sans qu'il leur parlât, Tauraient
cru sans connaissance ; il n'en était rien ; mais il n'ai-
mait pas que dans ces morts chrétiennes , et en appro-
chant du moment suprême, on dit de ces mots qui se peu-
vent répéter : « Est-il si à propos dotant parler quand on
est près de paroître devant Dieu î » — On fit sur lui ce dis-
1. Dans le cours du siècle cependant, on compterait bon nombre
d'estimables Communautés et associations, depuis celle de M.Bour-
doise, qui s'essayaient expressément et s'appliquaient à former des
prêtres, à rendre les sujets dignes du sacerdoce chrétien. De toutes
ces œuvres, la Communauté de Saint-Sulpico a été la phi ; com-
pl('.te et la plus durable; mais le fait d'une grossièreté moyenne du
clergé sous Louis XIV subsiste.
LIVRE CINQUIÈME.
tique qui exprime bien toute sa conduite et son caractère :
Impatiens faisi, verique tenacior, inde
Ingemuit, tacuit, fugit et occubuit.
« Impatient du mensonge et sectateur de la vérité , de
là vient qu'il a gémi, qu'il s'est tu, qu'il s'est caché,
qu'il s'est consumé. »
Deux jours après sa mort , son corps fut transporté à
Port-Royal des Champs, pour y être inhumé à Tinté-
rieur de la maison.
M. de Sainte-Marthe est une de ces figures qui , si
elles se détachent peu du fond général de notre sujet ,
y entrent et y tiennent le plus profondément ; c'est
pourquoi j'ai dû m'y arrêter. Par une seule circon-
stance de sa vie il offre prise à l'imagination, à celle
môme qui chercherait dans ces sentiers d'autrefois
d'humbles vestiges, de touchants rappels de poésie in-
time et d'émotion contenue. M. de Sainte-Marthe , de
nuit, durant l'hiver , montant sur quelque arbre chargé
de givre et faisant à demi-voix de petits discours édi-
fiants aux religieuses qui Técoutaient dans le jardin de
l'autre côté du mur, c'est là un tableau qui fait bien le
pendant de M. Hamon allant voir ses malades, monté
sur un âne , et lisant en chemin un livre ouvert sur
l'espèce de pupitre rustique qu'il s'était dressé au moyen
d'un bâton fiché dans la selle. Images imprévues dans
des vies si graves ! images presque enfantines , signi-
ficatives pourtant, et qui ne se peuvent oublier, d'une
foi redevenue primitive * !
1. Il est [)ossible que ce genre de doctrines et de sentiments re-
ligieux austères se refuse à toute poésie : mais s'ils en permettent
et en souffrent quelqu'une, c'est celle-là, et pas une autre, que
je m'étais efforcé d'exprimer dans un petit poëme qui fut peu
goûté du public lorsqu'il parut, et qui a pour titre : Monsieur Jean,
11 se rattachait dans ma pensée à ces études sur Port-Royal : c en
est la sobre fleur.
VI
Les quatre évêques patrons de Port-Royal. — M. Pavillon. — Un
saint évêque au dix-septième siècle. — Doctrine chrétienne
épiscopale. — Protestation de M. Pavillon contre la Déclaration
du roi. — Origine de sa liaison avec Port-Ro\aL — Son Mande-
ment sur la Bulle d'Alexandre VII. — Menace de jugement par
commission. — Avènement de Clément IX. — M. de Gondrin et
M. Vialart^ prélats médiateurs. — Lettre des dix-neuf évêques
au Pape. — Madame de Longueville. — Embarras de faire le
procès à M. Pavillon. — Son union intime avec les Religieuses
de Port-Royal. — Divers projets des Port-Royalistes. — De l'île
de Nordstrand; les jansénistes actionnaires. — Épisode du ^ou-
veau-Testament de Mons. — Vogue de cette traduction. —
M. d'Embrun et son Mandement. — On rit et il se fâche. — Sa
Requête au roi. — La contre-Requête de M. Arnauld; piquantes
scènes de Cour. — Port-Royal en faveur. — Projet de lettre des
quatre évêques au Pape, approuvé par le nonce. — Dernière
résistance de M. Pavillon. — Chacun cède; paix et joie, — Pré-
sentation de M. Arnauld au roi; son comphment. — Caractère
de cette paix ; médaille et revers. — Signature et délivrance des
Religieuses des Champs. — - Cérémonie du rétablissement; la
procession de Magny. — Séparation des deux monastères et
partage des biens. — Belle époque d'automne.
Gt3 qui sauva Port-Royal dans la crise où nous le
voyons si compromis depuis 1660, et d'où, à cette date
de 16i)5-1667, il semblait ne pouvoir raisonnablement
LIVRE CINQUIÈME.
353
se tirer , ce fut rengagement de quatre évêques dans
la même cause, et entre ces évêques, d'un des plus
considérés et des plus vénérés pour ses vertus parmi
tous ceux de TÉglise de France. Un bien plus grand
nombre d'évêques s'étaient prononcés à l'origine, con-
jointement avec Messieurs de Port-Royal, pour la doc-
trine de la Grâce et de saint Augustin ; mais depuis
rarrivée de la Bulle d'Innocent X en 1653, chaque As-
semblée générale du Clergé. avait amené quelque ré-
tractation et quelque exemple de faiblesse. Le Formu-
laire d'Alexandre VII s'imposait de plus en plus. Le
redoublement des ordres de la Cour et les décisions im-
pératives des Assemblées à dater de 1660 avaient fait
fléchir, parmi les opposants, les plus amis même de
Port-Royal ; c'est ainsi que Tévêque de Vence , celui
qu'on appelait le célèbre M, Godeau , après avoir parlé si
fort, avait signé Quatre prélats restèrent seuls inflexi-
1. M. Godeau, qui mérite bien une mention à part à cause de
son renom littéraire (voir tome II, p. 268), ne se couvrit pas de
gloire aux yeux de ses amis les Jansénistes, de ceux qui y regar-
daient d'im peu près, dans ces débats au sujet de la signature. Se
hâtant d'obéir aux décisions de l'Assemblée de 1660-1661, il com-
mença par recevoir le Formulaire dans son diocèse et le fit signer
par son Chapitre; ce qui ne l'empêchait pas d'écrire à ses amis,
M. d'Andilly et autres, pour leur témoigner combien il prenait part
à leurs souffrances et à celles de Port-Royal. M. d'Andilly lui écri-
vait (juillet 1661) : « Pour vous parler avec ma franchise ordi-
naire et la liberté que notre intime et ancienne amitié me donne,
il me semble qu'il ne suffit pas, dans une telle rencontre, d'avoir
une charité épiscopale, mais qu'il faut y joindre la vigueur et la
générosité de ces grands évêques des premiers siècles, en portant
en faveur de la vérité et de la justice la parole de Dieu devant les
rois et devant les princes pour les détromper des fausses impres-
sions, etc., etc. » Et il le provoquait à imiter l'exemple que l'évêque
d'Angers avait donné en adressant une lettre au roi, dont il lui en-
voyait une copie : « En vérité, ajoutait-il, je ne saurois assez
plaindre ceux qui, n'ayant pas le courage d'agir de la sorte, se-
ront couverts de confusion devant le juste jugement de Dieu, pour
avoir fui lâchement au jour du combat.... J'attendrai avec impa-
IV — 23
354
PORT-ROYAL,
bles : c'étaient M. Henri Arnatild , évêque d'Angers ,
IVère de M. d'Andiliy et du docteui*, et qui montra Tin-
Ilexibilité de sa famille avant d'en avoir peut-être Ten-
tience voire réponse, et cela parce que je suis à vous autant que
vous le savez : car autrement je vous verrois, sans m'enquérir de
ce que vous feriez, augmenter le nombre de ceux qui semblent a\ oir
oublié l'honneur qu'ils ont d'ôtre les époux de l'^'giisc, tant ils se
motLent p?ii en peine de tout ce qui la regarde. » Piqué d'honneur
par ces paroles de M. d'Andilly, M. de Vence écrivit une lettre au
Pape et en écrivit une aussi au roi qu'il fit passer par les mains
du comte de Brienne le jeune, secrétaire d'État. Cette lettre lut
très-mal reçue. Le roi, voyant que c était une lettre d'évêquc, dit
qu'on la lui présentât quand il serait dans son Conseil de con-
science; et à la séance de ce Conseil, après que le comte de
Brienne en eut lu les dix ou douze premières lignes, le Père An-
nat interrompit en dis;mt : « Qu'est-ce que vous vient ici conter,
Sire, ce petit évêque qui n'a que trois ou quatre paroisses et quinze
ou vingt paysans? » Le Père Annat s'obstinait à traiter le nain de
la princesse Julie, comme n'étnnt encore que le nain de l'épiscopat.
Averti de ce propos par M. d'Andiliy, M. de Vence écrivait le 24 dé-
cembre (16G1), en se redressant et se roidissant dans sa petite
taille : « Un évêque qui n'a que vingt paysans à conduire en a en-
core trop, s'il est vrai que les âmes des paysans soient rachetées
du sang de Jésus-Christ. » Sur de nouveaux ordres du roi qui lui
lurent donnés en mai 1662, il signa purement et simplement.
M. Godeau, jusque dans ses défaillances, continua de corres-
pondre amicalement avec M. d'Andilly, avec M. d'Angers,
et de complimenter les religieuses persécutées. On lui tenait
compte de sa bonne intention, en excusant son peu de vigueur.
« Les temps étoient si fâcheux pour les disciples de saint Augustin,
dit à ce propos M. Hermant en ses Mémoires manuscrits, qu'i's se
croyoient obligés de regarder comme leurs amis ceux qui ne leur
jetoient point des pierres, d'excuser la foiblesse de ceux qui se
laissoient aller au torrent, pourvu qu'ils ne se déclarassent point
contre eux d'une manière envenimée, et de dire comme on lit
dans un endroit de l'Évangile : Quiconque ne se déclare point
contre moi est pour moi. » Bans les livres imprimés, les écrivains
Port-Royalistes ont toujours ménagé en M. de Vence Tami de
M. d'Andilly. 11 est vrai que sitôt que le temps semblait vouloir
devenir plus serein, il redevenait courageux, énergique par let-
tres, un foudre de guerre, et parlait de verser son sang qu'on ne
lui demandait pas; il était le premier aux félicitations dans le
succès. Knhn ce y etit éveque beau phraseur, ce disciple affaibli
(le Malherbe en vers, nous offre plus vivement et plus gaiement
LIVRE CINQUIÈME.
355
tière piété ; M. de Buzanval, évêque de Beauvais , for-
tifié et soutenu par quelques bonnes têtes jansénistes
de son Chapitre; M. de Gaulet, évêque de Pamiers ,
autrefois disciple de Vincent de Paul et de M. Olier , et
qui, n'étant qu'abbé de Foix, avait si fort chargé M. de
Saint-Gyran dans son procès , cœur honnête , cerveau
étpoit et formé pour des opiniâtretés successives ; c'é-
tait enfin et surtout le saint évêque d'Aleth , Nicolas
Pavillon, sorti également des mains de Vincent de Paul,
longtemps étranger au Jansénisme et à ces questions ,
qui ne les examina même directement qu'en 1661, mais
dont la conviction, une fois prise , demeura fixe à ja-
mais {sedet œternwnque sedebit) : une de ces figures
d'évêque primitif, assises sur le roc et plus immuables
que Pierre. G'est à lui qu'on peut dire que Port-Royal
fut redevable , après Dieu , de son salut en cette con-
joncture. Figurons-nous bien d'abord ce que c'était
qu'un évêque comme Pavillon au dix-septième siècle ,
et son crédit moral dans l'esprit des peuples.
Né à Paris en 1597 , au sein d'une famille bourgeoise
parlementaire très-chrétienne, il avait témoigné de
bonne heure de sa vocation pour l'étude de l'Écriture
sainte et pour la pratique des vertus évangéliques. li s'y
était exercé pendant cinq années sous la direction de
Vincent de Paul , qui se servit utilement de lui dans son
œuvre commençante des Missions et qui l'appelait son
bras droit. Ordonné prêtre à trente ans, il sut résister à
toutes les vues d'ambition ecclésiastique que pouvait
avoir sa famille du côté de la Gour; et il ne sut pas
moins résister , du côté de l'Ecole , aux gloires triom-
phantes du doctorat : il ne se proposait pour but de ses
études « que de bien savoir la religion pour être en état
que d'autres en sa personne le type de ces prélats de la seconde
ligne qui, bien qu'ayant signé, continuaient de s'intéresser de
tout leur cœur au triomphe de la Vérité,
356
PORT-ROYAL
de l'enseigner aux simples. « Il aspirait à être un curé
des champs. Cependant il ne put se refuser h prêcher
à Paris, et ses sermons à Téglise Sainte-Groix-de-ia-
Bretonnerie furent remarqués. M. d'AndilJy , que le
hasard d'abord , ou sa qualité de paroissien , y avait.con-
duit , se déclaia son admirateur et se mit à en parler à
tout le monde. M. Pavillon devait appartenir à ce genre
de prédicateurs sérieux , judicieux et louchants , qui ré-
formaient le goût sans y songer , et dont M. Singlin, un
peu plus tard, acheva l'idée excellente*. Ses succès dans
la chaire, et les suffrages qa'iis lui valurent, notamment
celui de la duchesse d'Aiguillon , le désignèrent au car-
dinal de Richelieu pour le siège d'Aleth qui devint va-
cant en ce temps-là (1637). Pavillon avait quarante
ans. Il avait désiré ardemment être curé de village ; il
put dire , quand il eut vu Aleth , que Dieu l'avait en
quelque sorte exaucé, en le faisant « évêque de village,»
tant le pays était pauvre , rude , et tant le champ des
âmes y était pénible à défricher.
Une fois arrivé en ce diocèse montagneux, aux con-
fins de l'Espagne, il se dit : « Voilà ma part d'héritage
assignée par le Maître, » et durant trente-huit ans il
n'en sortit plus. Ce qu'il fit pour civiliser et évangéliser
ces contrées sauvages , pour remettre dans Tordre un
clergé déréglé, pour désarmer des gentilshommes vio-
1. M. Pavillon avait, selon ses biographes, le don de la parole;
lui, il disait (causant un jour avec Brienne) avoir eu plus de faci-
lité à ses premiers débuts que dans la suite, et que, pour s'être
trop hâté de prendre le sous-diaconat avant l'âge et par dispense,
Dieu l'avait humilié en lui ôtant de cette facilité première qu'il
avait à parler, et lui avait laissé depuis un léger embarras qui le
faisait quelquefois rougir en chaire au ressouvenir de son an-
cienne faute. Mais c'était peut-être là une leçon indirecte qu'il
donnait à Brienne à ses propres dépens. Avec ces chrétiens si
humbles, on ne sait jamais à (juoi s'en tenir; ils se dmiinuent
tant qu ils peuvent, et je croirais volontiers que M, Pavillon par-
lait non-seulement très-bien^ mais aisément.
LIVRE GINQUIÈMÊ.
357
lents, pour instruire des populations ignorantes, et pour
îrioinpher des résistances de tout genre que la routine,
la dureté originelle ou les passions opposent au bien, il
faudrait un volume pour le dire ^ ; mais la vénération
des contemporains le proclamait assez haut. Dans ce
pays de pauvreté, il commença par se faire aussi pauvre
que .es plus pauvres.
'( Peu de temps après son arrivée à Aleth, ayant trouvé,
en faisant sa tournée dans la ville, un pauvre homme à l'ex-
trémité, couché sur la paille, il ordonna à son maître d'hôtel
de lui faire porter un matelas. Ce domestique lui ayant re-
présenté qu'on n'avoit pas encore pu se fournir des meubles
nécessaires et qu'à peine avoit-on des lits pour sa famille (il
appeloit ainsi ses domestiques) : Faites porter , répîiqua-t-il,
à ce pauvre malade le matelas de mon lit: car je ne puis le lais-
ser dans rétat où je Vai vu. »
Dans les visites fréquentes et non solennelles, qu'il
faisait à toutes les parties de son diocèse, accompagné
d'un seul ecclésiastique et d'un valet, il découvrait des
coins perdus où les pasteurs des âmes avaient bien ra-
rement pénétré. Allant à un de ces hameaux qui
n'étaient d'aucune paroisse, pour y visiter une malade,
il eut à passer par un pas très-dangereux où les gens
même du pays n'aimaient guère à se hasarder. Dans
cette excursion il lui arriva d'avoir à traverser la
rivière d'Aude entre d'affreux rochers, sur une planche
étroite et fragile; et comme l'ecclésiastique qui l'accom-
pagnait le priait de lui remettre le Saint-Sacrement pour
en être plus libre au passage : « Je le garde, lui dit-il,
ce sera mon soutien. » — - Il avait pour maxime « qu'un
évêque est le soleil de son diocèse et doit en éclairer et
échauffer tous les endroits. »
i. sûr la Vie de M. Pavillon (3 vol., 1738), rédigée d'après
des mémoires originaux, par M. Paris, prêtre, qui n'est pas le
diacre Paris.
358
PORT-ROYAL.
S'il était pénétré des devoirs, il ne Tétait pas raoins
des droits de Tépiscopat. Il croyait que « la clef de la
science et du discernement est jointe essentiellement au
caractère d'évêque; » que TÉvèque régulièrement or-
donné et institué, après qu'il s'est mis en présence de
Dieu par la méditation silencieuse et par la prière, re-
çoit de lui la direction de conduite et la lumière comme
saint Pierre et les successeurs de saint Pierre l'ont pu
et la peuvent recevoir, et qu'à moins de Conciles régu-
liers et caDoniquement assemblés disant le contraire, ce
que dit et ordonne TEvêque est et demeure la règle et
la vérité. Qui dit évêque, dit le vrai docteur en Jésus-
Christ. Aussi ni roi ni pape, sauf le respect qui leur
était dû, n'avait action ni prise directe sur M. Pavillon ^
Il ignorait la maxime de ces prélats qu'il avait quelque-
fois l'occasion de voir aux États de Languedoc, ou de
ceux qui se réunissaient à Paris ou à Versailles sous la
main du roi dans les Assemblées administratives du
Clergé, ces Assemblées dites gallicanes (où il n'alla ja-
1. Du Guet, dans ses Conférences ecclésiastiques {T et 3^ disser-
tation), a établi, ens'appuyant surtout des paroles de saint Ignace
(un saint du premier siècle et qui avait vu les Apôtres), cette
même doctrine cardinale, la mission et l'autorité des Evêques de
droit divin, aussi bien que leur supériorité au-dessus des prêtres :
a L'Évêque est établi de Dieu, et c'est lui qui établit les prêtres....
L'Évêque est tout à la fois le successeur des Apôtres, le vicaire de
Jésus-Christ et le sacrificateur du Père céleste, etc., etc. » M. Pa-
villon est, chez nous, le dernier exemple, le plus entier et le plus
intègre, de cette perfection de l'Êvêque primitif : car on ne saurait
citer Bossuet, qui était au besoin Thomme du roi contre le Pape.
M. Pavillon n'était ni au roi ni au Pape : peu lui importait d'hêtre
battu en brèche des deux côtés. Avec la centralisation qui prévaut
de plus en plus dans l'Éiat comme dans l'Église, il n'y a plus lieu
à de tels évêques, souverains dans l'ordre divin et absolument in-
dépendants chez eux, et composant en personnes égales Ja grande
Communauté chrétienne : autant de saint Pierre^ chacun sur son
roc et dans son siège. Ce serait un anachronisme aujourd'hui de
voir un tel évêque, autant que de voii un grand baron léoclal.
LIVRE CINQUIÈME.
359
mais), décorées par Bossuet d'un grand appareil de doc-
trine et menées de fait par M. de Harlai ; il était , dis-je,
à cent lieues de la maxime, â:ne secrète de ces Assem-
blées, a qu'il faut céder au plus fort. » Sa science était
de résister comme un mur ou comme un roc aux plus
rudes attaques, de quelque part qu'elles vinssent, quand
il était persuadé que Dieu le demandait de lui. C'était un
terrible homme que ce doux prélat, et avec qui, en luttant,
on ne gagnait rien. Il le prouva jusqu'à son dernier soupir
dans l'affaire de la Régale. Il ne le prouva pas moins alors
(en 1665) dans l'affaire de la Signature. « Un évêque
doit s'exposer à tous les dangers, pensait-il, pour conser-
ver l'intégrité de son Épouse : in hoc positi sumus (c'est
pour cela que nous sommes en place). » Dans la pres-
cription de la signature en particulier, qu'avait ordonnée
l'Assemblée du Clergé de 1660, il estimait que cette
Assemblée, qui n'avait aucun des caractères d'un Con-
cile, avait excédé ses droits en imposant auxévêques une
déférence aveugle à ses décrets; qu'elle n'avait fait au-
cune diflérence des évêques avec le reste des fidèles;
qu'elle avait oublié que l'Évêque est le juge par excel-
lence en telle matière, et n'a de juge supérieur et légi-
time que dans les Conciles provinciaux ou nationaux. Il
avait donc cru devoir protester contre l'autorité que s'at-
tribuaient ces Assemblées quinquennales composées e j
grande partie d'évêques de coiir, au préjudice de ceux
qui résidaient plus exactement*. L'Arrêt du Conseil, qui
1. C'était aussi l'opinion de M. d'Aubigny que nous avons vu
Fami de Saint-Évremond, raais qui n'en était pas moins une au-
torité parmi les Jansénistes par son rang, sa qualité et la ligne de
conduite qu'il avait tenue; on lit dans les Mémoires manuscrits
(le M. Hermant :
« M. l'abbé d'Aubigny, qui avoit fait en ce temps-là (1661) un voyage
en Angleterre, apprit, avec une grande amertume de cœur, cette délibéra-
tion de l'Assemblée, et en écrivit ainsi à M. d'Andilly, le 15 février :
« J'ai su en mon chemin la délibération de l'Assemblée avec une extrême
360
PORT- ROYAL.
était intervenu pour prêter main-forte aux décisions de
l'Assemblée et en assurer l'exécution , n'ajoutait rien îi
la légitimité de Factemême. « L'autorité du roi en effet,
quoique absolument nécessaire pour contraindre par
des peines temporelles à la soumission aux lois de
l'Église, ne peut conférer à une Assemblée non cano-
nique le droit de faire de ces sortes de lois, ni suppléer
à ce qni manque. » Le saint évêque ne se fit pas faute
d'écrire au roi pour lui représenter que, dans sa Décla-
ration (du 29 avril 1664) , il avait passé les bornes do sa
puissance légitime, en ordonnant la signature par-devant
ses juges et magistrats ; « que tous les princes vraiment
chrétiens ne se sont jamais attribué l'autorité de faire des
lois et des canons dans TÉglise, mais Lien ont tenu à
gloire d'en être les exécuteurs et non pas les institu-
teurs. » C'est par cette considération stricte de juridic-
tion ecclésiastique, d'ordre et de discipline épiscopale,
et d'autorité inhérente à son. ministère, que M. Pavillon
fut conduit à entrer dans la lutte. Il écrivit donc une
lettre de ferme et respectueuse remontrance au roi
(25 août 1664) , lettre qui devint bientôt après publique
par l'impression. Conséquent avec lui-même, il interdit
la signature du Formulaire dans son diocèse, adressa
une Monition à son clergé pour le prémunir contre la
surprise; quelque méchante opinion que j'eusse des gens, je ne pouvoia
pas m'imaginer qu'ils allassent dans un tel excès, et qu'ils fussent ca-
pables de s'attirer une confusion si publique devant tout ce qu'il y a de
personnes de vertu et d'érudition. En vérité on peut dire ce que disoit
autrefois saint Cyprien dans une autre rencontre : « Actum est de vigore
Episcopatuf^ daque sublimi ac divîna Ecclesix gubernnndx auctoritale. »
Enfin l'autorité légitime n'est jamais mieux détruite que lorsque l'on en
substitue en sa place une nouvelle et tout injuste, lelle que me paroît
celle que ces Messieurs se sont attribuée en s'établissant sur la tête de
leurs confrères, et les obligeant d' se soumettre à leurs résolutions sous
toutes les peines canoniques. Si cette nécessité que l'Église n'a jamais
reconnue s'établit, je ne vois plus rien de certain dans la foi, ni de si saint
dans la discipline et dans les mœurs, qui ne puisse être détruit et violé;
et vous croyez bien que quand on aura besoin de décisions, on ne manr
quera pas d'évéques. »
LIVRE CINQUIÈME. ~ 361
Déclaration du roi, et excommunia même deux de ses
chanoines qui étaient allés signer ailleurs devant les
séculiers. L'éclat fut grand. Le chancelier Séguier disait
tout haut a que M. d'Aleth avoit voulu cracher au nez
du roi. » L'avocat général Talon* eut ordre de déférer
ces actes de l'évêque au Parlement, ce qu il ht dans un
violent et injurieux réquisitoire où il donna cours à ses
emphases. Tous les amis de M. Pavillon s'agitaient, lui
écrivaient des lettres d'alarme ; son illustre pénitent le
prince de Conti lui insinuait la prudence. Entre le roi,
le Pape et sa oonscience, ayant les Jésuites à dos qui
le taxaient de jansénisme, la position de Pavillon était
grave ; il n'en paraissait nullement ému. Son habitude
était de ne s'étonner de rien. Invariable et tranquille,
il continuait de vaquer charitablement à son œuvre
quotidienne d'évêque, pratiquant Je Carpe dicm du
chrétien, ne s'occupant que du devoir actuel, de la dif-
ficulté présente, et abandonnant à Dieu les affaires du
lendemain. L'Arrêt du Parleoient, qui se.régla pour les
conclusions sur le réquisitoire de M. Talon, fat comme
arraché à ce grand corps, tant M. Pavillon y était tenu
en profonde estime ; on n'y fit entrer que ce qu'on ne
pouvait refuser au roi. Le Premier Président, M. de
Lamoignon, différa plus de six semaines de le signer,
et ne le fit que sur Tordre du roi, impatient de ces re-
tards. Quant à l'évêque, il avait une trop haute idée de
son ministère pour se croire justiciable d*un Parle-
ment. On le décida pourtant, non sans peine, à écrire au
Premier Président pour le remercier des bonnes inten-
tions que ce magistrat avait eues à son égard, jusque
dans cette circonstance rigoureuse; mais cette lettre au
chef de la justice humaine sent encore sa magistrature
spirituelle supérieure. A cette date, au commencement
l. Denys Talon, qui avait succédé à son père depuis 1652.
362
PORT-ROYAL.
de 1665, M. Pavillon n'était que trèa-incic!emraent en
rapport avec Messieurs de Port-Roy Jil; il n'avait écrit
que deux fois à Tun d'eux (M. Arnauld), et ç'avait élé
pour répondre à des lettres reçues. On peut dire de lui
qu'il était un Port-Royaliste antérieur et sans le savoir;
s'il va se déclarer et lutter si directement de concert
avec et pour Messieurs de Port-Royal, c'est parce qu'il
les rencontre sur son chemin, le chemin de la vérité.
Survint la Bulle d'Alexandre VII (15 février 1665)
qui mettait les évêques au pied du mur; c'était la troi-
sième fois qu'un pape examinait et décidait la question.
Pavillon résisterait-il purement et simplement comme
il avait fait pour la Déclaration du roi? N'obéirait-il que
moyennant un Mandement explicatif? Ce dernier parti
qu'il embrassa fut celui qui était conseillé par Nicole,
esprit à expédients et qui, jusque dans un parti rigide,
préférait les formes moyennes. Pavillon faisant consulter
Nicole entrait ainsi, bon gré mal gré, en étroit com-
merce avec ce Port-Royal tant reproché. Cependant
toute l'Église de France avait les yeux sur lui dans ce
péril pour savoir comment il se conduirait; les meilleurs
évêques le considéraient comme leur guide; même sans
oser le suivre, ils se disaient que là où il irait, ce se-
rait le plus honorable de se référer et de tendre, et du
moins de s'en approcher. Il y a des moments où la con-
science publique aime à se personnifier dans un homme;
elle s'en fait un oracle. Que pense Gaton? Que dira
Royer-CoUard ? Que fera M. Pavillon?
M. Pavillon dressa un Mandement dans lequel il
alla aux derniers termes de la condescendance comme
il l'entendait, mais dans lequel aussi il maintint nette-
ment toutes les distinctions nécessaires et les degrés de
foi ou de soumission dues aux décisions d'ordre, diffé-
rent (1" juin 1665). Le succès d'un Mandement nous
paraît aujourd'hui chose singulière; celui de M. d'A-
LIVRE CINQUIÈME.
363
leth eut pourtant une vogae extrême à Paris et dans
tout le royaume. Le libraire Savreux en fit trois éditions
en peu de jours. Le roi fut mécontent. Bon nombre
d'évêques connaissaient le Mandement avant qu'il fût
publié: quelques-uns seulement persistèrent à l'ap-
prouver après l'impression, et se résolurent à en publier
de semblables. Un Arrêt du Conseil du 20 juillet frappa
ces Mandements raisonneurs et défendit aux ecclésias-
tiques des divers diocèses d'y obéir. Ce n'était là qu'un
prélude à d'autres rigueurs. Toutefois l'embarras était
grand, même da côté de la Cour. Le roi, en faisant
solliciter à Rome, comme il le fit, deux Brefs, — l'un
par lequel le Pape ordonnerait aux évêques de révoquer
leurs Mandements explicatifs et de faire signer pure-
ment et simplement, et l'autre par lequel le Pape en-
core nommerait des prélats français commissaires pour
procéder au besoin et porter sentence contre les évêques
récalcitrants, — le roi, en agissant ainsi, ouvrait plus
d'accès à la Gour de Rome dans ses propres affaires
qu'il ne convenait à la politique française. Il le sentait,
et ses ministres aussi; c'était l'avis de Golbert, de
Lyonne, de Le Teliier, de celui-ci notamment qui esti-
mait l'affaire mal enfournée, et qui désirait avant tout
qu'on la terminât en France et par autorité royale;
qu'on ne la laissât point aller toute à Rome, où c'était
une belle occasion d'empiéter sur les libertés gallicanes.
Quand on lui représentait cet autre côté essentiel de la
question, quand surtout les Brefs lui arrivaient, non pas
tels qu'il les avait désirés, mais avec leurs clauses abu-
sives et leur sans-gêne ultramontain, le roi, malgré son
peu de goût pour le Jansénisme, devenait moins vif à la
poursuite et avait des intervalles de refroidissement.
On eut l'idée, à différents moments de cette contesta-
tion, de demander à M Pavillon de faire un voyage à
Paris : quelques évêques bien intentionnés pensaient
364
PORT-ROYAL.
(4ue sa présence et le respect qui s'attachait à sa per-
sonne pourraient y rendre les explications plus faciles
et amener une solution aux difficultés. Mademoiselle
de Vertus, Tamie de madame de Longueville (ces dames
commençaient fort à se mêler des affaires de l'Église),
fut d'un autre avis et fit des objections très-sensées :
elle dit que, sur ce terrain glissant, il serait aisé aux
adversaires de semer les pièges sur les pas du saint
homme : « Nous ne sommes plus au temps que Dieu
envoyoit des prophètes aux roi?, et qu'ils les alloient
trouver dans leur cabinet sans obstacle.... Au nom de
Dieu, pensez-y bien; il n'y aura plus de ressource, si
une fois M. d'Aleth vient mal à propos. »
Une Commission de neuf prélats venait d'être nom-
mée par Alexandre VII pour juger les quatre évêques
en vertu de l'autorité a430stolique (ce qui eût été la plus
singulière nouveauté en terre de France), quand ce
pape mourut, et Clément IX (Rospigliosi) lui succéda
(juillet 1667). Le nouveau pape n'était point engagé
et passait pour avoir des dispositions pacifiques. Ce fut
une occasion naturelle pour rouvrir les voies de conci-
liation. Chacim s'y entremit. Le plus actif et le plus
utile promoteur et négociateur, à dater de cet instant, fut
M. de Gondrin, archevêque de Sens, prélat de qualité,
de grand air, autorisé en Cour, ayant l'oreille du roi et
des ministres, et îrès-affectionné à nos Messieurs par
goût de l'esprit plus encore peut-être que par esprit de
piété*; il se donna pour coopérateur étroit et pour
1. Voici son portrait tel qu'il se trouve à un endroit des Mé-
moires de Gourville; les traits correspondent bien à ce que nous
voyons nous-môme du personnage dans l'affaire présente : a 11
a voit beaucoup d'esprit^ et parloii extrêmement bien, mais, à mon
avis, un peu trop. 11 auroit forL souhaité d'entrer en quelques
affaires, comme c'étoit assez la mode en ce temps-là, tout étant en
cabale (1656). Je fus fort d'avis que l'on ne s'ouvrît pas beaucoup
LIVRE CINQUIÈME.
36b
auxiliaire M. Vialart, évêque de Ghâlons (sur Marne),
homme pur, intègre et d'une grande réputation de piété
et de vertu, lequel le doublait heureusement : dans cetle
alliance M. Vialart donnait à M. de Grondrin de son
autorité morale, et M. de Gondrin lui prêtait de son
habileté et de son crédit politique. Ces prélats concer-
tèrent une Lettre au Pape, qu'ils signèrent et^ firent
signer d'un certain nombre de leurs collègues de Tépis-
copat, et par laquelle, en justifiant les quatre évêques
incriminés, en témoignant que leur doctrine n'avait
rien de particulier, mais était celle de tous les autres
évêques et de toute l'Église, ils suppliaient le Saint-Père
de donner à l'Église de France, comme un bienfait de
son avènement, une paix après laquelle on soupirait. La
Lettre, portée confidentiellement de diocèse en diocèse,
réunit dix-neuf signatures. On y retrouvait naturelle-
ment, comme adhérents sous cette forme indirecte et
adoucie, ceux qui avaient lâché pied au fort de la bour-
rasque, mais à qui un éclair de sérénité rendait courage :
M. de Gomminges, l'ancien négociateur découragé,^
mais resté bienveillant ; M. Godeau, évêque de Vence,
qui avait hâte de réparer ses faiblesses et qui était prêt,
disa;it-il, à signer de son sang, s'il en était besoin. M. de
Laval, évêque de La Rochelle et fils de madame de
Sablé, s'y joignit, poussé par sa mère. M. de Ligny,
évêque de Meaux, frère de Tabbesse de Port-Royal, y
avec lui , parce que je trouvois que sa vanité le portoit à aimer
mieux le bruit d'une affaire que la réussite : au surplus, il étoit
de très-bon commerce. » — C'est de M. de Gondrin, très-scandaleux
dans sa jeunesse, que Retz entend parler dans ses Mémoires quand
il dit : « Le dérèglement des mœurs, très-peu convenable à ma
profession, me faisoit peur; j'appréhendois le ridicule de M. de
Sens. » Depuis, quand M. de Sens fut devenu si sévère et si inexo-
rable en matière de moeurs dans son diocèse, on. a dit « qu'il fai-*
soit pleurer ses péchés aux autres. »
366
POHT-ROYAL
était lout porté. Madame de Longueville, comme con-
seil, était au fond de tout.
Celte princesse pénitente qui, depuis 1661, s'était
mise sous la direction de Messieurs de Port-Royal et
avait noué intime liaison avec les Mères, contribua au-
tant qu'aucun prélat à la paix de l'Eglise. « Ces négo-
ciations croisées, ai-je dit ailleurs ^, si souvent renouées
et rompues, leur activité secrète, et le centre où elle
était, recommençaient pour elle la seule P'ronde per-
inise, et lui en rendaient quelques émotions à bonne
fin et en toute sûreté de conscience. » A partir de 16G6,
Arnauld, Nicole et le docteur de Lalane étaient cachés
chez elle, dans son hôteP; tout y aboutissait et en
1. Portrait de Madame de Longueville^ dans les Portraits de
Femmes (édition de ]855). — Ce Portrait, que j'ai détaché dès le
mois d'août 1840 de mon fonds de Port-Royal, me paraît encore
complet pour l'idée à prendre de la personne, e1 je n'aurais rien à
y changer aujourd'hui. On y trouvera une analyse de l'Examen de
conscience écrit par la princesse après la confession générale qu'elle
fit à M. Singlin le 24 novembre 1661.
2. Avant d'être à l'hôtel de Longueville, et d'y trouver une sécu-
rité relative, Arnauld, en CCS dix années (1656-1656) , avait dû chan-
ger plus d'une fois de retraite. On en faisait bien des récits dans le
monde janséniste. Fontaine a raconté une circonstance toute for-
tuite où il faillit être pris, bien que ce fût un autre qu'on cher-
chât.. Le même événement avait été raconté par Brienne en ses
Anecdotes et ave^ des particularités plus singulières. Ëcoutons-le
parler; le confrère^ comme on l'appelait à Port-Royal, est amusant
« Jo dirai à ce sujet de M. Arnauld une plaisante aventure. Comme il
étoit caché dans une certaine auberge, des archers conduits par un
exempt du Grand-Prévôt , y entrèrent en grand nombre avec leurs ho-
quetons, pour se saisir d'un certain banqueroutier qui se nommoit Ar-
nauld comme lui, et qui s'étoit évadé, ayant eu vent qu'on le venoit
prendre. Le docteur du même nom, s'entendant nommer et appeler
diverses reprises, ne douta point que ce ne fût lui à qui on en vouloit
et se mettant en prière à deux genoux, se tenoit caché fort tîansi dans
ruelle de son lit, son crucifix entre les mains, qu'il baisoit de grand cou
rigo, Mais comme M. de Saint-Gilles, gentilhomme Poitevin, qui éto
vcc lui dans la même chambre, étoit assuré de la fidélité de son hôte,
fit bonne mine à mauvais jeu et, prenant sa flûte douce dont il jouoit
admirablement, se mit à jouer un branle de Poitou tout de son mieux. Ce
que l'exempt entendant et en étant charmé, il passa outre et dit: « Le
LIVRE CINQUIÈME.
367
émanait; chaque iocident y devenait matière à délibé
ration et à conférence. C'était le haut cabinet du parti
Le grand médiateur extérieur, M. de Gondrin, concer-
tait avec elle toutes ses démarches. Dès les premiers
jcurs du nouveau pontificat, elle écrivit une lettre au
Pape^ accompagnée d'une autre au cardinal Azzolini,
secrétaire d État, en faveur des religieuses; et, sous ce
couvert d'intercéder pour de pauvres filles affligées, elle
s'avançait à y plaider la cause de ces Messieurs et même
dos quatre évêques. Elle y définissait spirituellement le
groupe de ceux qu'on appelait Jansénistes : « Ce que
j'en puis dire avec vérité, écrivait-elle au Pape^ est que
c'est le plus grand et le plus petit parti du monde, le
plus fort et le plus foible. » Elle montrait comme quoi il
était faible en un certain sens et se réduisait presque à
rien, composé qu'il était « d'une douzaine de théologiens
pieux et habiles, qu'on a persécutés depuis vingt ans,
disait-elle, et dont toutes les prétendues erreurs se sont
réduites à une question de fait, sur laquelle ils ne se
diable de banqueroutier d'Arnauld, ce fourbe de janséniste qui nous em-
porte notre bien, ne seroit-il point dans cette chambre? on l'entend jouer
de la flûte. )^ Et sur cela retournant sur ses pas, Saint-Gilles lui ouvrit la
porte hardiment et lui dit : « H n'y a ici qu'un marchand et moi qui ne
sommes ni l'un ni l'autre banqueroutiers, ni jansénistes. Voyez partout,
Monsieur l'Exempt, si vous voulez en douter. » M. Arnauld, qui avoit re-
pris ses esprits, se leva un livre à la main, et fit si bonne contenance que
l'exempt ne se douta de rien, et leur fit même excuse, en se retirant,
d'être entré dans leur chambre. Mais ce qu'il y a d'admirable dans cette
histoire, que M. de Saint-Gilles m'a racontée lui-même, c'est que l'exempt
avoit ordre de se saisir de tous les jansénistes qu'il pourroit découvrir.
Mais comme il ne connoissoit point M. Arnauld qu'il n'avoit jamais vu,
et qu'il ne voyoit cette fois qu'avec sa perruque blonde ou noire et son
collet de marchand à point d'Alençon ou de France, il n'avoit garde de le
prendre pour un docteur de Sorbonne. »
Dorn Clémencet, qui cite ce passage des Anecdotes de Brienne
dans son Histoire littéraire (manuscrite) de Port-Royal , ajoute :
« On reconnoît dans ce récit le génie singulier de Fauteur : il place la
scène dans une certaine auberge de la rue Saint- Denis ou Saint-
Martin. Peut-être sa mémoire a-t-elle été infidèle, ou celle de
M, Fontaine; car celui-ci la place au faubourg Saint-Marceau »
368
PORT-ROYAL.
défendent que parce qu'on en prend sujet de les traiter
d^hérétiques. » Parlant comme en leur nom, et se por-
tant leur garant, elle ajoutait : « Ils ont toujours été
près de cesser d'oîcrire, ou de ne plus écrire que pour
défendre la foi de TÉglise contre les Calvinistes. «Puis,
après avoir ainsi diminué le parti et l'avoir montré
comme imperceptible par le nombre et insignifiant aux
yeux du monde, elle le relevait aussitôt et le refaisait
respectable et redoutable, en disant : « Mais si on y
comprend tous ceux qui ont les mêmes sentiments
qu'eux, et qui ne doutent pas moins qu'eux du fait dont
il s*agit, mais qui ont trouvé moyen de se mettre à cou-
vert..., on peut dire avec vérité que, si c'est un parti,
c'en est un très-considérable, et qui comprend presque
tous les habiles gens de France, non-seulement parmi
les théologiens, mais même parmi les évêques. »
Cette lettre de madame de Longueville, très-peu sem-
blable par le style à celles qu'elle écrit d'elle-même,
atteste le voisinage et la touche d'Arnauld et de Nicole,
ces personnes très-intelligentes auxquelles elle fait direc-
tement allusion en un endroit et dont elle se donne
comme l'écho et l'interprète.
Les détails de la négociation ainsi entamée derechef
à l'avènement de Clément IX, et qui ne dura pas moins
de quinze mois, sont assez compliqués et divers*. On
put craindre, dès la reprise, que tout n'échouât encore;
le roi fut mécontent quand il apprit la démarche des
évêques, et quand il sut que les mêmes dix-neuf prélats
préparaient et s'envoyaient les uns aux autres, pour
la signer, une autre lettre à lui adressée. M. Talon eut
ordre de tonner aussi fort que jamais dans le Parlement,
1. M. Varet, grand vicaire de M. de Sens, en a écrit l'îlistoire
{Uelalion de ce qui s'est passé dans laffaire de la Faix de VÉ^
gfhA-e.... 2 vol. in-jU, nOôj.
LIVRE CINQUIEME.
369
et il dénonça « des cabales et assemblées illicites, »
qui se faisaient à ce sujet dans le royaume. Et cependant,
malgré ce grondement de fâcheux augure, malgré les
retards et les incidents de plus d'une sorte qui vinrent
encore à la traverse et sur lesquels je ne m'étendrai pas,
le fait est que presque tout le monde bientôt inclina à la
transaction et s'y prêta; les esprits s'étaient comme
détendus ; Louis XIV tout le premier, heureusement
conseillé alors par les secrétaires d'État Le Tellier et
Lyonne, insensiblement distrait des afïaires de l'Église
par son ambition politique et ses plaisirs; le Pape, de
son côté, très-enclin à la modération; son nouveau nonce
à Paris (Bargellini) , séduit et gagné par les gracieuses
avances de M. de Gondrin ; Arnauld lui-même, l'invin-
cible Arnauld qui respirait Tair et subissait à son insu
rinfluence de Thôtel de Longueville, et qui, après avoir
été si opiniâtre et si intraitable, à d'autres instants de
la contestation, trouvait à la fin que c'étaient les autres
qui l'étaient trop* La grande difficulté en cette période
de crise était surtout dans le caractère de Tévêque
d'Aleth, M. Pavillon, cet homme tranquille et doux,
mais inébranlable. Il fallait en effet, pour donner pré-
texte aux puissances de revenir sans avoir l'air de
céder, changer légèrement Vétat des choses^ renouveler
tant soit psu l'aspect de la question. Le fâcheux de l'af-
faire des quatre évêques était dans la publicité qu'avaient
reçue leurs Mandements; ils auraient dit la même
chose dans des procès-verbaux particuliers, qu'on n'y
aurait peut-être pas trop pris garde. Il fallait donc qu'ils
parussent revenir sur ces Mandements publics; et faire
revenir M. Pavillon quand il n'avait pas à se rétracter
et là où il était dans la plénitude de son droit d'évêque,
c'était, autant dire, vouloir remuer les Pyrénées. Tout
ce qu'on fit pour l'y déterminer est inimaginable; les
prélats médiateurs, M. de Gondrin et M. Vialart, le
IV — 24
PORT-ROYAL
premier surtout, y épuisaicnl toute leur diplomatie et
leur rhétorique. Luij il répondait sans se hâter, poliment,
dans une patience parfaite, mais craignant toujours un
piège, du moment que, par les biais proposés, on de-
mandait à la parole d'être moins nette et moins franche.
Ame véridique, âme à la fois juste et généreuse, il au-
rait voulu en même temps, pour condition essentielle et
inséparable, qu'on ne fît point la paix des évêques sans
y comprendre expressément et les Messieurs et les reli-
gieuses de Port-Royal : car « comment donneroit on
le nom de paix à un accommodement où Ton abandon-
neroit ceux qui ont le mieux combattu et le plus souf-
fert pendant la guerre, au ressentiment et à la vengeance
de leurs ennemis : des vierges qui ont édifié l'Église par
leur courage; des théologiens qui l'ont éclairée et puis-
samment soutenue parleurs excellents écrits? Pour moi,
s'écriait-il, j'aime beaucoup mieux demeurer seul et
m'exposer à tout souffrir que de les abandonner.... Us
ont fait la guerre avec vous, vous ne pouvez faire la
paix sans eux. »
On lui répondait très-sensément qu'il voulût bien se
prêter a laisser conclure raccommodement d'abord, et
qu'une fois la paix faite avec Rome et avec la Cour, en
traitant toute cette affaire avec la délicatesse qu'elle re-
quérait, le reste suivrait de soi; que la persécution des
religieuses et des théologiens, liée à la cause des évêques,
tomberait d'elle-même par son irrégularité, et ne pour-
rait se soutenir six mois après cette première et pu- ^
blique réconciliation.
On eut de nouveau l'idée, à ce point de maturité de la
négociation (juin 1668), de faire venir M. Pavillon à
Paris pour s'entendre avec lui et U mitiger peut-être,
et pour achever d'éclairer le roi. Celte idée était d'Ar-
nauld qui, par habitude d'esprit, comptait beaucoup
surreiïetdes conférences où l'on discute en champ clos,
LIVRE CINQUIÈME.
3?1
et qui se flattait qu'on pût en tenir une devant le roi en
personne. M. Pavillon n'eut pas de peine à résister à
1 invitation. Les minisires y étaient opposés par d'autres
raisons assez singulières et qui méritent d'être rappor-
tées. Gomme le roi, curieux sans doute de voir un évêque
dont on parlait tant et dont les vertus étaient devenues
proverbiales, ne repoussait point d'emblée la proposi-
tion de le laisser venir, Le Tellier fît sentir l'imprudence
qu'il y aurait à autoriser une telle démarche :
(( Si Yotro Majesté mande Pévêque d'Aleth, disait-il, elle
peut compter qu'il ne partira qu'accompagné de tout ce
qu'il y a de gens de bien et de considération dans son dio-
cèse et aux environs, qui le regardent comme un saint ;
que partout oii il passera, on ira en foule lui demander sa
bénédiction; qu'il ne sera pas plus tôt arrivé à Orléans que
tout Paris ira au-devant de lui; chacun s'empressera à lui
rendre service, et il arrivera à la Cour comme en triomphe.
Gomment osera-t-on alors penser sérieusement à faire le
procès à un évêque ainsi canonisé par le peuple, et infini-
ment respecté de tous les honnêtes gens? Qui osera, dans
ces circonstances, être son accusateur? Qui osera être son
juge?»
Je donne ces raisons exposées comme je les trouve,
sans y vouloir chercher autre chose que l'idée de l'im-
portance extraordinaire, qui s'attachait à la personne
d'un évêque tel que Pavillon, au dix-septième siècle.
Ce n'est pas de lui que le Père Annat aurait dit, comme
on l'a vu parlant de Godeau dont enlisait une lettre au
roi en son Conseil de conscience : « Qu'est-ce que vous
vient ici conter, Sire, ce petit évêque qui n'a que trois ou
quatre paroisses et quinze ou vingt paysans ? » Sirévêché
de M. Pavillon était pauvre, sa clientelle morale était
immense; dans cette France encore chrétienne, des mil-
liers de dévots amis se seraient levés sur son passage et
lui auraient fait cortège ; et l'on peut dire avec vérité,
quand on considère à quel point comptaient chacun de
372
PORT-ROYAL.
ses actes et chacuno ae ses paroles, que le nœud de la
paix de TÉglise était entre ses mains.
11 est touchantde remarquer comme cet hommegéné-
reux se sentait lié, vers ce temps, avecles religieuses de
Port-Royal qu'il n'avait jamais vues et ne devait jamais
voir, mais qui se recommandaient à lui par une même
persécution endurée au nom de la justice. Elles souffraient
comme lui, et plus que lui, par la faute de ceux qui ne
comprenaient pas que le moyen le plus naturel et le plus
simple de finir ces contestations était de laisser en paix les
enfants de la paix. Elles lui envo} èrent en 1666, comme
souvenir et témoignage de respectueuse amitié, une cein-
ture brodée, à laquelle elles avaient toutes travaillé, et
même la mère Agnès. Elles lui avaient écrit, vers la fin
de 1664 el dans le fort des violences de M. de Péréfixe,
une lettre collective, accompagnée d'une liste de leurs
noms, pour se recommander à lui dans ses sacrifices et
ses prières, « pour le supplier, comme elles disaient, de
donner et conserver une place dans le sein de sa charité
vraiment pastorale à de petites brebis qui étoient rejetées
d'une manière si peu épiscopale et paternelle par leur
propre pasteur. » Chaque fois donc qu'il disait la messe
(chaque matin à sept heures), il faisait mettre le papier
qui contenait ces noms sur Tautel, « sous le pied du
calice, par-dessous la nappe, » et elles avaient la meil-
leure part de Tholocauste. S'entretenant avec le pieux
Lancelot qui, en compagnie de Brienne assez fraîche-
ment converti, avait fait le voyage d'Aleth, en 1667^,
Ni. Pavillon, réjoui de ce qu'il entendait sur Saint-Gyran
et nos principaux amis, répétait quelquefois dans son
humilité : » Nous ne savions rien avant que de connoître
1. Otrand la paix de l'Église fut établie, le pèlerinage d'Aleth
ilevint une dévotion de Port-Royal; M. Hamon, M. de Tré ville,
M. Nicole, M. de Pontchâteau, y allèrent mais Lancelot avec
BiMcnnc fut le premier qui fit le voyagft.
LIVRE CINQUIÈME.
373
les Messieurs de Port-Royal, et nous ne pouvons assez
louer Dieu de ce qu'il nous les a fait connoître. »
Dans ce projet d'un voyage à Paris, dont Arnauld
écrivit à M. Pavillon et qu'il lui conseillait (juillet 1668),
une des raisons mises en avant était que lui seul,
M. d'Aleth^ aurait crédit sur Tesprit des religieuses de
Port-Royal en proie à des frayeurs mortelles et à des
scrupules sans fin, et devenues alors plus difficultueuses
que les docteurs : « Or, il n'y apersonne, disait Arnauld,
qui fût plus capable que vous. Monseigneur, de leur cal-
mer Tesprit et de leur faire accepter des conditions rai-
sonnables. »
Un projet qu'on agita sérieusement vers le mois
d'août 1668, et dans la pensée de simplifier la question
de Port-Royal, de n'en pas faire une complication de
raccommodement très-avancé, ce fut que rarchevêque
de Sens transférât la Communauté dans son diocèse et lui
assurât dès lors toutes les facilités relatives à cette mal-
heureuse signature. La terre de Mondeville, qui appar-
tenait à Port-Royal, était précisément située dans son
diocèse et devenait un prétexte naturel; on aurait pu
s'y transporter d'abord, sauf ensuite à changer de lieu.
L'affaire semblait décidée ; le roi et M. de Péréfixe y
consentaient. Madame de Longueville poussait de toutes
ses forces à cet arrangement, aussi bien que Févêque de
Meaux. On en fit la proposition aux religieuses réunies
aux Champs, qui en farent extrêmement surprises et
même alarmées , malgré les noms des proposants, à
cause de la précipitation qu'on mettait à obtenir d'elles
un brusque consentement, une Requête signée. Elles ne
la donnèrent qu'avec prudence, réflexion, et en y atta-
chant des conditions fort sages. L'afi'aire bientôt manqua
d'elle-même.
Ces années de persécution engendrèrent sans nul doute
bien des projets qui durent traverser les têtes dirigeantes
374
POKT-ROYAL.
du partij et qui, à la Duit tombante, dans ces journées
recluses, comme on se les figure, animèrent des conver-
sations mystérieuses. Entre tous ces projets qui n'ont
pas laissé trace, il en est un des plus mémorables, qui
concernerait ces Messieurs et que je vois indiqué dans
quelques lignes de Saint-Simon ; c'est à un endroit où
il parle duducde RoannezJ : « Il éloit, dit-il, fort attaché
à jPort-Royal des Champs. G'étoit lui qui vouloit fournir
à la plupart de la dépense de l'acquisition d'une île en
Amérique, où les solitaires de cette même maison eurent
un temps dessein de s'aller établir pour se dérober aux
persécutions qu'ils essuyoient en Europe. i> Les Puritains
persécutés ne firent pas autre chose, et ils allèrent fonder
leurs colonies dans la Nouvelle- Angleterre. Mais le
Jansénisme, très-fort en terre de France et dans son an-
tagonisme avec les Jésuites, n'avait pas en lui la séve
propre du Puritanisme, et il n'était pas de force à faire
tige ailleurs*.
Une autre entreprise, qui se rapporte aussi à ces an-
nées et qui ne resta point à l'état de rêve, fut celle de
Nordstrand. On a dit que les Jansénistes avaient eu des-
1. Dans ses Additions et notes au Journal de Dangeau, tome III^
page 402.
2. Richard Simon, dans sa trente-deuxième lettre (tome II de
ses Lettres choisies, 1730), attribue également à ces Messieurs de
Port-Royal l'idée de s'établir en Amérique, et il nous apprend que
c'était M. Thévenot, garde de la Bibliothèque du roi, qui lui en
avait parlé. On serait allé, de la part de ces Messieurs, consulter
M. Thévenot et lui demander des renseignements sui' Tétai du
pays. Si c'est de cette circonstance que Saint-Simon a voulu parler
et d'après les vagues bruits qui purent s'en répandre alors, la date
est bien postérieure à ces années 1662-1668; car la lettre de Ri-
chard Simon est de janvier J687, et celui qui l'écrit ne paraît pas
croire qu'il s'agisse d'un projet très-ancien. Est-il besoin d'ajouter
qu'un tel projet, bien invraisemblable de tout temps à supposer
chez Messieurs de Port-Royal, Tesl surtout à cette époque der-
nière, où ceux d'entre eux qui survivaient étaient vieux, fatigués
et dispersés?
LIVRE CINQUIEME,
375
sein de s'y aller établir et de former une petite répu-
blique dans le Nord, d'y réaliser le Pays de Jansénie;
c'eût été dans tous les cas un triste établissement.
L'affaire, telle qu'on la sait^ est plus simple et moins
grandiose. L'île de Nordstrand, sur les côtes du Hols-
îein, et faisant partie du royaume de Danemark, avait
eu ses digues brisées par l'irruption de l'Océan dans la
nuit du 11 octobre 1634; plusieurs milliers de person-
nes avaient péri. C'est à la suite de ce déluge que des
sociétés offrirent de regagner le pays par des digues,
moyennant de certains privilèges. Le duc de Holstein-
Gottorp, qui avait Nordstrand dans ses domaines, con-
céda, en 1652, ces privilèges très-amples et, entre
autres, le libre exercice de la religion. Bientôt une
commune catholique romaine s'établit, puis une église
caîholique romaine s'éleva à Nordstrand. Le clergé de
l'église paroissiale, à l'origine, appartenait à la Con-
grégation des Pères de l'Oratoire, de ceux de Louvain
ou de Malines; œ ne fut que plus tard qu'on leur sub-
stitua des prêtres dépendant de l'église d'Utrecht. Ce-
pendant les frais de l'entreprise ne diminuant pas, on
fit appel à de nouveaux actionnaires. Depuis 1663, on
trouve dans les actes plusieurs noms de nos amis,
Pontchâteau, Gorin de Saint-Amour, Lalane, Nicole,
les Angran; Arnauld n'y est pas d'abord en nom. Voici
ce qui explique cette recrue nouvelle. Des sommes assez
considérables données par M. Arnauld, par M. de Saci
et ces autres Messieurs, étaient placées à fonds perdu a
Port-Royal; dans l'extrémité où elles se voyaient rédui-
tes, les religieuses envisageant la destruction comme
possible, ne sachant si elles pourraient continuer de
servir la rente, pensèrent délicatement qu'elles devaient
restituer tout l'argent à ces Messieurs, et dès lors on
s'occupa de le bien placer. Le supérieur de l'Oratoire
à Malines, le Père de Gort, qui s'était mis eu commu-
376
PORT-HOYAL.
nication avec Arnauld dès 1657, vantait beaucoup son
île de Nordstrand et son affaire d'endignement; de Ik la
tentation pour la plupart des Port- Royalistes d*y raetlr-f;
leurs fonds et de devenir propriétaires-actionnaires. On
fit de savants calculs sur le papier. Il paraît que Pascal,
qui vivait eilcore, fut consulté et donna un avis mathé-
matique. Nicole surtout voyait la spéculation en beau^
M. de Saci , ayant simplement consulté son notaire
Gallois, refusa d'aventurer son argent si loin (ce qui
lui faisait l'effet de le jeter dans la mer) et préféra le
placer sur les hôpitaux de Paris, à intérêt ordinaire; i)
se trouva avoir raisonné plus juste que les autres^.
Ceux qui croyaient avoir découvert le Pérou à Nord-
strand, furent déçus, et très-vite, et de plus d'une ma-
nière. Ils eurent à se plaindre du supérieur de l'Ora-
toire, le Père de Gort, leur chargé d'affaires, qui ne
géra point à leur gré et qui entra dans les vues et fan-
taisies mystiques d'Antoinette Bourignon. Gela finit
par un procès et un éclat en 1669. M. de Pontchâteau
fit un voyage à Nordstrand en 1664, pour y juger par
ses yeux de l'état des choses. On lit dans une lettre de
lui à M. de Neercassel, archevêque d'Utrecht, l'un des
actionnaires et amis, et que cette affaire mit en relation
très-habituelle avec Port-Royal, avec lequel il aura bien
d'autres et bien meilleurs liens : « On pense à éviter
1. « Cet achat (de Nordstrand) étoit une des folies de M. Nicole,
qui s'étoit imaginé que ce bien leur rapporteroit beaucoup. » (Pa-
roles de mademoiselle de Joncoux dans une conversation.)
2. On ne saurait dire pourtant avec Petitot que M. de Saci, en
agissant de la sorte, avait seul bien spéculé. M. de Saci et spéculer j
ce sont des lermes et des idées qui ne vont pas ensemble. M. de
Saci plaça son argent sur l'hospice des Incurables, qui lui offrit
douze cents livres de rente viagère : il voulait même d'abord se
réduire à mille livres seulement, à condition que la moitié de
cette rente serait sur la tête de son secrétaire et ami Fontaine.
Mais celui-ci, à peine informé de cette pensée généreuse, courut
chez M. Gallois et s'opposa à l'exécution.
LIVRK CINQUIÈME.
377
les procès autant que l'on peut, afin de ne pas exposer
aux yeux des juges hérétiques des choses dont ils pour
roient tirer avantage contre notre religion, quoique à
tort, si nous étions obligés de dire en leur présence
tous les sujets que nous avons de nous plaindre du Père de
Cartel de ses confrères.^ (3 décembre 1665.) — Sur cette
affaire de Nordstrand qui revient souvent dans les let-
tres de M. de Pontchâteau *, celui-ci répète à satiété
qu'il voudrait vendre sa portion et se retirer, lui et
M. Arnauld et M. Nicole, ces deux derniers désirant
abandonner leurs parts à M. de Neercassel pour une
pension viagère, et lui (M. de Pontchâteau), s'il est pos-
sible, pour une somme payable à certains termes. Dans
une lettre bien postérieure du 13 janvier 1676, il
ajoute : a Je ne vous parle que pour M. Arnauld, M. Ni-
cole et moi : la conduite de M, Périer^ lui est fort utile
et nous est très-désavantageuse, mais nous n'y voyons
pas de remède, » Ce fut le duc de Holstein qui racheta
les parts de ces Messieurs en 1678, mais les paye-
ments furent longs à liquider. Il ne faut pas que les dé-
vots se fassent industriels ^ et M. de Saci avait raison 5.
1. Archives d'Utrecht.
2. Ce M. Périer était un agent des Jansénistes français à Nord-
strand. Ne pas le confondre avec M. Périer-Pascal.
3. Bayle, qui ne demande qu'à trouver du jour à ses malices,
s'est amusé à msfrer dans ses Nouvelles de la République des Let-
tres (avril 1685) un Mémoire communiqué, tout favorable à made-
moiselle Bourignon, où on lit qu'il y avait une fort grande diffé-
rence entre la morale pratique et la morale spéculative de messieurs
les Jansénistes, et où on leur reproche le traitement qu'ils firent
à M. de Cort et à mademoiselle Bourignon. Celle-ci adressa d'Am-
sterdam, à la date du 30 mai 1669, une leitre à M. Arnauld pour
réclamer vivement contre l'injuste arrestation du Père de Cort qui
avait été faite sur la demande de Gorin de Saint-Amour, le manda-
taire des Jansénistes à Nordstrand. — On voudrait pouvoir s'inté-
resser à la destinée de cette pau^re île de Nordstrand^ Ja république
de Saint-Marin du Jansénisme; mais il n'y a pas moyen. Elle a été
une ri»''He avarit d'être un établissement. Nous n'avons vu que le
378
PORT-ROYAL.
J*ai conduit l'affaire de raccommodement pour la
Paix au point où elle est près de se résoudre; je de-
mande à exposer un incident considérable qui intervint
avant la conclusion et qui ne laissa pas d'y contribuer,
en disposant de plus en plus Topinion en faveur de
Port-Royal et en lui conciliant les rieurs en haut lieu.
Il s'agit de la publication du Nouveau- Tes lament, dit
de Mons^ qui se fit en 1667, et Ton ne voit pas d'abord
en quoi il put y avoir là le mot pour rire. MM. de Port-
Royal avaient pensé de tout temps à traduire l'Écriture;
ils s'y remirent plus particulièrement durant ces années
de solitude et de retraite forcée, et il leur parut que ce
serait répondre d'une manière heureuse aux accusations
de leurs ennemis que de profiter de ce moment d'oppres-
sion pour rendre d'un usage plus facile à tous le trésor
de la parole de Dieu, à commencer par les Évangiles.
Madame de Longueville entra vivement dans celte vue.
Des conférences se tinrent dans son hôtel, et c'est même
en venant à l'une de ces conférences, et comme il y ap -
portait, dit-on^ la Préface destinée à paraître en tête de
l'ouvrage, que M. de Saci, qui avait eu la plus grande
part à la révision , fut arrêté et mis à la Bastille
(13 mai 1666)*. Cependant on sollicitait en vain du
commencement des zizanies. La discorde, par la suite, se mitenire
les catholiques en petit nombre qui y habitaient^ et dont les uns
voulurent rester romains, tandis que les autres, en possession de
l'église paroissiale, tenaient et tiennent encore pour Utrecht. Selon
le dénombrement du V février 1835, il y avait à Nordstrand mille
huit cent vingt-trois luthériens, et deux cent soixante-neuf catholi-
ques^ parmi lesquels plus de deux cents catholiques romains et seu-
lement cinquante jansénistes. Livrés à eux-mêmes à cette extrémité
du continent, diminués, étiolés, la plupart des jansénistes se sont
faits protestants.
1. On sait assez exactement la juste part qui revient aux princi-
paux Messieurs dans cette traduction du Nouveau-Testament. La
sœur Angélique de Saint-Jean, dans une lettre écrite à Arnaulrl
en 1GG8 et dans laquelle elle s'oppose de toutes ses forces aux cor-
rections qu'on voulait après coup y introduire, l'attribue à trojs
LIVRE CINQUIÈME.
379
chancelier Séguier une permission d'imprimer en
France ; car, sans compter que tout ce qui venait de ces
Messieurs était suspect, le Père Amelotte de l'Oratoire,
très-consulté par le chancelier, avait pris les devants et
se prétendait autorisé par FAssemblée du Clergé à pu-
blier une sienne version du Nouveau-Testament, qu'on
disait calquée sur celle de Port-Royal dont il s'était pro-
curé une copie. Ces Messieurs, qui ne se décourageaient
pas pour si peu, cherchèrent alors, selon leur usage, à
éluder les formalités ; ils y réussirent avec toute sorte
d'adresse, et leur ouvrage, moyennant un détour, revint
en France, imprimé de fait à Amsterdam chez les El-
zévir, mais portant le nom seul d'un libraire de Mons,
muni des approbations d'un docteur de Louvain et de
deux évêques du pays, et avec privilège du roi d'Espagne.
Cette publication, après les lenteurs d'un circuit si com-
pliqué, n'eut lieu à Paris que vers avril 1667. On a peine
aujourd'hui à se le figurer, ce fut non-seulement alors
chez les personnes de piété, mais dans le monde et au-
près des dames, un prodigieux succès. Madame de Lon-
gueville, convertie, excellait encore à donner le ton à la
mode, même dans la piété. Avoir sur sa table et dans
sa ruelle ce Nouveau-Testament élégamment traduit,
élégamment imprimé, était en 1667 le genre spirituel
principaux traducteurs : « celui qui en a creusé les fondements,
ayant renouvelé dans l'Église par son exemple la pénitence que
l'Évangile nous prêche (c'est-à-dire M Le Maître) ; — le second
qui a élevé tout V édifice, et qui le cimente et l'affermit par ses
liens (M. de Saci, alors à la Bastille) et vous, dit-elle, s'a-
dressant à Arnauld, qui y avez mis le comble. » M. de Saci est
nettement indiqué par elle comme le principal auteur. La sœur
Angélique, dans cette lettre, s'élève contre un système de correc-
tions que voudrait faire prévaloir un laïque, dont M. de Roannez
paraît avoir été aussi chaud admirateur en ce temps-là qu'il l'était
précédemment de Pascal. Ces corrections faites par une personne
qui n'était pas de Port-Royal déplurent également à M. d'Andiîly,
qui s'en plaignit dans une lettre à son frère. 11 les attribuait à M. Du
Bois ; elles étaient de M. de Tréville,
380
PORT-ROYAL.
suprême^. Les coiitradiclions elles invectives du dehors
non plus ne manquèrent pas; il n'y a de succès com-
plet qu'à ce prix. De peur que le roi ne fût tenté d'ac-
corder un privilège qu'on sollicitait de lui pour une
réimpression du livre, le Père Mairabourg, poussé par
ses confières jésuites, se déchaîna contre, dans une
série de sermons prêches à Téglise de la maison pro-
fesse rue Saint-Antoine. L'archevêque de Paris fit une
défense à ses diocésains de lire cette traduction, sous
ce seul prétexte d'abord qu'elle paraissait dans Paris
sans sa permission et sans nom d'auteur. M. de Péré-
fixe, dans cette levée de boucliers, ne trouva que deux
1 . Un savant homme, qui était plus vraiment savant encore que
Messieurs de Port-Royal et plus directement en voie de lumières,
si bien qu'il avait tout droit de dire : a Ces Messieurs qui se sont
rendus habiles dans l'art de parler n'ont qu'une science très-mé-
diocre de ce qui regarde la critique de l Écriture^ » Richard Si-
mon, relevant les défauts du Nouveau-Testament de Mons et com-
parant cette traduction à la version allemande que Luther avait
faite autrefois de la Bible, a dit : « L'une et l'autre version sont
semblables en ce qu'elles ont plus l'air de paraphrases que de tra-
ductions , et qu'elles sont écrites d'un style pur et intelligible à
tout le monde : ce qui n'a pas peu contribué à les faire estimer,
principalement des dames. Je me souviens de ce que Staphile, qui
connoissoit à fond le parti luthérien dans lequel il avoit vécu, disoit
autrefois delà version allemande de Luther, qa'onn'osoit en parler
mal sans s'exposer à être maltrailé des dames qui en faisaient leur s
délices^ quoiqu'elle fût remplie de fautes. » (Bibliothèque critique
de Richard Simon, tome III, page 179.) C'est exactement la même
chose que ce qu'a dit le brave La Noue des livres à'Amadis: « Sous
le régne du roi Henri second, ils ont eu leur principale vogue, et
crois que, si quelqu'un les eût voulu alors blâmer, on lui eût cra-
ché au visage. » {Discours politiques et militaires du seigneur de
La Noue. 6'' discours.) — Au retour d'un voyage qu'il était allé
faiie exprès en Hollande dans cet été de 1667, M. de Pontchàteau
fit entrer dans Paris par la porte Saint- Antoine une charrette
toute pleine de Nouveaux-Testaments de Mons et autres livres de
Port-Hoyal prohibés ou suspects : présent de sa personne, escor-
tant lui-même le convoi , il sut, par sa prudence et son aplomb,
mettre en défaut l'œil de la police. Il y eut bientôt du fruU
dclcndu pour tout le monde.
LIVRE CINQUIÈME.
38]
ou trois prélats pour Fimiter et le soutenir : M. de
Maupas du Tour, évêque d'Evreux, le cardinal Antoine
Barberin, archevêque de Reims, mais surtout un troi-
sième personnage assez singulier et très en vue alors,
George d'Aubusson de La Feuillade, archevêque d'Em-
brun. Il revenait d'Espagne où il avait montré, comme
négociateur, quelque habileté; du moins, des extraits de
ses dépêches^ publiés dans ces dernières années * (et en
supposant qu'il n'eût pas près de lui un secrétaire habile
que les lui faisait), plaident en sa faveur. On racontait
pourtant de lui des traits bien forts d'ignorance. On a
dit qu'au retour de son ambassade de Venise, quand il
fut nommé à celle d'Espagne, il voulait se rendre à
son poste par Bruxelles ; « il croyoit que les Pays-Bas
touchoient à Madrid ^. » Revenant à la Cour au mo-
ment où Ton y parlait assez gaiement de ces questions
théologiques, il le prit sur un ton très-haut avec le Jan-
sénisme, se ressouvint trop qu'il avait été quelque temps
novice en sa jeunesse chez les Jésuites, et voulut se faire
de fête^ comme on dit. Dans ce monde au tact si fin, il
prêta à rire par sa suffisance et son manque de mesure.
Les Ordonnances que l'archevêque de Paris et l'ar-
chevêque d'Embrun avaient publiées contre le Nouveau-
Testament de Mons firent naître des écrits et pam-
phlets, dont un seul était assez piquant. Ce sont des
Dialogues satiriques^, où ces Ordonnances, celle sur-
tout de M. d'Embrun, sont raillées comme elles le
méritent. On s'y attachait à faire remarquer que l'Or-
donnance de ce dernier, quoiqu'elle parût comme si
1. Par M. Mignet, dans les Négociations relatives à la Succession
d'Espagne, 1835.— On est sujet à se tromper beaucoup sur la valeur
d'un homme, quand on a la confiance de le juger uniquement d'a-
près des pièces officielles dont il peut fort bien ne pas être Fauteur.
2. Mémoires historiques, politiques, etc., par Amelot de La
Houssaye.
3. Dialogues efitre deux Paroissiens de Saint-Hilaire-du-MonL
382
t^ORT ROYAL
elle avait été dressée à Embrun par le ^Tand vicaire du
prélat, avait néanmoins été fabriquée à Paris (ce qui
faisait même que la date était restée en blanc); qu'il
était ridicule que M. d'Embrun eût affecté de faire un
Mandement pour défendre à ses diocésains qui n'en-
tendaient pas le français, mais seulement )e patois du
Midi, de lire une traduction française du Nouveau-
Testament qui n'irait jamais jusqu'à eux; que cela
donnait lieu au monde de s'étonner que n'ayant jamais
mis le pied dans son diocèse depuis qu'il en avait pris
possession, ayant passé toute sa vie à la Cour, dans les
ambassades, et arrivant de Madrid encore tout récem-
ment, il ne se souvînt de ses diocésains que pour leur
interdire la lecture de l'Évangile. Toutes ces raisons
étaient assez bien choisies, comme on voit. On lui oppo-
sait avec un à-propos frappant, a lui le moins régulier et
le moins résident des évêques, l'exemple de M, Pavillon
qui, également préposé à un diocèse très-rude, très-
âpre par la configuration du pays et par le naturel des
habitants, s'y était entièrement consacré et n'en était
pas sorti depuis vingt-huit ou trente ans : « Je ne crois
pas, disait-on, que cet homme (M. Pavillon) ait brigué
cet évêché ni qu'il l'ait acheté par de longs services de
Cour. M. l'abbé de La Feuillade, qui n'avoit pas été
élevé à cette dignité par les mêmes voies, ne l'a pas
imité, et si le pays et l'état des diocèses ont quelque
rapport, les deux prélats n'en ont guère. » Ces Dialo-
gues ne rappelaient sans doute en rien le talent ni l'i-
ronie de Pascal ; mais il y avait assez de choses sensées,
et surtout assez de vives piqûres personnelles, pour les
faire réussir dans le moment. On les crut de plume
janséniste, bien que le railleur (Michel Girard, abbé
de Verleuil), un bel et libre esprit du quartier latin,
ne fût point lié avec ces Messieurs. L'archevêque d'Em-
brun, dont la vanité était cruellement blessée, exhalait
livrp: cinquième.
383
sa colère et cherchait partout un coupable. Il provoqua,
de la part de Tautorité, des perquisitions rigoureuses.
Son frère, le duc de La Feuillade, allait lui-même avec
des archers chez les libraires, et il s'emporta jusqu'à
donner un soufflet à un prévenu à la Bastille. L'arche-
vêque, croyant mieux se venger, adressa une Requête
au roi., tout injurieuse contre Port-Royal et contre la
traduction de Mons. Arnauld saisit Toccasion d'adresser
au roi à son tour une contre-Requête détaillée, signée
de lui et de Lalane *. Laissons parler Varet, dans sa
Relation janséniste pleine de complaisance et qui peint
ce moment : on peut rabattre, si Ton veut, quelques
traits un peu pesants, les supposer mieux dits et plus à
la légère; mais le fond de la scène est exact dans les
circonstances, et Varet n'a dû écrire ces pages que sous
la dictée de son archevêque, M. de Gondrin, homme de
Cour et bon témoin.
« Cette Requête (celle d'Arnauld) fut portée aux autres
ministres et à plusieurs personnes de la Cour, en même
temps qu'elle fut mise entre les mains de M. deLyonne. Ou
en distribua aussi dans Paris un grand nombre d'exem-
plaires. Elle parut si belle, qu'on ne pouvoit se lasser de la
lire, et on s'empressoit de la communiquer à ceux qui ne
Pavoient point encore vue. Il n'y avoit personne qui n'en
fût attendri et qui ne souhaitât que le roi se la fît lire, dans
Pespôrance qu'on avoit qu'elle feroit beaucoup d'impression
sur l'esprit de Sa Majesté.
« Car elle étoit vive, agréable, sage, forte, modérée, édi-
fiante, et elle plaisoit plus à la dernière lecture qu'à la
première (Hélas ! je suis obligé^ pour être vrai^ de dire tout
le contraire quant à Vimpression que fen reçois et que d'au-
tres, moi présent^ en reçoivent aussi; la fameuse Requête n''est
plus qu'ennuyeuse et assommante aujourd'hui : tout y paraît
î. M. 'Jh Sainte-Marthe ne voulut pas la signer, la trouvant plus
cculaiitc en quelques endroits et plus accommodante qu'à lui ne
convenait.
384
PORT-ROYAL.
rebailu). Mais afin que l'on puisse mieux juger de l'effet que
cette Requête produisit dans la plupart des esprits et de
l'approbation générale qu'elle eut, on rapportera ici ce qui
s ; passa aulevcr du roi le jour de la Pentecôte (20 mai 1668),
qui étoit le lendemain du jour auquel elle avoit ét6 portée
à M. de Lyonne
î M. de Louvois entra dans la chambre du roi cette Re
quête roulée à la main, et voyant M. l'archevêque d'Em-
brun, il lui dit : « Voilà, Monsieur, une botte qu'on vous
porte, voilà qui parle à vous. » Le roi lui demanda ce que
c'étoit : M. de Louvois répondit que c'étoit une Requête,
qui ne plairoit pas beaucoup à M d'Embrun. Le roi demanda
si elle étoit belle : M. de Louvois répondit que c'étoit la
plus belle chose du monde. En même temps, on entendit
dans la chambre du roi une espèce de murmure confus
contre M. d'Embrun, vers lequel s'approchèrent M. le Prince,
M. le maréchal de Grammont, M. de Montausier, M. de Mor-
temart, M. l'abbé Le Tellier et quelques autres. Le Père
Annat étoit aussi là présent.
« M. le Prince dit à M. d'Embrun en riant : « Me voilà
donc vengé, puisque voici une Emhrune. Elle est forte. Hé
bien! monsieur l'archevêque, que dites-vous à cela? » Et
comme ils vinrent à parler de la traduction du Nouveau -
Testament, M. le Prince lui dit : « Avouez franchem^.nt que
vous l'avez condamnée sans l'avoir lue. c M. d'Embrun sou-
tint qu'il l'avoit lue. — «Mais, lui dit M. le Prince, vous
n'entendez point le grec : comment donc en avez-vous pu
juger? » Et comme M. d'Embrun se tenoit offensé de ce
qu'il disoii qu'il ne savoit pas le grec, M. le Prince le
poussa encore plus fortement et voulut gager cent pistoles
que, si l'on apportoit un Nouveau- Testament grec, il n'en
expliqueroit pas trois lignes. Le roi paroissoit entendre tout
cela avec plaisir, sans pourtant se déclarer. M. le maréchal
de Grammont prit alors la parole et dit au roi ; o Sire, Votre
Majesté a du sens, elle a de l'esprit; la Requête est écrite
d'une manière claire , nette, désembarrassée de toutes les
choses que les personnes de son rang ne sont point obligées
(le savoir; que si Votre Majesté veut s'y appliquer une demi-
heure, elle cohnoîtra parfaitement le fond du différend et
sera capable de le décider et de donner la paix à l'Église en
un moment. » Et €ie tournant vers M. d'Embrun, il lui dit:
LIVRE CINQUIÈME.
385
« Nous avons bien vu, Monsieur, le dessein de votre Requête ;
elle ne tendoit à autre fin qu'à empêcher que le roi n'appro-
fondît cette affaire; mais Sa Majesté s'instruira de tout. »
« M. de Louvois étoit toujours là riant, et tourné vers
M. d'Embrun, qui lui dit qu'il s'étonnoit qu'il eût voulu se
charger de cette Requête. — « A qui s'adressera-t-on pour
avoir justice? d répondit M. de Loavois. ~ « Cela est
étrange, dit M. d'Embrun, qu'un secrétaire d'État permette
qu'on imprime ces choses-là, et y donne cours. » M, de
Louvois lui dit : a On a bien imprimé la vôtre, jd — M. d'Em-
brun réphqua que celle-ci étoit une Requête en l'air, qui
n'étoit signée de personne. « Si fait, si fait, dirent M. le
Prince et M. de Louvois : elle est- signée Arnauld et De
Lalane. » M. de Montausier parla à son tour et dit au roi
qu'il s'étonnoit qu'on trouvât à redire à cette traduction du
Nouveau-Testament; qu'il l'avoit lue déjà six fois, et la
liroit toujours nonobstant les Ordonnances; qu'elle étoit la
plus belle du monde. M. le Prince revint à la charge et dit
à M. d'Embrun sur la Requête : a Elle est pressante, elle ne
dit point de choses extravagantes et qui ne veulent rien
dire; elle vous fait tenir la croupe à la volte » M. d'Em-
brun, entrant en mauvaise humeur, dit que ce n'étoit pas
aux gens du monde à parler des affaires de l'Église, ni à en
juger; qu'en Espagne on ne le souffriroit point aux laïques.
— « Non, dit M. le Prince, ce n'est pas à nous à juger de
cela, mais c'est à vous à vous mêler des intrigues de la Cour
et à quêter des ambassades, et nous n'y trouverons rien à
redire ! Je vous déclare néanmoins que tant que vous vou-
drez faire notre métier, je crois qu'il nous sera au moins
permis de parler du vôtre. »
« D'autres personnes parlèrent aussi avec beaucoup de
liberté de M. d'Embrun pendant tout le temps que le roi fut
à s'habiller. Les uns disoient à M. d'Embrun pourquoi il
s'étoit mis à dos ces gens de Port-Royal, qu'^7 ny avait rien
à gagner avec eux; les autres, pourquoi on défendoitde lire
cette traduction du Nouveau-Testament, et non tant d'autres.
Le roi ne s'expliquoit qu'en riant : il dit seulement à M. d'Em-
brun, voyant qu'il se fâchoit : « Ne vous échauffez pas,
. L Ce qui signifie probablemeat : elle vous met dans une pos-
ture peu commode.
IV — 25
386
PORT-ROYAL.
monsieur d'Embrun; ne voyez vous pas bien que ce n'est
cfue pour rire, tout ce qu'ils vous disrint? » Ensuite le roi
(3nlra dans son cabinet seul avec M. de Louvois, et M. d'Em-
brun demeura fort outré et fort scandalisé du Père Annat,
qui pendant tous ses discours garda un silence fort exact....
« Ce jour-là fut extrêmement fatal à M. l'archevêque
d'Embrun ; car l'aprcs-dinêe même, comme on étoità vêpres,
M. le Prince s'étant aperçu que M. le Duc lisoit la Requête,
— M. de Moritausier, le Nouveau-Testament de Mons, — et
madame la maréchale de La Mothe, gouvernante de M. le
Dauphin , les Heures de Port-Royal, — il se tourna vers
M. d'Embrun, et levant les épaules, il lui dit d'un ton que
tout le monde entendit, et qui marquoit assez qu'il se mo-
quoit de lui : « Quel désordre, monsieur d'Embrun ! Ce n'est
pas ici une Église, c'est un sabbat. Mon fils lit la Requête,
M. de Montausier le Nouveau-Testament de Mons, et ma-
dame de La Mothe les Heures de Port-Royal. Monsieur d'Em-
brun, tout est perdu; ces gens-là sont excommuniés, ils
attireront la malédiction de Dieu sur iloas, la voûte de
l'Église tombera, allons-nous-en ' ! »
L Je trouve, au tome IV des Papiers de la famille Arnauld
(Bibliothèque de TArsenal), la pièce suivante dont on n'indique
pas l'auteur; elle confinlie pleinement le précédent récit et en
est comme un canevas abrégé. Il est piquant de comparer,
« Ce 21 mai 1668.
« Je voudrais vous pouvoir raconter tout ce qui se passa hier au lever
du roi. Je n'y étois pas présent, mais les principaux acteurs me le réci-
tërerlt incontinent après. Ce sont monseigneur le Prince et M. le maré-
chal de Grammont , dont le premier s'acquitta de la prière que madame
la duchesse de LongueviRe lui avoit faite de rendre à Sa Majesté la Re
quête de M. Arnauld. Il y fut dit des choses fortes en faveur des malheu-
reux et contre la violence des persécuteurs, que Sa Majesté entendit fort
paisiblement. M. d'Embrun étoit présent et y reçut des bourrades terribles
de M. le Prince , dont les moindres mots lurent : « Vous avez défendu la
lecture du Nouveau-Testament sans savoir pourquoi. » — Réponse : « Mon-
sieur, je l'ai lu. » — M. le Prince : « Si vous l'avez lu, ç'a été avec tant
de précipitation que vous ne sauriez montrer un seul endroit où le tra-
ducteur se soit éloigné du sens de l'original. Mais comment en pourriez-
vous juger , puisque vous ne savez pas le grec? » — Réponse : w Monsieur,
je l'ai étudié. » - M. le Prince : « Si vous l'avez étudié , ce n'a été qu'au
collège où vous n'avez guère profité, et je suis assuré que dans vos dix
années d'ambassade vous ne vous y êtes pas mieux entretenu que dans
celles que vous donniez auparavant à la Cour. Mais que l'on fasse appor-
LIVRE CINQUIÈME.
387
Le prince de Condé, on le voit , parlait haut et en
prince, même en pleine église. On cite encore de lui ce
mot, qui explique la vivacité presque personnelle avec
laquelle il entrait dans celte querelle du jour: rencon-
trant le duc de La Feuillade aussi irrité que son frère, et
qui disait qu'il couperait le nez à tous les jansénistes :
« Ah! Monsieur, lui dit M. le Prince sans s'arrêter,
je vous demande grâce pour le nez de ma sœur*. »
La maison de Gondé tout entière s'était déclarée.
M. le Duc parlant au Père Maimbourg, et lui vantant,
pour le faire enrager, la beauté de la Requête : « Oui,
mon Père, disait-il, elle est belle, et si belle, que le Père
Des Mares, qui se connoît en éloquence, a dit que s*il
avoit de Tambition, il voudroit l'avoir faite aujourd'hui
et mourir demain, aussi sûr de s'être immortalisé que
s'il avoit gagné une bataille. » On ne saurait pousser
plus loin que le Père Des Mares V enthousiasme de la,
Requête,
ter un livre grec en présence du roi , et je gage qu'il se trouvera que vous
n'y entendez rien. »
w M. le maréchal de Grammont eut lieu de dire à M, d'Embrun que tous
leurs artifices n'alloient qu'à empêcher le roi de lire la Requête, mais que
sa Majesté laliroit et la trouveruit juste et raisonnable, et de plus que la
lecture lui en plairoifc. Il s'étendit ensuite sur des railleries fines et
piquantes contre tous les écrits des adversaires.
« n fut parlé aussi du roi Gharles-le-Chauve qui craignoit d'être surpris
(dans sa religion et sa bonne foi), et de l'extravagance de ceux qui voii-
loient faire craindre au roi quatre pauvres prêtres qui se cachoient, cepen-
dant qu'on assembloit cette armée chimérique de cent quarante quatre
mille hommes qu'on les accusoit de lever; et on s'étendit ensuite sur lés
autres impertinences de Des Maretz,qui avoit été pelande le soir au souper
de Sa Majesté par les mêmes personnes et par monseigneur le Duc.
« M. le comte de Grammont avoit fait merveilles, la veille au petit cou-
cher, sur le sujet de la Requête et dit des choses si plaisantes que le roi
en rit de tout son cœur, et tous ceux qui l'entendirent. »
1. Le duc de La Feuillade venait d'épouser (1667) mademoiselle
Je Roannez, cette élève infidèle de Port-Royal, qui avait fait vœu
d'y être religieuse, et qui même y avait déjà pris le petit habit de
poslulante. 11 en voulait à Port-FVoyal comme à un rival contre
qui il avait eu à conquérir sa femme et sa duché-pairie.
388
PORT-ROYAL-
En voilà bien assez pour nous faire envis?iger les
clioses sous leur vrai jour. Port-Royal persécuté conti-
nuait de paraître un parti très-redoutal3le, plus redou-
table même qu'il no Tétait; on se plaisait à y voir,
depuis les Provinciales, quantité de gens d esprit incon-
nus et d'autant plus terribles qu'ils étaient plus invisi-
bles. Il ne faisait pas bon, daus ces guerres de plume, de
s'attaquer à eux. Avoir Port-Royal pour ennemi, cela
signifiait, même à Foreille des indifférents du monde,
avoir l'esprit et la vertu contre soi : et, au contraire,
retirer de l'oppression tant d'honnêtes gens et de pe»r-
sonnes de mérite était devenu le vœu et le désir général,
même à la Cour. Louvois, jeune alors, son frère surtout,
l'abbé Le Tellier, le futur archevêque de Reims, nous
marquent assez par leur attitude combien on croyait se
faire honneur en tenant pour Port-Royal, en étant hau-
tement du parti de Tesprit. L'épisode du Nouveau-Tes-
tament de MoQS, en faisant éclater ces sentiments sous
la forme vive et railleuse qui réussit toujours le mieux
en France, vint donc en aide très-à-propos à la grande
affaire de l'accommodement.
Les négociations, poursuivies par M. de Gondrin
auprès du nonce et du Pape avec l'agrément de M. de
Lyonne et de M. Le Tellier, se menaient très -secrète-
ment, à Tinsu de tous (car il fallait que les Jésuites n'en
eussent aucun vent, sans quoi ils les auraient traver-
sées). Extérieurement, et malgré ce notable adoucis-
sement des esprits que j'ai signalé, il se remarquait
encore de bien graves symptômes et d'une apparence très-
menaçante. Il était question plus que jamais d'établir
le tribunal des évêques commissaires qui, en vertu du
Bref pontifical, devaient faire le procès à leurs quatre
collègues. Le nonce même, pour ne pas se découvrir,
était obligé de paraître le demander. Les médiateurs
sentaient la nécessité de prévenir un cummencemenfc
LIVRE CINQUIEME.
389
d'exécution et de se hâter; réloignement de M. Pavillon
à qui on ne pouvait tout expliquer en détail, était un
obstacle. On s'arrêta, après mainte consultation, à
l'expédient que voici : on décida que les quatre évê-
ques écriraient au Pape une lettre de soumission res-
pectueuse, par laquelle ils déclareraient s'être résolus à
changer de conduite dans l'intérêt de la paix et à or-
donner dans leurs diocèses une nouvelle souscription
du Formulaire (sauf à eux à ne faire signer, comme
c'était leur droit, que sur des procès-verbaux explica-
tifs). Cette lettre si difficile à faire, et qui allait être la
pièce fondamentale de la paix, fut dressée à l'hôtel de
Longueville par Arnauld et Nicole, d'accord avec les
deux prélats médiateurs MM. de Gondrin et Vialart. Il
la fallait rédiger tellement que la conscience des quatre
évêques s'en accommodât, et qu'elle ne contînt rien
que d'agréable au Pape et au roi. Le texte projeté fut
communiqué à MM. Le Tellier, deLyonne, Golbert, au
roi même, puis au nonce, qui dans l'intervalle avait
reçu du Pape pleins pouvoirs; ce que voyant M. de
Gondrin, il prit, comme on dit, l'occasion aux cheveux
et, garantissant sur la foi d' Arnauld la signature des
quatre évêques, il signa et parafa ainsi que le nonce
le papier où Ton avait fait quelques légères corrections :
et la rédaction fut considérée comme définitive et ac-
ceptée des deux parts (9 août 1668).
J'abrège autant que je puis et ne vais qu'aux points
qui nous touchent. Quelle fut la joie de M. de Gondrin
quand il vit entre ses mains Je parafe du nonce,
quels furent les transports des amis qui attendaient
avec anxiété le résultat à l'hôtel de Longueville, on le
devine sans peine. Il ne manquait plus qu'une petite
condition assez essentielle toutefois, la signature réelle
et l'assentiment de M. Pavillon qu'on avait toujours
supposé et présumé. On dépêcha vite un courrier aux
390
POUT-ROYAL.
quatre (5vêque8. M. de Beau vais, M. d'Angers adhérè-
rent à tout"; M. de Pamiers, on s'inquiétait de lui assez
peu, il se gouvernait en toute chose comme M. d'Aleth;
mais M. d'Aleth, — on aurait pu s'y atten^lre, — il ré-
sista. Il continua de douter de la sincérité de l'accom-
modement et de vouloir différer. « Il me paroît assez
étrange, disait-il, que M. Arnauld se r^oit avancé jus-
qu'à répondre de moi sans être autorisé, et qu'on ait
pris de tels engagements avec M. le nonce sans ma
participation. » A toutes les instances que fit le messa-
ger, il répondit : « // faut y penser devant Dieu, » Et,
toutes réflexions faites, on n'obtint de lui une signa-
ture que moyennant des changements et additions
qu'il demandait qu'on fît au texte de la lettre. Cela
remettait tout en questi®n. A cette nouvelle le trouble
fut grand chez les amis; on lui renvoya courrier sur
courrier : chacun se mit à l'assiéger de loin et de près;
Arnauld qui avait trouvé son maître en inflexibililé.
les évêques d'Angers et de Beauvais lui adressèrent des
lettres de supplication pressante; M. de Gondrin lui
envoya des paroles de douleur et presque de reproche,
en lui en demandant pardon, « en se mettant, disait-il,
à deux genoux devant lui. » MM. de Gomminges et de
Pamiers firent le voyage d'Aleth. M. Pavillon, vaincu,
mais toujours calme, ne se rendit et ne signa qu'au
troisième courrier (10 septembre).
Dès qu'il vit cette bienheureuse signature, M. de
Gomminges, ne se possédant pas de joie, écrivit ce
même jour, d'Aleth où il était, à M. de Gondrin pour
qu'il eût à adoucir par quelque prompt témoignage la
douleur que les reproches et les soupçons avaient pu
causer au cœur du saint évêque : « Il me semble, disait-
il excellemment, que c'est contrister le Saint-Esprit
que de contrister ce fidèle ministre de Jésus-Christ. »
Et toujours par ce même mouvement d'eilusion bien-
LIVRE CINQUIÈME.
391
veillante qui rhonore, M. de Gomminges écrivait en
cette même journée mémorable (10 septembre), à
M. Arnauld, pour dissiper chez Fimpatient docteur
tout reste d'humeur et de gronderie : « ... Enfin, Mon-
sieur, l'enchantement sera levé, et Ton ne vous verra
plus de la manière que vous avez été depuis tant de
temps. Vous servirez maintenant l'Église sans être
obligé de vous cacher; et cette lumière qui brille sî fort
dans tous vos ouvrages, ne sortira plus du milieu des
ténèbres.»
Et en effet, du moment qu'ils obtenaient cette paix
inespérée, tout ce qui était le plus pénible la veille aux
Jansénistes allait leur tourner à bien; leur prétendue
hérésie s'évanouissait et n'était plus que fantôme. L'o-
piniâtreté s'appelait constance; la prison, la fuite, le
mystère devenaient des marques d'honneur devant le
monde et les rehaussaient. Les Jésuites le sentaient
bien; ils n'apprirent la paix que quand elle était faite
et que le premier bruit s'en répandait. Le Père Annat
ne put s'empêcher de dire au nonce, « qu'il avoit ruiné,
par la foiblesse d'un quart d'heure, l'ouvrage de vingt
années. » Le nonce alors aurait bien tergiversé, s'il
avait osé; il n'y avait plus moyen. Le courrier qui ap-
portait au roi le Bref, par lequel le Pape confirmait la
paix, arriva le 8 octobre 1668, et la chose fut rendue
publique dans Paris le 11. On aurait pu pourtant noter
dans ce Bref, si on l'avait alors publié^ que le Pape y
supposait que les quatre évêques s'étaient soumis à la
signature pure et simple du Formulaire (simplici ac pura
subscriptione Formularii)^ tandis que leur signature, en
effet, ne venait qu'au bas de procès -verbaux où était
insérée une explication. Mais, au point où Ton en était,
on passa là-dessus; les minisires gardèrent 'pour eux
cette circonstance et n'en tinrent compte. Il y eut bien
encore de petites épines dans cette joie, quelques poin-
392
PORT-ROYAL.
tes cachées que plus tard les Jésuites, revenus du coup,
se sont efforcés de faire sentir ^ Ain' i l'Arrêt du Con-
seil, confirmatif de la paix (23 octobre), parut en des
termes un peu différents du premier projet, et ne satis-
fit pas pleinement les pacifiés. C'est que M. de Gondrin,
sur ces entrefaites, pour des causes graves que font
entendre à demi les narrateurs, pour avoir donné un
soufflet, disait-on, à madame de Montespan sa nièce,
ou du moins un conseil énergique à son neveu M. de
Montespan, venait d'être disgracié*, et il ne put suivre
1. Voir VHïsloire des cinq Propositions de Jaménius^ rédigée à
ce point de vue des anti-jansénisles, par l'abbé Du Mas; 2 vol.
iii-12, 1700.
2. L'histoire vraie de ce protecteur zélé de Port-Royal, de cet
oncle inexorable de madame de Montespan, autrefois galant dans
sa jeunesse, et même (il paraît bien) resté tel dans son âge mûr,
est assez particulière. La voici telle que Brossette la recueillit des
récits de l'abbé Boileau, frère du célèbre satirique, et qui, placé
par M. de Gondrin dans le Chapitre de Sens, avait eu toute sa con-
fiance :
« M. Boileau nous a dit que, pendant les amours du roi pour madame de
Montespan, ce prélat fit mettre en pénitence une femme qui vivoit comme
cette dame et comme la Samaritaine. M. de Gondrin ne se contenta pas
de cet exemple , il fit publier dans tout son diocèse les anciens canons
contre les concubinaires publics; et comme la Cour étoit alors à Fontaine-
bleau , qui est de ce diocèse , le roi emmena d abord madame de Montes-
pan et se retira à Versailles. Jl ne revint plus à Fontainebleau pendant la
vie de ce prélat , qui ne cessoit point de reprendre hautement ce scan-
dale.
« On menaça même ce prélat de l'exiler. Mais ces bruits qui, apparem-
ment , étoient sans fondement et étoient excités par des personnes ou im-
prudentes ou mal intentionnées , ne l'étonnèrent point. Il protesta que ,
quelque ordre qui vînt de la Cour , il ne sortiroit jamais de son diocèse et
qu'il n'abandonnerolt point le troupeau que la Providence lui avoit confie.
«Cette fermeté augmenta les faux bruits. On lui dit que, s'il avoit
ordre de se retirer et qu'il refusât de le faire, on le viendroit enlever de
force.
« Pour se mettre à couvert d'une pareille violence , il se fit dresser un
lit dans son église, derrière rautel de Saînt-Savinien , et il résolut de
n'en point sortir, espérant bien que l'on ne l'arraciiéroit point de cet asile.
u 11 avoit d'abord résolu de faire mettre un lit à côté du sien pour un
valet de chambre; mais M. Boileau s'ofl'rit de ne point l'abandonner et
LIVRE CINQUIÈME.
393
en Cour et de près l'exécution des promesses jusqu'à
rentier achèvement. Enfin le cri de paix, pour le mo-
d'occuper ce second lit. Cependant ces faux bruits se dissipèrent sans au-
cune mauvaise suite, et M. de Gôndrin mourut en paix (1674). »
Tout ceci ne rendrait pas trop invraisemblable l'anecdote du
soufflet. — L^s Jansénistes aimèrent à croire que M. de Gondrin,
mort assez subitement, « avoit été empoisonné par un pâté, qui
auroit été envoyé à un curé chez qui il logeoit dans une visite de
son diocèse.» — D'un autre côté, si l'on i:onsulte les lettres de
madame de Longueville écrites à madame de Sab'é dans les jours
qui précédèrent la disgrâce de M. de Gondrin, on n'entrevoit point
en lui un oncle si féroce. M. de Montespan avait, dans un accès
d'emportement, fait affront à madame de Montausier, première
dame d'honneur de la reine : « N'avez-vous point peur, écrit là-
dessus madame de Longueville, qu'on fasse quelque trait à
M. de Sens? pour moi, j'en meurs de peur. » Et encore : «Comme
tout le monde a (lans la tête d'embarrasser M. de Sens dans l'em-
portement de M. de Montespan, je crois que rien ne peut être
mieux pour lui que la lettre qu'il vous a priée d'écrire à madame
de Montausier. Je vous prie donc de me mander si vous l'avez
écrite, quand vous l'avez écrite, si on vous y a fait réponse, et ce
que la réponse contenoit, etc., etc. » Tout cela semble indiquer que
M. de Gondrin tenait à ne point paraître responsable des faits et
gestes de M. de Montespan, et qu'on lui prêta, dans cette affaire,
plus qu'il n'aurait vaulu. Ce n'est pas la première fois qu'on au-
rait inventé, pour perdre les gens, de grossiers sotis contes. — Les
Mémoires du Père Kapin sont remplis d'anecdotes scandaleuses sur
H. de Gondrin, notamment au tome I, page 531 : adversaire dé-
claré des Jésuites, leur ennemi personnel, il est devenu à juste
'tre l'objet de leurs représailles et de leurs vengeances. Je ne me
orte point, au reste, pour garant de sa vertu en tout temps ni de
es mœurs; mais qu'on ne vienne pas dire, comme le fait un jésuite
moderne , que le récit très-Circonstancié, recueilli de la bouche du
docteur Boileau, est de la légende. C'est ne pas savoir la valeur des
mots. — Ne cherchant en tout ceci que la vérité, j'avoue que je
suis souvent bien perplexe. Sur ce M. de Sens, tant accusé et vili-
pendé par les Jésuites, je trouve dans les correspondances parti-
culières des personnages les mieux informés les témoignages les
plus probants en faveur de ses qualités épiscopales. Et par exemple
l évêque de Grenoble, Le Camus, si compétent et si autorisé sur cet
article, écrivait dans l'intimité à M. de Pontchâteau, à la nouvelle
de la mort subite de son collègue : « (6 octobre 1674) On ne peut
être plus surpris que je l'ai été de la mort de M. l'archevêque de
Sens. J'avois envoyé la semaine précédente à M. Varet, son grand
394
PORT-ROYAL.
naent, couvrait tout : on brusquait le triomphe. La
Paix de TEglise avait le pas sur celle d'Aix-la-Gliapelle.
Un dernier coup d'habileté de M. de Gondrin, quel-
ques jours avant sa retraite de la Cour, avait été de
présenter M. ArDauld au nonce, et par là de compro-
mettre de plus en plus l'amour-propre de celui-ci pour
une conclusion favorable. On a par le menu tout le dé-
tail de ces présentations d'Arnauld aux diverses puis-
sances. Le roi était à Ghambord : en attendautson retour,
M. de Gondrin, qui s^était assuré deTaudience du nonce
pour le 13 octobre dans l'après-midi, alla le matin cher-
chera l'hôtel de Longueville Arnauld, Nicole et Lalane,
et les amena dîner chez lui. Il avait invité à ce dîner in-
time le coadjuteur de Reims, Tabbé Le Tellier, qui
s'était montré fort chaud dans cette affaire, et qui était
avide de connaître l'illustre docteur. Après le dîner,
M. de Gondrin conduisit les trois Messieurs chez le
nonce. Arnauld fit un beau compliment, auquel le nonce
vicaire, l'approbation dont est question.... On ne sauroit trop re-
gretter M. de Sens ; il avoit en lui toutes les qualités nécessaires
pour défendre les intérêts de l'Église, et il vouloit s'en servir : et
où est l'évêque en France qui puisse prendre sa place? Pour moi,
je n'en connois pas. Je regarde sa mort dans uq temps de dij^grâce
comme un effet de sa prédestination ; car, avec son amour pour la
vérité et pour la discipline, il auroit eu peine à se sauver, s'il fût
demeuré à la Cour. S'il y a quelque chose de particulier dans ses
dernières paroles, je vous prie de mêle faire savoir.... » Et dans une
autre lettre du 2 décembre : «J'ai lu avec un grand empressement
le récit que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer des derniers
jours de la vie de M. de Sens. Ce sont de grandes leçons pour ceux
qui vivent. Il faut tâcher d'en faire son profit et c'e vivre drins les
mêmes dispositions dans lesquelles il est mort Les religieux ont
fait courir tant de bruits ridicules sur son sujet, que cela fait la
plus grande compassion dumonde. Si l'on cherchoit des avantages
temporels ou de la réputation dans l'épiscopat, il y auroit, du
temps oii nous sommes^de grandes mesures à garder avec eux.... >'
M. de Gondrin n'avait point gardé de mesures avec les Jésuilcs :
ils se sont vengés sur sa mémoire. M. de Gondrin n'avait que
54 ans quand il mourut.
LIVRE CINQUIÈME. 39ô
répondit avec toute sorte de politesse ; il lui dit en italien
ce mot, souvent répété avec orgueil par les Jansénistes,
a que sa plume étoit une plume d'or, » Arnauld et ses
deux amis étaient rentrés à l'hôtel de Longueville avant
qu'on sût qu'ils en étaient sortis ^ Le bruit de cette visite
aila jusqu'à Ghambord, et le roi dit que, puisque M. le
nonce avait vu M. Arnauld, il désirait aussi le voir dès
qu'il serait à Saint-Germain.
La présentation d' Arnauld au roi se fit le 24 octobre.
Son neveu Pomponne, dont la grande faveur commençait
et qui venait d^être nommé ambassadeur en Hollande,
Talla prendre ce jour-là de bon matin à l'hôtel de Lon-
gueville pour le mener à Saint- Germain. Ils se rendirent,
en arrivant, chez M. de Lyonne qui fit le meilleur accueil
1. Dans une lettre de madame de Longueville à madame de
Sablé, écrite le dimanche matin (14 octobre), on lit : « Il faut
bien vous apprendre que MM. de Sens et de Chfilons menèrent
hier M. Arnauld chez M. le nonce, qui le traita à mei veille
MM. de Lalane etNico'e y étoient aussi. Voilà proprement le sceau
de la paix. La chose est publique. » — Nos amis, qui s'entendaient
à tirer de la presse tout le p.irti qu'on en pouvait tirer de leur
temps j eurent soin de faire insérer dans la Ga%ette de Bruxelles
l'article suivant^ daté de Paris, 20 octobre :
u Samedi dernier, 13« du courant, monsignor Bargellini, nonce du Pape,
envoya à l'archevêque de Sens et à l'évéque de Ghâlons des présents con-
sidérables pour leur témoigner sa reconnaissance de l'heureux succès
qu'avoit eue leur négociation dans l'affaire de ceux qu'on appeloit Jansé-
nistes, et ces prélats donnèrent des marques de leur libéralité aux pages
qui les leur apportèrent. Le même jour, sur les trois heures après midi,
ils présentèrent au nonce le sieur Arnauld avec trois (deux) autres doc-
teurs de ses amis, qui en reçurent un traitement si civil et si obligeant,
qu'il ne peut rester aucun doute que la paix de l'Église ne soit entièrement
affermie. L'on dit qu'il y en a à qui cette paix ne plaît guère, pour n'avoir
pas eu part à sa conclusion, et l'on assure qu'ils tâchent par des in-
trig es sourdes à la rompre. Mais le public étant pleinement convaincu
de rinnocence du sieur Arnauld et de l'iniquité de sa longue persécution,
il n y a pas d'apparence qu'ils en viennent à bout. L'archevêque de Sens
qui a été le principal auteur de cet accommodement, le nonce du Pape et
l'évéque de Châlons ont ici l'applaudissement de tout le monde : on les
regarde cà présent comme les Pères de l'Égl se et de la Patrie, et on ne
les appelle plus que les Prélats de la Paix, »
396
PORT-ROYAL.
k M. Arnauld, et qui, i.n peu avant l'heure du lever du
roi, les mena dans Tapparteraent ; comme il y avait d<'^jà
assez de monde, il les fit passer dans le cabinet. Mais
rien ne saurait suppléer au récit même que le narrateur
janséniste a fait de cette réception, où il donne à chaque
chose l'importance qu'on y mettait alors :
« En approchant du cabinet, M. Arnauld- trouva M. le
Coadjateur de Reims, qui, lui témoignant sa joie, lui mit
en main son Approbation du livre contre le ministre
Claude*.... Étant entrés dans le cabinet, il y trouva M. le
Prince, qui fut ravi de le voir. Ensuite, comme on sut que le
roi al! oit venir, on jugea qu'il étoit plus à propos de faire
entrer M. Arnauld dans la garde-robe, afin que Sa Majesté
ne le vît pas là avant qu'il l'abordât pour le saluer. Et ainsi
dès que le roi parut, et qu'on eut fait sortir tout le monde,
hors M. Le Tellier, M. le Prince étant sorti auparavant*,
M. Arnauld se présenta au roi, le salua et aussitôt commença
son compliment en ces termes :
« Sire, je regarde comme le plus grand bonheur qui me
« soit jamais arrivé, Ihonneur que Votre Majesté me fait de
« me souffrir devant Elle. Et assurément. Sire, il falloit une
1. Il s'agissait des premières parties du grand traité de la Per-
péluité de la Foi de VÉglise catholique touchant VEucharisUe^
qu'Arnauld et Nicole avaient préparé et allaient faire paraître. On
affectait dédire, à ce moment, que la lecture de cet ouvrage
manus:rit avait fort agi sur M. de Turenne^ qui venait de faire
précisément son abjuration publiaue la veille même. 23 octobre.
Les admirateurs de Bossuet ont coutume d'attribuer tout net cette
conversion à Bossuet et au livre, alors manuscrit^ de {'Exposition
de la Foi, Les Jansénistes n'hésitaient pas davantage en affirmant
que l'Église était en grande partie redevable de cette conversion
illustre au livre manuscrit de M. Arnauld, de la Perpétuité di la
Foi. Chacun tire à soi le héros et le mène en vaincu du côté de
'on saint. J'honore et je respecte la conversion de Turenne. mais
j'admire ceux qui se croient si sûrs de savoir ce qui se passait au
fond de l'âme d'un Bouillon.
2. Il n'y eut donc présents dans la chambre, pendant l'au-
dience d'Arnauld. que M. de Lyonne, M. de Pomponne et M. Le
TeUier.
LIVRE CINQUIÈME.
397
(n aussi grande bonté que la vôtre pour " avoir bien voulu
« oublier les mécbants offices qu'on m'a voulu rendre au-
« près de Votre Majesté, pour laquelle je n'ai jamais eu que
« des sentiments de respect, de vénération et d'admiration,
« ayant appris dans ma solitude les grandes choses qu'Elle
« a faites. Et comme celle qui m'en fait sortir est le comble
a de sa gloire, parce qu'il n'y a rien de plus grand que ]a
ce protection que Votre Majesté donne à l'P^glise en cette
a occasion, il n'y a rien aussi que je ne sois prêt de faire
« pour lui sacrifier la liberté qu'elle me rend. »
« Le roi l'écouta sans l'interrompre, et à la fin lui dit en
peu de mots, mais d'un air tout à fait obligeant^ qu'il avoit
été bien aise de voir un homme de son mérite, qu'il avoit
ouï faire beaucoup d'estime de lai, et qu'il souhaitoit qu'il
pût employer les talents que Dieu lui avoit donnés à défen-
dre l'Église.
« Ces louanges, sortant de la bouche d'un si grand prince,
furent cause que M. Arnauld, de sa part, entra dans une
très-grande humiliation, faisant voir, plus par sa modestie
que par ses paroles, qu'il étoitbien éloigné de s'attribuer ces
avantages. Il témoigna aussi au roi que c'étoit avec quelque
peine qu'il s'étoit trouvé engagé dans toutes les contesta-
tions passées. Mais le roi avec beaucoup débouté l'arrêta, et
lui dit : « Cela est passé, il n'en faut plus parler. » Et il ajouta
qu'il seroit bien aise que dans la suite on n'écrivit plus rien
qui pût aigrir les esprits. Ce que M. Arnauld reçut avec
beaucoup de respect, et le roi se tournant vers M. de Pom-
ponne, lui dit : G Monsieur de Pomponne, je crois que vous
avez bien de la joie de voir tout ce qui se passe.... »
« Au sortir du cabinet, tout le monde se pressa pour voir
une personne que le roi avoit, si bien reçue, et qui avoit été
invisible depuis tant d'^années. Et M. le Coadjuteur de Reims,
, qui étoit demeuré dans la chambre, le prit pour le mener
chez M. le Dauphin, qui étoit logé dans le Château neuf. »
M. Arnauld, toujours accompagné de son neveu Pom-
ponne, vit donc M. le Dauphin ej, essuya les politesses
de M. de Montausier. Il vit Monsieur, frère du roi, puis
acheva sa tournée en allant saluer M. Le Tellier à son
. apparteinent, et en s'inscrivant chez M. dé Louvois qu'on
m
PORT-ROYAL
ne trouva pas. De retour h Paris avec M. de Pomponne,
ils s'écrivirent également chez M. Golbert retenu au lit
par la goutte*.
1. Je n'ai pas voulu interrora[ire cotte série glorieuse des pro-
sontations d'Arnauld: mais le compliment que l'on vient de lire,
adressé au roi, et qui parut alors le, plus bt-au du monde, n'avait
pas été sans lui donner de la préoccupation et de là frayeur.
Voici ce qu'on lisait dans des Mémoires composés par Brienne en
1684 sur l'origine et le progrès du Jansénisme, Mémoires dont on
n'a que de courts extraits et qu'il serait bien intéressant de re-
trouver. C'est Brienne qui raconte :
« Quelques jours av;mt que ce docteur fût présenté au roi, me trouvant
dans sa chambre à l'hôtel de Longueville, je m'aperçus qu'il souffroit quel-
que peine intérieure, et lui en ayaat demandé le sujet, il me répondit fort
simplement: « Je vous avoue, mon cher Monsieur, que je me trouve fort
embarrassé, parce que, n'ayant jamais vu le roi, je ne sais pas bien comme
il lui faut parler. Plus j'y pen^e, et moins je trouve eu moi de paroles
dignes de ce grand prince, et qui répondent à la réputation, bien ou mal
fondée, que m'ont acquise mes ouvrages. Voilà le sujet de mon inquiétude
dont vous vous êtes aperçu le premier. Mais, ajouta-t-il avec une humilité
qui me fit rougir et me couvrit de confusion, si vous vouliez, vous qui avez
tant d'usage de la Cour, me tirer de la peine et de l'embarras où je me
trouve, je vous en aurois la dernière obligation. » Je l'embrassai cordiale-
ment à cette parole si humble et si humiliante pour moi, et je lui dis :
« Vous vous moquez, mon très- cher maître, de votre pauvre et foible ami.
Moi, faire une harangue pour M. Arnauld! I\la foi! pour le coup, si vous
n'avez d'autre souffleur que moi, vous pouvez bien demeurer muet sur la
scène qui vous effraye de loin, et vous paroitra de près moins terrible. Mais
que voulez-vous dire au roi? Figurez-vous que je le suis, et parlez moi
sans autre préparation, comme nous faisons ensemble des affaires du pré-
tendu Jansénisme. » Il trouva l'expédient fort bon, et ayant pris son long
manteau, ses gants et son chapeau, je me mis gravement dans son fauteuil,
et lui s'étant retiré dans l'antichambre afin de faire toutes les cérémonies
dont je voulus bien être son maître, après qu'il m'eut fait les trois profondes
révérences qu'on a coutume de faire au roi, de la manière dont je lui mon-
trai à les faire, en quoi seul je pouvois lui être utile, je me levai de mon
fauteuil, et sans ôter mon chapeau, j'écouLai lort sérieusement ce qu'il avoit
à me dire en qualité de suppliant, moi-même ayant à lui répondre en qua-
lité de roi de théâtre. Il me parla à son ordinaire de fort bon sens; et
sur-le-champ, sans lui donner le temps d'oublier ce qu'il venoit de me
dire, je l'obligeai à prendre la plume et à le mettre sur le papier. Rien de
mieux ni de plus simple et de plus naturel : il en fut content et moi
charmé, et il m'avoua que sans moi il auroit eu peine à se retirer de ce
mauvais pas. »
Ainsi la grande scène racontée solennellement par Varet avait-
eu sa rf'pélition'à l'avance. Arnauld s'était essayé devant Brienne,
LIVRE CINQUIÈME.
399
Peu de jours après, Févêque de Meaux, M. deLigny,
conduisit Arnauld ainsi que Lalane chez M. de Paris, à
qui ils demandèrent sa bénédiction.
Cependant M* de Saci était encore à la Bastille; M. de
Péréfîxe se réserva la bonne grâce de demander au roi sa
délivrance. Muni de Tordre du roi, M. de Pomponne alla
prendre son cousin à la Bastille le 31 octobre au matio,
et, après grâces rendues à Dieu en Téglise de Notre-Dame,
il le conduisit à l'archevêché oià, M. de Saci demandant
à M. de Péréfixe sa bénédiction, celui-ci lui répondit en
l'embrassant : « Ah I c'est à moi à vous demander la
vôtre! » Mais j'ai raconté cela ailleurs*.
M. de Péréfixe s'était inquiété pourtant, avant cette
visite, de la manière dont M. de Saci signerait le Formu-
laire. Heureusement, de même que M. Arnauld avait
un petit titre ou bénéfice dans ie diocèse d'Angers^,
M. de Saci en avait un dans le diocèse de Sens, ce qui
leur permettait de signer hors du ressort ecclésiastique
de Paris, et avec toutes les facihtés que leur donnaient
des prélats tout favorables. M. de Péréfixe, devenu des
plus faciles lui même depuis que le roi avait parlé, n'en
demanda pas davantage.
A regarder de très-près, on aurait pu voir que déjà
chacun tirait cette paix en son sens. Le Pape, apprenant
que les quatre évêques se considéraient comme persis-
tants et autorisés dans leur sentiment antérieur, fit
demander par le nonce un éclaircissement qu'on se hâta
de donner. Une grande médaille fut frappée à la Monnaie
en l'honneur de la paix, à la date du 1*"" janvier 1669 :
comme Sosie devant sa lanterne. Mais ce qui ressort bien de toat
cela, c'est la naïveté et la simplicité d'Arnauld.
1. Au tome II, page 355.
2. Il avait titre chapelain de la garenne de Véglise de Jumelle^
titre apparemment sans bénéfice et qu'on lui conféra pour lui ac-
quérir le domicile fictif au diocèse d'Angers.
400
PORT-ROYAL.
a d'un côté elle avait la figure et le nom du roi ; de
Taulre on y voyait sur un autel un livre ouvert, et sur le
livre les Clefs de saint Pierre, avec le sceptre et la main
de Justice du roi, passés en sautoir : au-dessus de toul
cela un Saint-Esprit rayonnant, avec ces mots à Tentour:
Gratia et Fax a Deo; et ceux-ci sur le. devant de Tautel ;
Ob restUutam Ecclesiœ concordiam.^ Le nonce, averti qu(
cette médaille courait, en parla au roi, qui, dit-oa, en
parla à ses ministres, et aucun d'eux, à ce- qu'il paraît,
ne prit sur son compte la médaille, bien que quelqu'un,
évidemment, dût au moins l'avoir permise. On ordonna
que le coin fût brisé. Ceci est bien l'image de cette Paix
que les uns voulaient faire éclatante, solennelle et triom-
phale, et comme d'égal à égal entre puissances, tandis
que les autres la traitaient d'accommodement ou même
de soumission ^
La grande prétention des Jansénistes, en cette circons-
tance, fut de n'avoir donné que ce qu'ils avaient toujours
offert : la prétention de leurs adversaires fut de démontrer
dans lés adoucissements une espèce de rétractation. Ce
qui me paraît certain, c'est que les vrais et premiers
moteurs delà restauration delà Grâce, Jansénius, Saint-
Gyran, — et Pascal, leur pur disciple posthume, —
n'auraient jamais signé les lettres et requêtes rédigces
1 . Au reste l'histoire de cette médaille est devenue ridiculement
obscure; on en a disserté comme sur celles des plus bas temps. Les
Jésuites s'en mêlèrent. Il paraît qu'on obtint du roi, vers l'année
1700, de faire frapper une médaille altérée, où le Gratia avait dis-
paru au revers La première et vraie médaille fut-elle en effet or-
donnée par Colbert? Ful-elle jetée en cérémonie avec d'autres
dans les fondements du nouveau Louvre? le coin fut-il brisé par
ordre du roi, et en quel temps? 1.^. médaille altérée, qui com-
mença à paraître en 1702, ne fut-elle jamais frappée que dans un
petit ou moyen module, et non en grand? Ce sont là des ques-
tions d'Académie des inscriptions que je laisse à trancher à qui
de droit.
LIVRE GINQUIÉMÉ.
401
par Arnauld et Nicole, et qui décidèrent la paix. Je ne
veux pas dire que ces derniers aient eu tort ; mais cela
revient à la distinction déjà posée. La véritable entreprise
janséniste dans toute sa portée étant dès longtemps
manquée et même n'étant plus comprise, il n'y avait
rien de mieux à faire, en sauvant en son cœur la croyance
à la Grâce, que de couper court à d'interminables diffé-
rends. Ce fut surtout la conduite de Nicole, dont Tesprit
domine sous main à partir de ce moment. Nicole, ni Du
Guet qui offrira un autre exemple de cette même con-
duite, ne comprennent plus bien, il faut le dire, M. de
Saint-Gyran ni la grande arrière-pensée primitive de
Port-Royal ; ils ont cependant raison sur ceux d'alentour,
non moins étrangers qu'eux au premier but, en leur
conseillant de se soumettre, de s'accommoder le plus
possible, sans manquer à leur conscience. La grande
tentative de régénération de TEglise manquant, on
retombait dans les devoirs tout individuels : c'était le
mieux dans la pratique ; ils donnaient le conseil du bon
sens et de la charité : ils avaient raison relativement et
secondairement.
Les conclusions d'interprétation accommodante ad-
mises et acceptées dans la Paix de l'Église fixèrent donc
la base de ce second Jansénisme rétréci ; et s'il nous était
permis de prendre un parti dans ces questions où nous
nous sentons surtout attiré par le caractère moral des
personnages, nous ne serions pas en contradiction avec
nous-même quand nous pencherions désormais pour la
modération éclairée de Nicole et de Du Guet, tandis que
nous nous déclarions, dans le premier Jansénisme, pour
la vigueur de Saint-Gyran. L'esprit vrai, l'esprit chrétien
de chaque situation semble commander la différence.
Dans l'un et dans l'autre cas, nous rencontrons Arnauld
souvent contre nous : il n'entra jamais pleinement, en
effet, dans l'un ou dans l'autre de ces deux esprits, et ne
IV — 26
402
POÈt-ROYAL.
sut pas plus se tenir à Théritage fondaméntal de Sainl-
Gyran, qu'il ne se prêta toujours à la substitution mitigée
de Nicole.
L'accommodement des quatre évêques était déjà con-
clu que celui de nos pauvres religieuses n'avait pas fait
un pas encore. M. d'Aleth avait désiré, il est vrai, les
faire comprendre dès Tabord dans la négociation des
évêques ; mais on avait jugé plus sûr de scinder les diffi-
cultés pour les résoudre Tune après Tautre, et aussi pour
ne pas immiscer M. de Péréfixe dans le secret de la pre-
mière et principale affaire. Lorsqu'elle fut considérée
comme consommée, le 22 octobre (1668), deux jours
avant l'audience de M. Arnauld, le roi qui venait de
causer avec le nonce dit à M. de Péréfixe qu'il avait
particulièrement songé en tout ceci à le tirer, lui M. de
Paris, de ses embarras; il l'engagea à voir ce qui se
pourrait faire pour les religieuses de Port-Royal, sur le
pied de ce que le Pape avait fait pour les quatre évêques,
et à n'être pas plus difficile que le Pape lui-même. C'était
le mot du roi, et que ce prince répéta à plusieurs per-
sonnes. Louis XIV, à ce retour de Ghambord; était en
bonne veine et en belle humeur. Une paix glorieuse après
des conquêtes, des fêtes splendides, de brillantes amours,
le goût des choses de l'esprit, Montespan, Molière, — Mo-
lière, ce grand médecin spirituel dont il avait pris peut-être
la veille au soir quelque dose réjouissante, — tout cela lui
ôtait de cette rigueur et de cette dureté étroite avec laquelle,
en d'autres temps, il traita cette affaire et ces personnages
du Jansénisme. Au premier mot du roi, M. de Péréfixe
vit bien, seion son expression d'archevêque Turpin, qu'il
lui fallait baisser sa lance. Un obstacle secret qu'on ne
prévoyait pas, et que même peu de personnes surent
dans le temps, était au cœur de Port-Royal et dans la
résistance des religieuses à en passer par des conditions
pareilles à celles des quatre évêques. On a des lettres de
LIVRÉ CINQUIÈME.
4Ô3
la sœur Angélique de Saint-Jean à son oncle Arnauld
qui sont plus fortes qu'on ne pourrait rimaginer* elle
tenait bon dans le sens et avec les raisons de Pascal. Les
diverses propositions d'accommodement qu'on fit aux
religieuses dans les premiers mois de cette année 1668,
et qui se renouvelaient sans cesse, les trouvaient (je
parle des cinq ou six dirigeantes)* aussi fermes et aussi
peu accessibles que Tétait en ses rochers d'Aleth
M. Pavillon. A bien des égards elles devinaient juste;
elles ne croyaient pas à une véritable paix possible ni
à une réconciliation sincère. On Ta pu dire sans trop
d^exagération , « ces filles, par la simple théologie du
cœur, étoientplus clairvoyantes alors que les docteurs,
excepté M. d' Aie th. » Quoi qu'il en soit, elles sortaient
trop de leur rôle par cette résistance. Arnauld, pour
qui l'inflexibilité avait toujours des charmes, s'y repre-
nait, hésitait avec elles, et ne les blâmait qu'en les
admirant. Nicole n hésitait pas; de Sens où il était
alors (juillet 1668). il écrivait à Arnauld sur ce refus
prolongé :
« Je vous avoue qu'il ne me vient point de raison dans
l'esprit qui me fasse tant soit peu balancer, et que je ne suis
occupé que du danger où il me semble qu'elles sont près de
s'engager, Gêla me fait penser qu'il y a souvent autant de
péril à avo^r trop d'esprit qu'à tn avoir trop peu.... On
s'égare ou en ne voyant point de chemin, ou en en voyant
trop.... La vertu humaine n'est jamais si spirituelle ni si
pure que l'imagination n'y ait part.... On s'est accoutumé à
envisager la signature comme un monstre effroyable et
comme le caractère de la bête^ et l'esprit ensuite se repré-
sente le même monstre toutes les fois qu'il est frappé par le
mot de signature, »
Pour ne pas aborder en face le monstre^ c'est-à-dire
1. Voir précédemment dans le présent volume; page 260.
404
PORT-l^OYAL
la signature directe, on prit donc le parti de rédiger une
Rer(uète des religieuses à Tarclieveque, et qui renler-
inerait la soumission. L'archevêque, peu content d'un
premier projet de Requête qui lui avait été montré, y
travailla lui-mùine et la dressa comme il l'entendait
« parce qu'il vouloit qu'elle fût conçue dans les termes
mêmes delà Déclaration queles évôques avoient envoyée
à Rome. » C'est cette dernière Requête de la façon de
l'archevêque, et approuvée par les amis de Port-Royal,
que les religieuses signèrent à grand'peine et non sans
prendre beaucoup sur elles-mêmes
« 11 paroit bien, leur écrivait Arnauld (10 février 1669),
que nous sommes dans le travail de Penfantemcnt. Plus le
terme s'approche et plus nos peines redoublent, Bt si cela
duroit encore longtemps, je ne sais si j'y pourrois résister,
tant je suis accablé par la seule appréhension des maux qui
arriveroient, si ce qui est près de finir venoit à se rompre,
parce qu'il ne peut plus se rompre qu'on n'en rejette sur
nous toute la faute; M. de Paris s'étant réduit à un point où
tout le monde seroit pour lui, si nous ne nous rendions pas
à ce qu'il désire....
« Je ne sais ce que nous pourrions répondre à ceux qui
nous demanderoient quel exemple nous pourrions apporter
d'une compagnie de filles qui dans une affaire importante,
tant pour la conscience que pour le bien spirituel et tempo-
rel de leur Communauté, se seroient conduites par leur seul
avis sans prendre conseil d'aucun ecclésiastique, tous ceux
en qui elles auroient eu tout sujet de prendre confiance y
étant contraires, ou, pour mieux dire, généralement tous
les évêques et tous les ecclésiastiques de l'Église de Jésus-
GhrisL...
<t C'est pourquoi si nous vous sommes suspects dans le
conseil quç nous vous donnons, cherchez donc d'autres per-
sonnes de qui vous preniez avis, mais ne demeurez pas, au
nom de Dieu, dans une route aussi écartée que celle que
vous suivriez, si, sans consulter aucun prêtre ni aucun évê-
que, vous vous engagiez dans une résolution qui seroit
improuvée généralement de tous les pasteurs de l'Église. »
LIVRE CINQUIÈME
405
Le mercredi 13 février, l'évêque de Meaux arriva sur
le soir à Port -Royal des Champs, apportant aux reli-
gieuses la Requête définitive qu'elles devaient signer et
qui leur avait été annoncée ; il parla aux Mères, Sans
difficulté de la part des gardes, car toute celte négocia-
tion se faisait sous les auspices de M. de Paris.
M. Arnauld et M. de Saci, arrivés également dans la
soirée du 13, mais incognito, se rendirent le 14 de grand
matin au parloir ; M. de Meaux avait désiré qu'ils par-
lassent en personne aux religieuses, pour entraîner leur
adhésion et les décider à signer cette Requête adressée
à M. de Paris, qui lui-même Tavait dictée.
Le lendemain 15, M. de Meaux s'en retourna, rem-
portant la pièce signée de toute la Communauté, et où la
concession sur le livre de Jansénius, pour y être enve-
loppée, n'était pas moins réelle. Il était dit dans cette
Requête que les religieuses de Port-Royal des Champs
« condamnoient les cinq Propositions avec toute sorte de
sincérité, sans exception ni restriction quelconque, dans
tous les sens où TEglise les a condamnées.... » Et quant
à l'attribution de ces Propositions au livre de Jansénius,
« elles rendent encore au Saint-Siège, disaient-elles,
toute la déférence et obéissance qui lui est due, comme
tous les théologiens conviennent qu'il la faut rendre au
regard de tous les livres condamnés selon la doctrine
catholique soutenue dans tous les siècles partons les doc-
teurs, et même en ces derniers temps par les plus grands
défenseurs de l'autorité du Saint-Siège, tels qu'ont été
les cardinaux Baronias, Bellarmin, Palavicin^ etc. »
C'est M. de Paris qui avait voulu absolument mettre
tous ces ut)ms de docteurs, assez ridicules à citer dans
une Déclaration de filles. Après une telle signature,
convenons qu'il n'était plus question du droit pour
l'affaire du Jansénisme, et que le fait lui-même y était
si réduit, étouffé et serré de près, qu'il restait comme
POl T-ROYAL
onterré. Si cela n est pas une condamnation, je n'y en-
tends plus rien*.
Mais on revenait de si loin que raccomçioderaent
semblait une victoire; une prompte joie, le vif sentiment
de la délivrance, corrigea ces restes d'amertume. Le
grand vicaire de Tarchevêque, M. deLaBrunetière, vint
à Port-Royal des Champs le lundi 18 et, ayant fait
assembler la Communauté à l'église, il lut la Sentence
qui levait l'interdit. Les cierges s'allumèrent, le Te Deum
éclata, les cloches sonnèrent, les portes de l'église se
rouvrirent, et les pauvres des campagnes qui avaient été
tenus à l'écart durant ces trois ans et demi de blocus,
entendant ce rappel inespéré, remirent pied dans la
patrie*.
Le dimanche 3 mars, M. Ler, curé de Magny, qui
n'avait cessé, durant ces années, de prier pour les cap-
tives et de les recommander même aux prônes sans s'in-
quiéter de se compromettre, vint à Port-Royal en pro-
cession avec son peuple. M. Arnauld, arrivé de la veille
au soir, y célébrait la messe de la Communauté et en
1. Arnauld, qui plus que personne les exhorta finalement à en
passer par là, avait, comme on dit, mis bien de l'eau dans son
vin depuis le jour où il écrivait au docteur Taignier, le 7 dé-
cembre 1661, aux approches de la grande tempête : « Je n'ai pu
croire ce qu'on nous a voulu persuader, que l'appréhension que
vous en aviez vous faisoit pencher à l'opinion de ceux qui vou-
droient que les Religieuses de Port-Royal eussent signé simplement.
Je ne saurois m'imaginer que vous leur eussiez voulu conseiller
cette lâcheté. »
2. M. de La Brunetière, avant l'entrée de la foule dans l'église,
avait fait pour la Communauté seule, et sans vouloir d'autre té-
moin laïque que M. Hilaire, un discours explicatif de la Sentence
de l'archevêque et où il y avait de très-bons conseils. La Commu-
nauté ne fut jamais si au complet qu'en ce jour solennel ; il n'y
manqua personne du dedans, disent nos Journaux, hors une seule
malade. Le chœur fut entièrement plein, toutes les stalles remplies
en baut et en bas ; les sœurs avaient leurs manteaux et leurs grands
voiles.
LIVRE CINQUIÈME.
407
était à la consécration, lorsque cette processioa fit en-
tendre, en chantant du seuil, ces paroles de Toffice du
Saint-Sacrement : « Omnes qui de unopane^ etc. Nous
tous qui participons à un même pain et à un même
calice, ne sommes qu'un même pain et un même corps. »
Tous les assistants furent saisis de cette rencontre, et
aussi des autres paroles de cet office que la procession
de Magnj continua pendant l'élévation : Parasti in dul-
cedine tua^ etc. : 0 Dieu, vous avez préparé par votre
bonté un festin au pauvre. » Le doigt lumineux de la
Providence se dessinait dans les moindres accidents poui
ces âmes ferventes, et faisait trace partout à leurs
regards.
Plusieurs félicitations d'évêques arrivèrent par lettres ;
ce qui ne touchait pas moins, c'étaient les rétractations
de nombre d'ecclésiastiques, de religieux ou de religieuses
qui avaient signé et qui en écrivaient leur regret. La
paix déliait ces langues muettes. Us adressaient à Port-
Royal leurs Actes sincères pour être gardés en dépôt
comme dans un trésor de constance. On reçut ainsi les
rétractations des dames de Luines, religieuses de
Jouarre, anciennes élèves de la maison, et celles du Père
Quesnel , de l'Oratoire , futur défenseur, ~ de Male-
branche, futur adversaire.
Restait l'affaire du temporel à régler. La pauvreté des
religieuses des Champs, durant ces années de persécu-
tion, n'avait pas été moindre au temporel qu'au spirituel.
Les gérants de leurs fermes avaient été chassés, empri-
sonnés, leurs biens détournés et attribués à la maison
de Paris. On avait subsisté comme on avait pu (et le
jeûne aidant) de quelques bienfaits d'amis et du produit
des livres de ces Messieurs ; les Imaginaires de Nicole
avaient rapporté 500 écus. Dès le lendemain de la récon-
ciliation, une lettre, à la date du 19 février, avait été
adressée parles religieuses des Champs à celles de Paris,
408
PORT-ROYAL.
pour les convier h une réunion sincère et olTrir roubli
du passé. Celle offre dans laquelle il entrait de la cha-
rité, mais aussi de la convenance, n'eut pas de suite. Il
y avait de Tirréparable entre elles. La justice dut tran-
cher le différend*.
Le Conseil d*État, après un assez long examen, régla
le partage en mai 1669. Pussorl était le rapporteur
L'Arrêt fut signifié le 7 juin. On ne fut pas trop mé-
content d'abord :
, « Port-Royal, écrivait Arnauld à madame Périer, est di-
visé en deux abbayes distinctes et séparées, dont celle
de Paris avec une abbesse perpétuelle, à la nomination du
roi; et celle des Champs a une abbesse élective de trois ans
en trois ans. Gela est fort bien établi. Pour le bien, on en
laisse un tiers à celle de Paris; mais on leur donne par pré-
ciput^ et sans leur tenir lieu du tiers, les maisons qui sont
au dehors. Hors cette injustice, la partition en est bien faite;
les pensions suivent les personnes, et les terres, qui sont
autour de Port-Royal, demeurent à celle des Champs. — La
tranquillité de nos bonnes sœurs dans tout cela est admira-
ble. Ce doit être la plus grande consolation de leurs amis*. »
1. Les religieuses des Champs^ en cette conjoncture décisive,
eurent pour elles de puissants solliciteurs. Une lettre de remer-
cîment de la mère Agnès au prince de Condé, du 19 mars, nous
apprend que ce prince avait fait auprès de l'archevêque de
Paris une démarche en faveur des amies de sa sœur, pour qu'elles
fussent remises en possession de la maison de Paris. M. le Prince
parla à l'archevêque du dessein qu'avait madame de Longueville
de se retirer à Port-Royal de Paris, si les choses se réta-
blissaient.
2. Avant que les religieuses des Champs fondassent Port-Royal
de Paris, l'alDbaye n'avait que huit ou neuf mille livres de rente,
Du temps du jeune Racine (1658), on voit par une note de lui,
qui s'est conservée, que Port-Royal des Champs avait , tant en fonds
de terre qu'en rentes, onze mille qualre-vingt-sept livres dix sous
de revenus. En 1668, avant le partage, Tabbaye avait plus de trente
mille livres de rente. Les religieuses, qui étaient captives aux
Champs, avaient apporté en dot plus de quatre cent cinquante
mille livres , qui avaient servi à bâtir le monastère de Paris et à
LIVRE CINQUIÈME.
409
Nous laisserons donc désormais le Port-Royal de
Paris sous la conduite de sa mère Dorothée Perdreau;
il nous devient tout à fait étranger, excepté dans les
quelques occasions où il reparaîtra, comme un mauvais
frère, pour dépouiller notre unique Port-Royal, celui
des Champs.
Les dix années qui suivent sont, pour Port-Royal, dix
années de gloire, de déclin au fond, mais d'un déclin
voilé, embelli; ce sont d'admirables heures de doux
automne, de riche et tiède couchant. La solitude refleurit
en un instant et se peuple, plus émaillée que jamais.
L'ancien esprit au dedans se continue et se mêle au
nouveau sans trop de lutte. La mère Agnès survit de
deux années encore; les mères de Ligny, Du Fargis
(l'abbesse nouvelle), et la mère Angélique de Saint-Jean
(prieure), avec les auxiliaires que nous lui avons vues,
animent tout. Il ne se reforme plus d'écoles de garçons
(j'allais dire de petits messieurs), mais les jeunes filles
pensionnaires se multiplient : les deux petites demoi-
selles de Pomponne y entrent les premières. M. de Sé-
vigné fait bâtir les trois côtés du cloître qui manquaient
et que le nombre des religieuses exige. Au dehors, les
bâtiments se pressent dans l'étroit vallon. Madame de
Longueville s'y fait bâtir un petit hôtel, et elle Thabite
quelquefois depuis 1671: Mademoiselle de Vertus a
également le sien tout k côté, d'où elle ne sort plus.
grossir le revenu de Tabbaye. Du moment qu'on procédait à un
strict partage, elles étaient et devaient être lésées : une douzaine
de filles restées à Paris obtana.eat un tiers, et plus qu'un tiers
des biens, contre l'ensemble de la Communauté au nombre de
soixante-huit religieuses de chœur et seize converse.^. On ôtait à
celles-ci « une maison de plus de cinq cent mille livres, toute
bâtie des aumônes de leurs parents et de leurs amis. » — Mais je
m'entends peu à ces discussions de chiffres, qui sont proprement
de M. Akakia ou de M. Gallois à M. Pussort, et je pense qu'en tel
sujet elles intéressent assez peu le lecteui'.
410
PORT-ROYAL.
M. d'Andilly, revenu de l^omponne en son cher désert,
le réjouit de ses cheveux blancs, le fait sourire de sa pré-
sence vénérée, l'embaume de sa belle mort. Des per-
sonnes religieuses ou séculières viennent en visite pour
s'édifier. C'est Theure de madame de Sévigné, de Boi-
leau, des illustres amis dans le monde et qui ont voix
dans la postérité. C'est Theure où M. de Pomponne,
successeur de Lyonne et secrétaire d'État auprès de
Louis XIV, rédige ces nobles et élégantes dépêches qui
sécularisent la langue des Arnauld dans les Cours. Les
anciens solitaires ralliés et revenus au bercail sont nom-
breux encore, et présentent de ces noms qu'on aime,
M. Hamon, M. de TiUemont, etc. On y a pour'supé-
rieur du monastère un M. Grenet, curé de Saint-Benoît,
donné par Tarchevêque, et bon ecclésiastique ; mais le
vrai supérieur est M. de Saci, que M. de Sainte-Marthe
quelquefois tempère. Au dehors, les grands écrits conti-
nuent et s'étendent. Les Pensées de Pascal paraissent.
Arnauld et Nicole associent leurs plumes pour l'honneur
et la défense de l'Église catholique. C'est le Calvinisme
désormais qu'ils combattent; ils ne font plus la guerre
qu'aux frontières. Dès les premiers mois de 1669, le
premier volume de la Perpétuité de la Foi, inaugurant
leur controverse nouvelle, avait paru. Ceci nous ramène
droit à Nicole, le plus considérable des personnages de
Port-Royal dont il nous reste à parler.
VII
Nicole — Sa famille; son éducation. —Sa curiosité de lecture. —
Ses dissidences avec M. de Barcos. — Son emploi aux Écoles. —
Son union avec Arnauld, — Son jansénisme mitigé et sa diplo-
matie scolastique. — Querelles de famille au dedans de Port-
Royal. — Nicole accusé de gâter M. Arnauld. — Aide de camp fidèle;
âme timide. —Ses scrupules et ses frayeurs. — Embarqué malgi é
Iqî. — Un peu indiscret. — Causeur agréable et facile. — Nicole
écrivain. — Lejs Imaginaires. — Comparaison avec Bayle. — Ce
que Nicole a d'un peu commun, et ce qu'il a d'élevé. — Nicole
contre versiste. — La petite et la grande IPerpétuité. — Méthode
de prescription. — Nicole compagnon d'armes de Bossuet; —
discute de haut en bas contre les Protestants. — Attitude fran-
çaise catholique.
Mon premier soin, en peignant Nicole, sera de bien
marquer en quoi sa physionomie est différente de celle
de nos autres personnages, et, en particulier, différente
de celle d' Arnauld, dont on le considère ordinairement
comme inséparable. Particulariser Nicole est le plus
grand service qu'on puisse lui rendre, aujourd'hui qu'on
s'est habitué de loin à confondre les écrivains jansé-
nistes que Ton cite encore, dans une triste uniformité
de teinte.
Né k Chartres le 19 octobre 1625, Pierre Nicole eut
412
PORT-ROYAL.
pour père un avocat au parlement, condisciple de l'abbé
de Marolles. On l'appelait lo chambrier Nicole*, pour
le distinguer de son cousin le président Nicole, auteur
de poésies françaises galantes et traducteur de VArl
d'aimer. J'ai sous les yeux des lettres de Chapelain
adressées (1668-1670) à ce père de Nicole, « fameux
avocat à Chartres. » On y voit que cet homme de sa^voir
avait fait une traduction française, non pas des Institu-
tions oratoires, mais des Déclamations ou Controverses
de Quintilien^; et Chapelain, grand complimenteur,
voulait engager Nicole le fils à se charger d'en donner
l'édition au public : « Monsieur votre fils ne peut sans
une espèce d'impiété laisser périr un de ses frères spi-
rituels, » c'est-à-dire ce livre traduit des Controverses.
On a dit que le père de Nicole, qui faisait aussi des vers
latins et français, en avait composé d'assez libres, dont,
après sa mort, son fils s'efforça d'empêcher l'édition ou-
la réédition : il rachetait, pour les détruire, tous les
exemplaires qu'il trouvait de ces vers déjà publiés ; de
sorte qu'il mériterait à tous égards qu'on lui appliquât
le vers du poète :
Le fils a racheté les crimes de son père,
ou du moins les rimes de son père. Il a pu se faire,
au reste, dans ce qu'on a raconté à ce sujet, quelque
confusion des deux cousins, le chambrier et le président
Nicole. Ils étaient tous les deux profanes, mais inégale-
ment, appartenant à cette érudition, mêlée de bel esprit,
à la fois française et latine, issue du seizième siècle.
Pierre Nicole tenait de sa famille une rare facilité aux
Lettres, mais qui chez lui fut réglée aussitôt par la re-
1. 11 était chan'ibrier de la Chambre ecclésiastique de Chartres,
avocat et orateur de la ville.
2. Ou attribuées à Quintilien,
LIVRE CINQUIÈME.
413
Jigion et par des habitudes réfléchies. Il lut de bonne
heure tout ce qu'il y avait d'auteurs grecs et latins dans
la bibliothèque paternelle : une vaste et curieuse lecture
est un des traits de Nicole. Il ne ressemblait point à
M. de Saci, homme de peu de livres, et qui ne se dé-
tournait point à droite ou à gauche hors des sentiers
de TEcriture. Il ne ressemblait point à M. de Tillemont
qui disait que, depuis l'âge de quatorze ans, il n'avait
rien lu ni étudié que par rapport à l'histoire ecclésias-
tique.
« Je dirai de lui , écrivait Brienne traçant de Nicole un
portrait assez burlesque et satirique, qu'il n'y a personne au
monde que je sache, qui ait lu tant de livres et de relations
de voyages que lui ; sans compter tous les auteurs classiques
grecs et latins, poètes, orateurs et historiens; tous les Pères
depuis saint Ignace et saint Clément pape jusqu'à saint Ber-
nard; tous les romans depuis les Amadis de Gaule jnsqn^ h la
Clélieetk la Princesse de Clèves *; tous les ouvrages des hé-
rétiques anciens et modernes, depuis les philosophes anciens
jusqu'à Luther et Calvin, Mélanchthon et Charnier, dont il
a fait des extraits ; tous les polémiques depuis Érasme jus-
qu'au cardinal Du Perron et aux ouvrages innombrables de
Févêque de Belley : en un mot, car que n'a-t-il pas lu? tout
ce qui s'est fait d'écrits pendant la Fronde, toutes les pièces
de contrebande, tous les traités de pohtique depuis Goldast
jusqu'à L'Isola. »
C'est une première nouveauté, dans Port-Royal, que
1. Il y a, entre autres poèmes ridicules sur la pécheresse re-
pentie Madeleine, un poëme spirituel extravagant, imprimé à Lyon:
La Magdeleine au désert de la Sainte-Baume en Provence, par le
Père Pierre de Saint-Louis, religieux carme de la province de
Provence. Théophile Gautier Ta mis dans ses Grotesques. On ra-
conte que Nicole, ayant un jour trouvé ce poëme dans la Biblio-
thèque des Carmes de la rue des Billettes^ le parcourut ti, singu-
lièrement réjoui par la verve burlesque et extravagante qui l'anime
d'un bout à Tautre, l'emporta, en lut des passages à Port-Koyal
et ailleurs, et en parla à tant de personnes que le Hbraire fut tout
étonné de voir arriver des acheteurs et que l'édition se vendît.
414
PORT-ROYAL.
d'y rencontrer un liseur si amusé et si infatigable de
tant de livres non édifiants*.
Nicole avait trois sœurs, dont Tune, la dernière, Char-
lotte, élevée quelque temps au monastère des Champs,
avait, dit-on, au moins autant de facilité et de disposi-
tions naturelles que son frère, et était, par rapport à lui,
ce que l'illustre Jacqueline était à Pascal. En un mot,
c'était une famille d'esprit.
Le père de Nicole l'envoya en 1642 à Paris, pour y
faire sa philosophie au collège d'Harcourt. De là le jeune
Nicole passa à la théologie ; ses premières vues étaient
laSorbonne et le doctorat. Il étudia sous les docteurs de
Sainte-Beuve et Le Moine, l'un ami, l'autre adversaire
d'Arnauld. Nicole est bien, notons-le, le disciple du doc-
teur de Sainte-Beuve pour l'esprit qu'il en garda. M. de
Sainte-Beuve, tel que nous le connaissons et que nous
l'avons déjà montré , était un pur Sorboniste , homme
de doctrine et de modération : il suivait saint Augustin
sur la Grâce, mais en évitant les expressions trop fortes,
en le ramenant à saint Thomas autant qu'il se pouvait,
en le séparant avec soin, et par de triples défenses,
du sens de Calvin. Nicole, dans Port-Royal, tient plus
de M. de Sainte-Beuve que de M. de Saint-Gyran,
qu'il n'eut pas le temps de connaître ; il garda de la
méthode de son premier maître en Sorbonne, plus qu'il
ne conviendrait à un Port-Royaliste de la première et
directe génération.
Il avait toutefois des relations toutes nouées avec
1. Petit trait singulier, mais qui n'a pas de quoi étonner chezj
un si grand amateur de lecture : Nicole ne rendait pas très-exac-^
tement les livres qu'il empruntait. M. de Pontcliâteau, qui tenaifj
fort à ses livres, paraît s'en plaindre en un endroit de ses lettres :
a N'en dites rien néanmoins, il faut savoir perdre. Mais il faut
avouer ma foiblesse, je hais plus de perdre un livre qui ne vau*»'
droit que dix sols que dixpisloles. Gela est d'un petit esprit: aussi
suis-je tel. »
LIVRE CINQUIÈME.
4Î5
Port-Royal par ia célèbre mère Marie des Anges Sui-
reau, qui était sa tante. Les premiers pas que fait Ni-
cole vers Port-Royal sont significatifs, et indiquent déjà
la ligne nouvelle et moins escarpée qui sera la sienne.
En 1645, M. de Barcos, pour justifier la phrase qu'il
avait glissée dans la Préface de la Fréquente Commu-
nion sur Tégalité de pouvoir de saint Pierre et de saint
Paul, ces deux chefs qui n'en font qu'un, publia un
Traité de la Grandeur romaine, lequel eut Teffet ordi-
naire aux Traités de M. de Barcos, qui était, au lieu de
lever les difficultés, de les étendre. « M. Nicole, est-il
dit, rayant lu, le trouva plein de paralogismes ou de
faux raisonnements et de conséquences mal tirées de
leurs principes, et, quoiqu'il n'eût pas encore vingt
ans, il osa confier ses réflexions au papier. » Sa Réfu-
tation manuscrite courut et sembla fondée à beaucoup
de personnes ; il se garda, au reste, de la publier. Mais
ce qui nous importe, c'est de marquer comment il dé-
bute avec Port-Royal, et qu'il y arrive par un sentier
opposé à la route principale de Saint-Gyran.
Car cette réfutation qu'il fait du neveu paraît bien,
chez Nicole, avoir un peu remonté jusqu'à l'oncle; on a
des mots de lui sur le premier M. de Saint-Gyran, qui
montrent qu'il le considérait volontiers plutôt comme
un peu bizarre et particulier en doctrine que comme
grand.
Il entra bientôt à Port-Royal comme un des maîtres
des Écoles. Il y était principalement pour les belles-
lettres et pour la philosophie. Nous l'avons vu le maître
de M. de Tiilemont. La Logique, on peut le dire, n'est
pas moins de lui que d'Arnauld, et peut-être, pour l'es-
prit, elle est de lui davantage; car cette Logique dispense
plus de l'appareil logique, et en fait meilleur marché,
qu'il n'était, ce semble, dans les habitudes pratiques
d'Arnauld
416
PORT-ROYAL.
La Dissertation littéraire latine, qui parut en tele du
Choix d'Epigraraines à l'usage des Écoles, et où, par
rapport à ces pièces légères, Nicole pose les règles de la
vraie et de la fausse beauté, laisse fort à désirer, si on y
voit autre chose qu'une jolie leçon de collège; j'ai dit*
qu'elle avait provoqué une Réfutation très-solide et
très-aiguisée du Père Vavassor. Nicole, en littérature,
raisonne plutôt qu'il ne sent. Bien que si instruit et si
plein de lecture, bien qu'écrivant un latin très-élégant
et sachant orner son discours familier d'agréables cita-
tions de ses auteurs, il n'a pas le goût vif des Lettres
anciennes ; il n'a pas, pour la belle Antiquité, ce culte
délicat qui honore à nos yeux Racine et Fénelon. Là
où règne la grâce^^ il cherche l'exactitude et se plaint de
ne la pas trouver*.
Les troubles qui s'élevèrent dans la Faculté dès 1649,
par la dénonciation que fit le syndic Cornet des cinq
Propositions, éloignèrent Nicole de sa première idée du
doctorat. Pour rester libre, il jugea plus prudent de
rester simple bachelier; en même temps il ne pensa
plus à monter dans l'Éghse, et il ne passa jamais cet
humble degré de simple clerc tonsuré^. Ses liaisons
1. Tome III, page 529.
2. Il parle , dans une de ses Lettres, des savants au goût difficile
et qui accordent trop aux Anciens; mais il faut voir sur quel ton :
ce Si ces savants étoient informés jusqu'à quel point je les méprise,
ils auroient de la peine à me le pardonner ; et si la fm des études
est d'arriver à ces belles connoissances, j'aime mieux y renoncer.
Le chemin même en est assez difficile : il faut pour cela lire Ho-
mère douze ou treize fois entier, et peut-être autant de fois Xéno-
phon, Platon, Ëpictète et Antonin. Il faut bien qu'on trouve dans
les livres ce qu'on y cherche; car pour moi, comme je prends
plaisir à trouver des faussetés et de grands aveuglements dans ces
mêmes livres, j'y en trouve quantité. »
8. Comme Rollin plus tard et comme Goffin. — - Oii l'abbé de Voi-
senon a-t-il pris {Anecdotes littéraires) qu'à l'examen qu'il subit
pour les ordinations, Nicole, par timidité, ne put répondre et
LIVRE CINQUIÈME.
4Î7
avec Port-Royal se fixèrent. Il s'y retira absolument,
lorsque les Écoles quittèrent Paris; il était sous la di-
rection de M. Singlin. Malgré son austérité, M. Singlin
avait dans la direction quelque chose de plus approprié,
de plus accommodé aux natures, de moins absolu,
surtout à cette époque de controverse; je vois d'ici
Nicole dirigé par M. Singlin ou par M. de Sainte-
Marthe, je ne me le figure pas aisément dirigé par
M. de Saci.
Dès 1654 Arnauld mit la main sur Nicole, apprécia
son genre de talent, se l'appropria comme second, et
ne le lâcha plus.
La liaison de Nicole avec Arnauld et avec Pascal
devint étroite pour les travaux plus encore que pour la
familiarité; il serait inutile autant que fastidieux de
chercher à mesurer sa part dans les écrits d'alors. Il
entra dans presque tous et même dans les Provinciales,
au moins pour la collection des matériaux. Sa plume
facile et élégante en latin servait Arnauld dans cette
masse d'écrits sorboniques qu'il eut à fournir durant
son procès. Avant et après la condamnation, Nicole par-
tagea sa retraite soit au faubourg Saint-Jacques dans
la maison de M. Hamelin(le fameux M. Hamelin, disent
les Jansénistes), contrôleur général des ponts et chaus-
sées, soit dans la maison de M. Le Jeune au faubourg
Saint-Marceau, soit en d'autres lieux de retraite. En
1657, il composa de son chef en latin les six Disquisi-
lions de Paul Irénèe, Disquisitiones sex Pauli Irenœij et
parut un sujet incapable, et qu'il regarda cette humiliation comme
un ordre de la Providence? Gela fournit au fringant abbé l'occa-
sion de faire aussitôt cette épigramme en manière de piroueUe :
« 11 s'illustra par ses Essais de MotaUj donna les quatre Fins de
i'Hommej et fut refusé à la prêtrise. » — II n'y a rien de vrai en
ceci que la timi(Jité de Nicole, eteucore on verra tout à Tlieure de
quelle espèce elle était.
IV — 27
418
rORT-UOYAL.
do plu» (sans parler du rcslo) le BcUja Perconlatoi' ou
les scrupules de François ro futur us ^ théologien fia
mand, sur ce qui s'est passé dans TAssemblée du Clergé
(de 1656). Le but principal du premier de ces écrits et,
en général, la thèse favoiite de Nicole est de montrer
que le Jansénisme est une hérésie imaginaire, un pur
fantôme construit à plaisir par des ennemis; qu'on est
d'accord avec le Pape pour le fond; que Ton condamne
tout ce que Rome condamne, et au sens où elle le con-
damne; enfin, c'est une reprise de tout ce que Pascal
dit dans ses dernières Provinciales : beaucoup de bruit
pour rien. Nicole, étranger aux premières et profondes
vues de Saint-Gyran, à la tradition directe des idées de
M. d'Ypres, était dans Port-Royal le principal introduc-
teur de ce nouveau système de défense, qui énervait et
amoindrissait tout à fait le Jansénisme pour le sauver.
Brienne (dans le Portrait déjà indiqué) nous dit positi-
vement : « C'est lui qui est l'inventeur de la distinction
du fait et du droit, à quoi, sans lui, M. Arnauld et
M. de Lalane n'auroient jamais pensé, v Nicole, en
maintenant cette thèse, parlait sincèrement selon son
propre jansénisme; mais le Jansénisme de Port-Royal,
antérieur et supérieur à lui, ne pouvait accueillir ce sys-^
lème diminuant, sans être convaincu de variation. ' —
Nicole, dans la troisième de ses Disquisitions^ admettait
la Grâce suffisante d'Alvarès. Bien des amis de Port-
Royal en prirent de la mauvaise humeur contre lui,
jugeant que c'était un excès de concession dans la doc-
trine et un véritable abaissement.
Nicole, en ces années 1658-1659, fit un voyage et
un séjour en Flandre et dans l'Allemagne du Rhin ^ Il
1. Profuturus, Ircnxus , —le Projilablc à lire, \e Pacifique; ces'
noms de guerre scd transparents. \
2. Un historien littéraire qui ne brille point par le talent et
LIVRE CINQUIÈME.
419
y écrivit sa traduction des- Provinciales en latin avec
renfort de Dissertations, sous le nom supposé de Wen^
drock, soi-disant théologien allemand : c'est son premier
coup signalé. L'ouvrage parut à Cologne en 1658, et
fit éclat. J'en ai parlé à la suite des Provinciales^. On
assure qu'avant d'entreprendre cette traduction plus
élégante que les Dissertations qu'il y a jointes, il relut
plusieurs fois Térence, pour se rompre le style aux dé-
licatesses de ce charmant comique. Nicole comprenait
son Pascal.
Dans ce même Portrait par Brienne, il est assez
plaisamment appelé Pascalin; voici les propres pa-
roles du confrère, où il y a à prendre et à laisser :
« M. Nicole, natif de Chartres, est certainement un esprit
du premier ordre. Il écrit admirablement en françois et en
latin, sait la langue hébraïque* et le grec en perfection,
fait de fort bons vers latins et françois quand il lui plaît,
qui ne se recommande pas non plus par la profondeur ou la cu-
riosité des recherches, mais qui a conservé quelques traditions
orales dii-ectes du dix septième siècle, l'abbé Lambert, paraît douter
de ce voyage et de ce séjour qu'aurait faits Nicole en Allemagne
pour la composition ou Timpression du Wendroch : « L'on dit que
vers l'an 1658, il (Nicole) passa en Allemagne, et que ce fut là
qu'il travailla à une traduction latine des fameuses Lettres Pro-
xnncialeSj qu'il publia sous le nom de Wendrock ; mais bien des
gens croient que M. Nicole ne sortit point de France, et que ce
fut à Paris, où il se tenoit caché sous le nom de M. de Âosny,
qu'il composa l'ouvrage dont nous parlons : quoi qu'il en soit, s'il
alla en Allemagne, il est constant qu'il n'y fit pas un long séjour,
puisqu'il étoit à Paris en 1660. » {Histoire littéraire du Règne de
Louis XIV, tome I, page 80.)
1. Tome m, page 211.
2. Il ne l'étudia que dans sa jeunesse et fut bientôt obligé de
l'abandonner. Avant l'âge de vingt ans il avait formé le projet
chimérique, dit-il, de lire toute la Bible en hébreu et l'avait déjà
exécuté à demi, lorsque la faiblesse de sa vue le força d'y renoncer
et même de laisser pour toujours l'hébreu. Nicole avait, comme il
dit, la vue tendre (moUihus est ocnh's); dès qu'une lecture exigeait
trop de contention, il n'y voyait plus.
420
PORT-ROYAL.
qnoiqiril ait une furieuse aversion pour la poésie. Il pcns'i
beaucoup à ce qu'il fait, et jamais liomnie ne travailla tant
que lui ses ouvrages. La première composition qu'il tn
jette sur le papier n'est qu'un crayon informe de diverses
pensées qui lui roulent dans l'esprit; mais, h la seconde co-
pie qu'il en fait, ce chaos commence à se débrouiller, et à
la troisième ou quatrième copie la pièce se tiouve en sa
perfection. Voilà bien de la peine pour acquérir le vain re-
nom d'auteur ! On peut dire que c'est iVI. Pascal (dont il
n*est que le copiste, et, comme l'on sait, les copies ne va-
lent jamais les originaux) qui lui a appris cette manière si
laborieuse de composer, parce qu'il en faisoit à peu près de
même, et que M. Nicole fait gloire de copier jusqu'à ses
défauts. Tous les Pascalins en sont logés là. à
Sans prendre tout ceci pour un pur badinage, il est
difficile de l'admettre bien sérieusement. On ne saurait
concilier ces scrupules et ces remaniements infinis de
Nicole avec ce grand nombre d'écrits polémiques qui
ne peuvent être sortis, que d'une plume courante. 11 est
toutefois permis de croire, puisqu'on nous le dit, qu'il a
appliqué à quelques ouvrages de choix, à'quelques-uns
de ses. petits Traités de morale, et surtout à sa traduc-
tion des Provinciales, cette méthode sévère à la Pascal
et à la Despréaux*.
Pascal sans doute eut la plus grande influence sur
Nicole, qui émane de lui, et qui va nous apparaître
comme le moraliste ordinaire de Port-Royal, tandis que
Pascal a été le moraliste de génie. Mais cette influence
1. Le témoignage de Brienne n'est à admettre que jusqu'à un
certain point, parce que ce bizarre personnage avait non-seule-
ment ses préventions, mais ses lubies, et qu'il est mort fou, réel-
lement fou et enfermé (Voir la xxu^ lettre de Boileau à Brossette).
Dans un autre extrait de ses Mémoires^ il dira du Père Quesnel :
<( Il passe pour un grand janséniste, mais je dois dire à sa louange
qu'il ne l'est point du tout et n'en a pas la moindre tache. » Les
paroles de Brienne ne sont point paroles d'Évangile.
LIVRE CINQUIÈME.
421
fut plus morale que liUéraire, plus morale aussi que
ihéologique.
Dans les derniers temps de la vie de Pascal, Nicole
était d'un tant autre avis que lui sur la Signature et sur
le sens dans lequel il fallait prendre la condamnation à
Rome. Il participa plus que personne à la tentative d'ac-
commodement que fit, en 1662, M. de Gomminges. Ce
fut Nicole qui, avec M. Girard, dressa la Déclîxration
mitigée qui fut envoyée à Rome : on appelait cela les
cinq Articles, C'était une réduction pure et simple du
Jansénisme et de TAugustinianisme au Thomisme. Si
tout le monde avait incliné et fléchi en ce sens, l'affaire
eût pu dès lors se conclure. On a la vraie pensée de Ni-
cole expliquée par lui dans une lettre au Père Quesnel,
qui sert de préface au tome II du Traité de la Grâce
générale :
« Étant tombé, dit-il, par la conduite de la Providence dans
la plus grande chaleur des contestations du Jansénisme, et
ayant été continuellement frappé des horribles maux que
ces disputes produisoient dans rÉglise..., cet objet m'a
causé une aversion particulière des divisions, et une grande
application aux moyens qui me paroissoient les plus propres
pour éviter ces importunes accusations d'erreur et d'héré-
sie....
c II faut considérer, Monsieur; l'état de l'Église catholique
dv^ns laquelle nous vivons et nous voulons tous mourir.
Cette Église a le Pape pour son chef, et le Pape est de droit
le premier juge de la doctrine. Je ne le crois pas infaillible,
ni vous non plus; mais il a une espèce d'infaillibilité de
fait. C'est que par la disposition des peuples et par* la
créance qu'il a dans le commun de l'Église, s'il condamne
quelque doctrine même injustement et sans raison, rien n'est
plus difficile que de s'en relever, et de ne demeurer pas
opprimé sous sa puissance. 11 faut donc éviter ces condam-
nations avec toute sorte de soin. L'amour même de la vérité
y oblige, et la chose n'est pas impossible pourvu qu'on s'y
applique avec le soin nécessaire. En voici les moyens ;
422
PORT-ROYAL
La Cour de Rome ne sait dans la science de l'Église que
ce qu'en savent les théologiens dont elle se sert pour exa-
miner les points de doctrine et les livres qui les contiennent.
Ces théologiens sont des scolastiques de divers pays, qui
n'ont guère étudié que les auteurs scolastiques, mais qui
savent assez bien l'histoire des opinions qui ont eu cours
depuis cin(| cents ans. Parmi ces opinions, il y en a qui ont
passé constamment pour orthodoxes, quoiqu'elles ne soient
pas universellement suivies. Il y en a môme qui sont ap-
prouvées par certains Ordres entiers, certains Corps, cer-
taines Congrégations.
« Or la Cour de Rome, assez constante dans les maximes
politiques, en a une qu'elle garde inviolablement, de ne
condamner jamais les sentiments, opinions, dogmes, qui
ont acquis cette réputation publique de catholicité et d'or-
thodoxie depuis un assez long temps, et principalement s'il
y a des Ordres et des Congrégations qui les soutiennent. Il
n'y a que l'absurdité notoire de la doctrine de la probabilité^
et les horribles suites qu'elle avoit, qui Paient obligée de
donner quelque atteinte à cette règle.
a Si donc il se trouve que la vérité permette de se ranger
à un sentiment d'une catholicité et d'une orthodoxie non
contestée, et soutenu de plus par quelques Congrégations
autorisées dans la Cour de Rome, il semble que ce soit un
moyen très-sûr de ne pouvoir être troublé par l'accusation
d'hérésie. Et c'est, en effet, ce moyen où l'on s'est réduit,
pour se tirer de cet effroyable embarras oii l'on étoit par
l'accusation d'hérésie fondée sur le Jansénisme.
(( Car qu'est-ce que les cinq Articles^ sinon une réduction
de toutes les opinions que l'on tenoit sur les cinq Proposi-
tions à la doctrine commune des Thomistes, qui a cette
notoriété d'orthodoxie dans la Cour de Rome et cet appui
de diverses Congrégations qui la soutiennent? Ce moyen a
réussi, et il ne pouvoit pas ne point réussir : car les hommes
ne sont pas assez injustes pour imputer une erreur à des
gens qui font une profession publique de ne soutenir point
d'autre doctrine sur une matière que celle qu'ils expriment
clairement; et des théologiens engagés solennellement à
soutenir certains sentiments, comme les Thomistes, ont
trop d'intérêt à les défendre, pour les laisser condamner
LIVRE CINQUIEME.
423
parce que d'autres les auront embrassés. Il y a donc appa-
rence que ce même moyen réussira toutes les fois qu'on le
pratiquera de bonne foi et avec sincérité. »
Voilà, ce me semble, assez à nu et dans un aveu ma-
nifeste, la pensée habituelle de Nicole. 11 Tavait, durant
ces années même les plus belliqueuses en apparence.
Il était engagé avec Arnauld et servait bravement au
dehors ; mais au dedans il était pour toutes les miliga-
tions et tâchait de les persuader. Ce fut là son rôle.
Nicole, c'est, si Von veut (et toute proportion gardée
entre la grandeur des rôles historiques), c'est le Mé-
lanchthon d'Arnauld.
Rien, on en conviendra, ne ressemble moins que
toute cette diplomatie théologique et ces prenez-y garde
de Nicole aux idées de réforme vive et radicale de Saint-
Gyran, à sa haute ambition de régénérer le Christia-
nisme en le retrempant à la source des Pères. Rien non
plus ne ressemble moins (quoique Nicole prétende en un
endroit s'autoriser de l'opinion de Pascal) à ces cris de
passion, à ces accents indignés de Fauteur des Pensées en
appelant des iniquités de Rome au tribunal de Jésus-
Christ.
Au plus fort des négociations pour la Paix de FÉglisê,
le nonce Bargellini, étonné de tant de difficultés et de scru-
pules que se faisaient certains prélats véridiques, disait :
« Le mal en France, c'est qu'on n'étudie pas assez là
Scolastique; » voulant indiquer par là que cette science
fournissait, dans les mauvais pas, bien des moyens de
s'en tirer. Il me semble, après avoir lu cette page de
Nicole, que le collègue et le second d'Arnauld n'y était
pas si étranger.
Ne croyez pourtant pas que cette réelle innovation de
tactique ait passé d'abord à Port-Royal inaperçue, et
sans exciter bien des rumeurs. Depuis le jour où Nicole
s'était mis en opposition d'opinion et de méthode avec
424
PORT-ROYAL.
M. de Barcos, donl Tautorité n'élait pas encore aiïaiblie
dans Jes esprits, il avait eu contre lui une partie des reli-
gieuses et des solitaires. Gela est allé plus loin qu'on ne
Ta laissé voir dans les écrits imprimés : on y a couvert
et adouci la vivacité de ces guerres civiles autant qu'on
Ta pu. Bon nombre de Messieurs, voyant la nouvelle
route suivie par Arnauld, et par Nicole qui l'y engageait,
« demeurèrent persuadés que M. Arnauld et M. Nicole
s'étoient gâté Tesprit par la Scolaslique; et comme on
attrihuoit cet effet k M. Nicole pour- décharger M. Ar-
nauld, il demeura odieux à plusieurs personnes, et il ne
s'en est jamais relevé à leur égard^. > On parlait très-
librement entre soi, au désavantage de Nicole « que l'on
faisoit auteur de toute cette contrariété de sentiments,
jusque-là qu'un des ascètes ou solitaires lui dit un jour
quHl y avoit deux cents personnes qui gémissoient de sa
vanité: et lui faisant depuis satisfaction de cette espèce
d'emportement, sa satisfaction consis!a à lui dire que
ce qu'il lui avoit dit éloit très-vrai; mais qu'il n'auroit
pas dû le lui dire^, »
Les Jansénistes ont le don du secret. De ces querelles
de famille et de ces troubles du désert rien ne transpi-
rait au dehors. L'alliance étroite avec Arnauld couvrait
tout. Nicole ne cessait pas d'être son aide de camp
fidèle, inséparable et indispensable. A son retour d'Alle-
magne, il continua d'habiter avec lui, caché à Paris, rue
1. « J'ai toujours éprouvé, écrivait Nicole, que quoique des
sentiments et des écrits me fussent communs avec M. Arnauld,
néanmoins tout l'orage en retomboit sur moi, lorsqu'il s'agissoit
de contredire M. de Saint-Cyran. » [Nouvelles Lettres, page 309.)
Ces seconds des grands hommes et qui passent de près pour avoir
crédit sur eux, n'ont pas la responsabilité devant le public, mais
ils ont bon dos dans le particulier.
2. Je tire ce délail d'un manuscrit de la Bibliothèque Mazarine
(T. 2199). Cela est plus explicite que ce qu'on lit dans la Préface
du tome XXI^ des Œuvres d'Arnauld, pages 122-125.
LIVRE CINQUIÈME.
425
Sainle-Avoye, dans la maison de madame Angran, sous
le nom de M. de RosnyK En 1664, ils allèrent tous deux
h GhâtilIon,près Paris, dans une maison appartenant à
M. Varet, le grand vicaire de Sens. Peu après, et ne se
trouvant pas assez en sûreté rue des Postes où ils de-
meurèrent quelque temps, ils furent cachés à l'hôtel
même de Longueville, rue Saint-Thomas-du-Louvre,
Ils n'y avaient que l'asile, la protection et la compagnie
delà princesse, y vivant d'ailleurs à leurs frais et dépens,
ce à quoi leur délicatesse tenait beaucoup. Ils le vou-
lurent ainsi, dès qu'ils virent que leur séjour s'y pro-
longeait au delà des premiers mois.
Au milieu de tous les écrits qu'il multipliait et où il
faisait preuve de la plus grande vivacité, du plus grand
entrain dialectique, Nicole éprouvait de fréquentes las-
situdes. Il était d'une santé délicate, d'une complexion
un peu tendre, mais d'une âme tendre surtout, timide,
et partout douloureuse, comme il Fa dit de certaines
âmes, et inclinanl à la modération, au silence. Gethomme
si mêlé et si entendu aux controverses et, en quelque
sorte, condamné à en vivre, méditait sans cesse de se
retirer de la société des hommes et des disputes du
lemps^. Pendant son séjour à Ghâtillon, il écrivit à
Tévêque d'Aleth pour le consulter là-dessus; le saint
évêque fut d'avis qu'il tînt bon, et qu'il continuât de
1. M. de Rosny^M. de Recourt, plus tard M. de Bétincourt, c'est
toujours Nicole. — (Voir à VAppendice sur madame Angran.)
Et Cicéron lui-même, qui était condamné à s'engager jus-
qu'à la fin dans lés partis politiques et les dissensions civiles, ne
parlait-il pas de se retirer par dégoût dans les solitudes? Au re-
tourde son gouvernement de Ciiicie, il écrivait deCumes à Célius
qui le détournait de rejoindre Pompée: « Que dites-vous? je ne
demande qu'à me cacher dans la retraite... Quod est igitur meum
triste consilium? ut discederem foirasse in aliquas solitudincs.... a
Et ce qui suit qui exprime si bien sa pl6nituJe de dég-jût, son ras-
sasiement des hommes.
PORT- ROYAL.
rester le bras droit de M. Arnauld. Et Nicole continuait
de combattre avec le grand athlète et de le doubler,
comme ces guerriers qui allaient dans la mêlée enchaî-
nés Tun àl'autre; mais si saplumenetrahi8.>ait rien et ne
faiblissait pas, et lors môme qu^elIe semblait se sigfiak r
le plus par des victoires ou de brillantes escarmouches,
son âme recevait bien des atteintes sensibles.
Il était réellement tourmenté de scrupules et de
craintes V II lui semblait par moments qu'il n'était pas
dans l'ordre de sa vocation, et il se plaignait qu'autour
de lui on n'en tînt pas compte. Chacun lui disait :
a Bravo, courage! battez-vous, écrivez; c'est bien votre
affaire à vous; » et il croyait sentir qu*il n'était nulle-
ment soldat à ce point, surtout soldat d'avant- garde. Il
y a eu à la guerre, j'imagine, bien de ces hommes-là,
héros malgré eux.
a J'ai vu, écrivait-il (plus tard il est vrai)^ j'ai vu qu'on
avoit quelque égard aux instincts des âmes. On ne presse
point M. Hamon d'écrire, parce, dit-on, qu'il y a trop de
répugnance. Cependant on ne sauroit avoir plus de répu-
gnance que j'ai à certains genres d'écrits. Je ne saurois
étouffer la peine qu'ils me font, et elle augmente tous les
jour:'. Mon imagination en est pénétrée comme de la crainte
du tonnerre, et la raison même n'est pas trop capable de
la guérir sur ce point*. y>
Cette crainte deviendra surtout excessive dans la der-
nière partie de la vie de Nicole, et elle ne se contiendra
plus le jour où il aura en perspective une dernière cam-
pagne, une dernière expédition qu'il s'agirait d'en-
treprendre avec Arnauld du sein de Fexil. Expliquant
1. « Je suis naturellement inquiet et empressé, aisé à troubler
et à confondre. Les jugements des hommes et leurs contra-
dictions agissent violemment sur moi, « {Nouvelles Lettres ^
page 314.)
2. Maimscrits de la Bibliothèque Mazarine (T. 2297)".
LIVRE CINQUIÈME.
427
alors la manière dont il avait été embarqué à l'improviste,
et plus avant qu'il n'avait compté, dans ces premières
controverses (1655-1668), il se comparait à « un homme
quij se promenant sans dessein dans un petit bateau sur
le bord de la mer, auroit été porté par une tempête en
haute mer et obligé de faire le tour du monde :
« Cette comparaison, disait-il, n'est guère trop forte, et,
pour la suivre, j'ajouterai que comme cet homme qui auroit
vu mille sortes de périls dans ce voyage n'auroit pas man-
qué de faire bien des résolutions de ne s'engager pas une
autre fois qu'avec de grandes précautions dans un voyage si
dangereux, de même, ayant eu mille sortes d'inquiétudes
assez bien fondées et de très-grandes et très-pénibles incer-
titudes dans cet engagement, j'ai souvent réitéré la résolu-
tion et comme une espèce de vœu, que, si j'en sortois jamais,
je n'y rentrerois pas qu'avec de grandes délibérations et
après avoir bien considéré toutes choses et avoir pris con-
seil de tous ceux que je croirois capables de me le donner.
La Paix étant venue, j'ai considéré mon engagement comme
rompu. J'ai dit à Dieu très-souvent ce verset de David, pour
lui en rendre grâces : Dirapisli vincula mea^ tibi sacrificabo
hostiam laudis *. J'ai vécu depuis ce temps-là dix ans on me
confirmant toujours dans cette résolution.... &
Pourtant en 1679, sorti de France, il se vit encore à la
veille d'être obligé et comme moralement contraint de
faire autrement qu'il ne s'était dit; il fut sur le point de
devoir se rembarquer avec M. Arnauld; mais, ce dernier
Tayant voulu emmener jusqu'en Hollande, Nicole prit
son grand parti qui fit tant de scandale et qui excita un
toile universel parmi les amis de Port-Royal : il se décida
à se séparer de son vieux chef et à négocier son accom-
modement particulier. C'est alors, quand il parlait de
son besoin de repos, qu' Arnauld lui répondait : « Eh,
[. « Vous avez rompu meslieris, je vous immolerai une victime
en action de grâces. »
428
POlvT-ROYAL.
n'avons-nous pas rÉiernité pour nous reposer? » Il ne
lui dit ce mot héroïque que tout à la fin, mais il aurait
pu le lui dire bien auparavant; car Nicole de très-bonne
heure, au moins par son altitude dans Tintimité, lui cria
merci et dut témoigner qu'il ne souhaitait rien tant que
la sécurité et le repos.
Voilà Nicole, tel qu'il se dessine à qui sait bien le
regarder. J'ai déjà indiqué* des traits singuliers de ses
frayeurs. — Il ne passait pas une rivière dans un bac
sans avoir une ceinture de sûreté, pour pouvoir surnager
en cas de naufrage. — Un jour, redescendant de la tour
nouvellement bâtie de Saint- Jacques du Haut -Pas où le
curé l'avait fait monter : « Si tous vos pénitents, dit-il,
avoient une résolution aussi ferme de ne plus pécher que
j'en ai de ne plus remonter à cette tour, vous auriez
pour paroissiens de bien bons chrétiens. » — A Troyes,
il n'osait sortir quand il faisait du vent, de peur de rece-
voir des tuiles sur la tête. — Je lis encore dans des do-
cuments originaux appartenant à la même source* : .
« Le célèbre M. Nicole a demeuré un certain temps à
Troyes dans 1 -abbaye de Saint-Martin-ez- aires, oii il a tra-
vaillé à ses Essais de Morale. 11 alloit de temps en temps à la
campagne dans une maison appartenant à M. de Monserve,
située à Saint-Thibault, succursale de l'Isle-Aumont. M Ni-
cole avoit fait faire dans une chambre basse de cette maison
de campagne une trappe au plancher : avec un coup de pied
cette trappe s'ouvroit et faisoit entrer en terre la table et
tout ce qui étoit dessus, sans le moindre dérangement; en
sorte que, quand on le venoit visiter, on ne pouvoit voir ce à
quoi il s'occupoit, ni s'apercevoir du secret. »
Que de mystère! que d'appareil pour se dérober! quelle
exagération de Timporlance et du danger de l'ouvrage
1. Tome III , page 554.
2. Manuscrits de la Bibliollicque de Troyes.
LIVRE CINQUIÈME.
4^9
auquel on travaillait, et comme rimaginatîon aussi hien
que Tamour-propre y trouvait son compte I La longue
habitude d'une existence clandestine avait développé
chez Nicole les appréhensions et Tart des stratagèmes.
Sa timidité ne l'empêchait pas d'être fort vif et des
plus aciifs dans le cabinet, et les portes closes. Brienne
qui ne Taimait pas, sans doute parce que Nicole démê-
lait ses défauts et ses fourberies mieux que le candide
Arnauld, a dit de lui : « Il veut toujours parler dans les
compagnies où il se trouve, et, comme il parle fort bien,
il s'imagine qu'on ne doit écouter que lui. Tout autre que
M. Arnauld, le patient Arnauld, n'auroit su vivre un
mois avec lui ; et cependant ils ont passé ensemble la
meilleure partie de leur long et pénible métier. » Ma-
dame de Longueville, quand elle l'avait caché chez elle
et qu'elle le voyait tous les jours, elle qui se dégoûtait
si vite des gens après s'en être engouée, le trouvait plus
poli qu' Arnauld et plus complètement à son gré :
« M. Nicole, a dit Racine, fut toujours bien avec elle;
elle trouvoit qu'il avoit raison dans toutes les disputes. »
Il avait des histoires extraordinaires à raconter pour la
divertir. Il causait très-bien et sans air de raisonnement
et de dispule. On peut même dire qu'il était un autre
homme et bien plus habile dialecticien, k plume à la
main, que dans la conversation. De vive voix il cédait
aisément, était surtout aimable, tombait d'accord avec
les gens, n'avait pas le front de leur tenir tête, et racon-
tait plutôt qu il ne discutait. C'est lui qui disait de certain
docteur qui avait sur lui l'avantage dans la dispute :
« Il me bat dans le cabinet, mais il n'est pas encore au
bas de Tescalier que je l'ai confondu*. »
1. Cette manière d'être de Nicole, si différent dans Tentretien
de vive voix et dans la discussion par écrit;, lui a donné l'apparence
d'un tort et d'une inconsistance envers madame Guyon. Celle-ci,
430
PORT- ROYAL.
Il avait des indiscrétions/ des légèretés de procédé ou '
de parole plus qu'on n'aurait cru. J'ai cité son mol sur
dans sa Vie écrite par elle-même, a très-bien raconté, et sans
aucune aigreur, cette petite histoire : i
« Une personne de ma connoissance, dit-eUe, fort ami de M. Nicole, et j
qui l'avoit ouï plusieurs fois déclamer contre moi sans me connoître, crut |
qu'il seroit aisé de le faire revenir de sa prévention si je pouvols avoir i|
quelques entretiens avec lui, et de désabuser par ce moyen bicin des gens }
avec qui il étoit en relation, et qui se déclaroient contre moi le plus ouver- j
tement. Cette personne m'en pressa fort, et quelque répugnance que j'y ■
sentisse d'abord, cependant, ayant fait connoître à quelques gens de mes
amis les instances qu'on me faisoit pour cela, ils me conseillèrent de le
voir. Gomme ses incommodités ne lui permettoient pas de sortir, je m'en-
gageai, après quelques honnêtetés que Ton me fit de sa part, à lui rendre
une visite (vers i687). 11 me mit d'abord sur le Moyen court, et me dit ;
que ce petit livre étoit plein d'erreurs. Je lui proposai de le lire ensemble,
et le priai de me dire avec bonté celles qui l'arrétoient, et que j'espérois
lui lever les difficultés qu'il y trouveroit. Il me dit qu'il le vouloit bien, et
commença à lire le petit livre, chapitre par chapitre, avec beaucoup d'at-
tention. Et sur ce que je lui demandois si, en ce que nous venions de lire,
il n'y avoit rien qui l'arrêtât ou lui lit de la peine, il me répondoit que
non, et que ce qu'il cherchoit étoit plus loin. Nous parcourûmes le livre
d'un bout à l'autre sans qu'il y trouvât rien qui l'arrêtât, et souvent il me
disoit : « Voilà les plus belles comparaisons qu'on puisse voir. >■ Enfin, '
après avoir longtemps cherché les erreurs qu'il croyoit y avoir vues, il me -
dit: «Madame, mon talent est d'écrirCj et non pas de faire de ])areilles
discussions ; mais, si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ;
ses difficultés, et vo'us serez peut-être bien aise de profiter de ses lumières. i
11 est fort habile et fort homme de bien; vous ne serez pas fâchée de le
connoître, et il s'entend mieux que moi à tout cela : c'est M. Boileau, de ^
l'hôtel de Luines. » Je m'en défendis quelque temps, pour ne me point .
engager en des controverses qui ne me convenoient pas, ne prétendant ^
point soutenir ce petit livre, et le laissant pour ce qu'il étoit; mais il m'en ]
pressa si fort que je ne pus le lui refuser.
M M. Nicole me proposa de prendre une maison auprès de lui, d'aller à
confesse au Père de La Tour , et me parla comme s'il avoit fort souhaité •
que je fusse de ses amis et liée avec les siens. Je répondis le plus honnê- :
tement qu'il me fut possible à toutes ses propositions; mais je lui fis con- i
noître que le peu de bien que je m'étois réservé ne me permettoit pas de
louer la maison qu'il me proposoit ; que, voulant demeurer dans une
grande retraite, l'éloignement de celle que j'habitoisme mettoit hors de ;
portée d'y voir beaucoup de monde, ce qui étoit conforme à mon inclina- j
tion; et que n'ayant point d'équipage, le même éloiynement mettoit un
obstacle à la proposition qu'il me faisoit de me conlesser au Père de La \
Tour, parce qu'il demeuroit à un bout de Paris et moi à l'autre. Nous ne j
nous en sé|)arâmes pas moins bons amis, et je sus qu'il s'étoit fort loué de j
moi à (iuulques personnes à qui il avoit parlé de ma visite. Peu de jours
après, je vis M. Boileau comme il l'avoit souhaité....
« Cette maladie dit-elle un peu plus loin , et le voyage de Bourbon me
LIVRE CINQUIÈME.
431
Pascal*, qu'ilappelait un ramasseiir de coquilles. Voulani
écrire contre le Père Amelotte (1661), il n'imagina rien
de mieux que d'aller exprès rendre une visite au bon
Père qu'il ne connaissait point, sous prétexte de lui pro -
■poser un cas de conscience; il dut à cette ruse de pou-
voir faire un portrait plus ressemblant : « Car il faut vous
avouer, dit Richard Simon qui raconte le fait, que ce
Père est unpeu grimacier, et qu'il a de certaines manières
qui lui sont particulières. Vous m'avouerez, ajoule-t-il,
que peu de gens approuveront ce procédé de M. Ni-
cole^ .... » Quand Nicole écrivit son pamphlet intitulé :
firent perdre de vue M. Nicole , dont je n'entendis plus parler , sinon qu'en-
viron sept ou huit mois après , j'appris qu'il avoit fait un livre contre moi
au sujet de ce petit livre que nous avions lu ensemble, et dont il avoit paru
satisfait, aussi bien que son ami , par les explications que je leur en avois
données. Je crois que ses intentions étoient bonnes; mais un de mes amis
qui lut ce livre me dit que les citations n'en étoient pas exactes, et qu'il
connoissoit peu la matière sur laquelle il venoit d'écrire. »
D'un autre côté, je lis dans une lettre de M. Pontchàteau à M. Du
Vaucel, du 5 mars 1668, cette autre version qui semble à la dé-
charge de Nicole :
« J'ai ouï parler M. Nicole sur le Quiétisme d'une manière admirable;
mais il dit qu'il ne peut pas s'appliquer à écrire sur cette matière , qu'il
faut avoir plus d'autorité qu'il n'en a dans l'Église , qu'il donneroit ses
vues à quelqu'un qui le voudroit entreprendre. Il juge que cela seroit assez
important. Vous aurez su que madame Guyon, la pénitente du Père de
La Combe, barnabite, a été renfermée dans le monastère de la Visitation
de la rue Saint-Antoine. Cette dame a fait trois livres, l'un sur le Can •
tique des Cantiques que M. Nicole n'a pas vu; un autre qui est, ce me
semble, le Moyen court et facile de faire' oraison. Quoi qu'il en soit,
M. Nicole, ayant lu celui-ci, y trouva force erreurs et en parla assez libre-
ment. Gela alla à madame Guyon qui se plaignit que M. Nicole la vouloit
-perdre , et que cependant M. de Grenoble ( M. Le Camus ) lui avoit donné
des marques de son estime pendant qu'elle étoit dans son diocèse. M. Ni-
cole répondit à une personne qui lui parla qu'il n'avoit aucun dessein de
perdre madame Guyon, mais qu'ayant lu son livre, il en avoit dit sa pen-
■sée; qu'il s'étoit pu tromper, et que, si elle vouloit conférer avec lu:,
il lui diroit sa pensée ; qu'd changeroit, si elle lui faisoit voir qu'il ne
- ravoit pas bien entendue. Elle n'a pas accepté ce parti. »
On le voit, chacun tire à soi dans son récit. On est pl us emba n assé
après que devant: auquel croire?
1. Tome m, page 384.
2. Bibliothèque critique, tome 111 , page 186-
432
PORT-ROYAL.
Idée générale de V esprit et du livre du Père Amelotte, il
peignit donc le bonhomme d'après nature et tel qu'il
l'avait vérifié dans la conveisalion. Mais il ne faut rien
exagérer : l'anecdote, si elle est vraie, reste plus gaie que
le pamphlet même.
Tout cela dit, représentons-nous un Nicole plus vivant
que celui des seuls livres, m isne le déprécions pas, ne
le diminuons pas. Un écrivain qui sait le prix des
moindres mots, M. Daunou, a dit très-précisément :
« La vertu d'Arnauld, les mœurs de Nicole^ et le génie de
Pascal. »> Les mœurs de Nicole^ cela reste pour nous la
vérité même. S'il permet le sourire, Nicole inspire le
respect. De Maistre lui-même le ménage ; Bonald le
cite. Le Journal de Trévoux, à son début, analyse le
Traité de la Grâce générale , sans un mot de blâme. Ce
n'est pas à nous qu'il siérait d'être plus sévère. On croit
deviner que d près il était d'une simplicité fine, d'une
naïveté aimable. Gomme trait qui lui est encore particu-
lier, notons, au milieu de sa vie si sobre et si frugale,
Tabsence de ces austérités véritablement excessives qu'il
n'aurait pu sans doute supporter et concilier avec son
travail, mais que tant d'autres de Port-Royal ne s'impo-
saient pas moins malgré l'impossibilité, et jusqu'à se dé-
truire. Nicole nous représente dans une parfaite et juste
modération de régime l'homme de lettres chrétien.
Nicole a tant écrit én ces années et se trouve mêlé à
tant d'ouvrages pour une part indéterminée, que ce
serait entrer dans une sèche bibliographie que de pré-
tendre l'y suivre. Il a coopéré, avec M. de Sainte-
Marthe, hV Apologie pour les Religieuses de Port-Uoyal,
ivvec tous ces Messieurs au Nouveau-Testament de Mons ^
ol ensuite aux pièces venues à l'appui pour le défendre.
JJ est l'auteur direct du Traité de la Foi humaine conive^ le
système produit par M. de Paris dans un Mandement.
M'iis surtout il est auteur des Imaginaires, petitesletires
LIVRE CINQUIÈME.
433
assez dans le goût des Provinciales, assez dignes de les
suivre à distance, et que madame de Sévigné trouvait
belles^.
La première des/ma^maim, datée du 24 janvier 1664,
nous semble peut-être encore la meilleure, de toutes, et
peut donner ridée la plus avantageuse des autres. On se
figure trop, quand on vit à une époque déjà éloignée des
contestations, qu'elles n'ont pas été jugéesde leur temps
comme on les juge après coup. Nous croyons trop dé-
couvrir la sagesse et le bon sens sur des questions dent
les contemporains paraissent avoir été seulement les
jouets et les dupes. C'est une erreur, c'est une petite
flatterie qu'on se fait. Il y a eu, parmi les contempo-
rains les plus engagés^ bien des hommes qui ont vu
jûstt-: et qui ont eu les mêmes pensées bien avant nous.
Toutes les formes d'esprit et d'opinions sont, dans tous
les temps, plus ou moins représentées par quelques-uns
Tout ce qui se peut dire de modéré, de sensé, même de
railleur sur le Jansénisme et la vanité de cette querelle,
vous l'allez voir, Nicole Fa dit ou a commsncé à le dire ;
lui le plus engagé des théologiens, le plus affairé, ce
semble, des polémistes, il voyait net dans la mêlée;
au sein du tourbillon ihéologique, Nicole était un sage,
ou du moins il avait quelque chose du sage.
(X Monsieur, dii-il en cette première Imaginaire^ je vou-
drois bien vous mander quelque chose de nouveau des af-
faires de rÉglise : mais que puis-je vous en dire, sinon
qu'elles vont toujours le même train? On parle toujours des
cinq Propositions. On menace dé traiter d'hérétiques ceux
qui refuseront de reconnoitre qu'elles sont dans Jansénius.
Lîsuns préparent des persécutions par des cabales secrètes ;
les autres se défendent comme ils peuvent par des écrits
pubhcs. On lit ces écrits, et on en juge diversement. Les uns
disent qu'ils sont bons, les autres qu'ils sont trop forts....
1. Et même jolies et justes; mais elle rétracte ensuite cette éf)i-
îiiète de jolies,
IV — 28
434
PORT-ROYAL.
« Il faut que je vous die que j'admire depuis longtemps
la patience des hommes, et principalement des François, à
qui on n'a pas accoutumé de reprocher ce défaut. 11 y a plus
de dix ans qu'ils ne se lassent point de parler d'une chose
qui ne mérita jamais qu'on s'en entretint seulement un jour.
Qu'importe que les cinq Propositions soient ou ne soient pas
dans le livre de Jansénius ; que l'on le croie ou que l'on en
doute? Cependant on réduit présentement toutes les affaires
de l'Église à cette plaisante question. Les évêques qui domi-
nent dans le Clergé n'y connoissent point d'autre désor-
dre.... On ne parle que de cela dans leurs Assemblées ... Un
petit grain à'' anti- Jansénisme remédie à toute sorte de dé-
fauts ; un peu de froideur sur ce point ternit toutes les ver-
tus.... Jamais le Catholicon d'Espagne ne fut employé à tant
de divers usages que Les cinq Propositions....
<L Pour moi, je vous avoue que les discours qu'on fait sur
cette dispute me seroient insupportables, si je ne m'étois ac-
coutumé àregarder cette affaire d'une autre vue, selon laquelle
elle me remplit et me sert d'un spectacle merveilleux. C'est,
Monsieur, que je ne trouve rien de plus admirable dans les
histoires des siècles passés, ou dans les événements dont
nous sommes nous-mêmes les spectateurs, que de voir les
troubles et les agitations que les moindres bagatelles cau-
sent quelquefois parmi les hommes, parce que rien ne fait
mieux connoilre la bassesse et la vanité de leur esprit.
« On lit dans quelque Histoire des Indes qu'un éléphant
blanc y causa la mort à cinq ou six princes, et la désolation
à plusieurs royaumes. 11 y eut entre autres un roi de Pégu,
qui dressa une armée d'un million d'hommes, oii il y avoit
trois mille chameaux, cinq mille éléphants et deux cent
mille chevaux pour le ravir au roi de Siam. Il désola tous
les États de ce roi; il ruina sa principale ville, deux fois
plus grande que Paris, et le contraignit lui-même de se tuer
après la perte de son royaume : et tout cela pour cet élé-
phant blanc! Ce roi en avoit déjà trois, il lui en manquoit
un quatrième pour son carrosse, et, pour l'avoir, il ruina
tout un grand royaume. »
Tout ce que Voltaire pourra dire à l'article Bulle ou
Concile de son Dictionnaire philosophique, à larticle
Bulle UnigenituSf et en miiie enaroits, quand il s'amuse
LIVRE CINQUIÈME.
435
au sujet des grands effets produits par les petites causes,
Nicole va-t-il le dire d'avance? On le croirait presque, à
Tenlendre au début. Mais Nicole restera en chemin.
Son historiette de l'éléphant blanc ne le mècera à rien
de bien vif. Il n'a ni l'agrément prompt de Vollaire, ni
cette pensée insolemment vraie qui déchire tous les voiles.
Pour le tour de la plaisanterie , je le comparerai plutôt
à Bayle (pourquoi pas, et où serait l'injure?). Gomme
Bayle, Nicole est de petite santé, de lecture infatigable
en tous sens, d'une composition facile et abondante, et
perpétuelle ; il est aisément discursif (quand il écrit seul
et sans Arnauld); il aime l'érudition, l'anecdote, la mo-
ralité qu'on en peut tirer; il est bien plus un moraliste
fin et moyen, et un habile dialecticien successifs qu'un
grand philosophe, qu'une tête théologique coordonnante
et concertante ^ Il a le front un peu bas et modeste; il
voit le pour et le contre, il est sceptique autant qu'on
peut l'être dans l'enceinte chrétienite; nous en aurons
plus d'une preuve. Nicole, avec sa finesse, a bien autre-
ment de candeur que Bayle, qui pourtant ne manque
pas d'une certaine candeur, même au travers de ses voies
tortueuses. Nicole, sur la lin de sa vie, a fort durement
jugé Bayle, qui arrivait à la réputation : « Il faut, di-
sait-il, le moins que Ton peut se commettre avec ce
1. nie dit quelque part dans une lettre : «L'esprit humain, et le
mien en particulier, est si étroit qu'il n'a quelque force qu'à l'é^
gard des matières auxquelles il est actuellement appliqué, et ne
voit le reste que confusément.... Ainsi tout ce que j'avois pensé sur
la matière de l'Église et des Préjugés s'est évanoui (depuis que je
me suis appliqué à l'étude de matières fort différentes), et bien
loin d'y faire de nouvenes découvertes, j'ai perdu toutes celles que
j'y avois faites. » C'esi le "contraire de Bossuet, qui excelle à con-
cevoir et à conserver^ à porter puissamment les ensembles de rai-
sonnements et de doctrines. — Un plus hardi que moi, et qui ré-
pugne moins à la crudité des formes modernes, me souffle à l'oreille:
« L'esprit de Bo?suet est une sphère, celui de Mcole eo^ un corri-
dor. » Sous ce seul point de vue, c'est juste.
436
PORT-ROYAL.
Nouvelliste, qui a dans le fond Tesprit assez faux, nulle
équité, qui se divertit d'une manière indigne des choses
les plus lascives, mais qui est en possession de plaire et
de donner un air ridicule à ceux qu'il lui plaît. » Malgré
ce jugement que Ton conçoit, nous osons dénoncer les
ressemblances qu'il ignorait. Nicole, quoi qu'il en ait,
est assez bien un Bayle chrétien, un Bayle janséniste, un
Bayle qui, emprisonné dans les quatre Fins de l'Homme^
n'a pas osé avoir toute sa critique et toute sa raison.
lis ont tous deux prodigieusement écrit, d'un style
qui eut de l'agrément pour le temps et qui semblait
à l'ordinaire des lecteurs relevé d'une foule de fines et
jolies pensées ; mais la prolixité leur a fait tort, et ce
quia su plaire (on vient de nous le dire de Bayle, et
nous le savons aussi de Nicole), ce qui a paru vif et pi-
quant autrefois, a souvent l'air, quand on les lit main-
tenant, de n'être que traînant et lourd. Ils ont ignoré
tous les deux le prix d'un mot si compris du siècle sui-
vant, qu'i/ n'y a que la brièveté qui achève les pensées,
— Chez Nicole comme chez Bayle, on peut dire que ce
n'est pas la forme qui est distinguée, c'est le fond^
1. Les Jansénistes ont observé, à l'égard de Bayle, la recom-
mandation de Nicole; ils ont évité de se commettre avec lui;
ils se sont abstenus de tout commerce. Bayle, lié avec plusieurs
Jésuites, n'a eu aucune liaison, de près ni de loin, rien de com-
mun avec les hommes de p jrt-Royal et le Jansénisme Non (jifil
penchât en idée d'un côté plus que d'un autre. Au contraire, la
querolle, chaque fois qu'elle se ranimait, lui semblait devoir jeter
de plus en plus les bons esprits dans le pyrrhonisme « à qui il
adjugeoit cette matière comme unedeses plus grandes conquêtes.»
Il (iis.iil encore, flans une lettre à Matthieu Mardis, «qu'après avoir
bien examiné celle dispute du Jansénisme et du Molinisme, il y
avoit trouvé des arguments insolubles de part et d'autre, et que
c'étoit proprement matière de pyi rhonismd. » Néanmoins, il n'en
était pas des personnes comme des doctrines, et l'humour des
Jésuites, plus accommodante, allait mieux à Bayle. On trouva
après sa mort, dans ses papiers, plusieurs lettres de Jésuites qui
rappelaient mon cher ami. Bien, au contraire, de la part des
LIVRE CINQUIÈME.
437
Mais je reviens à la première Imaginaire qui m'a tout
d'un coup fait dériver en idée vers les Pensées à r occa-
sion de la Comète, et je reprends ces pages de Nicole,
où je voudrais découvrir le sel excellent qui s'en est trop
évaporé. Les commencements de plaisanteries de Nicole
ne font que le conduire à des considérations sérieuses.
Il est dommage que ce sérieux présuppose tant de con-
ventions artificielles et tout un échafaudage préétabli.
Dieu, selon lui, pour humilier l'homme et pour obscur-
cir la vérité aux yeux des esprits superbes, Dieu permet
que, dans rÉglise aussi bien que dans les États tempo-
rels, il s'excite de grands- troubles pour des choses de
néant :
« Qu'y avoit-ii, par exemple, de plus vain que la fantaisie
qu'eut Justinien de faire condamner les écrits de trois au-
teurs, pour laquelle il bouleversa toute l'Église d'Orient et
d'Occident? Et à quoi tous ces tumultes ont-ils abouti, sinon
à tourmenter plusieurs évêques, à bannir les uns, à empri-
sonner les autres, à exciter un schisme dans l'Italie? Et tout
cela sans aucun fruit : car, quoique cet empereur ait fait
approuver son sentiment par un Concile œcuménique et par
plusieurs Papes, néanmoins tout ce qui s'est fait en ce temps-
là s'est en quelque .^orte anéanti de soi-même dans la suite,
puisqu'il est permis et qu'il a toujours été permis de croire
ce que l'on veut touchant les écrits de ces auteurs. Tant il
est vrai que les choses de fait ne se jugent que par la rai-
son, et non par l'autorité! »
Mais on peut demander à Nicole pourquoi ce sont les
choses de fait seulement qui se jugent par raison, et
pourquoi toutes choses, et principalement celles de
Jansénistes et de Port-Royal. L'abbé Renaudot, qui était de ce
côté, chargé par le chancelier Boucherat d'examiner la première
édition da Dictionnaire de Bayle (1697), avait conclu à en refuser
rintroduction en France : il s'était prononcé en rigoriste. Bayle,
au lieu de s'en irriter, consentit, par l'entremise d'un ami com-
mun, à ne pas tirer vengeance du procé lé et à signer une trêve
avec son scrupuleux censeur.
438
PORT-ROYAL.
doctrine, ne se jugeraient point par raison. C'est en
tout ceci qu'il est court et à courte vue. Il s'étonne que
l'expérience n'apprenne point aux hommes à sortir de
leur temps et à se représenter, sur ces questions qui
les parlagent et les agitent, les jugements de l'avenir si
différents de ceux du jour, lesquels sont aussi chan-
geants que les passions dont ils naissent : « Lorsqu'elles
sont cessées, ce qui paroissoit important commence à
paroître ridicule, et Ton s'étonne seulement qu'il y ait
eu des gens assez simples pour s'y amuser. » Mais
n'est-il donc pas lui-même de ces simples qui s'amusent
à disputer à perte d'haleine sur ces choses de néant?
Il rappelle, en railleur à demi mondain, la fameuse
querelle des Gordeliers sur la forme de leur capuchon :
« Les uns qui se faisoient appeler les Frères spirituels le
vouloient plus étroit, les autres qu'on appeloit les Frères de
communauté le vouloient plus large ; cette dispute leur pa-
roissoit très- considérable, et, en effet, la querelle en dura
plus d'un siècle avec beaucoup de chaleur et d'animosité de
part et d'autre, et fut à peine terminée par les bulles de
quatre Papes, Nicolaè IV, Clément V, Jean XXII et Be-
noît Xll. Mais maintenant il semble qu'on ait dessein de
faire rire le monde quand on parle de cette dispute, et je
m'assure qu'il n'y a point de cordelier qui s'intéresse pré-
sentement pour la mesure de son capuchon. Ainsi un sage
cordelier auroit dû dire, au temps oii cette contestation
étoit la plus échauffée : Attendons un peu^ et on se moquera
des uns et des autres, »
Quand on en est là, à comparer pour Timportance
la querelle du Jansénisme à celle du capuchon des Cor-
délier s, et que cependant on est Nicole, on provoque
une question : Gomment peut-on rester janséniste en-
core, et à ce degré, un janséniste unguibus et rostro, un
janséniste d'estoc et de taille, discutant et bataillant
jusqu'à la fin? Nicole n'est pas sans se faire l'objection
si naturelle, et il y repond. Disons tout de suite que cela
LIVRE CINQUIÈME.
439
tenait à une qualité honorable chez lui^ à un sentiment
fondamental de justice et de vérité.
Nicole, qui a des parties si fines d'analyse et de cri-
tique morale, est au fond un croyant très-solide, et un
croyant qui n'a jamais fait le tour extérieur de sa
croyance, mais qui a toujours habité au dedans. Toute
son activité, son inquiétude ne s*est exercée qu'en deçà.
Il le dit quelque part, il n'a jamais douté des fonde-
ments du Christianisme. Plus paisible et plus rassis
que Pascal (on s'en aperçoit trop en le lisant), il n a ja-
mais été ébranlé : « C'est une espèce de peine que je
n'ai jamais éprouvée, dit-il*, que celle qui regarde la
foi, soit que je n'aie point l'esprit si pénétrant ni si
actif, soit que Dieu m'en ait préservé par une grâce
particulière : il est certain que j'ai toujours eu l'esprit
tellement assujetti à l'autorité de l'Église, et si pénétré
de la nécessité de cet assujeliissement, que je n'ai ja-
mais vu que de fort loin les difficultés qui la combat-
toient. » Nicole croit donc très-fort et ferme qu'il y a
une vérité et une justice qui est Dieu, et le Dieu chré-
tien, le Dieu vigilant, — une malice et un mensonge qui
est le Diable, le Calomniateur, Satan en personne ; — et
il a beau trouver ridicules et petites les occasions et les
causes de la querelle, il estime qu'elle a un côté par où
des esprits généreux et droits peuvent s'y intéresser, s'y
opiniâtrer même, et qu'il ne faudrait pas se hâter de
conclure de la futilité du sujet débattu, qu'il y a lieu
de se moquer également de tous ceux qui y ont part ;
il poursuit en conséquence, du ton sérieux qui lui est le
plus habituel :
« Ce jugement (le jugement par lequel on se moquerait
également des entêtés pour ou contre les cinq Propositions),
quelque conforme qu'il soit à Phumeur des gens du monde,
1. Dans la huitième des Nouvelles Lettres,
440
PORT-ROYAL
n'est nallemenî; juste dans la vérité: car, dans ces contes-
tations qui arrivent sur des choses basses, le défaut et l'in-
justice n'est pas toujours de tous les deux côtés, et souvent
on peut être persécuté pour une chose ridicule, sans être
coupable ni ridicule. Il est sans doute, par exemple, que le
pape Jean XXII, ayant simplement commandé aux Gordeliers
d'obéir à leurs supérieurs dans la mesure de leurs capu-
chons, ils étoient blâmables de ne lui pas obéir, quoique ce
fût une chose fort petite en elle-même; mais, s'il leur eût
commandé de dire et de reconnoître qu'ils étoient larges
sans les élargir, ils eussent été bien fondés de ne pas défé-
rer à cet ordre, et si on les eût persécutés pour ce sujet,
ils auroient dû le souffrir plutôt que d'y obéir *.
« J'en dis de même sur notre différend. Si l'ondisoit sim-
plement à ceux qui doutent si les cinq Propositions sont dans
le livre de Févèque d'Ypres : Ne nous parlez plus de tout
cela^ je les blâmerois s'ils n'obéissoient pas. Mais tant qu'on
leur dira : Reconnoissez que les cinq Propositions sont dans
le livre de Jansénius^ et condamnez-les en son sens, ils auront
raison de répondre : Nous ne savons ce que cest que ce sens
de Jansénius qu'on veut qu^on condamne^ et nous n^avons pu
trouver ces Propositions dans son livre. Que si Ton les persé-
cute pour cela, la persécution ne sera honteuse qu'à ceux
qui s'en rendront les auteurs.
a La raison en est que ce n'est jamais une chose basse et
inutile que d'être sincère, quelque petite que soit la chose
dans laquelle on fait paroltre sa sincérité....
€ La persécution n'est que pour les uns; la moquerie ne
sera que pour les autres.... »
Sa conclusion s'élève et ne manque pas d'une cer-
taine éloquence :
a Les choses sont trop engagées pour finir sitôt; elles
sont trop basses pour durer longtemps.... Ce qui paroit cer-
tain, c'est qu'au moins dans quelque temps elles changeront
1. Le pape Jean XXH, dans ce cas, eût été fou; mais les Gor-
deliers eus ciit peut-c tre été sages (puisqu'ils avaient fait vœu
de Gordeliers) d'attendre, sans insister, que sa folie fût passée.
LIVRE CINQUIÈME.
441
de face. Cette génération passera; les uns et les autres de
ceux qui contestent maintenant iront à leur maison éter-
nelle : in domum JEternitatis suœ. Il vien ;ra d'autres hom-
mes, qui n'auront point de part à nos passions : et alors il
est bien certain que toute cette dispute ne passera que pour
une comédie et pour un vain amusement; que l'on concevra
une juste indignation contre les auteurs de tous ces troubles,
si frivoles dans leur cause et si pernicieux dans leur suite,
et que l'on aura quelque compassion pour un assez grand
nombre d'honnêtes gens, que l'on auroit honorés en un
autre siècle et que Ton a traités en celui-ci avec tant de
dureté. »
Nicole, on le voit, s'est élevé. Si cela reste moins gai
que le point de vue de Voltaire et de Bayle, cela est
plus senti; plus humain. C'est même le seul point de
vue consolant où se reprendre : autrement il n'y aurait
qu'à se fixer dans le rire et Fironie, et, même en pré-
sence des injustices, à y assister comme à un spectacle
risible, en tirant son épin^^^ie du jeu.
On conçoit déjà ce jugement de Jouberl si favorable
à Nicole, là même où il dit que Nicole est un Pascal
sans style : « Ce n'est pas ce qu'il dit, mais ce qu'il pense,
qui est sublime {sublime est beaucoup dire, prenons 4e
au sens latin) ; il ne l'est pas par Télévation naturelle
de son esprit, mais par celle de ses doctrines. — II faut
le lire avec un désir de pratique. »
Nous ne suivrons pas Nicole dans la série de ses
Imaginaires. En s'engageant si fort malgré lui dans son
sujet, il en pressent les inconvénients et n'y échappe
pas. Ce qui était sa soufirance deviendrait aisément
notre ennui.
Les Imaginaires sont au nombre de dix, mais elles
se continuent par huit autres lettres (ce qui fait dix^
huit en tout comme les Provinciales) qui sont intitulées
les Visionnaires, et particulièrement dirigées contre Des
Maretz de Saint- Sorlin, auteur d'une comédie de ce
442
PORT-ROYAL.
nom et répute assez visionnaire lui-même. Ce bel es-
prit, dont on a de méchants poèmes, et quelques jolis
vers*, assez fertile d'ailleurs en idées de toutes sortes,
devint tout à fait mystique et prophète en vieillissant,
et s'avisa de prêcher je ne sais quelle croisade spiri-
tuelle. Son fanatisme prenant feu, il se porta à d'assez
méchantes actions. Il s'acharna par des écrits à réfuter
violemment Y Apologie des Religieuses de Port-Royal.
Il se fît par profession déclarée Tennemi de Port-Royal,
comme d'autres en étaient les amis : même zèle à dé-
pister et à nuire que les autres en mettaient à servir et
à protéger. Ce n'était pas seulement par son imagination
déréglée qu'il battait la campagne; il avait fini par avoir
ses propres espions et limiers pour faire la chasse aux
solitaires cachés, que la police poursuivait. On a dit que
c'est par lui et sur sa dénonciation qu'on fut amené à
découvrir M. de Saci et à l'arrêter. Nicole, qui n'allait
à la chasse que des faux raisonnements et des délires
d'imagination, et dont c'était proprement le gibier, en-
tama contre Des Maretz et ses doctrines celte guerre
d'une piété judicieuse et raisonnable, qu'il déclarait
également à M. Olier, à M. de Bernières de Louvigny,
au Père Guilloré et qu'il renouvelait tout à la fin de sa
vie contre le quiétisme de madame Guyon et du Père
La Combe. Nicole est, en religion, de l'ordre de Boileau.
Sans une très-grande portée de vues, il ne peut s'empê-
cher de protester contre tout ce qui ressemble à des
extravagances.
Il a bon marché tout d'abord et saus peine de celte
bizarre spiritualité de Des Maretz, lequel dans son livre
1. On a retenu de lui un quatrain, un ^nadrigal, le'^ quatre vers
que la Violette était censée atnesser à mademoiselle de Rambouillet,
en s'ofTrant pour la Guirlande de Julie : Modeste en ma couleur .
modeste en mon séjour j etc.... 11 eut aussi bien ait, pour son
honneur, d'en rester lii.
LIVRE CINQUIÈME.
443
des Délices de l Esprit ne craignait pas d'avancer, sans
rire, « que Dieu l'avoit si sensiblement assisté pour lui
faire finir le grand ouvrage de son Clovis^ et pour le
rappeler plus promptement à des choses bien plus
utiles, plus délicates et relevées, qu'il n'osoit dire
en combien peu de temps (grâce à cette inspiration
surnaturelle) il avoit achevé les neuf livres de ce poëme
qui restoient à faire et repoli les autres. » Mais Nicole
frappait un peu plus pesamment qu'il ne fallait, lorsque,
à propos de la première profession de Des Maretz fai-
seur de romans Qi poète de théâtre, il appelait toute cette
classe d'auteurs des empoisonneurs publics non des corps,
mais des âmes des fidèles, ce qui est le pire genre d'ho-
micide. Racine qui n'en était encore qu'à sa tragédie
d'AlexandrCy mais dans la ferveur de l'âge (proterva
œtas) et dans le premier feu alors de sa révolte contre
Port- Royal, se sentit offensé de ce mot de Nicole comme
s'il pouvait y avoir quelque chose de commun entre
Des Maretz et lui: de là sa petite Lettre si mordante
que M. Du Bois et Barbier d'Aucourt essayèrent de
réfuter, mais à laquelle Nicole ne répondit pas. Il ré-
pondit trop à Des Maretz. Ces huit dernières lettres de
Nicole sont surchargées et peu légères ; une seule,
bien frappée, eût suffi.
Après Nicole, auteur de petites lettres, après Nicole
Pascalin, comme disait Brienne, prenons Nicole Ar-
naldin et controversiste, et dans la plus importante
des controverses qu'il ait soutenues.
Vers ce même temps (1664), Nicole fut conduit à
s'occuper plus à fond qu'il n'en avait dessein de la per-
pétuité de la foi cathoHque dans l'Eucharistie, de la
manière dont il faut entendre et dont on a toujours en-
tendu le mystère du corps et du sang de Jésus-Christ
dans la communion. Il avait fait une Préface destiuée ^
a ùti 3 en tête de YOffice du Saint-Sacrement
444
PORT-ROYAL.
Office composé ou augmenté de leçons des Pères par
M, Le Maître dont ce fut le dernier travail, et traduit
en français par le duc de Luines. La Préface de Nicole
ne fut pourtant pas mise à ce livre d'édification et de
piété, comme sentant trop la conteslation ; mais elle
courut manuscrite, et le ministre Claude l'ayant vue*
la réfuta; cette réponse courut manuscrite également.
Alors Nicole se décida à faire imprimer son premier
écrit, c'est-à-dire sa Préface ou petit traité, avec une
Réfutation de Técrit de Claude : cela ne formait encore
qu'un petit volume in- 12 (1664j sous le titre de la Per-
pétuité de la Foi de V Église catholique touchant VEvcha-
ristie, etc., et ayant pour tout nom d'auteur celui du
sieur Barthélémy. C'est ce qu'on appela depuis la petite
Perpétuité pour l'opposer à la grande ou grosse, qui fera
bien des volumes in-4**.
Claude publia en 1665 ses réponses, tant celle que
Nicole avait déjà réfutée, qu'une réponse nouvelle; et
c'est dès lors que reprenant d'une seule vue et rassem-
blant tous ses arguments, Nicole prépara le volume qui
ouvre le traité de la grande Perpétuité. Il y travaillait
durant ces années de vie cachée; mais forcément distrait
par les consultations journalières et les tracas du parti,
il ne s'y mit complètement que dans les premiers mois
qui suivirent la Paix de l'Église et pendant une retraite
à l'abbaye de Haute-Fontaine, chez son ami M. Le Roi.
Ce premier volume de la Perpétuité, revêtu des appro-
bations de vingt-sept prélats tant évêques qu'archevêques
et de plus de vingt docteurs, muni entre autres de celle
de Bossuet, encore simple prêtre, mais déjà oracle, et
que ces Messieurs avaient demandé au roi pour censeur,
1. Il l'avait vue en tout ou en partie par une communication de
Merijot, méflncin de madame de Sal)16, qui était protestant et à qui
on avait donné h lire le petit traité. Chez madame de Sablé on
était sûr d'avoir les primeurs en tout.
LIVRE CINQUIÈME.
parut en 1669 , avec une Épître dédicatoire latine d'Ar-
nauld au Pape Clément IX. C'était comme une solen-
nelle inauguration de la Paix , une colonne dressée en
commun pour Toubli des guerres : les Calvinistes en
payaient les frais.
Tout nous atteste que l'effet produit sur les esprits fut
grand. On a dit et nous avons rapporté que M. de Tu-
renne, ayant lu ce volume manuscrit avant l'impression,
en avait été plus tôt déterminé à abj urer * . D'autres grands
personnages, les La Trémouille, les Lorges, les Duras
nombre de seigneurs et courtisans calvinistes furen^
également amenés par cette lecture à un plus prompt
retour au sein de l'Eglise catholique romaine , où l'as-
cendant de Louis XIV les poussait tous irrésistiblement.
Dieu n'est jamais plus puissant sur les âmes des grands
que quand il apparaît masqué en roi. Port-Royal , à ce
moment, servait donc par l'acte le plus direct la poli-
tique de Louis XIV, et y devançait Bossuet. La Perpé-
tuité de la Foi ouvrait dès 1669 cette controverse d'auto-
rité, que consommait aux yeux de la France VHistoire
des Variations en 1688. Par malheur, la Révocation de
l'Édit de Nantes est dans Tentre-deux.
Les trois volumes de la Perpétuité appartiennent à
peu près entièrement à Nicole. Arnauld n'a fait du pre-
1. On lit dans une lettre de M. de Pontchâteau à M. de Neer
cassel, du 6 juin 1668 (Archives d'Utrecht) :
« Nous espérons que l'ouvrage contre le ministre qui a attaqué la Pcr-
pèluilé se pourra imprimer dans quelque temps.... Il faut croire que
Dieu ne permettra pas que les mauvais désirs des Jésuites et de leurs
amis empêchent la publication de cé livre; ils craignent qu'il ne donne
trop de réputation aux auteurs, et qu'il ne leur soit trop honteux de
persécuter des gens qui travaillent avec tant de fruit pour la defente de
l'Église. J'ai reçu depuis quatre jours une lettre de Poitou, par laquelle
011 me mande que dans une seule ville le livre de la Perpétuité {la petite
l*erpéluité) a converti quinze personnes de différentes condi lions et un
médecin.... M. l'archevêque d'Embrun a dit en une rencontre que ce livre
donneroit trop de crédit à ses auteurs et qu'il falloit l'empêcher. »
446
PORT-ROYAL.
mier que FÉpître dédicatoire au pape Clément IX ; mais
la modestie de Nicole se déroba et voulut qu'Arnauld
passât pour auteur : Vous êtes prêtre et docteur, lui
dit-il, et moi je ne suis que simple clerc; il est conve-
nable que Ton n'envisage que vous dans un travail où il
faut parler au nom de l'Eglise et défendre sa foi dans
des points si importants. »
Le second volume de la Perpétuité parut en 1672, le
troisième en 1676. Gomme se rapportant à la même
controverse, il faut joindre, de Nicole, le livre des Pré-
jugés légitimes contre les Calvinistes j qui parut en 1671,
celui des Prétendus Réformés convaincus de schisme ^ qui
parut en 1684, et celui de fUnité de V Église, publié en-
1687. Dans tous ces ouvrages, Nicole développe et ap-
plique son système d'attaque et d'objections contre le
Protestantisme. Il contribua plus qu'aucun autre, et
pour le moins autant qu'Arnauld , à élever le boulevard
de Port-Royal de ce côté-là. Sans entrer dans le détail
des questions, ni prétendre à conclure sur des matières
aussi délicates et où Ton rencontre de part et d'autre
des croyances fort vives , des consciences fort tendres,
je parlerai de sa méthode et dirai ce qui m'en semble.
Le ministre Aubertin avait fait un livre sur l'Eucha-
ristie, dans lequel il avait abordé la question par l'Écri-
ture Sainte et par les passages des Pères, et en y
mêlant le raisonnement. Nicole, dans /a petite Perpétuitéd
n'avait pas voulu descendre sur ce terrain des textes,!
et le minisire Claude lui reprochait de n'avoir pas sa-
tisfait aux preuves de fait présentées par AubertinJ
Nicole, partant de ce point fixe qu'au onzième sièclJ
rÉglise s'était prononcée contre Bérenger et contre l'in-
terprétation de l'Eucharistie au sens des Calvinistes^
posait en principe qu'il était dès lors nécessaire que
cela ait été la croyance universelle de l'Église à tous les
âges précédents, qu'il étail impossible que l'Église eût'
LIVRE CINQUIÈME.
447
varié antérieurement sur un point si capital de doctrine;
car ce changement, s'il avait eu lieu, ne se serait pas
opéré sans de grands troubles et combats dont on eût
été informé : et de cette espèce de silence antérieur il
concluait à une nécessité et à une première grande
preuve suffisante d'uniformité dans la créance. Claude
répondait très-ingénieusement et assez sensément , à ce
qu'il semble, qu'il n'est pas juste d'opposer comme fin
de non-recevoir une raison d'impossibilité à un fait dont
les preuves sont alléguées et subsistent; qu'il serait
d'une meilleure logique, au lieu de les éluder et de les
ajourner j de considérer directement et de discuter ces
faits et ces textes, qui précisément détruisent cette pré-
tendue impossibilité. Il ajoutait que ce ne serait pas la
première fois qu'il se serait fait dans l'Eglise des trans-
formations graduelles insensibles, surtout quand il
s'agissait, <îomme dans le cas en question, moins d'abo-
lir une vérité que de brouiller une croyance en y ajou-
tant par voie de métaphore, par exagération et confu-
sion, en y infiltrant une erreur : «Il en est des erreurs,
disait-il, comme des maladies; il faut plusieurs expé-
riences avant que de les bien connoître et d'en bien
trouver les remèdes, et de là vient que quand une erreur
commence à naître et à se pousser , elle trouve les hom-
mes qui dorment à son égard; de sorte qu'il n'est pas
bien malaisé, ou qu'elle entre dans l'Église sans qu'on
la voie, ou que, si on la voit, on la laisse passer sans
dire mot. » Claude distinguait d'ailleurs entre la partie
sourde , confuse et longtemps couverte , du dogme qui
se métamorphosait peu à peu, et ce qu'il en appelait la
partie éclatante, telle que l'adoration de l'hostie, la
pompe des processions où on la porte et on la promèce,
la Fête-Dieu; tout cela ne s'était pas fait à la fois.
« A l'égard de la doctrine même, on y a procédé par
. degrés : mais enfin, après que la doctrine a obtenu le
448
PORT ROYAL.
dessus, elle a fait suivre facilement le culte comme un
trophée de sa victoire^, »
Nicole raisonnait toujours au préalable et se tenait
dans sa doctrine de Timpossibilité d'un changement
dans la tradition , ayant comme horreur ou dédain d'en
venir à l'examen des premiers textes originaux ; il se
méfiait, disait-il finement, de ce qu'on trouve ou ce
qu'on ne trouve pas dans les livres :
« Les livres ne contiennent que la moindre partie des dis*
cours et des pensées des hommes, et ne contiennent pas
même toujours les plus ordinaires de leurs pensées et de
leurs discours. C'est le hasard ou les rencontres particulières
qui les déterminent à conserver à la postérité quelques-unes
de leurs pensées, et ils en laissent périr une infinité d'autres
qui leur étoient encore plus ordinaires, et souvent plus
importantes. »
On pouvait toutefois répondre à cette remarque, qu'on
croirait être d'un sceptique plus que d'un chrétien, que
sur une question aussi essentielle, sur un dogme aussi
fondamental de la piété catholique, la Providence et le
Dieu soigneux de son Église avait dû ne pas laisser au
hasard la série des témoignages transmis. — Sortant
1. Claude était moins un savant qu'un homme d'esprit et, de
plus, poli. Ne pas le confondre avec Jurieu, homme de talent aussi,
mais injurieux.-— Ce livre de Claude (1665) eut du succès, même
auprès de certains catholiques; l'essentiel pour. eux était que les
gens de Port-Royal parussent battus. Je lis dans une lettre de
M. de Pontchciteau à M. de Neercassel, du 22 janvier 1666 : « Le
Pcre Annat confesseur du roi a dit, en embrassant avec joie un
calviniste, ces pro[)rcs paroles : « Vous avez bien frotté les Jan-
« fjéniates! Je suis marri qu'ils soient unis avec nous sur ce point;
w mais, si vous vouliez revenir avec nous sur celui-là, nous les ac^
a câblerions sur les autres..,, » L'aveuglement de ce pauvre
homme est bien digue de compassion; il est sur le bord de la
fosse, et il a de telles pensées dans le cœur. » (Archives d'U^
heclit.)— Faisons aussi la part de la crédulité de M. de Pontchii-
t(;Mii qui était à Taflût de tous les bruits, vrais ou faux.
LIVRE CINQUIÈME.
449
peu du dernier grand fait indubitable concernant îe
dogme do l'Eucharistie au Moyen-Age, et fort du triomphe
manifeste alors obtenu par la doctrine dite et déclarée
^.atholique de TEucharistie, Nicole répugnait à remonter
au delà, à suivre Aubertin ou Claude dans la discussion
des textes précis, et il s'appuyait avec complaisance sur
le cortège des grands noms, tout à fait en vue, qui, à eux
seuls, constituaient une autorité puissante : « Certes,
s'écriait*il, il faadroit être Lien ennemi de son salut pour
n'aimer pas mieux être avec saint Bernard, saint Mala-
chie, saint Louis, sainte Elisabeth de Hongrie, sainte
Thérèse , qu'avec les Henriciens et les Vaudois. » —
Noblesse et bonne compagnie jusque dans la croyance,
vous la recherchez donc aussi avant tout. Vous qui savez
pourtant par expérience ce que c'est que d'être foulés
injustement et opprimés*!
On en était là. L'ouvrage de la grande Perpétuité ne
changea rfcn aux termes de la question, tels qu'ils s'é-
taient déjà posés; il ne fit que les répéter et les étendre
dans de plus larges proportions. Au lieu d'une escar-
mouche ou d'un combat, ou eut une grande bataille
rangée, mais toujours d'après le même ordre de bataille.
L'auteur commence par y justifier contre Claude cette
1. Un témoignage, bien peu théologique, mais d'autant plus
expressif, de la foi en l'Eucharistie au Moyen-Age, c est ce qu'on
lit, dans quelques-unes de nos plus anciennes chansons de geste,
de ces preux chevaliers qui, au moment d'engager le combat ou
à l'article de la mort sur le champ de bataille, non-seulement se
confessaient les uns aux autres, mais quelquefois se communiaient
eux-mêmes avec trois brins cCherbe qu'ils prenaient à terre et
qu'ils consacraient en vertu d'un acte de foi fervent et d'une prière :
ils les recevaient avec dévotion comme étant devenus le Corpus
Dei. Il semble que, dans leur première et touchante ignorance,
ces pieux guerriers aient conçu et deviné cette pensée de M. Ha-
mon, qu'au défaut du prêtre absent, « quand il s'agit de rendre les
derniers devoirs à une personne qui meurt, tous les fidèles devien-
nent ministres de Jésus-Christ. »
i¥ — 29
k50
PORT-ROYAL.
méthode exclusivement catholique qui n'entre pas dans
les discussions particulières de loxtes, mais oppose pr6f(5-
rablement des raisons générales et préjudicielles. Il faut
citer ; car on ne croirait pas, sans cela, nos bons Port-
Royalistes si faits de prime abord au langage et au ton
de la grande maison romaine :
c< Chacun sait, dit Nicole, qu'il y a deux méthodes de
traiter les controverses : l'une, dans laquelle on propose en
particulier les preuves de tous les points conteste ^ et on
répond à toutes les objections que Ton fait contre la doc-
trine que Von veut établir; et c^est pourquoi on la peut
appeler la méthode de discussion.
a L'autre se peut nommer la méthode de prescription^ et
c'est celle dans laquelle, par l'examen de certains points
capitaux, on décide ou toutes les controverses, ou quelques
dogmes fort étendus et qu'il seroit ]ong de discuter en dé-
tail. Le livre célèbre de TertuUien Des Prescripîiom contre
les Hérétiques est un excellent modèle de cette méthode.
« La méthode de discussion a ses utilités et ses avantages,
et l'on peut dire qu'elle est nécessaire à l'Église entière,
parce qu'il est de son honneur qu'elle ait des personnes ins-
truites des preuves de tous les m.ystères, et qui puissent
remédier aux doutes que les objections des hérétiques peu-
vent jeter dans l'esprit des personnes moins éclairées. Elle
est, de plus, assez propre à convaincre certains esprits opi-
niâtres et peu sincères, qui sont peu touchés de tout ce qui
ne convainc pas leurs yeux et qui demaade quelque bonne
foi.
« 11 faut néanmoins reconnoître que l'usage de cette mé-
tliode n'est pas universel, parce qu'il y a beaucoup de per-
sonnes qui sont peu capables de ces discussions longues et
embarrassées. Les uns manquent des secours nécessaires
pour en profiter, qui sont l'intelligence des langues. D'autres
n'ont pas assez d'étendue d'esprit pour faire la comparaison
de tant de diverses preuves ; ils oublient les premières avant
qu'ils soient venus aux dernières, de sorte que le jugement
qu'ils portent sur tant de vues différentes est souvent fort
incertain, les impressions qu'ils ont des preuves de la vé-
rité n'étant pas toujours les plus présentes ni les pUis vives,
LIVRE CINQUIÈME.
451
lorsqu'il s^agit do former leur résolution et leur jugement.
Et ainsi il arrive d'ordinaire que l'esprit, ne voyant pas
assez clair pour choisir par discernement et par lumière, se
détermine par passion.
a C'est pourquoi, comme il y a un grand nombre de per-
sonnes à qui cette voie de discussion n'est pas proportionnée,
il est de la Providence divine d'avoir donné aux hommes des
voies plus courtes et plus faciles pour discerner la véritable
Religion et la véritable Église, qui les exemptassent de ces
examens laborieux dont l'ignorance, la foiblesse de l'esprit
et les nécessités de la vie rendent tant de personnes incapa-
bles.
« Ainsi l'on peut dire que c'est en même temps l'un des
avantages et l'une des preuves de l'Église catholique, de ce
qu'elle a quantité de ces moyens abrégés de se faire recon-
noitre, de décider toutes les questions et de confondre ses
adversaires et principalement les Calvinistes.
« En établissant son autorité souveraine et infaillible
dans les choses de la foi, en montrant qu'elle est seule dépo-
sitaire des vérités de Dieu, qu'elle a seule le droit de les
enseigner, enfin qu'elle seule est la véritable Église de Jésus-
Christ, elle se met en droit de faire recevoir généralement
tout ce qu'elle enseigne^ sans s^arréter à discuter tous les dog-
mes en particulier.
« Elle désarme de même tout d'un coup les Calvinistes, en
leur faisant voir que leur société n'a aucune des marques de
la vraie Église à laquelle les fidèles doivent être unis, que
leurs ministres sont nés d'eux-mêmes^ comme parle saint
Cyprien, qu'ils se sont intrus dans le ministère, parce qu'ils
y sont entrés sans vocation, qu'ils en ont ravi l'honneur con-
tre la défense de l'Apôtre, qu'ils ne sont point prêtres ni
ministres de Jésus-Christ puisqu'ils ne sont point ordonnés
par des Évêquos; et que n'ayant point de mission ordinaire,
et n'en faisant point paroître d'extraordinaire par des
miracles, ils n'ont aucun droit d'enseigner dans l'Église,
d'assembler des peuples et de former des sociétés.
« L'Église emploie d'autant plus volontiers cette méthode
de prescription., que l'usage qu'elle en fait la distingue ex-
trêmement des Calvinistes, qui n'ont aucune voie abrégée
pour établir les articles dotit ils composent leur religion...,
et pour faciliter au^ simples la connoissance de la vraie
452
PORT-ROYAL.
Église; et le défaut de ce moyen est une marque certaine
que leur société ne peut être l'Église de Jésus-Christ. Caria
vraie Église doit pouvoir élever dans son sein les ignorants
et les simples, aussi bien que les personnes savantes et éclai-
rées; elle doit pouvoir donner aux petits le moyen de croî-
tre sous ses àiles et de se préserver de l'erreur, lors même
qu'ils ne sont pas capables de la discerner : Ut sab nido
Ecclesiœ tuas plumescerentf dit saint Augustin. Or il est bien
visible que la société des Cal.inistes en est incapable, puis-
qu'elle n'a point d'autre voie d'attirer les hommes à soi que de
leur prouver en détail tous les articles qu'elle leur propose.»
Et pour que la méthode de prescription réussisse et
qu elle ait tout son effet j il faut se bien garder de la com-
biner avec l'autre méthode, avec celle par laquelle on
consent à discuter de près et dans le délail. Autrement
on retomberait dans les inconvénienis de longueur et
d'embarras qu'on veut éviter :
« De sorte qu'au lieu qu'il faut que les écrits destinés à
discuter les matières en particulier soient les plus exacts
qu'il est possible, et que Ton n'y omette aucune des diffi-
cultés qui peuvent arrêter tant soit peu Tesprit, il faut au
contraire que les écrits qui sont faits selon la méthode de
prescription ne contiennent précisément que ce qui est né-
cessaire pour mettre dans son jour la preuve dont on se
sert, et ce seroit un très-grand défaut de vouloir y joindre
l'examen des questions particulières qui confondent l'esprit
par leur multitude. »
Ainsi, pour se garder de la méthode de discussion où
Tesprit, dit-il , se détermine trop aisément par passion,
Nicole adopte, — avait adopté dans sa première Per-
pétuité, — la méthode de prescription où Tesprit ne se
détermine pas moins aisément i^a.r préve7Uion. Et j'avoue
qu'à mon sens tout cet ouvrage de la grande Perpétuité
en est, à beaucoup d'égards, une reprise, une preuve
de plus, un énorme monument.
J'attends, j'invoque les preuves directes, les textes
LIVRE Cinquième. 453
des Pères et de l'Ecrilure sur ce point en litige de TEu-
charistie, et ces preuves se font sans cesse attendre. Un
gros volume in-4° est employé en grande partie à me
démontrer qu'on pourrait se dispenser d'en venir à ces
preuves premières , sans que la conclusion fût moins
certaine pour cela. Voilà une singulière méthode par
abrégé.
Nicole a pourtant dessein (il le dit au commencement
de son second livre) de suivre M. Claude dans Tune et
dans Vautre des deux méthodes; mais ce sera à condi-
tion que la méthode de prescription domine et prime
toujours. Dans l'ingénieuse, bien que trop subtile et
trop volumineuse construction de son livre, et pour ne
pas se soumettre à la méthode expérimentale et critique
trop nue, à laquelle le sollicite l'adversaire sur le pied
d'égal k égal, et qui se réduirait à Texamen de quelques
textes, il use en maître de toutes les ressources de l'ar-
gumentatïOD. Il a de grandes habiletés de tactique : il
procède à reculons ou plutôt en pivotant^ pour ainsi dire,
sur répoque des neuvième-onzième siècles comme sur
un point central d'où, après s'en être emparé, il se porte
à son gré dans les diverses directions, en redescendant
d'un air de victoire jusqu'à nous, ou en remontant à
marches lentes et comme sûr de son fait vers une plus
ancienne et plus respectable antiquité.
Il s'applique toutefois à établir par voie de discussion
et par témoignages précis que les Églises grecques et
orientales sont d'accord avec la romaine sur la foi en la
présence réelle dans l'Eucharistie, ce que Claude avait
nié un peu légèrement, et ce qui forme un ordre de
preuves ou de présomptions pour Tantiquité de la
croyance ^
1. La haute diplomatie officielle fut mise enjeu pour obtenir
des pièces à l'appui. Le crédit de M. de Pomponne vint en aide, et
avec éclat, à une conlroversequi se faisait sous le nom d'Arnauld;
454
PORT-ROYAL»
Nicole est moins heureux, ce semble, en combattant
au préalable Claude sur d'autres points de son système
d'explication, et en le raillant pour avoir parlé d'une
métamorphose graduelle possible dans Tidée populaire
du sacrement, des discussions épisodiques interminables,
le troisième volume de la Perpétuité contient des attestations,
des lettres et relations fournies par M. de Nointel, ambassadeur du
roi à Constantinople, sur l'union des Églises d'Orient avec l'Église
romaine à cet endroit de la présence réelle: « Je ne crois pas,
dit un peu fastueusement Nicole (ou Arnauld) dans la Préface,
que M. Claude ose attaquer la foi de ces Actes sur ce prétexte
qu'ils ont été procurés par l'ambassadeur de Sa Majesté. » On di-
rait, à propos de cette quantité d'attestations qu'on avait fait venir,
qu'Arnauld avait désorienté M. Claude. La traduction des passages
et Actes originaux écrits eu grec vulgaire, en arabe, en syriaque
ou en copbte, avait été faite par l'abbé Renaudot, alors fort jeune ,
et que ce service lia très-intimement avec MM. de Port- Royal.
L'abbé Renaudot a lui-même ajouté, par la suite, un quatrième
et un cinquième volume in-quarto à la Perpétuité, toujours à ce
point de vue de la conformité des Églises grecques et orientales
avec la latine, tant sur l'Eucharistie que sur les autres sacrements.
Galland, le futur conteur des Mille et une Nuits, qui avait d'a-
bord été élève du docteur Petit-Pied, alla à Constantinoplc avec
M. de Nointel et rapporta en 1675 ces attestations des Églises grec-
ques sur les articles de foi, pour être insérées dans la Perpétuité.
Je vois, par des lettres de M. de Pontchâteau, quel mouvement on
se donnait de tous côtés, et depuis des années, pour avoir de ces
certificats en forme. M. de Pontchâteau écrivait en Hollande à
M. de Neercassel, pour en obtenir un d'un bon évêque arménien,
Uscanus, qui était pour lors à Amsterdam, et que l'on chargeait
aussi d'écrire à son Patriarche pour en tirer des réponses catégo-
riques : « S^il y avoit quelque marchand catholique de Holland»
qui eût correspondance en Mosccvie, ce seroil une chose bien
^.vantageuse d'y pouvoir envoyer ces mômes articles et avoir des
réponses du Patriarche et des évêques de ces lieux-là. J'en aurai,
Dieu aidant, des Cophtes, et du Patriarche même de Constanli-
nople, un de ses principaux officiers, et qui est inquisiteur général
de toute l'Église grecque, étant frère d'un de nies amis oriyinai're
de Chypre, qui demeure à Venise. .. » (Lettre de M. de Pontchâ-
teau à^M. de Neercassel, du 3 février 1667; Archives d'Utrecht.) —
Quand M. de Pomponne fut secrétaire d'État, on se trouva tout
porté à la source des informations. Cela avait grand air
LIVRE CINQUIÈME.
455
et qui ont la prétention de tout démêler, ont l'inconvé-
nient d'ailleurs de retarder rengagement net et vif qu on
attend, la preuve résultant des textes.
Je suis toujours tenté de dire comme le médecin Men-
jot: « Qu'on me fasse voir que c'est la foi des quatre
premiers siècles, et je me rends. »
Mais Nicole se comporte comme un homme qui n'est
pas pressé et qui parlç à l'adversaire au nom et du haut
d'une puissance. Divisant la discussion comme il l'en-
tend, choisissant son terrain et prenant son heure, il
commence par examiner l'état de TÉglise du septième au
onzième siècle. Il serait plus naturel et plus expérimental
de traiter les choses dès le commencement et dans leur
suite chronologique. Nicole y résiste: le dialecticien n'y
trouverait pas son compte. Son art, à lui, et son but est
d'arriver ainsi, par voie préjudicielle et préventive, d'en
revenir par tous les bouts à sa conclusion favorite, qu'il
est absolument impossible qu'il y ait eu un changement
de créance dans l'Église sur ce dogme, et que le sens
qu'ont dû avoir les paroles des Pères dans les premiers
siècles pourrait se conclure, les yeux fermés et sans véri-
fication, delà croyance régnante dans l'Église durant les
derniers âges. A chacun de ses pas il s'arrête et fait
remarquer que son adversaire est battu, obligé en cons-
cience de rendre les armes, et que, si on consent à aller
plus loin et à le suivre encore là où il vous appelle, c'est
par pure grâce et condescendance (propter gratiam Dei),
Ces trois gros volumes, à partir du premier chapitre,
peuvent être définis une condescendance perpétuelle.
Au commencement du tome second, on croit toucher
enfin aux preuves de fait :
« Nous allons entrer, dit l'auteur, dans cet examen de
l'Écriture et des Pères où M. Claude nous appelle depuis
tant de temps, et Ton verra par là si la confiance qu'il a
témoignée est aussi bien fondée au'il s'efTorce de le faire
456
PORT-ROYAL.
croire.... Il est vrai qu'on n'y entre pas tout à fait de la
manière qu'il auroit bien désiré. »
La première discussion roule uniquement sur ces
paroles : Ceci est mon corps ; et les textes de TÉcriture,
au lieu d'être directement extraits et offerts dans leur
ensemble et selon les divers Évangiles, sont interrompus
d'un continuel raisonnement et d'une prise à partie des
ministres, qui ne permet pas au lecteur de se former
durant un seul instant une idée propre. Au commence-
ment du livre troisième de ce second tome, on croit en-
core toucher à cette discussion de textes qui recule tou-
jours. Nicole, tout en la déclarant inutile et de surcroît
à l'égard d'adversaires auxquels il ne reconnaît aucun
droit de se faire écouter, ajoute qu'il n'a pas envie d'user
de cette fin de non-recevoir. Il continue de trancher du
généreux :
« Il faut que la Vérité, dit Tertullien, fasse paroitre toutes
ses forces, pourvu qu'on ne croie pas qu'elle ait besoin de
les employer toutes, et que l'on sache que les. voies abrégées
de prescription suffisent pour la rendre victorieuse.... J'en-
trerai donc sans peine dans la discussion de la doctrine des
Pères des six premiers siècles, qui manque encore à la
chaîne qu'on a commencée dans le livre de la Perpé-
tuité^ etc. »
Je le crois bien, qu'il lui faut, bon gré mal gré, en venir
là tôt ou tard! ces six premiers siècles, c'est l'essentiel
de la chaîne. — Or, de quelle manière y enlre-t-il ?
j'avoue qu^ici encore mon étonnement sur cette méthode
toute de prévention et d'autorité augmente :
a J'ai considéré que, de commencer d'abord par représen-
Icr les passages des t^ères suivant les temps qu'ils ont écrit,
c'étoit plutôt suivre un ordre de hasard que de lumière et
do raison, parce que, lo véritable ordio do vaut faire servir
ce qui précède à réclaircissonient de ce qui suit, cet avan*
LIVRE CINQUIÈME.
457
tage ne se pouvoit trouver que par hasard dans l'ordre
chronologique, les Pères des trois premiers siècles ayant
souvent eu moins d'occasion de parler de l'Eucharistie que
ceux des quatrième, cinquième et sixième siècles. »
Et en conséquence il annonce qu'il disposera les textes
~elon Tordre qui lui paraîtra le plus raisonnable et le
plus lumineux, et qu'il les groupera, les réduira sous de
certains chefs on chapitres, au risque de les écourter.
En un mot, il se gardera bien de les laisser un seul ins-
tant parler tout seuls ; il les retiendra en tutelle.
L'explication, ainsi entendue et restreinte, de ces
textes qui se sont tant fait désirer n'a lieu que dans le
troisième tome; mais comme ils ne sont pas produits selon
Tordre des temps et dans leur ensemble, et qu'ils arrivent
à tout moment interceptés et déchiquetés par le raison-
nement, déformés et forcés en quelque sorte sons le poids
de la masse d'arguments qui précède, le lecteur ne peut
s'en laisser peindre dans l'esprit une première idée qui
le mette ensuite à même de juger celle qu'en veut éta-
blir Tauteur. C'en est dire assez sur Cette méthode géné-
rale de Nicole, d'Arnauld et des Port-Royalistes dans
leurs guerres dogmatiques contre les Calvinistes*. Ils
ont fait cette guerre du même ton et dans le même
esprit que Bossuet lui-même. C'est sans doute la seule
manière de la faire quand on entre pleinement dans
Tidée d'Église établie et visiblement constituée.
Il est néanmoins curieux d'observer comment, en
France, quelque chose de la méthode que nous venons
de voir en usage chez Nicole a survécu à la lecture de
ses ouvrages. En général, sur ces controverses avec le
1. Sur ce point particulier, mais si essentiel, de FEucharistie, il
faut lire, comme correctif de la méthode de lo. Perpétuité, et
comme tableau complet des textes des Pères dans leur ordre natu-
rel, un t'cril lutin de Marheinecke : Sanclorutn Patrum de prœsen-'
tia Christi in cœna Domini sententia triplex; Heidelberg, 1811.
PORT-ROYAL.
Protestantisme, il s'est formé en France, même chez les
plus indifférents, de grandes préventions; la méthode
de prescription et de préjugés (légitimes ou non) a pré-
valu chez ceux même qui ne sont pas restés catholiques.
Le génie de Bossuet a recouvert le tout et a fait loi.
Gomme on a passé assez brusquement de la religion du
dix-septième siècle à la philosophie du dix-huitième, le
Protestantisme, d'ailleurs expulsé de France et que ne
représentait aux esprits aucun grand écrivain en faveur,
a été perdu dans Tentre-deux. On a sauté dessus à pieds
joints. On peut presque dire qu'on Tignore réellement,
on ne l'étudié pas, on le juge d'un mot, et le plus sou-
vent d'un mot de dédain ou d'injure. Au commencement
de ce siècle, par Bonald, De Maistre et La Mennais,
l'injure a été refrappée à neuf et a circulé éclatante;
c'était chose reçue et de bon ton , En fait de Catholicisme
nous sommes restés exactement comme des aînés de
grande maison, aînés un peu libertins qui ont bien su
dire quelquefois au Père des duretés au dedans, mais
qui au dehors, dès que le nom de famille est enjeu,
reprennent les grands airs et tranchent du pieux Romain
avec les gens de rien, nés d'hier et sans mission. Au
mieux ce sont des cadets révoltés ; et s'ils viennent a
nous, les insolents I nous demandant nos titres, on a le
droit de leur fermer la porte au nez sans entrer en compte
avec eux. Nous sommes en possession. On n'a plus la
croyance, on a encore l'attitude catholique. Le bon
Nicole, qui avait l'une et l'autre, a eu extrêmement
r attitude à l'égard des Protestants, lui si doux, si simple
et modeste en sa conversation et dans toute sa personne*.
1. Un des doux et des modestes de ce temps-ci, mais qui a en
luij bien plus que Nicole, les fibres tendres, affectueuses, et qui,
vu de près, nous a souvent rappelé l'ame d'un Fénelon, l'abbé
Gerbct, dans ses Considérations sur le Vogme générateur delà
Piélé catholique, c'est-à-dire sur rEucharislie, a su trouver des
LIVBE GINOU ÈME.
459
L'examen des autres ouvrages de Nicole contre les
Protestants n'amènerait que des redites. On voit que, si
Rome s'était montrée indulgente envers Port-Royal
dans les derniers temps, Port-Royal le reconnaissait in-
continentpar d'assez signalés services. C'est dans le cours
de cette controverse et de cette guerre contre les ennemis
communs que se formèrent de vrais liens de compagnons
d'armes entre Bossuetet les principaux chefs jansénistes.
En réservant toujours le point de la Grâce et en se gar-
dant de leur rien céder à cet endroit, Bossuet professa
jusqu'au bout la plus haute estime pour Arnauld, la'
plus profonde considération pour Nicole. Celui-ci a mé-
rité cet éloge de Bayle lui-même : « Parmi tant d'habiles
gens que l'Église romaine peut employer, il y en a peu
qui sachent manier une controverse comme lui^. »
accents inconnus à l'auteur de la Perpétuité; il a su mêler à ce
ton d'autorité, dont ne peut sans doute se départir un fils et prêtre
de l'Eglise catholique, des paroles siuives qui sauvent toute dureté
et qui sont à propos surtout lorsqu'on veut démontrer et persuader
le mystère d'amour • « Ces hommes, dit-il en un endroit, parlant
des ministres protestant^, ces hommes qui, depuis une scission
à jamais funeste, sont engagés par état à combattre la foi de l'É-
glise, savent-ils ce qu'ils font? savent-ils qu'ils attaquent la croyance
la plus féconde en bienfaits, puisqu'elle entrelient en tous lieux
l'esprit de dévouement et de sacrifice? Que Celui qui fut doux et
humble de cœur, malgré la superbe ingratitude de ceux qu'il ve-
nait sauver, écarte de notre bouche toute parole d'amertume
contre ces infortunés contempteurs du plus beau de ses dons! el
comment pourrions-nous leur en parler autrement qu'en un lan-
gage plein d'amour? si ce langage n'existait pas, on l'inventerait
pour parler de l'Eucharistie; mais en même temps une doulou-
reuse indignation nous presse de nous élever contre leur déplo-
rable ministère. Profondément pénétré de ce double sentiment,
nous ne saurions comment exprimer cet amour triste qu'ils nous
inspirent, si nous ne nous rappelions ce mot du Christ au premier
contempteur du mystère de foi, ce mot si tendre et si accablant :
Que faites-vous, mon ami?»— Voilà de ces accents tels que Ni-
cole, pur dialecticien, n'en a jamais, Nicole ni Arnauld, ni aucun
de ceux de Port-Royal, M. Hamon seul excepté.
1. Bayle faisait ses délices de ces traités de controveisc de Ni-
460
PORT-ROYAL.
Mais il en faut venir, dans cette quantité d'ouvrages
qu'il a produits, à ce qui fait l'honneur durable de Ni-
cole, à ses Essais de Morale, desquels je ne sépare passes
Littres, Ils vont réparer, je Tespère, l'échec qu'a pu lui
faire éprouver dans notre esprit sa méthode de contro-
verse; nous allons retrouver le sage chrétien, le mora-
liste d'une clairvoyance finement pénétrante et d'une
gravité à propos enjouée.
cole, qui, par les contestations qu'ils soulevaient, donnaient, selon
lui, de nouveaux prétextes aux sceptiques « et n'étoient propres
qu'à fomenter rirrésolulion des esprits indifférents. » Ce qu'il y a
de vraiment faible et de borné dans l'esprit de INicole, c'est de ne
s'être jamais douté de ce résultat possible, et d'avoir cru à l'éter-
nelle stabilité de la table de jeu sur laquelle il engageait ces rudes
parties de dialectique. Il y avait pourtant dès lors des spectateurs
qui souriaient et se frottaient les mains. Comment pouvait-il ne
pas le voir, lui qui cependant a écrit : « La grande bérésie des der-
niers temps, c'est l'incrédulitc? » Comment ne soupçonnait-il pas
qu'en amenant chacun à juger du fort et du faible des raisons à
l'occasion d'une chose si en dehors de la raison, il faisait les af-
faires de l'incrédulité?
VIII
Les Essais de Morale; leur origine. — Ce qu'ils sont pour nous. ~
Ce qu'ils étaient pour madame de Sévigné. — Défauts de Nicole
moraliste. — Images effroyables; V or exiler de serpents. — Nicole
juge de Pascal. — Nicole depuis la Paix de rEglise. — Ses loge-
ments. ~ Ses tournées en France. — Fuite en Belgique. — Di-
vorce avec Arnauld. — Lettre à l'archevêque de Paris. — Colère
des amis et lettres fulminantes. — Agréables réponses. — Nicole
et Arnauld amis à la mort et à la vie. — Apologie de Nicole;
recette pour dormir. — Lettres de parfait moraliste. — Rentrée
de Nicole en France. — Nicole juge de M. de Saci. — Dernière
controverse sur la Grâce. — Retraite finale près de k Crèche. —
Vieillesse douce et honorée. — Mort de Nicole. — Ce qui a man-
qué à son talent. — Ce qu'il dit des femmes.
Voltaire, dont la moindre parole fait autorité en ma-
tière de goût, a dit de Nicole : a Ce qa*il a écrit contre
les Jésuites n'est guère lu aujourd'hui, et ses Essais de
Morakj qui sont utiles au genre humain, ne périront
pas {ne périront pas est beaucoup dire). Le chapitre sur-
tout des Moyens de conserver la paix dans la société est
un chef-d'œuvre, auquel on ne trouve rien d'égal en ce
genre dans l'Antiquité; mais cette paix est peut-être
aussi difficile à établir que celle de Tabbé de Saint-
Pierre. » Ce traité des Moyens de conserver la paix avec
462
PORT-ROYAL.
les hommss est également esiiraé un chef-d'œuvre par
madame de Sévigné, et par M. de La Mennais, qui y
joint dans une même recommandation l'autre petit traité
delà Connoissance de soi-même. Il est à croire cependant
que, lorsqu'ils en parlaient ainsi. Voltaire et M. de La
Mennais n'avaient pas relu le malin les deux petits
traités, et qu'ils en jugeaient sur une impression an-
cienne.
Des treize volumes qu'on a recueillis sous le titre
à^Essais de Morale^ Daguesseau ne recommande particu-
lièrement à son fils que les quatre premiers volumes,
qui, dit-il, sont plus travaillés que les autres et où Ton
peut apercevoir une espèce d'ordre et de plan. Je join-
drai à ces premiers volumes les tomes 7 et 8 (ce 8* est
double) , qui contiennent les Lettres , une des plus
agréables parties de Nicole. On trouve aussi de fins petits
traités dans les tomes 5 et 6 *.
Le premier volume des Essais parut en 1671, sous le
nom de Mombrigny, et les autres successivement. L'au-
teur prit dans le second et le troisième le nom de Chan-
teresne; mais dans le quatrième volume qui parut en
mars 1678, il cessa de mettre aucun de ces noms pos-
tiches, devenus inutiles par la renommée.
Les petits traités àe& Essais de Morale ont été composés,
la plupart, selon quelque occasion particulière qui
éveillait chez l'auteur des idées qu'il généralisait :
« Il la faut avertir, dit-il en une lettre (et pour tranquil-
liser une certaine sœur Antoinette qui avait cru se recon-
naître), de Thumeur et de la coutume de celui qui écrit ; car
elle est assez bizarre. Il ne faut souvent qu'un mot pour lui
donner lieu de concevoir diverses pensées, sans que ces pen-^
î. Craindre tout dans les contestations ; le Procès injuste; des
Arbitrages; le Prisme; surtout si on les rattache aux circon^
stances particulières de la vie de Nicole.
f
LIVRE CINQUIÈME. 46 l
sées aient aucun rapport à la rencontre qui les a faitnaitre,
ni qu'il en fasse aucune application à la personne qui y a
donné l'occasion. Tous les discours qui sont imprimés (dans
les Essais de Morale) ont été faits en cette manière; on y
avoit d'abord quelqu'un en vue ;^ et cette personne ayant
donné lieu d'entrer dans un discours général , on quitte là
celte personne qui l'avoit fait naître. »
Il dit encore ailleurs :
« îl y a plus de dix ans que je n'ai d'autre dessein en écri-
vant que de m'occuper (il oublie un peu ses Controverses)
et d'appliquer mon esprit à certains sujets qui me parois-
sent utiles pour moi-même. Ainsi je suis payé de mon tra-
vail par mon travail même, et quand je serois tout seul au
monde, je ne ferois pas autre chose que ce que je fais. Si je
pouvoislire autant que je le voudrois (il ne le pouvait à cause
de sa mauvaise vue) ou que j'eusse une autre occupation, on
ne verroit guère d'ouvrages de ma façon; car je ne travaille
guère que quand je n'ai pas autre chose à faire. J'aime
néanmoins mieux m'occuper en cette manière que d'écrire
des pensées vagues et sans ordre, parce que cela tient plus
l'esprit en haleine.... »
Ainsi les Essais de Morale sont le produit naturel et
non commandé de l'esprit de Nicole. La morale chré-
tienne redevenait son penchant propre, dès qu'il était
vacant des disputes. On rapporte que de tous les soli-
taires de Port- Royal, il n'en était aucun dont il recher-
chât plus l'entretien que M. Hamon, et qu'ils causaient
ensemble surtout de morale, des Proverbes et de la
Sagesse : « Ils convenoient de principes sur cette ma-
tière, et M. Nicole trouvoit qu'il composoit plus facile-
ment sur ce sujet lorsqu'il avoit conversé quelque temps
avec lui*. » — On raconte certaines anecdotes de dis-
traction et de rêverie du bon Nicole, tandis qu'il méditait
î. Goujet, Vie de Nicole.
464 PORT-ROYAL.
par les rues de Paris quelque point de morale, qui font
loiit à fait penser à La Fontaine*. De telles marques de
vocation promettent beaucoup.
Avouons-le pourtant, quand on aborde les Essais de
Morale avec un esprit d'aujourd'hui, avec des habitudes
modernes et au sortir des lectures de notre temps, on est
vite ennuyé. Gela semble plein de redites^, de dévelop-
pements inutiles, de lieux communs que ne relève pas
Texpression. Le fils de madame de Sévigné, pensant en
particulier au traité de la Connoissance de soi-même^
trouvait que c'était « distillé, sophistiqué, galimatias en
quelques endroits, et surtout ennuyeux presque d'un
bout à Tautre^. » Ce marquis de Sévigné, qui avait le
bon sens rapide et le dégoût prompt, comme il arrive
aux suprêmes délicats, disait encore qu'avec Nicole
restomac se fatiguait « de ce trop de belles paroles (pas
si belles vraiment !), et que c'étoit comme qui mangeroit
trop de blanc manger, ^ On est bien plutôt tenté aujour-
d'hui de trouver que c'est comme qui mangerait trop de
pain bis, de pain rassis. Le mot est lâché, — par d'autres
il est vrai, — mais je ne puis le contredire. Nicole peut
encore être agréable à étudier, il est décidément
ennuyeux à lire. Pour aimer encore à lire Nicole, et
pour croire que d'autres s'y plairont, il faut être d'un
goût aussi fixe et aussi stable dans les admirations du
1. a On raconte encore de lui qu'un jour, revenant de ville chez
madame la duchesse de Longue ville, il prit un siège près du lit
delà princesse et mit sur le lit tout bonnement et sans façon son
chapeau, sa canne et son manchon en présence de toute la com-
pagnie, qui se divertit un peu aux dépens de Monsieur V Abstrait.
(Besoigne, Histoire de Port-Royal, tome V, page26o.)
2. C'est bien votre impression aussi, ô le plus écrasant et le plus
osé des fils de Joseph de Maistre, qui avez un jour écrit de Ni-
cole : « ... Nicole, ce moraliste de Port-Royal, le plus froid, le
plus gris, le plus plomb ^ le plus insupportable des ennuyeux
cette grande maison ennuyée..., »
TJVRE CINQUIÈME.
465
passé que le sont quelques sages et bien estimables
esprits de notre connaissance, restés fidèles à Tantique
prud'homie*; il ne faiit être ni le marquis de Sévigné,
ni Alêibiade qui de son temps voulait du nouveau, n'en
fût-il plus au monde, ni même La Bruyère. Il ne
faut pas être madame de La Fayette, qui n'imitait pas
en cela sa spirituelle amie, et qui portait des Essais de
Morale un jugement peu avantageux ; on le conçoit par
le commerce habituel qu'elle entretenait avec la pensée
plu: exigeante et plus fine de M. de La Rochefoucauld.
Mais, quoiqu'il me soit impossible de partager à aucun
degré l'enthousiasme de madame de Sévigné pour Ni-
cole, je crois q'u'on aura profité, même en matière de
goût, si Ton parvient à le relire sans trop de répulsion,
à ressaisir, sous le premier aspect du lieu commun de
sermon, ce menu détail d'analyse à petit bruit, cette
déduction exactement ingénieuse qui, à la longue, si l'on
est chrétien sincère et convaincu, s'infiltre dans l'esprit
et le pénètre. Il a un filet de raisonnement très-distinct
et délié qu'il ne lâche pas ; il s'en tire avec netteté, finesse,
et parfois avec une sorte de grâce. Gela pour nous sera
encore vrai de quelques-unes de ses lettres. Demeurer
dans Isicole autrefois, s'y tenir comme au mieux, quand
on avait Pascal et La Rochefoucauld déjà, et tout k
l'heure La Bruyère, c'était danger de n'avoir pas l'appétit
très-vif en fait de goût : revenir à Nicole avec quelque
intérêt aujourd'hui après le feu des épices modernes,
c'est preuve que le palais n'est pas tout à fait brûlé et
qu'on a préservé quelques qualités saines. En un mot,
je ne dis pas qu'il en faille revenir le moins du monde à
admirer les Essais à la manière de madame de Sévigné,
ï. Choix des petits Traites de Murale de Nicole ^ édition
revue par M. Silvestre de Saoy (Teohener, 1857, a^'ec une Int.' a-
duction) .
IV — 30
466
f^ORt-ROYAL
mais je dis qu'il faut arriver k comprendre la manirTO
dont madame de Sévigné admirait les Essais.
Dès que le premier tome paraît, madame de Sévigné
le lit, et dès la première phrase elle est déjà en discus-
sion animée avec sa fille : « L'orgueil est une enflure du
cœur, par laquelle l'homme s'étend et se grossit en quel-
que sorte en lui-même. » Elle accorde à sa fille que ce
mot A' enflure du cœur lui déplaît*; puis, en y repensaut,
elle pardonne à ce mot en faveur du reste, et elle main-
tient même qu'il n'en est point d'autre pour expliquer la
vanité et l'orgueil qui sont proprement du vent^. Que
d'éloges! il faut les entendre par sa bouche : « Ne vous
avôis-je pas dit que c'étoit de la même étoffe que Pascal?
mais cette étoffe est si belle qu'elle me plaît toujours;
jamais le cœur humain n'a été mieux anatomisé que par
ces Messieurs-là. » ~ « Je poursuis celte Morale de
Nicole que je trouve délicieuse ; elle ne m'a encore donné
aucune leçon contre la pluie, mais j'en attends, car j'y
trouve tout ; et la conformité à la volonté de Dieu me
pourroit suffire, si je ne voulois un remède spécifique. »
— « Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m'enlève^;
surtout je suis charmée du troisième traité des Moyens
de conserver la paix avec les hommes; lisez-le, je vous
prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nette-
ment le cœur humain, et comme chacun s'y trouve, et
philosophes, et Jansénistes et Molinistes, et tout le
monde enfin. Ce qui s'appelle chercher dans le fond du
cœur avec une lanterne, c'est ce qu'il fait.... Pour moi,
je suis persuadée qu'il a été fait à mon intention* ;
j'espère aussi d'en profiter, j'y ferai mes efforts.... » —
1 Lettre des Rochers, du 19 août 1671,
2. Lettre da 2 septembre.
3. Aux Uochtrs, 30 septembre.
4. Lottrc fin 7 octobre
LIVRE CINQUIÈME.
467
Et sur les actes de résignation à l'ordre et à la volonté
de Dieu : a M. Nicole n'est-il pas encore admirable la-
dessus? j'en suis charmée, je n'ai rien vu de pareil. Il
est vrai que c'est une. perfection un peu au-dessus de
Thumanité que l'indifférence qu'il veut de nous pour
l'estime ou l'improbation du monde ; je suis moins
capable que personne de la comprendre ; mais quoique
dans Texécution on se trouve foible, c'est pourtant un
plaisir que de méditer avec lui et de faire réflexion sur
la vanité de la joie ou de la tristesse que nous recevons
d'une telle fumée ; et à force de trouver ses raisonne-
ments vrais, il ne seroit pas impossible qu'on s'en servît
dans certaines occasions. En un mot, c'est toujours un
trésor, quoi que nous en puissions faire, d'avoir un si
bon miroir des foiblesses de notre cœur*. » On croit
qu'elle a tout dit, et dans la lettre suivante*, elle recom-
mence : a Parlons un peu de M. Nicole. Il y a longtemps
{il y a trois jours) que nous n'en avons rien dit.... Devi-
nez ce que je fais, je recommence ce traité; je voudrois
bien en faire un bouillon et ravaler.... Il dit que l'élo-
quence et la facilité de parler donnent un certain éclat
aux pensées ; cette expression m'a paru belle et nouvelle;
le mot à' éclat est bien placé : ne le trouvez-vous pas ? »
Cet éloge donné au mot éclat, si bien placé, nous est la
clef de l'admiration de madame de Sévigné pour ce style
qu'elle trouvait parfois si exquis, que nous trouvons le
plus s ouvent si ordinaire : c'est que cela était plus neuf
alors qu'il ne nous semble ; c'est qu'il y avait une appro-
priation excellente et naïvement franche d'expression,
qui allait droit à ce goût si vif, mais resté simple. Elle
persévère dans son admiration et ne se refroidit pas aux
volumes suivants. « Rippert, dit-elle à sa fille*, vous
1. Lettre du V novembre.
2. Du 4 novembre.
3. Lettre du l^»" décembre 1675
468
PORT-ROYAL.
porte un troisième petit tome des Essais de Morale qui
me paroît digne de vous : je n'ai jamais vu une force et
une énergie comme il y en a dans le style de ces gens-
là; nous savons tous les mots dont ils se servent, mais
jamais, ce me semble, nous ne les avons vus si bien
placés ni si bien enchâssés....» Et encore*: «Quel
langage ! quelle force dans Y arrangement des mois I on
croit n'avoir lu de françois qu'en ce livre. Cette ressem-
blance de la charité avec Tamour-propre et de la modestie
héroïque de M. de Turenne et de M. le Prince avec
rimmilité du Christianisme ... Mais je m'arrête, il fau-
droit louer cet ouvrage depuis un bout jusqu'à l'autre,
et ce seroit une bizarre lettre. »
N'admirez-vous pas les variations et les retours sin-
guliers de la langue et du goût? elle parle de ce style,
pour nous si terni et attristé de Nicole, comme nous-
mêmes nous parlerions du style le plus vif et le plus
rajeuui d'un de nos contemporains en possession de
plaire^.
Au reste, ne nous le dissimulons pas, ces livres de
Nicole, son langage, ses tours particuliers ne sont pour
madame de Sévigné qu'une manière d'aller surtout à sa
fille et d'assaisonner cette conversation continuelle
au'elle lui adresse à deux cents lieues de distance. Nicole
1. Le 12 janvier 1676.
2. Nicole lui-même se rend mieux justice et se met à sa place
pour les talents quand il dit : « Je n'ai point du tout celui de réussir
dans les ouvrages qui demandent de l'invention et de la beauté
d'esprit, où il faut se soutenir de soi-même et prêter des orne-
ments à ce que l'on traite. Il faut toujours une base, et qiiHl y
ait quelque chose à promer et à démêler; à moins de cela, je
tombe. » (Lettre LX XX I. )-—« Gomme il y a des peintres qui, ayant
peu d'imaginat'ion , donnent à tous leurs personnages le même
visage, il y a aussi des gens qui écrivent toujours du même air,
et dont l'allure est toujours reconnoissable. Personne n*eut jamais
plus ce défaut que moi. » {Nouvelles Lettrés, LV.)
LIVRE GINQUIÈMEe 469
n'est là que comme tout autre, comme une occasion,
comme un ornement dans un sentiment principal ou
même unique , comme un vase pour renvoyer la voix.
Elle en use à tout propos, et en se jouant, et d'uu ton
de parodie légère. « On ne peut pas vous parler j lus à
bride abattue que je viens de faire de tout mon moi^
comme dit M. Nicole. » Et sur la mort subite de M. de
Louvois : « Le voilà donc mort , ce grand ministre, cet
homme si considérable, qui tenoit une si grande place ;
dont le moiy comme dit M. Nicole, étoit si étendu.... »
Et ailleurs : « Je ne vous dis point que vous êtes mon
but, ma perspective, vous le savez bien, et que vous
êtes d'une manière dans mon cœur, que je craindrois
fort que M. Nicole ne trouvât beaucoup à y circon-
cire..,, » Et enfin (car elle est inépuisable) : « J'admire
souvent l'honnêteté de ces messieurs dont parlent si
plaisamment les Essais de Morale^ et qui sont si honnêtes
et SI obligeants; que ne font-ils point pour notre ser-
vice? à quels usages ne ^ rabaissent-ils pas pour nous
être utiles? les uns courent deux cents lieues pour porter
nos lettres, les autres, etc » Et tout cela parce qu'un
facteur est veuu et qu'on a une lettre de madame de
Grignan. Car c'est une des grandes vanités de la gloire
de l'écrivain, et que Nicole n'aurait pas négligé de re-
marquer, que le plus souvent l'écrivain le plus aimé,
l'auteur favori, si sérieux qu'il ait voulu être, n'est là
que comme une occasion d'égaiement et d'allusions
agréables pour ceux qui vivent et qui s'entr'aiment.
Ces graves Essais de Morale me semblent ainsi n'être
guère qu'un frais jasmin ou, si l'on veut, comme quel-
que réséda un peu sombre, posé sur la table de ma-
dame de Sévigné. Elle en fait de temps en temps dans
sa lettre un petit parfum , elle en détache un brin de
fleur pour madame de Grignan.
Je ne veux pas, après madame de Sévigné , me mêler
470
PORT-ROYAL.
de louer Nicole etranalyser; nous resterions trop loin
de compte. J'avais essayé d'abord de détacher, pour les
citer ici, quelques passages : tout considéré, je ne puis
pas m'y décider, tant ce qui a paru ingénieux et solide,
élevé et piquant, neuf d'expression, avec de l'imagina-
tion dans le sensé, nous semblerait ou ordinaire^ ou
pénible et subtil, et comme tiré par les cheveux. Voie
quelques pensées pourtant. Il s'agit des attaches succes-
sives, des supports provisoires qu'essayent de se donner
les hommes :
« Nous sommes comme des oiseaux qui sont en l'air, mais
qui n'y peuvent demeurer sans mouvement, ni presque en
un même lieu, parce que leur appui n'est pas solide, et que
d'ailleurs ils n'ont pas assez de force et de vigueur en eux
pour résister à ce qui les porîe en bas.... Il faut qu'ils se
remuent continuellement, et par de nouveaux battements
de l'air ils se font sans cesse un nouvel appui. » —
« Ce que nous prenons pour course, est une fuite; pour
élévation, esi une chute; pour fermeté, est légèreté-
Cette immobilité et cette roideur inflexible qui paroit en
quelques actions n'est qu'une dureté produite par le vent
des passions qui enfle comme des ballons ceux qu'elles pos-
sèdent. Quelquefois ce vent les élève en haut, quelquefois il
les précipite en bas. Mais en haut et en bas, ils sont égale-
ment légers et foibles. »
On a beau dire, et j'ai beau essayer de raccourcir en
citant, que nous sommes loin de Pascal! que ces ima-
ges (surtout si l'on continuait de citer) sembleraient
tirées et cherchées, et comme on voit un esprit qui s'est
méthodiquement accoutumé à prendre la nature à l'en-
vers et à regarder strictement au rebours, à contre-sens
de la perspective directe habituelle * ! Chez tous les
l. d Le temps de cette vie est proprement un temps de stupidité:
toutes nos connoissances y sont obscures, sombres^ languissantes,
SI on les compare à ce qu'elles seront au moment de notre
mort.... » Voilà ce que j'appelle prendre la nature et la vie à
l'envers.
LIVRE CINQUIÈME.
471
chrétiens conséquents et sévères, cette vue au rehow^s
existe ; mais chez les vraiment grands et les supérieui-*,,
le talent vient corriger et déjouer cette trop continuelle
exactitude dans Y inverse du naturel et du vrai apparent;
il y a des éclairs qui jaillissent ; de grandes images heu-
reuses viennent traverser et revêtir ce qui se passe uni-
quement dans la sphère invisible et dans Tordre de
grâce; la nature humaine est secouée et fouillée à une
grande profondeur, même quand elle peut sembler vio-
lentée et méconnue; on trouve moyen d'intéresser,
d'attendrir le cœur, même en le froissant et le révoltant
lans ses penchants : chez Nicole, ce qui choque, c'est la
tranquillité de déduction et la justesse de mots avec
laquelle ii exprime des choses étonnantes ou même quel-
quefois épouvantables*.
Il en faut donner des exemptes et ne pas craindre de
marquer les défauts de Nicole moraliste : nous réservons
les agréments pour la fin. Il y a des endroits dans
Nicole qui Tout fait passerpour dur et qui sont affreux
en effet, qui feraient concevoir de lui l'idée la plus con-
traire à ce caractère de douceur générale relative dont
j'ai parlé, et qu'il offre bien réellement au sein de Port-
Royal. Dans son traité De la Crainte de DieUy il règne
une vue effroyable du danger des hommes en cette vie
et du grand nombre des réprouvés ; Tauteur s'est complu
1. « J'ai lu, je ne sais où, que Nicole avait été le Rodriguez de
la France (Rodriguez, auteur des Exercices de la Perfection et des
Vertus chrétiennes). J'ai voulu voir Nicole^ mais je ne l'ai pas
trouvé à comparer à Rodriguez. Rodriguez est à la fois plus haut
et plus bas. La sublimité de Rodriguez le fait admirer; mais que
peut-on admirer dans Nicole? Un esprit froid le ren lait propre à
la critique; mais les stupidités que pourrait faire excuser l'exal-
tation paraissent plus ridicules dans sa bouche raisonnable. C'est
un peu le caractère de Port-Royal.... » Je n'affaiblis rien. — C'est
une femme d'esprit qui a écrit cela. Que madame de Sévigiié et
elle s'arrangent comme elles pourront I
472
POnT-ROYAL.
à nous décrire sous toutes les formes V horrible massacre
des âmes qui se fait journellement par les Démons :
« Ainsi le monde entier est un lieu d(. supplices, où l'on
ne découvre par les yeux de la foi que des effets effroyables
de la justice de Dieu, et si nous voulons le représenter par
quelque image qui en approche, figurons-nous un lieu
vaste, plein de tous les instruments de la cruauté des hom-
mes, et rempli d'une part de bourreaux, et de l'autre d'un
nombre infini de criminels abandonnés à leur rage. Repré-
sentons-nous que ces bourreaux se jettent sur ces miséra-
bles, qu'ils les tourmentent tous et qu'ils en font tous les
jours périr un grand nombre par les plus cruels supplices ;
qu'il y en a seulement quelques-uns dont ils ont ordre d'é-
pargner la vie; mais que ceux-ci même, n'en étant pas as-
surés, ont sujet de craindre, etc.... Quelle seroit la frayeur
de ces misérables, qui seroient continuellement témoins des
tourments les uns des autres, etc.... Nous passons nos jours
au milieu de ce carnage spirituel^ et nous pouvons dire que
nous nageons dans le sang des pécheurs, que nous en som-
mes tout couverts , et que ce monde qui nous porte est un
fleuve de sang, »
Mais rien n'égale pour le raffinement cette autre page
du traité Des quatre dernières Fins de l'Homme, au livre
du Jugemknl et de V Enfer, Il s'agit de tous les péchés
mortels endormis et inconnus à chacun, qui se réveille-
ront pour le pécheur àTheure du jugement :
« Qu'on s'imagine donc une chambre vaste, mais obscure,
et qu'un homme travaille toute sa vie à la remplir de vipè-
res et de serpents; qu'il y en apporte tous les jours grande
quantité , et qu'il emploie même diverses personnes pour
l'aider à en faire amas; mais que sitôt que ces serpents sont
dans cette chambre, ils s'y assoupissent en s' entassant les
uns sur les autres, en sorte qu'ils permettent même à cet
homme de se coucher sur eux sans le piquer et sans lui
faire aucun mal; que, cet état durant assez longtemps, cet
homme s'y accoutume et n'appréhende rien de cet amas de
serpents; mais que, lorsqu'il y pense le moins, les fenêtres
LIVRE CINQUIÈME.
473
de cette chambre venant à s'ouvrir tout d'un coup et à lais-
ser entrer un grand jour, tous ces serpents se réveillent tout
d'un coup et se jettent tous sur ce misérable , qu'ils le dé-
chirent par leurs morsures, et qu'il n'y en ait aucun qui ne
lui fasse sentir son venin.
« Quelque terrible que soit cette image , ce n'est qu'un
foible crayon de ce que font ordinairement les hommes, et
de ce qui leur arrive au iour de leur mort. »
Je ne veux parler que d'après Tinstinct et le sens mo-
ral immédiat; je n'ignore pas assez le Christianisme (ne
le connaîtrais-je que par Port-Royal) pour reprocher
à un chrétien de croire aux peines de TEnfer. Nicole
était assurément dans son droit de logicien chrétien quand
il a écrit cela; mais quelle triste imagination ! quel choix
de tableau il est allé faire, et quelle singulière applica-
tion d'une faculté de réflexion froide et compassée ! On
admirera une scène d'horreur chez Dante, on s*inclinera
devant une menace lugubre chez Pascal : on ne le par-
donne pas à Nicole, à cause du manque de passion. Ce
sont ces pages-là, où respire et suinte, pour ainsi dire,
à chaque mot Tidée de tortures éternelles, qui provo-
quaient directement Diderot à vouloir écraser Vinfâme,
c'est-à-dire la chose si funeste, selon lui, à la paix natu-
relle des hommes. Ce terrorisme spirituel amène forcé-
ment une réaction en faveur du Dieu des bonnes gens.
Le fait est qu'un homme qui a écrit de ces pages dans
de petits traités destinés à être lus, le soir, en famille
avant de s'endormir, commet, sans le vouloir, un attentat
permanent sur la tendresse des imaginations humaines.
— Peur salutaire 1 dira-t-on. — Je répondrai : Les âmes
tendres en pâtissent, les âmes génére-uses s'en passent ;
et quant à Sardanapale, il s'en moque.
M. de Pontchâteau écrivait, le 29 mars 1678, à sa
sœur la duchesse d'Épernon :
a ... Je suis tout pénétré d'un livre nouveau des quatre
474
PORT-ROYAL.
Fins de l'Homme qui est le quatrième volume dos Essais de
Morale. Il fait grand'peur, et si * je n'ai pas encore lu
plus terrib'e, à ce qu'on m'a dit, qui est VEnfer; je n'ensuiô
qu'à la mort, mais ce que j'en ai vu est si vif qu'iLn'y a pas
moyen d'y durer....
Nicole, le doux Nicole faisait venir la chair de poule
même à M. de Pontchâteau*.
Nicole est plus d'accord avec le tempérament que
nous lui connaissons, et plus semblable à lui-même
quand il dit ^ :
« Il y a toujours en Dieu des entrailles de miséricorde
pour recevoir les pécheurs s'ils retournoient à lui, et s'ils
se convertissoient. Son sein paternel leur est toujours ou-
vert, et ils ont toujours tort de ne se pas convertir. Il est vrai
que, par une justice secrète , Dieu ne croit pas devoir changer
la volonté corrompue des réprouvés^ mais cette volonté de jus-
tice ne détruit point cette bonté essentielle"^^ qui est la loi de
Dieu même, et sa volonté par laquelle il est prêt à rece-
voir en sa grâce tout pêcheur converti et qui abandonne ses'
péchés, et par laquelle il lui ordonne de se convertir. C'est
de cette bonté que procède cette patience dont parle saint
Paul, qui invite les pécheurs à la pénitence. S'ils la fai-
soient, la miséricorde de Dieu leur seroit ouverte, et ses
grâces couleroient sur eux avec abondance. Ce sont eux qui
en arrêtent le cours et qui y mettent obstacle ; mais elles ne
laissent pas d'être toutes prêtes dans ses trésors, i)
Nulle part la difficulté de concilier la Grâce et la
liberté, la prédestination et la bonté divine, ne se trahit
1. Et pourtant...» M. de Ponlchâteau a la parole légèrement su-
rannée.
2. Et que dites-vou^ do cette autre gracieuse idée de Nicole, de
faire un Traité des péchés mortels inconnus? il a eu tout de bon
cette idée à un moment; mais il paraît que quelque autre théolo-
gien moraliste l'avait devancé.
3. Traité de la Soumission à la Volonté de Dieu,
4. Arrangez cela comme vous pourrez.
LIVRE CINQUIÈME.
475
plus irrécusablement qu'en ce passage; mais du moins
on y voit Nicole ramer de toute sa force pour s'empêcher
de donner contre Técueil, — cet écueil dont les autres
voulaient faire le port, selon la belle expression de
Bossuet. Il a composé depuis tout un système de la
Grâce universelle pour concilier cela.
Bien que disciple de Pascal en morale, Nicole n est
rien moins qu'un disciple asservi : il a ses différences,
ses désaccords même avec Pascal; il le juge une fois
presque sévèrement. Madame de La Fayette ayant dit, à
propos des Pensées, que c'était méchant signe pour ceux
qui ne goûteraient pas ce livre :
« Après ce jugement si précis, écrit Nicole au marquis de
Sévigné, nous voilà réduits à n'en oser dire notre senti-
ment, et à faire semblant de trouver admirable ce que nous
n'entendons pas.... Pour vous dire la vérité, j'ai eu jusques
ici quelque chose de ce méchant signe. J'y ai bien trouvé un
grand nombre de pierres assez bien taillées et capables
d'orner un grand bâtiment, mais le reste ne m'a paru que
des matériaux confus , sans que je visse assez Fusage qu'il
en vouloit faire. 11 y a même quelques sentiments qui ne me
paroissent pas tout à fait exacts et qui ressemblent à des
pensées hasardées (et il en produit quelques-unes en exem-
ple)....
€ Je pourrois, ajoute-t-il, vous faire plusieurs autres ob-
jections sur ces Pensées qui me semblent quelquefois un peu
trop dogmatiques, et qui incommodent ainsi mon amour-
propre, qui n'aime pas à être régenté si fièrement. »
Nicole sent bien le côté par où les Pensées de Pascal
choquaient d'abord le lecteur : et il ne sentait pas le côté
par lequel ses propres traités nous offensent. Sa finesse
de moraliste ne Texempte pas de cette sorte de partialité
naturelle à tous les hommes.
La vérité est que Nicole avait le ton volontiers différent
de celui de Pascal; il aime à citer ce mot d'un saint à
ses religieux : « Omnis sermo vesler dubilationis sale $il
476
PORT-ROYAL.
conditus (assaisonnez tous vos discours par le sel du
doute, qui corrige le dogmatique et le décisif). »
Il avait, dis-je, le ton différent, et quelquefois ua
peu aussi la méthode : dans son Discours sur rexistence
de Dieu et IHmmortalité de Vâme^ en reconnaissant les
preuves naturelles comme insuffisantes, il les juge pour-
tant solides et proportionnées à certains esprits : Il y
en a d'abstraites et de métaphysiques, ajoute-t-il, et je
ne vois pas qu'il soit raisonnable.de prendre plaisir
à les décrier. » — Nicole, par ce côté, mène à Da-
guesseau.
La portion la plus originale, la plus délicate et la plus
intime des Essais, à les bien comprendre (et je dis ceci
pour les esprits modestes qui ne dédaigneront pas de
les parcourir), est celle qui concerne les amitiés infidèles
des hommes, leurs jugements téméraires, leurs soupçons
injustes, tous ces défauts des gens de bien eux-mêmes,
avec lesquels il faut s'accommoder. Nicole en avait
beaucoup souffert, et il ne cessait d'y réfléchir : c*était,
dans toutes ses dernières années, sa pensée la plus fa-
milière et la plus voisine de son cœur. Nicole, en efi^t,
nous offre l'exemple le plus parfait de l'inégalité dans
ces alliances et, pour ainsi dire, dans ces mariages d'in-
telhgence entre un esprit supérieur et plus vigoureux
d'une part (comme l'était celui d'Arnauld), et de l'autre
un esprit moindre sans doute, mais plus délicat aussi et
à certains égards supérieur (comme était le sien), un
esprit qui est subordonné et qui souffre, soit qu'il
demeure, soit qu'il se sépare. Il eut besoin de tout son,
christianisme pratique pour ne pas être aigri. Les plus
distingués de ses petits traités, et celui de / 1 Paix à con-
server avec les hommes, se rapportent à cette habituelle
et douloureuse pensée.
En avançant dans la vie de Nicole, nous retrouverons
ce fonds de pensée constant. La suite de cette vie nous
LIVRE CINQUIÈME. 477
ramènera h quelques-unes de ses Leitresqui restent pour
nous la meilleure partie des Essais.
En 1671, au moment où il achevait le premier tome
des Essais, on le voit établi à Tabbaye de Saint-Denis,
dans un logement qu'il doit à l'amitié du cardinal de
Retz, abbé commendataire. Nicole avait assez souffert
des petits propos et des petites dissensions internes de
Port-Royal pour ne pas vouloir s'y aller loger tout à
fait ; et il avait cette retraite à Saint-Denis pour s'isoler
au besoin, pour y vivre plus indépendant quand il le
voulait. — A Paris il avait un logement au faubourg
Saint- Jacques dans ce qu'on appelait les Écuries de la
duchesse de Longueville, à proximité de cette princesse
qui, lorsqu'elle n'était pas à Port-Royal des Champs,
occupait elle-même un corps de logis dans la première
cour des Carmélites.
Le chapitre des logements de Nicole n'est pas le
moins curieux de son histoire et nous représente assez
bien les perplexités de son esprit. Aussitôt après la paix
de l'Église, et six semaines après la conclusion, Nicole,
tout occupé de recouvrer sa liberté et de constater qu'il
n était plus engagé nécessairement avec M. Arnauld,
qu'il en était une personne distincte et séparable, s'en
alla à Troyes comme s'il eût voulu s'y retirer, et il évita
pendant les dix années qui suivirent « de contracter au-
cune union fixe de demeure avec lui. » Logeant à Paris
l'hiver, il tâchait d'en sortir tous les étés pour les passer
dans quelque ville assez distante, Troyes, Chartres,
Beauvais, etc. Cependant il était rattiré vers Arnauld et
par Tamitié et par l'habitude, et par cette opinion
qu'avaient tous les amis, que Nicole et M. Arnauld, c'était
une même chose. Ils continuaient d'être associés indis-
solublement dans les jugements des hommes, et rien
n'avertissait d'une diminution de lien. Ainsi, dans l'au-
tomne de 1671, ils allèrent à Angers de compagnie. On
47Ô
PORT-nOYAL.
a leur itinéraire. Ils partirent de Paris dans le carrosse
de madame Angran, passèrent trois jours k Duretalcliez
le duc de Liancourt, s'arrêtèrent k La Flèche où ils visi-
tèrent le collège des Jésuites, allèrent de là au Verger,
terre du prince de Guémené. Ce n'étaient pas des
voyages de purs et rudes pénitents comme ceux de M. Le
Maître ou de M. Hamon. — On voit aussi Nicole avoir
Tœil, dans ses excursions, aux curiosités naturelles, aux
singularités des lieux oii il passait.
Nicole fit, en 1676, un autre voyage plus long vers
révêque d'Aletli, à qui il voulait particulièrement s'ou-
vrir sur ce qu'on le pressait d'entrer plus avant dans les
ordres. Il s'y rendit par Lyon, Avignon, Nîmes; il s'ar-
rêta au retour k Grenoble et y vit l'évêque Le Camus
(depuis cardinal), l'ancien libertin converti, et qui avait
pris pour modèle le vénérable Pavillon. Nicole visita avec
le prélat la Grande-Chartreuse*. Il alla aussi k Cham-
béry, oii était alors le cardinal de Retz qui Taccueillit
avec amitié, puis à Annecy, où il vit l'évêque de Genève,
M. d'Aranthon, et fit ses dévotions au tombeau de saint
François de Sales. Cette tournée devint plus tard l'objet
de mille sottes et méchantes accusations dans lesquelles
1 . Nous avons, par M. Le Camus lui-même, des nouvelles de la
visite de Nicole. Cet évêque, que ses lettres nous montrent homme
d'esprit^ écrivait à l'abbé de Pontcbâteau, à cette occasion :
t « A Chartreuse, 6 août 1676.
« Nous avons ici M. Nicole qui m'a beaucoup consolé par les chose
qu'il m'a dit {sic) de vous et de vos amis; j'ai été très-édifié de ses entre
tiens et des dispositions où il est. Il revenoit d'AIeth et m'a dit des nou-
velles de ce prélat (M. Pavillon) et delà fermeté avec laquelle il a reçu
la dernière touche que Dieu lui a fait sentir au sujet de la Régale.
« J'ai fait ce que j'ai pu pour le retenir (M. Nicole) quelque temps, comp
tant comme un très-grand avantage de ])ouvoir conférer avec une per
sonne aussi éclairée et dont les lumières sont si pures ; niais j'appréhende
que la pénitence que je lui ai fait faire ne l'ait obligé de décamper quel
qucs jours plus tôt qu'il n'rvoit projeté. Si c'est un très-bon auteur, c'est
un des plus méchants cavaliers qui soient au monde, et, à voir la peine
qu'il a de monter à cheval et d'aller par nos rochers, je me crois, tout
indigne ({ue je suis, plus propre à être en ce poste ici que lui. »
LIVRÉ CINQUIÈME.
479
on faisait de Nicole le diplomate voyageur du JanséDisme,
et « qui alloit chez les évêqucs pour les sonder, pour leur
inspirer ses sentiments s'il pouvoit. » Il prêtait peut-être
à ces propos par un mélange de curiosité un peu vive et
de mystère. Il voyait volontiers les gens, s'engageait de
conversation avec eux à la rencontre, dînait à la même
table, ne haïssait même pas de discuter de saint Augus-
tin et des questions du jour, se développait en homme
d'esprit, faisait que tous se demandaient : Quel est donc
cet ecclésiastique d'un savoir si éminent ? et les quittait
sans se nommer à eux et sans se faire connaître. Tel je
me figure Nicole en voyage, les jours d'aventure, d'après
les divers récits que j'ai pesés et balancés.
Peu après son retour d'Aleth, un orage se forma
Dans les premiers mois de Tannée 1677, les évêques
d'Arras (M. de Rochechouart) et de Saint-Pons (M. de
Montgaillard) résolurent de déférer au nouveau Pape
Innocent XI, quelques propositions scandaleuses des
casuistes relâchés : ils s'adressèrent à Nicole, le rédac-
teur en renom, et le sollicitèrent d'écrire la lettre ; il
refusa; on fit intervenir madame de Longueville, et
Nicole prêta sa plume et son beau latin. On le sut, et
cela fut pris pour une infraction à la trêve. Le roi
i ordonna à M. de Pomponne, secrétaire d'État, d'écrire
à M. Arnauld son oncle que Sa Majesté avait été satis-
faite jusque-là de sa conduite et de celle de M. Nicole,
mais qu'elle en recevait maintenant des plaintes de
toutes parts et qu'on les soupçonnait de vouloir réveiller
les contestations. Nicole un peu effrayé quitta Paris,
alla à Chartres, puis à Troyes, dont il affectionnait le
séjour, puis à Beauvais où il avait un petit bénéfice dû
à l'amitié de l'évêque, M. de Buzànval*. 11 cherchait à
ç^e faire oublier. Mais les morts de madame de Longue-
1. Un de ces Bénéfices qu'on appelait à simple tonsure.
480
PORT-ROYAL.
ville, du cardinal de Retz et de M. de Buzarîval qui arri-
vèrent coup sur coup en Tannée 1679, Tallaient priver
de ses trois petits asihs, à Tabbaye de Saint-Denis, aux
Écuries de madame de Long ueville , faubourg Saint-Jac-
ques, et à son petit bénéfice de la chapelle Saint-Nicolas
à Beauvais. Madame de Longueville mourut la première
(avril 1679)*. La persécution contre Port-Royal recom-
mençait. Il en apprit la nouvelle à Beauvais où il était
alors (mai). Il crut entendre les accusations renaître plus |
vives contre lui, au sujet de la lettre qu'il avait rédigée s
au nom des deux évêques, il y avait près de deux ans.
Quelques amis prudents craignaient qu'il ne fût menacé
de quelque chose de pire que Texil. Il jugea plus sûr
alors de quitter le royaume et passa à Bruxelles, où
M. Arnauld le rejoignit. Mais quand celui-ci parla de
pousser jusqu'en Hollande, Nicole, on le sait, renonça. ,
Il avait cinquante -quatre ans; il était lassé, infirme,
travaillé d'asthme ; il ne voulait plus ici-bas qu'un gîte
obscur, unnid. Il faut lui-même l'entendre aulong dans >
son doux et pacifique gémissement, Après cette sépara-
tion d'avec Arnauld pour laquelle il fut très-blâmé des
amis de Paris, étant allé de Bruxelles à Liège, puis, en ^
remontant la Meuse, à Sedan, il écrivait, de Tabhaye de
Châtillon où il était en décembre 1679, à une dame de
ses amies bel esprit et dévote, madame de Saint-Loup^ :
1. Voir kVA'ppendice une petite histoire concernant Nicole, et !
qui se rapporte à la dernière année de la vie de madame de Lon-
gueville. i
2. Madame do Saint-Loup , souvent nommée dans les Gorrespon- !
dances jansénistes, était une des afliuces actives et considérables
de ces Messieurs dans le faubourg Saint-Jacques. Ancienne amie
du secrétaire du Cabinet, Langlade, on lit sur elle et l'on entre- I
voit d'étranges choses dans les Mémoires de Gourville. Cela a Tair i
d'une mystification. Elle lit si bien qu'elle ratlaclia son ancien aiiii,.
trcspeu converti, à l'orUUoyal ; elle s'était arrangée pour garder
sou empire sur lui , tout en se raccommodant avec Dieu : elle lui
LIVRE CINQUIÈME.
e Puisque tout ie monde me lapide, et qu'on ne vous dis-
tingue point en cela des autres, il seroit peut-être bon, Ma-
dame, de savoir de quelle grosseur sont les pierres que vous
me jetez, afin de juger par là s'il y a sûreté à vous aborder
par une lettre, et si cela ne m'attireroit point quelque pierre
capable de m'écraser tout d'un coup : car vous savez que je
ne m'expose pas volontiers aux coups, et que je ne fis ja-
mais profession d'intrépidité. Néanmoins, comme jusqu'ici
vous ne m'avez pas donné lieu de vous croire des plus mau-
vaises, j'ai pensé que je pourrois prendre le hasard d'es-
suyer quelques-uns de vos coups en vous écrivant , et afin
i[ue vous ne craigniez rien de ma part, je vous déclare que
quoique j'aia de mon côté un tel amas'de pierres autour de
moi , qu'il semble qu'il y en ait de quoi repousser tout le
genre humain , je ne daignerois pas néanmoins en jeter à
personne, non pas même à ceux qui viennent m'en accabler
dans mon désert, parce que les gens me paroissent avoir la
tête à l'épreuve de mes pierres, qui ne sont que des raisons,
en cela différentes de celles qu'on me jette, qui ressemblent
fort à des injures. »
G'est là du bon Nicole, enjoué, agréable, du Nicole
quand il est laissé à lui-même, à son propre naturel, et
sans système. Toute sa lettre (et il en écrivit vers ce
temps un grand nombre qui roulent sur ce même sujet
de ses tribulations) est de ce ton fin, adouci; la moralité
y perce à demi sous la plainte. Il y glisse un conseil à
madame de Saint-Loup, dont le faible était de ne pou-
voir se passer des conversations brillantes :
a il est bon, Madame, d'accoutumer le corps aux viandes
communes et qu'on trouve partout, pour n'être pas miséra-
ble quand on n'a pas ce qu'on se seroit rendu nécessaire : il
-est bon aussi d'accoutumer son esprit aux esprits com-
fit faire quelque donation avant de mourir, et on lit dans les Jour-
naux manuscrits du mona..tcre que, le mercredi 11 novembre 1680,
on fit dans l'église des Champs un service pour M. de Langlade,
M, de Blancmériil, etc., « toutes personnes décédées depuis peu,
et ri qui la Maison a obligation» »
IV - 31
482
PORT-ROYAL.
muns, et de pouvoir se passer de M. de Trévillo, de M. Du
Bois et de M. de La Chaise*, et enfin de se défaire de l'idée
de la nécessité de toutes ces choses. Je ne saurois m'em-
pêcher de vous faire faire, sur cela, réflexion touchant ce
qui m'est arrivé cette année en Tespace de six mois. Pavois
trois petits établissements, l'un à Paris, l'autre à Saint-Denis,
l'autre à Beauvais, et j'étois meublé dans tous ces trois
lieux, très-petitement à la vérité, mais tout est grand à
ceux qui ne le sont pas. La mort de trois personnes m'a
privé de tous les trois lieux, et, outre l'appui que j'ai perdu
en leur personne, je suis exclu de ces trois demeures et ré •
duit à n'en avoir plus de fixe. Rien n'est plus contraire
à mon humeur que les changements de lieu , les visages
nouveaux, les nouvelles connoissances : il a fallu cependant
essuyer ces changements plus d'une fois tous les mois, et je
ne me suis point vu en lieu d'où je n'eusse un sujet raison-
nable de craindre d'être forcé de sortir, et dont je ne sois
sorti en effet.. On me disoit en un iieu qu'il y avoit un prési-
dent qui me pourroit faire une pièce : ailleurs on me faisoit
appréhender le gouverneur. Mais ce qui m'a été toujours
le plus formidable partout, a été le dégoût et la timidité
de mes hôtes. Au lieu des gens que vous savez que je voyois
à Paris, j'ai été réduit premièrement à des personnes auprès
de qui ni mon latin, ni mon françois, ni tout ce que je
pouvois savoir en quelque art et en quelque science que ce
fût, ne sorvoit de rien. Ensuite j'ai été assez longtemps
avec les charrons et les bateliers pour apprendre parfaite-
ment leurs mœurs et leurs coutumes; et enfin me voilà
réduit à n'avoir de conversation qu'avec les chênes et les
hêtres. Je crains assez les fatigues et les incommodités du
corps : j'en ai éprouvé de toutes sortes et d'assez pénibles,
sans que j'eusse, ni que je m'imaginasse personne qui m'en
plaignit. J'étois dans le monde sur un certain pied qui ne
blessoit pas toul à fait l'amour-propre; si je n'apercevois
pas dans les gens que je voyois de grands sentiments dVs-
l. Autrefois dans sa juaiie.^se, cL sous sa première forme ga-
lante, c'était de M. de Vardes, de M. de Caudale, de M. de SaiiU-
Évremond, que madame de Saint-L'jup aurait eu j)eino à se passer.
(Vuii- (hiris les Œuvres de Sainl-Évremond la Conversation avec le
duc de Caudale)
LIVRE CINQUIÈME.
483
lime et d'affection, je n'y voyons pas aussi de grands senti-
ments de mépris, ni des reproches bien durs. Je me con-
tentois assez de ce degré et n'en voulois pas davantage.
Cette rè/putaiion s est envolée comme des oiseaux dont on laisse
la cage ouverte. Il a plu au monde de m'en dépouiller, et
mes amis y ont consenti le plus bonnement du monde. Ja-
mais vous ne vîtes personne plus abandonné, et à la défense
de qui moins de personnes se soient intéressées. Je n'ai pu
même obtenir de personne qu'il suspendit son jugement, et
qu'il supposât que je pouvois avoir eu quelque raison.
oc Vous me demanderez sans doute comment on vit dans
tous ces états, et comment l'esprit s'y trouve. Je vous ré-
ponds en un mot, Madame, que soit dureté, soit philosophie,
soit persuasion que j'obéissois à la volonté de Dieu, je ne me
suis jamais trouvé en ma vie dans une situation plus tran-
quille, ni même plus disposé à la joie. Ce n'est pas que je
me fie à ce calme, et que je ne sois convaincu qu'ayant souf-
fert sans beaucoup de peine des états assez durs, je puis être
abattu et renversé par les petits accidents; mais j'ai toujours
sujet d'en conclure que la cause de notre foiblesse est plus
dans nous-mêmes que dans les choses extérieures, et que
nous nous en grossissons de beaucoup l'idée. Car qui m'au-
roit dit, il y a six mois, qu'il falloit mo résoudre à n'avoir
plus ni feu ni lieu, à être à charge à tout le monde, à chan-
ger continuellement de demeure, à être décrié et condamné
par les gens du monde et par les amis, d'un consentement
mutuel, a n'être plaint ni défendu de personne, à coucher
sur la paille avec la fièvre, dans des trous creusés sous les
rochers de la Meuse : en vérité cela m'auroit fait peur. Ce-
pendant cela est passé, et n'est pas si grande chose qu'on
pourroit croire. Je suis encore comme un oiseau sur la bran-
che sans savoir oii aller, mais je ne regarde plus cela
comme un si grand mal. Peut-être que ce que je crains n'ar-
rivera pas; mais, quoi qu'il en soit, je ne m'en mets pas en
peine. Je demeurerai ici, si je puis, en repos jusqu'au prin-
temps; sinon, j'en sortirai, s'il plaît à Dieu, fort en paix. Je
conclus de tout cela qu'il vous en arrivera de même, si vous
êtes jamais réduite à vous passer de Paris , et que vous ne
regarderez pas cet éloignement comme une fort grande
chose. C'est le but et la moralité do ma lettre, s
484
PORT-ROYAL.
Àinsi se plaint Nicole quand il est au plus bas dans le
malheur et la mésaventure, et réduit à Tétat de Job. —
Voulez- vous connaître la note intime de Tâme de chacun?
Écoutez-le quand il est en cet état de Job.
Cette lapidation dont il a parlé en commençant avait
surtout été causée par sa lettre h Tarchevêque de Paris,
M. de Harlai. En effet, dans le même temps qu'il se
séparait d'Arnauld, Nicole avait pensé à rentrer en
grâce auprès de son archevêque. Il avait écrit à M. de
Harlai, comme aurait pu faire le plus simple clerc, tout
un exposé sincère de sa conduite, avait expliqué naïve-
ment la part qu'il avait prise à la lettre des évêques de
Saint-Pons et d'Arras, et comment il y avait été amené.
11 se montrait d'ailleurs tel qu'il était, n'ayant, depuis
des années déjà, d'autre désir que de penser à son salut,
en se tenant à Técart des contestations, et de passer sa
vie dans l'étude et dans la prière : « En quelque lieu
que je sois, promettait-il en terminant, j'aurai les
mêmes égards pour éviter tout ce qui peut faire dubruity
et tout ce qui vous "peut donner de la peine. »
Cette lettre fut envoyée ouverte au curé de Saint-
Jacques, M. Marcel, qui devait la montrer aux amis, ce
qu'il fil en effet; et, nonobstant les remarques et objec-
tions de plusieurs, il la remit à l'archevêque sans préve-
nir Nicole, et peut-être fit-il bien : car par là il coupait
court aux perplexités de l'exilé et lui ôtait du pied sa
phas grande épine
Mais quand cette lettre fut ébruitée (août), il y eut
parmi les jansénistes zélés une grande clameur contre
le pauvre Nicole. Depuis longtemps on le taxait de fai-
blesse. Deux ans auparavant, à l'avènement du nouveau
pape Innocent XI, M. de Pontchateau et la mère Angé-
lique de Saint-Jean avaient conseillé qu'on tâchât de le
1. M Marcel était ou avait été lecoiifesbcur de Nicole et le con-
uaibbail bicu.
LIVRE CINQUIÈME.
485
déterminer à aller à Rome, où ron avait besoin (Fun
théologien instruit pour pousser à la condamnation des
Gasuistes; on craignait qu'à Paris il n'affaiblît trop
M. Arnauld. Nicole refusa, et ce fut M. Du Vaucel qui
plus tard fit le voyage. Nicole, toujours ingénieux même
dans ses douleurs, disait qu'il n'avait jamais été plus
traversé dans sa vie que par des gens qui couchaient sur
du sarment : le lit ordinaire de M. de Pontchâteau était
des fagots. —Au bruit de la soumission de Nicole, sur
cette demi-ligne surtout qu'on citait de sa lettre et par
laquelle il s'engageait envers l'archevêque/ envers ce
nouveau persécuteur cauteleux de Port-Royal, de ne lui
point faire de la peine, il y eut un cri et un décri géné-
ral; M. de Pontchâteau, M. Hermant de Beauvais,
M. Le Roi, abbé de Haute-Fontaine (lequel oubliait
trop que Tabbé de Rancé l'avait depuis peu lui-même
rudoyé), tous, par leurs paroles, par leurs lettres, les
plus modérés par leur opiniâtre silence, maltraitèrent et
mortifièrent Nicole. On a ses réponses, ses justifications,
pleines de raison, de charité et aussi d'agrément.
Au fond, toutes ces récriminations et ces clameurs ne
lui apprennent rien de bien nouveau. Il est sagace etfîn,
il est moraliste, il devine. Il sait faire de loin la part et le
rôle de chacun dans cette soudaine insurrection des amis.
a II me prend envie, Monsieur, écrit-il à l'un de ces
donneurs de faciles conseils, de me révolter un peu contre
tous tant que vous êtes, et de tâcher de vous rendre raison-
nables. J'entends admirablement le sens de votre Confortare;
et quand vous ne m'auriez rien fait connoître de vos senti-
ments, il suffit que je vous connoisse tous pour prévoir à
peu près tout ce que vous aurez pu dire. Je serois capable
de redire à chacun tout ce qu'il a dit, et de vous marquer,
sans que personne m'en ait averti, ceux qui ont parlé aigre-
ment, ceux qui ont parlé avec un air de moquerie, ceux
qui ont mêlé quelques traits de compassion, ceux qui ont
tâché d'adoucir un peu les choses, ceux qui ont jeté feu et
486
PORT-ROYAL.
/lamme. Je me suis trouvé souvent en esprit dans ce conci7c,
où j'ai si peu entendu de choses à ma louange. Enfin, Mon
sieur, je ne pense pas que rien m'ait échappé et que, quand
vous me voudriez tous faire une confession générale, vous
m'apprissiez rien de nouveau. Il y en a qui l'ont déjà fait
par écrit, et le bon M. Le Roi s'en est acquitté avec une sir.
cérité merveilleuse. »
M. Le Roi s'était oublié jusqu'à lui écrire, en lui
opposant l'exemple de M. Arnauld et sans tenir compte
de la différence des situations et des caractères : « Quelle
a été la tentation qui vous a porté jusqu'à vouloir entraU
ner votre ami dans l* égarement avec vous?... L'exemple
si terrible que vous lui donnez n'a point été capable de
Taffoiblir; mais l'exemple si puissant qu'il vous donne
n'aura-t-il point la vertu de vous faire recouvrer vos
forces? » M. Le Roi était vraiment plaisant, lui qui
vivait en paix dans sa belle abbaye, de vouloir condamner
Nicole a un héroïsme et à un exil perpétuel. On a de quoi
admirer la patience de Nicole dans la réponse qu'il lui fit^
Nicole trouvait singulier à bon droit qu'on lui fît un
crime de désirer vivre en paix à Paris, comme M. de Saci
vivait à Pomponne, comme M. de Tillemont à TillemonI/
et qu'on le voulût condamner à une perpétuelle commu-
nauté de combats, à un éternel enchaînement de corps
et d'esprit avec M. Arnauld; car, sans compter les
autres charges qu'une telle détermination imposait et
qui dépassaient les forces morales de Nicole vieilli, la
première condition, en se remettant avec M. Arnauld,
1. M. de Pontchâteau lui-même trouvait que M. Le Roi était allé
trop loin : « Je suis fâché de la lettre de M. de Haule-Fontaine à
M. IMicole, mais je suis marri que M. Nicole y ait donné occasion/
Ce n'est pas que ce qu'il a fait méritât une correction si dure; mais
il est vrai qu'il a écrit une lettre à M. de Paris qui a fait de la
peine à tous ses amis. .. On a trop [)oussé M. Nicole, et il se défend /
trop, ce mo semble. » (Lettre à M. de Neercassel, écrite de Rome le
2 février 1680.)
LIVRE CINQUIÈME.
487
était de demeurer enfermé avec lui, enfei mé toute sa vie
comme dans une prison, sans avoir même la liberté de
mettre le nez à la fenêtre de peur d'être reconnu. Les
migraines seules, quand il n'y aurait eu que cela, au-
raient empêché Nicole de se soumettre à un tel régime . Le
contraste de ce qu'on permettait à d'autres et de ce qu'on
prétendait lui imposer, à lui, provoquait de sa part de
spirituelles répliques, etpluslittéraires qu'on ne croirait:
« Je ne puism'empêcher, écjivait-il àl'unde ces empressés
censeurs et des plus zélés Arnaldistes, M. de Ponlchâteau,
de vous faire un peu rire de l'honneur que le monde me fait
en cette rencontre ; car on me traite à peu près comme Gi-
céron traite Caton en le comparant à soi. Il prétend dans
cette comparaison, qu'à cause de la différence de son humeur
et de celle de Gaton, il avoit pu se réconcilier avec César et
vivre en repos à Rome après la bataille de Pharsale, mais
que pour Gaton il falloit qu'il mourût : Moriendum potius
quam lyranni vultus aspiciendus fuit.... Si ces messieurs ont
mérité qu'on leur fasse Li grâce que Gicéron se fait à lui-
môme, je ne vois pas ce qui leur donne lieu de me charger
du personnage de Gatoii, avec lequel il me semble que j'ai
très-peu de rapport. »
Quant au point de vue général qui concernait tout le
parti, il faisait très-bien ressortir la difierence qu'il y
avait entre la situation des affaires de Port-Royal à ce
moment de 1679, etTétat où elles étaient quinze années
auparavant. Cet état présent qu'il fallait, selon lui, trai-
ter par le silence plutôt que par des écrits, était à la fois
plus tolérable et plus extrême; — plus tolérable, en ce
que les religieuses n'étaient point réduites en captivité
ni privées des sacrements; — plus extrême et plus dés-
espéré, en ce qu'aucun évêque n'étant intéressé dans la
cause, Louis XIV souverain maître n'avait qu'à s'irriter
d'une défense imprudente, d'un écrit venu de l'étranger,
pour frapper incontinent et terminer la contradiction
d'un seul coup.
PORT-ROYAL.
Cependant (et c'est ce qui les honore tons deux), tandis
que le bruit public les mettait aux prises, le procédé des
deux principaux personnages, l'un à Tégard de l'autre,
restait ce qu'il devait être : au milieu de ce déchaîne-
ment injuste des gens de bien, Nicole blessé ne faisait
rien remonter de son mécontentement jusqu'à Arnauld;
Arnauld se conduisait avec équité et générosité en ren-
dant témoignage à Nicole. On a les lettres qu'ils s'écri-
vaient dans le fort de la crise. La première lettre de
Nicole à Arnauld, qui fut écrite de Liège, dut être des
premiers jours d'août*. C'est à cette lettre qu'Arnauld
répondit par une lettre du 9 août, imprimée dans le
recueil des siennes. Il y reste lui-même et dans sa ligne,
tout en entrant jusqu'à un certain point dans les raisons
de Nicole :
« Je vous suis obligé de' ce que vous m'avez bien voulu
décharger votre cœur : vous ne le sauriez faire à personne
qui entre plus dans vos peines et qui y compatisse davan-
tage.; et quoique je ne puisse pas toujours être de votre sen-
timent, je ne prétendrai jamais que vous soyez obligé d'être
du mien, surtout quand il s'agira d'entrer dans des engage-
ments 011 vous auriez trop de répugnance. J'aurai toujours
la reconnoissance que je dois des assistances que vous m'a-
vez rendues; mais cela ne me donne pas droit de vous en
demander de nouvelles, et c'est assez que Dieu ne vous en
donne pas la volonté pour me faire accepter cette privation
comme un ordre de sa providence. Je n'approuve donc point
1. Elle n*est pas imprimée; j'en ai trouvé la minute de la main'
de Nicole dans un manuscrit (T. 2297) de la Bibliothèque Mazarine.
Cette lettre commence ainsi : « Je réponds ou plutôt j'écris à
monsieur d'f/rfai sur M. Elzevir et sur divers autres points, mais
je crois me devoir adresser à vous en particulier sur le sujet des
plaintes que je sais que l'on fait sur mon sujet, et que j'ai
apprises tant par M. dlJrval que par M. Périer.... » M. d'Urval
était M. Guelphe, secrétaire et compagnon d'Arnauld. — Je
donne cette ieltre en entier dans VAppendicc ^ à la fin du présent
volume.
LIVRE CINQUIÈME
489
que Pon parle de vous comme Ton fait, et je trouve surtout
qu'on a grand tort de le faire de la lettre à M. de Paris....
Il est vrai que je ne voyois pas de nécessité de l'écrire...,
parce qu'il n'y a rien à espérer de tous les éclaircissements
que l'on donne à cet homme.... Il n'y auroit qu'un moyen de
l'apaiser : ce seroit de lui faire des bassesses , dont je suis
certain que vous n'êtes pas plus capable que moi.... »
Arnauld n^approuve pas toutes les craintes de Nicole,
ses demi -rétractations du passé, et ses velléités de
repentir au sujet de livres de polémique anciennement
écrits. Il articule les mots de timidité et même de pusil-
lanimité :
« On peut tomber dans la disgrâce de son Seigneur pour
avoir manqué de faire profiter un talent qu'il nous avoit
donné. Le talent que vous avez d'écrire en latin est très-rare,
et on en peut user très-avantageusement pour l'Église, sur-
tout dans la conjoncture d'un Pontificat tel qu'est celui-ci.
Vous l'enfouissez quand vous témoignez une si grande pente
à ne vous mêler de rien. Excusez ma chaleur; c'est peut-
être un zèle mal réglé qui me fait dire toutes ces choses : il
me semble pourtant que je n'ai point d'autre intérêt que
celui de Dieu et delà vérité. Adieu, ain)ez-moi toujours,
et assurez- vous que je ne prendrai j oint de part à tous les
caquets du monde, et, quelque parti que vous preniez , la
petite peine que j'en pourrois avoir ne m'empêchera ja-
mais de vous regarder comme mon ami à la mort et à la
vie etc. »
Telle fut la ligne de sentiment et de conduite que tint
Arnauld envers Nicole après leur séparation. Il écrivit
-des lettres à Paris pour rabattre l'excès de zèle des amis
et pour justifier la sincérité de Nicole : ainsi, à madame
de Fontpertuis^, le 2 septembre 1679 :
1. Nous dirions^ nous, à la vie et à la mort; c'est que
nous croyons surtout à la mort, et que, lui, il croyait surtout à la
vie.
2. Madame de Fontpertuis était veuve de M. Angran de Fontper-
490
PORT-ROYAL.
(( Je loue le zèle de nos amis , mais assurément il va trop
loin, et certainement ils se trompent quand ils soupçonnent
M. de Saint'Vast (Nicole) d'agir par cupidité. Il y peut avoir
de la crainte, mais il y a aussi du scrupule et de l'embarras
de conscience; et ce qui me le persuade est qu'il y a long-
temps qu'il a les pensées qu'il témoigne avoir maintenant....
Il m'en a entretenu et encore plus M. Du Vivier (de Sainte-
Marthe) dans un temps où il n'y avoit point d'apparence de
persécution. »
Enfin, deux ans après, à propos d'une nouvelle tracas
série qu'on suscitait k Nicole pour Tenaploi de sa part
dans les fonds de Nordstrand, Arnauld écrit très-net à
M. de Pontchâteau (15 octobre 1681) :
(( J'apprends par une lettre de M. Nicole, qu'on s'est hor-
riblement laissé prévenir contre lui, par de méchantes rai-
sons, sur une affaire où il a tout à fait raison.... Je ne puis
m'empêcher do dire qu'il semble qu'en toutes choses on
prenne à tâche de le décrier, comme on l'a fait encore au
sujet de la permission qu'il a eue de demeurer chez lui (à
Chartres) : quoique cela se soit proposé par un ami sans sa
participation et sans qu'on y ait apporté aucune condition, on
n'a pas laissé d'en prendre sujet de le taxer de lâchelé, ce
qui me paroît la plus grande injustice du monde.
tuis, conseiller au Parlement de Metz. — C'est son fils, homme d
débauche et de plaisir, qui fut le sujet d'un mot célèbre d
Louis XIV, que Saint- Simon, et Duclos d'après lui, nous ont con
servé. Le duc d'Orléans, partant pour l'armée d'Espagne en ITO "
nomma au roi, parmi ceux qui devaient lo suivre, Fontpertuis.
« Comment, mon neveu? lui dit le roi prenant un front sévère
Fontpertuis! le fils de cette janséniste, de cette folle qui a cour^
M. Arnauld partout! je neveux point de cet homme-là avec vous. "
— a Ma foi! Sire, répondit le duc d'Orléans, je ne sais paâ c
qu'a fait la mère, mais pour le fils, il n'a garde d'être janséniste
et je vous en réponds, car il ne croit pas en Dieu. « — a Est-il pos--
silile, mon neveu? >> répliqua le roi en se radoucissant. — «Rien
do jilus ccrt/iin, Sire, je puis vous en assurer. » — a Puisque cela
est, dit lo il n'y a point do mal, vous pouvez le mener. » —
Le duc (]\)rlcans ne se lit l'.'iule de rnconlor la scène, et il n'en
parlait jamais, dit Saint-Simon, sans en vive, aux larmes.
LIVRE CINQUIÈME.
« N^est-il pas utile qu'il soit en repos, afin qu'il puisse tra-
vailler pour l'Église? ne le fait-il pas toujours d'une ma-
nière ou d'autre?
N^esf-il pas juste que chacun agisse selon son don? n'a-t-il
pas rendu d'assez grands services pour lui en savoir gré, et
ne le pas traiter comme un esclave qui n'auroit pas la li-
berté de faire ce qui lui plairoit?
« Il a de très-belles vues et qui sont de la dernière impor-
tance, et au lieu d'y entrer et de lui donner moyen de les
suivre, on voudroit qu'il s'appliquât à des choses auxquelles
il n'a pas d'inclination ; et parce qu'il ne le fait pas, peu s'en
faut qu'on ne le traite de déserteur. Gela m'a toujours paru
si déraisonnable, que vous me pardonnerez bien, si je n'ai
pu m'empêcher de vous en décharger mon cœur dans Tocca-
sion que m'en a donnée cette nouvelle affaire de Nordstrand. »
Le grand et brave Arnauld, le bon et doux Nicole I
tels ils se dessinent à nous de plus en plus par leurs
paroles et leurs actes mêmes.
Et pour Nicole , on peut dire qu'il sortit de, cette
épreuve, sinon en héros, du moins plus pur, plus mo-
deste, plus ingénieux dans la pénétration des replis du
cœur, plus continent dans ses plaintes, plus doucement
circonspect et tolérant dans sa doctrine, en un mot avec
For le plus fin de son don. Les mots les plus charmants
de lui, ses paroles les plus vives et qui lui ressemblent
le plus, lui sont venues à cette occasion et s'y rapportent.
Dans l'une des nombreuses stations qu'il fit durant ce
temps si agité (et il en fit jusqu'à seize différentes), étant
à l'abbaye d'Orval dans le Luxembourg (1679-1680),
il reçut la plus grande partie des lettres dont nous avons
parlé et où on lui disait d'étranges choses :
« Ces lettres m'ayant empêché de dormir près de quinze
jours, écrivait-il agréablement plusieurs années après, j'eus
recours à divers remèdes : je pris des émulsion?, des orges
mondés, et enfin de l'opium plusieurs fois. Tout cela n'y
ayant rien fait, je pris résolution de me délivrer de ces pen-
PORT-ROYAL.
sées en réfutant toutes les raisons qu'on m'alléguoit, que je
trouvois pitoyables, et j'en composai un écrit qui a pour titre
Apologie. Je ne sais quel effet cet écrit fit sur quatre ou cinq
personnes à qui je le montrai, mais il fit certainement celui
que j'en prétendois pour moi, qui étoit de me rendre le som-
meil, et il me rétablit en mon état ordinaire.
« Cependant le bruit d'une Apologie s'étant répandu,
M. de F.... s'en remua et m'en écrivit; et je me souviens de
plus que M. Bureau, ecclésiastique de mérite, m'en fit une
remontrance fort sérieuse, sur ce qu'entre les écrits des Pè-
res, il n'y avoit que deux ou trois Apologies de cette sorte ,
comme celle de saint Athauase, De fuga sua; et il me témoi-
gna qu'il craignoit fort que le monde ne s'offensât que je
voulusse les imiter.
oc Je lui répondis qu'il n'avoit nul sujet de s'en mettre en
peine, que cette prétendue Apologie avoit uniquement pour
but de me procurer le sommeil. Et, en effet, après en avoir
tiré ce secours, je l'ai renfermée pour ne voir jamais le jour,
n'ayant jamais eu une si sotte vanité que d'appliquer le
monde à ce qui m'arrive. Mais il me semble aussi que c'est
une intention fort légitime que de vouloir dormir, et que-
comme un certain archevêque de Gonstantinople, dont il est
parlé dans Grusius, avait pour dicton ordinaire , quHl faut
de Vargent^ )(^pr|[jLd(Tojv htX, on peut prendre légitimement
celui-ci : // faut dormir î>tcvou 8et : cela soit dit en pas-
sant. »
Il racontait, dix ans après, cette agréable histoire pour
expliquer comment il avait été amené à répondre par
écrit à des objections qu'on lui faisait sur sa vue de la
Grâce générale : « C'est, disait-il, une nouvelle espèce de
narcotique que j'ai toujours pratiqué. »
Écrire les choses ou les idées qui tourmentent, s'en
décharger sur le papier, puis garder cela au fond d'un
tiroir à clef et n'y plus penser, c'est une recette que je
me permets aussi de recommander après Nicole et selon
ma propre expérience particulière. Pour les personnes
nerveuses et d'un tempérament littéraire, écriture c'est
LIVRE CINQUIÈME.
493
délivrance*. — Mais nallez pas publier! la guerre el
tous les tourments recommenceraient pour n'en plus
finir.
Nicole avait bien par moments des démangeaisons de
publier cette Apologie qu'il avait faite; il la faisait cir-
culer. Elle alla jusqu'en Hollande^ Heureusement sa
crainte le retint et il sut s'arrêter à temps :
« Que voulez-vous que je vous die, écrivait-il à un ami à
qui il en envoyait le premier jet,
quoique la plupart de ces Troyens et de ces Troyennes à la
robe traînante ne m'en sacbent pas plus de gré. »
1. Un jour que M. de La Mennais avait écrit à Béranger de son
ton le plus lugubre : » Il y en a qui naissent avec une plaie au
cœuTj j> son spirituel correspondant lui répondait : « En êtes-vous
bien sûr, mon cber ami? Je crois plutôt que nous autres, qui ve-
nons au monde pour écrire, grands ou petits, philosophes ou
chansonniers, nous naissons avec une écritoire dans la cervelle.
Comme l'encre y abonde sans cesse, dès que nous laissons reposer
notre plume, le noir liquide se répand el coule jusqu'au siège de
nos affections. Alors, nos humeurs s'imprègnent de noir, nous
voyons tout en noir, hommes et choses; le monde, la création
tout entière nous fait horreur. Nous nous en prenons surtout à la
pauvre espèce humaine, dont tant de gens disent pis que pendre,
comme s'ils avaient l'honneur de n'en pas faire partie. Mais em-
ployons-nous l'encre de notre écritoire à noircir du papier, aus-
sitôt notre esprit se rassérène; notre imagination se purge, et nos
œuvres fussent-elles œuvres de misanthrope, notre humeur, charmée
par le travail, ferme cette plaie dont vous vous plaignez. Oui, cher
maître, il en est ainsi de nous autres écrivains. Employez donc
votre encre, pour qu'elle ne se répande pas surtout votre être.
Écrivez, écrivez.... »
2. M. de Pontchâteau écrivait, le 18 avril 1680, de Rome où il
était alors, à M. de Neercassel à Utrecht : « Je reçois quelquefois
des lettres de nos deux amis (Arnauld et Nicole). J'ai eu regret de
ce qu'on avoit dit tant de choses^ contre celui dont vous avez vu
VApologie. Ce n'est pas que je convienne qu'il ait raison en tout,
mais on en a trop dit »
3. C'est le mot d'Hector à Andromaque qui lui conseillait de ne
. pas se risquer en plaine contre les Grecs trop puissants {Iliade^
POUT-ROYAL.
Parmi ces Troyennes à la robe tramante^ il nous est
difficile de ne pas apercevoir une ou deux des religieuse?
de Port-Royal, sans doute la mère Angélique de Saint-
Jean, la sœur Briquet, et certainement madame de
Fontperluis et quelques autres de ces dames de la Grâce.
A madame de Pontpertuis comme à madame de Saint-
Loup, Nicole écrivait de là-bas de fort jolies choses sur
la prévenlion, et sous forme de remercîment pour les
•bons offices que cette prévention qu'elle avait contre lui
ne Pavait pas empêchée de lui rendre. Selon lui, « la
prévention est comme attachée à la nature de l'homme,
et on la doit plutôt regarder comme une misère générale
que comme un défaut particulier. » On est prévenu quoi
qu'on fasse, malgré soi. On se laisse surprendre par
ses qualités mêmes ; la faiblesse humaine ne saurait s'en
garder. Ce n'est donc point sur les simples préventions
de l'esprit qu'il faut juger des gens, puisque tout le
monde y est sujet, tuais sur la manière dont on se com-
porte dans les préventions :
« Il y en a qui ont des préventions aigres, farouches, impé-
tueuses, sans règle, sans mesure, qui leur font oublier en un.
moment tous les devoirs de l'honnêteté et de l'amitié à l'é-
gard de ceux qui ont le malheur d'en être l'objet. Il y en a,
au contraire , dont les préventions sont civiles et obli-
geantes. »
Madame de Fontpertuis était dans ce dernier cas.
Puisqu'il ne s'agit que de savoir quelle est la nature et
la couleur de la prévention de chacun, Nicole voudrait
qu'on s'en assurât au préalable avant de lier une amitié
définitive :
c( Je vous avoue que l'expérience que j'en ai faite me fait
regarder cette épreuve comme nécessaire, et que j'aurai
VI, 442) : a Je crains le qu'en dira-t-ùu des Troycns el des Troycii.
ii(!S à la rohc traînante. »
LIVRE CINQUIÈME.
495
peine à l'avenir à me fier à personne, lorsque je ne Faurai
pas vu prévenu et que je ne saurai pas jusqu'où il porte
ses préventions. J'oserois même vous dire (pourvu que vous
ne preniez pas ma comparaison trop à la lettre....) que je
voudrois que l'on fit, à l'égard des préventions, ce que l'on
dit que les filles de Bretagne font à l'égard du défaut qui
règne dans ce pays-là, qui est celui de s'enivrer; car, comme
elles supposent qu'il n'y a point d'homme qui en soit
exempt, elles n'en épousent point, dit-on, sans l'avoir vu
ivre, afin de savoir par là s'il a bon ou mauvais vin. »
Et il conclut qu'il conviendrait d'observer la même
précaution à Tégard des amis, et de ne les choisir qu'a-
près les avoir vus une bonne fois prévenus, et en sachant
par expérience jusqu'où et comment ils portent leur
prévention *.
Pour peu que nous continuions à rencontrer Nicole
sur ce ton d'agrément, il me semble que nous ne tarde-
rons pas à en revenir sur son compte à cette admiration
si vive qui échappait à madame de Sévigné ^.
A l'abbé de Ghâlillon, parlant encore des préventions
et des impressions diverses qui se font sur les fantaisies
des hommes, il explique comment la religion même et la
vertu ont souvent pour effet de les rendre plus fortes :
« La spiritualité est comme un sceau qui les rend fermes
1. Nicole dit jusqu'où ils portent... et non pas comment ils por-
tent. Il approche souvent ainsi de l'expression vive, mais il reste
en deçà.
2. Kt nous dirons avec cette autre femme distinguée, miss Ilan-
nah More, écrivant à Jean Newton : Que mon favori Nicole est
charmantl le connaissez-vous? rarement ai-je rien trouvé de
plus délicat. Ses Lettres sont ce qu'il a de mieux en fait de petite
morale. Il est sans égal sur tous les sujets trop minces pour un
sermon, comme l'amour-propre , les charités domestiques , le
triomphe sur soi-même, etc-. » — N'ouhlions pas de dire , puis-
qu'il s'agit de lettres, que le cachet de Nicole était une Croix dans
laquelle était entr*3lacée une couronne d'c'pme^ , avec ces inots-
Libertas summa.
iPORT-ROYAL
et durables. Gela est scellé hermétiquement. Il faut ou cas-
ser le verre ou le laisser en cet état. C'est ce dernier parti
qu'il faut prendre; car de le casser, ce seroit trop grand
dommage, étant beau et bon pour d'autres choses. *
Et qu'on ne s'imagine pas qu'il serve de rien de vou-
loir réfuter ces fantaisies et d'en venir à un examen où
le faux se démontre. Ce verre-là^ même quand il est
brisé, se refait vite et se cristallise de nouveau :
« Les petits enfants de nos villages, Monsieur {si parva
licet componere magnis)^ ont une assez plaisante coutume,
quand ils vont en procession après Fâques : celui qui porte
la clochette s'éloigne avec quelques camarades d'un quart
de lieue du gros de la procession, et s'il rencontre quelque
autre clochette, on en vient au combat; on donne de grands
coups d'une clochette contre l'autre , et l'on ne termine
point le combat que Tune des clochettes ne soit cassée. Après
quoi il n'y a plus à disputer; car personne ne doute de quel
côlé est la victoire.
« 11 seroit à souhaiter, Monsieur, qu'il en fût de même
dans le conflit des fantaisies, et que celle qui seroit cassée le
fût si visiblement et si incontestablement que l'on n'en pût
pas douter. Mais il n'en est pas ainsi : ces fantaisies, quel-
que cassées qu'elles soient, se réhabilitent facilement, et
sont prêtes de revenir au combat tout de nouveau ; ainsi ce
n'est jamais fait.
« Voilà, Monsieur, où j'en suis à l'égard de ces différents
sentiments. Je m'imagine que je désabuse quelques per-
sonnes par-ci par-là, quand j'en trouve en mon chemin;
mais, quand elles reprennent leurs fantaisies, je les laisse là
et ne 7)1* y joue plus, »
Montaigne dirait-il autrement et mieux ? — Mais,
pensant ainsi, pourquoi Nicole n'est-il pas Montaigne?
Je me figure qu'en se comparant tout bas avec Ar-
nauld, avec cette nature armée et invulnérable, en re-
connaissant ses propres avaîitages comme finesse, et
LIVRE CINQUIÈME. 497
tout aussitôt ses infériorités comme force, il écrivait alors
en vue de lui-même cetle pensée qu'on a citée souvent :
(( On peut avoir l'esprit très-juste, très-raisonnable, très-
agréable, et très-foible en même temps; l'extrême délica-
tesse de l'esprit est une espèce de foiblesse. On sent vive-
ment les choses , et on succombe à ce sentiment si vif. Il y
a des gens qui sont douloureux partout. »
Nicole, vers la fin, avait l'âme partout rhumatisante.
Il était tout occupé, on le voit dans ses lettres d'alors
qui sont de petits traités de morale, à faire taire ses justes
plaintes, à craindre de s'applaudir d'avoir raison ; il pra-
tiquait ses préceptes : « Il n'y a proprement que Dieu qui
ait droit de se plaindre des erreurs et des ignorances des
hommes..,. On peut blesser la vérité en diverses ma-
nières, et il n^est pas juste que ceux qui la blessent
d'une manière parlent durement de ceux qui la blessent
en une autre. On blesse la vérité en la combattant, en
lui résistant, en ne lui cédant pas, en inspirant aux
autres la fausseté, cela est vrai, mais on ne la blesse pas
moins en s'en glorifiant et en l'employant à nos intérêts
et à notre vanité*. » Il revient là-dessus en cent façons.
De fort belles lettres de lui, adressées à la mère Angé-
lique de Saint-Jean et à M. de Saci, marquent combien
-il pratiquait celte modération charitable. Avant d'être
revenu à Paris, il se remet avec eux dans les meilleurs
termes, s'il avait pu y avoir quelque altération. M. de
Saci, non content de le faire assurer par un tiers de la
continuation de ses sentiments, les lui avait confirmés
par une lettre : Nicole l'en remercie avec l'accent d'une
humble reconnaissance, et se loue de lui pour la retenue
qu'il avait gardée sur son compte dans le temps de la
1. Dans le petit traité : Qu'il y a beaucoup d craindre dans les
contestations y pour ceux même qui ont raison.
IV ~ 32
498
PORT-ROYAL.
plus grande chaleur. Ces lettres ont leur prix, quand on
sait qu'il avait pour M. de Saci plus de respect que de
goût.
La situation de Nicole restait équivoque, et, malgré
sa lettre à M. de Paris, il continuait de vaguer à la fron*
tière. De Tabbaye d'Orval il était retourné à Liège, puis
h Bruxelles ; il était temps que cela finît. Ce fut un de
ses amis et compatriotes chartrains, M. Robert, cha-
noine et depuis grand pénitencier de TÉglise de Pi3ris,
qui trancha le nœud et obtint de l'archevêque que le
pauvre inquiet errant lût autorisé à revenir à Chartres.
Je crois que ce fut dans le cour ant et sur la fin de 1681* ;
les biographes de Nicole n'indiquent pas avec précision
la date. Nicole, de retour daus sa ville natale, y vécut
quelque temps sous le nom de M. de Bercy, Un procès
entre ses sœurs et la famille d'un beau-frère l'occupa
alors ; il tâcha d'être conciliateur ; cela lui fit faire de
nouvelles réflexions sur le cœur humain : les petits
traités intitulés le Procès injuste et des Arbitrages en sont
sortis.
Après d'autres légères mésaventures qui survinrent
encore et dans lesquelles on reconnaîtrait toujours son
esprit aimable, facile et craintif, Nicole, par rintervention
du même ami M. Robert, put enfin revenir demeurer à
Paris : ce fut en mai 1683. Il écrivit bientôt après, et
par manière d'actions de grâces ou de rançon, son livre,
les Prétendus Réformés convaincus de schisme (1684), et
son autre livre, de VUnitè de VÈglisey contre le système
de Jurieu (1687)^ Les Protestants devaient s'accoutu-
1. M. Arnauld, dans une lettre d'octobre 1681, parle de cet ac-
commodement comme d- une chose récente. Nicole, dans une lettre
à M. de Saci, écrite- peu après son retour à Chartres (et en 1682,
je suppose), dit que depuis près de trois ans il a été soumis aux
divers jugements des hommes. Le récit .de Goujet pourrait faire
croire à tort que Nicole est rentré dès IG8Û.
2. Dans une lettre de M. de Pontchâteau i\ M. DuVaucel, du
LIVRE CINQUIÈME.
499
mer à payer les frais de tout raccommodement jansé-
niste. Mais nous aimons mieux Nicole désormais comme
moraliste que comme combattant. Que l'on ne vienne
plus nous parler de la vigueur de son bras et de la trempe
de son glaive; nous le connaissons trop bien.
Je vois par des lettres de M. de Pontchâteau Tirapres-
sion première qu'on reçut à Port-Royal des Champs de
ce retour de Nicole à Paris. M. de Pontchâteau y était
alors en passant; il écrivait, le 31 mai 1683, à made-
moiselle Gallier* :
« On a mandé ici choses et autres de M. Nicole. Il dit
qu'on ne connoît pas M. de Paris, qu'on enuseroit autrement
avec lui. Je ne sais s'il ne blâme point les amis. Il dit qu'il
veut aller à Port-Royal des Champs. .. On ne m'a pas dit
de qui cela vient, mais on m'a mandé qu'il en parle à tout
le monde et à toutes sortes de gens qui n'en ont que faire.
Gela ne fait pas un trop bon effet. Parlez-lui un peu comme
cela vous étant revenu de par le monde , et qu'il semble
qu'il blâme les autres pour se bien mettre avec M. de Paris.
On craint qu'il ne veuille s'entremettre plus loin qu'il no
faudroit et qu'il ne fasse des avances incommodes.... (Et le
5 juin) : Mais savez-vous que M. de Bétincourt (Nicole) est
de la fine moitié trop simple pour tous ces gens-là? »
Il paraît que Nicole parlait un peu trop. M. de Pont-
château craignait d'être induit par lui à une démarche
auprès de Tarchevêque et à quelque accommodement.
5 mars 1688, je lis : « Le dernier livre de M. Nicole contre Jurieu
a fait un bien dont il faut louer Dieu. Un ministre qui s'étoit con-
verti par grimace, rayant lu, en a été touché et a été trouver M. Ni-
cole pour le lui dire et pour le remercier de l'avoir écrit, parce
qu'il lui a ouvert les yeux et Ta fait résoudre à être catholique de
bonne foi. Je vous dis tout ce que je sais; peut-être vous en saurez
déjà la plus grande partie. »
1. C'était une grande amie des Jansénistes. Il y a des lettres de
M. Haœon à elle. Il paraît qu'elle logea dans un temps M. de Pont-
château; elle demeurait rue Saint-Antoine.
500
PORT-ROYAL.
On voit par toutes ces lettres que Nicole leur fait un peu
pitié; cela perce. On reste pourtant en de bôns termes
avec lui. On ne répugne même pas absolument à se ser-
vir de l'accès qu'il a auprès de l'archevêque :
c( De Port-Royal des Champs, jeudi 24 juin 1683. — (Tou-
jours M. de Pontcbâteau à mademoiselle Galber).... Dites-
lui aussi, s'il vous plaît, que vous m'avez mandé ce que M. de
Paris a dit que M. de Pontcbâteau lui avoit fait demander
d'aller àPort-Royal, que je vous ai dit que je n'étois passur-
pris qu'on ne lui accordât pas, mais que je m'imaginois que
M. Mercier (c'est-à-dire M. de Pontcbâteau en son nom de
simple jardinier) le pourroit peut-être obtenir plus aisément
si quelqu'un parloit pour lui et le représentoit tel qu'il est,
pour un planteur de choux et rien autre. Mais je dis à ce
M. Mercier qu'il se tienne en repos et qu'il prie Dieu et qu'il
le laisse faire. »
En attendant, et sans avoir l'air "de s'en soucier, M. de
Pontcbâteau faisait donc insinuer à Nicole de dire un
mot en sa faveur ^
M. de Saci étant mort vers ce temps (janvier 1684),
son corps avait été transporté de Pomponne à Port-
Royal des Champs en passant par Paris. Gela s'était
fait par les soins de la duchesse de Lesdiguières, de ma-
1. Au milieu des légères ironies dont Nicole était l'objet, s'il
iui survenait quelque chose de sérieux et de grave, on re(iu..vait
de l'intérêt et de l'amitié pour lui. Ainsi dans une lettre du 15
juillet 1686, écrite de Port-Royal des Champs, M. de Pontcbâteau
parle en ces termes de Nicole alors très-malade : «» Je suis vrai-
ment en peine de M. de Bétincouft; je le recommanderai aux prières,
car je l'aime et l'estime tout à fait, et j'aurois un très-grand re-
gret s'il mouroit. Je ne vous dis pas cela pour lui dire; c'est que
je parle naturellement et comme je le pense. » (Manuscrits de la
Bibliothèque de Troyes.) — C'est un point suffisamriient établi que
l'amitié et l'estime persistante, au milieu des débats et des désac-
cords plus ou moins marqués, de INicole à Arnauld et à Saci, de
l^onlchâteau à Nicole, — comme plus tard de M. d'Ëteii'are à
Du Guet.
LIVRK CINQUIÈME.
501
dame de Fontperluiset autres personnes dévotes. J'ai dé-
critle grand et profond caractère qu'offrit pour les cœurs
restés fidèles, pour les âmes filiales, cette cérémonie
funèbre *. Nicole sent autrement. On voit qu'il approu-
vait peu ces apparats, ces béatifications, et plus séculier
que les autres, il en craignait même le ridicule. Il en
écrivait à mademoiselle Aubry de Troyes^.
« C'est à la vérité une chose douteuse que ce qui s'est
passé à l'égard de M. de Saci, et la pente que vous avez
à l'approuver vient apparemment d'un meilleur fonds :
j'avoue que j'ai plus de pente à l'improuver, et peut-être
que c'est un mal.... Rien n'est plus exposé à la moquerie des
hommes que l'empressement des dévotes et des religieuses
envers leurs directeurs, et rien même ne leur nuit davan-
tage. Si l'on lâche bride à ces empressements, on tombe dans
mille inconvénients ridicules. On pouvoit prévoir que l'on
sanctifieroit cette personne en 1 amenant à Port-Royal,
qu'on lui feroit toucher des chapelets, et mille autres
choses qui ont un air ridicule.... Si cet exemple a lieu,
nous aurons autant de saints qu'il y aura de directeurs de
religieuses et de dames.
« Après tout, à quoi cela aboutit-il? à contenter trois ou
quatre personnes qui auront une consolation spirituelle d'a-
voir M. de Saci enterré parmi elles, et à exciter parmi cent
autres un zèle tout humain de se signaler à l'envi à donner
des marques de l'estime quHls^ avoient pour lui parce qu'el-
les seront agréables à la supérieure.. . Ne doutez pas, Ma-
demoiselle, que si l'on sait que je suis dans ces sentiments,
cela ne me fasse une affaire; on dira que j'en ai été jaloux,
1. Voir tome II, p. 369 et suivantes, le tableau des funérailles
de M. de Saci.
2. Mademoiselle ou plutôt madame Aubry, de Troyes^ directrice
d'une Communauté de régentes destinées à l'éducation des jeunes
filles du peuple; c'était Nicole qui avait fondé cette Communauté
et en avait donné la direction à madame Aubry. (Voir OEuvres
inédites de Grosley, 1812, tome I, pages 32-37.)
3. Nicole est sujet h employer le mot de personnes comme on
fait pour gens, et il met ils ensuite et non pas elles.
502 PORl-ROYAL.
que je le méprise, et mille autres discours ridicules. La vé-
rité est néanmoins que je l'estifiie beaucoup, que je le tiens
pour une personne vertueuse, et que je n'ai guère vu de vie ^
plus estimable que la sienne à tout prendre. Son plus grand
défaut a été de ne s'être p is assez aperçu des empresse-
ments déraisonnables des personnes qui s'adressoient à lui,
et des passions humaines qu'^7s avoient, qui ont été des su-
jets de mu?mure à une infinité de personnes et affoiblis-
soient à leur égard l'estime de sa vertu. J'en ai été témoin
trente ans durant, et je vous assure que cela ne m'a pas
empêché de l'honorer sincèrement. Car si nous ne voulons
estimer que les personnes sans défaut , nous n'estimerons
personne : les Saints même en ont eu, et, si nous les avions
vus, peut-être ne nous auroient-ils pas satisfaits. »
De tels jugements suffiraient pour marquer que Ni-
cole n'était plus et n'avait jamais été de la race et de la
tige des Port- Royalistes purs; il n'en a ni l'esprit ni la
ferveur. Peu s'en faut qu'il ne parle là de M . de Saci
comme d*un directeur denonnes^ Allons! Nicole, comm
Du Guet, n'était que le cousin-germain de Port-Royal.
Un cousin-germain très-lié et très-déférent toujours.
Il continuait en ces années de prêter son goût et sa
plume, quand on l'en priait de ce côté, pour des usages
tout littéraires. Il dressait, sur les mémoires de la sœur
Eustoquie de Bregy, la Vie de la mère Marie des Anges,
ancienne abbesse de Maubuisson et de Port-Royal, et I
la mettait en état de paraître. Il revoyait et corrigeait
pour le style les ouvrages de M. Hamon^-; et Ton voit
1. Et encore, quelques années après, il révoque en doute les;
prétendues gucrisons miraculeuses faites par i'imerccssion de
M. de Ponlchâteau au loiideniaiii de sa niort (1690); il ne prend
pas même la peine de s'en éclaircir. Et pourtant, disent nos au-
tours un peu étonnés de cette indifïerence , « ces miracles sont
attestes par des actes en bonne forme. »
'i. Ces publications de M. Hamon , que faisait Nicole, ne pas-
saient pas sans quolcjues objections des amis : on a vu ce qu'en
I)ensait Aroauld ([)rccédomment, p. 301). Dans une lettredeM.de
LIVRE CINQUJÈME.
503
par des lettres que lui écrivait en 1690 et en 1693 la sœur
Elisabeth Le Féron, désormais Tune des directrices du
monastère, à quel point l'union de cœur et de charité
subsista toujours entre la maison des Champs et lui.
Ainsi Nicole vieillissait infirme, tout entier tourné
k la science du salut, cherchant la paix , croyant l'avoir
enfin assez achetée. Mais une nouvelle et soudaine con-
troverse le reprit vers 1690; c'était au sujet de l'opi-
nion conciliante qu'il essayait d'introduire sur la Grâce
générale. Pour trop vouloir concilier, le voilà derechef
aux prises avec toas ses amis. Son guignon l'emportait
sur sa prudence. Ici du moins tout se passa en douceur
et sans infraction aux termes essentiels de l'amitié.
Nicole avait toujours été préoccupé de l'idée de rendre
cette doctrine de la Grâce, qui était le côté odieux du
Jansénisme, moins odieuse et plus accessible à tous. Il
aurait voulu réahser par là , disait-il , un désir qu'il
avait souvent entendu exprimer à Pascal. Mais il est
très-douteux qu'il s'y prit pour cela de la manière qu'au-
rait préférée Pascal, Il chercha de tout temps des biais,
et dès 1660, s'en étant entretenu avec M. Girard, le
théologien, il crut l'avoir pour apjirobateur. Des ques-
Pontchâteau, adressée à M. Arnauld ou à M. Rulh d'Ans (ce qui
revient au même), du 29 août 1689, je lis ce passage qui est comme
une réponse indirecte de Nicole :
« Le second volume de M. Hamon ne réussit pas comme le premier,qu'on
parle déjà dp réimprimer. M. de Bétincourt m'en parle agréablement ; il
ne s'étonne point et ne change point de sentiment sur le mérite des ou-
vrages de M, Hamon. « C'est une chose si rare , dit-il, de voir un homme
« qui parle du fond du cœur et avec une plénitude de persuasion de ce
« qu'il écrit , et qui ne sente point le discoureur , que dussent ils faire cent
« plaisanteries et sur l'auteur et sur le réviseur , je n'en estimerai pas
« moins l'ouvrage et n'en mépriserai pas moins leur critique. Il n'y a rien
« de grand dans le monde que ce qui porte les marques de l'Esprit de Dieu.
« La plupart des livres sentent l'esprit de l'homme, et l'esprit de l'homme
« sent fort mauvais, fût-il le plus parfumé du monde.... »
Je m'arrête à temps, cai Nicole pousse plus loin la comparaison
et jusqu'à offenser le goût
504
PORT-ROYAL.
lions que lui adressa en 1674 ce Lel esprit curieux,
M. de Tréville, Tavaient reniis à Texamen de Tinso-
luble problènoe, qui était un de ses thèmes favoris. Il
composa encore en ce sens un Abrégé de théologie
vers 1679. C'est une copie de cet écrit qui, tombant dix
ans après aux mains d'Arnauld, provoqua de sa part
des réfutations vigoureuses , auxquelles Nicole dut op-
poser des justifications explicatives. De là toute une
controverse fort animée bien que sans aigreur, non pu-
blique, et qui se menait par voie manuscrite. M. de
Pontchâteau en fut, tant qu'il vécut, le zélé colporteur,
Le Père Quesnel, qui était alors dans les Pays-Bas au-
près d'Arnauld en manière d'aide de camp et qui en
celte qualité avait remplacé Nicole, prit feu contre celui-
ci, du moins contre sa doctrine. Du Guet lui-même, à
Paris, et son ami Dom Hilarion Le Monnier, bénédictin
de Saint-Vannes, jugèrent indispensable de réfuter
l'éclectisme de Nicole en matière de Grâce * .
Le fait est que Nicole devait sembler reculer de beau-
coup, au regard de ceux qui ne l'auraient connn qu'au-
trefois sous le nom du fameux Wendrock. Ce qu'il au-
rait souhaité aujourd'hui rendre accessible à la raison,
c'était ce double point contradictoire : que Dieu veut
sincèrement que tous les hommes soient sauvés, et h
la fois qu'il n'en sauve pourtant que quelques-uns. Il
imaginait à cet égard une espèce de Grâce générale dé-
partie à tous les hommes (des grâces communes qu'il
appelait imperceptibles); mais la question qu'on lui
posait élait toujours de savoir si celte Grâce générale
suffisait seule au salut, ou s'il en fallait absolument une
1. Tous ces écrits ne furent imprimés et produits au jour qu'a-
près la mort de Nicole : Traité de la Grâce générale, par M. Nicole,
2 vol. in-12, 17 15. — lléfutation du Système de M. Nicole touchant
la Grâce univcr salle, \ydr M. l'ahbé Du GueL, et par Dom Hilarion,
bénédictin de Saint-Vannes, 1 vol in-12, 1716.
LIVRE CINQUIÈME.
505
autre actuelle et vraiment efficace, auquel cas cette
Grâce générale qui n'agit pas devenait un pur mot.
Dom Hilarion, saint Augustin en main, lui posait là-
dessus diverses alternatives :
P Cu bien d'imiter le Père Petau, qui, après avoir
assez bien parlé de saint Augustin au commencement
de ses Dogmes^ change de sentiment à la fin et dit que
ce grand docteur est fort embarrassé sur la Grâce suf-
fisante; qu'il semble avancer à certains endroits que
Dieu ne la refuse à personne, et qu'il lui échappe le
contraire ailleurs (ce qui est bien possible). — Mais c'é-
tait là un parti indigne de la sincérité de Nicole, lui
disait-on, de Nicole trop éclairé pour trouver de Tobs-
curité chez saint Augustin, l'infaillible Docteur en pa-
reille matière.
2^ Ou bien d'imiter Huet et tous ceux qui suivent
un tiers parti sur ces matières de Grâce (comme encore
le docteur de Launoi , etc.), lesquels soutiennent qu'il
y a à cet égard deux traditions distinctes dans l'Église,
et toutes deux plausibles et orthodoxes , l'une en effet
érigée et défendue par saint Augustin, Tautre suivie
par Origène et beaucoup des Pères grecs ; qu'on peut
se ranger à cette dernière. En adoptant cette voie
mixte, on a beau jeu sans doute pour passer en revue
les textes et faire montre d'érudition, en même temps
que ce parti est le plus propre à contenter les gens.
« On laisse chacun en repos , on avoue que les deux
opinions sont probables , et on ne se plaint que du
zèle emporté de M. d'Ypres, qui n'en veut que pour son
saint Augustin. » — Mais y a-t-il apparence, disait-on à
Nicole, que l'ancien Wendrock, après avoir été le cham-
pion de saint Augustin dans les plus belles années de
sa vie, s'en revienne, à la fin , se faire un oreiller dans
l'école du révérend Père Léonard Lessius et de ceux
qui marchent dans les larges voies d'Origène? '
506
PORT-ROYAL.
Enfin on ne lui laissait qu'une troisième issue qui,
en effet, semble être celle qu'il croyait possible. C'était,
comme Fauteur ancien du traité de la Vocation des Gen-
tils^ d'admettre une Grâce générale donnée à tous, sans
entendre parler d^autre chose que d'une certaine Grâce
extérieure et naturelle insuffisante; à'une Grâce suffisante
qui ne suffit pas. Et ce parti, lui disait-on, prête des
armes aux ennemis de la Grâce par Tambiguïté du
langage; on a beau expliquer après, Téquivoque de-
meure et prête flanc. On lui citait, à ce propos, des
paroles formelles d'un de ses bons amis , qui ne paraît
pas autre que Wendrock lui-même. — Nicole, de quel-
que côté qu'il se tournât, ne pouvait donc s'en tirer. Il
fit preuve daos toute cette discussion de ressources
d'esprit infiniment subtiles et aussi ingénieuses que
ses intentions étaient honorables; mais selon moi, si
on l'avait cru un grand théologien , il dut y laisser
cette réputation. Un grand théologien voit les choses
bien autrement, d'ensemble et d'aplomb, moyennant
des distinctions capitales, décisives et inattaquables de
front; il asseoit autrement son camp. Ici Nicole est
tout dans les intervalles, dans les nuances, aux confins
des opinions ménageables : il n'est qu'un psychologiste
habile et surtout un moraliste. On dirait qu'il essaye
par ses. précautions d'adoucir, d'amadouer l'ennemi.
Le docteur Petit- Pied le comparait assez spirituelle-
ment « au gouverneur d'une place qui, pour mieux
la défendre, croiroit devoir abandonner les ouvrages
extérieurs et réunir toutes ses forces dans le corps de"
la place. » A quoi Du Guet répondait a que c'étoit un'
fort mauvais système de dt^fense, et qu'il ne trouveroit^
ni habileté ni sagesse, dans un gouverneur qui se con-'
duiroit de la sorte. »
Nicole ne tenait au reste que médiocrement à son
dernier système; il n'y voyait guère qu'un jeu d'esprit,
LIVRE CINQUIÈME.
une sorte de partie de toM^^ théologique ; il en fait
agréableraent les honneurs dans les dernières lettres
qu'il adresse là-dessus au Père Quesnel, et par lesquelles
il prétend ensevelir la question : « Laissons donc^ s'il
vous plaît, tous ces différends spéculatifs; Je me puis
tromper, vous pouvez aussi vous y tromper. Ce sont
des procès à laisser au jugement de Dieu. » Ainsi con-
clut, sur toute cette controverse, le Bayle chrétien. Ce
n'était pas la peine de tant écrire. Mais ne viens-je pas
de dire qu'il s'en amusait * ?
Les historiens jansénistes forcés de reconnaître et
d'enregistrer ces concessions de Nicole, tant d'efforts
embarrassés et subtils pour concilier l'idée de prédes-
tination avec celle d'humanité et de justice, disent que ce
sont des espèces de taches dans un grand esprit. D'autres
y verraient plutôt d'imparfaits retours au droit sens na-
turel et de légères envies de sens commun, dans un bon
esprit noué en naissant et mis à lagêne par de faux plis.
Nicole sentait confusément que la vérité, soit telle
qu'il la désirait, soit telle que la voulaient ses amis,
avait moins que jamais chance de réussir, que le monde
allait ailleurs, et que ce qui avait pu, dans sa jeunesse,
lui paraître une grande cause était désormais une cause à
peu près perdue. A la mort de l'évêque d'Angers, Henri
Arnauld(juin 1692), il écrivait, dans une lettre de con-
doléance à M. Arnauld, ces belles paroles, d'une élo-
quente tristesse, et plus éclatantes même qu'à lui n'ap-
partenait :
« // me semble que je suis né dans une Eglise éclairée de di-
verses lampes et de divers flatnhe'mx^ et que Dieu permet que
1. il faut rendre aussi au Père Quesiiel (puisque je l'ai nommé)
cette justice, qu'il entendait la raillerie. Jl y a de très-jolies Jet-
treSj et très-gaies, de lui à Nicole^ dans lesquelles d parle en
homme d'esprii plus qu'en théologien du Pouvoir physique, de la
Cm râce suffisante, etc.
508
PORT-ROYAL.
je les voie éteindre les uns après les autrefi, sans quil paroisse
qu'on y en substitue de nouveaux. Ainsi il me serablc que
l'air s'obscurcit de plus en plus, parce que nous ne méritons
pas que Dieu répare les vides qu'il fait lui-même dans son
Église. C'est ce qui fait aussi que je me sens porté plus que
jamais à honorer ce qi^i reste de ces anciennes lumières, et
principalement celui qui est maintenant le seul qui reste de
la famille que je regarde comme la plus illustre de ce siècle,.,.
J'ai bien peur qu'il ne soit trop vrai de dire de la génération
qui suivra celle-ci : jEtas parentum.... Car il me semble que
tout va de pis en pis^ et que les semences qu'il y avoit de
zèle, d'équité et de raison, s'éteignent de plus en plus et de-
viennent sans action, o
Nicole lui-même ne survécut que de quinze mois à
son illustre maître.
Il avait pris la plume dans sa dernière année contre
le Quiétisme ; Fénelon n'y figurait pas encore par ses
écrits, mais seulement le Père La Combe et madame
Guyon^ Bossuet avait déterminé Nicole à cette réfu- '
tation étendue des doctrines mystiques, de même qu'il
avait précédemment déterminé Arnauld à écrire contre'
la métaphysique de Malebranche. Personne ne s'enten-
dait comme lui à utiliser les grands auxiliaires et à les
détourner de leurs sentiers trop particuliers pour les
occuper contre Tennemi commun.
Bossuet voyait Nicole et le considérait beaucoup. Il
lui disait que ses ouvrages lui paraissaient un arsenal
pour la religion. Il le consultait sur des points de doc-
trine. Il semble même, dans Tune des lettres de Bos-
suet, que Nicole est trop d'accord avec lui sur l'expul-
sion violente des Protestants^. Ils ne sont pas moins
1. Nicole avait déjà écrit quelque chose contre madame Guyon en
1687, après cette visite qu'il avait reçue d'elle.
2. a J'ai été très-aise, lui écrit Bossuet (7 dncembre 1691), de
vous voir appuyer paiticuliireracnt sur une chose que je n'ai voulu
dire qu'en passant.. , c'est, Monsieur, sur le triste état de la
LIVRE CINQUIÈME.
509
d'accord sur la sourde tendance rationaliste de Richard
Simon, ou, pour parler moins à la moderne, sur sa
dangereuse et libertine critique. Ils conspirent autant
qu'ils peuvent à ^étouffer^
Nicole était avant tout honoré, considéré. On croit
que ce fut par égard pour lui, et à cause de la manière
France, lorsqu'elle étoit obligée de nourrir et de tolérer sous le
nom de Réforme tant de Sociniens cachés, tant de gens sans reli-
gion, et qui ne songeoient, de l'aveu même d'un ministre, qu'à
renverser le Christianisme. Je ne veux point raisonner sur tout ce
qui s'est passé, en politique raffiné; j'adore avec vous les desseins
de Dieu, qui a voulu révéler par la dispersion de nos Protestants
ce mystère d'iniquité et purger la France de ces monstres, » C'est-
à-dire des Sociniens. Cela fait peine. Et puis ces Sociniens qu'on
chassait par la porte rentraient par la fenêtre; la révocation de
l'Édit dà Nantes n'en a pas sauvé un seul au dix-huitième siècle,
et en a même engendré un bon nombre.
1. Richard Simon refusait toute compétence à Nicole en ma-
tière de critique scripturale (de même que madame Guyon lui
contestait de bien entendre la spiritualité) : x Si vous êtes curieux
de savoir le fin de toute cette affaire, écrivait Simon au Père Du
Br-euil en lui indiquant les motifs (jui firent supprimer en 1678
son Histoire critique du Vieux Testament, vous n'avez qu'à vous
adresser à M. Nicole qui est de vos amis; c'est lui qui a eu le
plus de part à la suppression de mon livre, bien qu'il n'en ait pas
été le premier auteur. Mais je puis vous assurer, sans lui Jaire
tort, que c'est l'homme de Paris le moins capable d'en juger, parce
qu'il ne s'est jamais appliqué à cette sorte de littérature, dont il
ignore même les premiers éléments. Soyez persuadé que je ne
vous parle point en l'air. On m'a communiqué une lettre qu'il a
.écrite là-dessus au prélat (Bossuet) qui Tavoit consulté, et qui lui
avoit envoyé de son chef un exemplaire de mon livre. Celte lettre
ne contient que des raisons vagues et générales, sans venir au fond
des matières, parce qu'il nen a aucune connoissance , comme vous
" pourrez en juger vous-même, si vous le mettez sur quelque fait qui
regarde la critique de l'Écriture. Quand je n'aurois pas su d'ail-
leurs que M. Nicole a écrit la lettre, il m'auroit été facile de le re-
connoitre par de certaines expressions qui se trouvent dans ses
livres el qui lui servent de lieux communs. » — Si Nicole n'enten-
dait pas le détail de la question ou des questions soulevées par Ri-
chard Simon, il ne se trompait pas sur la portée de la tentative et
sur le danger. C'est par cette espèce de critique qu'en Allemagne
la foi en l'Écriture a péri. Strauss est au bout.
510
PORT-ROYAL.
choquante dont on Vy traitait, que l'archevêque de
Paris, M. de Harlai, fit supprimer la première édition
du livre du Père Daniel contre les Provinciales (1694).
Si Ton excepte les Jésuites, tout le monde respectait
Nicole. Sa modération (indépendamment des deux ou
trois cas dérogeants que j'ai cités, et qui ne se remar-
quaient point alors) le liait et le maintenait en relation
avec tous. Il avait revu, avec son ami le comte de Tré-
ville, VHistoire de Théodose, à la prière de Pléchier. Il
continuait d'être en de bons rapports avec le savant
Père Thomassin de l'Oratoire, même après que celui-ci
eut tourné le dos au Jansénisme. Il voyait souvent Tabbé
Renaudot, Tabbé de Saint-Pierre, jeune et déjà philo-"
sophe, qui se plaisait à le faire causer de Pascal et de,
ses autres amis. Racine, dès longtemps pardonné, venait-;
le visiter souvent et aimait à Tinterroger sur les particu-,;
larités de Port-Royal et sur bien des petits secrets d'in-:
térieur, qu'il mettait par écrit dans ses notes et qu'il
n'aurait pas mis dans son Histoire. Boileau, écrivant à^*
Racine, disait : « Mais surtout témoignez bien à M. Ni- '
cole la profonde vénération que j'ai pour son mérite, et-
pour la simplicité de ses mœurs encore plus admirables.^
que son mérite. » Un nouveau volume qui paraissait des|
Réflexions de Nicole sur les Épîtres et Évangiles était?,
une fête pour les années vieillissantes de Boileau.
On se figure bien Nicole vers la fin, logé vers Isi
place du Puits-l'Hermite derrière la Pitié, dans unfl
maison appartenant au couvent des religieuses de 1^
Crèche, proche le Jardin du Roi oii il va quelquefois se-
promener, ou encore dans son petit hermitage de Cor-,'
beil qu'il eut deux ans et que ses infirmités le forcèrent
de laisser. 'Le second étage de sa maison à Paris com-^
muniquait à une petite galerie, dont la fenêtre donnait
dans l'église du couvent. Il avait dans son iouement ;
simple une belle bibliothèque; il avait même q^clquefl i
LIVRE CINQUIÈME.
511
portraits d'anciennes religieuses de Port- Royal par
Champagne; c'était son luxe. On dit qu'à certains jours
de la semaine il faisait des conférences sur des points
de controverse avec ses amis les plus habiles dans la
matière : c'était sa petite Académie à lui. Voilà tout
Nicole {Scholasticns, et in vita tolus umbratili) avec
son goût de vie à Tombre, avec ce goût bien décidé
d'honnête et de modérée controverse qui laisse souvent
le doute comme résultat, mais qui a fait passer en revue
quantité d'opinions, d'idées, et donné surtout de l'exer-
cice au raisonnement. Une frugalité sobre, une tapis-
serie de serge, quelques tableaux pourtant de Cham-
pagne au fond; c'est Fidéal de la retraite plutôt pieuse
que pénitente de l'homme de lettres chrétien qui vieillit;
ce devait être l'idéal de la dévotion de Boileau.
L'année même de sa mort, en 1695, une personne
étant allée le voir lui demanda pourquoi il n'écrivait
plus contre les Jésuites. Nicole répondit : « Je n'ai pas
de vocation pour cela. » Il avait coutume de dire qu'il
n'était point appelé par état à écrire et qu'il n'avait eu
qu'une vocation passagère; et comme cette personne
insistait, il ajouta avec son ironie imperceptible : « Je
ne suis pas assez bon médecin pour les guérir. »
Les Quiétistes, contre lesquels il croyait se sentir une
vocation, portèrent malhe'ir à Nicole. Il s'épuisa à relire
de ses yeux affaiblis les ouvrages dont il voulait com-
battre la doctrine; il avait à peine terminé son travail qu'il
fut atteint de paralysie, le 1 1 novembre 1695; ses savants
médecins et pieux amis, Dodart, Morin, Hecquet, ac-
coururent, mais ne le purent sauver. Une seconde attaque
l'emporta le 16, à l'âge de soixante-dix ans*.
l. Je donnerai le récit d'un contemporain et d'un témoin.
M. Vuillart écrivait à M. de Préfontaine, le 21 novembre 1695 :
M Votre dernière lettre , Monsieur , est du 16 qui est le jour que l'illustre
auteur des Essais de Morale a vu finir son exil de 70 ans. Je voulois me
512
PORT-ROYAL.
Ses dernières dispositions furent peu suivies. Il avait
demandé par son testament qu'on Tenterrât le plus sim-
donner l'honneur de vous rendre compte de cette nouvelle , aussi diligem-
ment qu'il se pouvoit; mais, n'ayant eu depuis l'affliction que ce premier
moment ici de libre , je me suis , malgré moi , laissé prévenir par la Ga-
zette^ où l'abbé Renaudot a fait son devoir à cet égard. Le jour de Saint-
Martin, IVI. Nicole eut dès le matin une attaque d'apoplexie , qui fut qua-
lifiée d'apoplexie manquéii ^ car elle ne le tua pas sur-le-champ, comme
elle auroit fait si elle avoit été foudroyante , ainsi que parloit son médecin.
Le mal se jeta donc en partie sur le bras gauche ; mais, demeurant en par-
tie dans la tête , elle la tint enivrée, nonobstant l'évacuation de 15 pa-
lettes de sang, tirées des bras et du pied. Le 13 au soir, on lui apporta,
de la part de la comtesse de Grammont, quelques gouttes d'Angleterre
qu'on battit dans du vin d'Espagne et qu'on lui fit prendre. Peu de mo-
ments après , il sentit sa tête se dégager et sa langue se délier ; car elle
étoit devenue très-épaisse. Ce mieux que cela lui procura dura près de
deux fois vingt-quatre heures. Je m'y trouvai alors, et je fus témoin qu'il
dit à une personne qui lui promettoit encore de ces précieuses gouttes "qu'à
la vérité , il en admiroit l'effet si prompt et si puissant , mais qu'il étoit
tout honteux qu'on donnât à un coquin un remède fait pour les rois » Le 15,
il empira. On lui fit une nouvelle saignée. Mais, son heure étant venue, il
falloit partir pour le retour à notre patrie , ce qui arriva le 16 au soir. Dès
le jour de l'attaque, il avoit reçu les sacrements. Il a marqué à diverses
reprises qu'il désiroit qu'on fût bien persuadé qu'il s'étoit toujours senti
fort uni à son ancien et incomparable Ami dans l'amour et la doctrine de
saint Augustin. Il a paru avoir ce témoignage extrêmement à cœur. 11 a
souffert avec une grande paix les diverses incommodités et les douleurs
de cette dernière maladie , et sa vie s'est éteinte comme celle d'un enfant.
On lé porta, on fit son service, et on l'enterra devant le crucifix du
chœur dans la nef de Saifit-Médard , sa paroisse, le 18 , et un très -grand
nombre de gens de mérite s'y trouvèrent. L'abbé de Beaubrun, fils du
célèbre peintre, qui a de l'érudition et de la piété , est l'exécuteur testa-
mentaire et M. le comte du Charmel , homme d une haute dévotion, retiré
à l'Institution de l'Oratoire, est légataire universel avec le Père Fouquet,
prêtre de l'Oratoire et l'abbé Gouët, retiré à Saint-Magloire depuis quel-
que temps. Cela regarde ses livres et ses papiers. 11 laisse son bien de
Chartres à ses proches. Il avoit donné 200 livres de rente sur la ville à son
secrétaire M. Giot. Il y a ajouté une pension viagère de 300 livres sur tous
ses biens , et autant à sa servante. Ils en ont eu tous deux de grands soins.
Il n'y avoit guères qu'il avoit mis entre les mains de M. Pirot, censeur
des livres, le manuscrit de deux nouveaux volumes d'Essais de Morale.
Ses légataires auront sans doute grand soin d'en faire part incessamment au
public. On aura son portrait; car j'ai appris d'une de ses parentes qu'on
avoit son portrait sans qu'il le sût. »
Il ne se passait pas de jour qu'on ne fît quelque chose à propos
(le la mort de M. Arnauld: il n'en fut pas de même pour Nicole; on
ne fit ni vers ni prose. Son portrait gravé parut peuaprès et se ven-
dit en même temps que celui d'Arnauld : a II est de moitié du prix
LIVRE CINQUIÈME. 513
plement possible, sans frais superflus, sans rien de con^
traire à l'esprit de pauvreté et d'humilité, et on lui fit
exposition solennelle dans la cour des religieuses de la
Crèche, convoi avec cierges et flambeaux. Il avait prié
de vive voix un ami de faire porter son cœur à Port-
Royal des Champs pour y reposer à côté de celui d/Ar--
nauld (touchant retour); mais l'ami ne fut informé de
cette mort presque subite que lorsqu'il était trop tard
pour exécuter la recommandation. — Dernier trait qui
achève cette vie de Nicole: on oublie de porter son cœur
à Port -Royal * !
Le célèbre sculpteur Coysevox, qui était son voisin,
vint modeler son visage avant Tensevelissement. Déjà
mademoiselle Ghéron l'avait peint de son vivant à la
dérobée, pendant qu'il dînait chez une personne de ses
amis : inscium pmxit,.,. Nicole a laissé une lettre
pleine de scrupules sur ce sujet des portraits, dans
laquelle il penche à ne les point autoriser, sans aller
toutefois jusqu'à les interdire^.
a Cependant nous perdons M. Nicole, c'est le dernier
des Romains, » écrivait madame de Sévigné à M. de
comme de moitié de la grandeur de l'autre. » (Lettre de M. Vuil-
lart du 17 mars 1696 ) On a là les proportions des deux hommes,
des deux réputations.
1. La succession de Nicole donna lieu à des contestations, à des
factums (voir à la Bibliothèque du Roi, Recueil Thoisy. Droit pu-
blic et civil^ tome 174, page 334). Dans un codicille signé de lui
et <lalé du 4 juin 1695; il disait : » Je donne et lègue à madame
de Fontpertuis tout ce qui me pourra revenir, tant en principal
qu'en intérêt, de M. le duc de Holstein, pour l'acquisition qu'il a
faite des terres que nous lui avons vendues en commun dans l'île
de Nordstrand, par contrat passé devant Le Boucher et Lorimier,
notaires au Châteletde Paris, le 18 {ou 20) novembre 1678, pour en
faire l'usage dont je suis convenu avec elle, déclarant que telle est
ma volonté. y> Ce legs de Nicole devint-il le noyau de la caisse du
parti, de ce qu'on a appelé la Boîte à PerrelteP On l'a beaucoup
dit; je sais trop peu ces choses pour en parler.
2. Tome VIII des Essais de MoraUj p. 257.
iv — 33
514
PORT-ROYAL.
Pomponne. — Oui, mais un Romain déjà raisonnable-
ment pacifié par Auguste, et de qui Ton aurait pu dire en
souriant : relicta non bene parmula^.
Tel fut celui que j'appelle le moraliste ordinaire et
aussi le controversiste ordinaire de Port-Royal, une na
ture seconde qui, après Pascal et après Arnauld, tient le
plus considérable rang. Nous avons vu ce qu*il faut
rabattre de ses mérites comme écrivain, et combien il
justifie peu sa réputation a la lecture ; mais les qualités
vives de Thomme sont venues réparer ce qu'il a perdu
de l'autre côté, et Nicole, à nos yeux, reste encore très-
présent. Il nous charme par les contrastes ; il est scep-
tique autant qu'on peut Têtre dans la foi, curieux
autant qu'on peut l'être avec des scrupules et des inter-
dictions sévères : âme tremblante, timorée, et qu'on ne
fait pourtant pas sortir de sa ligne; pleine d'ingénuité
et de candeur, au milieu de la plus sagace clairvoyance.
S'il avait vécu davantage et de bonne heure dans le
monde, il paraîtrait tout autre par le style; ses qualités
piquantes et d'agrément, qui sont sous sa solidité, mais
qu'il faut quelque patience pour découvrir, auraient pris
le dessus. Qu'on se le figure, causeur aimable comme
il était, vivant jeune dans le cercle de M. de La Roche-
foucauld, de madame de La Fayette, au lieu d'en être
à son monde de théologiens et de solitaires. Il avait
douze ans de moins que La Rochefoucauld, et on le
dirait plus vieux; il retardait de vingt ans sur son siècle.
Pour ressaisir la concision de La Rochefoucauld, il au-
rait eu besoin de la société des femmes, qui ont volon«^
î. L'abbé de Rancé, du fond de son désert de La Trappe, seritait
bien cette miligation de Nicole, et il appréciait d'une manière
assez juste sa position finale dans le parti, quand il écrivait à
l'abbé Nicaise (octobre 1696) : « Je crois M. Nicole fort justifié de
tout ce qu'on lui impute; j'ai même ouï liire qu'il y avoit une vé-
nlablc sopaniliorij quoiqu'elle n'eût point éclaté, entre lui et les
autres auxfi'iels on veut présentement qu'il soit uni. »
LIVRE CINQUIÈME. 515
tiers dans le tour cette netteté naturelle que, nous autres
hommes, nous apprenons. Madame de Sablé et madame
de Longueville furènt sans doute bien utiles à Nicole;
en fait de personnes du sexe, c'était, dira-t-on, un échan-
tillon bien suffisant; mais il lui aurait fallu madame de
Longueville plus jeune, plus entourée et plus pressée,
et à qui il eût eu quelque idée de plaire. Je demande
pardon de la légèreté : le goût est à ce prix© Si Nicole
est le plus terne et le plus attristé des moralistes, c'est
que les femmes sont retranchées de son regard, c'est
qu'elles ne se jouent pas au fond de ce qu'il observe et
de ce qu'il décrit. Il les connaissait, il les devinait pour-
tant et les redoutait; il a écrit sur elles deux petites
pages seulement, qui sont exquises :
« Un ecclésiastique qui voit des femmes est à demi marié,
parce que, quelque pures que soient ces liaisons de part et
d'autre, elles ne sont pas exemptes de ces complaisances
réciproques, qui sont toujours un peu différentes de celles
qui se trouvent entre des personnes de môme sexe; l'on se
repose toujours un peu tendrement sur l'esprit l'un de l'au-
tre : et c'est une partie de la douceur du mariage.
« Les femmes ne sont pas seulement affoiblissantes par ces
tendresses qu'elles excitent , par les amusements qu'elles
causent, mais elles sont toutes, ou pour la plupart, enne-
mies de la pénitence, au moins pour les autres....
a Avoir une femme pour conseiller, c'est avoir une dou-
ble concupiscence.
« Les femmes sont semblables à la vigne : elles ne sau-
raient se tenir debout, ni subsister par elles-mêmes, elles
ont besoin d'un appui, encore plus pour leur esprit que
pour leur corps; mais elles entraînent souvent cet appui,
et le font tomber.
ce II y a une galanterie spirituelle aussi bien qu'une sen-
suelle, et, si l'on n'y prend garde, le commerce avec lesfem
mes s'y termine d'ordinaire. »
Nicole n'aurait peut-être pas écrit ces dernières pen-
sées, qui sont assurément ce qu'on trouve de plus
516
PORT-ROYAL.
agréable chez lui, s'il n'avait logé à l'hôtel de Longue-
ville '
Nicole nous a menés loin et nous a fait aller presque
aux limites de noire sujet ; nous avons à revenir et à
tracer, des huit ou neuf années qui suivirent la Paix de
l'Église, et qui constituent la belle époque déclinante
( 1669-1678), un aperçu général, sinon un tableau.
1. Rien n'égale à mes yeux les Portraits faits par des contempo-
rains, quand ceux-ci sont bien informés, ont l'esprit juste et la
plume fidèle. Je mettrai donc encore ici le Portrait de Nicole, tiré
de sa Vie écrite par M. de Beaubrun (Manuscrits de la Bibliothèque
du. Roi, FR. 17,676) :
« M. Nicole avoit un extérieur simple , une taille médiocre , le nez aqui-
lin, les yeux très-grands , très-ouverts et très- vifs, le naturel timide et
modeste. Il étoit abstrait ( distrait ) en tout temps , en tous lieux , rare-
ment enjoué dans la conversation , mais attentif à tout ce qui s'y disoit.
Susceptible des plus légères impressions, les plus ignorants, pourvu qu'ils
parlassent avec ascendant, étoient capables de lui imposer et de le pous-
ser à bout. Dans le cabinet , la plume à la main , rien de si captieux et de
si entortillé qu'il ne démêlât. Pour écrire, il lui falloit une base et un ap-
pui ; il étoit incapable d'invention Correct dans son style, mais toujours
uniforme dans le tour des pensées et des expressions. Profond et précis,
peu d'hommes ont poussé plus loin l'art de raisonner. Humble , doux , pa-
cifique, amateur de la paix et du n pos ; craintif jusqu'à avoir peur de son
ombre. Janséniste, peut-être par la crainte seule de déplaire à M. Arnauld,
puisque, dès 1689 , il écrivoit au Père Quesnel qu'il y avoit plus de trente
ans qu'il étoit dans les pensées qu'il a exprimées dans son Traité de la
Grâce générale ; c'est-à-dire qu'il écrivoit pour le Jansénisme pendant qu'il
avoit dans l'esprit un système qui y est diamétralement opposé. »
Je réserve pour V Appendice un dernier supplément de parti-
cularités authentiques à son sujet.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
APPENDICE
SUR L'ABBÉ DE RANGÉ.
(Se rapporte à la page 51.)
La pièce suivante, qui est celle que nous avons indiquée
page 51, vient s'ajouter très-bien à la Lettre écrite par Rancé au
maréchal de Bellefonds, et à son Projet delettre à Tillemont, pour
mettre en parfaite lumière les sentiments et la conduite de Til-
lustre Abbé en ce qui concerne les Jansénistes. Nous latirons d'un
manuscrit tout rempli de pièces provenant de Dom Gervaise, lequel
manuscrit (in-4°) a fait partie de la Bihliotheca Lamoniana, et se
trouve inscrit à la page 307- du Catalogue in-folio de cette Biblio-
thèque, imprimé en 17S4. — Le commencement de la pièce man-
que; et Ton ne voit pas bien ce qui y donna occasion : mais il est
manifeste qu'elle a dû être écrite par un secrétaire, ou partout
autre de Tintimité de M. de Rancé, et à peu près sous sa dictée.
Le caractère semi-officiel, comme on dirait aujourd'hui, ressort à
chaque mot: il est question dans les premières lignes, à moitié
détruites, de la Lettre de M. de Rancé au maréchal de Bellefonds,
laquelle ôtait aux Jansénistes le prétexte de le compter désormais
comme un des leurs :
« ...w II ne faut pas trouver étrange si ceux qui se plaignent ont été
fâchés de ce qu'il les a privés tout d'un coup de l'avantage qu'ils tiroient
de la créance que l'on avoit qu'il étoit dans leurs intérêts et dans leur
cause : mais il y a sujet de s'étonner que, pour empêcher l'efiet de sa
Lettre et déciéditerla déclaration qu'il a laite, ils veuillent en attaquer
la sincérité, et faire croire au monde qu'il a eu des liaisons et des engage-
ments qu'il n'a point eus en efl'et. Et afin, Monsieur, qu'en étant persuadé,
vous ayez de quoi le persuader aux autres, je vous dirai ce que j'ai appris
sur cette affaire; et comme je la sais d'original, vous pouvez prendre
pour des vérités conîtantes ce que vous verrez dans la Relation que je vais
vous en faire.
518
PORT-ROYAL.
« Lorsqu'on commença d'exciter dans l'Église des différends et des con-
testations touchant les sentiments de Jansénius et la souscription au juge-
ment que le Saint-Siège avoit rendu contre sa doctrine, l'abljé de R., qui
avoit de l'inclination pour ceux qu'on nommoit Jansénistes, à cause de cette
piété exacte dont ils faisoient profession, de lamour qu'ils avoient pour la
pénitence, et de la pureté de leur morale, voyoit avec douleur la tempête qui
s'étoit formée contre eux ; et le penchant qui porte les gens qui ont le cœur
bien fait à plaindre les personnes affligées, faisoit que dans les rencontres,
par les manières dont il parloit d'eux, il paroissoit leur être favorable, sans
néanmoins avoir aucune habitude, ni connoître un seul de ceux qui se
trouvoient engagés dans cette dispute, à l'exception de M. d'Andilly et de
M, l'i^lvêque d'Angers, son frère.
« Il fut quelque temps dans cette disposition ; mais voyant que les affaires
s'échauffoient, et que le Pape et les Évêques de France vouloient qu'on
souscrivit le Formulaire par lequel on avoit condamné les erreurs attri-
buées à Jansénius, il crut que cette pente qu'il sentoit pour les Jansénistes
ne devoit pas l'obliger à faire un seul pas en leur faveur, et particulière-
ment ne connoissant ni leurs maximes, ni leurs sentiments, ni leurs des-
seins, ni le fond de leur conduite-, et étant persuadé qu'il ne pouvoit en
conscience résister aux ordres du Pape et des Évêques de France, il sous-
crivit simplement, comme il l'a déclaré, sans restriction, sans explication
et sans réserve.
« Il alla voir ensuite M. l'Évêque d'Aleth, lequel lui ayant parlé à fond
de la Signature, et lui ayant lu deux Écrits qui lui avoient été envoyés par
les Jansénistes pour prouver qu'on ne pouvoit pas en conscience souscrire
aji Formulaire, lui dit : « Ces Écrits sont très forts et très-éloquents ; cepen-
dant ils ne me persuadent pas; et je le suis (persuadé) qu'il faut obéir,
signer et se soumettre. » Ce fut là le sentiment que prit ce saint Évêque
sur ces matières, après les avoir pesées devant Dieu et l'avoir consulté par
beaucoup de prières, et dans lequel il demeura ainsi pendant plus (ou près)
de quatorze années
« La chaleur augmenta entre les deux partis; et les choses étant venues
aux dernières extrémités, on ne garda plus de mesure; on passa de tous
côtés par-dessus les règles que la charité demande de ceux qui se défendent
comme de ceux qui attaquent; on se traita sans compassion, et les adver-
saires se poussoient avec une aigreur, une animosité et une violence presque
égales.
« L'abbé de R. voyant qu'on agissoit avec des excès et des emporte-
ments indignes de personnes qui connoissoient J.-C, et que les uns et les
autres prétendoient défendre leurs intérêts et soutenir leur cause d'une
manière qui étoit si contraire à son esprit et à ses commandements, et si
injurieuse à son nom et à sa gloire, il estima qu'il ne devoit faire autre
chose dans une conjoncture si fâcheuse, et que Dieu ne demandoit rien de
lui, sinon qu'il demeurât dans le repos, dans la soumission et dans le
silence; qu'il plaignit l égarement des hommes, le malheur de l'Église; et
qu'il s'adressât à J.-G. pour le prier qu'il commandât à la tempête de s'apai-
ser (comme il avoit fait autrefois), afin de lui rendre la paix e1 la tranquil-
1. L'Évêque d'Aleth ne commença à être en relation sérieuse avec
MM. de Port-Royal qu'en lf)f,4, et il ne devint jam^ni.^tc, qu'à partir de
celle date. Toutefois le chiffre de 14 années indiqué dans la uièce n'est pas
très-exact.
APPENDICE.
519
lité qu'elie avoit perdue par l'emportement et par la passion de ses propres
enfants.
(( 11 n'eut habitude quelconque, pendant que les troubles durèrent, avec
aucun du côté des Jansénistes. Il avoit un commerce de lettres et d'amitie
avec M, d'Andilly, qui cessa entièrement; il est néanmoins vrai qu'ayant
passé, au retour d'un voyage qu'il fut obligé de faire à Gîteaux, par l'abbaye
de Haute Fontaine qui se trouva sur son chemin, il y vit M. l'abbé Le Pvoi,
qu'il avoit connu' autrefois étant chanoine de Notre-Dame de Paris; ils
renouvelèrent une connoissance qui avoit été interrompue pendant plus de
vingt années, et il eut depuis ce temps quelque communication avec lui par
lettres.
« Enfin il plut à Dieu de donner le calme à son Église, et Tabbé de R.,
qui supportoit avec une impatience extrême la durée des troubles et des
contestations, qui en souhaitoit passionnément la fin, et qui voyoit avec
une douleur sensible qu'on enveloppoit dans la cause des Jansénistes ceux
qui n'y avoient aucune part (pour peu qu'ils eussent plus d'exactitude dans
leur vie et qu'ils gardassent plus de règle dans leurs mœurs que les autres
hommes}, et que lui-même n'étoit pas exempt de ce soupçon, vit avec une
joie fort grande la fin des divisions; et comme il crut que les questions
étoient terminées pour jamais , et que l'accommodement lui paroissoit
devoir être, stable et sans retour, M. Arnauld et M, xacole l'étant venus voir
quelques années après, il les reçut avec tous les témoignages de charité,
d'honnêteté et d'estime qu'ils pouvoient attendre d;un homme de sa sorte,
et il ne crut pas qu'il dût conserver aucune mémoire des choses passées, à
l'égard de ceux auxquels le Pape et le Roi venoient d'accorder une amnistie
générale, et de donner tant de marques publiques de leurs bontés.
'< L'ablDé de R. leur trouva tant d'érudition, de capacité, et des manières
d'agir à son égard si engageantes, qu'il ne put p;is se défendre de leur
donner place dans son amitié et dans son estime, et qu'il (le) leur témoigna
depuis ce temps-là par quelques lettres qu'il leur écrivit dans les occasions
et les rencontres qui se présentèrtînt, comme sur le sujet de quelques-uns
de leurs ouvrages qu'ils lui envoyèrent, de leurs traductions et de leurs
paraphrases sur l'Ancien Testament, des livres qu'ils composoient pour le
soutien de la Foi contre les Hérétiques, des traités (?) des maximes qui
concernent les mœurs; et même lorsqu'il a rencontré des gens passionnés
qui, nonobstant la pacification, parloient à leur désavantage, il n'a point
manqué de dire ce qu'il croyoit qui pouvoit détruire ou dimin'ier la mau-
vaise opinion qu'on avoit d'eux, craignant toujours qu'on ne fit renaître les
contestations, et qu'on ne rentrât dans les difficultés passées. Cependant»
quelque considération que l'abbé de R. ait eue pour eux, il a toujours été
si ferme et si constant dans la soumission qu'il devoit à l'Église, que
jamais il n'a été ébranlé ni par leur autorité, ni par les sollicitations qu'ils
lui ont pu faire.
M Les Jansénistes prenolent, toutefois, un fort grand soin de publier
qu'il approuvoit en tout leur conduite, et qu'il étoit tout à fait attaché à
leurs intérêts. Les Molinistes, qui ne pouvoient souffrir la réputation de sa
Maison et l'opinion que l'on avoit de la manière de vivre qu'il y avoit éta-
blie, non plus que la sévérité de ses maximes touchant la pénitence et la
morale, répandoient mille faux bruits contre sa créance, sa religion, et
attaquoient sa personne par quantité de suppositions malignes et grossières,
et essayoient de le faire passer pour un partisan cache des Jansénistes.
L'abbé de R laissoit dire le monde, et se contentoit du témoignage que lui
520
PORT-ROYAL.
rendoit saconscience, et ne pouvoit s'imaginer qu'une accusation, à laquelle
il ne donnoit aucun fondement réel, pût subsister, et ne tombât pas d'elle-
même; mais, voyant que les bruits s'augmentoient, et que les soupçons
qu'on avoit formés contre lui et contre son Monastère se confirmoient da
plus en plus, il commença, lorsque les occasions s'en présentèrent, de sa
plaindre de l'injustice qu'on lui rendoit, et de déclarer qu'il n'avoit jamais
été dans le parti de ceux qu'on nommoit Jansénistes, ni eu la moindro
pensée de défendre Jansénius, dont il avoit condamné les opinions avec
toute l'Église.
« Véritablement la déclaration de l'abbé de R. n'avoit garde de faire
l'effet qu'il prétendoit, puisque les Jansénistes prenoient eux-mêmes à
tâche de dire partout qu'il étoit entièrement dans leurs sentiments, qu'il
entroit pleinement dans tous leurs intérêts; et cela alloit si loin, qu'il y
en avoit qui ne craignoient point d'assurer que l'austérité dans laquelle il
vivoit étoit une pénitence qu'il s'étoit imposée pour l'expiation de la faute
qu'il avoit faite en signant le Formulaire.
« Quelques années après que l'abbé de R. eut connu les Jansénistes, un
homme de qualité de ses amis particuliers *, qui avoit une étroite liaison
avec eux, fit un voyage à Aleth, où, ayant entretenu le saint Prélat sur le
sujet de l'abbé de R., il lui en apporta une lettre par laquelle il lui écri-
voit qu'il pouvoit prendre une entière créance aux choses qu'il lui diroit
de sa part. Cet ami joignit à la lettre du saint Évêque une des siennes, par
laquelle il prétendoit lui t)rouver, par quantité de raisons, qu'il devoit au
moins donner quelque éclaircissement touchant sa souscription au Formu-
laire, et faire connoître au public qu'il n'avoit point eu dessein de con-
damner Jansénius : mais ce fut inutilement qu'il essaya de le faire changer
d'avis; car l'abbé de R. ne répondit autre chose à M. l'Évêque d'Aleth,
sinon que la plus grande joie qu'il pourroit avoir seroit de se trouver dans
une conformité parfaite à tous ses sentiments, et que si Dieu lui en donnoit
jamais d'autres que ceux dans lesquels il avoit été jusqu'à présent, il n'au-
roit aucune peine de les déclarer; et il manda à son ami que ce ne seroit
ni par l'autorité, ni par la considération des personnes, qu'il se conduiroit
dans une affaire de cette qualité; qu'il avcit suivi le mouvement de sa
conscience, et que, quoiqu'il eût lu une partie des choses qui avoient été
écrites sur la question dont il s'agissoit, elles ne l'avoient point persuadé,
et qu'il croyoit encore avoir dû faire ce qu'il avoit fait.
« Voilà quelle a été la disposition de l'abbé de R. touchant la Souscrip-
tion; et on ne peut pas douter qu'elle n'ait toujours été égale et invariable,
puisque ni les raisons des Jansénistes, ni la considération de ses amis, ni
la vénération qu'il a toujours eue pour M. l'Évêque d'Aleth depuis qu'il l'a
connu, n'avoient pas été capables de faire la moindre impression sur son
esprit.
« Pour ce qui est du motif qui l'a porté à se déclarer d'une manière qui
est devenue publique 2, et qui a paru aux personnes intéressées comme un
contre-temps et comme un dessein mal concerté, le voici en peu de paroles.
« Les calomnies qu'on avoit formées contrel'abbé de R. s'étoient tellement
multipliées, et on s'étoit étudié de telle sorte de noircir sa personne, qu'on
ne faisoit aucun scrupule de dire hautement, dans les provinces du Perche
1. M. de Tr. (note du iManuscrit). — Peut-être M. de Tréville.
'z. ViLv sa Lettre au maréchal de Bellefonds.
APPENDICE.
521
ei ae Normandie, que sa foi n'étoit pas catholique; que son Monastère
étoit infecté des erreurs qui avoient été condamnées dans Jansénius ; qu'on
n'y avoit aucune soumission pour les décrets de l'Église ; et des personnes
qui faisoient profession de piété disoient, en soupirant, de la pénitence qui
s'y pratiquoit : Magni passas, i>ed extra vian>. Les amis véritables de
l'abbé de R. souffroient avec impatience qu'il demeurât sur cela dans une
indifférence qui leur paroissoit une espèce de léthargie, et qu'il ne prit
aucun soin de faire connoître au public qu'il n'étoit rien moins que ce
qu'on en perisoit; ils lui disoient qu'il rendroit compte à Dieu de ce qu'il
enduroit qu'on décréditât sa conduite, de ce qu'il empéchoit que le bon
exemple de son Monastère et le bien qui s'y pratiquoit ne donnât au monde
l'édification que les gens de bien en dévoient attendre; qu'il étoit cause, en
ne disant rien dans une telle occasion, qu'on attribuoit le détachement, la
piété, la pénitence, la discipline si exacte et si extraordina're dont lui et
ses religieux faisoient profession, à un mouvement de parti et à un esprit
de cabale, et que, puisqu'il n'étoit pas Janséniste, il falloit qu'il le dît et que
le monde le sût.
' M Enfin l'abbé de R. ouvrit les yeux ; ces considérations le touchèrent, et
l'obligèrent de faire plus d'attention qu'il n'avoit fait jusqu'alors sur ce qui
lui avoit paru dans les Jansénistes, depuis qu'il les avoit connus; et véri-
tablement il vit plusieurs choses qu'il ne lui étoit pas possible de ne pas
condamner. Il remarqua qu'ils n'avoient que du mépris pour ceux qui
n'étoient pas dans leurs sentiments; qu'ils ne faisoient point scrupule de
traiter de politiques et de timides des Évêques de leurs amis auxquels ils
avoient obligation, parce qu'ils ne les servoient pas à leur mode et qu'ils
n'entroient pas assez dans leurs extrémités et dans leurs excès; et qu'au
contraire, ils donnoient une approbation si générale et si entière à ceux
qui les embrassoient, qu'ils ne voyoient plus rien en eux de répréhensible.
Il se ressouvint qu'il avoit ouï dire plusieurs fois à une des personnes du
monde la plus qualifiée, qui y tenoit le plus grand rang qu'ils avoient
voulu l'engager dans leur parti, mais qu'ils lui imposoient une condition
dont il n'avoit pu s'accommoder, qui étoit que, quand il seroit question de
prendre des résolutions, sa qualité ne seroit point considérée, et qu'il
n'auroit parmi eux sa voix que comme un autre.
« Il fit réflexion que si on avoit gardé les règles de l'Église (dans l'ob-
servation desquelles ils prétendoient être si exacts et si rigoureux) à l'égard
de la plus grande paitie de ceux qui étoient à la tête de leur parti, dont
les sentiments étoient les plus écoutés, et qui y faisoient la principale
figure, ils auroient tenu la dernière place dans la maison du Seigneur et y
auroient vécu dans un perpétuel silence, au lieu de dogmatiser et de décider
sur les matières de la Foi et de la Religion; il y vit entre eux un si grand
concert et une liaison si étifjite pour leurs intérêts communs (quoiqu'en
bien des choses ils pensassent difieremment), que souvent ils s'assem-
bloient pour parler de leurs affaires, et que si quelque Évêque de leurs
amis, comme cela arrivoit quelquefois, écrivoit quelque lettre sur un sujet
qui les concernât, cette lettre ne paroissoit point qu'elle n'eût été réformée
ou au moins examinée; qu'ils recherchoient avec soin à se lier et à
s'attirer des gens pour grossir leur parti. 11 sut qu'un Évêque de grand
mérite qui leur étoit favorable, étant si malade qu'on croyoit qu'il n'eût
que très-peu de temps à vivre, ils le pressèrent d écrire une lettre au Roi
1. M. le cardinal de Retz (note du Manuscrit).
522
PORT-ROYAL.
sur les affaires de l'Église-, et, commo sa foiblesse et la grandeur de son
mal l'en empêchèrent, on en chargea une personne : cette lettre fut écrite;
mais l'Évêque s'étant bien porté, elle ne fut point rendue. Cependant on
Tavoit composée sans doute avec art et avec étude; on avoit imité, autant
qu'on avoit pu, les pensées, les expressions et le style d'un homme mou-
rant; et on n'auroit pas manqué de la faire valoir comme la production du
cœur et de l'esprit d'une personne qui va paroître au Jugement de Dieu,
quoique, dans la vérité, elle n'y eût point d'autre part que celle d y avoir
.consenti ; ce qui est une dissimulation qui n'aura jamais Tapprobation de
ceux qui feront profession d'être sincères
tt J'ai su aussi qu'ayant une fois demandé à un Docteur de ses amis qui
avoit beaucoup d'érudition et de piété, et qui s'étoit retiré d'avec eux,
quelles raisons avoieiit pu l'y obliger, il lui dit qu'il étoit vrai qu'il s'étoit
quelquefois trouvé dans les assemblées et dans les conférences qu'ils
tenoient touchant les opinions de la Grâce et la défense de Jansénius ; mais
qu'ayant vu que les choses s'y agitoient avec tant de hauteur, d'entête-
ment, d'excès et de passion, que s'il arrivoit que quelqu'un entrât dans
quelque conduite modérée et voulût prendre quelque tempérament, il
étoit bafoué et traité d'une manière injurieuse, qu'on ne gardoit plus de
mesure à son égard, et que non-seulement on ne remarquoit point parmi
eux les moindres traits de la charité qui doit se rencontrer parmi des
Prêtres et des Ecclésiastiques, mais souvent même que l'honnêteté qui
s'observe parmi les gens du monde n'y étoit point connue, — il s'étoit
retiré, et qu'il croyoit qu'un homme d'honneur ne pouvoit s'accommoder
longtemps d'une telle liaison.
« L'abbé de R. fit encore réflexion sur la division quHl y avoit entre eux
et sur la diversité de leurs sentiments; que les uns traitaient ceux qui
étoient entrés dans l'accommodement accordé parle Pape comme de pré-
varicateurs, et ne craignoient point de dire que M. Arnauld et quelques
autres qui, dans les matières de la Grâce, s'étoient réduits et comme mo-
dérés aux opinions de saint Thomas, avoient abandonné la cause de Dieu,
la doctrine de saint Augustin, et trahi la vérité; et qu'on reprochoit à
ceux-là qu'ils étoient entrés dans des excès, et qu'ils avoient outré les opi-
nions d'une manière qui n'étoit pas soutenable; c'est-à-dire, pour parler
proprement, qu'ils étoient dans l'erreur : tellement que, sous le voile de la
doctrine de saint Augustin, chacun cachoit ses vues et ses pensées parti-
culières. Il considéra cette affectation à mettre dans leurs intérêts ceux
qui n'en étoient pas, pour peu qu'ils leur témoignassent d'affection, et
qu'il leur fût utile qu'on les crût de leurs amis; cet empressement de
quitter tous les endroits de la ville pour s'unir et demeurer ensemble dans
un même quartier, comme pour faire un Corps séparé du reste du monde.
Toutes ces considérations, dis-je, que l'abbé de II. n'avoit connues que
dans le peu de commerce et d'habitude qu'il avoit eue avec quelques-un^
de leur parti, lui firent croire qu'il ne pouvoit souffrir avec conscience
qu'on le crût lié à des personnes dont il avoit de si justes sujets de soup-
çonner la conduite ; l'air lui en parut dangereux, et la charité, qui l'em-
pêchoit de juger de son prochain, vouloit qu'il se tînt sur ses gardes, et
qu'il ne laissât pas croire plus longtemps au monde qu'il étoit attaché aux
1. C'était là une fic/îon, il faut en convenir, qui valait pour le moins
celles que l'on accusait M. de La Trappe de pratiquer dans son mona-
stère.
APPENDICE.
523
intérêts de ceux avec lesquels il étoit incapable d'avoir la liaison dont on
raccusoit.
« Lorsqu'il étoit dans cette résolution , il se présenta une occasion de
l'exécuter. Il sut que M. l'Évêque d'Évreux , qui ne parloit jamais de lui
sur ces matières qu'avec déchaînement , étoit à Paris , et qu'il publioit
avec sa violence accoutumée ses calomnies ordinaires. M. le maréchal de
Bellefonds, qui étoit des amis particuliers de l'abbé de R,, venoit d'être
rappelé à la Cour, après quelques années de disgrâce; lequel étoit par-
faitement informé de la manière dont on le traitoit : l'abbé de La T.
( Trappe) crut donc qu'il ne pouvoit rien faire de mieux que de lui écrire
dans cette conjoncture, de se plaindre de l'injustice que lui rendoientles
Molinistes, et de lui expliquer précisément ses sentiments et la conduite
qu'il avoit tenue dans les affaires qui regardoient la Souscription , afin
qu'en étant ponctuellement informé il pût en parler avec certitude , et
dire ce qu'il en avoit appris d'original.
« C'est cette Lettre qui a fait tant de bruit dans le monde, et de laquelle
les Jansénistes prétendent avoir de si justes sujets de se plaindre ; mais
l'abbé de R. pouvoit-il faire autre chose que ce qu'il fit? On le publie Jan-
séniste , il ne l'est point ;o n l'engage et on le donne malgré lui à un parti
qui lui est devenu suspect , dont il n'est pas , et dont il ne veut point être;
il voit sa conduite diffamée , son nom proscrit , son Monastère regardé
comme une retraite de gens d'une doctrine corrompue; y avoit-il appa-
rence qu'il endurât une persécution injuste , faute de dire, pour en sortir :
Je :ie suis pas tel qu'on me croit ? Les Jansénistes peuvent se faire une
gloire des choses qu'on leur impute avec justice , à la bonne heure pour
ceux qui sont dans la bonne foi , et c'est leur affaire : mais pour ceux qui
ne sont point tels et qui n'ont point envie de l'être , pouvoient-ils souffrir
en paix et en silence un décri si injurieux , des calomnies si malignes, et
se rendre comme les martyrs d'un sentiment dont ils ne sont point, à
moins d'une insensibilité ou d'une fausse vertu qu'on ne sauroit mieux
qualifier que du nom d'une véritable folie ?
« On disoit encore que l'abbé de R. avoit plus fait que le Pape ; qu'il
avoit prononcé contre les Jansénistes ce que le Saint-Siège n'avoit pas
voulu faire , et que ses intentions et ses vues ont été purement politiques.
« Mais il ne faut que lire sa Lettre pour voir que ces reproches n'ont au-
cun fondement. Il savoit bien qu'il n'avoit ni caractère ni qualité pour
juger, ni nécessité , ni mission ; et il n'avoit garde de faire ce qu'il con-
damne dans les autres avec tant de sévérité : aussi n'a-t-il pas dit un seul
mot ni de la résistance des Jansénistes , ni de leurs sentiments ; mais il
s'est contenté de parler des siens , et de souteni'- la conduite qu'il avoit
eue touchant la Souscription; et s'il a usé de quelques termes qui ont
paru durs, c'est qu'il n'en a point trouvé de plus propres pour exprimer
l'état et la disposition de ceux qui soutiennent dans l'Église des contesta-
tions par des manières violentes et excessives , par des tiraillements qui
devroient être inconnus à des Cbréliens et qui blessent la charité de J.-G.
sans s'arrêter aux règles ni à la modération qu'elle veut qu'on observe.
« Pour ce qui est d'avoir agi par des raisons politiques, peut-on l'en
soupçonner quand on pense qu'il s'est déclaré pour les opinions de saint
Thomas , et qu'il a condamné la Morale relâchée? Car pouvoit-il douter
que la doctrine de saint Thomas n'étoit pas à la mode, non plus que les
maximes d'une Morale exacte? Et s'il savoit quel étoit en cela l'air du
monde, comme on n'en .peut pas douter , pouvoit-il faire une telle pro-
524
PORT-ROYAL.
fession et vouloir se rendre de bons offices dans les lieux où on prétend
qu'il avoit envie de plaire?
«Rien ne fait mieux voir quelle a été la pureté de ses intentions que
le peu de ménagement qu'il a gardé en expliquant ses pensées; puisqu'au
lieu de se tenir à la seuh; déclaration de sa conduite touchant la Signa-
ture, et se disculper simplement de ce qu'on appelle Jansénisme ( ce qui
pouvoit lui faire un mérite , même selon le sentiment de ceux qui le blâ-
ment ), il a passé jusqu'à dire ce qu'il pensoit sur la matière de la Grâce
et sur le relâchement de la Morale; c'est à dire que, bien loin d'avoir
parlé dans cette rencontre par des vues d'intérêt et des considérations
humaines , il ne l'a fait que par le pur mouvement de sa conscience.
« Ce n'est pas avec plus de raison qu'on veut tirer des conséquences
contre l'abbé de R. et attaquer la sincérité de sa Lettre , en disant qu'il
avoit admis dans son Monastère des religieux ' qui n'avoient pas signé ;
qu'il a eu quelques amis particuliers entre les Jansénistes , qu'il les a
plaints ; et qu'il a pris , en bien des occasions, part à leur malheur.
« On peut répondre à cela que l'abbé de R. a reçu ceux dont on parle,
la Paix de l'Église étant faite -, qu'il n'eut jamais aucune pensée de la Sous-
cription lorsqu'il les reçut , et que ni l'un ni l'autre ne s'avisa jamais de
lui en parler , ni d'exiger de lui , comme une condition , qu'il ne les obli-
geroit pas à signer le Formulaire. Il ne faut pas s'en étonner , puisque la
disposition dans laquelle ils se retirèrent dans sa Maison étoit une vo-
lonté sincère de s'y enterrer tout vivants, et d'effacer pour jamais, de leur
cœur et de leur mémoire, jusqu'aux moindres idées des questions et des
affaires qui n'appartenoient pas à l'état auquel ils vouloient se consacrer.
Ce qu'ils ont observé avec tant de fidélité et de religion, qu'il ne leur est
jamais échappé une seule parole qui ait pu marquer qu'ils en conservas-
sent encore aucun souvenir.
v« véritablement l'abbé de R. a été plus réservé dans la suite pour ces
sortes de réceptions ; et depuis qu'il a commencé à prendre toutes les con-
noissances que nous avons dites sur la conduite des Jansénistes, et qu'elle
lui est devenue suspecte , quoiqu'il n'ait exigé la Souscription de per-
sonne , néanmoins il a donné l'exclusion à ceux qui lui ont demandé d'en-
trer dans son Monastère , qunnd il a pu croire qu'ils n'étoient pas dans
l'intention de signer au cas qu'on l'eût désiré d'eux.
« On se plaint qu'il a considéré les Jansénistes comme tenant un parti
qui n'étoit pas celui de l'Église. Il est vrai qu'il n'a pas estimé que les Jan-
sénistes fussent dans le parti de l'Église ; mais on a tort d'inférer de là
qu'il lésait crus séparés de l'Église , puisque tous les jours il se forme
entre les Docteurs catholiques des contestations et des partis , par l'atta-
chement qu'ils ont à soutenir les uns contre les autres des opinions parti-
culières ; et qu'ainsi on peut dire, sans attaquer leur foi , qu'ils ne sont
point dans le parti de l'Église. Et quelquefois môme il arrive que ceux
qui soutiennent les intérêts de l'Église le font avec tant d'entêtement, de
suflisance , d'animosité, d'orgueil, et de désir d'atterrer leurs adversaires,
que ce n'est plus la cause de la justice et de la vérité qu'ils défendent,
mais la cause de leurs propres passions.
« Le reproche qu'on fait à l'abbé de R., de ce qu'il a eu quelques amis
parmi les Jansénistes, est une pensée qui ne peut venir qu'à ceux qui ne
1. Voir la lidalion d'un Voytige fait à Alelli, par Laucelot, au tome II
des" Mémoires de Lancelot, p. 440, à la note.
APPENDICE.
525
sauroient pas ce que personne ne doit ignorer, qui est que nous avons tous
les jours des amitiés cordiales, même avec les ennemis de la foi, sans avoir
.'îucune part à leur créance ; et, pour faire voir qu'on n'est pas mieux fondé
dans les avantages qu'on veut prendre contre lui de ce qu'il les a plaints
dans leur malheur , posé que cela soit ainsi, il n'y a qu'à répondre : Que
saint Martin s'est autrefois expliqué en faveur des Priscillianistes -, qu'il
s'est opposé à la manière trop violente avec laquelle on les poussoit, et
que , sans approuver leurs erreurs, il a improuvé la conduite de leurs
adversaires. En un mot, on peut considérer la situation où l'abbé de R. a
été entre les Jansénistes et les Molinistes, comme celle dant laquelle
saint Sulpice Sévère s'est trouvé entre les Ithaciens et les mêmes Priscil-
lianistes ; ce qu'il exprime en ces termes : Quorum sîudium ( il parle des
Ithaciens ) in expugnandis Uœreticis non reprehenderem , si non studio
vincendi ^ plus quam oportuit , certassent. Et mea sententia est, mihi
tam Vf os quam accusatores displicere Car si l'abbé de R. n'a eu garde
de condamner le zèle et l'application des Molinistes pour la condamna-
tion des erreurs de Jansénius, il n'a pu aussi approuver le procédé si ex-
trême et si violent qu'ils y ont tenu ; non plus que cette opposition si vive
et si animée des Jansénistes , qui défendoient une cause qui ne lui parois-
soit pas bonne, par des moyens et des voies encore plus mauvaises et
moins soutenables.
" Il est aisé de juger, par tout ce détail, qu'il n'y a rien de plus injuste
que d'accuser l'abbé de R. de s'être expliqué mal à propos par des raisons
politiques, et d'avoir écrit une Lettre qui n'est pas sincère; puisque les con-
sidérations qui l'ont obligé de se déclarer ne pouvoient être ni plus solides
ni plus puissantes , et qu'il est vrai , comme il l'a dit , au'il a toujours cru
qu'il devoit souscrire, et qu'il n'est jamais. entré dans le parti des Jan-
sénistes.
« En voilà trop pour la justification d'un homme qui n'a point de faute
que celle qu'il peut avoir dans l'imagination et dans la prévention de ceux
qui l'attaquent ; il est certain que s'ils considéroient avec attention que
l'abbé de R. ne leur a jamais rien promis, qu'il n'a jamais eu d'engage-
ment avec eux , et que la liaison qu'il a pu avoir avec quelques personnes
de leur sentiment n'a été que de simple amitié , ils feroient plus de diffi-
culté qu'ils n'en for.t pas de vouloir qu'uniquement , pour leur plaire , il
demeurât exposé à tous les traits de la malignité et de l'envie ; qu'il lais-
sât sa réputation en proie ; qu'il souffrît qu'on le traitât d'hérétique (comme
je vous l'ai déjà remarqué), d;îns la crainte de déclarer qu'il n'^avoit jamais
eu de part avec ceux qui avoient entrepris la défense de Jansénius. »
1. C es-, aussi le texte que citait le cardinal Le Camu? dans sa lettre à
Rancé (précédemment, page 92), et qu'il prenait pour devise, — la devise
des neutres.
52G
PORT-ROYAL.
SDR L'ABBÉ ET L'ABBAYE DE SEPT-FONÏS.
(Se rapporte à la page 73.)
A côté des maîtres en tout genre , j'aime autant que je le puis à
mettre le disciple; à côté de l'original, à indiquer la copie^ quand
elle n'en est pas indigne, Rancé eut en son temps sou second, son
parfait imitateur dans le réformateur de l'abbaye de Sept-Fonts
(des sept sourcei ou des sept fontaines). Ce monastère, de l'Ordre
de Cîteaux, de la filiation de Clairvaux, situé à six lieues de Mou-
lins, en Bourbonnais, était tout à fait tombé dans le relâchement et
le désordre, lorsque messire Eustache de Beaufort en fut nommé
abbé en 1654; il n'avait que dix-neuf ans, et il était d'abord dans
les dispositions les plus mondaines. On rapporte sa conversion à
l'année 1663, et il entreprit dès lors de réformer son abbaye en
ardent émule de l'abbé de Rancé : il parvint, à la sueur de son
front^ à en faire une seconde abbaye de La Trappe, une succursale
qui rivalisait en pénitence et en austérité avec son modèle. Dans
les recueils d'estampes du temps, qui représentent les divers plans
et les aspects de l'abbaye de Port-Royal, on trouve quelquefois, à
la suite des vues de La Trappe qui y sont jointes, un dessin de
l*abbaye de Sept-Fonts dans ses dehors les plus mornes. Quant
au dedans, on a peu de bons guides. Ge> figures de moines sous
leur capuce échappent en général au portrait. Je saisis dans les
lettres de M. Le Camus, l'évêque pénitent, un passage assez ca-
ractéristique sur l'abbé de Sept-Fonts, et je ne laisse pas échapper
une occasion, pour nous unique, d'entrevoir un saint de plus.
C'oàt à J\I. de Pontchâteau que M. Le Camus écrit, et les moindres
mots ont tout leur poids entre ces deux grands connaisseurs et
praticiens de la pénitence :
« Je viens , lui dit-il ( 17 mai 1673 ), de recevoir une lettre de Labbé
de Sept-Fonts , copie de l'abbé de La Trappe, et vous ne serez pas fâché
d'apprendre que son monastère est présentement conforme en tout en son
ori^nnal. C'est le plus grand coup de Grâce peut-être qui se soit fait de
nos jours. 11 étoit ignorant et débauché: il est devenu verluçux au point
que je vous le dis , et humble à un point que je ne puis vous l'exprimer.
C'est l'homme du monde en qui j'aie plus remarqué d'humilité sincère et
le silence le plus profond , ne disant jamais un mot que la gloire de Dieu
ou la charité ne lui fasse dire, et si juste qu'il ne paroit aucune affecta-
tion dans sa manière d'agir, si bien qu'il ne rebute ni ( ne ) divertit per--
sonne ou par son silence ou par ses paroles. Mais louerons nous toujours
les gens de bien et n'aurons-nous jamais de part à leurs bonnes œu-
vres ?... »
Dom Eustache de Beaufort était encore vivant, lorsqu'on 1702
APPENDICE.
527
i arut un petit livre écrit à bonne intention sans doute^ mais des plus
indiscrets^ VHistoire de la Réforme de VAhhaye de Sept-Fonts,
par le sieur Drouet de Maupertuy. S'il fallait en croire cet hagio-
graphe un peu profane, mais qui paraît assez bien renseigné, ce
n'étaient pas seulement les humiliations, c'éuient bel etbien les/îc-
tions et les suppositions à bonne fin qui auraient été en usage à
Sspt-Fonts en ce qu'elles ont de plus absolu et, pour tout dire, de
plus abêtissant. L'auteur présente, il est vrai, les exemples qu'il en
cite en manière d'éloge : de la part d'un plus malin, on croirait à
une ironie. Je renvoie les curieux, à défaut du livre, à l'ariicle du
Journal des Savants du lundi 22 mai 1702 qui en a donné un ex-
trait. Mais ce qu'il faut vite ajouter, c'est que le livre de Drouet
fut désavoué par Dom Eustache des qu'il en eut connaissance.
Dans une lettre du 14 mai 1702, publiée en partie dans le Journal
'des Savants du 17 juillet, il déclare que non-seulement il n'a nulle
part à cet ouvrage, mais qu'il y a peu de faits où la vérité ne soit
altérée et où il n'y ait quelque chose de l'invention de l'auteur. Fidèle
à l'esprit de l'abbé de Rancé, à celui de saint Bernard, à l'antique
esprit monastique, il témoigne être affligé du bruit qu'on a fait de
ce qui n'était bon qu'à ensevelir, « ayant appris, dit-il, de ses
Pères que la fonction des moines étoit de pleurer et non de parler;
de travailler à la conversion des pécheurs par leurs larmes et non
par des livres*. »
J'ai inutilement cherché à découvrir aucun lien, aucune rela-
tion directe de nos gens de Port-Royal avec cet abbé tout pratique.
On sait seulement qu'à l'origine de la réforme, par lui entreprise,
en présence des obstacles qu'il rencontrait, il eut un moment l'idée
de se démettre de son abbaye et de se retirer à La Trappe, <c qui
depuis quelques mois commençoit à fleurir sous la conduite du
grand Armand. » {Le grand Armand, dans ce monde monastique,
ne signifie plus Richelieu, mais Rancé.) Dom Eustache, tenté de
renoncera son œuvre, alla donc soumettre son doute à M. de Sainte-
Beuve, oracle en ces sortes de cas. Mais M. de Sainte-Beuve n'é-
tait plus alors dupur Port-Roya', et il ne parlait qu'à titre de grand
casuiste. Gomme simple trait d'union, je noterai que le sacristain
de Port-Royai des Champs, dans les derniers temps de la Paix de
rËglise, était un diacre, homme de condition et de vertu, M. de Mont-
guibert qui , obligé de sortir à la reprise de persécution en 1679,
alla se faire religieux à Sept-Fonts. Bien des années après, ce Dom
Charles de Montguiberl, ayant été envoyé à Paris pour les affaires
1. J'ai en ma possession une lettre inédite, signée Drouet de Mawpertuy^
â la date du 3 mars 170',>, adressée à un ami et protecteur puissant, par
laquelle il le supplie de s'opposer aux sollicitations que fait le frère du
pienx réformateur, l'abbé de Beaufort, pour obtenir la suppression de
VHistoire de la Réforme de l'Abbaye de bepl-Fonts « par l'unique raison
qu'elle est trop avantageuse à monsieur son frère, »
528 PORT-ROYAL.
de son Ordre, el étant allé voir M. de Tillemont, son ancien ami,
l:i maladie le prit subitement, et il mourut entre ses bras à Tille-
mont môme, le jeudi de Pâques, 11 avril 1697. C'est ainsi qu'il a
place au Nécrologe. L'abbaye de Sepl-Fonts, d'ailleurs, cette fille
rigide de Rancé, n'a rien de commun avec nos Messieurs.
SUR M. LE CAMUS.
(Se rapporte à la page 92.)
Je me trouve, par la libéralité de mes amis de Hollande aux-
quels je dois tant, en possession d'une série de lettres autographes
de l'abbé Le Camus, au nombre de 97, presque toutes adressées à
son ami l'abbé de Pontchâteau, quelques-unes à M. Arnauld e£
celles-ci déjà imprimées en grande partie, toutes les autres (moins
une) inédites. Celte Correspondance peut servir à nous fixer exacte-
ment sur le degré de relation et de liaison de l'abbé Le Camus
avec Port-Royal, liaison assez étroite et directe, et qui nous le
montre moins neutre dans un temps qu'il ne le parut et ne le devint
par la suite.
L'abbé Le Camus, comme l'abbé de Rancé, comme Tabbé de
Ponichâteau, est un des convertis célèbres du dix-septième siècle.
11 complète ce trio d'illustres abbés faits pour la Cour et pour le
monde, et qui s'y étaient livrés d'abord, mais qui s'enfuirent à un
certain jour pour embrasser la vertu chrétienne dans son âpreté.
Son caractère d'évêque n'ôta rien à la rigueur de sa pénitence.
La sincérité de sa dévotion doit être mise hors de doute, de même
qu'a été manifeste l'austérité de sa vie. L'annotateur de Rapin,
dans une note maligne, essaie de jeter du louche sur les inten-
tions et le désintéressement de ce prélat, ce qui veut dire simple-
ment que révêque de Grenoble n'agréait pas aux Jésuites et que
ceux-ci n'étaient pas bien dans ses papiers. On le peut dire tout à fait
ianséniste en ce sens. Mais nous allons voir ce qu'était en réalité
l'abbé Le Camus dont je puis parler d'autant plus à mon aise qu'il
n'est point resté très-attaché à ses amis de Port-Royal, et qu'ayant
une œuvre considérable et particulière, la réforme de son diocèse,
à accomplir, il n'a pas voulu la compromettre pardes liaisons pu-
bliques et persistantes, poussées au delà du nécessaire.
L'abbé Le Camus^ né à Paris, le 24 novembre 1632, d'une rich«
APPENDICE.
529
famille marchande^ devenue de robe et parlementaire, prit le bon-
net de docteur le 4 avril 1650. Il eut presque aussitôt une charge
d'aumônier du roi et vécut pendant des années à la Cour, y faisant
en toute conscience le métier de courtisan. Il passait pour être for:
libertin, et il eut le malheur d'être cité dans ce qu'on appelle « la
débauche de Roissy , » à côté de Bussy , Vivonne, Mancini , Manicamp,
de Guiche. C'était pendant la Semaine-Sainte de l'année 1659. On
racontait que ces jeunes fous, dans leur orgie, avaient eu, entr'autres
fantaisies bizarres, celle de baptiser un cochon de lait, et que
l'abbé Le Camus avait prêtéson ministère à cette parodie sacrilège.
Rien n'est moins prouvé'. M. Le Camus, converti, avait coutume
de dire qu'on avait autrefois raconté de lui plus de mal qu'il n'en
avait fait, de môme que présentement on disait de lui plus de bien
qu'il n'en méritait.
Quoi qu'il en soit, à l'époque où nous allons recevoir ses con-
fidences, il était revenu du libertinage et repentant. En juillet
1670, il y avait déjà quatre ans qu'il faisait ou était censé faire
pénitence, ce qui reporterait sa réforme à l'année 1666. Saint-
Simon exagère, dans sa fougue de peintre, lorsqu'il écrit : « 11
acheta une charge d'aumônier du roi pour se fourrer à la Cour....
Ses débauches et ses impiétés éclatèrent. Il se crut perdu et s'en-
fuit dans une retraite profonde, où il se mit à vivre de toutes les
austérités de la plus dure pénitence. » Ces biographies brusquées
en portraits suppriment trop les intervalles. 11 resie vrai que l'abbé
Le Camus, en 1670, méditait une retraite entière et réguUère;
dans cette vue, il faisait bâtir un corps de logis à ce qu'on appe-
lait V Institution^ ce qui, en attendant, ne l'empêchait pas d'y oc-
cuper un appartement pendant ses séjours à Paris. La première
lettre de lui que j'ai sous les yeux est du 7 juin 1669^ il y est parlé
d'une visite que l'abbé Le Camus était allé faire au désert de Port-
Royal, aussitôt après la Paix de TÉglise; ce qu'il y avait vu lui
donnait un redoublement et comme une émulation de péni-
tence :
«Je suis retourné aussi confus qu'édifié de votre Désert , et quand je
vous examine tous l'un après l'autre, je trouve que le vieil homme est
pendu dans votre rose-croix en tant que mort s'en ensuive, et que chez mo
il n'est pendu qu'en effigie et plus dans l'opinion du public qu'en effet
J'en gémis devant Dieu et je trouve- tant de choses à réformer et à retran-
cher qu'en vérité je ne puis me résoudre à commencer. Cum crever anl
1. On lit dans les lUémoires de madame de Motteville au sujet de ce scan
dale de Roissy : « La Reine qui en l'ut avertie en témoigna un grand res-
sentiment. Elle exila l'abbé Le Camus pour avoir eu commerce seulement
avec des gens si déré£,lés, quoiqu'il ne lût pas avec eux les jours que ces
choses se [iassèrent.*^ Bussy rend aussi ce témoignage à l'abné Le Camus
qu'il s'éloigna et partit de grand matin le jour du Vendredi-Saint , ayant
eu vent , la veille , de l'orgie qui s'a^|' prêtait.
IV — ^4
530
PORT-ROYAL.
hcrbx , a])i)aruerant sirnul el zizania. (En même temps que l'herbe, a
poussé l'ivraie ) C'est pour les gens de ma sorte que cela est dit , car je
ne suis encore chrétien qu'en vert. Pour vous qui ap))rochez de la matu-
rité, vous vous souviendrez que je vous ai prié de médire franchement
ce que vous trouviez en moi que je dusse corriger, et que vous êtes d'au-
tant plus obligé à me le dire que nous <5omraes amis et que j'ai plus de
créance en vous qu'en toute autre personne. Vous n'avez voulu me rien
dire -, peut-être que vous aurez moins de répugnance à me l'écrire, et son-
gez que vous en répondrez devant Dieu. Priez-le demain qu'il me vide de
mon esprit pour me remplir du sien.... »
Demain, c'était la Pentecôte en effet, et il est à remarquer
que ce dimanche 9 juin 1669; jour de grande fête, M. de Saci
chantait la grand'messe à Port-Royal des Champs poitria première
/où depuis le rétablissement des religieuses; ce qui montre que
l'abbé Le Camus n'avait pas perdu de temps pour y aller faire sa
visite. On voit aussi déjà que Saint-Simon qui pouvait se tromper
sur quelques points de la biographie du prélat, ne se méprenait
pourtant pas sur son caractère et sur sa physionomie quand il
disait : a llétoit bien fait, galant, avoit mille grâces dans l'esprit,
d'une compagnie charmante. Il étoit savant, gai, amusant jusque
dans sa pénitence, >> Nous ne cesserons de lui trouver, jusque dans
ses sévérités de scrupules et ses consultations les plus épineuses,
de la gaieté, de la littérature, et bien de l'agrément dans l'es-
prit.
La première lettre finit sur le désir d'entrer en correspondance
avec M. de Pontchâteau et par des compliments à I^ort-Royal :
«Mandez-moisi vous êtes connu par le nom de M. Mercier chezM.Heard (?)
afin qu'à l'avenir je vous adresse ainsi mes lettres; car ce me sera un plai-
sir d'écrire à un homme qui a oublié jusqu'à son nom , afin qu'il ne lui
restât rien du monde.
« Encore une fois aimez-moi et priez Dieu pour moi , vous et tous vos
frères et sœurs. Que je vous envie votre pauvreté 1 >»
M. de Pontcbâteau ne se le fit pas dire deux fois. La pauvreté
était son thème favori. La correspondance s'engagea. Il envoya
à l'abbé Le Camus un Abrégé de Pensées tirées de sainlJean Chry-
sostome, et il lui écrivit deux lettres sur ce sujet de la pauvreté,-
particulièrement cher aux vrais chrétiens. L'abbé Le Camus, un
peu en retard, lui répondit de Paris, le 9 décembre :
" Je n'ai pu vous écrire plus tôt pour vous rendre très humbles grâces
du présent que vous avez bien voulu me faire. Vous êtes si accoutumé à
m'en faire de toutes les façons , et moi à les recevoir , qu'à la fin je croirai
que vous êtes le riche et que c'est moi qui suis le pauvre. J'attendois bien
t. Saint Matthieu, XIII, 2û. Le t&xia exact est*. Cum crevissel herba...^
iunc apparuerunt,,,.
APPËNDIGÊ.
de votre courtoisie que vous me feriez acheter un Abrégé de saint Chry-
sostome, mais je n'attendois pas de l'avoir de votre indigence. Je le reçois
sans scrupule et avec plaisir ; mais j'en ai encore eu davantage à lire les
deux dernières lettres que vous m'avez écrites sur la pauvreté et sur les
promesses qu'on fait au baptême. Je lésai lues et relues comme des ho-
mélies des Saints Pères. Aussi n'étoit-ce qu'un abrégé de leurs sentiments.
Mais je me trouve si éloigné des dispositions qu'il faudroit avoir pour en
faire bon usage que j'appréhende quelquefois que la lumière de ces véri-
tés , dont je suis convaincu, au lieu de m'éclairer, ne me désespère. Pour
moi , je crois que si l'on se faisoit baptiser à même âge qu'on prend l'habit
de religion et qu'on fût instruit de toutes les obligations qu'emporte avec
soi le baptême , on auroit autant de peine à trouver des gens qui voulus-
sent se faire chrétiens qu'il est rare d'en trouver qui veuillent se faire
chartreux. Et si cette idée est juste , jugez le peu qu'il y a de vrais chré-
tiens , et combien je dois appréhender de n'être pas de ce petit nombre.
Mais après tout j'ai senti depuis quelques jours des marques si sensibles
de la providence de Dieu sur moi, que cela me donne lieu d'espérer qu'il
ne laissera pas son ouvrage imparfait et que la même main qui me guide,
quand je su's incertain de la route que je dois suivre , me soutiendra
dans les périls où je me trouve exposé à tous moments. Mais c'est plutôt
le sujet d'une conversation que d'un billet. »
Nous touchons ici à l'un des points de dissentiment des deux
abbés. M. de Pontchâteau était plus absolu, plus rigide; lui, il ne
fait guère de différence entre la condition de chrétien et celle de
chartreux : l'abbé Le Camus, qui sera si sévère pour lui-même,
s'étonne pourtant un peu des conséquences qui en résulteraient
pour le prochain; il fait quelques objections, et il les fera surlou
lorsqu'il sera éveque et qu'il se heurtera aux difficultés de la pra-
tique. En attendant, la liaison qui s'établit entre M. de Pontchâteau
et lui est une parfaite liaison de charité. M. de Pontchâteau est
son frère aîné en pénitence :
«Je crois, lui écrit-il le 29 janvier 1670, je crois que Dieu ne vous
donne pas seulement l'amour pour la pauvreté , mais aussi le don de le
communiquer , cet amour , à ceux que vous voyez. Au moins je vous puis
assurer que les deux entretiens que j'ai eus avec vous m'ont inspiré un tel
détachement du bien et des ;:randeurs, qu'on fera fort bien, dans l'humeur
où je suis, de ne me rien offrir; car je refuserois sans consulter. Je ne sais
si votre exemple m'a parlé , ou si ce sont vos discours , ou tous deux en-
semble, mais je ms trouve tout autre depuis ce temps-là. Je crois que si
je vous voyois encore deux fois , j'iroisà l'Hôpital général demander une
place Si l'on savoit dans le monde que votre pauvreté est contagieuse , il
n'y auroit pas grand' presse à vous parler, et vous n'auriez pas besoin de
couvrir votre marche aussi finement que vous faites. Je persiste toujours
à bâtir à Vlnstilution , et plus j'y rêve et plus je trouve que dans Paris il
n'y a rien de meilleur pour moi. Au moins cela me serre de plus de la moi-
tié plus que je ne suis et m'écarte plus solennellement du monde et de
l'ambition que je n'ai été jusqu'à présent. Priez Dieu , je vous prie , qu'il
me fasse connoître sa volonté là-dessus; car c'est une espèce d'état que
cette résolution Je me trouve tout autrement ca!mo que je n'étois depuis
532
PORT-ROYAL.
que je me suis fermé à cela , et toutes ces irrésolutv. ns et ces inquiétudes
que j'avois sont cessées entièrement , ce qui me donne lieu de croire que
c'est présentement où Dieu me veut. 11 n'appartient pas à tout le monde
d'aller des pas de créant : je suis destiné à aller terre à terre. Ce n'est pas
que , si j'étois avec vous, je tâcherois de vous suivre , quoique vous ayez
les jambes plus longues, mais, à la vérité , non passibus œquis. J'ai tou-
jours dans la tête que nous finirons nos jours en même lieu et en même
genre de vie : je n'y vois nulle apparence, et cependant je ne puis m'oter
cela de l'esprit. Dieu nous découvrira cela dans la suite. L'importance est
de lui être fidèle et de ne regarder que lui. Je suis en lui du meilleur de
mon cœur plus à vous qu'à moi même. »
Ils échangent de petites commissions de pénitents et de solitaires.
11 en est une, pourtant, dont l'abbé Le Camus s'est chargé en Cour
ou auprès de gens de Cour, auprès de MM. de La Vrillière, et qui
concerne une pension que M. de Pontchâteau avait sur une de ses.
abbayes ou sur une ferme. Le scrupuleux ermite avait hâte d'étein-
dre cette pension et de ne rien garder : ce qui offrait, à ce qu'il pa-
raît, quelque difficulté de forme ou de fond qu'on opposait à son
désir. Je ne distingue pas bien comment en celte affaire il avait
pour parties MM. de La Vrillière; mai?, d'une manière ou d'une
autre, la conclusion dépendait de leur volonté. « Je ferai encore
une tentative, lui écrivait l'abbé Le Camus, et je crois que vous
viendrez à bout, par mes soins, d'achever de vous ruiner. »
Il païaît que M. de Pontchâteau et peut-être aussi les religieuses
de Port-Royal avaient eu curiosité de savoir commenton pratiquait
la prière chez les Carmélites du faubourg Saint-Jacques. L'abbé
Le Carjus, qui habite le quartier, consulte à ce sujet la mère
Agnès qui (bien entendu) n'est pas la nôlre, mais la mère Agnès
de Jesus-Maria, l'illustre prieure des Carmélites, laquelle lui fait
une réponse détaillée, et l'abbé Le Camus la transmet fidèlement.
Cette page de la lettre du 3 février 1670 serait curieuse à citer
pour une comparaison psychologique de la dévotion à Port- Royal et
de Toraison chez les Carmélites : celles-ci se rattachent naturelle-
ment à la méthode de sainte Thérèse, méthode tout affective : de
l'amouret de Tamour encore!
Une certaine dissidence, très-légère, il est vrai, se fait sentir
dans la manière de voir des deux abbés; c'est à l'occasion de l'é-
vêque d'Orléans, M. de Coislin, neveu de M. de Pontchâteau.
L'oncle terrible jugeait en toute rigueur son neveu, homme fort
pieux, d'ailleurs, et de mœurs irréprochables, mais tout chargé
d honneurs et de bénéfices ecclésiastiques. L'abbé Le Camus le
défendait dans les termes d'une sage et raisonnable indulgence
(16 février 1670) :
« pour ce qui regarde M. d'Orléans, je crois que, si les sentiments que
vous avez sur les évèques et sur les suites des vocations humaines étaient
vrais, il faudroit que tout le Clergé du premier et du second ordr<î se dé-
APPENDICE.
533
posât et qu'on en allât chercher d'autres dans vos déserts. Je conviens
bien avec vous qu'uns partie des fautes et des malheurs qui arrivent aux
ministres de l'Église dans ladministration de leurs emplois vient en puni-
tion de oe qu'ils n'y sont pas bien entrés ; mais de croire que cela ne se
rectilie pas par la suite d'une bonne vie et qu'il faille les désespérer tous
s'ils ne changent d'état, c'est vouloir que la perfection soit de nécessité
et rendre tous les chrétiens spirituels, ce qu'il ne faut pas prétendre. La
main de Dieu a plus d'étendue que notre idée et notre imagination, et Dieu
a ses voies pour sauver les hommes dans tous les états, et des voies que
les hommes condamnent souvent , parce qu'ils ne les connoissent pas. Nos
vues sont bornées ; nous nous faisons d'ordinaire un plan et des règles
particulières pour sauver les hommes , et sitôt que nous voyons quelqu'un
hors de nos. règles et de cette ligne , aussitôt nous en désespérons. Mais
Dieu ne laisse pas souvent de les sauver par des chemins que nous n'au-
rions jamais prévus. Croyez-moi , ne jugeons jamais personne et ne déses-
pérons jamais de personne, tant que les gens ont de la foi et qu'ils ont
quelque crainte des jugements de Dieu. Il n'appartient qu'à très-peu
d'âmes héroïques de faire la pénitence canonique ; de renoncer à tout pour
suivre uniquement Jésus crucifié. Ce sont des grâces du cabinet et pro
singulariter electis ; mais, dans la règle ordinaire, la Grâce ne détruit
noire tempérament, nos inclinations et nos mauvaises habitudes que
petit à petit et d'une manière aussi imperceptible qu'elles se sont établies;
et en ces cas-là , la pureté ne paroît pas d'abord ni dans nos actions ni
dans notre cœur , et tout ce que nous faisons est mêlé de beaucoup d'im-
pureté dans les commencements. Que ceux qui sont appelés potentissima
et efficacissima vocatione suivent ce mouvement dans toute la suite de
leur vie; qu'ils soient dans des actions de grâces continuelles ; qu'ils ré-
pondent avec fidélité à l'impétuosité qui les entraîne; mais qu'ils compa-
tissent en même temps à ceux qui vont un train plus tempéré, et qu'ils
prennent bien garde de les désespérer en leur demandant, au commence-
ment de leur conversion, des choses dont ils ne sont pas encore capables.
Ce sont les troupeaux de Jacob qu'il faut mener à petite journée, de peur
de les outrer et de les rendre par là incapables d'aller plus loin, suivant
la pensée de saint Benoît : Deus justificat : quis est qui condemnet ? »
On voit, dans cette même lettre, toutes les inquiétudes et les
fluctuations de projets auxquels était livré l'esprit de l'abbé Le
Camus en cette année qui précéda son épiscopat. Il cherche encore,
il n'a pas trouvé. Venant de parler de la mort de l'évêque de Lan-
gres, le trop célèbre abbé de La Rivière, il ajoutait :
« J'ai vu deux ou trois morts en ma vie des plus grands du monde, qui
m'apprennent bien la vanité de ce qu'on recherche ici-bas avec empresse-
ment; mais avec toutes ces connoissances dont je suis pénétré autant par
expérience que par raison, j'ai encore besoin de défendre mon cœur de
l'amour de ces vanités, et je ne trouve autre expédient que de m'éloi-
gner non-seulement de ceux qui les donnent, mais aussi de ceux qui m'en
parlent. C'est ce qui m'avoit fait souhaiter avec passion de sortir de Paris ;
mais je n'ai pu trouver de retraite. Il me faut un peu d'esprit et de vertu
pour me soutenir. Je ne le trouvois pas aux Vaux de Cernai. Je me flattois
que je le trouverois avec vous : cent lois , j'ai songé à votre abbaye ; mais
534
PORT-ROYAL.
je vous ai toujours vu un si giand éloigiiemcnt à l'état ecclésiastique que
je n'ai osé vous le proposer. D'autres fois j'avois eu dessein de bâtir à La
Ti appe un logement pour vous et pour moi ; mais Dieu vous a appelé autre
I^art, et vous êtes gai et gaillard de vous trouver dans le port (Porl-Royal)
avec une bonne et sainte compagnie, tandis que votre ami est encore dans
ia mer sur une planche pourrie et ne pouvant avancer. Et, après cela, vous
vous réjouissez de ce que je vs plus vite que vous, nonobstant votre taille
de lévrier. En vérité , vous avez bonne grâce de vous moquer des pauvres
gens! Si l'on alloit en carrosse en Paradis avec toutes ses commodités , je
crois qu'en effet j'aurois à présent quelque avantage sur vous. Mais si ce
sont les richesses de l'âme (|ui nous avancent vers notre patrie, je suis en
danger d'être longtemps pèlerin ; car je suis aussi pauvre de ce côté-là
que vous l'êtes de l'autre. Majs , après tout, j'ai envie de m'avancer, et
avec vos prières et celles de vos saintes compagnes , peut-être ferai-je
quelque progrès. Et d'ailleurs , etsi desit mihi meritum, Christo non
deest mis ricordia. Hoc est jus meum....
« Adieu donc , mon ch/er frère , et souvenez-vous de ce que je vous dis ,
que nous mourrons en même lieu et faisant même vie , quoique nos con-
r'itions soient différentes. »
îl fait, dès le printemps, un voyage à La Trappe (mars, avril) :
« On s'y attendoit fort à voir M. Hamon, et l'on a eu bien de la peine
de la fièvre qui l'a obligé de s'en retourner chez vous. S'il est présente-
ment rétabli, engagez-le à y faire un voyage, et surtout qu'il ne paie
point de son infanterie ( c'est-à-dire qu'</ n'aille pas à pied ), car il seroit
encore en danger de tomber malade par les chemins. Ce qui m'oblige à
vous prier de cela, c'est qu'il m'a paru que cette fièvre lente de l'abbé de
La Trappe est capable de le mener au tombeau , si l'on n'y remédie de
bonne heure, et il est plus disposé à croire M. Harron que personne, parce
qu'il est persuadé de sa vertu et de l'amour qu'il a pour la pénitence, et
qu'ainsi les conseils qu'il lui donnera ne procéderont point de cette com-
plaisance que les médecins ont ordinairement pour le vieil homme.... »
Un voit nettement quel était, à cette première date heureuse
de la Paix de l'Église, le mouvement qui tendait à rapprocher
MM. de Port-Royal de tous les grands pénitents et à mettre leur
saint désert en communication avec les autres grands foyers de
réforme. Celte union, qui eût contrarié tant de gens, ne dura pas.
Les points de dissidence, et qui ju.^tifieront plus tard l'abbé Le
Camus de sa ligne d'action un peu dififérente, continuent d'être
marqués; tout rigide qu'il est et qu'il sera, il a le sens pratique;
c'est un évêque possible :
« ( 12 avril 16 îO. ) Pour ce qui regarde nos différends , de vous à moi
je crois que si vous aviez été de votre esprit beaucoup de préoccupa-
tion:i dont la lecture des œuvres de vos amis et leur conversation vous a
rempli , vous reviendriez sans peine à mon avis , principalement si nous
convenions de nos faits comme on en convient plus aisément en conver-
sation que par écrit. Au moins , M. Arnauld fit certains imprimés pour
APPEiVDIGE. 535
éclaircir son livre de la Fréquente Communion et qui furent envoyés à
Rome en 1645 , qui ne disent autre chose que ce que je dis , et lui-même
est convenu avec mbi que , dans la pratique, il y avoit beaucoup d'adou-
cissements à porter à toutes ces maximes; que, dans les siècles les plus
réglés, on avoit eu de grands tempéraments; que pour Tentrée dans les
oénéfi-ces , pourvu que le titre ne fût pas vicieux , ce qui s'y trouvoit de
défauts pouvoit se réparer sans être obligé de le quitter. Pour ce qui est
d'être admis aux Sacrements , ou devant que la satisfaction fût entière-
ment accomplie , ou après sa perfection, cela n'étoit pas essentiel. Si vous
en demeurt z d'accord comme vous êtes trop raisonnable pour ne le pus
faire, qu'est-ce que le reste? Car je conviens de la nécessité d'une satis-
faction entière, pleine et complète, et d'une pénitence sincère et salutaire....
Tenons-nous-en là et tâchons de le mettre en pratique.... Le reste n'est
qu'extérieur et de police, et sujet même à tromperie et à illusion.... »
Malgré le point éminent de sainteté où ils étaient censés par-
venus, ces grands pénitents étaient des hommes comme nous; ils
retombaient bien souvent à plat, et je n'en veux pour preuve que
cet aveu de l'abbé Le Camus et la recette qu'il demande à M. de
Pcntchâteau :
« Il me souvient que vous me dîtes la dernière fois que je vous vis que
vous aviez un secret pour ne vous point distraire ni vous ennuyer pen-
dant ia Messe , en vous occupant du mystère. Je vous prie de me vouloir
mettre par écrit, et bien grossièrement, comme vous faites pour ne vous
point ennuyer; car , à vous dire le vrai, il me prend quelquefois des ab-
sences d'esprit si grandes et si fortes que la Messe est achevée avant que
je me sois un peu remis. »
Suivent des plaisanteries et un badinage assez fin dans son
genre, sur ce que M. de Pontchâteau se montrait trop pressé de
vouloir mourir et de s*en aller jouir à trop bon compte dans l'autre
vie des bénéfices de sa pénitence en celle-ci :
« J'aurois bien des choses à vous dire sur ce que vous vous ennuyez de
votre pèlerinage. Quand vous aurez été autant d'années dans la pénitence,
comme vous avez été dans le plaisir, après cela je vous permets de souhai-
ter de prendre congé de la compagnie. Vous êtes comme feu M. de Che-
vreuse, qui disoit au siège de Montauban : « Battons nous bien deux lois
vingt-quatre heures, et retournons ensuite promptement à Paris. » Vous
gagneriez trop tôt votre procès. Hélas ! si cela est, il faut que je vive bien
longtemps ou que je m'y prenne d'une autre manière que je n'ai fait jus-
([u'à présent : noîi enim tara pensanda est mensura temporis^ quam dolo-
ris. Priez pour moi, mais de la bonne manière, et croyez, mon cher frère,
que personne n'est à vous plus tendrement que j'y suis. »
Cependant l'abbé Le Camus tombe malade à la suite de ses excès
do moriification en carême et pense mourir d'une fluxion de poi-
trine. Grave matière à réflexion :
« ( 16 mai 1670. ) Je suis pourtant obligé de vous dire que l'on voit la
536
PORT^ROYAL
monde et tout ce qu'il a de plus éclatant d'un œil bien difTérent , lorsqu'on
est dans son lit , qu'on ne fait pas même dans l'église, lorsqu'ou est en
nté. Quand on regarde les choses au travers de la moY-t et de rftternité,
c'est un milieu qui les fait paroitre bien petites et bien méprisables.
Après cela vous jugez bien que je rre puis qu'être très-content d'avoir eu
une incommodité qui me donne au moins la mort évangelique, pour par-
ler comme saint Paulin , si elle ne me cause la mort naturelle. L'impor-
tance est de conserver ces sentiments dans la santé et demeurer dans le
détachement sincère où je me figure que j'ai été depuis trois semaines.
C'est pour cela seulement que j'ai besoin de vos prières et de vos saintes
amies, et non pas pour conserver une vie qui ne peut être utile ni à l'É-
glise ni au public en aucune manière. »
Il lui prend fréquemment de ces accès de remords et de repen-
tance où respire la sincérité de l'âme; il suffit du moindre mot
pour faire jaillir la source de ses gémissements et de ses larmes :
« ( De Villeneuve-Le-Roi , 8 juillet 1670. ) Vous êtes joli de me (ftre
que vous êtes ce mollis et dissolutus in opère qui est frère de ce dissipa-
teur. J'entends à demi-mot, mon cher frère ; c'est-à-dire et il n'est que
trop vrai que je suis ce dissipateur. Hélas I que de dissipations en vingt
années de servitude volontaire à la Cour I Que de dissipations dans les
plaisirs, dans les entretiens , dans les bagatelles , dans l'ambition, dans
les médisances et dans l'étude même ! Mais que de dissipations dans la
retraite et dans l'ombre de pénitence qu'on dit dans le monde que je fais
depuis quatre ans! Je suis , je l'avoue , ce véritable Enfant prodigue ! J'ai
mangé tout mon blé en vert; mais, après tout, j'ai reconnu mon état et
ma misère. J'ai dit et je dis tous les jours : Pcccavi in rœlum et coram te.
Je dis ; revertar. Mais quand est-ce qu'il sera vrai de dire que je serai de
retour et que je serai la joie du Ciel et des Anges? Au moins j'espère que
vous n'en aurez pas le chagrin de ce frère de 1 Évangile et que vous ne
vous plaindrez point de la trop grande bonté de Dieu qui me fera miséri-
corde et qui m'accordera le pardon du passé.... »
On sent l'onction d'un cœur contrit dans ces paroles.
La mort de Madame, duchesse d'Orléans, survient sur ces en-
trefaites : il peut être curieux d'entendre ce qu'en dit dans l'inti-
mité ce pénitent très-bien informé et qui était, il n'y a pas long-
temps, de la Cour :
« ( 16 juillet 1670. ) Que voulez-vous que je vous die sur la mort de Ma-
dame? Elle a vécu vingt-cinq ans, voulant plaire à tout le monde. Elle
avoit beaucoup d'esprit et d'agrément. Elle se faisoit un honneur de pa-
roitre fort éclairée, et par là elle affcctoit de faire l'esprit fort. Cependant,
depuis quelques mois , elle cherchoit la vérité d'une religion et n'étoit
encore déterminée à rien. Les démêlés continuels qu'elle avoit avec Mon-
sieur , et sa beauté qui s'en alloit , la fesoient résoudre à se mettre dans
les affaires. Elle revenoit d'un voyage d'Angleterre , où elle avoit été si
bien reçue de son frère que cela la rendoit considérable à toute l'Europe
à cause de la triple alliance qu'elle pouvoit détourner. Le roi avoit les
derniers égards Dour elle et prétendoit s'en Servir utilement. Elle prend
APPENDICE.
537
an verre de chicorée à six heures du soir, et aussitôt elle se croit empoi-
sonnée. Gela dure jusques à neuf. Elle se confesse au curé de Saint-Cloud
en forme commune et comme elle avoit de coutume. Sur les onze heures,
la mort la presse. Elle envoie quérir M. Feuillet ; je vous envoie sa
Relation : ce sera à vous d'en tirer les conséquences. Elle est morte avec
une fermeté qui a fait que le roi lui-même doutoit de son salut
et lui dit à elle même. Au surplus, M. Feuillet lai a parlé plus rude-
ment qu'on ne parle d'ordinaire aux Grands et l'a savonnée à sa
mode. Elle a reçu ces réprimandes avec beaucoup de douceur, se fai-
sant instruire et avouant qu'elle ne l'avoit jamais été. Elle a témoigné de
la douleur de n'avoir pas toujours aimé Dieu et de ne l'avoir pas connu
plustôt. Il paroît qu'elle parloit sincèrement; car, quand on lui parla de
l'avenir, soit qu'elle vît la peine qu'il y avoit à vivre chrétiennement,
(soit que... La phrase est restée incomplète)^ elle se contenta de dire qu'il
étoit inutile de lui en parler, parce qu'elle ne vivroit pas. Elle en a assez
fait pour nous engager à prier Dieu pour elle suivant les canons. Si Dieu
lui a fait miséricorde, c'est une grâce bien singulière; car, en vivant, il
étoit difficile* qu'elle se convertît et qu'elle vesquît chrétiennement. Si elle
fût morte d'une maladie ordinaire et que rien ne l'eût ébranlée considé-
rablement, elle auroit songé à se guérir ; elle se seroit confessée à son
confesseur capucin à l'ordinaire, ou peut-être qu'elle seroit morte comme
sa mère sans sacrements au milieu des prêtres. Le don de persévérance
roule sur la grâce d'une bonne mort, et on ne la demande guères à Dieu.
Demandez-lui pour moi, je vous en conjure. «
Cette lettre ne laisse pas de nous apprendre deux ou trois parti-
cularités essentielles et qui ont été voilées dans les récits des amis
ou dans les Oraisons funèbres. Ainsi Madame était esprit fort ou
visait à Têtre ; sa beauté dont on a tant parlé s'en allait et était
déjà fanée. Gette fermeté avec laquelle elle agonisa en se voyant
mourir, et qui fait honneur à son caractère, effraya les chrétiens
dévots, y compris Louis XIV, et ainsi s'explique jusqu'à uji certain
point la dureté du chanoine M. Feuillet, qui ci iiL de sa charité de
frapper de grands coups pour lui faire peur de l'Éternité. En somme,
le dirai-je? Madame mourant avec fermeté et douceur, se prêtant
à ces interrogateurs farouches, à ces tourmenteurs des âmes pour
le bon motif, et les remerciant même en toute bonne grâce, nous
paraît fort supérieure à eux tous, esprits sincères, mais étroits,
qu'ils se nomment Louis XIV, Feuillet ou Lç, Camus'.
Une rechute remet l'abbé Le Camus lui-même en danger de
mort. Il se rétablit lentement. Une petite affaire qu'il traite à ce
moment avec les ermites de Port-Royal fait sourire. Il s'agit des
1. Cette même lettre nous apprend que la reine Henriette d'Angleterre
est morte sans sacrements : ce que l'Oraison funèbre de Bossuet a traduit
et enveloppé de la sorte : « ... Elle étoit si bien préparée, que la mort n'a pu
la surprendre, encore qu'elle soit venue sous l'apparence du sommeil. » La
vérité est presque toujours couverte d'une draperie ou d'un voile. Ce que
nous nous efforçons de faire ici, c'est de la découvrir et de l'apercevoir à
travers quelques trous pratiqués çà et là dans le rideau.
538
PORT-ROYAL.
foins qu'on faisait sur les terres de l'abbaye et qu'on vendait. D? s
le 8 juillet il avait écrit à M. de Pontcliâtcau :
« Mon valet soutient qué vous êtes marchands de bonne foi et que je no
saurois mieux faire que d'acheter de vos foins; sHl s'en vend et que j'en
puisse avoir de bon et à prix raisonnable, je vous prierai de me ménager
cette affaire auprès de M. Charles; car je n'ai pas assez de hardiesse
pour lui demander autre chose que ses prières, que j'estime plus que
tous les prés du monde. »
L'affaire se conclut, et je lis à la date du 27 août :
« J'oubliois notre foin. Faites-m'en, s'il vous plaît, réserver quatorze
cents. Quand je vous verrai, nous parlerons des moyens de le faire voiturer
à Paris. » _
On est bien loin, ce me semble, de deviner en l'abbé Le Camus
un prochain évêque; et pourtant c'est à la fin de cette année ou
tout au commencement de l'autre que sa nomination se décida.
Une calomnie dont il fut Tobjet paraît avoir ramené l'attention de
Louis XÏV sur son compte, et il est à croire que la justification,
dont l'abbé se tira à son honneur, détermina la religion du roi
à le faire évêque. Voici, du moins, ce qu'il écrivait à M. de Pont-
châteaii, le 23 septembre 1670 :
« Je n'eus jamais plus besoin de vos prières que j'en ai besoin présen-
tement : une personne qui n'est pas de mes amies m'a rendu de très-mé-
chants offices dans l'esprit du roi. Je ne doute pas qu'ils n'aient fait impres-
sion, et quelque détaché que je sois des autres biens du monde, je croyois
qu'il étoit bon, même pour le service de l'Église, que je conservasse ce
haut point d'estime où j'étois. J'ai moins de peine en cela que je n en
mérite; mais j'ai peur d'en avoir plus que je n'en puis porter. Cependant
cela me détachera de la seule chose à quoi j'étois trop sensible, si vous ob-
tenez de Dieu qu'il me soutienne dans ce6 premiers choi s. Si j'avois osé
vous aller troubler dans votre retraite, j*y aurois été me consoler quelques
jours avec vous. L'abbé de La Trappe vous salue; le prieur de Haute-Fon-
taine * lui a dit votre nom et votre demeure. »
Quatre mois après, il était évêque, le roi l'ayant nommé à
révêché de Grenoble le 6 janvier 1671. Il écrivait à M. de Pont-
château, avant la fin du même mois r
« A Paris, le 28 de janvier 1671.
« Il y a quinze jours que je cherche un quart d'heure de loisir pour vous
écrire et que je ne le puis trouver. Après avoir consulté une infinité de
I. Dom Rigobert, qui avait été d'abord maître des novices à Clairvaux et
que M. Le Roi, dans une visite qu'il y fit, avait désiré avoir pour prieur
d;iris son ai)l)aye de Haute-Fontaine : ce qu'il obtint. Dom Rigobert , après
quelques unnécs de direction à Haute-Fontaine, avait passé à La Trappe
où il mourut « en odeur de sainteté, dit-on, le 14 novembre 1679
APPENDICE.
539
gens de piété et de science qui m'ont tous repondu la même chose, j'ai
été remettre mes lettres et brevets à M. de Ghâlons(M. Vialart,\ afin qu'il
jugeât souverainement ce que j'avois à faire, chargeant sa conscience du
parti qu'il me feroit prendre, puisque j'étois résolu, après bien des irréso -
lutions, à me fixer à ce qu'an prélat de sa vertu et de son mérite me con-
seilleroit de faire, lui quicoîmoit mes misères et les périls del'épiscopat; et
je l'ai trouve encore plus lerme que les autres, croyant que j'étois obligé de
l'accepter. Ainsi, mon cher frère, à moins qu'il m'arrive quelque mouvement
puissant avant mon sacre, qui me détermine à tout abandonner, me voilà
chargé d'un poids que je redoute autant à présent que je l'ai désiré au •
trefois. J'ai grand besoin de vos prières et de tous vos amis eu cet état;
j'ai besoin de vos avis, j'ai besoin de tout ce que vous pouvez avoir qui
serve à la conduite des âmes, surtout des ecclésiastiques : dereliquit me
virtus mea. Encore, si je pouvois espérer qu'un jour vous viendriez à nos
saintes montagnes, seulement un jour! Mais il ne faut plus que je cherche
de consolation en ce monde. J'en ai trop cherché même dans la retraite, et
c'est peut-être pour me punir que Dieu permet que j'entre dans un emploi
où je ne trouve d'autre consolation si ce n'est qu'il n'y en a point et que je
n'ai nullement contribué à cette nomination. »
Son sacre se fit aux Chartreux de Paris le 24 août'. Il avait écrit
le 12 (lu niême ruois à M. de Pontchâteau, qui se contentait d'être
le jardinier des Granges :
<« Vous me plaignez, mon cher frère, devant Dieu, et vous avez raison,
car je me trouve chargé d'un poids insupportable. Ce sont les armes de
Saiil sur les épaules de David. Je vais être sacré le jour de Saint-Barthé-
lemy, et j'y vas comme au martyre, c'est-à-dire avec répugnanco; car je
n'irois pas apparemment sans résistance de la nature. Si j'avois trouvé
quelqu'un qui m'eût conseillé ou qui me conseillât encore de refuser l'évê-
ché, je le ferois avec plaisir, même à présent, quelque contre-temps qu'il
y eût; mais je ne trouve personne de cet avis, et je ne me sens pas assez
fort pour l'entreprendre tout seul. Ainsi, puisque c'est une nécessité que
je sois évêque, priez Dieu et engagez vos amies à prier que je sois bon
évéque. Adieu, mon cher frère. J'aimerois bien mieux volve bêche que ma
crosse. »
Il parlait sincèrement. La Correspondance imprimée d'Arnauld,
à cette date, nous apprend que ce ne fut pas Feulement Tévêque
do, Châlons, M. Vialart, que l'abbé Le Camus prit pour juge et ar-
bitre : ii consulta également M. Arnauld, de même qu'il avait con-
sulté M. de Sainte-Beuve, M. Feret, curé de Saint-INicolas-du-
Chardonnet et d'autres encore : tous furent unanimes pour lui
1. Voici le peu de détails qui nous ont été conservés : « Cette sainte céré-
monie achevée, il ne songea plus qu'à son départ qu'il différa le moins qu'il
put. Avant que départir, il alla prendre congé du roi. La Cour ne put voir
sans étonnement le changement qui s'étoit fait en lui. Les dames surtout
remarquèrent qu'il tâchoit de se détourner lorsqu'il les apercevoit de loin ;
elles s'en plaignirent, mais il répondit que les foibles n'ont point d'autre
moyen de vaincre dans ce combat que la fuite. Les Saints ont parlé et agi
de même. » {Abrégé de la Vie du Cardinal Le Camus..., par Lallouette.)
540
PORT-ROYAL.
conseiller d'accepter. L'évôque d'Aleth, M. Pavillon, fut le seul
qui Ton dissuadé. La réponse de M. Arnauld, bien que dans le sens
de l'acceptation, paraîtra pourtant assez dure à ceux qui l'iront
chercher au tome I, page 089, de ses Lettres. Au fond, M. Arnauld,
resté si pur de mœurs, estimait l'abbé Le Camus assez peu
digne de l'épiscopat à cause de son ancienne vie, notoirement
relâchée et dissolue sur l'article des femmes, et aussi à cause de
l'ambition ecclésiastique qu'il avait montrée dès son début à la
Cour. Dans une réponse (non imprimée) qu'il lui fit le 18 août
1671, peu de jours avant son sacre, l'abbé Le Camus, entrant tout
à fait dans l'esprit de cette sévérité, disait:
« Il me semble que le bruit que le monde feroit si je prenois une réso-
lution si peu attendue (le refus), ne m'empêcheroit pas de l'exécuter, et
qu'en prenant quelque temps devant soi et se retirant de Paris, ce bruit
cesseroit promptement, et que d'ailleurs faisant entendre qu on n'a pu se
déterminer à rien qu'on n'eût des bulles pour réparer parla la plaie qu'on
vouloit faire à ma réputation, l'on pourroit apaiser le monde dont après
tout il ne faut pas se mettre tant en peine quand il s'agit d'obéir à
Dieu.
« Pour le fond, il me paroit que depuis cinq ans j'ai tâché sincèrement
de retournera Dieu, et que j*ai un tel éloignement pour les places élevées
que j'aurois toujours un sensible plaisir de remettre l'évéché entre les
mains d'un homme de bien.
« Quant à ce qui regarde la vie d'un évêque, puisque vous avez bien
voulu me dire vos sentiments tant sur les meubles que sur la vie pénitente
qu'il a à mener, je vous prie très-instamment de vouloir bien, à vos heures
de loisir, me dresser un plan de vie épiscopale, telle que vous croyez que
je la peux et dois mener dans une ville de Parlement et qui est la chute
de l'Italie pendant les guerres >
Toutes les lettres de Tévêque de Grenoble à M. Arnauld en ces
années (1671-1676) témoignent d'une déférence absolue pour sa
doctrine, pour ses conseils, pour ses décisions auxquelles il se
remet sans réserve dans tous les cas épineux. C'est lui qu'il veut
pour casuiste, et non pas un autre. « Un mot en confidence là-
dessus, je vous en conjure, lui dit-il et lui redit-il sans cesse, et
ne renvoyez ni à M. d'Aleth, ni à M. de Sainte-Beuve. »
L'évéché de Grenoble était, en effet, des plus laborieux et des
plus pénibles : sans compter les difficultés particulières à un dio-
cèse aussi montueux et qui contenait des parties presque inacces-
sibles, il était à cheval sur deux pays. Par suite de conventions
établies et maintenues par nos rois, la juridiction ecclésiastique de
l'évêque s'étendait jusqu'en Savoie; il avait ainsi affaire au Sénat
de Chambéry non moins qu'au Parlement de Grenoble : il avait à
contenter le roi de France et le duc de Savoie : deux parlements
et deux princes! Dans les contestations et conflits qui s'élevaient,
M. Le Camus dut recourir plus d'une fois au secrétaire d'Etat
APPENDICE.
541
chargé des Affaires étrangères, à M. de Pomponne, M. Arnauld
semblait un canal naturel auprès de son neveu, et l'on usait de lui
bien qu'avec discrétion, a (1 mars 1672.) Si vous n'étiez point s,
avant de la faveur*, on se donneroit l'honneur de vous écrire
quelquefois; mais la crainte de vous être importun fait qu'on de-
meure dans le silence. » M. de Pomponne, dans son obligeance
paraît pourtant s'être montré un peu mou {c'était son caractère),
et M. Le Camus ne pouvait s'empêcher par moments de regretter
de ne pas voir encore à sa place « ce pauvre M. de Lyonne, »
mort trop tôt. Pour régler { lus sûrement les affaires et pour en
finir, il prit le parti d'être lui-même son ambassa'leur et de se
rendre à la Cour de Turin où il réussit. — La suite des lettres qu'i '
écrit à M. de Pontchâleau nous met dans le secret et nous tien
au courant de ses embarras et de ses difficultés de toutes sortes
pendant les premières années de son épiscopat :
M (26 mars 1672.) Comme la maladie des évêques de ce siècle est de faire
beaucoup d'Ordonnances et de ne se guères appliquer à les faire exécuter
j'ai résolu de me garantir de cette misère en n'envoyant à Paris aucune
nouvelle de ce que je fais^ n'y ayant rien de si dangereux et de si capable
d'altérer le bien qu'on pourroit faire que ce désir qu'on auroit d'être encore
regardé par les gens dont nous désirons d'avoir l'estime. Les besoins de
ce diocèse sont infinis ; il y a ici trente mille âmes et rien qu'un prêtre sans
paroisses pour les gouverner. L'ignorance est infinie dans tous ces quar-
tiers. La débauche des moines et des prêtres est comme en Italie; les
Jésuites y dominent, et h Gharabéry, et y enseignent toute la morale qui a
été reléguée deçà la Loire. La volupté et le luxe y est dans toutes les con-
ditions. On ne connoit de la religion que confréries, indulgences et con-
grégations. Cependant il y a tous les jours mille communions et autant de
confessions dans la ville. Je n'ai ni secours, ni confesseurs, ni prédicateurs
qui me veuillent croire. Les moindres vérités que j'avance ici passent pour
des excès. Tout le monde est effrayé de ma manière de vivre. Cependant,
je ne fais encore rien, et j'ai une Église entière à établir; car, dans la
vérité, il n'y en a aucune forme en ce diocèse. Cependant, si cela m'af-
flige et me fait regretter ma solitr.de, cela ne m'abat nullement, et je
suis persuadé que la Providence ne m'a envoyé dans un évêché aussi déla-
bré qu'afm de m'humilier : car si j'avois été dans quelque autre un peu
plus réglé , je m'aurois su si bon gré de quelque règlement que j'y aurois
apporté , que je me serjis cru un saint Charles Mais ici j'aurai l'avantage
de travailler toute ma vie sans pouvoir remédier à la moitié des maux qui
y régnent hautement. Je vous parlois tout à l'heure de fréquentes com-
munions : croiriez-vous qu'il y a dans ce diocèse des villages entiers où ja-
1. Le vrai texte est avant de la faveur et non si avant dans la faveur^
comrne on le lit à la page G96 du tome I des Lettres d'Arnauld. Tant il est
difficile a un éditeur de ne pas donner de légères entorses au texte des
correspondances qu'il a sous les yeux croyant bien faire I Et pourtant,
l'abbé Le Camus sait et parle à merveille la langue de son temps, la langue
qu'on parlait à la Cour et dans la meilleure compagnie ; c'est, en fait de
locutions, un témoin à respecter.
542
PORT-ROÎAL.
mais on n'a connmiiriié ni ouï parier de Jésus-Christ? Cependant cela est
ainsi , et ce sont coux où je trouve plus de disposition à profiter de la
parole de Dieu à cause qu'ils n'ont jamais abusé des sacrements. Voilà,
mon cher frère, l'état où je suis : un diocèse pauvre et où difficilement
pourrai-je attirer des ecclésiastiques, n'ayant d'ailleurs aucuns bénéfices
à conférer; besoins de toutes parts ; trois cents paroisses dans les rochers
et les précipices, et avec cela aussi peu d'industrie que j'en ai. Voyez si je
ne mérite pas bien que vous et toute votre sainte maison prie pour moi. Si
votre médecin ( M. Uamon ) connoissoit mes maux , il n'auroit pas tant
de foi à mes prières-, mais, s'il connoissoit mon cœur, il m'aimeroit un peu;
car, en vérité , j'ai pour lui toute l'estime possible. Pour vous et moi, cela
va à la mort et à la vie, et nous n'en sommes plus à des compliments.
Adieu , mon cher, aimez-moi et priez pour moi. »
Et le 26 juillet :
« Je ne puis me résoudre à vous envoyer de mes Ordonnances , parce
que j'en ai fait très-peu et celles seulement qui étoient nécessaires pour
faire ouvrir les yeux au clergé ; 2" parce que je suis bien aise que ma ré-
putation soit enterrée dans les Alpes, puisque c'est mon tombeau, et je
ne suis que trop fâché d'apprendre qu'on ne m'a pas tout à fait oubl é à
Paris. Rien n'est plus capable d'amollir un évêque qui a dessein de bien
faire, que de savoir qu'on parle de lui dans le beau monde. L'amour de
l'estime l'oblige à mesurer sa conduite selon l'idée des honnêtes gens et
non point selon les règles de l'Évangile , et Dieu sait combien cela cause
d'altération et de tempéraments humains. Ce que j'ai à vous dire , mon
cher ami, c'est que je suis dans le diocèse du monde le plus raboteux, où
il y a plus de précipicés. On ne peut visiter une paroisse sans être en dan-
ger d'être abimé. Il y a quarante ans qu'on n'a visité, et, quand on a visité
on ne s'est point mis en peine de rien. Enfin, de trois cents curés, il y en
a dix qui ne sont pas corrompus; tous les prêtres et religieux, ignorants
et vicieux, à peu de gens près; tout le peuple sans instruction; deux
villes dans la dernière dissolution ; un évêque sans secours. Quand vous
n'auriez pas autant d'amitié que vous en avez pour moi, l'amour que vous
avez pour l'Église vous engageroit assez à me plaindre et à prier Dieu pour
moi et pour cette pauvre Église. Je ne désespère pas pourtant d'avoir une
chambre dans votre ermitage. Je vous demande en grâce de bien me re-
commander aux prières de vos chères sœurs et de vos solitaires. Nous ne les
oublierons pas ici, et notre bon médecin ( toujours M. Hamon) que je
chéris tendrement. Adieu, mon cher frère , c'etoit bien pour moi que saint
Grégoire disoit : ut qui in plains stantes titubant ne in prœi-.ipitio pedem
figant. Supprimez votre Monseigneur ; je suis serviteur à votre Seigneurie.»
Le 26 septembre, après l'avoir prié de consulter M. Arriauld sur
une question de prêt à intérêt et sur une forme d'usure qui était
publiquement autorisée dans le pays, il continuait en ces termes :
«« Vous m'avez fait le plus grand plaisir du monde de me parier de La
Trappe. Je n'y songe jamais que je n'en sois charmé, et si fatanifis pa-
tereniur ducei e vitain auspiciis *, je finirois mes jours avec lui ou avec
1. C'est un vers de Virgile dans la bouche d'Énée parlant à Didon. L'abbé
Le Camus savait son quatrième livre de VEncide^ comme saint Augustin.
APPENDICE.
vous. Je ne sais aucune nouvelle...; j'ai rompu tout commerce et n'écrià
qu a vous et à mon frère. Et je vous assure que rien n'est si bon que
de brûler ses vaisseaux ; car , même dans les lettres , il y a un certain pa-
tel'nage de dévotion par lequel ori dit toujours les choses de manière qu'on
travaille toujours à se faire honorer en se méprisant. Quant au curé pré-
tendu , il est vrai qu'il s'est marié devant le Saint-Sacrement pour plus
grande solennité et qu'il dit pour ses raisons que, puisque saint Pierre étoit
marié , il pouvoit bien en faire autant ; et il a demeuré vingt-cinq ans en
cet état. Mais ce qui est de plus étonnant , c'est la punition visible de
Dieu sur ce misértjble. Quand il sut que j'approchois de sa paroisse , où il
se croyoit en sûreté à cause des précipices dont elle est environnée , qui la
rendent inaccessible aux gens de cheval , il fut saisi d'une telle crainte
qu'il en eut la fièvre chaude, et dans ses rêveries il ne parloit que de ma
visite. J'y envoyai le Père Vincent pour le consoler et pour le disposer à se
confesser. Il le remit; le bon sens lui revint ; mais sitôt qu'il se mettoit en
devoir de songer à se confesser , la rêverie lui reprenoit. Cela a duré quatre
jours , ayant le sens fort net , quand on ne lui parloit point de confession,
et est mort en cet état , sans avoir pu se confesser. Voilà un terrible juge-
ment de Dieu sur ce misérable. Les prêtres sont ici dans une consterna-
tion épouvantable ; j'en ai déjà chassé plus de vingt-cinq sans la moindre
résistance du monde ; mais je suis engagé dans un emploi où il faudroit
une sainteté consommée pour ne pas se dessécher par les continuelles fonc-
tions, prédications, où les vingt-quatre heures du jour se passent. Si, en
travaillant à purifier l'Église, on se purifie, à la bonne heure! Mais si
cela n'est pas , que sert -il de corriger les méchants prêtres et ne se pas
corriger soi-même ? Priez pour moi , mon cher frère ; nemo alii vivat mo-
riturus sibi. Ne me parlez point davantage d'Ordonnances : je n'en ferai
de générales qu'après ma visite et encore en petit nombre , et si j'en suis
cru, elles ne passeront pas mon diocèse. »
Toutes les lettres qui suivent mériteraient d'être données; elles
respirent l'amitié chrétienne la [)lus tendre en même temps nue le
sentiment d'un immense devoir à accomplir et de la charge énorme
qui pèse sur lui. « Je suis seul ici, et je n'ai pour moi que l'Évan-
gile et de la fermeté. » Il rend compte à son ami Termite des
Granges de ce qu'il fait au retour de ses visites, de ce qu'il tente
pour l'éducation de ses ouailles, des fondations qu'il voudrait laisser,
11 a de grands desseins, à commencer par l'établissement d'un sé-
minaire qu'il s'est mis incontinent à bâtira une lieue de Greno-
ble • il se réserve d'en établir un autro à Grenoble même. Il ne lui
manque plus que des ouvriers spirituels : « Si vous trouviez en
votre chemin, dit-il, quelqu'un qui eût dévotion d'aller à la Chine,
donïiez-lui avis qu'il y a ici une Chine où on aura autant à faire,
bien qu'on n'ait pas tant à traverser de pays, » On est en plein
paganisme dans certaines parties de ce diocèse sauvage. L'évêque,
en ses visites, trouve « des trente curés tout de suite dans toutes
sortes d'abominations. » Les couvents ne valent pas mieux. Il y a
de certains moines, des Augustins déchaussés qui pratiquent, tête
levée, tous les scandales et résistent à toute réforme. L'évêque a
644
PORT-ROYAL.
beau interdire ceux qu'on surprend en flagrant délit, ils en ap-
pellent comme d'abus avec impudence.
« ( 5 mai 1673. ) Vous pouvez dire l'affaire des Augustins, si vous vou-
lez-, elle devient, publique. J'en ai neuf couvents dans mon diocèse, et
tellement éparpillés qu'ils gâtent tout ce qu'on peut faire de bien. Les
Templiers n'ont jamais commis les désordres et les scandales que ces
pères ont faits dans ce diocèse. En faisant ma visite et mes missions , j'en
ai dressé un mémoire si ample et si certain que les cheveux me dressen*.
à la tète quand j'y pense. Je l'ai envoyé à M. Le Tellier , afin que le roi 3
mette ordre , car la chose est allée à un point qu'il faut une main souve-
raine pour remédier aux maux qu'ils causent en ce pays. C'est une chose
étrange que les austérités de leur vie se puissent accorder avec un tel relâ-
chement. Je crois qu'il me faudra avoir une affaire avec eux, car le Pro-
vincial ayant su que je Tavois mandé de Lyon pour concerter avec lui les
moyens d'écarter les méchants religieux de mon diocèse , il s'est écarté
lui-même et n'a point osé paroître, ce qui me fait croire qu'il ne peut ou
qu'il ne veut pas y apporter de remède. J'espère que Dieu me soutiendra,
puisque c'est pour sa gloire que je travaille contre neuf couvents plus cor-
rompus queSodome et Gomorrhe. »
Église de France tant vantée et qui ne cesses de te célébrer toi-
même, que tu étais belle sous Louis XIV, mais que tu avais aussi
de taches et de trous dans les plis de ta robe!
L'abbé Le Camus a bien de la peine à obtenir de Paris des secours
et des collaborateurs. Personne, parmi les grands dévots de la ca-
pitale, ne se décida à aller lui prêter main-forte. Il n'a rien à at-
tendre de « nos savants et pieux docteurs de Sorbonne » qui se
soucient fort peu des besoins des provinces. Il s'en plaint assez
agréablement dans une lettre datée de Chambéry, 4 août ]G73 :
« J'ai toujours comparé nos dévots aux filous : ils ne veulent jamais
sortir de Paris, surtout pour aller en des lieux éloignés, affreux et sans
espérance d'établissement, comme est ce diocèse. Voilà ce qui m'oblige à
m'attacher à une Communauté pour mon séminaire. Je crois vous avoir
écrit que j'ai fait mes efforts auprès des Pères Senault et de Sainte-Marthe
pour les engager à venir à Grenoble où ils sont désirés de tout le monde,
où ils feroient des biens infinis. Je n'ai pu les persuader..,. »
Et dans une autre lettre :
« J'ai fait mes diligences auprès des deux Généraux de l'Oratoire, et ils
m'ont comblé de civilités et de refus, »
Il finira par les convaincre. Il aura surtout recours en dernier
lieu à Texcellent Père Du Breuil qui fera exprès le voyage de Gre-
noble pour traiter de cette affaire du séminaire. Mais en attendant
il est obligé d'essayer d'autres Communautés; car il n'y a pas
moyen de s'en passer, malgré les inconvénients, si l'on veut faire
APPENDICE.
545
quelque chose de durable. Il se dit, à leur sujet, le pour et le
contre :
a Les prêtres obéissent malaisément aux religieux, et la maladie de
leurs privilèges les fait toujours tenir sur le pied gauche avec nous. Ce sont
maux nécessaires. Si je ne regardois que ma vie, je me passerois de Com-
munauté; mais il faut avoir des vues un peu plus longues et songer à l'en-
tretien de son Épouse après ma mort. »
11 nous dit, chemin faisant, son avis sur les ditTérentes Commu-
nautés, sur celles dont il essaie et sur celles dont il se passe. Ce
sont des nuances à introduire dans les jugements qu'on fait des
choses de ce temps-là. 11 avait dû se rabattre d'abord sur les La-
zaristes, malgré leur instruction médiocre :
(. Je sais à peu près la capacité de MM. de Saint-Lazare; mais, si vous
saviez la profonde ignorance où est le Clergé de ce pays et la pauvreté des
bénéfices, sans parler de la diificulté qu'il y a de les servir, vous croiriez
qu'on en sait assez à la Mission pour les instruire, et j'espère qu'ils suivront
ma conduite pour les choses qu'ils auront à enseigner. C'est la principale
convention que j'ai à faire avec eux. J'ai évité ceux de Saint-Sulpice, parce
que j'ai cru qu'ils ne pourroient pas s'empêcher de faire du bruit dans
Grenoble. Ceux-ci {les Lazaristes) sont plus paisibles, surtout étant à la
campagne où je les mettrai, me réservant de faire un second établissement
à la ville des Pères de l'Oratoire pour les gens de condition, s'ils sont
d'humeur à l'accepter. »
Ainsi les Pères de l'Oratoire pour les hautes classes ; les Mission-
naires lazaristes très-suffisants pour la campagne; MM. de Saint-
Sulpice un peu glorieux et ne se laissant pas i4;ouverner : voilà de
ces traits de physionomie qui, touchés en passant, rompent la mo-
notonie des panégyriques officiels..
Les Jésuites sont une plaie pour l'abbé Le Camus. Ils ont flairé
en lui, dès son arrivée, un sectateur de la morale sévère; ils le
calomnient par précaution, ils le dénoncent comme janséniste et à
Versailles et h Turin; ils se passent. de sa permission pour prêcher
dans Ghambéry, et ils y organisent une opposition factieuse de
tous les religieux contre l'évôque. On peut voir au tome I, page 716,
des Lettres de M. Arnauld (édition in-4"), l'extrait d'une lettre de
l'évêque de Grenoble, où il expose « une couple d'affaires » qui
lui sont, dit-il, survenues avec les Jésuites. Ceux-ci voudraient
enseigner à Grenoble les cas de conscience et la théologie morale :
c'est leur triomphe. Us ont ainsi la clef des consciences; ils rendent
le christianisme facile; ils lient et délient à souhait ; quelquefois
(car ils prennent tous les tons) ils font semblant de renchérir»,
1. « Nous avons ici un Père jésuite qui fait comme le Père Bourdaloue
- en laid. Il se nomme Bresson. il lui prend des envies de prêcher des ser-
mons généraux plus sévères que les miens, et après cela il en fait cinq où
U entre dans le détail plus relâché que le Père Bauny. Il faut aller sorr
IV — 35
546
POHT-ROYAL
L'abbô Le Cauius losisLa do toutes ses forces à leurs prétentions,
à cette hor te de persécution et de ligue qu'ils essayaient de sou-
lever, et il s'cipiiliqua, avant tout, à la réduire ;
« (12 février IG74.) Je trouve tant d'oppositions contre tout ce que j'en-
treprends de la part des JcHuiLcs qu'il faut laisser passer ce feu avant que
de rien faire de considérable. Leur o;.position va jusqu'à empêcher leurs
dévotes d'être de l'assemblée de la Charité des pauvres que j'ai établie, et
d'empêcher qu'on ne vienne à moi pour avoir des dispenses du Carême. »
Sa vi{.jiieur épiscopale produisit son plein efïet. Les J'.'suitcs ré-
calcitrants lurent évincés ou contraints de venir lui faij-e amende
honorable. Les principaux de la Société, voyant qu'ils avaient af-
faire à une volonté invincible, en prirent leur parti, sc'on que le
remarque l'abbé Le Camus lui-même : « Ils veulent être les maî-
tres du monde par la confession, et quand on les arrête sur ce
point, ils sont souples comme des gants. » Ce qui ne veut pas dire
qu'ils ne lui en gardèrent pas une dent secrète et maligne. Ils re-
prirent courage contre lui sous le Père de La Chaise ; ils firent tout
pour empêcher l'établissement d'un séminaire à la ville et l'instal-
lation des Oratoriens : ils lui disputaient l'emplacement môme et
réclamaient pour eux le terrain. L'évêque leur tint tête, gagna sa
cause auprès du roi et resta maître chez lui ^
On le voit tenté quelquefois, au milieu de ses traverses, de reje-
ter le fardeau et de se réfugier dans quelque retraite; mais il ne
trouve personne qui le lui conseille. Nonobstant cette ardeur de
\nitence qui le consume et qu'il exerce sur lui-même, il ne va
imin, faire tout le bien qu'on peut; ne rien craindre au monde et ne
.n espérer: et avec cela Dieu nous ouvre des chemins et nous donne des
isolations qu'on n'auroit osé attendre. » (10 mars 1675.)
1. Comme je n'ai a icun parti pris absolu et que je tiens seulement à
bien défmir les situations et les doctr ines, je "ferai remarquer qu'en un
endroit de ses lettres, M. Le Camus fait un crime à un jésuite d'une facilité
qui sera jugée moins sévèrement par dos chrétiens moins rigides : « Vous
serez surpris d'apprendre, écrit-il à M. de Pontchâteau (lôjanv.er 1676),
que le Père recteur du collège des Jési.ites, nommé le Père Bras, dit il y a
six mois à M. Du Gué notre intendant, au sujet de la conversion de
M. Balliés, que, pourvu qu'on crût en Jésus-Christ^ on se nauvoit partout.
(Se rappeler i\J. de Pontchâteau, précédemment, page 331 , à la note.)
C'est ce Père-ià que je veux qui sorte de mon diocèse, ou je n'approuve-ai
aucun des leurs. » — Ce Père Bras était un jésuite tirant au philosophe;
nous avons aujourd'hui nombre de chrétiens qui diraient comme lui. il y
aurait un pas de plus à faire : ce serait de dire que, même ne crût-on pas
en J.-C, on n'est pas damné pour cela. M. Le Camus envisageait chacun
de ces pas en dehors du christianisme positif avec une égale horreur. Il ne'
faisait presque aucune différence de ce minimum de christianisme au pur
l^a^anisme. Un esprit équitable et sage est perpétuellement dans l'embitirras
en présence de ces chrétiens rigoureux aux prises avec des chrétiens relâ-
chés; car ces derniers, évidemment, rentrent plus dans le sens commun et
dans la ligne moderne de tolérance : mais ce qui me les gâte, c'est que la poli-
tique et l'intérêt du moment les inspiraient encore plus que la raison et
l'humanité.
APPENDICE.
547
d'ailleurs que pas à pas dans ses réformes, et l'épiscopat lui ap
prend la prudence. Son humilité le sert beaucoup dans la pra-
tique :
« (9 septembre 1673.) L'expérience m'apprend tous les jours qu'il y a un
faste et un oripeau dans les fonctions et dans la juridiciion épiscopale qui
cabre le monde et qui ne sert de rien. Il faut qu'il y en ait qui soutiennent
cet éclat ; mais pour nous, pauvres Allobroges, il faut aller à ce qui sauve
des âmes, et du moment que vous pouvez révoquer un confesseur régulier
sans lui faire son procès, c'est notre faute s'il se fait du mal; car on les
interroge-, on leur apprend les véritables maximes; on les observe dans
les visites, et il n'y a guère de coupable qui ne soit connu à la longue :
prius toleranda est peslilentia quam sananda. »
Plus d'une lettre (notamment celle du 28 février 1675) nous
prouve combien il était capable de tempérament dans l'application
journalière et pour l'administration des sacrements; il n'avait point
de maxime absolue sur les délais de la réconciliation, et il distin-
guait entre les cas :
« Mandez-moi la pensée de vos Messieurs sur toutes ces choses, écrivait-il
à M. de Pontchâteau : car la discipline est tellement mêlée d'anciennes et de
nouvelles pratiques qu'il est malaisé de se déterminer, surtout quand il
s'agit de la conduite générale de tout un peuple qu'on n'a pas quand on
veut et qui échappe si l'on ne profite de l'occasion. W me semble que la
meilleure règle est de faire servir les sacrements à ce qui est le plus utile
au commun du monde pour les sanctifier. »
Sa méthode pratique, son zèle à se prodiguer et à payer de sa
personne; se peignent bien dans la lettre que voici :
« (10 mars 1675)... J'ai des contradictions et j'en aurai encore de plus
grandes, et plus l'on va au fond de ce métier ici et qu'on travaille de bonfte
foi à sauver les âmes, il est nécessaire d avoir alfaire avec tous ceux qui ne
veulent pas se sauver et avec ceux qui ne les veulent pas sauver. Je m'y
attends, et bien que je sois en ces quartiers seul de mon train, je me confie
en Dieu et suis convaincu qu'il vaut mieux avoir affaire aux païens qu'à
ces personnes qui devroient concourir avec nous pour la conversion des
âmes. Gela n'est pas particulier à ce diocèse, si ce n'est parce qu'on m'ap-
préhende un peu plus qu'un autre; ils font courir des contes fabuleux de
ville en ville, et le badaud avide prend tout cela pour argent comptant; mais
per infamiam et bonam famain....
« Les bonnes Ordonnances en ces quartiers, c'est da^ns chaque paroisse
en faisant la visite et d'y courir comme au feu quand il y a du désordre et
prêcb rr hautement contre les scandales et pèches connus. Personne n'aime
à être tympanisé de la bouche de son évêque. Je iuq suis attaché ce carême
à exp, quer en homélies les Évangiles. Dieu a donné bénédiction à cette
manièi' de prêcher qui donne incomparablement moins de peine que des
sermom \ trois points et est de plus grand fruit. »
On a dit que M. Le Camus, pour sa coiiduite épiscopale, se mo-
delait sur l'exemple de M. Pavillon. Il ne se contenta pas de Tad-
54Ô
POUT-ROVAL.
mirer de loin, en effet; il trouva moyen de se dérooer quelque
temps et de l'aller visiter en secret au mois de mars 1675, dans le
saint temps du carôme; il passa quatre jours auprès de lui :
« On ne peut être plus content que je le suis de mon voyage, écrivait-il
à son retour d'Aleth (2 avril 1675) : j'ai vu un véritable évéque, plein de
zèle, de charité, de piété et de prudence. Il m'a parlé avec une ouverture
de cœur tout k fait grande sur toutes choses, et je rendrai un grand compte
à Dieu si je ne profite de cette entrevue et pour la réformation de rn.i per-
sonne, de ma maison et de mon diocèse. Je n'ai arrêté nulle part ailleurs.
Quelques gens ont cru me connoître par les chemins et l'ont dit à Grenoble.
Le peu de temps que j'ai misa mon voyage leur en fait douter : je les
laisse dans cette incertitude. Apparemment il ne sera pas plus connu à
Paris. Si vos amis n'y avoient été plusieurs fois, je vous en ferais une
relation fort exacte »
11 revient plus d'une fois sur ce modèle épiscopal, non sans mar-
quer les points de conduit'2 sur lesquels il croit devoir s'en sé-
parer :
« (10 mai 1675.) Que vous dirois-je de M. d'Aleth? C'est un saint sur
terre; c'est une humilité, une présence de Dieu et une charité qui me ravit.
Il est inflexible quand il croit voir ses obligations clairement, et il aune
condescendance surprenante quand la loi n'est pas claire. Je ne voudrois
pas imiter la conduite qu'il tient dans son diocèse : elle est sè- ae et peu
propre à convertir le monde, et il n'a aucune ouverture po'j ' les expé-
dients et les tempéraments nécessaires. Il y a dans sa discipline quelque
chose de rude et des conciles d'Espagne du temps des Goths Je ne doute
pas qu'il ne l'ait proportionnée aux besoins de son diocèse : aussi lui a-t-elle
très-bien réussi. Dans le mien, elle seroit tout à fait impraticable. Ainsi
je l'honore en lui et ne songe pas à l'imiter. Les hommes ont des foibles,
quelque vertueux qu'ils soient. Je n'en ai reconnu aucun en lui. C'est une
pjété mâle, ferme, uniforme, charitable, toujours en règle. Si l'on avoit de
la vanité du peu que l'on fait, elle seroit bien rabattue quand on a vu ce
père des évêques. Dieu lui donne une paix admirable, bien qu'il ne soit pas
sans contradiction. J'ai mis par écrit les avis qu'il m'a donnés dans les
quatre jours que j'ai été avec lui. Je ne prends point de précaution quand
je vous écris comme je fais, étant amis au point que nous sommes; je vous
écris sans déguisement, et je compte que mes lettres ne font point de che-
min et qu'il n'y a que vous qui les lisez. »
Malgré son admiration pour le saint prélat, M. Le Camus fait,
1. On raconte ant anecdote de ce voyage; c'est Lallouette, le biographe
beaucoup trop sommaire de M. Le Camus, qui nous l'a conservée. « Il
(Le Camus) ne mangeoit que des légumes, et jeûnoit comme les Béné iic-
tins: il nen avoit pourtant pas fait vœu; car je lui ai ouï dire qu'en reve-
nant d'Aleth, où il avoit été consulter le ^rand évêque Nicolas Pavillon, il
avoit été voir le Cardinal (irimaldi, archevêque d'Aix; qu'étant à table,
quelqu'un voulut lui soutenir qu'il avoit fait vœu de manger maigre le reste
de sa vie, et que, pour réponse, il mangea un peu de viande qui étoit sur
la table; car il vouloit qu'on fût fort réservé à faire des vœux, déclarant
qu'il étoit louable d'en faire, mais seulement après une mûre délibération,
et avec conseil. >»
APPKNDIGE.
549
comme on le voit, ses réserves; il suit sa ligne à lui, indépendante.
Cela se vit surtout à Toccision du Rùiiel d'Aleth qu'on réimprimait,
bien qu'il eût été censuré par le Pape et pour lequel on recueillait
(les approbations d'évêques. On demanda celle de M. de Grenoble;
il la refusa, et M. Arnauld, qui la lui avait fait demander indirec-
tement, dut se contenter de son excuse. Je résumerai ses raisons,
telles que je les trouve dans deux lettres de lui du 16 février et du
9 mars 1676 :
« si M. d'Aleth nous demandoit notre avis sur son Rituel, je crois,
disait-il, que nous le lui devrions donner, et, en cas que nous n'y trouvas-
sions rien à changer, l'approuver et nous joindre à lui pour demander jus-
tice au Pape contre ses examinateurs prétendus qui maltraitent ainsi les
évéques sous le nom de Sa Sainteté; — et quand les évéques s'écriront les
uns aux autres et se soutiendront, cela ne se peut appeler du nom de
cabale que par des gens qui ignorent la conduite que les plus saints évéques
ont tenue depuis la naissance de l'Église. — Mais de s'envoyer une Lettre
circulaire à signer, j'y trouverois un peu à redire, M. d'Aleth ne nous
ayant rien demandé. M. Arnauld ne m'en a rien écrit. Je crois M. d'Aleth
très-innocent de toutes les choses dont on l'a accusé; mais vous convien-
drez qu'il a eu bien des ennemis sur les bras et des commissaires nommés
pour le déposer, et que le Pape a condamné son Mandement. On ne sauroit
donc dire de lui comme on l'a fait, en lui appliquant les paroles de Cé-
lestin I : Hune nmi'^ucfm sinistras svspicionis saltem runior aspersit. Il
n'en est pas de même de saint Augustin qui n'a jamais été soupçonné ni
même accusé que par des hérétiques déclares. Gomme Michel de Montaigne,
je donne ce sentiment non pour bon, mais pour mien, prêt à me rendre à
la raison quand elle me paroîtra d'un autre côté. »
Et en attendant, on n'eut pas sa signature : celle d'E's^ienne É. de
Grenohle manque en effet dans la réimpression du Rituel qui parut
en 1677.
Revenant sur l'éloge de M. Pavillon dans une lettre du 16 sep-
tembre 1676, il a soin de faire remarquer en quoi la situation des
deux diocèses, pareillement montueux et raboteux, est pourtant
fort différente par le genre de difficultés auxquelles on a affaire :
« Ce que j'ai trouvé de plus admirable en M. d'Aleth aussi bien que vous,
dit- il, c'est son uniformité de vie et cette grande application à Dieu où
ilparoît continuellement.il est vrai qu'il n'a ni visites, ni grand monde, ni
affaires dans son diocèse qui l'en détournent. Je voudrois l'avoir vu seule-
ment pour trois semaines dans ces villes de Parlement où il faut en trois
heures parler à trois ou quatre cents personnes et résister en face aux puis -
sances de la terre qui ne peuvent souffrir qu'on les refuse ni qu on les
reprenne. Je crois qu'il garderoit son même sens (5îc) froid, et c'est ce qui
me met dans la confusion , voyant combien la multiplicité des affaires me
dissipe et combien la contradiction des hommes m'agite. C'est la grande
peine des évêchés qui sont à la tête des provinces, comme le mien. »
Il me semble qu'on voit poindre ici, à travers sa confusion et son
550
PORT-ROYAL.
humilité, la conscience qu'il a d'être de fait et de nom évéfjne et
prince de Grenoble.
L année qui suivit son voyage d'Aleth, M. Le Camus en fit un à
Turin : cette démarche lui parut nécessaire pour rabattre l'inso-
lence de l'opposition qu'il rencontrait à Chambéry de la part des
Jésuites et, en général, des religieux qui avaient un esprit guer-
royant et qui agissaient, disait- il, en désespérés : Ilahent animurn
gladiatorium. Ce voyage lui roussit au delà de son espérance; il
en écrivait au retour à M, de Pontchâteau (22 mai 1676) :
« Il me seml)le, mon très-cher frère, que je vous avoi.s écrit avant que
d'aller à Turin, où l'on ne peut mieux recevoir un évcque que je l'ai été
dans cette Cour. Toutes les marques d'honneur et de distinction que je ne
désirois pas m'ont été offertes sans mesure. On m'y a fait prêcher, et comme
on n'est pas accoutumé à y entendre prêcher l'Évangile , toute la Cour m'a
paru émue. Madame Royale s'est voulu confesser à moi et vouloit ma
retenir pour cela. Vous jugez bien si j'ai accepté cette proposition. On m'a
accordé toute la protection que je demandois pour la Savoie. J'y ai trouvé
lesévêques, résidant continuellement dans leurs diocèses, méprisés au
dernier point par le peu de zèle qu'ils témoignent pour leur troupeau. Les
nonces les traitent comme des vicïiires, le Clergé y vit d'une manière fort
libertine. On y est ignorant au dernier point. On ne sait pas le prix de la
Bible et de saint Augustin chez les libraires , mîiis en récompense les
plus méchants casuistes s'y vendent bien cher et s'y lisent de tout le
monde. On ne peut y entendre le nom de séminaire. Enfin j'ai eu la plus
grande compassion pour la pauvre Église d'Italie , et bien que celle de
France soit en un état déplorable, quand on regarde de près ses misères,
néanmoins il y a incomparablement plus de pureté et de sainteté dans les
mœurs du Clergé et des laïques de France, et si l'on n'y pratique pas
toutes les vérités exactement, au moins on les connoît et l'on les publie
hautement , malgré la contradiction de quelques particuliers.
« Pendant mon séjour à Turin, on y a assassiné sept personnes, et l'on
m'a assuré que cela étoit fort fréquent à cause des immunités des églises.
Il y en a quantité. L'on n'oseroit les en faire sortir. Le Paj3e excommu-
nieroit le duc. Je vous avoue que , quelque inclination que j aie pour par-
donner aux pécheurs, je ne puis m'accommoder d'un privilège qui auto •
rise les crimes en leur en donnant l'impunité. Madame voudroitbien abolir
ou diminuer cela, si elle pouvoit. Consultez, je vous prie, M. Arnauld
là-dessus , car je ne crois pas que saint Augustin eût autorisé un pareil
privilège et dont les suites sont si funestes. »
Son voyage à Turin me rappelle, de sa part, un trait de crédulité.
On n'est jamais parfaitement croyant, si Ton n'est pas un peu
crédule. L'abbé Le Camus l'était de tout point; il croyait aux
sorciers, aux sortilèges : « J'ai vu ici, disait-il pour qu'on le rap-
portât à M. Hamon, deux familles entières, composées de plus de
vingt-sept personnes, qui, étant maudites par un sorcier qui l'a
avoué dans le feu, sont devenues toutes boiteuses et contrefaites
et eDtiè.rement hors d'état de gagner leur vie. Ici (à Chamhéry) on
APPENDICE.
en brûle souvent; mais en vérité ce n'est pas toujours sans sujet,
car on voit des choses fort extraordinaires que font ces misérables.
(4 août 1673.) » De tels passages ne sont pas rares dans ses lettres.
11 y a une historiette d'un blasphémateur et d'un serpent qui res-
semble à un conte dévot du Moyen-Age'. Ces esprits lettrés et
théologiques manquent tout à fait de notions physiologiques et
physiques : il est vrai qu'ils ne seraient pas d'Église^ s'ils en
avaient les premiers éléments. Ils ont beau être distingués d'ail-
leurs, ils sont peuple et trois fois peuple en matière de préjugés
superstitieux. C'est ainsi qu'à propos de la mort de M. de Savoie,
autérieure d'une année environ à son voyage de Turin, M. Le Camus
en relève les circonstances principales :
« U y en a une que j'ai oubliée, dit-il, qui est qu'il parut huit jours
devant sa mort un arc-en-ciel sur les onze heures du soir, comme il avoit
paru à la mort de son père et de sa mère ; et le marquis de Saint-Maurice,
qui l'observa avec quantité de gentilshommes qui se promenoient la nuit
dans Turin , en avertit le duc qui dit, qu'il étoit mort et que c'en étoit une
marque assurée , comme à ses père et mère. "
M. le Camus raconte tout cela comme parole d'Évangile. Ces
crédulités des gens d'esprit et de beaux-esprits sont de tous les
temps. L'école de Démocrite, de Lucrèce et de Lavoisier est encore
dans l'enfance, ou plutôt c'est l'humanité qui fait bien mine d'y
être toujours. — Mais je dois me borner ici à voir les hommes
comme ils sont.
Un voyage que M. Le Camus résista toujours à faire , et dont il
voulut se garantir comme de la plus grande tentation, fut celui
1. « J'ai des Carmes déchaussés qui entrent tout-à-fait dans les maximes
de l'Église touchant l'administration de la pénitence, et je ne puis vous
taire une aventure qui est publique en ce diocèse. Un d'eux que j'emploie
dans nies visites aj^ant refusé pour quelque temps l'absolution à un blas-
phémateur, ce misérable en fit grand bruit et s'en plaignit à la porte de
l'église contre ce religieux, le traitant indignement : mais, deux heures
après, allant parles champs , un serpent s'éleva contre lui d'une manière
effroyable, et cela jusqu'à trois fois, sifflant contre lui sans qu'il l'eût
attaqué. L'autre le poursuivit à coups de pierres et, après une demi-
heure entière de combat , vint à bout du serpent avec bien de la peine.
Il revint à lui et, voyant les résistances de cette bête et le danger où il avoit
été , il crut que c'étoient ses blasphèmes et le peu de déférence pour son
confesseur qui lui avoient attiré cette affaire. Il l'avoua publiquement dans
l'église avec larmes et déférence au religieux sans réserve. Quand j'arrivai
dans le lieu , il vint me le dire avec le curé et tous les habitants J'ai vu
le serpent. Et cela a beaucoup servi à autoriser les délais d'absolution et
à parler contre les jurements. C'est au village de La Vallette dans les
Alp6S que cela est arrivé, et j'ai cru que n'ayant rien de meilleur à vous
mander, cette relation ne vous déplairoit pas dans sa naïveté. » ( 25 mai
1674. ) —Je ne sais si ce village de La Vallette est très-loin de celui de la
Salette. Tous les miracles se touchent. On voit combien M. Le Camus
avait l'esprit disposé à les accueillir : pour lui comme pour M. de Pont-
château , la critique n'était pas née. Cette foi robuste explique leur vie.
552
PORT-ROYAL.
de Paris. Cela se conçoit. Paris, la Cour, les affaires, les ménage-
ments, les conversations, c'étaient pour lui autant d'écueils. On a
cherché des raisons d'ambition à cette résistance que mit M. Le
Camus à être des Assemblées générales du Clergé. Un mot qu on
lit dans les Mémoires de son collèguô, M. de Gosnac , évêquc de
Valence , a été interprété contre lui. A y bien regarder, celte
interprétation n'est pas juste, et lui-même, M. Le Camus, il va
nous donner les vraies raisons de sa répugnance. Il écrivait lo
25 mai 1674 :
« Il faut autant qu'on peut et pour le bien de Sun Église et pour contenir
ses ennemis, et ut quietam et tranquiltam vilam agamus, être bien à la
Cour et n'y jamais aller. Mais quand il y a parti à prendre, vigeant canones,
valeant pragmalicœ I Voilà le fond de mon cœur. J'ai une tendresse, un
respect et une très-grande gratitude pour le roi, et je serois très-fâché de
lui déplaire. Mais quand ce ne sera que par des rapports et des méchants
offices, j'en ignorerai jusqu'à ce qu'on me le fasse savoir. L'on me menace
dans cette province de m'envoyer au Clergé l'année prochaine : mon dio-
cèse n'est pas en assez bon ordre ni moi assez homme de bien pour le
quitter et m'exposer au grand air. Si quelque chose étoit capable de m'y
engager, ce seroit l'envie que j'aurois de voir mes amis; mais ce plaisir me
coùteroit trop cher, s'il me coûtoit la perte d'une âme de ce diocèse ou
raffoiblissement de la mienne. »
Et vers le mois d'août de la même année :
« ... J'avois aussi une consultation à vous faire et à M. Arnauld sur le
sujet de la députation de l'année prochaine. M. de Valence n'y peut aller;
M. de Viviers est si vieux qu'il n'y pourra pas nller. Ainsi régulièrement
cela tombe sur M. de Vienne et sur moi. Cependant si j'y vas, j'abandonne
un diocèse dont je ne peux m'abscnter un mois que le peuple et le Clergé
ne retombent dans leur premier état, mes visites continuelles les tenant en
crainte dans ces commencements. Je n'ai personne à qui en confier le soin
pendant mon absence. D'ailleurs il n'y a que très-peu de bien à faire dans
les Assemblées; il y a même de très-grands dangers. C'est une espèce de
petit libertinage pour les conversations et pour la bonne chère, il est mal-
aisé de faire tout ce qu'on doit faire en homme de bien, sans toucher cer-
taines cordes qui offensent la Cour, soit pour le don gratuit, aliénation.^
du bien d'Église, etc. Je dois par reconnoissance plus qu'un autre à Sa
Majesté. Si je lui manquois et que j'encourusse sa disgrâce, je serois hors
d'état de rien faire dans ce diocèse. On s'afToiblit beaucoup à Paris et à la
Cour. Toutes ces raisons me portent à n'y pas aller. De refuser d'y aller
étant le seul qui le pût faire, c'est une singularité qui pourroit déplaire.
Mandez-m'en vos avis. Si madame de Longueville faisoit agir M. d'Angou-
lême ' auprès deM.de Paris, il obt'endroit peut être la permission pour
M. de Valence d'être député, et comme il a incomparablement plus de
vertu et d'mtelligence que moi, il seroit plus en état de servir l'Église;
et moi, je tâcherois de n ôtre pas inutile à la mienne. Pensez à cela devant
1. M. de Péricard, évêque d'Angoulème.
APPENDICE.
553
Dieu, et voyez ce qui se peut faire dans les règles de la religion et de la
bienséance. Pour moi, ma raison et ma foi me portent à m'en défendre in
ogni modo. »
Il parle très-bien , en toute occasion, de M. de Valence, de cet
homme d'espril qui nous est aujourd'hui si bien connu par ses
Mémoires, et qui, dans les lettres de M. Le Camus, ne se montre
pas comme un si mauvais évêque :
« (12 février t67(i.) M. de Valence fait des merveilles en ces quartiers.
S'il continue de l'air qu'il commence, il ira bien loip. Il a besoin qu'on
prie beaucoup Dieu pour lui, et ses diocèses sont encore plus délabrés que
le mien. Je Tirai voir au premier jour ; car au feu, à l'esprit que vous lui
connoissez, que ne fera-t-il pas pour Dieu, quand il lui plaira! »
Elle 10 mars 1675:
« Quant à M. de Valence, il veut bien faire ; il veut régler son diocèse ;
il veut se régler soi-même. Il fit une amende honorable en plein synode
sur sa vie passée. Qu'il faut être converti ou extravagant pour faire un pa-
reil aveul J'aime mieux croire le premier, lia de grands obstacles à vain-
cre que je ne puis (sic)-^ mais quand Dieu veut sauver les hommes, qu'est-ce
que tous ces obstacles? Il désire une entrevue avec moi aussitôt après
Pâques. Je l'irai voir jusqu'à Valence, trop heureux si je pouvois lui rendre
quelque service; mais, en vérité, je suis si misérable pour ce qui me
regarde que je ne puis que gâter toutes les choses dont je me mêlerai. »
Ce sont là des esquisses de profil à joindre aux Mémoires de
Cosnac.
Pour revenir au point principal , on saisit donc très-bien les
raisons qui durent de plus en plus éloigner M. Le Camus du
voyage de Paris, et lui faire désirer qu'an autre fût député du
Clergé en sa place. A partir de l'élévation du pape Innocent XI,
il comprit qu'il avait à Rome un appui et un juge favorable pour
la réforme qu'iV pratiquait dans son diocèse. Il fut un évêque à
part dans son genre : il regarda plus souvent et plus volontiers du
^côté de Rome que du côté de Versailles. La pourpre le vint ré-
compenser en septembre 16S6 : il la dut au Pape plus qu'au roi et
le laissa voir. Qu'il se soit glissé un peu d'ambition (même à son
insu) jusque sous le cilice du pénitent, je n'irai point jusqu'à le
nier, et je ne prétends pas me porter garant en telle matière. Je
n'écris point d'ailleurs la Vie du cardinal Le Camus, qui ne mourut
qu'après plus de trente-cinq ans d'épiscopat, le 12 septembre 1707;
je me borne à tirer parti d'une Correspondance intime pour jeter
quelque lumière nouvelle sur son caractère et sur ses principes
dans les années fondamentales de son ministère
l. Son zèle ne s'était pas refroidi dans ses dernières années, si nous en
jugeons oar re passage d'une lettre de xM. Vuillart à M, de Préfontaine
554
PORT-ROYAL.
En résumé, nous y avons gagné dcconnaîtro une figure originale
(le plus dans le monde ecclésiastique du dix-septiome siècle. Nul ne
vérifia plus hautement que lui par son expérience ce mot d'un
grand Pape, si souvent cité par nos amis, que «< l'office de pasteiii
est la plus redoutable tempête de l'esprit: officium pastoris juyU
et assidua tempestas mentis. « Il eut dès l'entrée une rude tâche,
et à certains moments il put écrire avec sincérité à M. de Pont"
château qui, dans sa mobilité, avait parfois des idées de se faire
moine : « Vous balancez entre La Trappe et la Chartreuse, et moi
je balancerois entre la galère et Tépiscopat : Mitram nemo acci-
perety si daretur scientibus. » M . Le Camus sut résoudre en sa
personne une difficulté, une incompatibilité même ; car il semble
incompatible d'être à la fois pénitent et prêtre, à plus forte raison
évêque. Il sut être évéque en public, un évôque souverain, tout
(17 février 1700) : « On apprend de Rome que la santé du Pape (Innocent XII)
« va de mieux en mieux pour le corps et qu'il y a sujet d'espérer que son
« esprit qui a paru afîoibli par une si longue et si griève ma'adie se réta-
« blira aussi peu à peu.... Si la santé du Saint Père, si désirée par les
u gens de bien, afin qu'il achève ce qu'il a commencé, se rétablissoit aussi
« pleinement qu'il se puisse à son âge, la situation des cardinaux qui sont
« partis pour le choix d'un successeur ne seroit pas agréable.... Le cardinal
« Le Camus doit se savoir gré de n'être point parti.... On écrit de Grenoble
« qu'il parla dans son discours sur l'ordination qu'd fit l'Avent dernier,
« avec tant de zèle et d'ardeur contre la morale relâchée et nommément
« contre la prétendue dispense de l'obUgation d'aimer Dieu et de suivre les
« Pères de l'Église pour le règlement des mœurs, qu'on crut voir renaître
« les premières années de son épiscopat. Il déclara qu'il trouvoit l'Alcoran
« moins mauvais que la fausse doctrine des mauvais casuistes, et le
« prouva dans les formes. Sur ce que les , Jésuites vinrent lui présenter de
Vf nouvelles lettres patentes du roi pour enseigner la théologie dans leur
« collège de Grenoble, dont ils ont prié Sa Majesté de prendre le titre de
« fondateur, qui lui a été déféré depuis peu avec beaucoup de respect par
« une lettre de leur Général, la réponse de cette généreuse Éminence fut
« que le roi laissoit dans son royaume les Évêques maîtres de la doctrine
« (comme Dieu les en a faits les dépositaires selon ces paroles: 0 Timo-
« thîe^ depositum castodi)^ et que de son vivant les Jésuites n'enseigne -
« roient la théologie à Grenoble ; qu'il étoit assez fatigué déjà du philoso -
« phisme enseigné par eux de[3uis peu à Ghambéry, sans le voir s'étendre
« effrontément jusqu'à sa cathédrale. Cetta vigueur épiscopale soutenue de
« même teneur jusques à la fm seroit quelque chose d'autant plus admi-
« rable que cela est plus rare dans notre siècle et feroit agréablement
« souvenir de l'excellent mot de saint Cyprien qui nomme cette vigueur
« Robur sacerdotale. Ce seroit un élixir et un cardiaijue très-exquis pour
« faire revenir le cœur à tant de gens de bien affliges de voir les choses
« dans l'état où elles sont. L'erreur est d'un orgueil et d une insolence qui
« fait gémir incessamment les cœurs vraiment sensibles aux maux de
« l'Ëglise. ') Ces plaintes sur le relâchement et l'énervement de la reli ion
aux abords du dix-huitième siècle me rappellent un mot de M. Royer-Col-
lard sur le Clergé français d'avant la Révolution ; à un interlocuteur qui
l'avait mis sur ce sujet, il disait en levant les bras : « De la foi ni des
mœurs, il n'en faut pas parler; mais quelle doctrine, Monsieur, quelle
doctrine! » Ce qui choquait le plus cet esprit formé à l'école de Port-Royal,
c'était encore l'erreur doctrinale, la sophistication du Christianisme. IVJ. Le
Camus fut l'un des derniers évêques qui luttèrent pour le maintien du vieil
et p'ir esprit chrétien, non adultéré, non édulcoré.
APPENDICE.
555
en restant pénitent par devers lui et dans l'habitude de la vie. Les
bons mots de lui qu'on a répétés, et où l'on aurait tort de voir
autre chose que de la gaieté d'esprit ^, montrent seulement qu'il
n'avait-pas la pénitence pédantesque et farouche.
Ses relations avec Port-Royal , limitées par des réserves pru-
dentes, restent désormais parfaitement éclaircies. En dehors de
nos quatre évêques, il n'en est aucun qui marque dans ses lettres
plus de déférence pour les conseils de nos amis , se réservant de
les suivre selon l'esprit sans s'y asservir. 11 ne cesse en particulier
de demander les prières non-seulement de M. de Pontchâteau,
mais^ comme il le lui dit^ de « toute votre Église domestique , »
c'est-à-dire du monastère des Champs. « Il ne se passe pas un
seul jour, lui écrivait-il le 15 janvier 16" 6, que je ne vous aie
présent devant Dieu et vos chères sœurs. » Les paroles de blâme
ou de regret qu'il laisse échapper à l'occasion sur certaines fautes
de conduite des Messieurs ne sauraient prévaloir contre ce lien
intérieur de charité. C'en est assez pour justifier la longue atten-
tion que nous lui avons donnée ; car s'il n'est pas précisément
l'un des membres associés de Port-Royal, il est à coup sûr l'un de
nos meilleurs correspondants.
SUR M. DE BERNIÈRES.
(Se rapporte à la page 171.) ,
J'ai recueilli dans les Mémoires manuscrits de M. Hermant quel-
ques détails assez curieux qui concernent la fin touchante de M. de
Bernières. et qui complètent ce qui a déjà été dit de ce digne
ami et serviteur de Port-Royal, au tome 11^ page 295, et au
tome III, pages 467 , 468. On y verra de plus les liens d'étroite
amitié qui Tunissaient à M. d'Aubigny, à celui que j'ai appelé
VHomme aimable par excellence entre les Jansénistes (tome III,
1. Par exemple, dînant un jour avec l'archevêque de Vienne, M. de Vil-
lars, celui-ci aurait dit au cardinal Le Camus en ne le voyant manger que
de maigres légumes ; « Hé! Monseigneur, mangcrez-vous toujours de ces
méchantes racines? » Et le cardinal aurait répondu : «Monsieur, vous les
trouveriez bonnes, si elles vous avoient aidé à devenir cardinal. » Ce sont
là des plaisanteries de bonne compagnie où il ne faut voir que ce qu'il y a
et d'où il ne faut rien conclure sur le fond de conviction des gens d'esprit
qui se les permettent. — (Voir encore dans les Souvenirs imprimés du Pré-
sident Bouliier^ 1866, pages 16 et suiv., quelques bons mots du cardinal.)
5b6
PORT-ROYAL.
pages 5Î^2-588). On y saisira assez distinctement le passage de
M. (TAubigny, de sa vie recluse et trisle du Cloître Notre-Dame,
à sa vie de prélat et de seigneur anglais. Aux craintes discrètes
qu'expriment ses amis de France. sur son compte, on ajoutera en
idée ce qu'ils ne savaient pas si bien qu^ nous : qu'eussent-ils dit/
que n'eussent-ils pas craint à bon droit s'ils avaient su que celui
qu'ils croyaient encore un disriple de saint Augustin s'entretenait
si à cœur ouvert avec Saint-Évremond, et qu'il classait si libre-
ment les diverses espèces de Jansénistes? Mais môme dans cet
aspect plus sombre ([u'il garde en se retournant vers eux, on re-
trouvera chez M. d'Aubigny le galant homme et qui juge le parti
même dont il est, qui essaie de le modérer et de l'éclairer. Dans
tout ce qui suit j'extrais le manuscrit, ou je l'analyse en l'abré-
geant.
Parmi les emplois de charité qui occupaient M. de Bernières
depuis qu'il avait quitté sa charge de maître des requêtes et qu'il
s'était retiré du Conseil du roi, il s'était particulièrement appliqué
au soulagement des Catholiques de la domination du roi d'Angle-
terre. M. Taignier (docteur en Sorbonne) l'avait aussi souvent
secondé dans ce dessein et l'avait mémo lié si étroitement avec
M. l'abbé d'Aubigny, parent de ce roi, qu'ils ne faisaient plus
ensemble qu'une dépense pour le logement et pour la table dans
une maison canoniale du Cloître Notre-Dame. Cette même charité
avait porté M. de Dernières à recevoir dans sa maison du Chesnai
un fils naturel du roi d'Angleterre qui depuis s'est signale dans le
monde sous le nom de duc de Monmoulh ; et comme celui-ci faisait
alors profession de la religion calholique, on tâchait de l'y élever
et de lui inspirer des sentiments chrétiens.
M. d'Aubigny fut la cause, l'occasion tout involontaire du mal-
heur arrivé à M. de Dernières. L'abhé Fouquer, » qui s'étoit mêlé
pendant le ministère du cardinal Mazarin de faire courir et dé-
valiser lès courriers, » en un mot d'intercepter et de décacheter
les lettres, continuait le même méchant métier pour n'en pas
perdre l'habitude et tant qu'on le lui permit. Or, parmi les lettres'
que Ton trouva dans la malle d'un courrier qu'on fit dévaliser en ce-
temps-là, il s'en rencontra une de M. d'Aubigny ;\ M. de Dernières,
qui portait que a le roi d'Angleterre auroit soin de l'affaire qu'il lui
avoit fait recommander par M. Taignier. » Cette lettre ayant été
envoyée à la Cour, on crut que ces Messieurs tramaient une grande
intrigue en Angleterre en faveur du cardinal de Retz, tandis qu'il
ne s'agissait que de l'adaire des Catholiques irlandais qui avaient
été dépouillés de leurs biens sous Cromwell. Sans examiner la
chose plus en détail, on prit la résolution de les reléguer, M. de ;
Dernières à Issoudun en Derry, et le docteur Taignier à Castel- '
naudary en Languedoc. Cette dure injustice dont ils furent vie-
At>PENDIClÈ.
557
times se prolongea jusqu'à leur mort à tous deux. Seulement le
docteur Taignier, infirme et contrefait, se déroba à Tordre d'exil
et à un voyage qui Taurait tué ; il se cacha et s'éteignit ensuite
dans une profonde retraite *. M. de Bernières obéit à la lettre de
cachet et se rendit au lieu qui lui était assigné.
Tout le monde s'intéressa à M. do Bernières (il y eut jusqu'à
quatre cents carrosses, en un jour, des gens qui vinrent lui faire
leurs adieux). 11 reçut nombre de lettres de condoléance. A peine
arrivé à Issoudun, il écrivait le 28 avril à l'un de ses amis de Port-
Royal, lui exprimant la satisfaction qu'il avait ressentie durant le
voyage : « Car quel moyen d'être triste en souffrant quelque chose,
lorsque l'on se trouve innocent? Vous savez quelles sont mes intri-
gues, vous connoissez mes emfilois. Si les lettres que l'on a pu voir
ont été équivoques, elles ont été mal interprétées. Quoi qu'il en
soit, mon cher Monsieur, l'on est bien partout quand on ne cherche
que Dieu, et partout on trouve de remploi quand on aime les livres
et la prière. «
Il écrivait à M. Hermant le 16 juin, en apprenant qu'on avait fait
sortir de Port-Royal les novices et que la dispersion des amis était
complète :
« Nous pouvons à présent commencer nos lettres par le salut
que l'apôtre saint Pierre donne dans l'une de ses Êpîtres : Aux
frères de la dispersion; car à présent elle est générale. Mais, mon
Dieu! qu'elle est petite! Car qui veut souffrir quelque chose pour
la défense de la vérité ? Nous voyons que tout cède.... Y a-t il un
prélat qui ose dire même dans le dévoilement de ces chastes
épouses : Non tibi licei! Tenons-nous donc comme le Prophète
dans l'étonnement et dans Textase.... Jugez par là si Téloignement
ne m'est pas plus doux que l'approche. » Ces sentiments intérieurs
qu'il exprime d'une manière pénétrée ne feront que s'accroître et
se confirmer en lui jusqu'à l'heure de sa mort.
Cependant on reçoit de temps en temps des nouvelles de
M. d'Aubigny. M.^ Taignier reçoit de lui une lettre du 5 août. On
y voit comment l'ancien janséniste d'Aubigny est amené à se faire
le patron, Pavocat des Jésuites en Angleterre. Il raconte cela à
M. Taignier assez agréablement :
« Il faut que je vous dise que je suis ici fort empêché à tâcher
de sauver les bons Pères Jésuites d'un furieux et inespéré malheur,
1. «Le 22 juillet 1666 , M. Taignier, docteur en théologie, est décédé à
Paris, étant exilé et déguisé en habit et communion laïque. Il est enterré
dans l'église de Saint- Jean en-Grève.» ( Note manuscrite de M. de Pont-
château. ) — Les. Nécrologes imprimés se taisent sur cet excellent ami , et
Tony cherche vainement le nom de M. Taignier. M. Hermant nous apprend
que M. Taignier avait laissé des Mémoires autographes sur les affaires ec-
clésiastiques du temps. C'était en effet un des hommes les mieux informés
et qui savait de source les moindres particularités et circonstances.
558
POBT-aOYAL.
(jui est (|ue, dans l'abrogation des lois pénales que le Parlement a
piôparues en faveur des Catholiques, ils ont déjà dressé l'acte et y
ont excepté tous les Jésuites; ce qui est les chasser pour jamais
d'Angleterre. Ils ont encore mis que tous prêtres donneroient leur
nom au secrétaire d'État, et (ju'il ne seroit permis à aucun de de-
meurer ni exercer aucune fonction de religion que sous l'autorité
de ceux que le roi nommeroit d'entre les Catholiques pour cet effet.
Il iaut louer Dieu de tout ce qu'il nous envoie, et je vous assure
que j'ai été étonné de sa Providence qui n'a mis en tout ce pays-
ci, pour solliciter eu faveur des pauvres Jésuites, que ce M. d'Au-
ingny que Ton dit être un si dang-^reax janséniste. L'on m'a pour-
tant assuré qu'il fait ce qu'il peut pour favoriser les Jésuites, disant
qu'il les regarde comme des prêtres de l'Église de Dieu, et que s'ils
veulent prendre un Général anglois sans aucune dépendance du
Général de Rome, ainsi que tous les Bénédictins anglois, il croit
que l'on les peut recevoir. Mais il y a des gens qui disent que
M. d'Aubigny est fou de prétendre que cela se puisse : je vous
prie de le conseiller en cette occasion; car l'affaire ne finira pas
encore si tôt, et je lui ferai savoir ce que vous en écrirez; mais
prenez des voies sûres. »
Le roi fut sourd à toutes les instances qu'on fit auprès de lui à
différents moments pour le retour de M. de Bernières. La naissance
du Dauphin (P'" novembre 1661) avait paru une occasion favorable;
madame de Longueville essaya de la saisir, mais ne réussit pas.
« Néanmoins ses amis ne perdirent pas l'espérance d'obtenir son
retour par le moyen de M. d'Aubigny qui avoit été l'occasion de
sa disgrâce , parce que la Cour vculoit se réconciher avec cet abbé
qui étoit fort considéré en Angleterre par le roi son parent, et on
le vouloit ménager pour se servir de son crédit dans les grandes
affaires,... De son côté, M. d'Aubigny étoit toujours plein de zèle
pour ses amis et pour la cause de saint Augustin, et M. Taignier
en eut de nouvelles marques en ce temps-là par une lettre qu'il
en reçut, quoique M. d'Aubigny se fût ^ervi de la main de
M. Brunetti pour l'écrire, à la réserve des deux dernières lignes,
dans la crainte qu'elle ne fût encore iriterceptée. » M. Brunettf
était un gentilhomme siennois qu'il s'était attaché, à la recom-
mandation môme de M. Taignier.
Dans cetic lettre, M. d'Aubigny exprime des vues sages et mo-
dérées, et insinue quelques conseils de conduite par rapport à ces
résistances extrêmes où l'on s'engageait : a Dans les affaires de
cette espèce, il faut voir de loin et ne se pas embarquer à des
choses que la suite du temps et le torrent des affaires rendent in-
soutenables, particulièrement quand ce qui embarque n'est bien
Louvent qu'une fausse apparence d'être soutenu par des personnes
qui n'en ont ni le pouvoir ni le vouloir.... Pour moi qui vois d'ic
les intentions de la Cour de Rome, de la Cour de France, et les
APPENDICE.
559
sentiments particuliers de tous ceux qui ont quelque parL soit
active, soit passive, dans cette affaire, j'ose dire, sans faire le pro-
phète ni l'astrologue, que je vois en tout ceci d'un côté beaucoup
d'injustice et de passion, et de l'autre un peu trop de zèle, pour ne
pas dire peu de prudence, dans une affaire de cette espèce Vous
vous tromperez si vous croyez que j'aie rien changé à l'estime que
j'ai toujours faite de cette affaire et de ceux qui la composent ;
mais je serois en effet bien changé si je pouvois avoir sur cela
aucun sentiment que je vous pusse cacher. Je puis dire sans
vanité que je n'ai, dans l'état où je suis, ni peur ni besoin de
personne. Ce n'est pas que je me croie au-dessus d'aucun; mais
c'est que je suis content de ce que j'ai, et que je n'appréhende ni
ne désire rien à mon égard, et que, si vous entendez iiaiier sur
mon sujet de choses magnifiques ^ j'y suis plus passif qu'actif, et
je laisse faire ceux qui ont droit d'agir et de disposer de moi
comme il leur plaira. Je me décharge ici le cœur avec vous,
sachant peu de personnes avec qui j'osasse ou voulusse en faire
autant. Vous ne sauriez croire combien j'ai pitié de vous plus par
les maux que vos amis souffrent que par les vôtres propres, vous
connoissant avec assez de courage et de vertu pour ne pas sentir
les vôtres, mais avec assez de tendresse et de charité pour com-
patir non-seulement au véritable malheur de vos amis, mais même
à leur foiblesse. Vous savez que j'ai droit de vous dire ce mot et
que nous avons eu plus d'une conversation sur cette même ma-
tière.... y>
Cependant M. de Bernières paraît avoir peu compté sur le succès
de l'intervention de M. d'Aubigny en sa faveur, et l'on voit même,
par des lettres de lui à M. Taignier, qu'il considérait leur ancien
ami comme en train de mollir et de se relâcher. « il lui parle
avec compassion de M. d'Aubigny, leur ami commun, et du péril
auquel il le voyoit exposé. » Une lettre de lui à M. Taignier, du
25 novembre 1661, est d'un homme tout résigné, heureux du peu
d'espoir qu'il y a de voir cesser son exil, décidé à laisser faire
Dieu, et Dieu seul, et conseillant la même sainte inaction à son
ami : « li y a assez longtemps, lui dit-il, que vous agissez...; à
présent il faut dire plus que jamais avec l'Apôtre : Omnia mihi
licentj sed non omnia expediunt.... Je suis persuadé que si vous
et moi ménageons bien notre solitude, Dieu parlera à notre cœur
et que nous verrons les choses tout d'une autre manière, et que
nous nous retirerons de bien des distractions.... Vous avez bien
fait d'écrire à notre ami (M. d'Aubigny) de la manière que vous
me le mandez; ses emplois me font trembler pour lui. »
li lui redit à peu près les mêm^'S choses dans une lettre du
1, Gela semble une allusion au futur chapeau.
56Ô
PORT-ROYAL.
24 décembre : « Plus j'examine..., plus je suis confirmé qu'il n'y
a que ce parti à prendre : Separamini de medio eorum. Qu'avons-
nous fait jusques à présent? quel succès en voit-on? Mais ne re-
gardons point le succès, lequel est en la main de Dieu, et voyons
quelles sont les personnes avec lesquelles on a à traiter. Ne sont-
elles pas du môme esprii doi t parle le Fils de Dieu dans l'Évan-
gile : Ce sont des roseaux agités par le vent! et Dieu veuille qu3
l'autre vérité ne leur soit pas aussi appliquée : Moliihus vestiunlurj
in domibus reguni sunt. Je crains toujours pour notre autre ami
(M. d'Aubigny), lequel dans le pays où il est, assez conforme à
cette maxime, n'a personne pour lui parler .et pour lui dire qu'il
prenne garde de tomber. 11 y a longtemps qu'il ne m'a écrit. J'ai
seulement appris, par une lettre qu'il a écrite à un homme du Cloî-
tre, qu'il prendra son temps pour parler de moi : car il est fort
bien et de çà et de là, et mes amis jugent que je le dois laisser
faire et quitter toutes les autres médiations que l'on a voulu pren-
dre, dans lesquelles je ne veux ni ne peux souffrir la condit on
dont je vous ai déjà écrit. Et quand cet ami me voudroit engager
à la même chose, je ne le voudrois pas accepter. Ainsi, si par ha-
sard vous lui écrivez, vous lui manderez qu'il ne faut rien faire
pour moi qui ne soit pur et simple, c'est-à-dire sans aucune
condition de signer quelque chose que je ne pourrois, ou de me
séparer de quelqu'un pour lequel la justice et la vérité m'obligent
à ne rompre pas la liaison que la seule charité a fait naître.... »
Et le dernier jour de décembre, il écrivait au même M. Taigaier
qui prenait son exil dans le même esprit : a Je suis bien aise que
notre amie (mademoiselle de Vertus) goûte vos raisons et les
miennes, et qu'elle y fasse entrer son amie (madame de Longue-
ville) qui a tant de créance en elle. C'est l'entretien que j'ai
eu avec le bon M. Guillebert qui m'est venu voir en ces quartiers,
il est tout rempli de zèle pour vous et vous désire depuis long-
temps dans cet état. Il me dit que c'est aussi le sentiment de celui
avec qui il demeure (M. de Barcos), lequel n'a jamais eu grande
opinion de M. le cardinal de Retz, et a toujours cru qu'il feroit ce
qu'il fait et pour lui et pour ses véritables amis'.... L'autre ami
(M. d Aubigny) me fait compassion, quoique je remarque a^sez
de fermeté dans ses lettres, la dernière desquelles est celle dont je
vous envoie la copie, n'ayant point entendu parler de lui depuis
ce temps-là, sinon par un ecclésiastique auquel il mande qu'il
1. Quelques mois après, le cardinal de Retz se démit ( le 26 février 1662)
de 1 aichevéché de Paris purement et simplement , malgré la déclaration
publique qu'il avait adressée l été précédent à toute l'Église, qu'il ne le
pouvait en conscience. Ceux qui étaient exilés à cause de lui et sous l'ac •
cusation s'être remués pour lui, tels que M. de Bernières, restèrent
exilés.
APPENDICE.
561
travaille vigoureusement pour moi. J'en attends l'effet sans em-
pressement, et même c'est la seule porte qui m'est ouverte, comme
mon frère me le mande, à moins que de donner du nez en terre
comme les autres et fléchir le Père Annat par la lâcheté de ma
plume.... »
Et le 2(S janvier 1662, après sa maxime et conclusion ordinaire :
Separamini de medio eorum, et son action de grâces de se sentir
délié de tous liens dans l'exil : ^ Et quand même mon hon hôte
(M. d'Aubigny) nous voudroit engager, il faut examiner plus que
jamais à quoi il tend et quelle est la disposition de son cœur : car
nous pouvons dire qu'étant au milieu d'une nation perverse, on
ne sauroit être trop sur ses gardes pour ne pas se souiller soi-
même Il me fait dire qu'il va travailler pour moi : je le laisse
faireet m'abandonne à l'ordre de Dieu....»
Il redit la même chose le 3 février : « J'attends avec patience le
succès de la négociation de notre ami, le baissant faire pour moi ce
qu'il jugera le mieux, me conduisant en cela^ comme en tout ce
qui regarde mon retour, plus passivement qu'autrement, afin de
ne prévenir en rien les ordres de Dieu.... Je ne peux croire que
noire ami ne veille pour vous-même, malgré vous. 11 n'y est pas
moins obligé que pour moi, parce que nous n'avons commencé
d'êlre en l'état auquel nous sommes qu'à l'occasion de ses lettres
un peu trop tout d'une pièce, comme l'on dit. Ce n'est pas que nos
ennemis n'aient pris à présent une autre route et qu'ils ne croient
nous tenir dans leurs filets, et vous, avec plus de raison, à cause
de votre caractère, pour vous mettre la main à la plume....» (Pour
le faire signer.)
11 dit que quant à lui, laïque, il déclare ne pouvoir rien faire en
cette matière de signature, pas même ce que l'on peut faire en
conscience, « puisque nul laïque, à moins que d'être maîtreMi'école
ou enfant de chœur, n'est soumis à cette loi par ceux mêmes qui
ont fait la loi comme ils ont voulu. Ce serait me noter d'infamie,
que je fusse le seul duroyaume de qui Von eût tiré cette servitude. »
Il est question , dans cette lettre, d'une recommandation des
plus puissantes que M. d'Aubigny met en jeu pour M. deBernières,
et qui a l'air d'être celle même du roi d'Angleterre. Malgré les féli-
citations qu'on lui adresse déjà de Paris sur son retour, il est
loin encore, dit-il, de s'en glorifier et d'y croire : « D'ailleurs je
vous avoue, dit-il, que Tétat oii votre dernière me fait voir, plus
clairement qu'aucune autre, oii va être réduite ma chcre fille el
toute la maison que nous aimons (la maison de Port-Royal où il
avait une fille religieuse), me fait perdre tout désir de retournei
dans cette Babylone qui ne me sera plus autre chose.... »
C'est dans son dernier billet adressé à M. Taignier le 21 juillet,
qu'on lit les belles paroles que j'ai citées, au sujet des religieuses
qui vont rester seules en vue et exposées aux coups de la persécu-
IV — 36
562
PORT-ROYAL.
tion : a Vous me manderez, s'il vous plaît, ce que font les gérx'ireux
pour s'opposer à ce torrent; niais je me doute ou qu'il faudra
pre-ndre la lui le, ou céder. 11 n'y a que ces pauvres enfermées sur
lesquelles le fort de Torage va tomber, et qui ne peuvent ni s'ab-
senter ni tourner en arrière. Je prie Dieu chaque jour qu'il les
fortifie de son esprit principal. C'est ce que je fis au tombeau du
grand saii'.t Martin en la fête de sa translation, aussi bien qu'à
Notre-Dame des Ardillières. Je fus en Turi et en l'autre lieu inco-
gnito, pour les raisons que vous pouvez pens r.
« Je n'entends point parler de l'ami d'Outre-raer (M. d'Aubigny).
Je crains que le souvenir qu'il doit avoir de nous ne soit englouti
dans les vagues. Prions pour lui du meilleur de notre cœur, et
pour tous les autres qui nous ont abandonnés : Si Deus pro nobis,
quis contra nos ?
« C'est en lui et par lui que je suis plus à vous que jamais. »
Quand il écrivait ce dernier billet, M. de Bernières était déjà
atteint, sans le savoir, de la maladie qui le devait emporter; il en
avait contracté le germe dans ce pèlerinage de dévotion dont il
vient de parler. Il mourut neuf jours après, le 31 juillet (1662),
heureusement assisté, à ses derniers moments, de M. Guillebert,
son ancien précepteur et son ami.
Maître des Requête^, fils du second président à mortier du Par-
lement de Rouen, allié par sa femme, qui était une Amelot, à ce
qu'il y avait de plus considérable à Paris dans la, robe, M. de Ber-
nières, aussitôt qu'il s'était vu veuf, avait préféré à toute autre
ambition le soin des pauvres, l'éducation des petits, le parti des
opprimés, et il mourut en croyant qu'il avait choisi la bonne part.
Vami Outre-mer pourtant, M. d'Aubigny, n'avait pas oublié
son cher et ancien hôte ; il avait agi et enfin réussi. « Six heures
après la mort de M. de Bernières, l'ordre du roi qui le rappeloit
d'Issoudun, avec liberté de se retirer en une de ses terres, arriva
inopinément. Mais Dieu avoitfini son bannissement d'une manière
plus avantageuse, en l'établissant pour jamais dans la véritable
Patrie. »
Le cœur de M. de Bernières fut transporté et inhumé dans l'église
de Port-Royal de Paris.
P. S. Malgré tout ce que je viens de dire, je n'ai peut-être pas
assez insisté encore sur le rôle que M. de Bernières remplit à son
moment, du moins sur une partie essentielle de ce rôle, qu'un écri-
vain moderne, M. Alph. Feillet, s'est attaché à mettre en saillie au
chap. X de son livre intitulé : La Misère au temps de la Fronde
11862), et dont il a trouvé l'idée tracée par M. Le Maître dans la
Préface de V Aumône chrétienne (2 vol in-12, 1651). J'y renvoie
avec plaisir. M. de Bernières, en présence des misères affreuses
qui désolèrent Paris et les campagnes à partir de 1649, 1650, a été
APPENDICE.
563
un grand organisateur de la charité. Il entretenait correspondance
avec toutes les personnes bienfaisantes des grandes villes; il leur
faisait distribuer des Relations imprimées offrant le tableau exact
des afflictions el calamités présentes^ des besoins de ciiaque se-
maine; des ressources trop inégales et de leur emploi, des néces-
sités extrêmes: de tels bulletins avaient leur éloquence, et les bons
riches n'y résistaient pas. — Tous les mérites de M. de Bernières
n'empêcheront pas que dans les programmes d'histoire, quand il
s'agira de caractériser la charité publique à cette date el à ce
moment social, on ne mentionne que Vincent de Paul et qu'on
l'omette, lui, M. de Bernières. L'exil du juste continue.
SUR M. DE SAINTE-BEUVE.
(Se rapporte à la page 174.)
Je croyais, en parlant comme je l'ai fait, avoir dit sur le docteur
de Sainte Beuve tout ce qui importait et ce qu'il était juste de
rappeler dans une Histoire de Port-Royal et au sujet d'un person-
nage qui n'en fait point, d'ailleurs, essentiellement partie. J'avais,
en eff t, dans un premier jugement qui n'était pas le mien, mais
celui de ces Messieurs, indiciué l'espèce de mauvaise humeur bien
naturelle et de rancune inévitable qu'on a contre un personnage
de considération sur lequel on avait droit de compter et qui, à un
certain moment, vous abandonne : j'avais, dans un dernier juge-
ment qui était mien, donné les raisons plausibles, tant de
conscience que de convenance, qui avaient dû décider un homme
sage à se retirer du conflit et à se soumettre. Cette modération
que je crois équitable n'a point suffi à l'auteur d'un livre singu-
lier, intitulé : Jacques de Sainte-Beuve , Docteur de Sorhonne et
Professeur Royal; Étude dliistoire privée contenant des détails
inconnus sur le premier Jansénisme (Paris, 1865); l'anonyme
sous lequel l'ouvrage a été publié est transparent et laisse voir
plus qu'il ne cache M. de Sainte-Beuve, magistrat du tribunal de
la Seine. Dans ce livre qui, à travers ses airs modestes, n'est pas
sans de grandes prétentions, l'auteur, en m'accordant des éloges
excessifs et que je voudrais, moindres, m'accuse d'avoir fait envers
la mémoire de son parent une rétractation insuffisante.
C'est en eff^t à titre de parent que M. de Sainte-Beuve intervient
dans la question; il est lui-même d'une famille de Normandie,
564
PORT- ROYAL.
qui tient à sa noblesse; mais il veut bien reconnaître pour paieute
la l)in,nclie parisienne des Sainto-Bouve (je parlo comme lui) qui
s'était faite marcliande et qui était de pure bourgeoisie'. 11 est
étrange, — pour moi du moins,— de voir avec quelle susceptibilité
personnelle, avec quel sentiment presque fébrile d'affection ou de
vanité domestique, avec quel tressaillement cbatouilleux l'auteur
entre dans son sujet. 11 proiiigue des détails qui sont de mode au-
jourd'hui, mais dont il semble que la postérité n'a que faire. La
maison patrimoniale des Sainte-Beuve de Paris subsiste encore, à co
qu'il paraît, dans la rue Pavée, au coin de la rue Saint-André des
Arcs, la maison du docteur Jacques j comme l'appelle l'auteur. On
a, grâce à lui, les actes notariés : on a les descriptions et dési-
gnations des lieux. Passe encore quand il s'agit de la maison de
Molière; mais on se demande pourquoi toute cette notairerie com-
pliquée de sentimentalité à propos d'un respectable docteur de
Sorbonne, fils d'un huissier au Parlement. L'auteur pousse si loin
le culte et la superstition à cet égard qu'il se propose, dit-il, lors-
qu'on abattra la maison, ce qui ne peut tarder, de sauver une
plaque de cheminée fleurdelisée qui a dû voir souvent les pieds
vénérés du docteur, quand il les posait sur ses chenets. 11 oublie
de nous dire s^il ne l'encadrera pas dans son salon.
Ce n'est point par un pur sentiment de critique et de malice que
je relève cet engouement d'un homme d'esprit pour tout ce qui se
rattache à son nom : c'est parce que tout son jugement sur le
docteur de Sainte-Beuve est aff'ecté de cette môme prétention, de
cette même envie de tout exagérer, de tout faire valoir et de sub-
tiliser à l'excès. L'auteur, en parlant de celui dont il se glorifie
d'être l'arrière-petit-cousin, ne s est nullement placé dans l'ordre
d'idées et dans le miheu de doctrines qui eussent pu lui donner le
vrai jour pour éclairer le portrait, et le vrai ton pour le peindre. Il
commence par exagérer le rôle du docteur dans le Jansénisme pro-
prement dit, par faire de lui, de son héros, comme il l'appelle, l'homme
1. On m'a souvent demandé à moi-même si j*étais parent , à quelque de-
gré, du docteur de Sainte Beuve. Je Lignore. Ma généalogie est courte et
des plus simples. Né à Boulogne-sur-Mer le 22 décembre l8o'i , Tannée
même du mariage et de la mort de mon père , je n'ai pu recevoir de lui
les traditions de famille, du côté paternel : je naissais orphelin. Mon père,
dont le nom était Cliai les-François de Sainte-Beuve, était né au bourg de
Moreiiil en Picardie, le 6 novembre 1752, d'un père qui y était contrôleur
des actes. Tous ses frères et sœurs , mes oncles et tantes de ce côté, qui
étaient nombreux, y naquirent également. Le nom est donc identiquement
le môme que celui du docteur et de ses parents de Normandie. Je n'en
sais pas plus long, n'ayant jamais songé à faire des recherches sur ce
point. Si, pour mon compte, je n'ai pas plis ni revendiqué la particule,
quoiqu'elle appartienne à mon nom de famille , c'est qu'elle a été omise
par la négligence des témoins sur mon acte de naissance et que, n'étant
pas noble, j'ai tenu à éviter jusqu'à l'apparence de vouloir me donner
pour ce que je n'étais pas.
AÎ^PENDICE.
565
« aux mains de qui on remet, à un certain moment, le drapeau du
parti. » Il va jusqu'à prétendre que lorsque le syndic Nicolas Cornet
proposa àlacensurelescinq fameuses Propositions, il pensait autant
et plus au docteur de Sainte-Beuve qu'à Jansénius lui-même. Il sa
flatte de connaîîre Thistoire et les origines de la querelle janséniste
mieux que les contemporains, mieux que Bossuet. C'est ainsi qu'il
veut faire remonter au théologal Habert le premier qui ait tonné
en chaire contre le' livre de Jansénius^ l'honneur qu'on a jusqu'ici
accordé au sycidic Cornet, d'avoir eu l'art d'extraire de ce gros
livre un certain nombre de propositions condamnables : il ne
s'aperçoit pas qu'il y a loin de la véhémence et de la fougue d'un
prédieateur, empressé de dénoncer l'ennemi, à la sagesse et à la
prudence d'un chef, d'un président d'Assemblée qui pbse et calcule
■à l'avance ce qui est possible et qui sait présenter à la délibération
un petit nombre de points mûris, réduits, bien choisis et décisifs :
or, c'est là l'honneur (si honneur il y a) qui s'attache au nom du
docteur Cornet, lequel en cette grave circunstance, et au moment
où il allait entamer devant la Faculté assemblée l'acte d'accusation
des cinq Propositions si grosses d'orages, parut hésiter un moment
et se recueillir comme saisi d'un effroi intérieur : ce qui l'a fait
comparer par un historien Janséniste à César s'arrêtant et faisant
une pause, avant de passer le Rubicon^! Bossuet savait donc. ce
1. Il s'est pris , je ne sais pourquoi, d'un beau zèle pour M. Habert,
ennemi et dénonciateur déclaré du Jansénisme, et comme M. Arnauld et
ses amis attribuaient le principe de cette animosité à une rancune per
sonnelle dont M. Habert aurait même fait l'aveu à des amis, le biographe
moderne s'écrie que c'est là une assertion d'une révoltante invraisem-
blance. » Il est pourtant certain que M. Habert n'avait pas toujours paru
un ennemi de l'Augustinianisme : mais il était arrivé que, dans les que-
relles et les guerres théologiques que M. de Saint- Cyran avait eu à suivre
sous le nom et le masque d'Aurelius , M. Habert avait un jour approuvé
de son chef un livre du Père Sirmond, confesseur du roi : ce qui avait pu
sembler un acte de complaisance. Or, M. de Saint-Gyran, répondant au
Père Sirmond , s'était étonné et plaint que M. Habert et un autre docteur
et chanoine de Notre-Dame eussent pris sur eux d'approuver contre les
formes un livre que la Faculté n'approuvait pas. C'était là, selon M. Ar-
nauld et les Jansénistes , le grief originel de M. Habert contre M. de Saint-
Gyran, et le principe de la chaleur qu'il montra bientôt contre Jansénius,
le grand ami de Saint-Gyran : il en serait même convenu, parlant à l'un
de ses amis Que ce récit soit de tout point fondé et qu'on doive s'expli-
quer ainsi toute la polémique de M. Habert, c'est autre chose ; mais il n'y
a rien dans le fait qui soit d'une ijLvrau^emblance révoltante. Il a bien pu
y avoir , chez un homme vif, un premier levain qui aura fermenté depuis.
Ne tranchons pas avec cette assurance dans des choses qui nous échap-
pent; et surtout quand nous nous appelons Sainte-Beuve et que nous nous
en vantons , n'allons pas nous prendre d'un beau zèle pour M. Habert !
2. Je citerai tout le passage dans lequel un historien janséniste , M. Her-
mant, nous expose l'attitude , le visage et jusqu'au silence de M. Cornet
au début de cette mémorable séance : il vient de marquer l'espèce de
trêve que les docteurs augustiniens avaient cru devoir s'imposer dans
leurs plaintes et f oursuites contrôles moines mendiants, introduits en
566
PORT-ROYAL.
qu'il disait, lorsqu'il attribuait au docleui* Cornet une initiative (jui
n'était pas du môme genre que celle du prédicateur Habert et qui
était d'un, ordre supérieur. Ces remaniues pourraient se multiplier
à propos de presque tous les jugements portés par le biographe
du docteur de Sainte-Beuve. Et notez bien qu'en ce qui est de
l'esprit essentiel, le présent biographe est dans un tout autre cou-
rant que son héros. Il n'est pas du tout indifférent aux choses
théologiques, comme cela semblerait tout simjile à cette distance :
loin de là, il est d'un parti; il distingue dans ces querelles du dix-
septième siècle une bonne et une mauvaise cause. La mauvaise
cause est pour lui celle du Jansénisme qu'il insulte, qu'il flétrit,
oubliant trop que la renommée de son grand-cousin y a été et y
reste, après tout, engagée. L'auteur (cela m'étonne toujours) ap-
partient à cette catégorie d'esprits, comme il y en a beaucoup
trop aujourd'hui, qui ont été sincèrement ressaisis par la supers-
trop grand nombre dans la Faculté; on était au lendemain de la première
Fronde , et il y aurait eu danger à pousser à bout ces religieux qui auraiert
fait à leur manière des barricades :
« Toutes les personnes modérées vivoient dans cet esprit de paix , nous
dit M. Hermant, lorsqu'un concours extraordinaire de docteurs tant sé-
culiers que réguliers que M. Cornet avoit fait venir de toutes parts jjour
l'Assemblée du l^"" de juillet de cette année 1649 lit soupçonner aux moins
éclairés que cette convocation du ban et de l'arrière-ban ne s'étoit faite que
pour quelque importante occasion de ce Général des armées moliniennes ,
quoiqu'elle ne fût connue que de lui seul , et qu'une obéissance aveugle y
eût l'ait venir en foule ces troupes auxiliaires.
« On en découvrit même quelque chose sur son visage, et quoique ce
dessein eût été concerté depuis longtemps et n'eût été suspendu que
parla considération du trouble et des émotions publiques du royaume,
on s'aperçut néanmoins que ce docteur étoit plus pensif qu'à son ordi-
naire , et ne possède ;t pas cette liberté d'esprit apparente qui avoit cou-
vert tant de fois sa plus profonde dissimulation. Soit qu'il lui restât en
core quelque remords de conscience par le pressentiment des maux
effroyables qu'il alloit faire à l'Église, soit que la malice la plus affermie
ne laisse pas d'être quelquefois timide sur le point de Texécution , soit
que cette production monstrueuse qu'il avoit conçue dans les ténèbres ne
pût s'exposer à la lumière sans lui faire ressentir les tranchées doulou-
reuses de l'enfantement, il hésitoit et paroissoit tout interdit, et dans ce
petit intervalle il ressentoH en lui-même le même trouble dont le premier
des Césars fut agité , lorsqu'étant sur le point de passer le Rubicon , il en-
visagea les maux que son ambition alloit faire souffrir à sa patrie.
« Il essaya deux ou trois fois d'ouvrir à demi la bouche et la referma
aussitôt et baissa la vue par ia juste horreur de ce qu'il alloit proposer;
puis la relevant, et voyant que la porte de la grande salle de la Sorboniie
où cette Assemblée se tenoit, étoit tant soit peu entrebâillée, il ordonna à
celui qui la gardoit de la fermer entièrement , quoiqu'il en fût très-éloigné.
y( Enfin, ayant tenu longtemps l'Assemblée dans l'attente de ce qu'il
avoit à p»roposer , il franchit le pas et dit qu'il avoit jusques alors fait tout
son possible pour maintenir le repos et l'union dans la Faculté , etc. »
Si quelque chose peut expliquer l'emphase et la solennité dont Bossuet
a fait usage en pariant de Nicolas Cornet, dans cette Oraison funèbre qu'il
n'estimait pas tout à fait digne de lui, c'est cette peinture contrairement
tracée i.ar M. Hermant, un adversaire, mais qui n'y met pas moins
d'emphase. M. Cornet comparé à César!
APPENDICE.
567
tition romaine ou qui estiment que c'est de bon air d'y paraître
sacrifier. 11 inclinerait fort à ce que l'Église, c'est à-dire le Pape,
pût décider noQ-seulemeiit de la doctrine, mais des faits. Il nous
apprend dans un de ses chapitres qu'il est partisan de l'Immaculée
Conception; il a_un avis sur ces choses. Le docteur de Sainte-
Beuve, qui était circonspect quand on le consultait sur cet article
de la Conception, lui paraît timide; il aime à le tirer à lui, il
cherche à deviner sa secrète pensée. Comme les Normands, selon
le biographe, ont été de tout temps fort dévots à la Vierge, il va
jusqu'à insinuer que les origines normandes du docteur de Sainte-
Beuve (origines que ce docteur ignorait peut-être) ont bien pu
l'incliner secrètement pour le dogme de l'Immaculée Conception.
On n'a jamais raisonné d'une manière plus folâtre. Le style est à
l'avenant, c'est-à-dire sautillant et tout plein de gentillesses. Au
sortir d'unè généalogie et d'un acte notarié qui est littéralement
transcrit, on a de vraies pirouettes de style , des pointes, des ca-
lembours A certains moments, l'auteur interpelle familièrement
son très-honoré parent, qui ne s'était jamais vu en pareil dés-
habillé; il l'a[)ostrophe, il l'appelle Jacques , pauvre Jacques !
Je conçois que l'auteur soit sévère pour les Provinciales et même
pour M. Arnauîd : il n'a guère profité en les lisant; il n'a rien
de cette façon de dire et d'écrire, juste, saine , forte, éloquente^
qu'ils ont apprise à la France.
Croirait-on qu'ayant à parler de l'huissier au Parlement, père du
docteur, et voulant lui consacrer un chapitre, l'auteur commence
en ces termes grotesques :
« Du haut des deux , sa demeure dernière , le docteur Jacques ne jette-
rait pas certainement sur mon humble travail le regard favorable que
j'espère de lui, si je ne consacrais une lettre à son excellent père. Excellent
n'est pas là pour arrondir ma phrase , je vous prie de le croire : les vertus
de Pierre de Sainte-Beuve , etc. »
Et moi, m'adressant à vous, biographe, je me permettrai de
vous faire observer à mon tour que, si M. de Sainte-Beuve avait
quelque chose à vous dire du haut de son Olympe chrétien, il vous
dirait très-probablement, après un premier moment de surprise :
« Il n'est pas convenable, il n'est pas séant lorsqu'on parle d'un
sérieux et scrupuleux docteur comme je crois l'avoir été, de faire
le folâtre et le folichon comme un Père Carrasse, d'avoir de ces
1. Ainsi (page 27) parlant d'an boulet de canon qui tomba, du temps de
la Ligue, dans une des maisons du vieux Paris auxquelles l'auteur s'inté-
resse, il se demande d'où venait ce boulet et si ce n'est pas d'une certaine
batterie dont il croit voir la mention dans le Journal de L'Estoile ; et il
ajoute : « Je le laisse à décider à de plus forts en droit canon.» Ce genre de
gaieté revient à chaque page. Le magistrat de la Seine est d'humeur plai-
sante assurément.
568
PORT-ROYAL.
réminiscences de chansonnettes et de mêler le Scribe à la vieillo
Sorbonne : ce n'est pas là véritablement se montrer de ma fa-
mille. » Et le digne auteur ecclésiastique pourrait ajouter : « Je
ne vous dis pas cela en ma qualité de docteur ni comme autorisé
sur les cas de conscience, mais comme un simpl(3 ami de cet
homme grave et fin en matière de goût, M. Despréaux. «
Cet Écrit auquel je ne m'attendais pas et qui me met en cause
m'oblige de revenir sur quelques points de la vie,* sur quelques
traits du caractère du docteur de Sainte-Beuve, etje le ferai briè-
vement.
Au commencement du dix-septième siècle, il y avait deux théo-
logies en présence : une théologie toute scolastique qui se faisait
sur des cahiers et d'après des auteurs relativement récents, d'après
des compilations et sans remonter aux vraies sources, aux Pères
de l'Église et au plus grand des Pères latins, au docteur de la
Grâce, saint Augustin; à cette même théologie se joignait d'or-
dinaire une morale toute casuistique, accommodante, re'âchée...,
et puis à côté, en face, il y avait une autre théologie plus saine,
plus sévère, remontant aux Pères, invoquant les textes en connais-
sance de cause, avec critique; et à cette théologie se joignait
d'ordinaire une morale chrétienne plus scrupuleuse, plus sévère,
mieux fondée en autorité, moins à la merci des accommodements
et du probabilisme. Je ne prétends pas dire que 4'un côté exclusi-
vement fussent les Molinistes et les Jésuites, et de l'autre les Jan-
sénistes ou les Gallicans. Je sais que les Jésuites comptaient alors
de bien savants hommes, des puits de science en antiquité ecclé-
siastique, le Père Petau, le Père Sirmond, etc. Mais en général,
pourtant, la division que je viens d'indiquer est assez juste, et
l'esprit des deux théologies se range assez bien sous ces noms et
«es désignations vulgaires, jusqu'à l'époque des Provinciales. Or,
le docteur de Sainte-Beuve appartient notablement à la seconde
école, celle des Gallicans, un moment Jansénistes. Parvenu très-
jeune à l'enseignement de Sorbonne et à la chaire de théologie, il
eut des années brillantes et qui fondèrent sa réputation et son
crédit dans l'ordre ecclésiastique. Quoique modéré de caractère et
de doctrine, il eut certainement de la vivacité jointe à sa solidité
en cet âge de îeunesse^ et il ne craignait pas, comme plus tard,
1. On se figure le docteur de Sainte-Beuve de tout temps fort grave , et
je crois qu'on a raison : il y a toutefois des aperçus particuliers qui ne
peuvent venir que de contemporains et qui sont faits pour déjouer les idées
convenues -et par trop révérencieuses qu'on se forme de loin. Le Père Ra--
pin, qui en veut particulièrement à ce docteur, ne pouvant mordre sur
ses mœurs dans sa jeunesse , cherche à infirmer l'opinion trop grande
3u'on aurait de sa gravité. C'est ainsi qu'il nous le montre dans sa maison
e la rue Pavée, occupant le deuxième étage , tandis que sa mère et ses
deux soeurs, mesdemoiselles de Sainte-Beuve , fort mondaines et un peu
précieuses, habitaient au premier, « de sorte que ses pénitentes se ren-
APPENDICE.
569
de se mettre en avant, de monter sur la brèche : sa carrière en un
mot, comme celle de beaucoup d'hommes, se coupe assez exacte-
ment en deux et par la moitié. 11 était/ certes , dans toute sa
vivacité et dans tout son courage, le jour où il intervint si direc-
tement dans la querelle qu'on essayait de faire à un futur docteur,
M. François Dirois, alors simple bachelier, et protégé par M. Du
Haniei, curé de Saint-Merry. Ce bachelier soutenait devant la
Faculté la thèse dite de tentative; mais, comme on le savait ami
des Jansénistes et de M. Du Hamel qui l'était alors, les adversaires
lâchèrent contre lui un bachelier qui, dans la dispute, l'attaqua
d'injures sous prétexte que sa thèse était remplie de doctrines con-
damnées par la Faculté. Or, M. de Sainte-Beuve qui était aux
écoutes, c'est-à-dire simple assistant et dans une espèce de tribune,
crut devoir intervenir et prit d'en haut la parole pour soutenir le
bachelier répondant et défendre sa thèse qui était selon les règles
et revêtue de toutes les approbations voulues. Cet acte insolite du
docteur de Sainte-Beuve fut un des prétextes dont se prévalut
M. Cornet le jour où il dénonça le désordre de la Faculté et la né-
cessité de sévir contre les cinq Propositions. Le docteur de Sainte-
Beuve était encore dans toute sa fraîcheur et sa vigueur de polé-
mique, lorsque le Père Labbe, ce jésuite bel-esprit, ayant publié
un petit poëme où il évoquait l'Ombre de saint Augustin, pour
triompher de Jansénius et le confondre, des amis communs eurent
ridée d'évoquer la querelle et de faire débattre devant eux la valeur
des textes allégués en sens contraire : on proposa une sorte de ren-
contre à huis clos; le jésuite assez complaisant s'y prêta, à la
condition qu'il n'y aurait que peu de témoins : le docteur de
Sainte-Beuve, son adversaire désigné, se fit fort de le réfuter sur
un certain nombre de points décisifs, et il le battit en effet dans
deux conférences à huitaine qui se tinrent chez l'abbé de Bernay
rA auxquelles assistèrent M. Du Gué de Bagnols*, les Pomponne et
les Lamoignon, Le champion en titre de saint Augustin, c'était alors
M. de Sainte-Beuve. Ucontinuade se montrer, sinon très-vif,dumoins
Irès-ferme encore dans toute l'affaire de la Censure de M. Arnauld.
11 s'abstint des Assemblées de Sorbonne, mais non point de sa chaire
ni de ses leçons, et il résista à toutes les insinuations ou menaces
contrôlent souvent dans le degré avec les galants de ses sœurs : ce qui
faisoit de petits embarras et des quiproquos de galanterie et de dévotion.»
C'est un des jolis passages du Père Rapin , et, dans ces limites , la malice
est de bonne guerre.
1. On a pu voir dsinsV Appendice du tome III, pages 621 et suiv., une
Relation de cette conférence par l'un des témoins et même des tenants,
M. Feydeau. Le Père Labbe avait été précepteur de M. Du Gué de Bagnols.
L'élève émancipé et l'ancien maître avaient souvent des prises à partie
sur Port-Royal et sur la doctrine réputée augustinienne. Ce fut M. Du Gué
qui décida le Père Labbe à accepter le cartel.
570
PORT-ROYAL.
indircclcs qui lui furent faites pour h\ Censure de M. Arnauld, :i
l)ien (ju'il s'attira un-e lettre de cachet et sa révocation de pro-
fesseur. Là, il faut le dire, et indépendamment de toute intfrjinî-
tationplus ou moins favorable, là s'arrêtt son rôle actif, là expire ce
courage d'esprit qu'il avait et « que donne bjeunes.se. » Ileutdebou-
nes raisons sans doute pour changer et se modifier, et ces bonnes
raisons, je les ai admises dans une certaine mesure. Le docteur
avait aversion de tout ce qui est cabale, et il sentait un peu tard
qu'il s'était lié à un parti; qu'il lui avait même donné des {?ages.
11 dut être fort froisse de voir son nom compromis et ses lettres
imprimées tout au long dans le Journal du docteur Saint-Amour.
Il n'avait pas toujours eu peur de la publicité, puisqu'il était pro-
fesseur, et un professeur très-suivi et très-écouté: mais il avait
une sorte d'effroi de l'impression, et il en eut dès lors plus de peur
et d'horreur que jamais. 11 dut faire des reflexions profondes dans
le silence de son cabinet et au pied du crucifix. Il savait auiant et
mieux que personne à quel point les Propositions, à leur origine et
dans leur composé, avaiei.t été captieuses, en quel s ns elles étaient
explicables ou excusables, et en quel sens condamnables. C'est alors
que je me suis permis de dire qu'il prit un grand parti, et qu'il
trancha dans ses propres raisons. La lettre qu'il écrivit à M. Henri
Arnauld, évêque d'Angers, le 6 janvier 1661, et qui est la seule
pièce importante nouvelle que produise le récent biographe, vient
tout à fait à l'appui de mon interprétation, surtout si on la rap-
proche de la lettre que le docteur avait autrefois é rite à M. de
Saint-Amour (le 25 octobre 1652), et dins laquelle il protestait,
quoi qu'il arrivât, de sa dévotion quand même au Saint-Siège. Seu-
lement, en 1652, il ne craignait pas de marquer assez fort le
mécontentement, tandis qu'en 1661 il n'insistait [lus que sur la
soumission. Dût 1 3 biographe m'accuser encore de faire du « style
figuré; » je dirai que le docteur revenu et refroidi ou intimidé (peu
importe le mot) voyait les choses sous un autre jour : au lieu de
monter la montagne, il la descendait.
« Après tout, écrivait-il à l'évêque d'Angers , quand il y auroit quelque
sujet de douter du fait, j'estime qu'il y a obhgation de ne point s'opposer
aux supérieurs dans les choses de cette nature , et que Taraour de Tunité
doit être plus considérable que tout ce qui pourroit d'ailleurs faire de la
peine. J'ai des exemples dans l'antiquité pour justifier qu'il y a obligation,
et tout ce qu'on a remarqué pour prouver le contraire n'est point à pro-
pos : car il s'agissoit, ou de la foi , ou d'un innocent à condamner, ou de
faire des choses contre l'ordre et l'esprit de l'Église. On ne demande point
qu'on juge et qu'on condamne un innocent; on ne demande rien enfin
contre l'ordre et contre l'esprit de l'Église , puisqu'on ne demande que
l'obéissance et la soumission qui est due aux décrets des Papes , reçus efc
publiés dans l'Église de France.
« C'est pour ces raisons que j'estime qu'il y aura obligation de signer,
APPENDICE.
571
au cas que les supérieurs le demandent. Je suis dans cette disposition qui
peut-être sera improuvée de plusieurs, mais que je ne changerai point,
moyennant la grâce de Dieu , par aucune considération.
c( Je vous prie, Monseigneur, de ne point rendre cette lettre publique :
je vous permets pourtant de dire que je suis dans la disposition de signer
le droit et le fait si mes supérieurs me l'ordonnent, parce que j'estime
qu'il y a obligation de conscience. »
C'est en étant dans ces dispositions qu'il lui arriva de dire qu'il
signait sept fois. Le récent biographe, qui essaie de me chicaner
sur ce point comme si j'avaiâ répété des historiettes , ne s'aperçoit
pas que c'est absolument la même chose que lorsque le docteur
disait : « Je signe des deux mains. y> Cela voulait dire seulement
qu'il signait autant qu'il le fallait et qu'on le voulait. Un jour,
notre contemporain, M. de S..., administrateur d'une Bibliothèque
publique, demandait (en 1852) à l'un de ses bibliothécaires s'il
voulait prêter le serment. « Combien voulez-vous que je vous en
prête? » lui répondit celui-ci, tant il était déterminé à ce qu'on
désirait de luil Le mot du docteur de Sainte-Beuve est exactement
le môme. C'est absolument comme s'il avait dit : « Combien
voulez-vous que je signe de fois'? »
1. Le passage suivant de ÏHisloire du JaiLsénisnte par M. Hermant nous
édifiera encore mieux sur les dispositions du docteur de Sainte-Beuve,
lorsqu'il fut venu à résipiscence : ^< M. de Sainte-Beuve, qui brùloit d'im-
« patience de se disculper du soupçon du Jansénisme par la signature du
« formulaire (juin 1661 ), accourut en diligence au gretï'e de l'archevêché
« pour faire accepter sa souscription : et quelque chose qu'on lui pût dire
« qu'il ny avoit rien de prêt pour cela, que c'étoit tout ce que l'on avoit
« pu faire que de dresser rOrdo:inance et de la faire publier, qu'on alloit
« travailler à faire un registre pour recevoir les signatures de tous les par -
« ticuliers et qu'on le prioit d'attendre jusqu'à ce que les choses fussent
« en état, il fit tant d'instance pour ne pas différer f lus longtemps, en
« demandant un placard de l'Ordonnance pour le souscrire , qu'on fut
« obligé de céder à ses importunités et de le mettre en état d'insérer sa
« signature avec cette clause : Et paJtuut où besoin sera.... Son empres-
« sèment offensa même les moins équitables , et il fut d'autant moins ap-
« prouvé des honnêtes gens qu'on ne l'attendoit guère d'un professeur
« royal de théologie assez éclairé dans la doctrine de la Grâce que d'avoir
« perdu sa chaire et les gages qui y étolent attachés plutôt que de signer
« la Censure de M. Arnauid. Mais, s'il avoit des pensées pour son rétabiis-
*' sèment ou pour quelque chose de plus considérable, sa conduite précé-
« dente avoit fait une trop forte impression sur les esprits des Jésuites et à
M la Cour pour ne pas se défier de la précipitation d'un habile théologien
(( qui alloit si brusquement du blanc au noir et qui en donnoit beaucoup
« plus que l'on ne désiroit de lui. » (histoiie du Jansénisme ^ page 1441.)
— A ce jeu, M. de Sainte-Beuve put gardqr de son autorité comme savant
casuiste et canoniste, mais il perdit beaucoup comme caractère. Ce fut une
occasion pour ceux qui l'avaient suivi de près de rappeler les circonstances,
déjà anciennes, où il avait pu varier et vaciller, l\J. Grandin, syndic de la
Faculté, causant avec M. Des Lions le 3 juillet IG63, parlait de lui en ces
termes ; «Il ( M. Grandin)m'a dit plusieurs choses de l'inconstance de
« M. de Sainte-Beuve ; que c'étoit lui qui avoit le premier frondé contre
« Jansénius ; que, si le cardinal de Richelieu avoit encore vécu trois
572
PORT-ROYAL.
A partir de ce Jour, le docteur sentit bien qu'il n'avait qu'une
chose à faire, continuer de répondre aux consultations délicates
qui lui venaient en foule et s'ensevelir dans son cabinet. C'est ce
qu'il fit. 11 était l'asile et le refuge des consciences scrupuleuses et
tourmentées. Par sa science et sa prudence, il était une manière
d'oracle : ce qui ne veut pas dire qu'il n'eût quelquefois des ré-
ponses bien étranges et des facilités obligées pour de certains cas
qui lui étaient soumis'. Il eut beau faire d'ailleurs^ l'imputation
de Jansénisme^ cette tache indélébile qu'il avait tout fait pour
effacer, lui restait : de janséniste rigide il était devenu janséniste
mitigé^ c'est toute la différence qu'y voit le Père Rapin; c'est tout
ce que les ennemis lui accordaient : pour le public, le docteur
sentit toujours son premier jansénisme j et lorsqu'il mourut d'apo-
« mois, il l'eût fait censurer, et que M. de Sainte-Beuve étoit un des exa-
« minateurs désignés par Son Éminence; que c'est lui qui dressa le Mun-
« dément de rarchevêque de Paris pour la première bulle d'Urbain VllI,
« et que M. de Vabres l'avoit encore pris pour approbateur de son livre
(( contre la première Apologie : qu'il s'en dédit ; que dans ses écrits il avoit
« cherché à se sauver par des probabile , probabilius , probabtUssimum ;
« qu'au fond ni lui ni M. Arnauld ne vouloient point de Grâce suffisante. »
{Journaux do M. Des Lions, page 350.) — Tous propos plus ou moins exacts,
mais qui montrent l'opinion du temps sur son compte.
1. Puisque le récent biographe a voulu absolument me faire la leçon, il
m'oblige à dire tout ce que je sais. Or, dans les cas de conscience soumis au
docteur de Sainte-Beuve, il y en eut un, entre autres, fort étrange et peu
exemplaire. Le voici : Mademoiselle, la grande Mademoiselle, avait pour
confesseur et directeur M. Lizot, vicaire de Saint-Séverin, et qu'elle y
voulait faire curé. Mais, pour cela, M fallait déplacer le curé de cette pa-
roisse, et on ne vit rien de mieux que de le faire évéque. Par malheur, ce
curé de Salnt-Séverin, nommé François Le Tellier et natif de Paris, fils d'un
médecin du quartier Saint-André -des-Arcs, aumônier de la reine Marie- Thé-
rèse, se trouvait être le plus grand coquin du monde. Je n'exagère rien. Il
séduisait les filles dévotes qui étaient sous sa conduite et dans sa paroisse:
madame de IMiramion le savait et en était révoltée; il escroquait sans façon
les sommes qui lui étaient confiées. Un de ses vicaires ou sous-vicaires ayant
eu à se meubler, le curé s'offrit de prendre ce soin pour trente louis d'or;
mais il- se trouva que l'ameublement ne revenait qu'à deux cents francs :
M le curé avait mis le reste en réserve pour ses peines. Toute la vie de ce
malheureux ecclésiastique était à l'avenant : il avait à six lieues de Paris,
à un villcige nommé Plaisir, du côté de Marly le-Roi, une maison de cam-
pagne. Il y justifiait le nom du lieu par toutes sortes d'orgies et de débau-
ches. Il avait de lu fermière plusieurs enfants. Ses valets étaient dans le
secret et imitaient leur maître : il était obligé de les ménager. Un ou
deux d'entre eux étaient réputés ses bâtards. Gomme néanmoins ce curé
ne cessait de conduire ses paroissiens et paroissiennes, et de les confesser
tant qu'il pouvait, on songea à en débarrasser Paris. Le moyen de faire
sortir ce loup de la bergerie semblera peu canonique : Mademoiselle, ([ui
ne savait pas apparemment loute sa vie, demanda pour lui au roi un petit
évêché; celui de Digne se trouvant vacant, on le lui donna. Le voilà donc
nommé évéque. Mais le droh; r|iii so ti'ouvait bien dans sa cure faisait dilli-
culté d'accepter. L'arclu;vô({ue de Paris lui dit ({ue, s'il licsitait, il le [)ous-
serait dehors et, pour couper courtj il le mena remercier le roi, ce qui
était un engagement. Lorsqu'il le vit ainsi lié, M. de Ilailai ne put s'em-
pêcher d« dire : «« Jamais pendard no sortit i)ar une plus belle porte. » Il
ne laissa pourtant pas de le sacrer lui-même et de lui faire faire ).'or-
APPENDICE.
573
plexie, de mort subite, le 15 décembre 1677, à l'âge de 64 ans,
les mauvaises langues ne manquèrent pas de faire observer qu'il
n'avait pas reçu les sacrements. On renouvela la même remarque
dix-huit mois après, lorsque madame de Longueville mourut égale-
ment sans recouvrer la connaissance, et l'on rapprocha les deux
manières de finir. On citait à ce propos un mot de Louis XIV qui
disait que les Jansénistes mouraient tous sans recevoir les sacre-
ments.
Il y avait 100 ou 150 bonnes pages à écrire sur le docteur de
Sainte-Beuve. L'auteur dont je parle et que son nom y conviait le
pouvait faire ; il avait des documents ; il avait tout ce que la cu-
riosité aiguisée peut réunir de rare et de moins connu : mais il a
négligé la voie simple, il a perdu de vue la ligne de la tradition.
dination aux Quatre-Temps de la Pentecôte. Le nouvel évéque partit de
Paris un lundi, 11 juillet (1678), dès 4 heures du matin, avec un valet de
chambre et un laquais, ayant mis sa croix dans sa poche; il leva le pied,
comme on dit, et lit ainsi banqueroute à tous ses créanciers. On évaluait
la somme de ses dettes à 154 mille francs. On cite parmi les créanciers des
noms connus, M. Bignon, le maître des Requêtes, qui y était pour vingt
mille francs. Mais, entre autres dettes moins considérables et plus sacrées
s'il se peut, il y avait douze cents francs qui ai partenaient aux pauvres
honteux de la paroisse, et quinze cents qui étaient à une pauvre fille,
sourde, aveugle et paralytique. M. de Paris, ayant su cette fuite, dit : « Le
voilà donc perdu de corps et d'âme. » Ainsi décampa ce singulier évêque,
qu'on avait mitré et sacré malgré lui. « Mais il y a lieu de s'étonner, ajoute
« M. de Pontchâteau, au Journal duquel j'emprunte l'histoire, que Aï. Lizot
« ait souliért que Mademoiselle qui est sa pénitente se soit employée pour
« faire avoir un évèché à un homme tel que celui-là, qu'il connoissoit. Il
« en a eu du scrupule, et il en parla à M. de Sainte-Beuve qui lui dit qu'il
Il n'en devait point avoir, parce que c'était un fort grand bien que faire
./ obtenir la cure de Saint-Sérerin à lui, M. Lizol. M. de Sainte-Beuve
« savoit quelque chose de l'histoire par lui-même (le curé). Ce curé avoit
« fait écrire en lettres d'or dans sa chambre ces paroles de l'Apôtre : De-
« positmn cus.odi (Garde ce qui t'est confié) : il l'a accompli à la lettre et
« fort grossièrement. » ~ Sur un papier à part qui est joint au Journal de
M. de Pontchâteau, un contemporain des mieux informés ajoute que M. de
Sainte-Beuve savait en effet non pas quelque chose de l'histoire, mais toute
l'histoire par le curé lui-même. « Ce pécheur avoit fait sous lui (M. de
« Sainte-Beuve) une retraite, après quoi il fut continué dans toutes ses
« fonctions qu'il n'interrompit jamais, mais qu'il reprit avec plus de fierté
a et d'empressement que jamais, ayant même jalousie de ce que des
« femmes et des filles allassent à d'autres qu'à lui à confesse. Un prêtre de
« ma connoissance m'a dit qu'il avoit reproché à M. de Sainte-Beuve la
M conduite dont il avo:t usé envers ce curé scélérat, ayant dit à ce docteur
qu'il épargnoit les curés, et qu'il traiteroit autrement un simple prêtre. «
M. de Sainte-Beuve, en effet, devait penser, dans sa prudence, qu'il y aurait
eu de l'inconvénient à faire del'éciat pour un curé de Paris, plus que pour
un simple ecclésiastique : ce qui n'empêche pas de faire réfléchir sur l'iné-
galité de ses balances de casuiste. Ce sont les secrets du métier. Quoi
qu'il en soit, puisque le récent biographe du docteur me reproche mes
historiettes, en voilà une de plus, que sa polémique m'a arrachée et que je
livre telle que je la trouve. — Ce très peu digne évêque de Digne ne mourut
que le 11 février 1708. On ne sait rien de sa vie épiscopale, sinon qu'il
revint mourir à Paris, à l'âge d'environ 74 ans ; il fut enterré au Val-de-
Grâce,
574
PORT-ROYAL
L'esprit qui a dicté son Écrit n'est pas sûr, et le ton est dé-
placé.
Après tout, pourquoi s'occupe-t-on aujourd'hui du docteur de
Sainte-Beuve? Son honneur est d'avoir été nommé dans la^
XVII* Provinciale, d'être entté à Tétat de variante dans un hémis-^
tiche de Bcileau, d'avoir été mêlé à un badinage de madame de Sé-
vigné; autrement on n'en parlerait pas plus que de tant d'autres
savants docteurs de Sorbonne. Respectons donc, en parlant de
lui, ce qui était cher à toutes ces personnes qui ont jeté sur son
nom un reflet.
Je regrette d'avoir dû être sévère pour le livre de mon spirituel
homonyme. Mais ce livre ^ est par trop prétentieux, et il est in-
festé d'une veine de mauvais goût qui passe jusqu'aux choses et
qui tend à sophistiquer les faits. De ce qu'on se figure être l'ar-
rière-petit cousin des gens deux cents ans après leur mort, cela
ne change absolument rien à leur manière d'être et de penser;
cela ne vous confère aucun droit. L'essentiel, quand on parle
d'eux, est de s'inspirer de leur esprit. Mais évidemment, en ces
études du dix-septième siècle, 1 "émulation et le renchérissement
ont produit leur effet inévitable. On est entré dans un système
de littérature forcée. Le point où il eût fallu se tenir pour, juger
et parler sainement et raisonnablement de ces choses et de ces
personnes est dépassé^
SUR LA MÈRE AGNÈS.
(Se rapporte à la page 275.)
Je donne ici l'article qui a été inséré dans le Moniteur du
mars 1858, à l'occasion des deux volumes des Lettres de la
1. Je crains toujours d'être injuste. Des amateurs du vieux Paris m'as-
surent que ce volume du magistrat de la Seine n'est pas sans intérêt pour
l'archéologie et que l'auteur a fort bien réussi .\ reconstituer un coin du
quartier Saint-André-des-Arcs. A ceux que ce genre d'érudition amuse,
et que cet effort pour être agréable en matière un peu sèche ne rebute pas,
je n*ai rien à dire. Pourquoi l'auteur ne s'est-il pas tenu à sa reconstruc-
tion locale ? Il est possible que cette manière d'écrire soit indifférente
quand il s'agit des rues et des pierres; mais je suis bien certain qu'elle ne
convient pas, quand il s'agit de peindre les hommes.
APPENDICE.
575
mère Agnès publiées avec grand soin par M. Prosper Faugère. à
qui la littérature de Port-Royal doit déjà tant.
« Et qui donc parlerait des Lettres de la mère Agnès si je n'en
^parlais pas? Il y a plus de vingt ans que j'ai Thonneur de la con-
naître, et que j'ai affaire à elle ; que, dans mes Études de Port-
Royal, j'ai occasion de la rencontrer à chaque instant, de me
dire et de me redire en quoi elle diffère par le caractère et le
tour d'esprit de sa sœur la mère Angélique, la grande réforma-
trice du monastère; que j'ai l'habitude de recourir à ses lettres, à
celles dont il existe à la Bibliothèque impériale et à l'Arsenal des
recueils manuscrits, poar y chercher la suite et le détail des rela-
tions qu'entretenaient avec le dedans de Port-Royal les amis du
dehors, les ci-devant belles dames plus ou moins retirées du
monde, telles que madame de Sablé, le ci-devant frondeur M. de
Sévigné, oncle de la spirituelle marquis( Il ne serait pas du tout
exact de dire, comme je vois que Pa fait un critique ' d'ordinaire
attentif et qui sait son dix-septième et son dix-huiticme siècle,
que les historiens de Port Royal, Besoigne, Dom Cléraencet et
leurs successeurs, n'ont pas connu ces lettres : ils n'en ont pas
connu la totalité, mais il leur en était passé par les mains un bon
nombre. On avait essayé dans le temps de recueillir toutes les let-
tres de la mère Agnès comme on avait fait pour celles de sa sœur
publiées en 1742-1744; mais l'entreprise était restée en chemin,
soit qu'on n'eût pas réussi à réunir tout ce qu'on espérait, soit
que le public qui s'intéressait à ce genre d'ouvrages eût fort
diminué à mesure qu'on avançait dans le dix-huitième siècle. «11
« y a lieu surtout d'être étonné, remarquaitDom Clémencetau sujet
« de ces mêmes Lettres,^que nous en ayons si peu de celles qu'elle
« a écrites à la reine de Pologne, avec laquelle les Mémoires de
« Port-Royal nous apprennent que la mère Agnès continua la re-
« lation qu'avoit eue la mère Angélique, durant les sept années que
« cette reine survécut. » C'est qu'on avait eu , dès le principe, moins
de précautions dans un cas que dans l'autre pour s'assurer de ne
rien perdre. On était à l'affût pour prendre copie de tout ce qu'é-
crivait la mère Angélique, et, avant de faire partir ses lettres,
on en retenait des doubles à son insu. La mère Agnès, si respectée
'qu'elle fût , n'était que la seconde de la mère Angélique, et ne la
remplaça jamais tout à fait aux yeux des Sœurs: on ne faisait pas
collection à l'avance de tout ce qui sortait de ses lèvres ou de sa
plume , on ne lui préparait pas son dossier de sainte de son vivant.
La persévérance toutefois , qui fait le caractère du petit troupeau
janséniste, n'avait pas cessé son effort après tant d'années , et l'on
n'avait pas renoncé à payer cette dette d'une pubhcation tardive à
!• M. Paul Boiteau, dans la/îeywe française du lO février i858 , page 112.
576
PORT-ROYAL.
une mémoire desplus honorées. Je savais qu'une maison ou institu-
tion, appartenant à l'Église d'Uirecht, poss6dait un recueil com-
plet des Lettres de la mère Agnès. Depuis quelques années , i^s
grandes bibliothèques de Paris où sont conservées des copies ma-
nuscrites avaient été soigneusement explorées; les recueils mêmes
de ces copies portaient des traces visibles du passage des patients
investigateurs, ou plutôt des investigatrices ( car c'étaient des
dames, m'assure-t-on, qui se livraient à ce trav.di); des tables, des
renvois et concordances d'une écriture très-nette et toute récente
faisaient présager une pensée d'assemblage et d'édition. Le goût
de notre époque , qui s'est reporté sur les vieux papiers et qui a
mis l'inédit en honneur, favorisait cette idée, qui, toute de cu-
riosité pour nous, est une idée de piété chez ceux qui l'ont conçue.
En s'adiessant pour l'exécution définitive et pour l'introduction
auprès du public à M. Prosper Faugère, si connu par son édition
originale de Pascal, la personne ou les personnes qui avaient pré-
paré le recueil et qui rie se nomment point ( selon une habitude
modeste ou mystérieuse , imitée ou héritée de Port-Royal) ont
fait le meilleur choix possible , il ne se pouvait de plus sûre ga-
rantie de scrupule et d'exactitude. Dans les simples et judicieuses
pages qu'il a mises en tête, M. Faugère a dit ce qui était à dire ;
il a fait valoir les lelti es, et celle qui les a écrites, par tous les bons
endroits; il a écarté avec raison tout ce qui est de controverse, et
il n'a présenté la publication dont il a pris soin que comme une
œuvre d'histoire et de piété. Je restreindrai encore le point ''e vue
ou plutôt je le simplifierai en disant qu'il me paraît difficile que
ces Lettres aient aujourd'hui aucun effet de piété et de dévotion;
la spiritualité en est trop subtile, trop particulière , trop compli-
quée de style métaphorique , de fleurs surannées , et trop mêlée
à des questions ou à des intérêts de circonstance. L'histoire seule
a désormais à en profiter, et la seule histoire du monastère dont la
mère Agnès a été sinon une grande, du moins une aimable figure.
« C'était une personne d'infiniment d'esprit plutôt que de grand
caractère, d'une piété tendre , affectueuse, attirante , d'une déli-
catesse extrême et des plus nuancées. Si elle avait vécu dans le
monde , on aurait parlé d'elle comme d'une précieuse du bon
temps et de la meilleure qualité. Oui , la mère Agnès, si elle avait,
suivi la carrière du bel-esprit et de la galanterie honnête, ne l'eût
cédé à personne de Lhotel de Rambouillet. Toutes ses vertus et
tous ses sérieux mérites, toutes ses mortifications n'ont pu émous-
ser sa pointe d'esprit et même de légère gaieté. Née en 1593, en-
trée au cloître dès l'enfance , elle suivit sa sœur aînée dans ses
austères réformes; elle n'en eût point eu l'initiative, mais elle les
embrassa avec zèle , avec ferveur, sans reculer jamais, et en se
contentant de les présenter adoucies et comme attrayantes en sa
APPENDICE.
577
personne. Tout en elle conviait au divin Maître et semblait dire :
Son joug est doux. — «La mère Angélique est trop forte pour moi,
« je m'accommode mieux de la mère Agnès, » disaient les personnes
du monde qui s'adressaient d'abord à Tune et à l'autre dans une
intention de pénitence. Toutes deux avaient été , dans un temps ,
en relation assez étroite avec saint François de Sales. La mère
Agnès en avait plus gardé Timpression visible que sa sœur. Elle
se faisait une dévotion de porter habitue lleme ut sur elle une lettre
de lui écrite à madame Le Maître , et où il avait nommé avec bien-
veillance plusieurs membres de la famille. On conçoit que la mère
Agnès eût très-bien pu se passer de M. de Saint-Cyrau, et qu'elle
eût été une Philothée parfaite, une fille accomplie du saint évêque
de Genève ; elle aurait pu remplir toute sa vocation et ne recevoir
sa règle de conduite que du directeur et du père de madame de
Chantai. Encadrée comme elle Tétait dans la maison de Port-
Royal , amenée après des années de recueillement et de paix à
être témoin et, qui plus est , champion de contentions opiniâtres,
jetée forcément au milieu des luttes, et placée même depuis la
mort de sa sœur à la tête de la résistance , elle sut conserver un
caractère de douceur inaltérable , une physionomie paisible et
presque souriante. Elle eut dans une nièce (son égale pour le
moins par l'esprit , et sa supérieure par le caractère ) , dans la
mère Angélique de Saint-Jean , un lieutenant énergique qui lui
prêta de la force dans les sièges et les blocus qu'on eut à soutenir
durant plusieurs années. Mais, si je ne craignais de blesser quel-
ques bonnes âmes restées peut-être encore jansénistes au pied de
la lettre, je dirais tout simplement qu'après avoir bien considéré
les incidents et les personnages de ce drame intérieur, je suis
persuadé que la mère Agnès, livrée à elle-même et à sa propre
nature , eût été plus soumise qu'elle ne l'a été, qu'elle était por-
tée comme elle l'a écrit un jour, à V indifférence sur ces questions
de controverse, mot très-sage chez une religieuse, et dont elle
eut tort ensuite de se repentir; je dirais que la manière indul-
gente dont elle continua de traiter une de ses nièces qui avait
signé ce qu'exigeait l'Archevêque et ce que conseillait Bossuet,
que la parole tolérante qui lui échappa alors : a A Dieu ne plaise
« que je domine sur la foi d'autrui 1 » donne à penser qu'elle-même
n'eût pas été loin de céder, s'il n'y avait eu toute une armée der-
rière elle , et si tout ne lui avait rappelé à chaque heure qu'elle
était une Arnauld. Quoi qu'il en soit de cette conjecture qui, de
ma part, n'implique pas un blâme, cette respectable personne que
nous nous représentons toujours à genoux , en oraison, comme
dans le beau tableau de Philippe de Champagne , avait des qua-
lités de spiritualité, de tendresse, d'onction, d'indulgence, d'éga-
lité et d'enjouement, dont, à travers un premier air d'étrangeté,
il transpire quelque chose dans ses lettres. . .
lY — 37
578
PORT-ROYAL.
« .le ne sais pas do leltre plus piopre à faire comprendre le gf3r)i(;
de raillerie eL parfois d'ironie douce et riante de la mère Agn^s
que colle qu'elle adressa à son neveu, le célèbre avocat Le Maître^
en réponse à ce qu'il lui avait écrit sur ses intentions prochaines
tie mariage L'éloquent avocat, qui allait bientôt devenir un soli-
taire et un pénitent des plus rigoureux , pensait alors à s'engager
plus avant (lans les liens du monde : il était amoureux d'une belle
et sage demoiselle , et il s'en était ouvert à la mère Agnès, pour
l'éprouver et se ménager sans doute son approbation. Cette tante
indulgente, mais que les idées monastiques rendaient sévère, con-
sidérait le mariage comme un état de déchéance ou du moins d'in-
fériorité, et elle ambitionnait quelque chose de mieux et de plus
digne pour l'avenir de son neveu. Elle lui répond donc dans ce
sens de sévérité :
« Mon très-cher neveu , ce sera la dernière fois que je me servirai de ce
titre; autant que vous m'avez été cher, vous me serez indifférent, n'y
ayant plus de reprise en vous pour y fonder une amitié qui soit singu-
lière. Je vous aimerai dans la charité chrétienne, mais universelle, et
Comme vous serez dans une condition fort commune, je serai aussi pour
vous dans une affection fort ordinaire. Vous voulez devenir esclave, et
avec cela demeurer roi dans mon cœur , cela n'est pas possible ; car quel
rapport y a-t-il de la lumière avec les ténèbres , " et de Jésus-Christ avec
Bélial ?
« Vous direz que je blasphème contre ce vénérable sacrement auquel
vous êtes si dévot-, mais ne vous mettez pas en peine de ma conscience,
qui sait bien séparer le saint d'avec le profane , le précieux de l'abject , et
qui enfin vous pardonne avec saint Paul ; et contentez-vous de cela, s'il
vous plaît , sans me demander des approbations et des louanges. »
« Mais voici le tour piquant qui commence et le bel-esprit en-
joué qui va se mêler jusque dans la mysticité religieuse : elle va
faire semblant tout d'un coup de s'être méprise, d'avoir à se ré-
tracter^ et tout ce que M. Le Maître lui avait écrit en termes exal-
tés des mérites et des beautés de sa fiancée future, elle essayera de
l'entendre , — de supposer qu'il l'entend de l'Épouse du Cantique
des Cantiques, de la seule Épouse spirituelle digne de ce nom^ de
l'Église :
« Mais, en écrivant ceci, je relis votre lettre, et, comme me réveillant
d'un profond sommeil, j'entrevois je ne sais quelle lumière au milieu de
ces ténèbres, et quelque chose de caché et de mystérieux dans des paroles
qui paroissent si claires et si communes. Je commence à douter que cette
histoire de vos amours que vous me racontez si au long, sans considérer
que je n'ai point d'oreilles pour entendre ce discours, ne soit une énigme
tirée des paraboles de l'Évangile où l'on fait si souvent des noces, particu-
lièrement une où il n'y a que les vierges qui soient appelées. Au petit rayon
de clarté qui me paroît maintenant , mon esprit se développe et se met en
\, Jl'ai déjà cité cette lettre au tome I" de Port-Boyal , page 375.
APPENDICE.
579
devoir d'expliquer vos paroles, et de regarder d'un meilleur oeil cette ex-
cellente fille qui a ravi votre cœur. Vous dites qu'elle est la plus belle et la
plus sage de Paris , et vous deviez dire du Paradis , puisqu'elle est sœur
des Anges. Oh! qu'elle est belle... et qu'elle est sagel... Elle est fille
d'une mère qui a été fort persécutée des tyrans , qui l'ont voulu étouffer
dans le sang de ses martyrs, et encore des hérétiques, qui ont fMt mille
efforts à ce qu'elle ne mit point ce béni enfant au monde ; mais enfin elle
s'est couronnée de lis aussi bien que de roses, portant en son sein des
vierges et des martyrs.... Cette excellente Épouse n'a jamais été maltraitée
de son mari , qui au contraire est mort pour elle.... »
« Et elle continue sur ce ton, multipliant, épuisant les images,
les allusions emblématiques, s'y jouant plus que de raison , ou-
bliant un peu le goût, mais faisant ses preuves en fait de grâce :
je prends le mot dans le double sens , dans le sien et dans le nôtre.
« Les lettres de la mère Agnès tirent une bonne partie de leur
intérêt des personnes à qui elle les adresse. Celles qu'elle écrit à
madame d'Aumont sont fort peu agréables. La marquise d'Aumont
était une respectable dame qui , devenue veuve , s'était retirée à
Port-Royal de Paris , y avait fait bâtir un corps de logis pour elle,
avait procuré surtout l'agrandissement du monastère, et y était
bienfaitrice en toute humilité. Elle n'avait pour défaut qu'un peu
d'impatience, et de ne pas toujours goûter assez la douceur de la
retraite, d'y ressentir des amertumes d'esprit. La modération
même de son humeur et la continuité de ses vertus rendent cette
branche de la Correspondance assez terne et monotone.
a Les lettres à mademoiselle Pascal, la sœur du grand écrivain,
et qui se fit religieuse à Port-Royal , ont plus d'intérêt. Cette jeune
âme ardente de Jacqueline Pascal souffre des retards que sa fa-
mille impose à sa vocation, La mère Agnès la modère , l'exhorte à
la soumission, à une attente résignée. Elle a reçu de M. Singlin et
de M. de Saint-Cyran une maxime pratique qu'elle applique sans
cesse : c'est qu'il ne faut rien faire dans la précipitation , c'est que
le désir, même lorsqu'il est dans le meilleur sens et vers le plus
louable but, doit faire, en quelque sorte, sa quarantaine et son
carême , et doit user son attrait avant de s'accomplir , si l'on veut
qu'il produise tout son fruit : « 11 faut faire toutes choses, dit-elle,
a dans une certaine maturité qui amortit l'activité de Tesprit hu-
« main , et qui attire une bénédiction de Dieu sur ces choses dont
« on s'est mortifié quelque temps. » C'est ce qu'on appelle en ce
style mystique pratiquer la dévotion du retardement, et elle la
conseille en toute occasion aux personnes qui lui font part de leurs
peines et des obstacles qu'elles rencontrent dans la voie du bien.
Mademoiselle Pascal avait un certain talent, ou du moins une
grande facilité pour les vers : la mère Agnès, plus rigide qu'à elle
n'appartient, lui écrit : «Vous devez haïr ce génie , et les autres
qui sont peut-être cause qu^ le monda vous retient • car il veut
580
PORT-ROYAL.
«recueillir ce qu'il a semé; » et elle lui cite en exemple sainte
JLutgarde, a qui refusa le don que Dieu lui avoit fait d'entendre ie
u Psautier. » Mais elle est plus dans le sens de sa propre nature et
de son goût, lorsqu'à l'occasion du miracle ou prétendu miracle
de la Sainte-Épine , dont Port-Royal était si glorieux , elle engage
la même mademoiselle Pascal, devenue la sœur Euphéraie, à le
célébrer en vers : et elle fut grondée pour avoir pris sur elle de
lui donner ce conseil à demi littéraire et profane. La mère Agnès
soignait un peu plus l'agrément et avait un peu plus de fleur que
les autres Sœurs de Port-Royal.
« La partie de la Correspondance qui devra le plus attirer les
curieux est celle qu'elle entretint avec madame de Sablé, à cause
du bruit qui s'est fait depuis peu autour du nom de cette dernière.
Je doute qu'il en ressorte quel(îue idée plus avantageuse de la spi-
rituelle et très-maniaque marquise , qui, sous prétexte de laire
son salut, s'était logée tout contre Port-Royal, et ne cessait d'y
occuper, d'y harceler et d*y faire enrager les mères. On a voulu ,
de nos jours, représenter madame de Sablé comme le type de la
femme aimable en son temps. Je ne crois pas que ce soit là sa
caractéristique véritable. M. Cousin, dans ce genre fin, est sou-
vent à côté. Une bonne part des lettres de la mère Agnès a
trait aux susceptibilités, aux soupçons, aux frayeurs de madame
de Sablé, à son inquiétude de ii' avoir point le soleil levant et
à ses mille autres inquiétudes, à ses rhumes surtout et aux acci-
dents qui surviennent à son odorat. Madame de Sabié s'affli-
geait, chaque fois qu'à la suite de ses rhumes de cerveau elle ne
sentait plus les odeurs , et se croyait privée à jamais d'un des plus
agréables des sens. La mère Agnès la rassurait , ou du moins es-
sayait de la consoler en lui citant son propre exemple; car privée
de l'odorat, disait -elle, dès l'âge de dix-huit ans, elle avait fort
bien vécu depuis sans s'apercevoir de la privation. Elle en parlait
à son aise , ayant pour maxime a que plus on ôte aux sens , plus
a on donne à l'esprit.» Madame de Sablé , qui prétendait combiner
bien des choses et savourer le reste des jouissances possibles tout
en mitonnant son salut , n'était pas absolument de cet avis. Très-
peu résignée à mourir une bonne fois, elle ne voulait pas du tout
mourir en détail. Ce sens-là d'ailleurs, en particulier, ce sens
olfactif si cher aux délicats , lui était d'autant plus précieux qu'il
était pour elle une vigilante sentinelle et toujours sur le qui-vive
pour l'avertir des moindres périls. Il y a une histoire de fabrique
de cire et de bougie qui ajoute à ce qu'on savait déjà, et qui prou-
verait une fois de plus que cette mauvaise langue de Tallemant
( lequel n'était qu'un curieux malin et nullement un atroMlaire )
n'en a pas trop dit. Un jour donc, un matin que l'odorat lui était
subitement revenu, madame de Sablé crut sentir, et elle ne se trom-
pait pas, une odeur de cire; elle s'en effraya aussitôt, crai.gnant
APPENDICE,
581
par -dessus tout le mauvais air et ses suites. Elle écrivit en toute
hâte un billet à la mère Agnès , elle envoya mademoiselle d'Atrie
sa voisine aux informations : c'était bien à la cire que les Reli-
gieuses avaient travaillé depuis peu de jours , dans une chambre
retirée , isolée , à la basse-cour, là où l'on mettait , quand il y en
avait , les malades de la petite vérole ; on avait pris , vous le voyez,
toutes sortes de précautions; mais qu'y faire? le coup était porté':
madame de Sablé voulait quitter Port-Royal pour ne pas gêner,
disait-elle, puisqu'on n'avait pas d'autre lieu, et aussi pour ne
pas rester exposée aux atteintes. Il fallut toute la grâce et les gen-
tillesses de la mère Agnès pour l'apaiser, pour la faire revenir de
sa bouderie; il fallut surtout ce Post-scriptum rassurant, — car
madame de Sablé, en enfant gâté, ne se contentait pas de la pro-
messe qu'on ne ferait plus de bougie, elle disait : Vous en ferez,
vous en avez besoin, je veux que vous en fassiez j je ne veux pas
vous gêner , mais je m'en irai; il fallait donc lui prouver qu'on en
pouvait faire sans que l'odeur lui en arrivât :
a Depuis ma lettre écrits, lui disait la mère Agnès dans les der-
« nières lignes, nos Sœurs ont été faire la ronde pour chercher
« un lieu , s'il en faut un absolument pour vous satisfaire ; elles
« en ont trouvé un dans les derniers jardins , tout à l'autre bout ,
a proche rapothicairerie.» — Le choix de ce lieu-là hors de toute
portée tranquillisa peut-être madame de Sablé jusqu'à nouvel
ordre et nouveau caprice , jusqu'à nouvelle lune.
« Un autre commerce de lettres, qui du moins nous fait assister
à un échange de sentiments plus chrétiens, était celui delà mère
Agnès avec le chevalier de Sévigné. Celui-ci , ancien chevalier de
Malte, brave guerrier, duelliste, frondeur, donnant des colla-
tions aux dames , s'était tout d'un coup retiré , après être devenu
veuf, et s'était fait arranger un corps de logis près de madame
de Sablé dans les dehors de Port-Royal de Paris. 11 gardait d'abord
des habitudes de luxe , de l'argenterie , un carrosse ; il se dépouilla
peu à peu, et s'accoutuma à tout mettre au service du monastère
pour lequel il s'était pris d'un saint enthousiasme. C'était un ori-
ginal que ce chevalier pénitent, avec des restes de gentilhomme
hautain et de militaire impérieux. Il se promenait volontiers en
été à ce qu'on appelait le jardin des Capucins, et qui doit ré -
pondre à la promenade qu'on voit encore aujourd'hui entre l'Hos-
pice du Midi et le Val-de- Grâce. Il avait un grand parasol pour
se préserver du soleil , et les polissons du quartier qui voyaient cet
homme grave , nu-tête , marchant à pas comptés sous son pa-
rasol, le poursuivaient de leurs cris et peut-être de mieux : il
avait envie de les traiter parfois comme fit le prophète Élisée des
enfants qui le huaient, et il consulta son confesseur pour savoir
s'il ne lui serait point permis de leur faire donner du bâton par un
domestique qui le suivrait à quelque distance. Il apprit le latin fort
582
PORT-ROYAr..
tard, à cinquante ans, et assez pour entendre l'Office. C'est ce
chevalier bizarre , mais cordial et excellent homme , qui se mit en
correspondance régulière avec la mère Agnès, et y apporta un
mélange de courtoisie et de spiritualité qu'elle soutint à merveille.
D'après ce principe que les petits présents entretiennent l'amitié,
il ne cessait d'en Taire aux religieuses ses voisines; il leur envoyait
tantôt de l'excellent beurre de Bretagne ( il était Breton ), tantôt
du fruit, des fleurs, une lampe , un cachet où était l'image du
bon Pasteur. Il faut sayoir qu'autrefois du temps de ses guerres,
au sac d'une ville , il avait trouvé un enfant abandonné sur un
fumier, une petite fille; il l'avait emportée dans son manteau cl
en avait pris soin depuis, la faisant élever dans un couvent. Cette
action de charité lui avait porté bonheur , et il lui attribuait d'a-
voir attiré bien plus tard les bénédictions de Dieu sur lui. Il avait
été, pensait-il, ramassé lui-même un jour par le bon Pasteur
comme il avait ramassé cet enfant. Aussi avait-il une dévotion
particulière au bon Pasteur : il en portait l'image sur son cachet ;
il en commanda un tableau à Champagne pour son oratoire parti-
culier , tableau dont il fit ensuite présent à Port-Royal. Ayant
quitté la maison de Paris en 16Q9 , et s'étant retiré dans les dehors
de la maison des Champs, lorsque toutes les Sœurs y furent réu-
nies , il eut la charitable idée de leur faire bâtir un cloître ( car
l'ancien bâtiment incomplet était devenu trop étroit ) , et il fut
assez estimé d'elles pour leur faire accepter son bienfait. Le bon
chevalier aurait bien voulu entrer, au moins une fois, dans ce
cloître pour lequel il avait conçu de si grands desseins, et il en
exprima le désir à la mère Agnès qui lui répondit par un refus le
plus agréablement tourné : « Je vous remercie très-humble naent
a de votre unique et rare fruit ( un de ses petits cadeaux journa-
« liers ) ; vous avez le privilège de donner tout ce que vous voulez
a et d'accorder tout ce qu'on vous demande ; et nous, au contraire,
a nous trouvons des impuissances partout. C'est pourquoi notre
a bâtiment de dedans ne vous apparoîtra point, parce qu'il y a un
a Chérubin à notre porte, qui en défend l'entrée avec une épée de
a feu , c'est-à-dire un anathème de notre mère l'Église....» Le
chevalier de Sévigné n'entra dans ce cloître, dans cette terre pro-
mise , qu'après sa mort ' ; il eut la faveur d'y être enterré. De sou
vivant, sa tribune à l'église était tout proche de la porte dite des
Sacrements ; ce qui faisait que la mère Agnès, pour lui faire hon-
neur, l'appelait le portier de Jésus-Christ. Nous nous contente-
rons de dire , après avoir lu les lettres qu'elle lui adresse, qu'il
nous fait l'effet d'avoir été le chevalier d'honneur du monastère.
1. Nous savons pourtant qu'il eut quelquefois permission d'y entrer, les
jours de Fête-Dieu, en suivant la procession du Saint-Sacrement,
i
APPENDICE.
583
oc On se demandera, en entendant répéter si souvent ce nom de
Sévigné, si madame de Sévigné, à la faveur de son onc!e , ne
connut point la mère Agnès. Assurément la mère Agnès connais-
sait madame de Sévigné et l'avait entendue causer, puisqu'un jour
que celte aimable femme était venue au couvent de la Visitation
de la rue Saint-Jacques où se trouvait alors reléguée la mère Agnès
par ordre de rArchevêque, et avait demandé à la voir sans en ob-
tenir la permission, la recluse et prisonnière écrivait à l'oncle •
« J'aurois beaucoup perdu du fruit de ma solitude si j'avois eu
a l'honneur de voir madame de Sévigné , puisqu'une seule per-
ce sonne qui lui ressemble tient lieu d'une grande compagnie. >>
Cette religieuse, on le voit, connaissait son monde; causer en tête
à tête avec madnme de Sévigné , c'était posséder plusieurs femmes
d'esprit à la fois.
« Les autres profits très-considérables qu'on peut faire à la lec-
ture de ces Lettres , quand on étudie en historien le sujet auquel
elles se rapportent, ne sont pas de nature à être exposés ici K Ces
intérieurs de cloître s'accommodent peu du grand jour ; il faut y
pénétrer beaucoup et y habiter longtemps pour s'y intéresser un
peu. Mais je n'hésite pas à dire , en remerciant de nouveau M. Fau-
gère et les inconnus qu'il représente , que ces deux volumes de-
vront s'ajouter désorm^iis à la trentaine de volumes originaux et
historiques qu'il suffit à l'homme de goût et au curieux raison-
nable d'avoir dans sa bibliothèque , s'il veut connaître son Port-
Royal très-honnêtement et par le bon côté, par le côté moral ,
sans entrer dans la polémique et la théologie : c'était à peu près
le chifi're auquel M. Royer-CoUard avait réduit ce coin de sa bi-
bliothèque dans ses dernières années. »
SUR M. HAMON.
(Sô rapport a à la page 340.)
Je n'ai pas dû négliger de rechercher quels étaient les écrits
purement médicaux et les titres universitaires de M. Hamon.
M. Raige-Delorme, le savant bibliothécaire de la Faculté de mé-
decine de Paris, a bien voulu m'y aider.
l. C'est-à-dire dans le Moniteur ^ où cet article était inséré.
584
PORT- ROYAL.
M. Hamon tut chargé, en 1644, des Paranymphes (espèce de
discours solennel) dont il s'acquitta, selon le témoignage des Re-
gistres, avec un applaudissement général. En 1645, il fut chargé
par rUniversité de prononcer TOraison funèbre de M. Amelot,
premier président de la Chambre des enquêtes, à qui la Faculté fit
célébrer un service à cause de la protection qu'elle en avait reçue
dans une affaire qui l'intéressait.
Dans le vaste Recueil de thèses conservé à la Faculté, on
trouve :
A la date du 11 janvier 1646, une thèse proposée par M. Hamon,
dont le sujet est : An deformitas sine morbo? et la conclusion :
Ergo nulla deformitas sine morho. Dès les premières lignes on y
sent le médecin religieux et qui est pénétré de la doctrine du péché
originel.
A la date du 8 mars même anné'?, une thèse proposée par
M. Hamon : An bene valendi ratio, mediocritas? avec cette con-
clusion : Ergo una bene valendi ratio , mediocritas .
A la date du 6 février 1659, un thèse présidée par M. Hamon
et dont la composition était de lui : An actiOj sine spiritu?« dans
laquelle, dit M. Hermant, il traitoit énigmatiquement de la Grâce
sous des expressions de médecine. » Il faut être averti pour y
découvrir une telle subtilité. La conclusion est : Non ergo actio,
sine spiritu.
A la date du 19 février 1660, une thèse présidée par lui : An
sana sanis ? avec cette conclusion : Ergo sana sanis. C'est en très-
bon latin, très-concis et élégant, une suite de préceptes et d'ob-
servations de médecine expectante et d'hygiène; il attribue beau-
coup à la nature. Je n'y vois rien de particulièrement symbolique,
à moins qu'on n'y veuille voir un emblème général de ce qu'un
Juste qui a la Grâce repousse le mal et ne pèche pas. On y a cher-
ché des allusions énigmatiques aux principes de la fréquente com-
munion.
Je trouve encore, en 1661, M. Hamon l'un des neuf juges
pour une thèse sur ce suj^t : An similium sympathia major a
spiritibus?
Il préside, en 1685, une thèse sur cette question : An ut reliqui
potus sic et aquœ modus aliquis esse débet ?
Et en 1687 enfin, le 30 janvier, il préside cette thèse dernière,
proposée par M.Dodart, sur ce sujet : An in tanta miiUitudine
medentium pauci medici? avec cette conclusion : Ergo in tanta
muUitudine, etc. Beaucoup d'appelés et peu d'élus.
Pour corriger ce que cette énumération a de sec, j'ajouterai
qu'en sa qualité de médecin qui avait beaucoup vu de malades,
et môme hors du désert, qui avait été appelé au chevet de per-
APPENDICE.
585
sonnes de toute condition, M.Hamon savait beaucoup de particu-
larités curieuses, d'anecdotes peu connues; et quoique n'ayant
entrevu le grand monde que par une fente, il l'avait saisi à des
endroits intéressants et là où le monde ne se farde pas; il avait
reçu des confidences. Sur la mort du cardinal Mazarin, par exem-
ple , voici un détail qu'on ne lit point ailleurs :
« Le cardinal Mazarin, étant très-mal, envoya quérir M. Joli,
curé de Saint-Nicolas- des-Champs, maintenant évêque d'Agen. 11
le sut pendant qu'il faisoit son prôn&,~et il le dit tout haut. Il alla
donc au bois de Vincennes, et il voulut parler d'abord à ce malade
de quelques points importants de sa vie, dont l'un étoit les de-
niers publics qu'il avoit eus en maniement. Mais et sur celui-là et
sur les autres, il s'en tira avec adresse sans vouloir y entrer, té-
moignant à M. Joli qu'il l'a voit seulement envoyé quérir pour l'en-
tendre parler de Dieu. Il le fit donc et se mitsursonlit; le cardinal,
qui étoit déjà dans les inquiétudes de la mort, le tenoit embrassé
et avoit passé une de ses jambes par-dessus celles de M. Joli au-
quel il ne donnoit pas un moment de patience; car, aussitôt qu'il
se taisoit, il lui disoit fortement : « Parlex-moi de Dieu, monsieur
Joli, » de sorte qu'il Tétouffoit presque. II reprit néanmoins ha-
leine pendant quelques intervalles. Après qu'il fut mort, il alla
trouver le roi, qui lui demanda de quelle manière il étoit mort.
M. Joli répondit au roi qu'on pouvoitdire qu'il avoit vérifié en sa
personne ce qu'on dit ordinairement, qu'il étoit mort comme il
avoit vécu. Le roi témoigna par sa contenance et changeant de
visage que ce discours le surprenoit et l'affligeoit. M. Joli s'en
aperçut, de sorte qu'il s'avança vers le roi qui se détournoit un
peu,* et lui ajouta : « Mais, Sire, je puis dire à Votre Majesté pour
sa consolation que je n'ai jamais vu une si grande ardeur d'enten-
dre la parole de Dieu; » et il lui en fit ensuite le détail, ce qui re-
mit le roi en bonne humeur.
« C'est ce que M. Hamon a su de M. l'évêque d'Agen même,
qu'il avoit traité malade au Mesnil-Siint-Denis où il étoit chez
M. de Montmor, en 1663 ou 1664. » — M. Hermant a fait usage
de cette note dans ses Mémoires manuscrits*.
Avant de finir avec ce modèle des médecins chrétiens, je dirai,
1. M. Joli était assez célèbre en son temps par ses prédications ei par
ses prônes pour que Boileau l'ait nommé dans un vers (Satire IV, vers vzo).
— Quelque chose de ce qu'on vient d'entendre raconter par M. Hamon se
retrouve dans les Mémoires de Brienne publiés par M. Barrière (tome II,
page 147), mais moins circonstancié et moins exact. Dans le Journal his-
torique de Louis XIV qui est à la suite de VHistoire de France parle Père
Daniel (tome XVI, page 85), les paroles de Mazarin à M. Joli sont pré-
sentées sous un autre jour et, l'on peut dire, à contre-sens, d'après ce faux
principe de toujours farder la mort des hommes illustres : on les fait ou
plus chrétiens ou plus repentants, ou plus en possession d'eux-mêmes,
qu'ils ne Vont réellement été.
586
PORT-ROYAL.
ce que bien des gens ignorent et ce qu'il est permis d'ignorer,
qu'il existe quantité d'ouvrages, dissertations, nomenclatures, etc.,
consacrés à célébrer et à honorer les médecins qui ont été remar-
quables par leur sainteté. Les érudits reconnaîtront les noms de
Molanus, Bzovius, Carpzow, BrUckmann. etc. Dans le Medicorum
ecclesiasticum Diarium de Jean Molanus, qui est le premier en
date (1595), on voit naturellement en tête saint Luc, évangéliste,
médecin à Antioche et patron des médecins. Suit une liste indi-
quant le jour de fête de tous les saints médecins et composée de
noms très -disparates, parmi lesquels on trouve bien d'autres saints
et martyrs que saint Côme et saint Damien. Un des derniers cha-
pitres est intitulé De sancto medico Raphaële Archangelo, à raison
de la recette que l'archange Raphaël donna au jeune Tobie pour
guérir la cécité de son père. J'aime mieux Fontenelle, louant Do-
dart de cette expérience d'un Carême pénitent qui lui sert à la
fois pour l'Académie et pour le Ciel. De nos jours même, le Révé-
rend Greenhill, d'Oxford, a entrepris de publier une série de bio-
graphies des médecins chrétiens éminents; j'en ai eu sous les yeux
plusieurs petits volumes.
SUR MADAME ANGRAN
(Se rapporte à la page 425.)
Une étrange chicane m'ayant été faite à propos de madame An-
gran et de deux de ses proches parentés du même nom, je suis
amené à me justifier et à entrer dans quelques détails qui m'avaient
d'abord paru d'un intérêt secondaire et sur bsquels j'avais glissé.
Le Père Rapin qui, dans ses Mémoires, n'est nullement curieux de
la vérité, quoi qu'en dise son annotateur, mais qui est jaloux de
ramasser tous les propos odieux ou ridicules contre 1? Jansénisme,
raconte qu'Arnauld vécut caché en ces années chez deux dames
du nom d'Angran : Tune, madame Angran proprement dite , rue de
la Verrerie (ou Sainte-Avoie) , l'autre, mademoiselle Catherine
Angran, qui avait épousé M. de Bélisi, conseiller au Grand-Conseil,
et qui demeurait à la pointe de l'île Saint- Louis. 11 ajoute que,
quoique toutes deux eussent un entier dévouement à celui qu'elles
cachaient tour à tour, la dame de l'île Saint-Louis, sur le compte de
laquelle il voudrait bien s'égayer, était pourtant la préférée et la
favorite. A ces particularités, je n'ai rien à opposer, sinon que je
APPENDICE.
587
n'ai vu nulle part, chez nos écrivainv'î et nos ami?, de preuve ni
de trace de cette préférence marquée pour madame de Bélisi; et au
nombre des cachetles d'Arnauld qui ne sont indiquées que fort
sommairement, je ne trouve que le logis de madame Angran, rue
Sainte- Avoie K Le Père Rapin se pique d'en savoir plus long. A la
bonne heure! Les Jésuites pourtant ne devaient pas être si au
fait des retraites de M. Arnauld; car certainement, si leur police
avait su où il était, ils l'auraient fait arrêter et mettre à la Bastille.
Le Père Rapin dit encore de madame Angran qu'elle épousa en
secondes noces l'abbé, depuis marquis de Roucy; et il le dit dans
les termes les plus méprisants qu'il peut. On n'avait pas besoin de
son témoignage pour savoir le fait de ce second mariage de ma-
dame Angran : il fit assez de bruit sur le moment, et même assez
de scandale dans ce monde parlementaire et religieux. Les parents
de son premier mari se soulevèrent. On a une lettre d'Arnauld,
du 2 février 1675, en réponse à la présidente Le Coigneux qui lui
avait écrit qu'elle ne reverrait jamais madame Angran et qui l'ex-
hortait à faire de même. Il y combat son irritation par toutes sortes
de considérations raisonnables et chrétiennes; il y plaide pour sa
cousine en véritable ami et en homme de charité. Voilà donc une
madame Angran, devenue marquise de Roucy; c'est bien. Mais
l'annotateur des Mémoires du Père Rapin ne s'est pas contenté à si
peu de frais : il a voulu que cette madame Angran fût la même
que madame Angran de Fontpertuis qui est une personne toute dif-
férente, et il m'a adressé une critique que, malgré tous mes efforts,
je suis encore à bien comprendre dans son raffinement:
« M. Sainte-Beuve , dit-il avec la satisfaction d'up homme tout fier de
sa découverte, a confondu les deux belles-sœurs en une seule (madame An-
gran et madame de Bélisi) -, il a dédoublé la marquise de Roucy et la vicom-
tesse de Fontpertuis; et enfin il a pris l'amie intimissime du docteur,
madame de Bélisi, pour une profane du monde extérieur. »
Or, je n'ai rien fait de tout cela, et je dirai net à l'annotateur
1. Voici ce que dit M. de Beaubrun, un des auteurs les mieux informés,
dans sa Vie manuscrite de Nicole : « Pendant les années de trouble,
MM. Arnauld et Nicole s'étoient absolument retirés et se tenoient cachés :
ils logeoient abrs rue Sainte-Avoie, paroisse Saint-Méderic (apparemment
chez M. Angran ) , et M. Nicole se faisoit nommer M. de Hosni. » Cet
apparemmen t est une conjecture du biographe scrupuleux et circonspect.
Les adversaires n'y regardent pas de si près. — • M. Arnauld est plus expli-
cite dans ses lettres; il y parle de madame Angran, comme de la personne
M qui Ta reçu chez elle dans les temps les plus fâcheux avec une bonté et
une générosité sans exemple. » Voilà qui est positif. Dans le peu de lettres
qu'il écrit à madame de Bélisi, au contraire, il n'est question que des
« offres si charitables qu'elle (madame de Bélisi) lui a faites tant de fois de
lui donner asile dans ses persécutions. »
588
PORT -ROYAL.
qu't7 en impose, si une note écrite sur un tel ton et dans un pa-
reil langage méritait d'être prise au sérieux. Ëvidemnaent, si Tan-
iiotateur est propre, comme on me l'assure et comme son travail en
partie le prouve, à un certain genre de recherches, à étudier les
généalogies et à corn; ulser des registres d'État civil, il n'a pas
encore appris à écrire et à éclairer sa pensée; pour vouloir être
trop fin, il est inintelligible, il raille bien péniblement. Ce jeune
jésuite semble avoir appris le français à l'école du Père Labbe,
et avoir formé son goût à celle de Baconis.
Véritablement, je n'ai rien confondu : il y a trois personnes
distinctes que je rencontre continuellement dans mon monde et
dans mes Journaux de Port-Royal, madame Aiigran, depuis mar-
quise de Roucy, madame de Fontpertuis et madame de Bélisi.
Dans le Journal de Port-Royal, au mois d'avril 1674, je lis :
« Le jeudi 5 , après l'adoration, on chanta vêpres et les trois nocturnes
des morts sans les Répons pour M. de P'ontpertuis qui étoit mort depuis
peu ; et madame sa femme qui étoit venue ici presque aussitôt avoit de-
mandé qu'on lui fît un service. »
Voilà pour l'une des veuves. — Et la même année, en décembre,
je lis, à propos de l'autre veuve :
« Le jeudi 6 , on chanta vêpres et un nocturne avec les Répons pour
feu M. Angran, madame Angran en ayant prié. »
Madame Angran était bien près, à cette date, de consommer son
second mariage, ^i elle ne l'avait consommé déjà, et, par cette
commémoration funèbre, elle semble avoir voulu faire comme un
dernier et suprême adieu à son premier mari.
A partir de ce moment, elle ne paraît plus que sous le nom de
madame de Roucy.
Dans les mêmes Journaux de Port-Royal pour l'année 1695^ je
trouve au mois d'août et au mois de septembre ces trois personnes
mentionnées à la fois : madame de Fontpertuis, pour une visite au
monastère des Champs (août) , madame de Bélisi pour une visite
également (septembre) , et madame de Roucy pour un bon avir
officieux.
D'un autre côté, si j'ouvre la Correspondance de M. Arnauld, j'y
vois deux lettres en particulier du bon et charitable docteur qui
sont adressées à madame de Fontpertuis (août et septembre 1678),
et précisément pour la réconcilier avec madame de Roucy à qui elle
marquait de Ja froideur et qui le lui rendait. Il leur voudrait en
ceci des dispositions plus chrétierines : « C'est Dieu principalement
que j'y regarde, dit-il, quoiqu'il soit vrai qu'il m'est un peu dur de
APPENDICE.
589
voir deux personnes qui ont toutes deux beaucoup de confiance en
moi vivre si froidement ensemble. y> Il paraît même, d'après quel-
ques mots de M. Arnauld, que les religieuses de Port-Royal avaient
pris parti d'abord très-vivement contre madame de Roucy, qui
n'osa durant des années retourner au monastère.
Enfin, dans le testament de M. Arnauld, où il n'est fait nulle
mention de madame de Bélisi, madame de Fontpertuis est désignée
comme légataire universelle et exécutrice des dernières volontés,
et madame de Roucy y a place pour une marque spéciale de sou-
venir. Je ue sais après cela ce que peut vouloir me dire le jeune
jésuite avec son dédoublement.
C'est lui, lui seul, qui a tout confondu et qui s*est embrouillé.
Madame de Fontpertuis, en effet, a un autre nom de famille que
celui qu'il indique pour madame Angran, la femme du conseiller
de la Cour des Aides: celle-ci est, suivant Tannotateur, Marie
Aubery, fille d'un maître des comptes, tandis que madame de
Fontpertuis est de son nom Angélique Crespin , fille de M. Crespin
Du Vivier, président aux enquêtes, veuve de Jacques Angran,
écuyer, seigneur de Fontpertuis, Lailly, etc., conseiller au Par-
lement de Metz. Elle était cousine de l'autre. Dans la vie de M. Ar-
nauld, à mesure que les années s'écoulent et que les épreuves se
succèdent , c'est madame de Fontpertuis qui tient la première
place, la place essentielle par le dévouement, par l'affection : c'est
vraiment l'amie de cœur, celle qui a toute la confiance et qui la
mérite en prenant sur elle toutes les charges de Tamitié la plus
active et la plus courageuse; c'est la seule qui aurait le droit
d'être appelée l'm^imim'me, pour parler comme l'agréable jésuite,
la seule dont on a pu dire justement « qu'elle étoit pour M. Arnauld
ce qu'étoient pour saint Jérôme les Faute et les Marcelle. » Il n'est
pas besoin de tant de recherches pour voir ce qui est clair comme
le jour. Ignorer cela, supprimer madame de Fontpertuis à partir
de 1675, faire d'elle, en vertu de je ne sais quelle note mal com-
prise, la même personne que madame de Roucy, c'est trahir son
peu de lecture des choses dont on parle et auxquelles on s'attaque ;
noire jeune jésuite n'a, évidemment, jamais parcouru la Corres-
pondance de cet Arnauld que ses supérieurs lui ont dit de haïr. Il
ne sait donc pas à quel point madame de Fontpertuis , dans les
dernières années, n'avait pas craint de s'afficher aux yeux des in-
différents ou des moqueurs par son zèle pour l'illustre exilé et par
ses voyages pour l'aller rejoindre et consoler. Elle avait un fils
unique, disent nos Nécrologes, dont elle eut un soin tout particu-
lier et à qui elle donna M. Eustace pour précepteur. Ce fib devint
un libertin et un franc athée, un digne ami du futur Kegent. La
première fois qu'on le proposa à Louis XI Y pour accompagner à
l'armée son neveu, le roi s'écria : « Quoi! le fils de cette folle qui
a couru M. Arnauld partoutr... » Le mot se trouve en son lieu
590
PORT-ROYAL.
ailleurs (page 490): je n'en veux conclure ici qu*à la notoriété d«
madame de Fontpertuis comme amie déclarée de M. Arnauld
Louis XIV n'eût certainement pas dit la même chose de ma-
dame de Bélisi. Le nom de cette dernière n'avait pas cette signifi-
cation courante et n'était pas ainsi lié et associé publiquement
à celui du célèbre docteur. Il n'y a pas ombre de comparaison à
établir entre elles à cet égard. Madame de Bélisi que je n'ai nul-
lement appelée une profane, mais qui mérite en effet une mention
toute particulière, était d'ailleurs une des meilleures dévotes de
notre monde, des plus généreuses, des plus libérales, des plus
hospitalières. Elle n'avait pas tenu rigueur à madame de Roucy et
avait su si bien faire par son bon procédé qu'elle lui avait regagné
le cœur. Elle se prodiguait et se multipliait pour les amis. Elle allait
voir M. Feydeau, son ancien directeur, lorsqu'il était curé àVitry;
elle le logeait et le recevait dans ses passages à Paris : c'est par lui
qu'on apprend à la connaître de plus près. Elle était pour Port-
Royal une inépuisable bienfaitrice , une visiteuse assidue , une
donneuse d'avis infatigable. Elle mourut à 80 ans, le 24 mai 1701,
et voulut que son cœur fût inhumé et reposât dans le monastère
qu'elle avait tant aimé. On lui fit une épitaphe latine fort belle;
mais, par une singulière injure du sort, \e Nécrologe, en lui consa-
crant un article, écorche son nom. Elle y est appelée de Betisi,
erreur que les éditeurs ou imprimeurs du Père Rapin ont répétée
consciencieusement. Soyons indulgents les uns pour les autres à
l'article des fautes vénielles. Que si je parais sévère dans cette note
pour le jeune jésuite, le Père Le Lasseur, c'est que si l'annotateur
des Mémoires de Rapin a manqué de goût et d'exactitude à mon
sujet en cet' endroit, il est un autre passage où il a manqué ouver-
tement à la loyauté et à la bonne foi qu'on peut exiger même d'un
critique, et ce dernier tort est plus grave. On m'a dit qu'il était
ua disciple du respectable Père de Montézon : je ne m'en suis pas
aperçu. (J'ai su, depuis, qu'il rejette le tout sur l'éditeur en nom,
M. Léon Aubineau, qui nous hait, à ce qu'il paraît, et à qui le nom
1. Louis XIV a parlé plus d'une fois de madame de Fontpertuis, et tou-
jours par rapport à M. Arnauld. Dans les premiers temps del'avénement de
M. de Noailles à rarchevéché de Paris, ce prélat ayant fort contribué à
faire élire le Père de La Tour comme général de la Congrégation de l'Ora-
toire , le roi lui dit : « Mais il est Janséniste I » Sur quoi l'archevêque as-
sura qu'il ne Pétait non plus que lui et que c'était un homme d'une doc-
trine très-saine et de mœurs très-saintes. Le roi insista en disant : " Il a
été confesseur de madame de Fontpertuis. » — « Je n'en sais rien, dit l'ar-
chevêque, je le saurai. » Il s'en informa, et quand il retourna à Versailles,
il dit au roi qu'il avait appris que le Père de La Tour avait été en effet
confesseur de cette dame , mais qu'il avait cessé de l'être depuis que ,
contre son avis, elle s'était exposée à traverser les armées pour aller voir
M. Arnauld en Flandre. Sur ce le roi répondit que le Père de La Tour
avait agi alors fort prudemment, ( Lettres manuscrites de M, VuUlart ^
M. de Préfontain©. )
APPENDICE-
591
de l'ancien docteur de Sainte-Beuve et le mien donnent également
sur les nerfs. C'est vraiment trop d'honneur.)
UN ARBITRAGE DE MADAME DE LONGUEVILLE.
(Se rapporte à la page 480.)
Je n'ai point parlé dans les éditions précédentes d'une histoire
assez singulière qui occupa pendant quelque temps les esprits
dans le monde ecclésiastique et qui partagea le faubourg Saint-
Jacques; mais puisque, dans cette édition nouvelle, j'ai usé plus
d'une fois des Journaux de M. Des Lions, doyen de Senlis, il est
juste que je répare cette omission et que je dise quelque chose de
l'affaire qui a particulièrement gravé son souvenir. On y gagnera
de voir ce qu'était le salon de madame de Longueville dans les
derniers temps de sa vie et le genre d'esprit qui y triomphait.
M. Des Lions avait une nièce, fille de son frère, procureur du Roi
à Pontoise, laquelle avait nom Perrette Des Lions. C'était, autant
qu'il semble, une personne honnête et pieuse, mais assez bizarre
et variable d'humeur. Elle avait passé sous la conduite de plusieurs
directeurs, à commencer par celle de son oncle M. Des Lions; elle
l'avait quitté pour xM. Hermant, chanoine de Beauvais, et en dernier
lieu, elle avait pour directeur M. Arnauld. Voulant se retirer en
religion, déjà majeure et possédant quelque bien du chef de feu sa
mère, elle demandait à son père des comptes que celui-ci se mon-
trait peu disposé à lui rendre. 11 s'en suivit bien des débats, des
chicanes et des procès, dans lesquels M. Arnauld eut peut-être le
tort d'intervenir avec sa logique et son raisonnement trop absolus.
Sans doute Perrette Des Lions était strictement dans son droit,
même en plaidant contre son père ; mais il n'était pas bien néces-
saire, ce semble, que M. Arnauld s'engageât à soutenir ce droit si
rigoureusement. Cela fâcha et piqua le doyen de Senlis, M. Des
Lions, qui, bien que lié jusqu'alors d'estime et de doctrine avec
M. Arnauld, et s'étant même fait exclure à cause de lui de la Sor-
bonne, ne put se contenir et lança un factum contre son ancien
ami. C'est dans le cours de ces désagréables débats, et avant qu'on
en fût venu aux paroles extrêmes, qu'Arnauld crut devoir adresser
une grande lettre, — une lettre de 47 pages, — au doyen de Senlis
pour maintenir les droits de cette fille majeure^ niais très-peu '/î^-
592
PORT-ROYAL
téressante. La lettre, avant d'être envoyée, fut communiquée aux
illustres amis du faubourg. C'était en 1678, l'année môme qui pré-
céda la mort de la duchesse de Longueville ; et celle princesse fut
choisie pour arbitre , un peu comme M. le Premier Président de
Lamoignon dans l'affaire du Lutrin. Mais elle n'y apporla pas le
même esprit de modération, et Nicole, qui n'était pas d'avis de
suivre cette dispute, eut tort à ses yeux. Tout se passa, d'ailleurs,
fort galammenl et dansles formes un peu surannées qui rappelaient
l'hôtel de Rambouillet et le temps de Voiture. Je laisse parler l'un
de nos auteurs (manuscrits), qui tenait le récit de la bouche même
de Nicole;
M M. Nicole, dit-il, vit la lettre de M. Arnauld, et il fut d'avis qu'il la
supprimât et ne l'envoyât point. M. Arnauld prétendit qu'il n'y avoit rien
dans sa lettre, dont iM. le doyen de Senlis dût être choqué : on convint que
cette lettre seroit lue à madame de Longueville, pour en passer par son
avis. M. Nicole connoissoit apparemment Perrette Des Lions . elle passoit
pour un esprit difficile et bizarre, dont par conséquent les procédés pou-
voient choquer ses proches. M. Arnauld n'envisageoit que la question de
droit, qui étoit qu'on peut, sans manquer au respect dû au père, rede-
mander en certaines occasions le bien de la mère; et sans doute que de
ce côté-ià M. Des Lions donnoit prise sur lui. C'est à quoi il paroît que le
tribunal de la Princesse fut uniquement attentif. Elle prit en badinant,
pour juger cette alfaire avec elle, deux assesseurs, M Poncet, son inten-
dant, et M. de La Chaise, très-bel esprit., qui demeuroit chez madame la du-
chesse de Longueville '. M. Nicole m'a donné la copie d'une lettre que lui
écrivit M. de La Chaise, où il rapporte avec beaucoup d'enjouement le juge-
ment de Thémis (c'est la Princesse). La lettre fut donc envoyée. M. Nicole
fut condamné aux dépens, qui furent évalués à une fjaire de gants qu'il
donneroit à M. Arnauld. Cette lettre produisit un fort grand fracas. M. le
doyen de Senlis jeta de grands cris: on fit des Mémoires imprimés, et
tout le monde eut à juger de l'affaire de Perrette Des Lions.... »
Nicole avait donc fort bien vu dans sa sagesse. On peut lire dans
le Supplément (in-4°) au Nécrologe, pages 283 et suiv. , l'espèce de
lettre ou de sentence portant la date du 15 novembre 1678; écrite
sous la dictée de la Princesse par M. de La Chaise, et contresignée
Poncet, au bas de laquelle on lit: «J'approuve tout ceci, Anne de
Bourbon, » La pièce d'un goût douteux est une parodie des for-
mules de procédure : on .y accorde à Nicole qu'il sera retranché
par ci par là dans la lettre de M. Arnauld quelques expressions
durettes et peu civiles; mais il reste condamné au fond et en der-
nier appel : M. Arnauld y est tout au plus condamné « en la
1. M. de La Chaise, membre de l'Académie française, auteur deVHis-
toire de suint Louis. Il logeait à l'hôtel de Longuevdle, comme iM. Du Bois
à l'hôtel de Guise, comme l'abbé de Bourzéis à l'hôtel de Liancourt, comme
M. Boileau à l'hôtel de Luines,
APPENDICE.
593
forme, » et il rendra à M. Nicole « le gant de la main gauche seu-
lement. »
L'oserai-je dire? le détail de cette petite affaire et la manière dont
elle fut plaidée par-devant la Thémis Sérénissime semble indiquer
que le goût de madame de Longueville sur la fin retardait un peu,
et que le bel esprit, si en honneur et à la mode dans sa jeunesse,
continuait de régner dans sa petite Cour aux dépens même du bon
esprit.
Quant à M. Des Lions, il^ eut plus tard du regret de sa vivacité ;
il revint à ses premiers et véritables sentiments sur le compte de
M. Arnauld pour lequel il avait eu l'honneur de souffrir autrefois
persécution en Sorbonne. A la date de février 1699, il n'y avait plus
que cinq docteurs survivants des soixante et dix qui avaient sou-
tenu M. Arnauld en 1656 et qui avaient mieux aimé encourir l'ex-
clusion de la Faculté et la privation de leurs droits que de manquer
à la défense de la justice en la personne de leur illustre confrère
persécuté. M. Des Lions était l'un de ces cinq athlètes : « Ce sont
tous vieillards vénérables, écrivait M. Vuillart à cette date, et que
je respecte comme devrais confesseurs. Il y a eu quelque foiblesse
en M. Des Lions à l'égard de M. Arnauld au sujet de sa nièce...;
mais à cela près il est digne de vénération. »
SDR NICOLE.
(Se rapporte à la page 488.)
Voici la lettre de Nicole à Arnauld, la première depuis leur sé-
paration, et qu'il écrivit de Liège dans les premiers jours d'août
ou tout à la fin de juillet 1679 : Arnauld y répondit par une lettre
du 9 août qui est dans ses Œuvres. On a la minute de la lettre de
Nicole, et de sa propre main (Manuscrits de la bibliothèque Maza-
rine, T. 2297).
« Je réponds, ou plutôt j'écris à M. d'UrvaU sur M. Elzevir et
sur divers autres points, mais je crois me devoir adresser à vous
en particulier, sur le sujet des plaintes que je sais que l'on fait
i. M. d'Urval, c'est M. Guelphe, secrétaire et compagnon de retraite de
M. Arnauld.
IV — 38
594
PORT-ROYAL.
sur mon sujcl et que j'ai apprises tant par M. d'Urval que pai
M. Périer.
« Je vous avoue qu'elles ne font pas un petit surcroît des peines
de mon état, mais que plus je les considère et moins je les trouve
raisonnables.
ce 11 y a différentes mesures de force dans les hommes. L*on se
contente d'ordinaire qu'ils en aient pour souffrir leur état, princi-
palement si cet état est dur et pénible, sans prétendre qu'ils soient
obligés d'en ajouter de nouvelles auxquelles Dieu ne les engage
pas manifestement. Nous avons eu et nous avons encore divers
amis exilés, M. Feydeau, M. Bourricaut, M. Chardon, M. Ragot'.
Mais personne ne les a pressés de rendre leur exil plus fâcheux en
se chargeant d'un poids qui leur fOt incomparablement plus dur
que l'exil, et on ne les sollicite point d'écrire^ de peur de rendre
leur condition pire. Je suis de la même condition qu'eux; car,
entre une chambre garnie de Bruxelles et une maison de Bourges,
il n'y a pas grande différence. Cependant on ne me traite pas de la
même sorte; on prétend me faire entrer dans des engagements
qui me seroient infiniment plus pénibles, non-seulement que l'exil,
mais que la plus affreuse prison, sans avoir égard que, si je puis
souffrir l'un, il ne s'ensuit pas que je puisse l'autre.
« On ne propose guère aux gens de se faire mettre en prison, et
l'on croit que c'est une bonne excuse pour s'exempter de toutenga-
gement : et néanmoins ce que l'on prétend de moi est tel que je
n'en fais aucune comparaison avec la prison. Car, je ne vois rien
de plus pénible au monde que d'avoir la conscience en prison,
d'être travaillé de continuelles incertitudes, d'être dans un état ex-
traordinaire, non-seulement sans voir que Dieu nous y appelle,
mais contre sa lumière intérieure, et cependant d'avoir lieu de re-
garder cet état comme devant durer autant que la vie.
a Quand je craindrois dans cet état des maux temporels , il
semble qu'il y ait quelque lieu de les craindre, et que Ton craint à
moins. On me mande de Paris que je ne suis plus en sûreté en
Flandre, parce que j'ai découvert à M. de Paris que j'y étois. Je
ne suis donc en sûreté nulle part; car, étant résolu de ne me
point enfermer, je suis trop connu pour pouvoir être caché. Il faut
donc se résoudre à mener une vie incertaine et vagabonde, à être
1. M. Ragot, archidiacre d'AIeth, relégué à Drives par lettre de cachet;
M. Chardon, théologal de Saint-Maurille d'Angers, exilé à Riom, en Au-
vergne; M. Bourricaut ou Bourigaud, également docteur de la Faculté
d'Angers, exilé à Semur, en Bourgogne; enfin, le docteur Feydeau, ancien
vicaire et catéchiste de Saint-Merry, ancien curé de Vitry, en dernier lieu
théologal de l'église de Beauvais, exilé à Bourges. Ce dernier, dont les
Mémoires inédits ont de l'intérêt, mérite une notice à part, et il a droit
désormais, puisqu'il y a jour, à un portrait. (Voir dans l'Appendicà du
tome Vr)
APPENDICE.
595
toujours en crainte d'être chassé du lieu que j'aurois choisi. Croit-
on que cet état soit fort commode, et que l'on puisse demander
avec justice aux gens qu'ils se rendent cet état comme nécessaire
pour toute leur vie? Il y a des choses que Pon ne demande pas
proprement aux personnes, on attend qu'elles s'y portent d'elles-
mêmes, et ce sont celles qui sont de cette nature. On laisse le
monde juge de sa force intérieure, et l'on ne veut point prendre
sur soi de les engager aux choses douteuses. Ces messieurs ne
gardent pas tant de mesure; ils proposent des engagements à ce
qu'il y a de plus dur dans la vie, comme si ce n'étoit rien. Ils
supposent les choses faites, et quand on n'entre pas dans leur
pensée , ils se plaignent comme si on leur faisoit tort.
« On en croira néanmoins ce qu'on voudra^ mais il est pourtant
vrai que ce ne sont point ces inconvénients temporels qui m'occu-
pent l'esprit. Quoique je les envisage tels qu'ils sont, ils ne me
font point peur, pourvu que je ne m'y engage point moi-même et
que j'aie cette confiance que c'est Dieu qui me les envoie, et que
ce n'est pas l'effet de mon caprice et de ma témérité.
« Je puis être excessif dans cette crainte et dans celle que j'ai
des écrits de contestation : il faut pourtant reconnoître que cette
crainte n'est point si mal fondée. Madame de Longueville m'a
avoué qu'elle n'a jamais pu goûter V Apologie des Religieuses de
Port-Royal. Je sais que M. de Saint-Gyran (de Barcos) et M. Guil-
lebert l'ont aussi fort désapprouvée, et qu'ils ont soutenu qu'on ne
pouvoit écrire de cet air contre un archevêque. J'ai vu des écrits
de M. Hamon contre les Lettres de VHérésie imaginaire ; j'ai relu
moi-mêfiie des écrits de ce genre que j'avois faits, qui m'ont fort
déplu et que je ne ferois jamais présentement. Pensez- vous, Mon-
sieur, qu'il soit fort agréable, lorsque la Providence divine nous
met dans un état qui a quelque répugnance avec cet emploi dans
la pensée ordinaire du monde, et auquel on peut aisément donner
un air ridicule, mais qui certainement n'enferme point l'obligation
de s'y engager, est-il, dis-je, fort agréable de s'exposer, en s'y
engageant, à des peines continuelles d'esprit, à ne savoir si l'on a
bien ou mal fait, et à marcher dans de continuelles ténèbres à
l'égard de choses importantes et hors de notre vocation ?
a II y a des personnes comme vous qui se mettent facilement au-
dessus de ces sortes de craintes , mais il y en a d'autres qui s'en
troublent. Quand j'ai une grande évidence de la raison, je puis mé-
priser les jugements des gens de bien; mais comme je ne l'ai point
à l'égard des choses que j'ai marquées, leur jugement me fait im-
pression et me porte à m'accuser d'imprudence de m'être engagé
dans ces périls. Tout ce qu'on peut faire, c'est de s'aveugler ; mais
cet aveuglement n'arrête pas l'inquiétude de l'esprit.
J'ai vu qu'on avoit quelque égard aux instincts des âmes. On
ne presse point M. Hamo« d'écrire^ parce, dit-on, qu'il y a trop
596
PORT-ROYAL.
de répugnance. Cependant on ne sauroit avoir plus de répugnance
que j'ai à certains genres d'écrits; je ne saurois élouffer la peine
qu'ils me font, et elle aug/rente tous les jours. Mon imagination en
est pénétrée comme de la crainte du tonnerre, et la raison même
n'est pas trop capable de la guérir sur ce point.
« Ce qui m'étonne le plus est que ceux qui font les étonnés et
les consternés ne voient pas qu'ils ont dans leurs mains le nemède
à cette consternation; car il n'y a rien si facile que d'écrire au
lieu où ils sont, et rhême avec une sûreté morale, et de vous en-
voyer ensuite leurs écrits. Vous tireriez de là cent fois plus de
secours que vous n'en pourriez tirer de moi. Cependant cet expé-
dient ne leur vient point dans l'esprit; si on le leur propose, les
uns auront mal à la tête, les autres à l'estomac; et je ne saurois
m'empêcher de croire que dans peu de temps ils ne trouveroient
pas qu'il fût fort utile d'écrire.
a Je n'ai pu m'empêcher de me décharger un peu sur toutes ces
plaintes, d'autant plus que je suis résolu de ne m'en plus décharger
à personne et de laisser dire le monde ce 'ju'il voudra. Leui-s
plaintes ne sont pas des raisons, et comme elles ne donnent point
de lumière, elles ne peuvent aussi obliger à un changement de
conduite. La voie que je vais prendre est bien plus naturelle et
même unique pour cela, c'est de prendre (passer?) cinq ou six
mois dans l'abbaye d'Orval qui m'est maintenant ouverte, et en-
suite de prier M. de Sainte-Marthe de faire la moitié du chemin
pour résoudre avec lui ce que j'aurai à faire. La lettre qu'il m'a
écrite est une lettre vague et qui ne décide rien. Comme la route
pour y aller sera longue, que je ferai quelque séjour à Liège, qu'il
faudra aller jusqu'en Champagne pour y revenir, je partirai d'ici
dans quinze jours pour faire ce voyage qui sera de près de quatre-
vingts lieues, ce qui n'est pas une petite fatigue. »
ENCORE NICOLE.
(Se rapporte à la page 516.)
J'ai sous les yeux un manuscrit appartenant à mes amis de Hol-
lande et qui porte ee titre naïf :
Récit de diverses choses, que j'ai entendu dire au célèbre M. Nicole,
APPENDICE.
597
auteur des Essais de Morale et de divers autres ouvrages très-utiles à
l'Église; et à cette occasion je rapporte différents traits d'histoire, dont
je suis bien aise de me ressouvenir. »
L'auteur ne m'est pas indiqué avec certitude, et Ton hésite
entre « M. Denys ou le Père Rufin de l'Oratoire. »» Je ne saurais
donner de meilleure explication. Peu importe, quant au fond; le
témoin est sincère et n'invente rien^ et son récit est de la dernière
simplicité. Besoigne a eu entre les mains ces papiers, et il s'en est
servi, dans son tome V, pour la Vie de Nicole. 11 a le plus souvent
fondu le document dans son texte : i'aime mieux laisser parler di-
rectement mon auteur :
« Dans les entretiens que j'ai eus , dit-il , avec M. Nicole, j'ai remarqué
que dans le fond de son tempérament il y avoit beaucoup de timidité , ce
qui jusqu'à un certain point a influé dans sa conduite; mais ce défaut n'a
pas été dominant dans ce grand homme» Il donnoit à entendre que la rai-
son pour laquelle il n'avoit pas suivi M. Arnauld , depuis que cet illustre
docteur se l'ut retiré de France après la mort de madame la duchesse de
Longueville, c'est que, sans blâmer la conduite de M. Arnauld, il ne se
sentoit pas assez de forces pour parler , comme faisoit ce docteur dans ses
écrits en plusieurs occasions. Il ne le blâmoit pas; mais il regardoit cela
au -dessus de ses forces. M. Arnauld avoit à cœur d'empêcher que son ami
ne s'engageât trop avant avec M. de Harlai , alors archevêque de Paris , et
j'ai ouï dire qu'il écrivit à M. Nicole que, pour être bien avec ce prélat,
il fallait renoncer à chrême et à baptême, »
Je lis dans ce manuscrit quantité de traits et d'anecdotes qui
sont ailleurs et qui en ont été tirés. On y retrouve l'historiette du
clocher, mais avec plus de détails que je n'en ai donné :
« Un jour M. Nicole étant allé chez M. le curé de Saint- Jacques du Haut-
Pas (M. Marcel ), on lui dit qu'il étoit au bâtiment de son église. M. Ni-
cole, sans y faire réflexion , se laisse mener sur le haut delà tour de
l'église , qui étoit une plate-forme sans parapet. Quand M. Nicole se vit
sur cette plate-forme, il fut saisi de frayeur et il s'assit à bas, disant à
ceux qui l'environnoient : «Mes amis, ayez pitié de moi ! » Le remède étoit
de descendre; mais, voyant de grandes fenêtres ouvertes sur l'escalier, il
s'imaginoi!: qu'au moindre choc il tomberoit et qu'il passeroit au travers
de ces fenêtres. Le parti qu'on prit pour descendre fut que quelqu'un de
ces messieurs passeroit devant, en assurant M. Nicole qu'il n'avoit qu'à
tomber sur lui si l'envie lui prenoit de tomber , un autre ami assurant
qu'il le retiendroit par derrière et qu'il l'empêcheroit de tomber. Après
toutes ces assurances , on se mit en marche en grand silence, M. Nicole
étant tout occupé à conduire ses pas pour éviter le danger. Après une
assez longue marche, la première parole qu'il dit fut celle-ci : « Suis-je
en sûreté? » On lui dit que oui. Alors il ajouta : « Si tous les propos des
pécheurs de se convertir étoient aussi fermes que celui que je viens de
former de ne jamais monter au clocher , toutes les conversions seroient
parfaites. »
Cette timidité physique qu'il avait au suprême degré, il ne la
598
PORT-ROYAL.
portait pas également dans les choses morales, et dans certaines
domarches auxquelles il se hasardait sans trop de souci de se com-
promettre : c'est à quoi revient l'anecdote suivante ;
« M. Nicole disoit cependant qu'il avoit vu des gens plus timides que lui,
et il en apportoit pour exemple, en riant de tout son cœur, M. de Cau-
martin, conseiller d'État, père de M. l'évêqiie de lilols. Il ( .1/. de Cau-
mariin) s'engagea à passer dans son carrosse une édition du Wendrock
qu'il falloit aller prendre à Longjumeau. Quand on approcha de Paris, le
conseiller d'État fut saisi de crainte et il ne savoit plus que dire, ni quelle
figure faire , et M. Nicole rioit intérieurement de son embarras , car il
étoit avec lui dans son carrosse. Il n'arriva pourtant rien , et l'édition
passa, et le conseiller se trouva hors d'un terrible embarras , dont le res-
souvenir faisoit rire M. Nicole. »
Nicole pouvait bien rire, mais le conseiller d'État se fût trouvé
dans un fort mauvais cas en effet, s'il avait été surpris introduisant
sous son couvert et dans son propre carrosse des livres prohibés.
Nicole avait le talent de narrer en perfection. A table, au dessert,
chez des gens de distinction , quand il se mettait à conter une
histoire, on n'écoutait que lui.
« M. Nicole , dit notre auteur , avoit un extérieur fort agréable. Il avoit
le visage beau , les yeux bleus et vifs, le ton de la voix étoit sonore,
rélocution noble; mais en parlant il y avoit des rencontres où il y avoit
de la prononciation chartraine et quelques mauvais mots : par exemple, il
disoit : une cheretle^ au lieu de dire une charrette. Ce défaut étoit rare.
Celuide ses portraits qui ressemble le mieux est celui qui fut peint chez ma-
demoiselle de La Fuie(?) par mademoiselle Chéron.... Elle prenoit son temps
quand M. Nicole dînoit chez mademoiselle de La Fuie , où il alloit quel-
quefois dîner , lorsque cette deinoiselle demeuroit dans la rue d'Enfer ,
faubourg Saint-Michel.
« Je n'ai jamais vu un homme plus détaché de l'amour de ces sottises,
beauté, bon air, ajustement, amour de lui-même, désir de passer à la
postérité ou par ses tableaux ( iiortraits ) ou par bustes. Il meprisoit sou-
verainement toutes ces choses , et il en étoit vraiment ennemi. Il eût été
malpropre , s'il n'eût eu un domestique qui avoit soin de le raser une fois
la semaine, comme je pense, qui lui peignoit sa perruque et qui la lui
mettoit ; ce qui n'empéchoit pas qu'elle ne fût souvent de travers. Il a
été longtemps qu'il ne se servoit point de miroir , et il disoit qu'il ne se
miroit que lorsqu'il passoit sur le pont Notre-Dame où , en marchant , il
s'apercevoi t dans les miroirs que l'on vendoit sur ce pont. »
Sur sa liltératurô; sur sa manière d'a'.jûer les Anciens, jusqu'à
un certain point seulement, et de les pvuiesser avec choix, on e t
renseigné en toute précision; et, chemin faisant, on recueille
mainte particularité bonne à savoir sur M. Arnauld, sur Pascal :
« M. Nicole savoit parfaitement les belles-lettres. Peu de temps avant
sa mort, il récitoit encore imperturbablement plusieurs vers de l'Enéide^
et les plus beaux endroits. Il m'avoit dit ceux qu'il falloit apprendre par
APPENDICE.
599
mémoire, et j'ai écrit ces divers endroits au commencement et à la fin d'un
Virgile qui est en la possession de M conseiller au Parlement. Il vou-
loit qu'on apprit tout le second livre de VÉnéide: le quatrième, hors quel-
ques endroits, et le sixième tout entier. Dans les autres livres, il en ctioi-
sissoit les plus beaux endroits : il diso't que c'étoient de beaux moules
qu'il falloit avoir dans l'esprit pour écrire de beaux ouvrages; qu'un homme
qui n'étoit pas pourvu de ces beaux moules et qui se méloit d'écrire, pou-
voit dire de bonnes choses, mais qu'il les imprimoit en gothique, au lieu
que celui qui s'est rendu propres ces beaux endroits imprime en beaux
caractères romains agréables à lire. Ces divers endroits, avec les trois
livres, second, quatrième et sixième, montoient à plus de quatre mille
vers, et il paroît que M. Nicole les savoit encore par mémoire à près de
70 ans.
« A l'égard d'Horace, il le savoit comme Virgile. Il me prêta l'Horace de
M. Arnauld qu'il avoit parmi ses livres. Au bout du livre, M. Arnauld avoit
écrit de sa main le jugement qu'il portoit des Satires et des Épîtres de ce
poëte. Un endroit simplement beau étoit marqué d'un grand B, et les
endroits distingués pour la beauté étoient m.arqués d'un double Bj. Tous
les endroits peu chastes ou obscènes de ce poëte étoient entièrement effacés
avec du crayon rouge, sans qu'on pût en rien lire. M. Nicole me le fit
remarquer dans cet Horace de M. Arnauld, et il m'ajouta que M Pascal
avoit pareillement effacé dans son livre de Montaigne tout ce qui étoit
contre la chasteté. Que cette exactitude est édifiante dans ces grands
hommes, qui, avec tant de force et tant de vertu, craignoient l'ombre même
du danger!
« A l'occasion de M. Pascal, je (me) rappelle que M. Nicole m'a dit que
quelquefois il revenoit de la promenade avec les ongles chargés de carac-
tères qu'il traçoit dessus avec une épingle : ces caractères lui remettoient
dans l'esprit diverses pensées qui auruient pu lui échapper, en sorte que
ce grand homme revenoit chez lui comme une abeille chargée de miel
« M. Nicole ne faisoit que diriger les études des jeunes gens qui étu-
dioient à Port -Royal. Les jeunes Messieurs étoient très-portés d'eux-
mêmes à l'étude; ils n'avoient besoin que d'être avertis des beaux endroits
des auteurs soit grecs, soit latins. M. Nicole étoit là pour leur (en) inspirer
le goût. M. Nicole étoit plutôt pour leur servir de moniteur que de maître,
comme on conçoit ce nom aujourd'hui. »
Nicole, qui a tant bataillé la plume à la main, n'était pas fort à
la polémique de vive voix, même dans une chambre ; à plus forte
raison sous une porte cochtre :
« Un jour, en parlant de M. de Launoi, M. Nicole me dit qûe dans une
grande averse d'eau il s'étoit retiré sous la porte du couvent des Carmes
de la place Maubertà Paris, où M. de Launoi s'étoit mis aussi à couvert.
Celui-ci aborda M. Nicole qu'il savoit être auteur de l'ouvrage de la Per-
péiuité et. lui demanda brusquement où il avoit trouvé dans les Pères la
doctrine de la Transsubstantiation. M. Nicole fut fort surpris de ce dis-
cours. Comme il n'aimoit pas entrer en dispute en cet endroit-là avec
1, Pétrarque écrivait ses mémento sur une veste en cuir qu'il portait
d'habitude; les bords et les manches étaient tout chamarrés de notes.
600
PORT-ROYAL.
M. de Launoi , il échappa dès que la pluie le lui permit, et il me dit
qu'y ayant dans la tradition peut-être mille textes pour la présence réelle,
il y enavoit cinq cents pour la Transsubstantiation. M. Nicole paroissoit
très -mécontent de ce discours de M. de Launoi. Il est surprenant ce qu'il
échappe quelquefois à des hommes savants qui, en parlant avec réflexion ,
ne diroient jamais certaines choses , que l'inoonsidération et le moindre
écart fait dire,... »
Ce dt)cteur de Launoi sava.t fort l^ita ce qu'il d isAt . et il y avait
réfléchi plus que ne le supposait notre bon narrateur : sur bien des
points^ la méthode critique le portant, il était en voie d'être un in-
crédule.
Je laisserai de côté les crédulités excessives de Nicole qui nous
sont rapportées au long, les songes et prédictions des religieuses de
Port-Royal qu'il racontait, nous dit-on , en accompagnant ses récits
d'une grande abondance et profusion de larmes, et en s'attendris-
sant comme un Jérémie ; je l'aime mieux voir revenir sur le cha-
pitre des belles-lettres, dût-il, là encore, nous étonner un peu:
« Quoique M. Nicole eût un grand goût pour les belles-lettres grecques
et latines, il n'en parloit qu'en passant , et il n'en faisoit ni son occupa-
tion ni ses délices. Je l'ai entendu blâmer son ami le comte de Tréville ,
qui passoit sa vie à lire Homère , et qui étoit toujours occupé et enchanté
des beautés de ce poète. On disoit de ce comte qu'il s'étoit ennuyé d'autres
occupations plus solides , pour se repaître du vain son de l'harmonie des
vers d'Homère. Je ne crois pas que M. Pascal en ait eu aucune teinture ,
et cependant quel homme étoit-ce en tout genre que M. Pascal! M. Domat,
son ami intime et son parent , comme je crois , et qui étoit un grand es-
prit, m'a dit qu'il ' n'avoit jamais pu goûter Homère. Cependant le juge-
ment du plus grand nombre et le goût général sont en faveur de ce poète.
Mais c'est un dérèglement de consumer ses jours à s'extasier sur ce genre
de beautés. 11 est avantageux que dans la jeunesse on se fasse des moules
des beaux endroits des poètes, soit grecs, soit latins, pourvu que la
pureté des mœurs ne périclite point; mais, quand on a formé une fois son
esprit sur ces moules, il ne convient pas d'être toujours occupé du moule ;
cette attention peut souvent gêner l'esprit et le rendre stupide : 0 imita-
tores servum pecus 1 «
Dans la querelle des Anciens et des Modernes, notre bonhomme
narrateur, on le voit, si on l'avait consulté, n'eût pas été absolu-
ment pour les Anciens, et je crois que Nicole lui-même eût fait
ses réserves. Mais nous recueillons là encore un trait en passant, à
l'avantage du goût exquis de M. de Tréville : il relisait sans cesse
Homère.
1. Il, est-ce M. Domat ? est-ce encore Pascal ?
FIN DE l'appendice.
TABLE DE« MATIÈRES.
Avertissement Page
LIVRE QUATRIÈME.
ÉCOLES DE PORT-ROYAL (SUITE).
V, pages 6 et suiv.
Type du parfait élève : M. de Tillemont. — Son enfance ; sa voca-
tion. — Ce que c'est que les orages de sa jeunesse, — Séjour à
Beauvais.— Retour à Paris; — au vallon des Champs; — à sa terre
de Tillemont — Régime de vie. — Traits distinctifs. — Ten-
dresse d'àme et sensibilité. — Ses Écrits; leur caractère. —
Eloge par ^ibbon. — Encore de Maistre. — L'étude chrétienne.
VI, pages 42 et shït.
Rancé en face de Port-Royal. — Son caractère propre. L'idée
d'Éternité en elle-même. — Retraite de Véretz. — Originalité de
La Trappe. =— Discussion de Rancé avec M. Le Roi. ~ Caractère
honorable de ce dernier. — Lettre foudroyante de Rancé. —
Bossuet arbitre. — - Débats sur les Études monastiques, — Ma
billon ; Nicole. — Lettre du Père Quesnel.
VII, pages 74 et suiv.
Suite des démêlés de Rancé. — Sa contestation avec M. de Tille-
mont. — Lettre de ce dernier. — Projet de réponse de Rancé.
602 TAÇLE DES MATIÈRES.
— Fin de M. de Tillemont. — Ses funérailles. — Esprit survi-
vant des livres et méthodes de Port-Royal. — Les dernifirs maî-
tres. — Les derniers élèves.
LIVRE CINQUIÈME.
LA SECONDE GÉNÉKATiÛN DE PORT-ROYAL.
I, pages i09 et suiv.
Reprise de la persécutioa contre le monastère. — Sortie fies pen-
sionnaires et des novices. — Mademoiselle de Montglat : Mesde-
moiselles de Luines. — M. Bail à la place de M. Singlin. —
Visite de la maison de Paris et dn celle des Champs. — Interro-
gatoire delà sœur Angélique de Saint-Jean et de la sœur Jac-
queline de Sainte Kuphémie. — Guérison miraculeuse de la fille
du peintre Champagne; tableau commémoratif. — Mort de la
mère Angélique.
II, pages 162 et suiv.
Projet d'accommodement de M. de Gomminges; Arnauld intrai-
table. — De la signature du docteur de Sainte-Beuve. — M. de Pé-
réfixe , archevêque de Paris. — Son Mandement et son système
de la Foi humaiîie, — Sa visite de la maison de Paris. — M. Cha-
millard confesseur , et le Père Esprit. — Scènes du 21 et du
26 août. — Enlèvement de douze religieuses. — La mère Eugé-
nie préposée supérieure. — Guerre intestine et pied à pied. —
Autre enlèvement le 29 novembre et le 19 décembre. — De l'es-
prit des filles de Port-Royal et de celui des filles de Sainte-Marie.
— Visite de PArchevêque à la maison des Champs ; la mère Du
Far gis.
III, pages 226 et suiv.
i.a mère Angélique de Saint-Jean. — Ses premiè.oS années; son
esprit. — Relation de sa captivité. — Couvent des Filles Bleues;
chapelle de l'Immaculée Conception. — Réclusion profonde ;
larmes et tentation — Agonie morale : en quoi e le consiste. —
TABLE DES MATIÈRES.
603
Quatre périodes de la maladie. — Triomphe de la Grâce : vrai
christianisme. — Madame de Rantzau et la mère Angélique aux
prises. — Distractions et diversions. — Délivrance et sortie. —
Réunion des carrosses à la montée de Jouy. — Suite et fin de
carrière de la mère Angélique de Saint-Jean. — Grandeur de
cœur et d ame. — De la sœur ElL5tor;uie de Bregy et de la sœur
Christine Briquet ; défauts et qualités. — L'abbé Bossuet auprès
des sœurs de Port-Royal.
IV, pages 279 et suit .
Réunion vu Champs. — Impression pénible; idée fixe ; étoufle-
ment. — M. Hamon médecin et directeur ; — consolateur. —
Sa vie; ses études. — Sa conversion à Jésus-Christ. — Son
mysticisme particulier ; sa spiritualité. — Gomment il est induit
à écrire. — Ses petits Traités pour les religieuses. — L'Invisible
seul réel ; les Sacrements selon Tesprit. — Élévation et scru-
pule ; petitesse et sublimité. — Mgrt de la sœur Anne-Eugénie;
triomphe de la charité. — Prière de M. Hamon.
V, pages 320 et suiv.
M. Hamon sur la Solitude. — Ses Lettres; la mort du petit jardi-
nier. — Choix de pensées sur la mort des petits enfants. — Le
châtaignier de M. Hamon et le hêtre de M. de La Mennais. —
Dernières années de M. Hamon; sa fin. — Parfait médecin chré-
tien. — M. de Sainte-Marthe, le confesseur ordinaire. — Mo-
notonie ; vertus. — • La prédication au jardin.
VI, pages 352 et sulv.
Les quatre évêques patrons de Port-Royal. — M. Pavillon. -— Un
saint évêque au dix-septième siècle. — Doctrine chrétienne épi-
scopale. — Protestation de M. Pavillon contre la Déclaration du
roi. — Origine de sa liaison avec Port-Royal. — Son Mande-
ment sur la Bulle d'Alexandre VIT. — Menace de jugement par
commission. — Avènement de Clément IX. — M. de Gondrin et
M. Vialart , prélats médiateurs. — Lettre des dix-neuf évêques
au Pape. — Madame de Longueville. — Embarras de faire le
procès à M. Pavillon. — Son union intime avec les religieuses
de Port-Royal. — Divers projets des Port-Royalistes — De l'île
de Nordstrand ; les Jansénistes actionnaires. — Épisode d j Nou-
veau-Testament de Mons. — Vogue de cette traduction. —
604
TABLE DES MATIÈRES.
M. d'Embrun et son Mandement. — On rit et il se fâche. — Sa
Requête au roi. — La contre-Requête de M. Arnauld ; piquantes
scènes de Cour. — Port-Royal en faveur. Projet de lettre des
quatre évêques au Pape , approuvé par le nonce. — Dernière
résistance de M. Pavillon. — Chacun cède ; paix et joie. — Pré-
sentation de M. Arnauld au roi ; son compliment. — Caractère
de cette paix; médaille et revers. — Signature et délivrance des
Religieuses des Champs. — Cérémonie du rétablissement; la
procession de Magny. — Séparation des deux monastères et
partage des biens. -— Belle époque d'automne.
VII, pages 41 1 et suiv.
Nicole. — Sa famille; son éducation. — Sa curiosité de lecture.—
Ses dissidences avec M. de Barcos. — Son emploi aux Écoles.—
Son union avec Arnauld. — Son jansénisme mitigé et sa diplo-
matie scolastique. — Querelles de famille au dedans de Poi t-
Royal. — Nicole accusé de gâter M. Arnauld. — Aide de camp
fidèle ; âme timide. — Ses scrupules et ses frayeurs. — Embar-
qué malgré lui. — Un peu indiscret. — Causeur agréable et fa-
cile. — Nicole écrivain. — Les Imaginaires . — Comparaison
avec Bayle. — Ce que Nicole a d'un peu comoiun, et ce qu'il a
d'élevé. — Nicole controversiste. — La petite et la grande Per-
pétuité. — Méthode de prescription. — Nicole compagnon d'ar-
mes de Bossuet ; discute de haut en bas contre les Protestants.
— Attitude française catholique.
VIII, pages 461 et suiv.
Les Essais de Morale; leur origine. — Ce qu'ils sont pour nous. —
Ce qu'ils étaient pour madame de Sévigné. — Défauts de Nicole
moraliste. — Images effroyables; l'oreiller de serpents. — Nicole
juge de Pascal. — Nicole depuis la Paix de l'Église, — Ses loge-
ments. — Ses tournées France. — Fuite en Belgique. — Di-
vorce avec Arnauld. — Lettre à l'Archevêque de Paris. — Co-
lère des amis et lettres fulminantes. — Agréables réponses. —
Nicole et Arnauld amis à la mort et à la vie. — Apologie de
Nicole ; recette pour dormir. — Lettres de parfait moraliste. —
Rentrée de Nicole en France. — Nicole juge de M. de Saci. —
Dernière controverse sur la Grâce. — Retraite finale près de la
Crèche. — Vieillesse douce et honorée. — Mort de Nicole. — Ce
qui a manqué à son talent — Ce qu'il dit des femmes.
TABLE DES MATIÈRES.
605
APPENDICE.
Sur l'abbé de Rancé Page 517
Sur l'abbé et l'abbaye de Sept-Fonts 526
Sur M. Le Camus 528
Sur M. de Bernières. 555
Sur M. de Sainte-Beuve. 563
Sur la mère Agnès 574
Sur M. Hamon 583
Sur madame Angran 586
Un arbitrage de madame de Longueviile. ...<,... 591
Sur Nicole , . 593
Encore Nicole. . • • » . • . , 596
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
803-12. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. - P8-12.
i
University of Toronto
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REMOVE
THE
GARD
FROM
THIS
POCKET
Acme Library Gard Pocket
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