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Full text of "Port-Royal"

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PORT-ROYAL 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  BRODARD. 


PORT-ROYAL 

PAR 

G. -A.  SAINTE-BEUVE 


HUITIÈME   ÉDITION  • 


TOME  QUATRIÈME 


PARIS 

LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  C'^ 

79,  BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,  79 


1912 

Tous  droits  rùservés. 


Le  tome  quatrième,  publié,  ainsi  que  le  cinquième, 
en  1859, 
portait  la  préface  suivante  *. 


Je  n'ai  qu'un  très-court  avertissement  à  placer  en 
tête  de  ces  deux  derniers  volumes.  S'il  fallait  m'ex- 
cuser  du  retard  involontaire  que  j*ai  mis  à  les 
publier,  je  dirais  que  quand  je  donnais  le  tome  troi- 
sième en  1848,  je  ne  prévoyais  pas  que  les  événe- 
ments, en  dérangeant  ma  vie,  me  conduiraientà  écrire 
bientôt  quatorze  volumes  de  critique  sur  toutes  sor- 
tes de  sujets  (treize  de  Causeries  du  Lundi  et  Y  Étude 
sur  Virgile)  :  c'est  là  une  parenthèse,  ce  me  semble, 
qui  explique  tout. 

Gomme  pourtant  je  ne  cessais  dans  les  rares  inter- 
valles, et  en  chaque  rencontre  qui  y  touchait  de  près 
ou  de  loin,  de  songer  au  sujet  qui  m'était  cher,  et 
au  canevas  déjà  tout  dressé  qui  me  réclamait,  je 

1.  Je  ferai  observer  ici,  comme  je  l'ai  f%it  précédemment,  que 
la  division  des  tomes  ne  tombant  plus  exactement  comme  dans  la 
première  édition,  la  place  naturelle  de  l'Avertissement  qu'on  va 
lire  ne  devrait  être  qu'après  le  livre  1V«  dont  le  volume  actuel 
contient  la  fin,  et  en  tête  du  livre  intitulé  :  La  seconde  généra- 
tion de  Port-Royal;  c'est-à-dire  plus  loin  à  la  page  107. 


recueillais  chemin  faisant,  et  môme  lorsque  je  se;n- 
biais  m'écarter,  bien  des  notes  et  des  indications 
nouvelles  ;  je  grossissais  mes  dossiers  port-roya- 
listes :  de  là  deux  volumes,  au  lieu  d'un  seul  q  e 
j'avais  promis. 

Je  n'ai  rien  eu  à  changer,  d'ailleurs,  à  FordoDnance 
première  du  sujet,  tel  que  je  l'avais  établi  en  1838:  la 
distribution  et  l'architecture  (si  je  puis  employer  ce 
grand  mot)  sont  restées  les  mêmes  ;  seulement,  à 
mesure  qu'on  avance,  les  chambres  y  sont  de  plus 
en  plus  remplies. 


Septembre  1858. 


LIVRE  QUATRIÈME 


ÉCOLES 

DE  PORT-ROYAL 

(suite) 


V 


Type  du  parfait  élève  :  M.  de  Trllemont.  —  Son  enfance;  sa  voca- 
tion. —  Ce  que  c'est  que  les  orages  de  sa  jeunesse.  —  Séjour  à 
Beauvais.  —  Retour  à  Paris  ;  —  au  vallon  des  Champs  ;  —  à  sa 
terre  de  Tillemont.  —  Régime  de  vie.  —  Traits  distinctifs.  — 
Tendresse  d'âme  et  sensibilité.  —  Ses  Écrits;  leur  caractère.  — 
Éloge  par  Gibbon.  —  Encore  De  Maistre.  —  L'étude  chré- 
tienne. 


Pour  revenir  aux  vrais  élèves  de  Port-Royal,  à  ceux 
qui  le  sont  non  par  raccroc,  mais  en  ligne  directe,  ce 
qui  les  caractérise,  c'est  la  marque  profonde  que  cette 
éducation  leur  laisse,  Tattache  constante  à  leurs  maîtres, 
et,  même  à  travers  les  dispersions  orageuses  du  monde, 
le  câble  de  retour  à  la  foi.  Quiconque  avait  passé  par 
les  mains  de  ces  excellents  instituleurs  et  avait  été  réel- 
lement atteint,  revenait  à  eux  et  à  leur  esprit,  du  moins 
en  vieillissant.  Celui  qui  s'écarta  avec  le  plus  d'éclat  est 
Racine  ;  et  Ton  sait  quels  repentirs  !  Racine  est  le  plus 
cité  des  élèves  de  Port-Rpyal,  comme  gloire  ;  mais  ces 
Messieurs  ne  parlèrent  jamais  de  lui  que  depuis  sacon- 
version.  Du  Fossé  et  Fontaine  ne  le  nomment  même  pas, 
si  j'ai  bonne  mémoire.  Il  est  beaucoup  moins  considé- 
rable au  milieu  de  Port-Royal  qu'on  ne  se  le  figure,  et 


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PORT-ROYAL. 


qu'il  ne  le  devint  tout  à  la  fin  Aussi  n'est-ce  pas  Racine 
que  je  choisirai  comme  le  modèle  à  offrir  du  parfait  élève 
selon  nos  maîtres.  Et  puis  il  a  trop  de  génie  naturel,  il 
a  trop  d'art  ;  il  en  a  eu  sans  Port-Royal,  et  malgré 
Port-Royal.  Nous  avons  une  autre  figure,  bien  admi- 
rable à  sa  manière,  et  que  je  voudrais  tâcher  de  graver 
dans  Tesprit  de  ceux  qui  me  lisent,  à  côté  de  celles  de 
Lancelot,  de  M.  de  Saci,  de  M.  Le  Maîlre,  de  M.  de 
Saint-Gyran,  en  attendant  celles  de  M.  Hamon  et  de 
Du  Guet  :  c'est  M.  de  Tillemont.  Voilà  l'élève  de  Port- 
Royal  tout  trouvé,  dans  toute  sa  pureté,  son  intégrité  et 
sa  constance  ;  illustre  aussi  d'ailleurs  par  ses  travaux, 
mais  surtout  l'Élève  en  droiture,  et  qui  n'a  pas  dévié 
(Sancte  educatus,  sancte  vixit,  dit  son  Epitaphe)  ;  celui 
même  dont  on  peut  dire  jusqu'au  bout,  avec  saint  Gré- 
goire cité  par  Goustel  :  «  Un  jeune  homme,  qui  aura 
porté  dès  sa  jeunesse  le  joug  du  Seigneur,  sera  assis 
comme  dans  une  agréable  solitude,  parce  qu'il  ne 
ressentira  pas  l'agitation  tumultueuse  de  ses  cupidités  et 
de  ses  passions  ^.  » 

M.  de  Tillemont,  voilà  notre  Émile,  Considéré  de 
près,  il  nous  en  dira  plus  sur  les  Écoles  et  sur  leur  es- 

1.  En  y  regardant  de  près,  ce  qui  me  frappe,  c'est  comme  Racine 
tient  peu  de  place  dans  le  Port-Royal  proprement  dit.  On  le  trouve 
à  peine  nommé.  Je  cherche  en  vain  quelque  mention  de  lui  dans 
toutes  ces  correspondances  manuscrites.  Voici  pourtant  à  grand'- 
peine  un  mot  de  M.  de  Pontchâteau,  dans  une  lettre  écrite  de  l'ab- 
baye d'Orval  à  mademoiselle  Galier,  le  25  septembre  1685  :  «  Au 
reste  il  faut  que  je  devienne  un  peu  bête,  et  que  je  perde  le  goût 
des  belles  choses;  car  les  vers  de  M.  Racine  ne  m'ont  point  plu 
(il  s'agit  Je  Y  Idylle  sur  la  Paix)  y  et  j'y  ai  trouvé  quelque  chose 
qui  me  semble  assez  profane.  On  y  parle  d'un  Dieu  qui  a  renvoyé 
la  Discord'î  aux  Enfers,  et  ce  Dieu  est  le  Roi.  Je  vous  assure  que  je 
ne  me  mets  pas  trop  en  peine  de  n'aimer  plus  tout  cela.  Vanité  des 
vanités,  et  tout  n'est  que  vanité.  »  —  Ce  n'est  qu'au  dix-huitième 
siècle  (jiie  le  Jansénisme  est  devenu  si  fier  de  Racine. 

2.  Los  Règles  de  l'Éducation  des  Enfants^  par  Coustel,  tome  I, 
page  13. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


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prit  que  tout  ce  qui  précède,  et  qui  semble  peut-être 
assez  abondant;  mais  dans  ces  choses  de  Port-Royal,  où 
rien  ne  brille,  nous  avons  affaire  à  des  traits  qui  n'ont 
toute  leur  signification  que  quand  on  y  repasse  souvent. 

Sébastien  Le  Nain  de  Tillemont,  fils  de  Jean  Le  Nain, 
maître  des  Requêtes,  et  de  dame  Marie  Le  Ragois,  na- 
quit à  Paris  le  30  novembre  1637.  Son  père,  ami  parti- 
culier de  M.  de  Bernières,  était  comme  lui  un  serviteur 
zélé  de  Port-Royal  ;  et,  au  fort  de  la  Fronde,  on  les  avait 
vus  tous  deux  en  robe  de  palais  conduire  et  protéger  de- 
vant le  peuple  la  procession  des  religieuses,  depuis  leur 
sortie  du  faubourg  Saint- Jacques  jusque  dans  la  rue 
Saint-André-des-Ârcs,  où  elles  allaient  pour  un  temps 
s'abriter*.  Dès  l'âge  de  neuf  ou  dix  ans,  le  jeune  Tille- 
mont fut  mis  avec  son  frère  (Pierre  Le  Nain,  depuis 
trappiste)  aux  Petites  Ecoles;  il  y  contracta  une  amitié 
particulière  avec  le  fils  de  M.  de  Bernières,  et  aussi  avec 
Du  Fossé,  qui  parle  de  lui  comme  d'un  frère. 

«  Je  l'ai  connu  lorsqu'il  étoit  encore  enfant,  nous  dit  Fon- 
taine que  nous  retrouvons  ici  avec  bonheur  :  il  avoit  dans 
ses  tendres  années  l'innocence  qu'on  peut  se  figurer  que  lui 
avoit  conservée  la  maison  d'un  père  chrétien;  mais  à  cette 
innocence  il  joignoit  une  gravité  et  une  sagesse  qui  surpre- 
noient.  Lorsqu'il  croissoit  en  âge  sous  nos  yeux  et  notre 
conduite,  il  apprenoit  les  langues,  qui  lui  donnoient  alors 
l'éloignement  des  jeux  innocens.  Pendant  que  les  autres  en- 
fants qui  étoient  avec  lai  donnoient  quelque  relâche  à  leur 
esprit,  aux  jours  destinés  à  cela,  et  se  livroient  tout  entiers 
à  leurs  petits  divertissements,  il  s'enfermoitlui  seul  dans  sa 
chambre.  Voyant  l'histoire  et  la  géographie,  il  réduisoit  par 

1.  Précédemment^  lome  II,  pige  307.  —  On  a  de  M.  Le  Nain  une 
lettre  à  Arnauld,  du  16  mars  1663,  pour  lui  exprimer  vivement 
combien  il  lui  donne  tort  dans  son  refus  de  se  prêter  à  l'accommo- 
dement négocié  par  l'Évôqoie  de  Comminges.  Celte  lettre  lespire 
la  franchise  du  cœur  et  le  désir  de  la  paix.  {OEavres  d' Arnauld 
in-4'',  tome     page  309.) 


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PORT-ROYAL. 


alphabets  tous  les  noms  marqués  dans  une  carte,  et  jetoit 
ainsi,  dès  Pâge  de  neuf  à  dix  ans,  les  fondemens  de  cette 
sci:înce  historique,  où  il  a  fait  voir  son  extrême  pénétration 
et  son  incroyable  exactitude  » 

Il  est  aussi  question,  parmi  les  jeux  tels  que  billard^ 
dameSy  tric-traCy  échecs,  qui  variaient  les  récréations 
au  Chesnai,  d'un  certain  jeu  de  cartes  :  sur  ces  cartes  on 
avait  renfermé  tout  ce  qui  concerne  l'histoire  des  six  pre- 
miers siècles,  c'est-à-dire  le  lieu  et  le  temps  auquel  se 
sont  tenus  les  principaux  Conciles  ;  auquel  ont  vécu  les 
Papes,  les  Empereurs,  les  grands  Saints,  les  auteurs 
profanes.  Nos  Écoliers^  tout  en  jouant,  s'imprimaient 
ces  choses  dans  l'esprit.  Si  M.  de  Tillemont  joua  jamais 
à  un  jeu  d'écolier,  ce  fut  à  celui-là;  et  au  bssoia  il 
l'aurait  inventé. 

Entre  les  auteurs  latins,  Tite-Live  fut  celui  qui  lui 
plut  davantage.  Et  déjà,  dans  ces  tables  méthodiques, 
dans  ce^  alphabets  de  noms  qu'on  a  vu  dressera  Tenfant, 
nous  avons  retrouvé  comme  les  barres  et  les  ronds  de 
Pascal.  L'annaliste,  le  chronologiste  naissant  s'essaye  à 
classer  ses  objets.  Les  Décades  furent  son  Euclide;  ce 
que  Thèagene  et  Chariclée  étaient  pour  Racine  ;  ce  qu'a- 
vaient été  pour  Montaigne  mhntles Métamojyhoses  d'O- 
vide. A  peine  pouvait-il  se  résoudre  à  lire  moins  d'un  livre 
entier  du  grand  historien  romain,  chaque  fois  qu'il  l'a- 
vait ouvert*. 

j'aime  à  saisir  le  premier  éveil  d'une  vocation,  le  dé- 
chiffrement de  l'instinct.  Il  y  en  a  qui  ont  nié  ce  jeu  de 
la  faculté  première  :  «  Mon  ami  sir  Josué  Reynolds,  dit 
«  Gibbon  (dont  le  nom  se  lie  par  plus  d'un  rapport  à 
«  celui  de  Tillemont),  —  Reynolds,  d'après  son  oracle 

1.  La  Vie  et  VEsprit  de  M.  de  Tillemont,  par  M.  Tronchai  : 
j'emprunterai  conlinuellemf  nt  à  cet  excellent  volume  sans  en 
avenir. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


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«  le  docteur  Johnson,  nie  qu'il  existe  un  génie  prétendu 
«  naturel,  une  disposition  de  l'esprit  reçue  de  la  nature 
a  pour  un  art  ou  une  science  plutôt  que  pour  une  autre. 

Sans  m'engager  dans  une  dispute  métaphysique  ou 
a  plutôt  de  mots,  je  sais  par  expérience  que,  dès  ma 
«  première  jeunesse,  j'aspiraiàlaqualitéd'historien....» 
Comment  un  critique -biographe  comme  Johnson,  et  un 
peintre  de  portraits  comme  Reynolds,  ont-ils  pu  nier 
cette  diversité  originelle  qui  désigne  chaque  individu 
marquant^  et  qui  est  Tâme  de  chaque  physionomie? 
Malebranche,  qui  avait  commencé  par  s'appliquer  à  l'his- 
toire ecclésiastique,  et  qui  n'y  avait  que  da  dégoût,  ouvre 
un  jour  par  hasard  le  livre  de  V Homme  de  Descartes,  et 
ne  le  quitte  plus  :  le  voilà  métaphysicien  pour  la  vie.  Ii 
ne  se  peut  concevoir  de  tour  de  génie  plus  nettement 
inverse  de  celui  de  Malebranche  que  la  vocation  de  Til- 
lemont. 

Un  très -fin  biographe,  qui  savait  tenir  compte  en  tout 
de  la  physique,  Fontenelle,  ayant  à  faire  TÈloge  d'un 
savant  janséniste  dont  la  vie  avait  été  empreinte  d'un 
singulier  caractère  d'uniformité,  a  dit  :  t  La  religion 
seule  fait  quelquefois  des  conversions  surprenantes,  mais 
elle  ne  fait  guère  toute  une  vie  égale  et  uniforme,  si  elle 
n'est  entée  sur  un  naturel  philosophe  »  Cette  remarque 
doit  nous  être  présente  dès  le  seuil  de  la  vie  de  Tille- 
mont;  elle  pourrait  s'inscrire  au  frontispice.  Tout  le 
contraire  des  Le  Maître  et  des  Pontchâteau,  de  ces  na- 
turels ardents,  il  met  posément  le  pied  dans  sa  voie,  et 
n'en  sort  plus.  Il  lui  est  échappé  de  dire,  dans  sa  pré- 
face de  V Histoire  des  Empereurs:  «  Nous  voyons  dans 
Caïus,  dans  Néron,  dans  Commode,  et  dans  leurs  sem- 
blables, ce  que  nous  serions  touSy  si  Dieu  n'arrêtoit  le 
penchant  que  la  cupidité  nous  donne  à  toutes  sortes  de 

1.  Élo(je  de  Des  Billeltes, 


10 


PORT- ROYAL. 


crimes.  »  En  parlant  ainsi,  Tiliemont  s'exagérait  à  lui- 
même  celte  malice  qu'il  n'eut  jamais.  Saus  nier  certes 
tout  ce  qu'il  dut  de  précieux  et  d'accompli  à  cette  suite 
d'heureuses  inspirations  et  à  cette  seconde  nature  qui 
s'appelle  la  Grâce,  on  sent  foncièrement  et  primitive- 
ment qu'on  a  affaire  en  lui  à  un  naturel  philosophe  * . 

Gomme  ses  maîtres  ne  suivaient  pas  la  méthode  des 
GoUéges,  qui  consistait  à  ne  se  servir  que  de  dictées  et 
de  cahiers,  ils  le  mirent  tout  d'abord  aux  sources,  et  lui 
firent  étudier  l'éloquence  chez  Quintilien,  Gicéron  et  les 
grands  orateurs  anciens.  Il  apprit  de  même  la  logique 
dans  Y  Art  de  penser ,  que  M.  Nicole  lui  expliqua  durant 
environ  deux  mois,  une  heure  seulement  par  jour.  On 
lui  fit  lire  ensuite  quelques  ouvrages  des  philosophes 
modernes,  sur  lesquels  il  faisait  des  réflexions. 

Gette  habitude  réfléciiie  était  tout  naturellement  la 
sienne.  La  lecture  des  Annales  ecclésiastiques  de  Baro- 
nius,  qu'il  commença  dès  ses  premières  années,  lui  don- 
nait lieu  d'adresser  tous  les  jours  mille  questions  à 
M  Nicole.  Gelui-ci  crut  dans  le  principe  qu'il  suffisait 
de  répondre  en  deux  mots,  comme  à  un  écolier;  mais 
les  inslances  de  M.  de  Tiliemont  lui  montrèrent  bien- 
tôt qu'il  fallait  quelque  chose  de  plus  pour  satisfaire 
un  si  solide  esprit.  Tout  instruit  en  histoire  ecclésias- 
tique qu'était  Nicole,  il  s'y  trouva  plus  d'une  fois  em- 
barrassé ;  et  il  disait  lui-même  agréablement  qu'il  ne 
voyait  point  venir  M.  de  l^illemont,  en  ce  temps-là, 
sans  trembler  de  crainte  de  se  trouver  pris  au  dé- 
pourvu. 

Bien  des  années  après,  les  choses  étaient  remises  à 

1.  Son  JÉpitaphe  par  Tronchai  accuse  à  merveille  cette  disposi- 
llori,  ce  lempérament  fondamental  :  «  Vitœ  innocenlia^  simplicitate^ 
/nquabililale ,  viler  paucos  laudabilis ,  a  pucro  usque  ad  vitœ 
l'iiieïïi  nnus  ^cmpcr  ac  sibi  conslans,  auoiidie  rcpetiil  quod  quotidie 
fecit,.;  » 


LIVRE  QUATRIÈME. 


il 


leur  place,  et  les  rôles  mieux  observés.  Quand  l'habile 
controversiste  Nicole,  aux  prises  avec  quelque  ministre 
calviniste,  avait  besoin  d'être  prémuni  à  fond  sur  quel- 
que point  délicat  de  l'histoire  ecclésiastique,  c'était  à 
M.  de  Tillemont  qu'il  s'adressait;  et  celui-ci  se  mettait 
aussitôt  en  devoir  de  lui  fournir  de  bons  fondements 
par  une  de  ces  lettres  de  quatre  pages,  toute  de  faits 
et  de  discussion,  de  sa  fine  écriture  serrée  et  dis- 
tincte :  a  Si  vous  avez  besoin  de  moi  en  quelque  autre 
chose,  je  suis  tout  à  vous  et  à  FÉglise  que  vous  dé- 
fendez*. X» 

M.  de  Tillemont  disait  un  jour  à  mademoiselle  Mar- 
guerite Périer  que,  depuis  l'âge  de  quatorze  ans,  il 
n'avait  jamais  rien  lu  ni  étudié  (hors  ce  qu'il  lisait  pour 
son  édification)  que  par  rapport  à  FHistoire  ecclésiasti- 
que, à  laquelle  il  s'était  proposé  de  travailler. 

A  la  lecture  de  Baroûius  il  joignit  durant  quelque 
temps,  nous  dit-on,  l'étude  de  la  théologie  d'Estius.  De 
cette  étude  il  passa  à  une  autre,  qui  était  la  plus  agréable 
pour  lui  parce  qu'elle  était  la  source  même  :  il  se  mit  à 
étudier  TEcriture-Sainte  et  les  Pères. 

Dans  cette  lecture,  qu'il  commença  avec  régularité 
vers  Tâge  de  dix-huit  ans,  il  lui  vint  en  pensée  de  re- 
cueillir tout  ce  qu'il  rencontrerait  sur  les  Apôtres,  et  de 
le  ranger  à  peu  près  suivant  la  méthode  d'Usserius  dans 
ses  Annales  sacrées,  c'est-à-dire  eu  dressant  une  con- 
texture  des  faits  dans  Tordre  chronologique,  au  fur  et  à 
mesure  qu'ils  sortent  des  témoignages  originaux.  11 
montra  cette  ébauche  à  ses  maîtres,  lesquels  y  décou- 
vrant «  un  génie  toiit  propre  à  l'histoire,  et  un  talent 
tout  particulier  pour  en  bien  éclaircir  les  difficultés,  » 

1.  c'est  la  conclusion  d'une  longue  lettre  de  Tillemont  à  Nicole, 
qui  roule  sur  le  plus  ou  moins  de  continence  des  Êvêques  et  des 
Saints  dans  l'Église  primitive,  et  qui  est  datée  du  24  juillet  1683. 
(Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Mazarino,  T.  2297.) 


12 


PORT-ROYAL. 


lui  conseillèrent  de  conlinuer  le  même  travail  sur  le 
commencement  de  l'histoire  de  TÉglise.  En  effet,  dit  Du 
Fossé,  «  l'exactitude  d'une  critique  Irès-judicieuse  qui 
lui  étoit  comme  naturelle*,  la  justesse  d'un  discerne- 
ment très-fin,  la  fidélité  d'une  mémoire  à  laquelle  rien 
n'échappoit,  une  incroyable  facilité  pour  le  travail,  un 
style  noble  et  serrè^y  et  par-dessus  tout  un  amour  ardent 
pour  la  vérité,  »  tant  de  qualités  réunies  le  rendaient 
très-capable  de  pousser  cette  entreprise.  Mais  il  n'eut 
longtemps  d'autre  but,  en  continuant  son  travail,  que 
l'utile  occupation  de  son  esprit  dans  la  retraite,  son  ins- 
truction particulière,  et  tout  au  plus  celle  de  quelques 
amis;  il  ne  songeait  aucunement  à  s'adresser  au  public. 
L'étude  désintéressée,  tel  est  le  caractère  littéraire  de 
Tillemont.  Savoir  sans  autre  but  que  de  savoir,  sans 
vouloir  en  faire  ensuite  œuvre  d'art  et  monument,  sans 
s'inquiéter  même  de  paraître  savoir  en  publiant,  c'est  là 
aussi  une  vocation  propre  et  une  tournure  de  certains 
esprits.  Cet  ordre  d'étude  est  à  merveille  représenté  de 
nos  jours  par  des  noms  comme  ceux  de  Eaynouard  ou 
de  Fauriel.  Pourtant,  à  cette  application  purement  et 
uniquement  studieuse  Tillemont  ajoute  ce  qui  en  est 
le  sens,  ce  qui  en  est  l'âme  et  le  rayon  dans  l'ombre,  la 
vraie  lampe  durant  la  veille  :  il  pratique  l'étude  désin- 
téressée en  vue  de  Dieu  ^. 

1.  Entendez  une  critique  relative.  Tillemont  ne  mettra  jamais  en 
doute  l'autorité  d'un  saint  Père  ;  mais  il  examinera  et  discutera, 
s'il  le  faut,  toute  question  de  détail  compatible  avec  ce  fonds  de 
i:Oumission  première. 

2.  Entendez-lc  aussi  relativement  aux  autres  styles  de  Port- 
Royal. 

3.  Il  y  a  sur  l'étude  désintéressée,  sur  sa  douceur  austère  et  du- 
rable, de  belles  pages  dans  la  préface  des  Dix  Ans  d'Études  histo- 
riques de  M.  Augustin  Thierry.  Les  Mémoires  de  Du  Fossé  nous 
oiïient  un  endroit  qui  les  rappelle.  C'est  quand  Du  Fossé  va  des 
Granges  à  l^aris  faii  e  un  petit  séjour  pour  examiner  les  manuscrits 
de  saint  Jean  Climaque  avec  les  Commentaires  d'Élie  de  Crète,  qui 


LIVRE  QUATRIÈME, 


13 


A  la  fin  de  son  Cours,  il  fut  assez  longtemps  avant  de 
se  décider  pour  un  élat,  pour  un  genre  de  vie;  et  on 
le  regardait  même  comme  trop  indéterminé  là-dessus, 
a  parce  que,  comme  dit  son  frère  le  trappiste,  on  aime 
d'ordinaire  à  savoir  bientôt  ce  que  les  gens  veulent 
devenir.  Mais  son  retardement  en  ce  point,  ajoute-t-il^ 
ne  venoit  pas  d'irrésolution  et  d'indolence  :  Tunique 
raison  qui  Tempêchoit  de  prendre  un  parti,  c'est  qu'il 
n'apercevoit  de  tous  côtés  que  dangers.  »  Nous  voyons 
dans  cette  indécision  même  la  balance  propre  à  l'esprit 
du  cçitique,  qui  pèse  toutes  les  parties  d'une  question, 
et  n'incline  qu'avec  lenteur. 

D^âilleurs  le  choix  de  Tillemont  était  tout  fait  :  res- 
ter dans  le  même  état  et  marcher  dans  la  même  voie 
où  il  se  trouvait  dès  l'âge  de  dix-huit  ans,  y  persévé- 
rer jusqu'à  soixante,  en  se  maintenant  libre  de  tout 
engagement  trop  particulier,  voilà  sa  carrière,  —  ce 
qu'elle  eût  été  surtout,  si  on  l'eût  laissé  se  la  choisir 
seul;  et  quand,  plus  tard,  il  se  résigna  à  entrer  dans  le 
saint  ministère  plus  avant  qu'il  n'aurait  osé,  ce  fut  pour 
obéir. 

En  1656,  lorsqu'il  y  eut  ordre  de  sortir  de  Port- 

se  trouvaient  dans  la  Bibliothèque  du  Chancelier  Seguier,  et  dont 
M.  Le  Maître  avait  besoin  :  «  Ce  fut  une  vraie  fatigue  pour  moi, 
dit  il;  car  je  partois  le  matin  de  chez  M.  de  Bernières,  où  je  de- 
meurois,  avec  un  petit  pain  dans  ma  poche;  et  je  passois  la  plus 
grande  partie  du  jour  dans  la  Bibliothèque,  m'en  revenant  souper 
le  soir  chez  mon  hôte,  qui  n'étoit  pas  peu  étonné  de  cetie  étude 
si  cachée  et  si  laborieuse  pour  un  jeune  homme.  Mais  le  plaisir  que 
j'avois  de  celui  que  je  donnerois  à  M.  Le  Maître  en  lui  portant  ces 
Commentaires,  qu'il  désiroit  avec  ardeur^  me  rendoit  douce  cette 
fatigue.  »  Ici  ce  n'est  pas  l'étude  pour  l'étude,  ni  pour  l'art  qu'on 
en  tirera;  il  y  a  plus  de  désintéressement  et  de  joie  encore  :  c'est 
l'étude  pour  Dieu  et  pour  M.  Le  Maître,  pour  un  ami  en  Dieu.  — 
A  ceux  qui  aiment  à  se  compléter  et  à  faire  collection  de  pensées 
sur  chaque  sujet,  j'indiquerai  encore  un  article  inséré  automeXIIi 
des  Causeries  du  Lundi  et  intitulé  :  Guillaume  Favre  de  Genève, 
ou  l'Étude  pour  VÉtuàe> 


14 


PORT-ROYAL. 


Royal  des  Champs,  M.  de  Tilleraont  avec  Du  Fossé 
alla  demeurer  dans  une  petite  maison  de  la  rue  des 
Postes,  en  compagnie  d'un  ecclésiastique  (M.  Akakia 
du  Mont)  et  de  son  frère  (M.  Akakia  du  Lac),  que  leur 
associa  M.  Singlin;  car  les  deux  amis  étaient  un  peu 
jeunes.  M.  de  Tillemont  fit  là  ce  qu'on  le  verra  faire 
toujours,  il  étudia.  Trois  ou  quatre  ans  après,  il  alla  au 
château  de  Saint- Jean-des- Trous,  alors  vide  par  suite 
de  la  mort  de  M.  de  Bagnols  et  du  renvoi  de  ses  enfants 
à  Lyon;  il  y  continua  ses  études  ecclésiastiques  (1660- 
1661)  avec  le  curé  du  lieu,  M.  Burlugai,  docte^^ir  de 
Navarre  et  fort  habile  homme.  Du  Fossé  en  était  aussi  *  ; 
il  suivait  le  même  sillon  que  son  ami,  mais  avec  un 
peu  plus  d'inégahté.  Il  se  permettait  même  quelques 
distractions.  Ainsi  il  nous  raconte  que^  durant  les  pre- 
miers mois  de  cette  retraite  au  château  des  Trous,  le 
Roi  et  la  nouvelle  Reine  firent  leur  entrée  solennelle  à 
Paris  (26  août  1660)  !  M.  de  Tillemont  n  eut  pas  même 
l'idée  de  bouger,  mais  Du  Fossé  se  donna  le  spectacle 
de  cette  cérémonie;  et  comme,  dans  son  admiration  in- 
nocente, au  retour  il  en  parlait  à  M.  de  Saci  avec  un 
reste  d'éblouissement,  ce  dernier  lui  répondit  en  sou- 
riant que  toutes  ces  splendeurs  d'habits  et  de  pierreries 

1.  M.  Burlugai  était  savant  en  histoire  ecclésiastique;  M.  de  Til- 
lemont et  lui,  et  même  Du  Fossé,  faisaient  chacun  en  particulier 
des  remarques  sur  les  difficultés  qui  se  présentaient,  et  ils  se  les 
communiquaient  ensuite.  Toutes  ces  remarques  restèrent  entre  les 
mains  de  M.  de  Tillemont,  à  qui  elles  servirent  pour  son  Histoire. 
On  ne  saurait  concevoir  une  absence  plus  entière  d* amour-propre 
et  (Vesprit  de  propriété  dans  le  travail  intellectuel.  Du  Fossé  se 
met  à  l'œuvre  pour  M.  Le  Maître,  lequel  se  borne  lui-même  à  re- 
voir et  à  corri^,^er  les  traductions  dites  de  d'Andilly.  Tillemont  li- 
vrera plus  Urd  tous  ses  Recueils  sur  saint  Louis  à  M.  de  Saci,  puis 
à  M.  de  La  Chaise;  et  k  son  tour  il  nous  représente  sous  son  nom, 
le  seul  aujourd'hui  célèbre,  ces  autres  noms  obscurs  et  si  estimable» 
de  son  ami  Du  Fossé,  de  M.  Burlugai. 


LIVRE  QUATRIÈME 


15 


lui  paraissaient,  après  tout,  peu  de  chose,  en  compa- 
raison de  deux  diamants  qu'il  se  figurait  aussi  gros  que 
les  tours  de  Notre-Dame»  Par  cette  sorte  d'admiration 
en  bloc  et  une  fois  pour  toutes,  M.  de  Saci  se  dispensait 
ingénieusement  de  toutes  les  petites  admirations  de 
détail.  Et  il  ne  faut  pas  s'étonner,  ajoute  Du  Fossé,  s'il 
tenait  un  tel  langage,  ayant  appris  de  saint  Jean,  dans 
la  description  de  la  Céleste  Jérusalem,  qu'elle  était 
d'or  pur,  que  sa  muraille  était  de  jaspe,  et  qu'elle  avait 
douze  portes  qui  étaient  faites  de  douze  perles.  M.  de 
ïillemont  aurait  bien  pu  répondre  à  Du  Fossé  comme 
M.  de  Saci. 

Voilà  donc  les  plus  grands  orages  de  la  jeunesse  de 
M.  de  Tillemont  :  de  la  solitude  des  Granges  à  la  mai- 
son solitaire  de  la  rue  des  Postes,  de  celle-ci  au  châ- 
teau désert  de  Saint-Jean-des-Trous,  étudiant  et  priant 
toujours. 

Il  alla  pourtant  encore,  en  ces  années  de  persécution 
croissante,  chercher  un  abri  à  Beauvais  dans  le  Sémi- 
naire du  digne  évêque  M.  de  Buzanval.  On  l'y  reçut 
avec  des  marques  extraordinaires  d'estime.  Tout  jeune 
qu'il  était  (il  avait  2 4  ans),  on  le  considérait  déjà  comme 
très-habile  dans  l'histoire.  M.  Hermant,  M.  Haslé  qui 
enseignait  la  théologie  au  Séminaire,  ces  gens  de  mé- 
rite que  nous  connaissons  à  titre  de  maîtres  ou  de  col- 
lègues de  M.  de  Beaupuis,  s'accordaient  pour  indiquer 
M.  de  Tillemont  aux  jeunes  gens  qui  voulaient  appro- 
fondir l'histoire  de  l'Église,  et  ils  le  consultaient  eux- 
mêmes  dans  leurs  doutes  sur  les  points  embarrassants. 
Cette  considération  dont  on  l'environnait  parut  à  l'hum- 
ble Tillemont  un  écueil.  Il  en  écrivit  à  M.  de  Saci, 
son  directeur,  et  lui  demanda  si  ce  n'était  pas  une 
raison  pour  quitter  Beauvais  et  chercher  une  retraite 
plus  sûre.  Sur  un  conseil  que  lui  donna  M.  de  Saci,  et 
qu'il  interpréta  trop  à  la  rigueur,  il  voulut  pousser  la 


16 


PORT-ROYAL. 


réserve  jusqu'à  s'excuser  de  répondre  à  M.  Hermant  et 
à  M.  Haslé  lorqu'ils  lui  demandaient  un  éclaircissement. 
M.  de  Saci,  en  y  revenant,  tempéra  ses  craintes,  et  le 
régla. 

Mais  le  modeste  scrupule,  apaisé  d'un  côté,  renaissait 
toujours.  L'évêque  de  Beau  vais,  après  l'avoir  déterminé, 
non  sans  peine,  à  recevoir  la  tonsure,  disait  volontiers 
et  assez  haut  qu'il  n'aurait  point  eu  au  monde  de  plus 
grande  consolation  que  d'espérer  de  Tavoir  pour  suc- 
cesseur. Et  en  efiet,  si  Ton  met  de  côté  l'obstacle  du 
Jansénisme,  Tillemont,  par  sa  famille^  aurait  pu  pré- 
tendre à  tout  dans  l'Église.  Ces  honorables  paroles  de 
révêque  étaientpourl'humilité  du  jeune  homme  une  nou- 
velle et  sensible  blessure.  Ces  blessures-là  lui  arri« 
vaient  de  tous  les  côtés.  Son  père,  digne  magistrat,  qui 
devait  atteindre  l'âge  de  patriarche  et  avoir  enfin  la 
douleur  de  lui  survivre,  son  père  trouvait  tant  de  plaisir 
et  d'utilité  aux  lettres  de  ce  cher  fils,  qu'il  Tobligeait 
toujours  à  y  insérer  quelques  paroles  d'édification. 
M.  de  Tillemont,  dans  ses  réponses,  se  plaint  avec  res- 
pect de  cet  ordre  que  lui  donnaient  monsieur  et  ma- 
dame Le  Nain;  mais,  tout  en  s'en  plaignant,  il  s'y  ren- 
dait, et  comblait  par  des  insinuations  bien  ménagées  le 
désir  paternel. 

Du  Séminaire,  il  alla  passer  (toujours  à  Beauvais) 
cinq  ou  six  ans  dans  la  maison  de  M.  Hermant  :  les 
Vies  des  quatre  Pères  et  Docteurs  de  l'Eglise  grecque, 
publiées  par  M.  Hermant  et  en  son  nom     ont  certai- 

1.  La  première  qui  parut  en  1664  ,  la  Vie  (Je  saint  Jean  Chrysos- 
tome,  fut  donnée  sous  le  nom  du  sieur  Ménart  (anagramme  d'Er- 
mant)  :  c'est  celle  à  laquelle  Tillemont  dut  contribuer  le  moins.  Les 
vies  de  saint  Atlianase,  de  saint  Basile,  etc.,  publiées  ensuite,  pa- 
rurent sous  le  nom  avoué  de  M.Godofioy  H(3rmant.  «Je  voudroisici, 
dit-il  dans  la  ])rérace  du  saint  Aihanase,  pouvoir  témoigner  ma  ro- 
connoissance  à  ceux  qui  m'ont  fait  celte  laveur  (de  m'instruue  par 
lours  lumières),  mais  leur  modestie  est  un  obstacle  à  cette  déclara- 


LIVRE  QUATRIÈME. 


17 


nement  profité  de  cette  communication  habituelle  et 
intime,  oii  Tillemont  voulut  disparaître.  Cependant  les 
égards  et  les  témoignages  persévérants  de  l'évêque,  qui 
le  suivaient  hors  du  Séminaire,  décidèrent  Tillemont  à 
prier  son  père  de  lui  permettre  de  quitter  tout  à  fait  la 
ville  de  Beauvais;  il  n'eut  pas  d'autre  raison  à  donner, 
sinon  que  M.  de  Beauvais  le  considérait  trop,  et  qu'il 
craignait  que  les  suites  pour  lui  n'en  fussent  dange- 
reuses. Il  semblait  qu'à  force  de  vivre  dans  les  premiers 
siècles  de  l'Église,  il  craignît  quelqu'une  de  ces  saintes 
violences  par  lesquelles  tout  un  peuple  et  les  prêtres 
d'une  ville  se  saisissaient  d'un  humble  particulier,  et  le 
faisaient  évêque. 

De  retour  à  Paris  à  la  Paix  de  l'Église  (1669),  il  de- 
meura encore  deux  années  environ  avec  Du  Fossé,  et 
aussi  avec  M.  Le  Tourneux,  bientôt  célèbre  comme 
prédicateur;  ils  avaient  loué  une  maison  solitaire  rue 
Saint-Victor,  au  faubourg  Saint-Marceau.  De  cette  nou- 
velle communauté  d'études  sortit  THistoire  de  Tertul- 
lien  et  d'Origène,  publiée  par  Du  Fossé  seul*.  C'était  le 

lion,  et  m'empêche  de  dire  ici  tout  ce  que  je  souhaite  rois  touchant 
le  secours  que  j'en  ai  reçu,  »  —  Au  reste,  M.  Hermant,  plus  con- 
tentieux parfois  qu'on  ne  le  voudrait,  se  retrouvait  lui-même  de 
cette  race  de  Port-Royal  en  humilité  et  en  abnégation  littéraire.  Le 
Premier  Président  de  Laraoignon,  dont  il  fut  de  tout  temps  l'ami, 
l'ayant  informé  que  la  Gazette  avait  dit  du  bien  de  son  Chrysos- 
tome,  il  s'en  montra  plus  attristé  que  satisfait.  Comme  c'était  en 
un  temps  où  la  persécution  frappait  et  diffamait  tous  ses  amis, 
cette  louange  lui  devenait  comme  une  ironie  cruelle  et  une  amer- 
tume. L'aimable  Premier  Président  avait  beau  lui  annoncer  que 
des  Jésuites  eux-mêmes  avaient  fait  l'éloge  du  livre  chez  lui, 
M.  Hermant  ne  donnait  point  dans  ces  douceurs,  et  il  se  refusait  à 
aller  jouir  des  ombrages  de  Bâville,  tandis  qu'on  avait  dispersé 
dans  les  carrefours  les  pierres  du  Sanctuaire  :  c'est  ainsi  qu'il  ap- 
pelait les  religieuses  de  Port-Royal.  —  Décidément  nos  amis,  de- 
puis le  premier  jusqu'au  dernier,  étaient  de  parfaits  originaux  au 
regard  du  monde.  Je  crains  que  la  race  n'en  soit  perdue. 
1.  Sous  le  nom  du  sieur  de  La  Motte.  Du  Fossé  lui-môme  ne  pré* 

iV  —  2 


18 


PORT-ROYAL. 


besoin  et  la  religion  de  M.  de  Tillemont  d'être  ainsi 
utile  sans  le  paraître,  de  s'effacer  en  servant  FÉglise  par 
les  autres.  Tel  on  Fentrevoit  dans  le  secret  de  sa  conduite 
et  de  son  procédé,  soit  envers  M.  Hermant,  je  l'ai  dit, 
soit  envers  le  traducteur  et  l'historien  de  saint  Gyprien 
(M.  Lombert),  envers  tous  ceux  enfin  qu'il  pouvait 
obliger*.  11  avait  joie  de  se  décharger  entre  les  mains 
d' autrui  de  son  travail  accumulé  ;  toute  la  grâce  qu'il 
demandait  était  qu'on  ne  le  donnât  point  lui-même  à 
connaître.  Quelque  facilité  pourtant  qu'il  eût  à  faire 
ainsi  abandon  de  ses  ouvrages  aux  autres,  il  discernait 
(car  le  discernement,  qu'on  le  sache  bien,  ne  le  quittait 
jamais)  ceux  à  qui  il  se  communiquait  avec  cette  con- 
fiance. Travaillant  à  étouffer  en  lui-même  tout  senti- 
ment de  vanité,  il  ne  croyait  pas  devoir  contribuer  à 
celle  des  autres  :  il  ne  se  serait  pas  anéanti  de  la  sorte 
pour  porter  tribut  à  l'idole  de  quelque  écrivain  glorieux; 
mais  quand  il  reconnaissait  des  vues  pures,  un  labeur 
désintéressé,  entrepris  et  poursuivi  en  idée  de  Dieu,  il 
n'avait  rien  de  réservé. 

C'était  le  temps  de  la  Paix  de  l'Église  :  M.  de  Tille- 
mont ne  se  trouvant  pas  encore  assez  séparé  du  monde 
dans  sa  rue  Saint- Victor,  et  attiré  sans  doute  par  les 
chants  recommençants  et  les  cloches  réjouies  du  saint 
monastère,  alla  demeurer  à  la  campagne  (1672),  dans 
la  paroisse  de  Saint-Lambert,  entre  Ghevreuse  et  Port- 
Royal  des  Ghamps.  M.  de  Saci,  usant  de  son  autorité, 
lui  fit  recevoir  successivement  les  différents  Ordres  (car 

tendait  pas  en  tirer  honneur.  —  L'anbé  de  Longuerue,  parlant  de 
cet  ouvrage  avec  éloge,  ajoutait  que  Du  Fossé,  qui  avait  été  quel- 
que temps  avec  M.  de  Tillemont,  ne  put  s'accorder  avec  lui.  Où  a- 
l-il  été  prendre  cela? 

l.  L(.'S  savantes  notes  dont  M.  Du  Bois  accompagna  ses  traduc- 
tions de  saint  Augustin  sont  de  M.  de  Tillemont.  C'est  d'Olivetj 
dans  sa  notice  sur  Du  Bois,  qui  nous  l'apprend. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


19 


riiumble  clerc  a'avait  que  la  tonsure),  et  il  put  enfin 
lui  conférer  la  prêtrise  aux  quatre-temps  du  Carême 
de  1676*.  11  le  destinait  même  à  être  son  successeur 
dans  la  conduite  des  âmes,  de  ces  âmes  qu'on  allait, 
hélas î  leur  interdire;  et  c'est  pourquoi  il  lui  appliquait 
cette  sainte  violence  que  lui-même  avait  subie  de  M.  Sin- 
glin,  et  que  M.  Singlin  avait  subie  de  M.  de  Saint- 
Gyran.  M.  de  Tillemont  avait  quarante  ans.  Dans  cette 
vue  prochaine  de  M.  de  Saci,  à  laquelle  il  se  soumettait 
sans  trop  la  sonder,  il  fit  bâtir  sur  la  cour  même  de 
l'abbaye,  devant  l'église,  un  petit  logement^,  où  il  ha- 

1.  Le  Journal  de  Port  Royal  a  noté  comme  dignes  de  mémoire 
toutes  les  circonstances  de  la  première  messe  de  M.  de  Tillemont  : 

«  Le  mardi  25ème  (août  1676),  jour  de  Saint  Louis,  M.  de  Tillemont 
dit  sa  première  messe  aux  Jacobins.  M.  Arnauld  et  M.  de  Saci  furent  à 
Paris  pour  y  assister.  Cette  messe  fut  basse  et  sans  cérémonie,  réservant 
à  dire  céans  (à  Port-Royal)  sa  première  chantée.... 

«  Le  vendredi  28ème,  jour  de  Saint  Augustin,  il  chanta  solennellement 
la  messe  d'après  tierces.  Ce  fut  M.  de  Saci  qui  lui  aida,  revêtu  de  chappe; 
M.  Bourgeois  et  M.  Hermant  lui  servirent  de  diacre  et  sous-diacre.  La 
messe  fut  chantée  du  Saint,  à  deux  chantres,  et  avec  l'ornement  blanc 
des  grandes  fêtes.  On  la  sonna  aux  deux  cloches.  Auparavant  que  de  la 
commencer,  on  dit  Veni  Creator^  qu'il  commença  lui-même  en  chant,  et 
après  lequel  il  dit  l'oraison  :  Deus  qui  corda  fideliuin,  etc. 

«  A  la  dernière  bénédiction  de  cette  messe,  on  ouvrit  la  grille  pour  le 
recevoir;  et  après  le  dernier  Évangile,  il  imposa  les  mains  à  tout  le 
monde  ici  dedans,  aux  professes,  novices,  postulantes,  enfants,  séculières; 
et  de  même  au  dehors. 

«  Après  Vêpres,  il  fit  l'adoration.  » 

—  Les  amis  de  Port-Royal  qui  devenaient  prêtres  aimaient  ainsi 
à  dire  leur  première  messe,  au  moins  leur  première  messe  solen- 
nelle et  chantée,  dans  l'église  du  monastère.  Cette  dévotion  dura 
jusqu'à  la  fin,  jusqu'à  l'heure  de  la  destruction. 

2.  On  a  tout  et  on  sait  tout  de  Port-Royal;  bon  gré,  mal  gré, 
quand  on  y  habite  et  qu'on  y  pénètre  comme  nous  faisons,  on  est 
informe  de  tout.  On  a  lacté  passé  avec  le  maçon  et  avec  les  autres 
corps  de  métier  pour  la  construction  du  logis  de  M.  de  Tillemont. 
Celui-ci  paya  les  trois  quarts  du  bâtiment,  et  l'abbaye  paya  le  der- 
nier quart,  s'élant  réservé  le  rez-de  chaussée.  L'acte  a  été  dressé 
et  signé  le  18  mai  1676,  par  M.  de  Luzanci  qui  était  chargé  de 
let  oftice  du  ménage  et  de  cette  intendance  domestique;  et  en 
post-scriptum,  on  lit  :  «  Je  lui  ai  donné  pour  vin  du  marché  un 


20 


PORT-ROYAL. 


bita  deux  années;  mais  la  persécution  de  1679  l'en  fit 
sortir.  Tout  le  crédit  de  son  père  et  de  ses  parents,  qu'il 
mit  en  action  pour  obtenir  de  retourner  en  cette  patrie 
de  Port-Royal,  demeura  inutile.  Il  se  retira  alors  à  la 
terre  de  Tillemont  même,  dont  il  portait  le  nom,  à  une 
lieue  de  Vincennes,  près  Montreuil  ;  et,  à  part  un  voyage 
en  Hollande*,  il  n'en  sortit  plus  jusqu'à  sa  mort  que 
pour  de  courtes  visites  qu'il  faisait  chaque  année,  au 
temps  des  vacances,  chez  ses  amis. 

M.  Tronchai,  qui  passa  auprès  de  lui  comme  secré- 
taire les  huit  dernières  années,  nous  a  laissé  la  Vie  et 
l'Esprit  de  M.  de  Tillemont.  Éditeur  des  Mémoires  de 
Fontaine,  M.  Tronchai  nous  a  paru  sévère  dans  le  ju- 
gement qu'il  en  a  porté ^;  mais  lui-même,  avec  plus  de 
précision  et  plus  de  critique,  n'a-t-il  pas  été  comme  le 
Fontaine  de  son  pieux  et  docte  maître  ?  Il  mérite  en  effet 
cette  louange, plus  grande  dans  notre  bouche  qu'il  n*eût 
pu  le  supposer.  J'ai  déjà  emprunté  beaucoup  à  son  excel- 
lent portrait  de  Tillemont,  et  je  continue  d'en  tirer  un  à 
un  les  meilleurs  traits,  tant  il  y  a,  selon  moi,  de  finesse 
et  de  nuance  dans  l'aplomb  même  et  l'uniformité  de 
cette  sainte  figure. 

M.  de  Tillemont  avait  pour  maxime  que  «  l'esprit  de 
l'homme,  naturellementinconsiant,  abesoin  d'être  arrêté 
par  une  suite  d'actions  fixes,  afin  que,  sachant  ce  qu'il 
â  à  faire,  il  ne  soit  pas  emporté  par  sa  propre  légèreté.  » 
Depuis  quatre  heures  du  matin  en  Carême,  et  quatre 
heures  et  demie  dans  le  cours  ordinaire  de  ^'année,  jus- 

6cu  blanc.  »  —  Et  c'est  dans  les  Papiers  du  ministre  secrétaire 
d'État,  M.  de  Pomponne,  frère  de  M.  deLuzanci,  qu'on  est  tout 
étonné  de  rencontrer  ces  comptes  et  mémoires  d'ouvriers  de  la 
maison  des  Champs. 

1.  Il  y  alla  pour  visiter  M.  Arnauld  qui  y  était  réfugié,  et  M.  de 
Neercassel,  évôque  deCastorie  (et  réellement  archevêque  d'Utrecht), 
le  graiid  auxiliaire  de  Port-Royal  en  ce  pays. 

2.  Tome  II,  page  2^15. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


21 


qu'à  neuf  heures  et  demie  du  soir,  sa  vie  était  réglée,  le 
premier  jour  comme  tous  les  jours.  Il  était  enfermé  tout 
ce  temps,  hors  deux  heures  de  relâche  après  son  dîner, 
qu'il  employait  ordinairement  à  marcher.  —  11  était 
exact  à  dire  chaque  Office  à  son  heure  propre  ;  et,  dès 
que  cette  heure  sonnait,  il  quittait  l'étude,  fût-ce  même 
à  regret,  ce  qu'il  se  reprochait  parfois  ;  mais  il  croyait 
qu'on  devait  en  cette  exactitude  suivre  l'esprit  de  TÉglise, 
qui  est  de  se  renouveler  ainsi  de  temps  en  temps,  et 
d'arroser  son  ouvrage  par  des  prières. 

Il  aimait  extrêmement  le  chant  d'Église,  qu'il  avait 
appris  de  lui-même  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  ;  et  il  le 
savait  si  parfaitement,  qu'il  le  composait  très-bien. 
Quand  il  n'allait  pas  à  sa  paroisse  pour  Vêpres,  il  les 
chantait  lui-même  dans  sa  chapelle  domestique  :  c'était 
son  luxe  et  sa  fête. 

Sa  parole  était  concise.  Rarement  il  prévenait  en 
parlant  le  premier,  et  il  attendait  qu'on  l'interrogeât. 
Il  n'a  jamais  parlé  en  public,  excepté  peut-être  dans  les 
premiers  temps  de  sa  prêtrise,  pour  faire  des  instruc- 
tions à  la  campagne.  Il  s'était  accoutumé  de  bonne  heure 
dans  son  Histoire  à  ne  pas  s'étendre,  à  ne  prendre  d'un 
sujet  que  l'essentiel  ;  mais  cet  essentiel,  il  le  disait  avec 
une  vive  plénitude,  avec  une  onction  particulière,  et  ceux 
qui  ravalent  entendu,  même  les  plus  simples,  s'en  res- 
souvenaient toujours. 

Dans  ses  promenades,  ou  même  ses  voyages,  qu'il 
faisait  toujours  à  pied,  un  bâton  à  la  main,  comme  un 
simple  prêtre  de  campagne,  —  comme  Mabillon,  —  sa 
bonté  le  rendait  affable  avec  les  petits  soit  d'âge,  soit  de 
condition.  Il  les  saluait  tous  quand  il  les  rencontrait,  et 
leur  parlait  comme  à  ses  frères.  Un  certain  air  de  sainteté 
transpirant  sur  son  visage  ajoutait  à  l'accent  de  ses  pa- 
roles. Il  disait  des  domestiques  :  «  Ils  sont  aussi  nobles 
que  nous,  et  un  homme  ne  doit  rien  à  un  homme  que 


22 


PORT-ROYAL. 


Famitié.  »  A  Fégard  des  enfants,  une  charité  particu- 
lière le  rabaissait  jusqu'à  eux  avec  une  simplicité  ad- 
mirable. Il  leur  rendait  raison  de  tout,  même  aux  plus 
petits  ;  il  ne  leur  imposait  jamais  par  autorité.  Mais 
écoutons  ici,  sans  en  rien  perdre,  son  biographe  lui- 
même  : 

«  Il  leur  disoit  toujours  quelque  chose  d'instructif,  quand 
Toccasion  s'en  présentoit.  Il  s'appliquoit  surtout  à  leur  don- 
ner une  idée  de  leur  âme,  pour  leur  faire  concevoir  quelque 
chose  de  spirituel,  et  les  élever  par  là  à  Dieu.  Il  tiroit  des 
raisons  et  des  comparaisons  de  tout  ce  qui  se  présentoit.  Il 
demandoit  quelquefois  à  de  jeunes  enfants  qui  gardo"ent  des 
vaches,  comment  de  si  gros  animaux  se  laissoient  conduire 
par  eux  qui  étoient  si  petits.  Il  tâchoit  ensuite  de  leur  faire 
comprendre  par  là  qu'il  falloit  donc  qu'il  y  eût  en  eux  quel- 
que chose  de  plus  noble  et  de  plus  élevé  qu'en  ces  bêtes,  et 
que  c'étoit  leur  âme;  qii'elle  étoit  plus  excellente  que  le  Soleil 
et  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  au  monde;  mais  que  le 
péché  la  défiguroit,  et  la  rendoit  plus  difforme  que  les  plus 
horribles  bêtes  :  par  où  il  cherchoit  à  leur  inspirer  de  l'hor- 
reur du  péché.  Et  pour  leur  apprendre  en  partie  ce  que 
c'étoit,  il  leur  disoit,  en  un  mot,  que  c'étoit  ce  qu'ils  n'osoient 
faire  devant  les  personnes  qu'ils  craignoient,  —  Il  aimoit  leur 
simplicité,  et  révéroit  en  quelque  sorte  leur  innocence.  » 

Cette  idée  de  Tenfance,  d'après  Tillemont,  n'est  pas 
contradictoire  avec  celle  que  M.  de  Saint-Gyran  nous  a 
montrée,  non  moins  charitable,  mais  d'aspect  plus  sé- 
vère ;  c'en  est  le  correctif  et  le  complément.  Osons  en- 
trer plus  avant  dans  ces  détails,  qui  rappellent  chez  Til- 
lemont  Taimable  tendresse  de  saint  François  de  Sales  et 
celle  des  anciens  Pères  des  déserts  : 

«  Il  étoit  bien  aise,  nous  apprend  son  biographe,  qu'on 
apportât  les  plus  petits  à  la  Messe,  et  il  n'appréhendoit  pas 
tant  qu'on  fait  d'ordinaire,  de  les  y  entendre  pleurer  :  «  Leurs 
cris,  disail-il  après  un  saint  Père,  sont  leurs  prières,  et  des 
prières  auxquelles  Dieu  n'est  point  insensible.  »  —  Il  auroit 


LIVRE  QUATRIÈME. 


23 


volontiers  dit  à  ceux  qui  ne  les  peuvent  souffrir,  ce  que  saint 
Pemeu,  abbé  en  Egypte,  disoit  à  ses  Frères,  qui  vouloient 
quitter  leur  retraite  parce  qu'ils  y  entendoient  les  pleurs 
des  enfants  :  «  C'est  donc  à  cause  des  voix  des  Anges  que 
vous  voulez  quitter  ce  lieu?  »  —  Il  croyoit  que  leur  assis- 
tance à  l'Office  divin  étoit  avantageuse  à  l'Église,  dont  ils 
sont,  dans  la  corruption  présente  du  siècle,  la  plus  saine 
portion  ;  que  leur  présence  contribuoit  à  faire  exaucer  les 
prières  qu'on  adressoit  à  Dieu,  et  qu'elle  leur  étoit  vtile  à 
eux-mêmes,  comme  étant  les  moins  opposés  aux  impressions 
de  la  Grâce  que  les  Mystères  confirmoient  en  eux.  » 

Nous  avançons  et  pénétrons,  ce  me  semble,  dans  Té- 
tude  de  cette  figure,  dans  Fintelligence  de  cette  âme  de 
Tillemont.  Humble,  lent,  monotone,  attentif  à  se  déro- 
ber dans  le  sillon  qu'il  creuse,  nous  Favons  suivi,  et 
nous  nous  sommes  peu  à  peu  élevés  (ou  enfoncés,  dirai- 
je?),  jusqu'à  des  accents  qui  viennent  de  nous  toucher, 
j'espère,  par  leur  profondeur  et  leur  tendresse,  par  une 
sorte  d'angélique  beauté. 

Oui,  ridée  de  M.  de  Saint-Gyran  et  celle  de  Tille- 
mont sur  l'enfance,  à  les  bien  entendre,  sont  insépara- 
bles. C'est  parce  que  l'un  adorait  si  fort  Y  Ange  dans 
l'enfant  baptisé  que  l'autre  y  redoutait  si  fort  Y  Adam 
prêt  à  renaître  ;  et  c'est  parce  qu'il  avait  une  si  effrayante 
idée  de  la  corruption  présente  de  la  masse  des  hommes, 
que  M.  de  Tillemont  se  rejetait  si  amoureusement  vers 
Tenfant  encore  tout  pur  du  baptême. 

Et  à  qui  mieux  qu'à  lui  convenait-il  d'avoir  cette  ré- 
vérence et  cette  confiance  pour  l'enfance  chrétienne,  lui 
dont  on  peut  dire  que  toute  sa  vie  fut  une  sainte,  une 
sage,  judicieuse  et  vénérable  enfance;  lui  qui  resta  Ten- 
fant  du  baptême  durant  ses  soixante  années  ?  Saisissons 
bien  les  deux  extrêmes  qu'il  assemble  et  qu'il  concilie  : 
esprit  d'exacte  critique  dès  l'enfance,  ingénuité  d'enfant 
conservée  au  cœur  de  cette  critique  et  de  ce  continuel 
examen,  voila  Yentre-deux  aue  Tillemont  sut  remplir 


24 


PORT-ROYAL. 


(pour  parler  avec  Pascal),  et  ce  qui  le  fait  vraiment 
grand. 

Il  fut  en  tout,  jusqu'à  son  dernier  jour  et  déjk  vieil- 
lard, soumis  à  son  père  avec  la  docilité  de  ses  premières 
années  ;  il  l'honorait  comme  son  seigneur  et  maître,  et 
ne  faisait  pas  la  moindre  chose  sans  sa  permission. 
Quand  il  eut  donné  au  public  son  premier  volume  de 
V Histoire  des  Empereurs  (1690),  le  Journal  des  Savants 
en  parla  d'une  manière  fort  avantageuse  \  M.  Le  Nain, 
son  père,  voulut  lui  faire  lire  cet  article;  mais  M.  de 
Tillemont  (il  avait  53  ans)  le  pria  de  l'en  dispenser,  et 
répondit,  avec  la  pudeur  de  Tenfance,  qu'il  n'avait  pas 
besoin  de  nourrir  son  orgueil  du  détail  de  ces  louanges; 
qu'il  lui  était  plus  que  suffisant  déjà  de  savoir  qu'on 
n'était  pas  entièrement  mécontent  de  ce  qu'il  faisait,  et 
qu'il  ne  travaillait  pas  en  vain  :  car,  est-ii  dit,  a  les 
louanges  faisoient  à  peu  près  la  même  impression  sur 
lui  que  les  injures  et  les  mépris  font  sur  les  autres 
hommes.  On  voy oit  sensiblement  qu'il  soufTroit  dans  ces 
occasions.  L'air  qu'il  prenoit  et  la  rougeur  de  son  visage 
le  marquoit  assez,  sans  qu'il  le  témoignât  par  ses  pa- 
roles. Souvent  il  n'y  répondoit  point,  afin  de  laisser 
plus  tôt  tomber  de  pareils  discours,  qu'il  auroit  entre- 
tenus ou  prolongés  par  ses  réponses....  »  Quant  à  son 
père  vénérable,  patriarche  de  près  de  90  ans,  qui  ne  lui 
survécut  dans  sa  douleur  que  de  peu  de  jours  ^,  M.  de 
Tillemont,  âgé  de  60  ans,  mourut  l'ayant  près  de  son  lit, 
et  en  présence  aus  i  do  M.  Walon  de  Beaupuis,  son  vé- 
nérable maître  :  —  toujours  l'élève  soumis,  Télève-vieil- 
lard,  et  jusqu'au  bout  l'enfant  de  ces  deux  pères. 

Sa  charité  était  grande.  Quand  il  avait  reçu  un  quar- 

1.  A  la  date  du  10  juillet  1690.  Le  Journal  des  Savants  était  di- 
rigé à  cette  époque  par  le  Président  Cousin. 

2.  M.  de  Tillemont  ôlant  mortlo  10 janvier,  M.  Le  Nain  mourut 
le  9  février  suivant  Ue98^. 


LIVKE  QUATRIÈME. 


25 


lier  de  sa  pension  (car  il  n'eut  jamais  d'autre  bien),  il 
commençait  par  prélever  la  part  des  pauvres  ;  il  avait 
lui-même  ses  pensionnaires  de  chaque  mois.  Pour  pro- 
voquer les  autres  aux  bonnes  œuvres  et  leur  insinuer  son 
vif  scrupule  de  charité,  il  trouvait  toutes  sortes  de  rai- 
sons ingénieuses,  presque  subtiles,  bien  solides  pourtant 
auprès  des  Chrétiens.  Par  exemple,  s'il  voyait  mourir 
quelque  enfant  (nous  dit  son  biographe)  dont  les  parents 
fussent  un  peu  à  leur  aise,  il  leur  représentai  t  que  Jésus- 
Christ,  s'étant  chargé  de  pourvoir  cet  enfant  et  de  le  do- 
ter d'un  riche  héritage,  leur  demandait  en  retour  de 
prendre  soin  de  ses  membres,  qui  sont  les  pauvres,  et  de 
lui  attribuer  en  leur  personne  la  part  même  qui  était 
destinée  à  cet  enfant  de  la  maison  ;  que  les  frères  et 
sœurs  ne  pouvaient  légitimement  s'en  plaindre  ;  qu'ils 
auraient  bien  plutôt  à  s'en  féliciter  comme  d'une  source 
de  bénédictions  rejaillissantes,  et  que  le  mort,  bienheu- 
reux ailleurs,  avait  droit  d'attendre  d'ici-bas  cette  marque 
de  l'affection  et  de  la  tendresse  paternelle. 

Nous  savons  ses  pensées  divines  sur  l'enfance  ;  il  les 
étendait  et  les  diversifiait  d'une  manière  adorable,  et 
dont  nous  aurons  à  nous  ressouvenir  quand  nous  parle- 
rons de  M.  Hamon  : 

«  G'étoit  de  ces  petits  innocents,  dit  Tronchai,  dont  il  eût 
voulu  honorer  davantage  les  funérailles  :  il  eût  souhaito 
qu'on  leur  eût  donné  une  place  particulière  pour  leur  sépul- 
ture, comme  étant  dignes  de  n'être  pas  mêlés  avec  la  foule 
des  pécheurs.  Il  disoit  qu'il  n'y  avoit  presque  plus  qu'eux 
dont  on  pût  assurer  le  salut  ^  :  encore  n'avoit-il  l'assurance 
d'une  béatitude  présente  que  pour  ceux  qui  n'avoient  pas  eu 
l'usage  de  leur  raison  ;  et  il  n'en  fixoit  pas  le  temps  à  l'âge 

1.  Je  le  crois  bien.  Ces  enfants  duni  Tillcmoiit,  déjà  vieux,  en- 
toure le  berceau  de  tant  de  chastes  craintes^  sont  ceux  qui,  s'ils 
vivent,  deviendront  les  hommes  de  la  Régence  et  de  cette  entrée 
dissolue  du  dix-huitième  siècle. 


26 


PORT-ROYAL. 


de  sept  ans,  comme  fait  le  commun  du  monde.  Il  y  a  des 

enfants  qui,  connoissant  plus  tôt  lo  mal,  sont  capables  de  le 
commettre  avant  cet  âge.  Il  est  vrai  que,  comme  les  pas- 
sions ne  sont  pas  encore  bien  vives,  il  n'y  a  pas  à  appréhen- 
der de  si  grands  maux.  Mais  si  leurs  fautes  ne  sont  pas  telles 
qu'elles  les  fassent  tomber  dans  la  damnation,  il  jugeoit  par 
l'exemple  de  Dinocrate,  frère  de  sainte  Perpétue  *,  qu'elles 
peuvent  au  moins  différer  leur  bonheur  :  c'est  pourquoi  il 
prioit,  mais  avec  confiance,  pour  ceux  qui  avoient  eu  quelque 
usage  de  raison.  » 

Ces  pages  de  Tillemonl  complètent  et  achèvent  d'ex- 
primer, ce  me  semble,  tout  ce  que  nous  pouvons  rendre 
de  ridée  grave,  profonde,  à  la  fois  terrible  et,  j'ose  dire, 
chrétiennement  clémente,  de  Venfance,  telle  qu'elle  est 
empreinte  dès  Torigine  dans  l'institution  des  Écoles  de 
Port-Royal,  et  telle  qu'elle  en  ressort  fidèlement. 

M.  de  Tillemont,  cet  enfant  de  Port-Royal  si  irrécu- 
sable et  si  authentique,  dans  la  circoncision  générale  de 
cœur  et  d'esprit  dont  toute  sa  vie  offre  l'exemple,  semble 
fait  en  même  temps  pour  adoucir,  sur  plus  d'un  point, 
et  pour  modérer  ce  que  certaines  de  nos  teintes  ont  pu 
présenter  de  trop  sévère  et  de  trop  antipathique  à  la 
nature.  Si  son  père  vénérable  lui  survécut  de  quelques 
jours,  il  eut  à  ensevelir  sa  mère.  Il  venait  à  Paris  pour 
lavoir  ;  et,  en  entrant  au  logis  où  il  croyait  la  trouver 
vivante,  il  apprit  qu'elle  était  morte.  Frappé  de  ce  coup 
soudain,  lui  qui  avait  Tâme  fort  tendre,  il  se  contint  pour- 
tant. Il  accepta  même  l'offre  que  lui  fit  le  curé  de  la  pa- 
roisse de  dire  la  grand'messe  funèbre,  et  il  se  trouva  de 
force  à  célébrer  jusqu'au  bout  la  cérémonie  de  la  sépul- 
ture. Nous  reconnaissons  là  l'élève  et  le  successeur 

l.  Le  petit  Dinocrate,  mort  à  l'âge  de  sept  ans,  apparut  à  sa 
sœur  comme  étant  dans  les  peines  de  l'autre  vie,  et  il  en  fut  déli- 
vré par  les  prières  de  la  Sainte.  (Tillemont,  Mémoires  pour  servir 
à  rilistoire  Ecclésiastique,  tome  III,  page  148,  seconde  édition.) 


LIVRÉ  QUATRIÈME. 


27 


désigné  de  M.  de  Saci.  Mais,  écrivant  à  son  frère  le 
trappiste  sur  cette  mort ,  il  s'épanche  ;  ses  larmes  cou- 
lent, et  il  ne  s'en  défend  plus  : 

«  Bien  loin,  écrit-il  à  Dom  Le  Nain,  de  blâmer  les  larmes 
que  vous  avez  répandues  pour  elle,  j'espère  que  c'est  Dieu 
qui  vous  les  aura  fait  répandre....  Le  détachement  que  la 
piété  nous  ordonne  d'avoir  pour  nos  proches,  ne  diminue 
rien  de  l'amour  que  nous  leur  poitons  :  il  le  purifie  et  l'aug- 
mente encore.  La  charité  est  bien  éloignée  de  l'insensibilité, 
pour  ne  pas  dire  de  la  dureté  et  de  la  stupidité  dont  les 
Stoïciens  faisoient  le  comble  de  leur  vertu.  La  vraie  piété  ne 
sèche  point  du  tout  les  larmes ^  mais  elle  les  fait  couler  où  il 
faut  *.  » 

Telle  était  la  tendresse  d'âme  que  ce  grand  critique 
avait  conservée  au  milieu  de  ses  travaux  épineux,  d'un 
genre  dont  l'aridité  gagne  souvent  jusqu'à  l'esprit.  Il 
convient  de  dire  quelques  mots,  du  moins,  de  ses  im- 

1.  Tillemont  officiant  pour  les  funérailles  de  sa  mère,  et  Saci 
faisant  de  même  à  l'enterrement  de  la  sienne,  qu'il  avait  assislée 
dans  l'agonie  (tome  II,  page  330),  tous  deux  attendant  la  fin  des 
devoirs  sacrés  pour  laisser  déborder  leur  douleur,  se  rappelaient 
sans  doute  le  grand  exemple  de  saint  Bernard  à  la  mort  de  son 
frère  Gérard;  et,  après  lui,  ils  auraient  pu  répéter  ces  belles  pa- 
roles :  «  Sed  feci  vim  animo,  ac  dissimulavi  usque  hue,  neaffectus 
f.dem  YÎncere  videretur.  Denique,  plorantibus  aliis,  ego  (iit  adver- 
tere  potuistis)  siccis  oculis  secutus  sum  invisum  funus,  siccis  ocu- 
lis  steti  ad  tumulum,  quousque  cuncta  peracta  sunt  exsequiarum 
soUemnia.  Indutus  sacerdotalibus,  solilas  in  eum  orationes  proprio 
ore  complevi,  terram  meis  manibus  ex  more  jeci  super  dilecti  cor- 
pus, terram  mox  futurum.  Qui  me  intuebantur  flebant,  et  mira- 
iiantur  quod  non  flerem  ipse....  »  Ces  louchantes  paroles  de  saint 
Bernard  se  peuvent  lire  au  xxvi®  de  ses  sermons  sur  le  Cantique 
des  Cantiques,  lorsqu'au  lieu  de  continuer  l'explication  du  saint 
texte  devant  ses  religieux,  il  n'essaye  plus  de  se  contenir,  et  qu'il 
entre  tout  d'un  coup  dans  sa  douleur  :  Quousque  enim  dissi- 
mula?... Mais  c'est  nous  qui  faisons  cet  entier  rapprochement 
d'eux  avec  le  grand  Saint;  les  pieux  disciples,  dans  leur  humilité, 
n'osaient  se  le  permettre  que  de  bien  loin. 


28 


PORT- ROYAL. 


menses  ouvrages,  pour  en  bien  déterminer  le  mérite  et 
le  caractère.  Lorsque  son  grand  corps  d'Histoire  ecclé- 
siastique fut  assez  avancé,  ses  amis  le  pressèrent  de 
commencer  à  publier.  Pour  obéir  à  leurs  instances,  il 
mit  le  premier  volume  entre  les  mains  d'un  Censeur 
qu'on  lui  donna;  mais  il  ne  put  s'entendre  avec  lui  sur 
certaines  petites  difficultés  qui  ne  tenaient  ni  de  près  ni 
de  loin  à  la  foi,  et  que  ce  Censeur  ne  voulait  point  lui 
passer.  Le  théologien  puriste  ne  pouvait  souffrir,  par 
exemple,  que  M.  de  Tillemont  dît  qu'il  n'y  avait  peut- 
être  ni  bœuf  ni  dne  dans  Vèlable  où  Noire- Seigneur  prit 
naissance;  que  les  Mages  ne  vinrent  apparemment  V ado- 
rer qu'après  la  Purification;  que  Marie ^  femme  de  Clèo- 
phaSy  pouvait  être  véritablement  sœur  de  la  Sainte-  Vierge; 
et  autres  choses  de  cette  nature.  M.  de  Tillemont,  si 
soumis,  si  humble,  si  peu  attaché  à  son  propre  sens 
(nous  venons  assez  de  nous  en  faire  idée  dans  Thabi- 
tude  de  sa  vie),  était  un  historien  pourtant,  un  vrai 
critique;  et,  à  ce  titre,  il  avait  aussi  ses  devoirs.  Il  ne 
céda  point  sur  ces  moindres  détails  ;  car  il  s'y  croyait 
autorisé  historiquement,  et  il  ne  jugeait  pas  «  que  l'on 
pût  contraindre  un  historien  dans  ses  sentiments  sur 
ces  sortes  de  matières,  ni  l'obliger  à  combattre  ou  à 
taire  ce  qui  lui  paroissoit  de  plus  vraisemblable,  » 
Peu  empressé  d'ailleurs  de  se  livrer  au  grand  jour,  il 
retira  son  ouvrage,  et  continua  d'y  travailler,  avec  d'au- 
tant plus  de  paix,  disait-il,  qu'il  ne  songeait  plus  à  le 
produire. 

Cette  chicane  du  premier  Censeur  amena  un  change- 
ment non  dans  le  fond  du  travail,  mais  dans  l'ordre  et 
la  distribution.  M.  de  Tillemont  voulait  d'abord  ne  faire 
qu'un  seul  corps  de  l'Histoire  des  Empereurs  et  de  celle 
de  l'Église  :  ses  amis  lui  conseillèrent  alors  de  les  sépa- 
rer; et  comme  l'Histoire  des  Empereurs  n'avait  pas 
besoin  d'un  censeur  théologien,  on  l'engagea  à  com- 


LIVRE  QUATRIEME. 


29 


mencer  de  ce  côté  rirapression,  et  à  pressentir  pai  là  le 
goût  du  public.  Il  donna  donc,  en  1690,  son  premier 
volume  de  Y  Histoire  des  Empereurs,  qui  fut  suivi  de  cinq 
autres  (en  tout  6  volumes  in-4°)  ;  les  quatre  premiers 
parurent  du  vivant  de  Fauteur  (1690-1697);  le  sixième 
ne  fut  publié  que  quarante  ans  après  sa  mort  (1738). 
Le  succès  des  premiers  volumes  fit  désirer  de  plus  en 
plus  mistoire  ecclésiastique  ;  le  Chancelier  de  France 
Boucherat  témoigna  vouloir  y  prêter  la  main  :  on  choisit 
exprès  un  nouveau  Censeur,  et  les  Mémoires  pour  servir 
à  l'Histoire  ecclésiastique  des  six  premiers  Siècles  purent 
oaraître. 

Avant  la  publication,  on  pressa  fort  M.  deTillemont 
de  mettre  cet  ouvrage  par  annales,  et  de  réduire  les 
différents  titres,  sous  lesquels  il  est  divisé,  en  une 
même  suite  et  un  même  corps  d'histoire  :  Finconvé- 
nient,  en  effet,  de  ces , sortes  de  biographies  séparées, 
c'est  qu'on  y  revient  plus  d'une  fois  sur  les  mêmes 
événements;  la  vie  d'un  saint  se  reproduit  en  partie 
dans  celle  d'un  autre,  et  l'on  retrouve  chez  saint  Paul 
plus  d'un  point  qu'on  a  déjà  rencontra  chez  saint  Pierre. 
Quelque  fondement  qu'il  y  eût  à  certains  égards  dans  ce 
conseil,  quelque  déférence  qu'il  se  sentît  pour  ceux  qui 
le  lui  donnaient,  M.  de  Tillemont  ne  >put  toutefois  se 
résoudre  a  ce  remaniement  tout  nouveau  d'une  matière 
qu'il  avait  tant  de  fois  retouchée;  mais  il  offrit  d'aban- 
donner tous  ses  manuscrits  à  qui  voudrait  Fentrepren- 
dre,  pourvu  que  ce  fût  quelqu'un  de  capable.  On  conçoit 
que  personne  ne  se  soit  présenté. 

Les  Mémoires  pour  servir..,,  parurent  successive- 
ment, à  dater  Je  1693,  en  16  volumes  in-4^.  M.  de 
Tillemont  ne  donna  par  lui-même  que  les  quatre  ou 
cinq  premiers.  M.  Tronchai,  son  biographe^  qui  avait 
été  initié  à  ses  travaux  et  à  sa  méthode  durant  les  huit 
dernières  années,  mil  les  volumes  restants  en  état  de  pa- 


30 


PORT-ROYAL. 


raître,  et  en  surveilla  rimpression  avec  un  zèle  érudit  et 
pieux  (1698-1712)  K 

L'objetdeM.  de  Tillemont  en  ses  travaux  a  été  propre- 
ment d'étudier  l'histoire  de  l'Église  et  des  Saints,  et,  à 
cette  occasion,  celle  des  Princes  et  Puissants  du  sièclf3, 
qui  s'y  trouvent  mêlés,  de  l'étudier,  d'après  les 
seules  sources  et  dans  les  textes  originaux,  pour  y  cher- 
cher la  vérité  pure,  et  dégagée  de  toutes  les  préven- 
tions que  donnent  souvent  les  nouveaux  auteurs.  De  ce 
i;u'il  a  ainsi  recueilli  d'original  sur  chaque  point,  il 
(ompose  un  texte  continu,  bout  à  bout,  prenant  de 
chaque  auteur  ce  qu'il  a  de  particulier,  abrégeant  aux 
endroits  où  le  fait  n'est  rapporté  que  par  un  seul  au- 
teur, s'jsittachant  dans  tous  les  cas  à  reproduire  les  expres- 
sioDS  mêmes  de  l'original  quand  elles  ont  quelque 
chose  de  grand,  de  singulier,  ou  qui  marque  quelque 
usage  ancien.  «  Vou  ant,  nous  dit  Du  Fossé,  donner  à 
l'Église  les  titres  originaux  de  son  histoire,  il  a  eu  soin 
de  ne  confondre  jamais  ce  qu'il  dit  lui-même  avec  ce 
qu'ont  dit  tous  les  anciens,  »  De  scrupuleux  crochets, 

Ê 

1.  On  lui  doit  même  quelque  chose  déplus  par  rapport  au  sixième 
et  dernier  volume  de  VHistoire  des  Empereurs  :  M.  Tronchai  y 
avait  mis  la  dernière  main  dès  l'an  1725  ou  1726,  bien  que  ce  vo- 
lume n'ait  paru  qu'en  1738.  C'est  Dom  Clémencel;  qui  m'apprend 
ce  détail  {Histoire  littéraire  manuscrite  de  Port-Royal);  car 
M.  Tronchai,  qui  a  été  jusqu'ici  notre  guide,  cesse  de  l'être  du 
moment  qu'il  s'agit  des  i)ons  offices  que  lui-même  a  pu  rendre  à 
M.  de  Tillemont.  A  Port-Royal,  ce  ne  sont  p:  s  seulement  les  au- 
teurs, ce  sont  les  éditeurs  aussi  qui  sont  modestes.  —  Un  des  amis 
particuliers  de  M.  de  Tillemont,  et  qui  l'aidait  non  moins  diligem- 
ment dans  la  révision  du  manuscrit  et  du  texte,  avant  et  pendant 
l'impression,  était  M.  Vuiilart;  je  lis  dans  une  de  ses  lettres  écrite 
au  lendemain  de  la  mort  de  M.  de  Tillemont  :  «  On  a  imprimé 
son  cinquième  volume  des  Mémoires  sur  l'Histoire  de  l'Église. 
Nous  avions  relu  ensemble  peu  à  peu,  durant  sa  langueur,  la  ma- 
tière du  sixième.  Il  y  a  pour  [)lus  do  dix  volumes  encore  de  besogne 
toute  prête,  et  où  il  n'y  a  plus  que  la  lime  douce  à  passer.  *» 


LIVRE  QUATRIÈME . 


31 


dans  le  courant  du  récit,  marquent  la  séparation.  Le 
lecteur  studieux  s'y  oriente  et  s'y  dirige  :  Tœil  vulgaire 
s'y  accroche  un  peu.  C'est,  du  reste,  bien  moins  au  pu- 
blic même  qu'aux  gens  du  métier,  que  Tillemont  offre  le 
résultat  de  son  travail  : 

a  La  première  vue  de  l'auteur  dans  ses  études  a  été,  dit- 
il,  de  s'instruire  lui-même.  Il  y  en  a  joint  ensuite  une  se- 
conde, qui  a  été  de  pouvoir  aider  ceux  à  qui  Dieu  auroit 
donné  la  grâce  et  la  volonté  de  travailler  à  une  véritable 
Histoire  de  l'Église,  ou  aux  Vies  des  Saints.  Il  a  voulu  les 
décharger  de  la  peine  de  rechercher  la  vérité  des  faits,  et 
d'examiner  les  difficultés  de  la  chronologie.  Ces  deux  choses 
sont  le  fondement  de  l'histoire.  Il  arrive  souvent,  néan- 
moins, que  les  génies  les  plus  beaux  et  les  plus  élevés  sont 
les  nçLoins  capables  de  se  rabaisser  jusque-là.  Ils  ont  trop  de 
peine  d'arrêter  le  feu  qui  les  anime,  pour  s'amuser  à  ces 
discussions  ennuyeuses,  plus  propres  à  des  esprits  mé- 
diocres. » 

Quel  soin,  dès  l'abord,  de  se  diminuer  et  de  se  rabais- 
ser lui-même  *  !  quelle  charité  toute  respectueuse  et 
nullement  ironique  pour  les  beaux  génies!  Nous  verrons 
tout  à  l'heure  comment  quelques-uns  d'entre  eux  vont 
le  lui  rendre.  Ain&i,  tandis  que  les  savants,  même  ceux 
qui  sont  le  plus  voués  à  l'étude  désintéressée,  veulent 
vivre  et  subsister,  sinon  pour  le  gros  du  public,  du  moins 
au  regard  des  autres  savants  leurs  confrères,  Tillemont 

1.  C'est  la  remarque  que  fait  en  commençant  l'auteur  de  l'extrait 
d\i  Journal  des  Savants  (10  juillet  1690)  :  «  Il  est  rare  qu'un  au- 
teur estime  son  ouvrage  moins  qu'il  ne  vaut,  et  qu'il  en  donne  une 
basse  idée.  C'est  pourtant  ce  que  lait  M.  de  Tillemont,  à  qui  il 
ne  tiendra  pas  que  son  livre  {VHtsîoire  des  Empereurs)  ne  soit  re- 
gardé comme  la  production  d'un  esprit  médiocre,  qui  n'a  de  l'exac- 
titude que  parce  qu'il  manque  d'élévation^  et  qui  ne  s'est  unique- 
ment attaché  à  faire  connoître  la  vérité  que  parce  qu'il  ne  s'est 
pas  trouvé  capable  de  l'embellir.  Le  public  lui  doit  la  justice  qu'il 
se  refuse....» 


32 


PORT-ROYAL. 


n'a  de  désir  que  de  s'anéantir  en  eux;  le  Sic  vos  non 
vobis  est  son  vœu,  sa  vocation.  Il  est  arrivé,  par  un  jeu 
bizarre  et  comme  par  une  moquerie  des  choses,  que  ces 
matériaux,  qu'il  préparait  avec  tant  de  patience  et  de 
religion  en  vue  d'un  futur  historien  de  l'Église,  ont  sur- 
tout servi  à  l'historien  de  l'Empire  romain,  au  philosopha 
Gibbon,  qui  en  a  fait  usage  dans  un  dessein  assez  diffé- 
rent. Gibbon  pourtant  n'eut  jamais  le  tort  de  mécon- 
naître ses  obligations  envers  le  grand  critique  ecclésias- 
tique :  «  Je  me  servis,  dit-il  en  ses  Mémoires,  des 
Recueils  de  Tillemont,  dont  V inimiîahle  exactitude  prend 
le  caractère  presque  du  génie.  »  Et  ailleurs,  il  déclare 
préférable  la  lecture  d'une  si  savante  et  si  exacte  compi- 
lation à  celle  des  originaux  pour  certaines  parties  de 
THisloire  Auguste.  Ces  compilations  de  Tillemont,  dit -il 
encore,  le  dispensent  d'une  trop  longue  et  trop  in- 
grate recherche  à  travers  Tocéan  des  controverses  th'éo- 
logiques;  car  «  elles  peuvent,  à  elles  seules,  être  consi- 
dérées comme  un  immense  répertoire  de  vérité  et  de 
fable,  de  presque  tout  ce  que  les  Pères  ont  transmis,  ou 
inventé  ou  cru  ^  »  Au  lieu  de  rappeler  ces  éloges  si 
pleins  de  respect,  M.  de  Maistre  a  mieux  aimé  citer  un 
mot  familier  de  Gibbon  sur  Tillemont  :  a  C'est  le  mulet 
des  Alpes;  il  pose  le  pied  sûrement,  et  ne  bronche  point.» 
Et,  commentant  l'éloge,  il  s'empresse  d'ajouter  :  «  A  la 
bonne  heure  I  Cependant  le  cheval  de  race  fait  une  autre 
figure  dans  le  monde  » 

Je  doute  que  M.  de  Tillemont,  soit  quand  il  amassait 
dans  le  silence  de  toute  sa  vie,  avec  une  application  re- 
ligieuse et  une  sincérité  que  rien  ne  rebutait,  tous  les 
faits  de  cette  immense  recherche  qui  semblait  à  ses  amis 

1,  Miscellaneous  Works  of  Edward  Gibhon  (1796),  au  tome  II, 
pages  596  et  80. 

2.  De  rÉglise  gallicane,  livre  I,  cliap.  v. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


une  rude  'pénitence^  et  dont  il  offrait  volontiers  aux  autres 
le  produit  et  l'emploi,  comme  s'il  n'en  avait  aimé  que  la 
peine;  soit  quand,  aux  rares  moments  de  distraction,  il 
faisait  à  pied,  son  bâton  de  pèlerin  à  la  main,  quelque 
pieuse  visite  à  La  Trappe  ou  àMarmoutiers,  ou  dans  tout 
autre  de  ces  lieux  célèbres  par  la  dévotion  des  peuples 
(pourvu  que  ce  fût  une  dévotion  bien  fondée),  — je  doute 
que  M.  de  Tillemont,  quand  dans  ces  voyages  même,  à 
travers  un  paysage  çà  et  là  tout  consacré,  tout  animé  et 
peuplé  pour  lui  des  Reliques  des  Saints,  il  observait  sa 
vie  de  prière,  et  que,  pour  s'entretenir  plus  longuement 
des  louanges  de  Dieu,  il  allait  chantant  dans  sa  marche 
les  petites  Heures^  -^je  doute  qu'il  s'inquiétât  beaucoup 
de  ce  que  M,  de  Maistre  appelle  faire  la  figure  d'un  che- 
val de  race  dans  le  monde. 

On  reconnaîtlà  toujours  le  patricien  en  M.  de  Maistre, 
toujours  l'esprit  de  qualité. 

Montesquieu,  parlant  de  Rollin,  me  touche  quand, 
lui,  l'historien  philosophe  de  la  Grandeur  et  delà  Déca- 
dence romaine,  il  nous  dit  :  «  Un  honnête  homme  a, 
par  ses  Ouvrages  d'histoire,  enchanté  le  public.  C'est  le 
cœur  qui  parle  au  cœur.  On  sent  une  secrète  satisfaction 
d'entendre  parler  la  vertu  :  c'est  l'abeille  de  la  France.  •» 
Un  tel  éloge,  dans  la  bouche  de  Montesquieu,  à  l'égard 
de  Rollin,  ressemble  à  une  noble  et  bonne  action,  et 
mouille  vraiment  les  yeux  de  larmes.  Je  passe  à  Gibbon 
son  éloge  de  Tillemont,  bon  mulet  qui  Ta  porté  ;  il  ne 
le  dit  pas  à  mauvaise  fin,  et  il  a  racheté  ce  mot  par  d'au- 
tres éloges  plus  graves  ;  mais  je  ne  passe  pas  à  M.  de 
Maistre  l'abus  insolent  qu'il  en  fait.  Qui  donc  est  plus 
charitable,  plus  équitable,  plus  chrétien  en  ce  moment, 
de  M.  de  Mais^tre  ou  de  Montesquieu  *? 

î.  On  pense  bien  que  n'ai  nullement  prétendu  rapprocher  Rollin 
de  Tillemont.  Rien  déplus  différent  que  le  mode  de  compilation  de 

-  IV  -  3 


34 


PORT-ROYAL. 


Le  grand  àtgeste  historique  de  Tiilemont  ne  s'adiesse 
donc  particulièrement  qu'aux  savants  ;  il  est  k  regretter 
peut-être  que  Fleury  (autre  abeille),  qui,  de  son  côté, 
commençait  à  donner  son  Histoire  ecclésiastique  si 
agréable  et  si  docte  à  la  fois,  n'ait  pas  été  chargé  de  cette 
mise  en  Annales  des  Mémoires  de  Tiilemont;  ou  plutôt 
rien  n  est  à  regretter:  on  a  Fleury,  on  a  Tiilemont  ;  et 
toutes  les  fois  qu'on  veut  approfondir,  discuter  au  net 
ces  événements  des  premiers  siècles  deTÉglise,  celui  ci 
est  l'indispensable. 

Gomme  historien,  Fleury  doit  se  dire  assurément  su- 
périeur parla  composition,  par  l'étendue  du  point  de  vue 
qu'il  embrasse  dans  ses  Discours  généraux,  par  l'honorable 
indépendance  de  jugement  qui  combine  nn^  certaine 
philosophie  avec  la  religion,  par  le  mélange  de  solidité 
et  de  douceur  qui  résulte  de  tout  cela.  Gomme  critique, 
Tiilemont,  dans  une  voie  plus  ardue  et  plus  aride,  re- 
cherchant et  fouillant  sans  cesse,  puis  construisant  avec 
ses  textes  authentiques  un  sol  ferme  et  continu,  reste,  je 
le  crois,  plus  original  à  sa  manière,  et  véritablement 
unique*. 

chacun.  Rollin  n*y  apporte  presque  aucune  critique,  aucune  ori- 
ginalité d'examen  :  il  se  borne  à  traduire  en  gros  les  Anciens; 
mais  une  saveur  de  morale  et  d'honnêteté  répand  de  la  douceur  sur 
ses  pages.  Voltaire,  qui  a  bien  parlé  de  Rollin  dans  le  Temple  du 
Goûtf  se  montre  dur  et  injuste  dans  une  lettre  à  Helvétius,  du 
24  mars  1740  :  «  Le  janséniste  BoUin  continue-t-il  toujours  à 
mettre  en  d'autres  mots  ce  que  tant  d'autres  ont  écrit  avant  lui? 
et  son  parti  préconise-t-il  toujours  comme  un  grand  homme  ce 
prolixe  et  inutile  compilateur?  »  Voilà  l'esprit  méprisant  qui  re- 
paraît, et  c'est  Montesquieu  décidément  qui  est  humain  et  bon. 

1.  Tiilemont  découvre  des  matériaux  et  des  sources  là  où  on  ne 
s'avisait  y.xs  d'en  chercher  auparavant  :  il  y  a  de  l'invention  dan.^ 
ce  qu'il  recueille.  Grosley,  dans  la  Vie  des  frères  Pithou,  parlant 
de  leurs  travaux  sur  le  Droit  romain,  a  dit  :  a  Personne  avaui  eux 
a  n'avoit  osé  considérer  les  Loix  ecclésiastiques  et  civiles  sous  un 
V  point  de  vue  aussi  étendu,  parce  que  personne  n'avoit  poussé 


LIVRE  QUATRIÈME. 


35 


Moi  aussi,  puisqu'on  a  risqué  des  comparaisons  sur 
Tillemont,  je  dirai  de  lui  et  de  sa  lenteur,  de  sa  sûreté 
critique,  de  son  sillon  en  tous  sens,  dès  Taurore,  dans  le 
champ  sacré,  —  je  dirai  sans  offense  :  C'est  le  bœuf 
sage,  le  bœuf  de  saint  Luc,  le  bœuf  de  la  Crèche  (quoi^ 
qu'il  ait  dit  qu'il  n'y  en  eût  point). 

Nul  savant  n'eut  la  curiosité  moins  que  lui  ;  il  me  re- 
présente l'étude  incessante  sans  la  curiosité,  sans  la  co7Z- 
cupiscence  des  yeux,  autant  qu'il  est  donné  à  l'homme 
de  se  rinterdire.  Qu'on  le  compare  sur  ce  point  à  d'au- 
tres illustres  personnages  ecclésiastiques  du  siècle,  à 
Huet,  par  exemple,  lequel  était  tout  à  l'avidité  du  savoir, 
et  l'on  sentira  la  différence;  de  même  que,  pour  la  sû- 
reté de  sa  critique  et  la  droite  application  de  ses  con- 
naissances, on  le  peut  opposer  à  d'autres  savants  d'entre 
les  Jésuites,  plus  vastes  qae  sûrs,  soit  Sirmond,  soit 
Hardouin,  ou  encore  à  l'Oratorien  Thomassin.  Sobriété 
et  parfaitdégagement  d'esprit  jusqu'au  fort  de  l'immense 
étude,  ce  sont  autant  de  caractères  propres  de  Port- 
Royal  qui  se  dessinent  en  lui  Je  ne  le  trouve  à  comparer 
dignement  qu'à  Mabillon. 

Si  maître  qu'il  ait  été  de  bonne  heure  dans  la  modé- 
ration de  sa  curiosité,  il  ne  se  trouvait  jamais  assez  mor- 
tifié à  son  gré»  Il  n'obtenait  pas  ce  qui  nous  semble  lu? 
avoir  été  si  naturel,  sans  un  soin  de  chaque  jour  et  san£ 
combat.  C'est  là  le  secret  des  cœurs  les  plus  simples  : 
ouvrez-les,  et  vous  y  voyez  la  lutte,  vous  y  assistez  à 
l'achat  toujours  pénible,  et  toujours  marchandé,  de  ce 
que  nous  en  admirons.  On  a  les  Pensées  du  grand  Haller, 

«  aussi  loin  l'étude  de  l'Histoire  et  de  tous  les  détails  qu'elle 
a  embrasse.  Après  eux,  M.  de  Tillemont  est  le  seul  qui  ait  assez 
«  possédé  l'Histoire  pour  s'engager  dans  la  même  carrière.  lia  tiré 
«  des  Loix,  pour  l'Histoire,  les  secours  que  messieurs  Pithou  avoient 
«  tirés  de  l'Histoire  pour  les  Loix.  »  Je  me  plais  à  semer,  chemin 
faisant,  tous  ces  témoignages. 


36 


PORT-ROYAL. 


et  on  y  lit  les  angoisses  intérieures,  dans  lesquelles  sans 
cesse  il  se  rcpent  et  se  gourmande.  Tillemont  s'inquié- 
tait lui-même  devant  Dieu,  avec  d'autant  plus  de  scru- 
pule qu'ayant  été  purement  élevé,  il  croyait  qu'il  lui  était 
demandé  d'aimer  davantage  ;  les  tiédeurs  lui  paraissaient 
plus  graves,  à  qui  devait  n'avoir  qu'une  plus  ardente 
reconnaissance  : 

«  Notre  cœur,  se  disait-il  (dans  les  Réflexions  chrétiennes 
qu'on  a  de  lui),  notre  cœur  ne  peut  être  sans  aimer;  et 
quand  il  le  pourroit,  il  ne  le  devroit  pas  vouloir,  puisqu'être 
sans  amour,  c'est  être  sans  chaleur,  sans  ardeur,  sans  action, 
sans  mouvement,  en  un  mot  sans  vie;  c'est  n'être  pas  un 
homme,  mais  une  pierre.  Il  faut  donc  aimer,  et  nous  no 
pouvons  aimer  que  le  Créateur  ou  la  créature....  Nous  con- 
cevons aisément  que  c'est  une  vanité  aux  Philosophes  de 
s'appliquer  à  considérer  simplement  les  créatures,  à  en 
chercher  les  secrets,  à  examiner  comment  toutes  les  choses 
se  font....  Mais  n'est-ce  pas  tomber  dans  la  même  vanité  de 
travailler  beaucoup  pour  connoître  les  choses  saintes,  les 
actions  des  Saints,  l'histoire  de  l'Église,  sa  discipline,  sa 
doctrine  même  et  sur  les  mystères  et  sur  les  mœurs,  si  l'on 
s'arrête  à  cette  connoissance  sans  passer  au  fruit?...  Mon 
Dieu,  plus  je  me  sens  foible  à  éviter  cet  abus,  plus  j'ai  re- 
cours à  votre  miséricorde  toute-puissante.  Éloignez  de  moi 
l'esprit  de  curiosité....  Que  les  désirs  de  mon  cœur  ne  ten- 
dent qu'à  vous  ;  et  s'il  faut  que  mon  esprit  s'applique  à  d'au- 
tres choses,  parce  qu'il  est  trop  foible  pour  ne  s^occuper  que 
de  vous,  que  je  me  plaigne  et  que  je  m'humilie  de  mon 
malheur,  comme  un  homme  à  qui  le  Prime  donneroit  le  soin 
de  ses  bâtiments^  parce  qu'il  ne  seroit  pas  capable  des  affaires 
plus  importantes  de  VÉtat.  Que  je  m'occupe  donc  à  mon  tra- 
vail avec  humilité,  ou  plutôt  avec  confusion,  comme  à  la  pé- 
nitence que  j'ai  mériîée!...  Si  je  ne  m'appliquois  à  l'étude 
qu'en  cette  manière,  elle  n'enfleroit  point  mon  esprit,  elle 
ne  sècheroit  point  mon  cœur;  je  serois  toujours  disposé  à  la 
quitter  pour  prendre  des  lectures  encore  plus  saintes,  et 
pour  me  présenter  devant  vous  dans  la  prière  ;  je  n'étendrois 
point  insensiblement  et  sous  divers  prétextes  le  temps  de  Vé- 
iude,  pour  diminuer  par  dégoût  le  temps  dû  à  d'autres  emplois. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


37 


Si  je  ne  travaillois  que  pour  satisfaire  à  l'ordre  où  vous  me 
mettez,  je  n'aurois  point  de  chagrin  lorsque  vous  .changez 
cet  ordre  par  les  diverses  circonstances  que  vous  faites 
naitre.  s> 

Dans  cette  lutte  secrète  avec  son  étude  chérie,  à  la- 
quelle il  se  livre  tout  en  le  regrettant,  il  voudrait  trou- 
ver de  l'appui  contre  lui-même  auprès  des  Directeurs 
spirituels  qui  lui  sont  donnés  ;  mais  ceux-ci  usent  à  leur 
tour  de  condescendance  envers  cette  vocation  pure,  et 
Tillemont  s'en  plaint  doucement  à  Dieu  : 

«  Il  me  semble  assez  souvent  que  si  vos  Serviteurs  m'or- 
donnoient  en  détail  et  avec  autorité  ce  que  je  devrois  faire, 
il  me  semble,  dis-je,  que  cela  m'aideroit,  et  me  feroit  faire 
plus  que  je  ne  fais.  Mais  ils  voyent  peut-être  dans  votre 
lumière  que  ma  foiblesse  est  trop  grande,  et  qu'en  m'ordon- 
nant  ce  que  je  n'accomplirois  pas  avec  assez  de  fidélité,  votre 
Loi  sainte  ne  serviroit  qu'à  me  rendre  plus  coupable  en  me 
rendant  prévaricateur.  Ainsi  ils  sont  réduits  à  me  représen- 
ter les  règles  générales  de  votre  Évangile,  en  attendant  que 
votre  Grâce  m'en  fasse  tirer  les  conséquences  particulières, 
ou  qu'au  moins  je  leur  dise,  avec  une  entière  plénitude  de 
cœur  :  Domine^  quid  me  vis  facere?  Faites-moi  donc,  Sei- 
gneur, cette  grande  grâce  :  donnez-moi  et  Tardeur  et  la 
simplicité  pour  vous  obéir  en  la  personne  de  vos  Serviteurs; 
et  inspirez-leur  en  même  temps  de  m'ordonner  ce  que  vous 
savez  m 'être  utile.  Suscipiant  montes  pacem  populo^  et  colles 
justitiam  K  (Que  les  montagnes  reçoivent  la  paix  pour  votre 
peuple,  et  que  les  collines  lui  portent  la  justice!)  » 

C'est  au  prix  de  ce  soin,  et  comme  de  cet  équilibre  de 
chaque  instant,  que  M.  de  Tillemont  conquérait  sa  paix 
et  sa  stabilité  ;  car  il  la  faut  toujours  conquérir. 

Il  se  répétait  souvent  le  mot  de  l'Écriture  :  Celui  qui 
méprise  les  petites  choses  tombera  peu  à  peu, 

La  publication  des  Histoires  de  M.  de  Tillemont  sou- 


1.  Psaume  lxxi,  3. 


38 


PORT-ROYAL. 


leva  quelques  discussions.  Par  exemple,  il  avait  combattu 
une  opinion  du  Père  Lami  de  l'Oratoire,  lequel,  se  fon- 
dant sur  un  calcul  de  la  Pâque  des  Juifs  et  sur  le  jour  où 
elle  devait  tomber  en  l'an  33,  avait  avancé,  dans  son 
Harmonie  évangélique,  que  Jésus-Christ  n'avait  point 
fait  cette  Pâque  le  jeudi  veille  de  sa  mort.  Dans  son 
amour  de  l'antiquité  et  de  la  tradition,  il  avait  paru  im- 
portant à  M.  de  TillemoQl  de  maintenir  cette  dernièie 
Cène  transmise  parles  Évangélistes,  dans  laquelle  Notre- 
Seigneur  avait  mangé  l'Agneau  et  célébré  l'ancienne 
Pâque  avant  d'instituer  la  nouvelle.  Il  porta  les  égards 
dans  cette  dissidence  jusqu'à  communiquer  sa  note  au 
Père  Lami,  avant  de  la  publier.  Celui-ci  répliqua  dans 
son  traité  de  l'ancienne  Pâque  des  Juifs,  et  M.  de  Tille- 
mont  se  crut  obligé  de  réfuter  cette  réponse  par  une 
Lettre  qui  se  lit  à  la  fin  du  second, tome  de  l'Histoire 
ecclésiastique.  Il  y  paraît  si  humble  de  ton,  que  Bossuet, 
a  qui  il  communiqua  le  manuscrit,  y  trouva  quelque  ex- 
cès. Ce  grand  homme  lui  dit  même  agréablement  qu'il 
le  priait  «  de  ne  pas  demeurer  toujours  à  genoux 
devant  le  Père  Lami,  et  de  se  relever  quelquefois.  » 
M.  de  Meaux  s*'entendait  à  se  tenir  droit  dans  la  lutte, 
et  il  avait  peu  d'effort  a  faire  pour  garder  le  port  de  tête 
et  la  majesté  de  l'évêque.  M.  de  Tillemont,  la  tête  bais- 
sée, cheminait  pas  à  pas,  en  déclinant  le  titre  trop  hono- 
rable àHiisiorieriy  de  même  que  si  on  le  saluait,  sans  le 
connaître,  du  titre  à'ahbè^  il  ne  le  pouvait  souiîrir:  «  Je 
n'ai  point,  disait-il,  cette  qualité,  et  je  ne  la  veux  point 
usurper.  » 

Tillemont  trouva  un  moment  son  Zoïle  dans  l'abbé 
Faidit,  espritmqniet,  léger,  et  àqui  il  est  arrivé  démêler 
par  hasard  quelques  vérités  dans  beaucoup  d'imper- 
tinences. Ce  critique  pétulant,  qui  n'a  ménagé  niFéne- 
lon  ni  Bossuet,  ni  personne,  publia  un  premier  pam- 
phlet sous  ce  titre  :  Mémoires  contre  les  Mémoires  de 


LIVRE  QUATRIÈME. 


39 


M,  de  Tillemont;  il  promettait  d'en  donner  autant  tous 
les  quinze  jours;  mais  on  lui  imposa  silence.  Gela  veut 
dire  probablement  que  le  Chancelier  et  autres  personne 
considérables,  qui  s'intéressaient  à  l'ouvrage  attaqué, 
firent  conseiller  au  méchant  esprit  de  se  tenir  tranquille, 
s'il  ne  voulait  avoir  affaire  a  rautorité.  Ce  qui  est  bien 
certain,  c'est  que  M.  de  Tillemont  ne  contribua  en  rien 
à  cette  défense,  que  des  amis  zélés  prirent  sur  eux. 
L'abbé  Faidit,  dérangé  dans  ses  visées  premières,  et  trop 
jaloux  des  productions  de  son  génie  pour  les  supprimer 
aisément,  essaya  de  revenir  à  la  charge  par  un  détour, 
et  donna  un  nouveau  pamphlet  intitulé  :  Éclaircisse- 
ments  sur  les  deux  premiers  Siècles  de  V Église,  «  Cette 
attaque,  disent  nos  biographes,  ne  fut  pas  plus  heureuse 
que  la  première  ;  et  l'auteur,  étant  forcé  définitivement 
de  se  taire,  prit  son  essor  d'un  autre  côté,  et  travailla 
sur  Virgile  et  sur  Homère  » 

C'est  sur  un  tout  autre  ton  que  plus  tard  Dom  Liron, 
dans  ses  dissertations  recueillies  sous  le  titre  à'Aiïiénités 
de  la  Critique,  discuta  avec  respect  et  avec  convenance 
un  assez  grand  nombre  d'opinions  particulières  à  Tille- 
mont, et  se  permit  de  prendre  parti  dans  un  autre  sens. 
Rien  ne  prouve  mieux  combien  le  doute  est  souvent  le 
résultat  le  plus  net  et  le  plus  sensé  de  la  recherche  his- 
torique la  plus  approfondie.  Et  puis  il  arrive,  malgré 
tout,  à  Tillemont  lui-même  de  se  tromper  quelquefois. 
La  Bléterie  a  dit  là-dessus  assez  agréablement  :  «  Les 
premières  fois  que  je  le  trouvois  en  faute,  je  me  sentois 

i.  Dom  Clémencet,  Vie  manuscrite  de  M.  de  Tillemont.  — Veut- 
on  un  échantillon  de  la  justesse  des  remarques  de  l'abbé  Faidit  ? 
«  Je  lui  passe  les  répétitions,  disait-il,  mais  je  ne  puis  excuser  les 
falsifications  (M.  de  Tillemont  un  falsificateur  1).  ..  Ce  nombre  in- 
nombrable d'9utours  d'où  M.  de  T.  a  tiré  son  texte  et  ses  notes,  et 
dont  il  fait  le  pompeux  étalage  à  la  tête  de  chaque  tome,  me  pa- 
roîtplus  remph  cT ostentation  que  d'utilité....  »  et  il  ne  voit  dansées 
tables  qu'un  index  de  vanité* 


40 


PORT- ROYAL. 


dans  un  embarras  approchant  de  celui  de  ces  jeunes 
hommes  qui,  rencontrant  Gaton  pris  de  vin,  furent  plus 
déconcertés  que  si  Gaton  les  avoit  eux-mêmes  surpris 
dans  la  débauche.  »  G'est  au  sujet  de  l'Empereur  Julien 
que  La  Bléterie  fait  cette  remarque;  et  il  ajoute  qu'en 
général  M.  de  Tillemont  paraît  un  peu  peiné  des  bonnes 
qualités  des  Païens,  surtout  de  celles  de  cet  Empereur: 
Il  ne  dissimule  point  les  faits,  dit- il  ;  mais  il  aimeroit 
mieux  ne  les  pas  trouver  ^  »  —  Je  pourrais  multiplier 
encore  les  témoignages  concernant  notre  historien;  Bayle 
le  loue  sans  restriction  sur  le  corps  de  l'histoire  et  l'as- 
semblage des  faits,  il  ne  trouve  à  redire  qu'à  son  style 
trop  simple  et  trop  sec  ^.  Le  Journal  de  Trévoux  daigne 
reconnaître  que  M.  de  Tûlemont  écrit  avec  assez  d'exac- 
titude et  peu  d^agrément^.  Parmi  les  modernes,  M.  Dau- 
nou  a  rendu  aussi  hommage  à  sa  parfaite  sincérité  Les 
Allemands  l'ont  honoré  pour  son  érudition  scrupuleuse, 
et  Tout  préféré,  à  ce  titre,  à  tous  nos  savants  ^.  Mais 
qu'avons-nous  besoin  de  tous  ces  à-peu-près  et  de  toutes 
ces  redites?  Nous  avons  entendu  le  mot  de  Gibbon,  du 
rival  et  du  juge  vraiment  compétent  :  M.  de  Tillemont^ 
don  t  V inimitable  exactitude  prend  le  caractère  presque  du 
gè^de.  Un  tel  témoignage  dispense  de  tous  les  autres  : 

1.  Remarques  à  la  suite  de  la  traduction  du  Misopogon, 

2.  Continuation  des  Pensées  diverses  sur  la  Comète,  II. 
3  Septembre  1703. 

4.  Cours  d'Études  historiques^  tome  I ,  page  379. 

5.  Ainsi  J.-M.  Gesner  a  dit  :  «  Hic  (Tillemonliiis)  hahet  hoc  pe- 
culiare  prae  reliquis  Gallis,  quod  non  solum  verbum  ponit,  quin 
aiïerat  auctoritatem  ex  antiquis  libris,  quoties  historicum  àliquid 
dicendum  est.  Kst  solidum  opus  et  acciiratissimum,  habetque  com- 
modum  hoc.  quod  ubique  apponuntur  testimonia.  Hoc  certa  ra- 
tiono  praetulerim  ïpsi  Rollino  :  nam  forte  ipso  etiam  est  paulo 
accuratior.  »  (Dans  l'ouvrnge  intitulé  :  Primx  linex  isagogcs  in 
Frudilionem  universalem.  —  Esquisse  d'une  inli  odnction  à  VÉru- 
dilion  universelle,  tomel,  page  420,  2'  édilioii,  1784.) 


LIVRE  QUATRIÈMK. 


41 


c'est  le  dernier  mot,  le  jugement  original  et  classique, 
et  qui  restera. 

Depuis  la  mort  de  M.  de  Tillemont,  on  publia  contre 
son  intention,  et  certainement  contre  ce  qu'on  devait  à 
sa  mémoire,  une  Lettre  toute  confidentielle  qu'il  avait 
adressée  à  Tabbé  de  La  Trappe,  M.  de  Rancé,  au  sujet 
de  l'affaire  de  M.  de  Beaupuis^  De  quelque  manière 
qu'elle  nous  soit  parvenue,  cette  Lettre  pourtant  nous 
demeure  acquise.  M.  de  Tillemont  nous  menant  droit  à 
l'abbé  de  Rancé,  c'est  une  occasion  qu'il  nous  faut  ac- 
cueillir, pour  marquer  quelques  traits  de  cette  figure 
austère  du  grand  Saint  dans  sa  relation  avec  Port-Royal. 

1.  Précédemment,  tome  III,  page  571, 


VI 


Kancé  en  face  de  Port-Royal.  —  Sun  caractère  propre.  —  L'idée 
d'Éternité  en  elle-même.  —  Betraite  deVéretz.  —  Originalité  de 
La  Trappe.  —  Discussion  de  Rancé  avec  M.  Le  Roi.  —  Caractère 
honorable  de  ce  dernier.  —  Lettre  foudroyante  de  Rancé.  — 
Bossuet  arbitre.  —  Débats  sur  les  Études  monastiques.  —  Mabil- 
lon  ;  Nicole.  —  Lettre  du  Père  Quesnel. 


Nous  avons  vu  à  Port-Royal  bien  des  grands  péni- 
tents :  M.  de  Rancé  les  égale,  les  surpasse  encore.  Gomme 
j*ai  à  le  montrer  ici  par  un  côté  excessif,  où  il  a  eu  tort 
en  apparence,  j'aurai  hâte  de  le  couvrir  dans  son  en- 
semble des  hautes  paroles  de  Bossuet,  qui  ne  parlait  ja- 
mais de  lui  sans  être  saisi  d'une  admiration  sainte.  Dé- 
fenseur de  Port-Royal,  en  ce  moment,  par  goût  comme 
aussi  par  obligation  d'ami,  je  me  garderai  pourtant,  le 
plus  qu'il  sera  en  moi,  d'imiter  ces  Jansénistes  disciples, 
qui  n'ont  jamais  cru  pouvoir  maintenir  la  gloire  et  l'in- 
tégrité chrétienne  des  leurs,  sans  rabaisser  et  presque 
dénigrer  les  saint  François  de  Sites,  les  saini  Vincent 
de  Paul,  et  M.  de  Rancé.  Il  est  vrai  qu'on  a  étrangement 
abusé  de  ces  puissantes  autorités  contre  Port-Royal  ; 
qu'après  la  mort  de  ces  hommes  vénérables,  on  a  pro- 
duit d'eux,  tant  qu'on  a  pu,  des  témoignages,  des  paroles, 


LIVRE  QUATRIÈME. 


43 


des  lettres  plus  ou  moius  authentiques,  dont  on  s'est 
fait  une  arme  perfide  contre  les  persécutés.  Je  n'ai  pas 
craint  de  toucher  avec  mesure  ce  qai  m'a  paru  Tendroit 
faible  de  saint  Vincent  de  Paul  et  même  de  saint  François 
de  Sales,  tout  en  les  honorant:  ainsi  je  ferai  pour  M.  de 
Rancé. 

Mais  Bossuet  d'abord,  parlant  de  lui  en  maint  passage 
de  ses  Lettres,  nous  trace  la  voie  dont  nous  ne  devons 
pour  rien  nous  écarter.  Après  les  hommages  décernés 
en  toute  rencontre  au  saint  abbé  vivant,  il  porte  ce  juge- 
ment de  lui  mort  : 

(c  Je  dirai  mon  sentiment  sur  La  Trappe  avec  beaucoup  de 
franchise,  comme  un  homme  qui  n'ai  d'autre  vue  que  celle 
que  Dieu  soit  glorifié  dans  la  plus  sainte  Maison  qui  soit 
dans  l'Église,  et  dans  la  vie  du  plus  parfait  Directeur  des 
âmes,  dans  la  vie  monastique,  qu'on  ait  connu  depuis  saint 
Bernard.  Si  l'histoire  du  saint  personnage  n'est  écrite  de 
main  habile,  et  par  une  tête  qui  soit  au-dessus  de  toutes 
vues  humaines,  autant  que  le  Ciel  est  au-dessus  de  la  terre, 
tout  ira  mal.  En  des  endroits  on  voudra  faire  un  peu  de 
cour  aux  Bénédictins,  en  d'autres  aux  Jésuites,  en  d'autres 
aux  Religieux  en  général....  Tous  les  partis  voudront  tirer  à 
soi  le  saint  Abbé....  Si  celui  qui  entreprendra  un  si  grand 
ouvrage  ne  se  sent  pas  assez  fort  pour  ne  point  avoir  besoin 
de  conseil,  le  mélange  sera  à  craindre,  et  par  ce  mélange 
une  espèce  de  dégradation  dans  l'ouvrage.  La  simplicité  en 
doit  être  le  seul  ornement.  J'aimerois  mieux  un  simple 
narré,  tel  que  le  pouvoit  faire  Dom  Le  Nain,  que  l'éloquence 
affectée  ï> 

Bossuet  a  dit  là  ce  qu'il  ne  fallait  pas  faire,  et  ce  qu'on 
a  fait  de  nos  jours.  On  lui  avait  proposé  à  lui-même  do 
se  charger  d'écrire  cette  Vie.  Lui  seul  alors  était  Thomme 
à  tenir  haut  la  balance,  et  à  la  tenir  sans  considération 
humaine  et  sans  incliner  d'aucun  côté.  «  Mais  qui  char- 

:.  Lettre  à  M.  de  Saint- André,  curé  de  Vareddes,  du  28jan\ier 
1701. 


44 


PORT-ROYAL. 


ger  ?  disait-il  encore  ;  il  faut  penser.  J'approuve  fort  de 
faire  tout  ce  qu'il  faudra  pour  empêcher  certaine  sorte  de 
gens  de  travailler  à  la  chose,  de  crainte  qu'ils  ne  la  tournent 
trop  à  leur  avantage.  »  Ne  soyons  pas  du  moins  de  cette 
sorte  de  gens,  et  sachons  envisager  toute  grandeur  en 
elle-même.  Si  j'avais  à  définir  M.  de  Rancé  dans  des 
termes  qui  nous  sont  familiers,  je  dirais  :  M.  de  Rancé 
et  ait  un  M .  Le  Maître,  non  pas  seulement  un  M .  Le  Maître 
pénitent,  mais  aussi  directeur  et  fondateur  ;  un  M.  Le 
Maître  qui  aurait  porté  en  lui  son  Saint-Gyran,  sinon 
pour  toute  la  doctrine,  du  moins  pour  le  souverain  es- 
prit de  direction.  M.  de  Rancé,  c'était  encore  (j'oserai 
achever  ma  pensée  sans  croire  amplifier  ni  diminuer 
personne),  c'était  comme  qui  dirait  la  mère  Angélique 
qui  se  serait  servie  de  directeur  à  elle-même. 

Mais  tout  cela,  il  le  fut  sans  idée  d'imitation  et  par 
une  grâce  propre.  Il  y  a  un  beau  mot  de  l'évêque  d'A- 
leth  (Pavillon)  :  «  Nous  ne  savions  rien  avant  que  de 
connoître  les  Messieurs  de  Port-Royal,  et  nous  ne  pou- 
vons assez  louer  Dieu  de  ce  qu'il  nous  les  a  fait  con- 
noître. »  Ce  mot  s'appliquerait  à  tout  le  monde  dans  le 
siècle  plutôt  qu'à  l'abbé  de  Rancé.  Son  illumination  lui 
vint  de  la  source  même,  de  son  cœur  et  du  rayon  d'en 
haut,  en  présence  de  l'idée  éternelle.  J'aime  à  saluer 
tout  d'abord  en  lui  ce  caractère  original.  «  Il  ne  faut 
pas  croire,  a  dit  un  grand  Saint,  que  le  soleil  ne  luise  que 
dans  notre  cellule  * .  » 

Né  en  janvier  1626,  Armand-Jean  Le  Bouthillier  de 
Rancé  était  plus  jeune  que  nos  premiers  solitaires  de 
Port-Royal.  Fils  d'un  Président  en  la  Chambre  des 
Comptes,  il  tenait  à  une  famille  considérable,  et  de  toutes 
parts  puissamment  ancrée  dans  l'Etat.  Neveu  d'un  Sur- 
intendant des  finances  (Claude  Le  Bouthillier)  ;  de  l'é- 

1.  Cité  par  Lancelot,  Relation  cVim  Voyage  fait  à  Alelhj  xlii. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


45 


veque  d'A  re  (Sébastien  Le  Bouthillier),que  nous  avons 
vu  l'ami  particulier  de  M.  de  Saint- Gyran  ;  neveu  d'un 
autre  prélat  (Victor  Le  Bouthillier),  archevêquede  Tours  ; 
cousin  germain  du  secrétaire  d'Etat  Ghavigny,  il  avait 
eu  pour  parrain  le  cardinal  de  Richelieu.  Tonsuré  en- 
core enfant,  et  chargé  de  bénéfices,  on  le  destinait  à  Thé- 
ritage  ecclésiastique  de  son  oncle  Tarchevêque.  En  at- 
tendant, on  le  mit  aux  études  tant  sacrées  que  profanes, 
qu'il  mena  de  front  sous  d'habiles  précepteurs  ;  il  en  eut 
jusqu'à  trois  ensemble,  qui  se  relayaient  auprès  de  lui 
pour  le  pousser  plus  rapidement.  On  a  trop  parlé  de  l'é- 
dition d'Anacréon  qu'il  donna  dès  l'âge  de  12  ans,  avec 
de  petites  scholies  en  grec  de  sa  façon;  le  contraste  est 
piquant  avec  La  Trappe  future,  mais  il  ne  faut  pas  atta- 
cher aux  choses  plus  d'importance  qu'elles  n'en  eurent 
réellement  dans  la  vie  des  personnes.  Rancé  n'était  pas 
de  ces  esprits  qui  s'amusent  longtemps  à  la  bagatelle. 
Ardent,  actif,  positif,  il  allaiten  avant  et  ne  se  retournait 
pas.  Je  ne  repasserai  point  l'histoire  de  sa  vie  en  ces  an- 
nées turbulentes  et  mondaines  ^  Ge  qu'on  peut  dire, 
c'est  que  tant  qu'il  fut  dans  le  monde,  comme  plus  tard 
quand  il  fut  dehors,  il  ne  fit  rien  à  demi.  Ghasse,  ser- 
mons, plaisirs,  affaires,  intrigues,  il  suffisait  à  tout. 
Étroitement  lié  avec  Retz,  le  plus  remuant  des  chefs  de 
parti,  tendrement  lié  avec  madame  de  Montbazon,la  plus 
belle  femme  du  temps,  etnon  pas  la  plus  rêveuse,  il  faisait 
hardiment  son  métier  d'abbé  homme  du  monde  et  de 
galant  homme.  G'est  alors  que  nous  l'avons  aperçu,  dans 
une  ou  deux  rencontres,  se  mêlant  avec  nos  amis  les 
Jansénistes  :  soit  qu'il  aidât  avec  la  société  de  Thôtel 
Guénegaud  au  succès  des  Petites  Lettres;  soit  qu'il  se 

1.  J'ai  déjà  parlé  deux  fois  de  Rancé  et  fort  en  détail^  à  propos 
de  sa  Vie  par  Chateaubriand  {Portraits  contemporains,  1846. 
tome  I,  pages  36-59),  et  à  l'occasion  de  ses  Lettres  publiées  pa'' 
M.  Gonod  {Derniers  Portraits  littéraires,  1852,  pages  414-426). 


46 


PORT- ROYAL. 


refusât  dans  l'Assemblée  du  Clergé  de  1656  à  signer  la 
Censure  d'Arnauld,  et  qu'il  méritât  d'être  compté,  par 
Tabbé  de  Pontchâteau  et  par  M.  de  Saint-Gilles,  au 
nombre  des  personnes  de  confiance  devant  qui  on  ne  se 
gênait  pas.  Au  reste,  Ton  se  tromperait  fort  si  on  es- 
sayait de  faire  de  Tabbé  de  Rancé  en  ce  temps-lè  un 
Janséniste,  ou  rien  qui  en  approchât  dans  le  sens  sé* 
rieux.  Opposé  à  la  Cour  sur  de  certains  points  qui  te- 
naient plutôt  à  la  politique  et  qui  touchaient  aux  intérêts 
de  Retz^  il  n'avait  aucun  avis  sur  le  fond  des  matières 
théologiques  en  litige,  et  il  n'entrait  pas  dans  la  subti- 
lité des  doctrines.  C'est  alors  que  la  mort  soudaine 
de  madame  de  Montbazon  (1657)  le  vint  frapper  d'un 
grand  coup.  La  mort  de  Gaston,  duc  d'Orléans,  dont  il 
était  premier  aumônier,  s'y  joignit  bientôt  (1660),  pour 
achever  de  lui  imprimer  dans  l'esprit  le  néant  de  l'homme, 
et  la  seule  vérité  subsistante  de  l'Eternité.  Toutes  les 
petites  raisons  qu'on  a  essayé  de  donner  dans  le  temps  et 
encore  de  nos  jours,  pour  rabaisser  dans  son  principe  la 
haute  résolution  du  pénitent,  s'évanouissent  devant  celte 
idée  d'Éternité  bien  comprise;  là,  où  les  ressorts  secrets 
et  où  les  motifs  secondaires  échappent,  il  convient  de 
ne  s'arrêter  qu'à  l'inspiration  dominante  et  manifeste. 

Cette  inspiration  s'élève  et  résulte  de  toute  la  vie  et 
de  toute  l'âme  de  Rancé  ;  et  c'est  se  faire  tort  à  soi-même 
que  de  n'y  pas  atteindre  en  le  considérant.  Port-Royal 
nous  a  accoutumés  aux  miracles  de  vigueur  morale  que 
produit  la  pensée  de  la  Fin  suprême  chez  les  esprits 
tournés  aux  aspects  sévères.  —  «  Qu'avez-vous  fait  durant 
ces  quarante  ans?  »  demandait-on  à  ijn  Chartreux,  à 
riieure  de  la  mort.  —  a  Cofjilavi  dies  aniiquos^  et  annos 
uilernos  in  mente  habui,  répondit-il.  J'ai  eu  dans  ma 
pensée  les  années  éternelles.  »  —  Voilà  l'objet  de  Rancé, 
son  occupation  puissante  dès  le  premier  jour  du  réveil, 
le  but  infini  qui  l'enhardissait  et  l'attirait  de  plus  en 


LIVRE  QUATRIÈME. 


47 


plus  dans  les  sentiers  escarpés  de  la  pénitence.  Cette 
idée  de  rÉternité  (qu'on  y  songe  bien)  est  telle,  que  si 
on  Tenvisageait  fixement,  et  sans  aucune  lueur  finale  im- 
mortelle, il  n'y  aurait  par  moments  qu'à  se  précipiter  avec 
vertige  dans  Tabîme,  et  à  se  tuer  de  désespoir.  Qu'a 
fait  le  poëte  Lucrèce,  nous  dit  on,  en  son  délire  ?  Qu'a 
faitEmpédocle  sur  TEtna  ?  Qu'aurait  fait  Pascal  peut-être, 
s'il  s'était  mis  à  considérer  comme  il  faisait,  mais  à  con- 
sidérer sans  résultat  «  la  petite  durée  de  sa  vie  absorbée 
dans  l'Eternité  précédant  et  suivant,  »  et  à  mesurer  avec 
etfroi  ces  deux  infinis,  sans  rien  croire  ni  rien  espérer  ? 
Un  Ancien,  qui  avait  fini  parle  suicide,  parle  ainsi  dans 
une  Épitaphe  qni  nous  a  été  transmise  : 

«  Infini,  ô  Homme,  était  le  temps  avant  que  tu  vinsses  au 
rivage  de  FAurore  ;  infini  aussi  sera  le  temps  après  que  tu 
auras  disparu  dans  l'Érèbe.  Quelle  portion  d'existence  t'est 
laissée,  si  ce  n'est  un  point,  ou  s'il  est  quelque  chose  encore 
au-dessous  d'un  point?  Et  cette  existence  que  tu  as  si  petite, 
elle  est  comme  écrasée  :  elle  n'a  rien  en  elle-même  d'a- 
gréable, mais  elle  est  plus  triste  que  l'odieuse  mort.  Dé- 
robe-toi donc  à  une  vie  pleine  d'orages,  et  regagne  le  port, 
comme  moi-même  Phidon,  fils  de  Critus,  qui  ai  fui  dans  le 
Ténare ' .  » 

Ainsi  conclut  l'épicurien  qui  applique  sérieusement  sa 
pensée  au  petit  espace  de  sa  vie  comparé  à  la  durée  sans 
terme.  Le  zélé  Chrétien,  en  un  sens,  conclut  de  même  : 
lui  aussi,  il  n'a  d'autre  souci  que  d'échapper  aux  flots  du 
chétif  et  orageux  détroit;  il  na  de  hâte  que  pour  rega- 
gner le  port,  et  il  nous  y  exhorte  :  mais  ce  port  pour  lui 
n'est  point  la  nuit  immense  et  noire,  et  ce  n'est  point  à 
Faveugle  qu'il  s'y  précipite  :  il  ne  se  croit  pas  en  droit 
de  se  délivrer  ^  ? 

1.  Lèonidas  de  Tarente,  épigramme  lxx,  au  tome  I,  page  238, 
des  Analecta  de  Brunçk. 

2.  Sans  se  croire  endroit  de  se  délivrer,  le  Chrétien  se  tient  tout 


PORt-ROYAL. 


Avant  d'embrasser  rentière  pénitence,  et  dans  le  pre- 
mier moment  de  sa  fuite  du  monde,  Rancé,  pour  se  re- 
cueillir*, chercha  un  abri  dans  sa  belle  terre  de  Véretz 
en  Touraine  (1657-1662):  ce  fut  comme  sa  première 
station  sur  la  colline,  avant  de  gravir  plus  haut  et  de 
s'enfoncer  dans  les  gorges  du  désert  :  «  Il  cherche  d'a- 
bord une  retraite,  nous  dit  un  de  ses  biographes  \  dans 
sa  maison  de  Véretz,  d'oîi,  comme  de  cette  hauteur  sur 
laquelle  saint  Gyprien  vouloit  conduire  son  cher  Donat, 
il  voyoit  de  loin  sans  prévention  la  vanité  et  la  corrup- 
tion du  monde.  »  Et  le  même  biographe  compare  encore 
Rancé,  en  cet  état  de  demi-soh'tude  et  comme  sur  la  li- 
sière des  deux  mondes,  à  saint  Bernard  dans  sa  petite 
retraite  de  Ghâtillon,  délibérant  sur  le  choix  de  la  vie 
qu'il  devait  embrasser,  et  sur  le  degré  de  règle  austère. 
Cet  intervalle  de  Véretz  est  celui  qui  sourirait  le  plus 
dans  la  vie  de  Rancé,  si  telle  chose  que  l'imagination 
avait  le  droit  de  s'ingérer  dans  un  exemple  pareil.  Il  est 
âgé  de  trente  et  un  à  trente-six  ans  durant  le  laps  de 
temps  qu'il  y  passe  :  c'est  l'heure  où  la  vie  se  partage, 
et  où  la  jeunesse,  si  on  l'a  vivement  employée,  nous  fait 
ses  véritables  adieux    Rancé  a  senti  le  vide  profond  et 

prêt  pour  la  délivrance;  et  à  cette  fin  il  se  dépouille,  il  use  ses 
liens;  il  se  mortifie,  il  s'exténue.  C'est  là  une  forme  de  suicide 
aussi,  mais  de  suicide  mystique  :  «  Je  vous  assure,  Monsieur,  écri- 
vait Rancé  à  l'abbé  Favier,  que  depuis  que  l'on  veut  être  entière- 
ment à  Dieu  et  dans  la  séparation  des  hommes,  la  vie  n'est  plus 
bonne  que  pour  être  détruite;  et  nous  ne  devons  nous  considérer 
que  lanquam  oves  occisionis.  »  (Lettre  du  24  janvier  1670.) 

1.  M.  de  Maupeou,  curé  de  Nonancour. 

2.  Et,  comme  l'a  dit  le  poëte  qui  a  le  mieux  exprimé  ces  har- 
monies naturelles  des  âges, 

C'est  l'heure  où,  sous  l'ombre  inclinée, 
Le  laboureur  dans  le  vallon 
Suspend  un  moment  sa  journée, 
Et  s'assied  au  bord  du  sillon -, 
C'est  l'heure  où,  près  d'une  forit  iiiio, 
Le  voyageur  reprend  haleine 


LIVRB  QUATRIÈME. 


49 


le  dégoût;  âme  iorte,  ii  veut  se  reprendre  ailleurs,  il 
cherche  par  delà  :  une  lueur  de  ce  qu'on  appelle  la  Grâce 
lui  est  apparue.  Mais  saura-t-il  s'y  diriger?  Il  se  re- 
cueille, il  médite  ;  il  s'adresse  aux  guides  d'alors  les  plus 
éclairés,  il  converse  et  correspond  avec  eux  ;  il  fait  de 
honnes  lectures  et  s'accoutume  à  les  goûter;  il  prie  sur- 
tout, il  pratique,  et  l'œuvre  nouvelle  en  lui  s'accomplit: 
«  Mes  pensées  d'abord  n'allèrent  pas,  dit-il,  plus  avant 
qu'à  mener  une  vie  innocente  dans  une  maison  de  cam- 
pagne que  j'avois  choisie  pour  ma  retraite  :  mais  Dieu 
me  fit  connoîlre  qu'il  en  falloit  davantage,  et  qu'un  état 
doux  et  paisible,  tel  que  je  me  le  figurois,  ne  conve- 
noitpas  à  un  homme  qui  avoit  passé  sa  jeunesse  dans 
l'esprit,  les  égarements  et  les  maximes  du  monde.  » 

Rancé,  dans  son  redoublement  de  zèle,  avait  raison  : 
car,  prenez  garde  !  ce  Véretz  avec  ses  ombrages,  avec 
son  mélange  d'étude,  de  conversation  grave  et  de  pieux 
désir,  qu'est-ce  autre  chose  que  de  méditer  toujours  la 
régénération,  et  de  ne  l'accomplir  jamais  ?  Qu'est-ce, 
sinon  vouloir  concilier  l'exil  d'ici-bas  et  le  grand  ri- 
vage, les  douceurs  de  la  traversée  et  la  hâte  d'arriver  au 
j.ort  ?  Prolongez  un  peu  cette  situation,  faites  un  établis- 
sement de  ce  qui  ne  devait  être  que  le  prélude,  et  vous 
avez  un  Tibur  chrétien,  tel  que  les  Atticus  de  toutes  les 
doctrines  se  le  choisiront.  Vous  pouvez  être  un  homme 
heureux  et  un  homme  sage  :  vous  n'êtes  plus  le  géné- 
reux athlète  moral,  le  grand  cœur  brûlant  et  immolé. 

Tout  cœur  humain,  saisi  de  repentir,  à  une  certaine 
heure  a  plus  ou  moins  ce  que  j'appelle  son  Véretz,  son 
premier  moment  sur  la  colline»  Mais  ce  n'est  pas  tout. 

Après  sa  course  du  matin  ; 
E  t  c'est  l'heure  où  l'âme  qui  pense 
Se  retourne,  et' voit  l'Espérance 
Qui  l'abandonne  en  son:  chemin. 

(Secondes  Méditations,  £e  Passe.) 

IV  -  4 


PORT-ROYAL. 


S'arrêter  k  Véretz,  s'y  asseoir  et  s'y  oublier,  c'est  faire 
de  la  première  étape  le  but  du  pèlerinage,  c'est  risquer 
souvent  de  redescendre.  Oh  1  qu'il  a  bien  plutôt  hâte  de 
gravir,  celui  qui  se  croit  fermeraent  en  marche  pourvoir 
se  lever  le  grand  soleil  de  T Eternité  ! 

Tel  était  Rancé  :  h  peine  assis,  il  avait  l'inquiétude  et 
l'attrait  d'au-delà.  C'est  dans  ces  années  de  Véretz  que 
trouvent  place  ses  consultations  successives  et  multi- 
pliées avec  l'évêque  de  Ghâlons,  M.  Vialart,  ami  de 
Port-Royal  et  des  Jansénistes  ;  avec  l'évêque  de  Com- 
minges,  M.  de  Ghoiseul,  également  ami  des  nôtres;  et 
enfin  avec  le  saint  évêque  d'Aleth,  Pavillon,  qui  devint 
bientôt  une  des  colonnes  extérieures  de  la  vraie  doctrine  y 
mais  qui,  à  cette  époque,  n'avait  pas  pris  encore  départi. 
On  a  publié  dans  ces  derniers  temps  des  lettres  de  Rancé 
à  M.  d'Andiily  qui  datent  aussi  de  ces  années,  et  des- 
quelles il  résulte  qu'après  avoir  beaucoup  connu  M.  d'An- 
diily dans  le  monde,  l'apprenti  solitaire  le  tenait  au  cou- 
rant de  ses  dispositions  nouvelles,  lui  demandait  comme 
à  un  plus  ancien  quelques  conseils,  et  les  accueillait  dans 
une  parfaite  mesure  de  politesse,  d'affection  et  d'humi- 
lité ^  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  communications  diverses, 
la  conversion  de  M.  de  Rancé  ne  saurait  être  attribuée 
à  personne,  ni  la  première,  ni  la  seconde  conversion; 
ni  le  coup  de  la  Grâce  qui  le  jeta  d'abord  à  Véretz,  ni  le 
second  coup  qui  l'en  fit  sortir  après  cinq  ans,  pour  le 
pousser  sans  retour  dans  les  hauts  sentiers  de  la  perfec- 
tion monastique.  Quand  tous  lui  conseillaient  plus  de 
modération  et  de  lenteur,  il  obéit  à  un  mouvement  irré- 
sistible, et  passa  outre.  Je  crois  l'avoir  dit  ailleurs  ;  si 

1.  On  peut  voir  l'ouvrage  de  M.  Varin,  intitulé:  La  Vérité  sur  les 
Arnauldj  au  tome  1,  pages  158-175.  —  J'ai  d^iilleurs  le  regret  de 
ne  pouvoir  ôtre  d'acconl  avec  Tédileur  et  commentateur  très-érudil, 
sur  l'interprétation,  sehni  moi  forcée,  qu'il  donne  à  ces  lettres, 
non  plus  que  sur  le  jugement  qu'il  porte  des  personnages 


LIVRE  QUATRIÈME. 


51 


le  signe  de  la  Grâce  pure  est  quelque  part  évident,  c'est 
en  lui  ;  sur  ce  front  réclair  seul  a  parlé  par  ses  marques. 
La  réforme  de  La  Trappe,  bien  qu'entamée  en  1662 
seulement,  ne  se  modela  sur  aucune  autre  du  siècle  ;  elle 
fut  œuvre  originale.  Port-Royal  n'a  que  faire  là  pour 
en  rien  revendiquer. 

Et  remarquez  bien  qu'il  n'en  revendiqua  jamais  rien; 
que  jamais  Rancé  ne  se  considéra  comme  engagé  ni  lié 
le  moins  du  monde  avec  Messieurs  de  Port-Royal,  et 
que  jamais  ces  Messieurs  (je  parle  des  chefs  et  des  vrais 
témoins)  ne  le  considérèrent  comme  ayant  eu  des  rela- 
tions de  parti  ni  de  doctrine  singulière  avec  eux*. 

Sur  quelques  points  peut-être,  il  aurait  mieux  valu 
que  Port-Royal  influât  sur  La  Trappe,  pour  plus  de 
justesse.  Gela  semble  du  moins  d'après  trois  circon- 
stances principales,  dans  lesquelles  M.  de  Rancé  et  ceux 
de  notre  bord  se  touchèrent:  nous  tâcherons  de  tout  ex- 
poser impartialement. 

La  première  de  ces  affaires  est  la  contestation  de 
M.  de  Rancé  et  de  M.  Le  Roi.  —  M.  Le  Roi,  abbé  de 
Haute-Fontaine  ^,  cousin  de  l'abbé  de  Ghoisy,  et  très- 
bien  apparenté  en  Gour,  était  un  ami  de  Port-Royal, 
d'Arnauldet  de  tous  ces  Messieurs,  un  janséniste  mo- 
déré, éclairé,  quelque  peu  bénéficier  y  plus  même  qu'il 
n'eût  convenu  à  un  Port-Royaliste  austère.  D'abord 
chanoine  de  Notre-Dame  de  Paris,  on  le  voit  acheter  une 

1.  Je  publie  à  la  fin  du  présent  volume  (Appendice)  une  pièce 
confidentielle  provenant  de  La  Trappe^  laquelle ,  ajoutée  à  tout  ce 
qu'on  savait  déjà,  achèvera  de  fixer  avec  précision  les  rapports  de 
Rancé  avec  le  parii  janséniste.  J'y  renvoie  le  lecteur  qui  veut  ap- 
profondir. -—  Je  renvoie  également  à  la  lettre  du  duc  de  Saint- 
Simon,  publiée  dans  le  tome  I,  page  453,  des  Mémoires  du  duc  de 
Luines,  et  aux  réflexions  qu  elle  a  suggérées  à  M.  Ghéruel  (pages  29- 
34,  de  son  Saint-Simon  considéré  comme  historien  de  Louis  XIV), 

2.  Haute-Fontaine  était  une  abbaye  de  la  filiation  de  Clairvaux, 
dans  le  diocèse  de  Ghàlons  en  Champagne. 


52 


PORT-ROYAL. 


belle  maison  de  campagne  appelée  Mér entais,  sur  la  pa- 
roisse de  Magny-Lessart,  dans  le  voisinage  de  Port-Royal 
des  Champs*  :  là,  entouré  de  ses  livres,  ayant  sa  chapelle, 
accueillant  des  hôtes  à  qui  il  faisait  les  honneurs  de  cet 
ermitage  poli,  il  méditait  de  mener  une  vie  mi-partie 
d'étude  et  de  piété;  il  allait  avoir  son  Véretz.  Vers  la 
même  époque  cependant  (  1 653),  poussé  par  le  désir  d*une 
plus  grande  solitude,  il  permuta  son  canonicat  de  Notre- 
Dame  contre  l'abbaye  de  Haute-Fontaine,  et  ce  fut  avec 
I  L  d'Aubigny,  si  bienconnudenous,  que  se  fit  cette  per- 
mutation .  M.  d'Aubigny  devint  ainsi  chanoine  de  Notre- 
Dame,  et  M.  Le  Roi  obtint  Haute-Fontaine,  où  il  n'alla 
point  d'ailleurs  s'établir  avant  1661 .  Au  temps  de  la  per- 
sécution, Tabbé  Le  Roi  suivit  le  conseil  et  la  ligne  de 
son  évêque  M.  Vialart,  prélat  également  instruit,  pieux, 
ami  de  Port-Royal,  nous  le  savons,  mais  pacifique,  po- 
litique même,  et  d'une  soumission  assez  facile  aux  Puis- 
sances» Sur  son  conseil,  il  crut  pouvoir  signer  le  Formu- 
laire, moyennant  une  déclaration  un  peu  vague  etévasive. 
Ce  furent  là  (avec  la  pluralité  des  bénéfices)  ses  légères 
faiblesses,  qu'on  lui  pardonna.  Il  n'avait  pas  de  plus 
grande  joie,  depuis  la  Paix  rétablie,  que  de  recevoir  ses 
illustres  amis  dans  cette  belle  abbaye  de  Haute-Fon- 
taine qu'il  ne  quittait  plus,  au  milieu  de  la  bibliothèque 
fort  riche-qu'il  y  avait  fait  transporter,  bibliothèque  en 
partie  formée  des  livres  de  Peiresc.  Ami  et  compatriote 
du  docte  Huet,  Tabbé  Le  Roi  nous  représente  à  Haute- 
Fontaine  quelque  chose  des  loisirs  d'Aulnai.  S'il  avait 
pris  dans  les  ouvrages  de  saint  Bernard,  comme  on  nous 
le  dit,  un  grand  amour  de  la  solitude,  c'était  donc  l'amour 
d'une  solitude  mitigée  et  assez  embellie.  Quand  il  tra- 

1.  Ses  amis,  dit-on,  trouvant  ce  nom  de  Mérentais  trop  triste 
(Mmcntes)  le  changeront  en  celui  de  Mérency,  qui  était  le  nom 
d'un  étang  voisin.  On  voit  que  le  sourire  avait  place  dans  les  en- 
tretiens de  l'abbé  Le  Roi,  etqu'on  n'y  voulait  pas  trop  de  tristesse. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


53 


duisait  ies  traités  des  Pères  sur  la  retraite  chrétienne,  il 
n'avait  garde  d'oublier  tout  à  fait  le  succès  littéraire  ;  les 
lettres  manuscrites  de  Gonrart,  de  Chapelain,  attestent 
le  prix  que  mettait  M.  Le  Roi  aux  suffrages  des  lettrés  et 
des  académiciens.  On  n*a  pas  oublié  qu'on  lui  fit,  à  un 
moment,  l'insigne  honneur  de  lai  attribuer  les  Promn- 
ciales  :  ce  seul  soupçon  est  pour  nous  sa  plus  grande 
gloire.  Tel  était  l'homme  instruit,  l'homme  honorable  et 
modéré  qui  eut  affaire  à  M.  de  La  Trappe,  dans  la 
rencontre  que  voici. 

Il  connaissait  de  longue  main  M.  de  Rancé,  tous  deux 
ayant  été  ensemble  autrefois  chanoines  de  Paris  :  il  l'a- 
vait visité  à  Véretz  ;  il  le  visita  à  La  Trappe.  Or  étant 
allé,  dans  Tété  de  1671,  étudier  cette  sainte  maison  sur 
laquelle  il  prétendait  plus  ou  moins  modeler  la  sienne, 
il  apprit,  par  les  entretiens  qu'il  eut  avec  le  Père  Abbé 
et  avec  Dom  Rigobert  (ci-devant  prieur  de  Haute-Fon- 
taine), que  ces  religieux  avaient  un  grand  zèle  de  se 
conformer  aux  mortifications  et  humiliations  recomman- 
dées dans  les  Pères  de  rOrient,  particulièrement  dans 
saint  Jean  Glimaque,  et  qu'ils  en  regardaient  la  pratique 
comme  capitale  pour  le  perfectionnement  de  l'esprit  mo- 
nastique * .  La  piété  raisonnable  de  l'abbé  Le  Roi  s'a- 

1,  Ces  humiliations  étaient,  dans  certains  cas,  appelées  fictions, 
en  style  ascétique  :  c'étaient  des  espèces  de  fautes  supposées  ou 
plutôt  présumées,  pour  lesquelles  le  Supérieur  humiliait  le  reli- 
gieux, qui  se  soumettait  et  n'avait  garde  de  se  justifier  par  aucune 
parole.  Je  choisis  l'exemple  le  plus  simple  :  un  religieux  lit  au  ré- 
fectoire; il  s'acquitte  décela  avec  plus  de  gravité,  plus  d'emphase, 
plus  de  distinction,  d'un  ton  de  voix  plus  élevé  que  ses  Frères  : 
cela  peut  être  très-pur  en  soi  ei  très-innocent,  et  ne  partir  d'aucun 
mauvais  principe.  Cependant  le  Supérieur  croit  devoir  en  prendre 
occasion  de  Finterrompre,  de  l'humilier  devant  tous,  de  lui  dire 
qu'il  lit  comme  un  présomptueux,  comme  un  superbe  :  «  Oubljez- 
vous  que  vous  êtes  dans  un  cloître?  et  vous  croyez-vous  dans  une 
Académie?  »  —  M.  Le  Roi  et  l'abbé  de  Rancé  ne  purent  d'ailleurs 
s'entendre  complètement  sur  la  définition  des  termes  :  M.  Le  Roi 


54 


PORT-ROYAL. 


larma  de  ce  qu'il  considérait  comme  un  excès.  Dans  un 
voyage  qu'il  fit  à  Port -Royal,  il  en  parla  à  la  mère  An- 
gélique de  Saint-Jean  ;  il  en  entretint  à  Paris  M.  Ni- 
cole, et  la  conclusion  de  celui-ci  fut  :  «  Je  ne  sais  si  le 
temps  n'est  point  venu  de  dire  à  M.  de  La  Trappe  ce  que 
l'on  pense  là-dessus.  » 

M.  Le  Roi  avait  bien  déjà  fait,  dans  le  premier  mo- 
ment, quelques  objections  au  saint  Abbé  et  à  Dom 
Rigobert;  ceux-ci,  en  lui  répondant,  lui  avaient  paru 
désirer  qu'il  écrivît  ses  pensées  là-dessus.  Ce  qui  est 
plus  certain,  c'est  que  le  questionneur  curieux  avait 
manifesté  beaucoup  d'ardeur  de  les  entendre  s'expliquer 
à  fond  sur  celte  matière.  Encouragé  partant  de  motifs  et 
surtout  par  son  zèle  d'abbé  érudit%M.  Le  Roi  écrivit  donc 
une  Dissertation  sur  ie  sujet  des  humiliations  et  autres 
pratiques  qui  en  dépendent;  il  l'adressa  sous  forme  de 
Lettre  àM.  de  La  Trappe,  qui  le  prit  assezmal,  etcotnmesi 
on  l'avait  accusé  d'aimer  les  mensonges  et  les  équivoques. 

Il  faut  tout  dire  :  avant  d'avoir  reçu  la  Dissertation,  et 
d'après  une  première  lettre  de  M.  Le  Roi,  l'abbé  de 
Rancé  lui  avait  écritpourle  détromper,  et  pour  l'assurer 
qu'il  n'y  avait  rien  qui  fûtmoins  en  usage  à  La  Trappe  que 

combattait  à  la  fois  les  humiliations  et  les  fictions;  et  M.  de  Rancé, 
en  maintenant  les  humiliations,  nia  qu'à  La  Trappe  on  eût  jamais 
recours  aux  /îc^ions  proprement  dites. 

1.  C'est  ce  môme  zèle  qui,  peu  d'années  auparavant  (1667), 
l'avait  Cail  pros  er  Lancelot  d'écrire  sa  Dissertation  surYNémine, 
ou  mesure  de  vin  que  saint  Benoît  prescrit  pour  chaque  jour 
aux  religieux  de  son  Ordre.  Daus  une  traduction  qu'il  avait  faite 
d'une  Règle  du  neuvième  siècle,  M.  Le  Roi  avait  rendu  le  moi  hé- 
mine  par  demi-setier,  et  cette  évaluation  avait  été  contestée.  11 
s'ensuivit  toute  une  série  d'écriis,  comme  au  sujet  des  fictions.  On 
voit  avec  quelle  diligence  et  curiosité  M.  Le  Roi  s'enquérait  des 
vieilles  coutumes  monastiques  :  mais  c'était  pour  les  savoir  peut- 
être,  plus  encore  que  pour  les  pratiquer.  «  Ce  sont  des  minuties, 
écrivait  Hancé  à  l'abbé  Nicaise,  qui  ne  méritent  pas  l'application 
de  gens  dont  la  vie  doit  être  ])lcine  d'occupations  importantes.  » 


LIVRE  QUATRIEME. 


55 


les  fictwns:  il  n'est  besoin  en  effet  de  rien  feindre  pour 
qu'il  y  ait  lieu  de  reprendre  avec  une  sorte  de  fondement 
des  personnes  même  de  vertu,  et  d'une  piété  régulière  : 

«  Je  vous  dirai  simplement,  ajoutait  M.  de  Rancé,  que  je 
ne  m'applique  jamais  à  considérer  les  actions  de  nos  Reli- 
gieux, je  dis  les  meilleurs  et  les  plus  édifiants,  que  je  n'y 
remarque  des  défauts;  et  comme  ils  sont  obligés  par  leur 
état  de  tendre  incessamment  à  la  perfection,  cela  me  donne 
lieu  de  les  reprendre  et  de  les  humilier.  Que  s'il  arrivoit 
que  leurs  actions  fussent  exemptes  de  défauts,  il  s  y  trouve 
toujours  des  circonstances  auxquelles  on  peut  donner  une 
explication  désavantageuse.  Vous  me  direz  peut-être,  Mon- 
sieur, qu'il  faut  toujours  interpréter  les  choses  dans  un  sens 
favorable.  Je  vous  dirai  à  cela  que  ce  qui  oblige  d'en  user 
ainsi,  c'est  la  charité;  et  quand  il  se  trouve  qu'il  y  a  plus 
de  charité  à  les  interpréter  contre  ceux  qui  les  font,  et  que 
cette  interprétation  tourne  à  leur  avantage  et  au  bien  des 
autres,  non-seulement  il  n'y  a  nul  inconvénient  de  le  faire, 
mais  même  c'est  une  conduite  pleine  de  charité  d'en  user  de 
la  sorte....  L'humiliation  que  l'on  fait  souffrir  à  celui  que  l'on 
reprend,  empêche  qu'il  ne  tombe  dans  ces  complaisances 
qui  naissent  dans  les  meilleures  actions  et  en  détruisent  ou 
au  moins  en  diminuent  le  mérite  devant  Dieu  *.  » 

Pour  être  juste,  il  ne  faut  point  appliquer  à  tout  ceci 
la  raison  ordinaire,  car  cette  raison  mènerait  à  suppri- 
mer la  vie  ascétique  elle-même:  il  convient  de  se  placer  au 
point  de  vue  du  sujet.  L'abbé  Le  Roi  était  gallican  m  fait 
de  doctrine  monastique,  c'est-à-dire  sensé,  mais  borné  et 
un  peu  faible  :  Rancé  remontait  aux  hautes  sources.  Con- 
tinuons le  récit  du  différend. 

La  lettre  de  M.  de  Rancé  croisa  la  Disserlation  de 
M.  Le  Roi  qui  était  en  route,  et  qui  arriva  à  La  Trappe 
peu  de  jours  après. 

Lorsqu'il  eut  reçu  cette  Dissertation,  M.  de  Rancé 
fut  plus  bref  et  plus  sec  dans  ses  lettres.  Il  se  contenta 


1.  Lettre  du  11  juillet  1672. 


56 


PORT-ROYAL. 


de  marquer  ses  réserves,  sans  entrer  dans  la  discus- 
sion qu'on  aurait  désirée.  Il  en  résulta  pendant  plusieurs 
années  une  espèce  de  correspondance  boiteuse  entre  lui 
et  M.  Le  Roi,  celui-ci  se  répandant  en  lettres  abon- 
dantes, protestant  de  son  respect,  de  sa  vénération  pour 
le  grand  Abbé,  de  son  pur  zèle  en  cette  affaire,  où  il 
n'était  entré,  disait-il,  qu'avec  un  cœur  simple  et  sin^ 
cère,  in  simplicitate  cordis  et  sinceritate  Dei,  et  se  plai- 
gnant avec  douleur  d'avoir  perdu  ou  refroidi  une  amitié 
si  précieuse,  et  dont  il  se  tenait  si  fort  honoré  :  M.  de 
Rancé  ou  ne  répondait  pas,  ou  ne  répondait  qu'en  ne 
touchant  pas  la  corde  essentielle.  Nous  ne  sommes  point 
dans  le  secret  de  son  jugement  :  peut-être  il  jugea  que 
M.  Le  Roi  était  de  ces  gens  qui  méditent  toujours  la 
grande  réforme,  et  qui  n'en  finissent  jamais.  Et  puis  il 
avait  pris  un  parti  qui  est  le  plus  sûr  pour  apaiser  ses 
propres  pensées  :  il  avait  déchargé  sur  le  papier  ses  rai- 
sons et  réponses,  afin  de  n'avoir  plus  à  s'en  occuper  do- 
rénavant. Cette  Réponse  confidentielle  de  M.  de  Rancé 
avait  été  envoyée,  pour  en  finir,  à  Tévêque  de  Ghâlons, 
et  depuis  lors  le  résolu  solitaire  ne  voulait  plus  entendre 
parler  d'aucune  reprise  à  ce  sujet.  M.  Le  Roi  sentait 
amèrement  cette  résistance  ;  il  aurait  souhaité  qu'on 
vidât  à  fond  la  blessure,  en  se  disant  tout  de  part  et 
d'autre,  ou  même  en  prenant'  pour  arbitres  des  amis 
commun-*'  M.  de  Rancé  était  sourd,  et  trouvait  que,  pour 
des  hoiiimes  d'austérité  et  de  silence,  on  avait  déjà 
perdu  trop  de  temps  à  une  telle  affaire.  Cependant,  de 
proche  en  proche,  la  querelle  s'ébruita* 

Mais  voilà  qu'en  1677,  par  Tindiscrétion  de  quelque 
ami,  la  réponse  de  M.  de  Rancé  à  la  Disserta  lion  de 
M.  Le  Roi  fut  livrée  toute  vive  à  l'impression  \  et  le 

1.  Sous  ce  tilie  :  Lettre  (Tiin  Ahhé  régulier  sur  le  sujet  des  llu" 
miliations  et  autres  Pratiques  de  lidigion  (Paris,  1677). 


LIVRE  QUATRIÈME. 


57 


procès  éclata  devant  le  public.  Pour  se  bien  figurer 
l'effet  que  dut  produire  cet  Écrit  dans  le  monde  ecclésias^ 
tique  d'alors,  il  faut  se  représenter  la  grande  réputation 
où  était  Tabbé  de  La  Trappe,  et  l'attente  extrême  qu'ins- 
pirait tout  ce  qu'on  annonçait  de  lui.  11  n'eut  pas  plus  tôt 
appris  l'impression  de  sa  Lettre,  qu'il  écrivit  à  M.  Le 
Roi  pour  lui  en  témoigner  son  chagrin,  l'assurant  qu'il 
n'y  avait  d'autre  faute  de  sa  part  que  d'avoir  communi- 
qué la  pièce  à  une  personne  qui  n'avait  pas  été  fidèle  ^ 
Il  eut  beau  dire,  l'abbé  Le  Roi  ne  s'en  consola  pas  ;  et 
l'on  ne  saurait,  en  eflet,  s'empêcher  de  plaindre  cet 
honnête  homme,  sur  qui,  au  moment  où  il  y  pensait  le 
moins,  la  grande  parole  du  nouveau  Jérôme  tombait 
d'en  haut  retentissante,  comme  les  cataractes  du  désert. 

Le  genre  admis,  et  une  fois  qu'on  se  prête  à  entrer 
dans  l'ordre  des  idées  monastiques,  la  Réponse  de 
Rancé  est  admirable,  d'une  vigueur  mâle  et  d'une  aus- 
tère beauté.  Il  commence  par  établir  que  la  vie  et  la 
profession  monastique,  telle  que  les  Saints  l'ont  propo- 
sée, doit  être  regardée  comme  un  crucifiement  conti- 
nuel, comme  un  engagement  à  imiter  la  perfection  des 

1.  Dans  Une  lettre  du  5  mars  1678,  adressée  à  l'abbé  Favier,  son 
ancien  précepteur,  Rancé  parle  de  l'affaire  en  ces  termes  :  «  La 
«  Réponse,  que  je  vous  lis  voir  ici,  à  la  Dissertation  qui  altaquoit 
«  les  bumiliations,  a  fait  un  grand  bruit.  Comme  j'en  avois 
o  donné  quelques  copies,  on  les  a  fait  courir  par  le  monde;  et  une 
«  personne  de  nos  amis  ayant  vu  qu'elles  étoient  pleines  de  fautes 
a  grossières,  et  craignant  que  quelqu'un  ne  s'avisât  de  les  faire 
a  imprimer,  toutes  défectueuses  qu'elles  étoient,  en  a  fait  faire 
<(  l'impression  lui-même  sur  une  copie  correcte.  L'auteur  de  la 
H  Dissertation  s'est  extrêmement  récrié  contre  moi,  quoiqu'il  fût 
et  persuadé  que  je  n'eusse  aucune  part  à  la  publication  de  la  Ré- 
«  ponse.  Si  jamais  je  puis  vous  parler,  je  vous  dirai  le  détail  de 
a  tout  ce  qui  seroit  trop  long  à  vous  écrire.  Je  vous  en  envoie  un 
«  exemplaire.  »  On  entrevoit  pourtant  par  là  que  Rancé  prenait 
très-bien  son  parti  de  cette  publication  indiscrète,  et  que  même  il 
n'en  voulait  pas  trop  à  l'indiscret. 


PORT- ROYAL. 


Apôtres,  et  corame  une  image  et  un  retracement  de  celle 
des  A7ifj'is  : 

cf  En  vérité,  s'écrie-t-il,  on  ne  manquera  pas  de  sujet 
pour  humilier  et  pour  confondre  des  Moines,  tant  qu'ils 
n'auront  ni  la  mortification  d'un  Crucifié,  ni  la  sainteté  des 
Apôtres,  ni  la  pureté  des  Anges;  et  il  ne  sera  nullement 
besoin  pour  cela  de  recourir  aux  fictions  et  aux  men- 
songes. » 

Les  pages  suivantes  sont,  selon  moi,  trop  belles,  trop 
empreintes  d'une  science  morale  profonde,  trop  péné- 
trées du  vivant  esprit  de  la  vie  religieuse,  pour  ne  pas 
être  données  avec  étendue  ;  car  bien  peu  de  lecteurs 
iraient  les  chercher  .dans  la  Dissertation  même.  On  y 
sent  le  grand  médecin  intérieur,  l'homme  du  monde  qui 
en  a  savouré  touis  les  dégoûts,  le  pénitent  touché  qui  est 
arrivé  au  port,  et  qui,  du  sein  de  ces  cavernes  du  désert 
et  de  ces  gorges  profondes  dont  j'ai  parlé,  a  vu  plus  à 
nu  Tazur  du  ciel.  Le  ton  est  partout  celui  d'un  maître  ; 
Rancé,  comme  Bossuet,  ne  pouvait  s'exprimer  qu'en 
maître,  du  moment  qu'il  parlait: 

«  On  me  dira  que  les  personnes  qui  sont  dans  le  monde 
ont  d'autres  moyens  pour  devenir  humbles  que  ceux  des 
mortifications,  et  qu'il  s'ensuit  de  là  qu'elles  ne  sont  pas  né- 
cessaires. J'avoue  que  les  gens  qui  sont  dans  le  siècle  ac- 
quièrent l'humilité  par  d'autres  voies  que  par  celle  des 
mortifications  religieuses,  et  qu'elle  n'est  point  en  eux  l'elfet 
de  ces  sortes  d'exercices.  Mais  il  faut  demeurer  d'accord 
que  lorsque  Dieu  les  veut  sanctifier,  et  leur  donner  cette 
vertu  fondamentale  de  la  vie  évangélique,  sans  laquelle  per- 
sonne, à  ce  que  dit  l'Apôtre,  ne  le  verra  dans  l'Éternité,  il 
prend  un  soin  particulier  de  les  exercer  par  mille  autres 
sortes  de  mortifications  proportionnées  à  leur  état,  par  des 
affaires  factieuses,  des  pertes  de  biens,  des  embarras  domes- 
tiques, des  revers  de  fortune,  par  l'infidélité  de  leurs  amis, 
par  l'ingratitude  de  ceux  qu'ils  ont  comblés  de  bienfaits,  par 
des  injures,  par  des  outrages;  enfin  les  hommes  avec  le«- 


LIVRE  QUATRIÈME. 


59 


quels  ils  passent  leur  vie  sont  des  instrumens  dont  Dieu  se 
sert  pour  les  humilier,  et  ils  ont  souvent  plus  de  mortifica- 
tions à  souffrir  dans  le  milieu  du  monde,  et  dans  un  seul 
instant,  qu'il  n'en  peut  arriver  à  un  Moine  dans  la  retraite 
pendant  tout  le  cours  de  sa  vie.  Les  Monastères  sont  des 
abris  et  des  ports  :  comme  on  y  est  séparé  de  tout  com- 
merce, et  que  l'on  n'y  a  nulle  communication  avec  les  gens 
du  monde,  on  ne  peut  être  exposé  aux  accidens  qui  leur  ar- 
rivent. Les  différons  événemens  qui  traversent  leur  vie  ne 
regardent  point  les  Solitaires;  ils  vivent  à  couvert  des  tem- 
pêtes et  des  agitations  du  siècle.  La  séparation  même  qu'ils 
gardent  entre  eux,  par  l'exactitude  du  silence,  empêche 
jusques  aux  moindres  émotions,  et  fait  que  leur  traï  quillité 
n'est  jamais  troublée. 

«  Ils  n'ont  donc  rien  à  souffrir,  m  de  la  part  du  monde, 
ni  de  la  part  de  leurs  Frères,  avec  lesquels,  comme  dit  saint 
Basile,  ils  conservent  une  parfaite  intelligence.  De  quelque 
côté  que  vous  les  regardiez,  vous  les  trouverez  également 
exempts  de  contradictions,  et  rien  ne  se  présente  à  eux  qui 
leur  puisse  faire  la  moindre  peine.  Ainsi  leur  condition  se- 
roit  bien  malheureuse,  si  un  Supérieur,  par  une  disposition 
charitable,  n'avoit  une  application  particulière  à  leur  pro- 
curer, par  toutes  les  voies  de  mortification  et  d'humiliation 
qu'il  juge  les  plus  utiles  et  les  plus  convenables,  ce  que  Dieu 
opère  dans  les  gens  du  monde  par  les  diverses  rencontres 
que  nous  venons  de  remarquer. 

«  Le  cœur  de  tous  les  hommes  est  un  champ  d'une  fécon- 
dité surprenante  pour  les  mauvaises  choses  L'orgueil  y  a 
jeté  de  profondes  racines;  elles  s'y  trouvent  presque  par- 
tout, quoique  souvent  elles  soient  imperceptibles;  quelque 

I.  Admirable  passage.  Abstraction  faite  de  rexplication  reli- 
gieuse, le  Christianisme,  en  tant  que  doctrine  morale,  connais- 
sait bien  la  nature  humaine  et  son  vice;  il  s'en  reiidait  compte,  à 
beaucoup  d'égards,  bien  mieux  que  la  philosophie  qui  a  succédé, 
et  dont  le  défaut  capital,  sous  prétexte  d'honorer  l'homme,  a  été  de 
le  (latter  et  de  le  flagorner  en  masse.  De  cette  méconnaissance  du 
sujet  est  résultée  l'absince  de  toute  précaution  morale  et  sociale  : 
et  c'est  ainsi  que  l'ancienne  société  a  péri.  Tel  moine  chrétien  en 
savait  plus  long  sur  les  vrais  ressorts  de  l'humanité  que  beaucoup 
de  nos  prétendus  politiques. 


30 


PORT-ROYAL. 


bonno  que  soit  la  semence  que  vous  ayez  jetée,  ne  vous  y 
fiez  pas  :  pour  peu  que  celui  qui  doit  cultiver  ce  champ  lui 
refuse  son  travail  et  le  secours  de  sa  main,  il  ne  sera  pas 
longtemps  à  se  couvrir  de  ronces  et  d'épines;  et  il  arrivera 
qu'un  Solitaire,  dont  la  vie  n'aura  point  été  exercée  par  ces 
saintes  pratiques  de  mortification,  la  passera  tout  entière 
dans  une  fausse  sécurité,  et  sera  dans  sa  cellule,  selon  les 
paroles  d'un  grand  Saint,  bouffi  d^orgueil  et  de  présomption^ 
comme  un  Dragon  enflé  de  son  venin  dans  sa  caverne^ 
-  «  Enfin,  Monsieur,  l'orgueil,  qui  est  justement  ce  qu'il  y 
a  de  plus  opposé  à  la  condition  d'un  Moine,  est  une  enflure 
qui  ne  guérit  point,  si  elle  n'est  piquée;  et  comme  la  ma- 
tière n'en  tarit  jamais  entièrement,  il  se  forme  incessam- 
ment de  nouvelles  tumeurs,  auxquelles,  quoi  que  l'on  puisse 
dire,  on  ne  peut  guères  remédier  qu'en  se  servant  de  la 
pointe  des  humiliations.  Mais  ce  qui  fait  qu  elles  sont  pres- 
que toujours  nécessaires,  c'est  que  le  mal  renait  dans  tous 
les  temps  et  dans  tous  les  âges,  et  que,  bien  loin  d'épargner 
ni  la  vieillesse  ni  la  vertu,  il  n'est  jamais  plus  à  craindre  que 
lorsqu  elle  est  plus  parfaite;  et  c'est  pour  cela  que  le  Démon 
de  V orgueil  se  réjouit  lorsqu'il  Doit  multiplier  les  vertus. 

«  Cet  usage  est  donc  très-saint,  très-utile  et  très-néces- 
saire....  Il  n'y  a  rien  qui  soit  plus  selon  les  règles  de  l'Évan- 
gile que  de  trouver  des  voies  saintes  et  innocentes  d'humi- 
lier les  hommes....  Je  suppose  toujours  que  le  fer  de  la 
mortification  doit  être  conduit  par  une  main  prudente  et  cha^ 
ritable,  avec  distinction  des  temps,  des  choses  et  des  per- 
sonnes. j> 

Poussant  plus  avant,  Rancé  montre  à  son  adversaire 
ce  qu'il  y  a  de  ruineux  dans  la  brèche  une  fois  ouverte 
à  cette  pratique  du  cloître:  «Vous  attaquez,  sans  y  pen- 
ser, la  vie  monastique  dans  ses  fondements.  »  Et  il  le 
prouve  d'abord  par  la  manière  légère,  et  presque  mépri- 

1.  EL  n'est  ce  point  Platon  qui  a  dit  aussi  ce  beau  mot,  que 
«  l'orgueil  est  compagnon  de  l;i  solitude?  »  Ce  qui  est  vrai  en 
(Utux  sens:  car  s'il  arrive  d'ordinaire  que  l'orgueil,  par  son  pou 
d'aUrail,  isole  les  hommes,  risuloment  ou  la,  solitude,  à  son  tour, 
ap  ur  en'cl  de  nourrir  et  de  fomenter  l'orgueil. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


61 


santé,  avec  laquelle  l'adversaire  a  rejeté  l'autorité  des 
fondateurs,  des  Saints  Pères  de  fO rient.  Dans  son  culte 
absolu  de  l'antiquité,  il  remet  à  sa  place  le  téméraire  et 
débile  moderne  qui  a  osé  se  prendre  à  ces  personnes  sa- 
crées^ tellement  supérieures  à  tout  ce  guipent  présente- 
ment attaquer  leur  mémoire.  C'est  à  ce  moment  que,  ne 
pouvant  se  contenir,  il  lance  cette  éloquente  parole,  qui 
perça  de  douleur  le  cœur  estimable  qui  en  était  Tobjet  : 

«  En  vérité,  vous  renversez  Sinaï  de  fond  en  comble,  vous 
ravagez  toute  la  sainteté  de  la  Thébaïde,  et  vous  faites  plus 
-  de  désordre  dans  Nitrie  et  dans  Scété  *  par  quatre  traits  de 
plume,  que  les  Barbares  par  toutes  leurs  incursions.  » 

J'ai  sous  les  yeux  les  petites  remarques  ou  apostilles 
manuscrites  que  M.  Le  Roi  s'était  permis  d'opposer, 
pour  toute  réponse,  k  la  Lettre  de  Rancé  ^.  A  ce  formi- 
dable endroit,  il  a  écrit  en  marge  ces  paroles:  «  Dieu  me 
«  garde  d'avoir  fait  ce  crime  I  Et  il  est  impossible  que 
«  j'y  sois  tombé,  m'étant  précisément  borné  à  ne  com- 
«  battre  que  les  fictions,  et  que  ce  qui  seroit  des  actions 
«  violentes  de  colère  sans  aucun  sujet.  »  Il  est  sous  la 
serre  del'aigle  chrétienne,  et  il  essaye  à  peine  de  se  dé- 
battre. 

Cependant,  mdépendamment  de  ces  modestes  apo- 
stilles, et  pour  parer  un  peu  à  l'éclat  de  la  publication, 
M.  Le  Roi,  sur  le  conseil  de  M,  de  Pontchâteau,  crut 
devoir  donner  un  Éclaircissement^  un  petit  récit  de  toute 
cette  affaire  (1677),  lequel  fut  communiqué  aux  amis,  à 
M.  de  La  Trappe  lui-même,  et  qui  courut  sans  être  im- 
primé. La  plupart  des  personnes  qui  le  lurent  firent  dire 

1.  Solitudes  fameuses  de  la  Basse-Égypte. 

2.  Il  avait  fait  ces  apostilles  dès  1673,  sur  la  lecture  d'une  copie 
de  la  Lettre  de  Rancé  qui  lui  avait  été  communiquée  par  l'évêque 
de  Châlons.  Depuis  l'impression  de  la  Lettre  de  Rancé  en  1677,  on 
reporta  ces  apostilles  à  la  main  dans  un  certain  nombre  d'exem- 
plaires interfoliés,  et  on  les  répandit  parmi  les  amis. 


62 


PORT-ROYAL. 


à  l'honnête  homme  mortifié  combien  elles  en  étaient  sa-^ 
lis  faites.  Ce  fut  tout  un  chapelet  de  condoléances  :  M.  Ar- 
nauld,  M.  Nicole,  madame  de  Longueville,  mademoi- 
selle de  Vertus,  le  duc  de  Montausier,  Jacques  Boileau, 
doyen  de  Sens  et  frère  du  poète...;  on  n*en  finirait  pas,' 
si  Ton  voulait  énumérer  tous  les  témoignages.  Fléchier, 
qui  n'était  pas  encore  évêque,  écrivant  à  M.  Le  Roi,  lui 
parie  ainsi: 

«  Je  penche  fort  de  votre  côté  avant  que  de  vous  avoir 
entendu;  mais  je  vous  avoue  que  je  n'ai  pas  été  trop  édifié 
de  la  manière  dont  il  (M.  de  La  Trappe)  soutient  sa  cause. 
Son  zèle  a  quelque  degré  de  chaleur  plus  qu'il  ne  faudroit; 
et  j'aurois  désiré,  si  je  Tose  dire,  plus  de  douceur  dans  un 
solitaire  de  sa  vertu  et  de  sa  réputation  » 

On  ne  pouvait  guère  attendre  un  autre  jugement  de 
Tesprit  modéré,  tolérant,  poli  (amœnus),  un  peu  pré- 
cieux, de  Fléchier,  aussi  opposé  à  celui  de  Rancé  qu'il 
était  possible,  et  qui  nous  a  laissé  un^i  fin  portrait  de 
lui-même,  tracé  dans  les  nuances  de  l'Hôtel  de  Ram- 
bouillet avec  une  pointe  de  pinceau  à  la  Fontenelle,  et 
adressé  à  une  femme  poète  ^ 

Mais  Bossuet,  à  son  tour,  survient  dans  la  querelle 

1.  Lettre  du  18  juin  1677.  —  Je  ne  trouve  point  ceUe  lettre 
dans  les  Œuvres  de  Fléchier,  où  il  s'en  rencontre  d'autres  adres- 
sées à  M,  Le  Koi.  J'ai  pour  guide  sûr,  dans  tout  le  détail  de  ce 
récit,  Dom  Clémencei {Histoire littéraire  manuscrite  de  Port-Royal j 
article  de  M.  Le  Roi) . 

2.  Cette  femme  poète,  on  le  sait  aujourd'hui ,  était  mademoiselle 
Des  Houlières.  C'est  à  la  même  que  dans  une  lettre  du  30  juil- 
let 1680,  Fléchier,  alors  en  tournée  et  suivant  la  Cour,  écrivait  : 
a  Nous  avons  passé  toute  la  journée  à  voir  des  églises  de  cette  ville 
(Ypres).  Après  avoir  fait  nos  dévotions  devant  l'autel  de  saint  Ignace, 
nous  sommes  allés  pi  ier  Dieu  sur  le  tombeau  de  Jansénius  :  ainsi 
tout  le  monde  a  sujet  d'ôlre  content  de  nous.  Si  vous  l'êtes  de  moi, 
Mademoiselle,  j'achèverai  mon  voyage  agréablement...  »  M.  Vuil- 
lart,  ancien  secrétaire  de  M.  Le  Roi,  parlant  de  Fléchier  alors 
ôvcfjue  de  Nîmes,  écrivait  à  M.  de  Préfontaine,  le  23  juillet  1699: 


LIVRE  QUATRIÈME. 


63 


entre  M.  Le  Roi  et  Rancé.  Quand  tous  ceux  qui  se  pi- 
quent de  bon  sens  s'accordent  plus  ou  moins  à  blâmer 
le  procédé  et  la  doctrine  de  ce  dernier,  il  le  soutient 
seul;  seul,  il  prend  en  main  le  grand  côté  de  la  cause  ; 
il  apparaît  comme  Farbitre  véritable,  et  ses  paroles,  qui 
seoiblent  avoir  été  acceptées  des  deux  parties,  sont  aussi 
pour  nous  la  conclusion  souveraine.  «  Tout  ce  que  vous 
écrivez,  Monseigneur,  sont  des  décisions.  »  C'est  Rancé 
qui  disait  cela  dans  une  autre  occasion  à  Bossuet,  et 
Bossuet  va  le  lui  rendre. 

«  Monsieur,  écrit-il  à  l'abbé  Le  Roi  *,  je  ne  sais  par  quel 
accident  il  est  arrivé  que  j'aie  reçu  votre  Écrit  ^  sur  la  Let- 
tre de  M.  PAbbé  de  La  Trappe  plus  tard  que  vous  ne  l'aviez 
ordonné.  Il  m'a  enfin  été  remis;  et  j'ai  été  fort  édifié  des 
sentimens  d'humilité,  de  charité  et  de  modestie  que  Dieu 
vous  a  inspirés  en  cette  occasion. 

«  Je  reconnois  avec  vous  qu'on  ne  peut  vous  condamner 
sans  avoir  vu  la  Dissertation  qui  a  donné  lieu  à  la  Lettre 

«  Je  connois  M.  Févêque  de  Nîmes  dès  le  temps  qu'il  étoit  précep- 
teur de  M.  votre  parent  (M.  de  GaumartiQ).  Il  ne  m*a  jamais  oublié 
depuis.  La  dernière  fois  qu'il  vint  à  Piris,  il  voulut  me  donner  à 
dîner  deux  fois  et  m'honora  d'une  visite,  et  de  la  belle  édition  in-4° 
de  ses  Panégyriques....  11  faut  avouer  que  c'est  un  bel  esprit,  et 
s  il  avoit  été  élevé  par  un  homme  à  principes  comme  M.  Arnauld, 
il  eût  été  bien  plus  loin  que  par  l'éducation  qu'il  avoit  reçue  d'un 
homme  seulement  éloquent  comme  l'étoit  le  fameux  Père  Hercule, 
ami  de  Balzac,  et  qui  étoit  général  des  Pères  de  la  Doctrine  chré- 
tienne, et  oncle  du  prélat  dont  il  s'agit.  »  —  Je  crois  que  M.  Vuil- 
lart  s'abusait  en  croyant  qu'une  autre  éducation  eût  fait  de  Fléchier 
un  janséniste  ou  unaugustinien  déclaré.  Fléchier  était,  par  tempé- 
rament, modéré  et  neutre,  résolu  de  rester  à  égale  distance  (comme 
il  vient  de  nous  le  marquer  en  souriant)  de  saint  Ignace  et  de 
Jansénius. 

1.  Lettre  du  10  août  1677. 

2.  V Éclaircissement  ou  récit  dont  M.  Le  Roi  faisait  parvenir  des 
copies  aux  personnes  qu'il  tenait  à  éclairer  sur  cette  affaire. 

3.  Il  s'agit  de  la  Dissertation  première  de  M.  Le  Roi,  à  laquelle 
Rancé  réi  ondait  si  vertement,  et  qui  était  restée  manuscrite.  M.  Le 
Roi  se  défendait  surtout  en  disant  que  l'illustre  Abbé  l'accusait 
pour  des  erreurs  qui  n'y  étaient  pas^ 


64 


PORT-ROYAL. 


et  ceux  qui  ne  Pont  pas  vue,  n  ayant  aucune  raison  de  vous 
blâmer,  doivent  présumer  pour  votre  innocence. 

«  Sans  juger  ce  qu'il  y  a  ici  de  personnel,  il  y  a  sujet  de 
louer  Dieu  de  ce  que  vous  et  M.  l'Abbé  êtes  d'accord  dans  lo 
fond,  puisqu'il  convient  que  les  corrections  fondées  sur  le 
mensonge  n'ont  point  de  lieu  parmi  les  Chrétiens,  et  que  vous 
avouez  aussi  qu'on  ne  peut  avec  raison  rejeter  celles  qui  se 
fondent  sur  des  fautes  présumées  par  quelque  apparence. 

«  Ainsi  la  vérité  ne  souffre  point  dans  votre  contestation, 
et  il  me  semble  aussi,  Monsieur,  jusqu'ici  que  la  charité  n'y 
est  point  blessée. 

«  Si  M.  l'Abbé  de  La  Trappe  vous  a  imputé,  comme  vous 
le  dites,  un  sentiment  que  vous  n'avez  pas,  vous-même 
vous  ne  croyez  pas  qu'il  l'ait  fait  dans  le  dessein  de  vous 
nuire  ;  et  tout  au  plus  il  se  pourroit  faire  quïl  auroit  mal  pris 
votre  pensée:  erreur  qui,  après  tout,  est  fort  excusable. 

«  Les  paroles  fortes  et  rudes  dont  il  se  sert  dans  sa  Lettre 
ne  tombent  donc  pas  sur  vous,  mais  sur  une  opinion  que 
vous  jugez  fausse  et  dangereuse  aussi  bien  que  lui. 

«  Quant  à  l'impression,  vous  croyez  sur  sa  parole  qu'il  n'y 
a  point  eu  de  part  ;  et  je  puis  vous  assurer  que  l'affaire  s'est 
engagée  par  des  conjonctures  dont  il  n'a  pas  élé  le  maître. 
(Et  il  entre  dans  quelque  détail).... 

c(  Une  chose  qui  s'est  faite  sans  dessein,  et  par  un  acci- 
dent qui  ne  pouvoit  être  ni  prévu  ni  empêché,  n'a  pas  dû 
offenser  un  homme  aussi  équitable  que  vous,  et  aussi  solide- 
ment chrétien. 

c(  Et  en  effet  votre  Écrit,  plein  de  sentiments  charitables,  " 
ne  montre  en  vous.  Monsieur,  aucune  aigreur;  mais  il  me 
semble  seulement  que  vous  croyez  trop  que  M.  l'Abbé  a  tort. 

«  Ce  que  je  viens  de  dire  en  toute  sincérité,  et  avec  une 
certaine  connoissance,  vous  doit  persuader  qu'il  n'en  a  au-: 
cun.  Et  pour  moi,  je  crois,  Monsieur,  que  Dieu  a  permis  la 
publication  de  cet  Écrit,  afin  que  l'Église  fût  édifiée  par  un 
Discours  où  toute  la  sainteté^  toute  la  vigueur  et  toute  la 
sévérité  de  l'ancienne  discipline  monastique  est  ramassée  *. 

1.  Ces  louanges  de  Bossuet  ne  rendent-elles  pas  admirablement 
l'impression  qu'ont  faite  sur  nous  les  pages  préccdi^mment  citées 
de  l'Écrit  de  Rancé?  No^ie  gloire  ici  est  d'enregistrer  et  de  mettre 
CCS  grandes  paroles  en  présence. 


LIVRE  QUATEIÈMB. 


65 


«  J'ai  lu  et  relu  cette  sainte  Lettre  ;  et  toutes  les  fois  que 
je  Tai  lue,  il  m'a  semblé,  Monsieur,  que  je  voyois  revivre 
en  nos  jours  Tesprit  de  ces  anciens  Moines  dont  le  monde 
n'étoit  pas  digne,  et  cette  prudence  céleste  des  anciens 
Abbés,  emiemie  de  la  prudence  de  la  Chair,  qui  traite  par 
des  principes  et  avec  une  méthode  si  sûre  les  maux  de  la 
nature  humaine. 

«  Laissez  donc  courir  cette  Lettre,  puisque  Dieu  a  permis 
qu'elle  vît  le  jour.  11  arrivera,  sans  doute,  qu'elle  donnera 
occasion  de  blâmer  et  vous  et  M.  l'abbé  de  La  Trappe  :  vous, 
qu'on  verra  accusé  par  un  si  saint  homme  ;  et  lui,  pour  avoir 
accusé  si  sévèrement  un  ami,  dont  le  nom  est  grand  parmi 
les  gens  de  piété  et  de  savoir  *, 

«  Mais  si  vous  demeurez  tous  deux  en  repos,  et  que  vous. 
Monsieur,  en  particulier,  qui  êtes  ici  l'attaqué,  méprisiez  les 
discours  des  hommes  en  l'honneur  de  Celui  qui,  étant  la  sa- 
gesse même,  n'a  pas  dédaigné  d'être  l'objet  de  leur  moque- 
rie, ces  blâmes  se  tourneront  en  louanges  et  en  édification, 
et  même  bientôt.  » 

Gomme  tout  cela  est  chrétien,  et  en  même  temps 
généreux!  c'est  l'honneur  dans  la  charité.  —  L'abbé 
Le  Roi  suivit  le  conseil  de  Bossuet;  il  promit  entre  ses 
mains  de  ne  point  faire  imprimer  la  Dissertation,  et 
d'observer  dorénavant  le  silence.  La  plupart  des  amis 
particuliers  de  M.  Le  Roi,  M.  Arnauld,  M.  Nicole, 
M.  Varet,  M.  de  Pontchâteau,  avaient  pensé  de  même, 
quoiqu'ils  ne  jugeassent  pas  si  favorablement  du  pro- 
cédé de  M.  de  La  Trappe.  M.  de  Pontchâteau  écrivait, 
avec  bien  de  l'humilité  d'ailleurs  et  en  s'attribuànt  le 
moins  possible  le  droit  de  juger  : 

«...  J'aurois  bien  des  choses  à  dire,  ce  me  semble,  sur  la 

l.  Quelle  souveraine  et  parfaite  mesure  de  paroles  "et  d'estime 
entre  les  deux!  quelle  délicatesse  dans  l'inégalité,  le  moins  bien 
partagé  ne  pouvant  que  se  croire  trop  honoré  encore!  11  n'y  a  que 
les  vrais  puissants  pour  avoir  un  pareil  tact,  quand  ils  s'en  mêlent. 
Il  fallait  faire  entendre  à  M.  Le  Roi  qu'il  aurait  tort  de  paraître 
même  avoir  raison  en  face  d'un  homme  comme  Rancé. 

IV  ~-  6 


66 


PORT-ROYAL. 


matière  des  fictions,  quoique  je  demeure  d^accord  que  je 
puis  bien  me  tromper  parce  que  je  suis  très-ignorant  dans 
la  vie  spirituelle  et  que  je  ne  sais  ce  que  c'est  qu'humilité  et 
mortification.... 

«  Je  me  doutois  bien  qu'on  s'attaqueroit  à  quelques  en- 
droits de  votre  Dissertation  qui  pou  voient  donner  prise, 
comme,  par  exemple,  ce  que  vous  dites  des  prosternements; 
la  manière  dont  vous  parlez  de  la  douceur  des  supérieurs^ 
quoiqu'assurément  ils  soient  quelquefois  obligés  de  mêler 
le  vin  avec  l'huile ....  Dans  ]  e  fond  j  e  suis  sûr  que  vous  n'êtes 
point  opposé  aux  mortifications  raisonnables,  sérieuses  et 
qui  sont  fondées  sur  quelque  faute.  Les  plus  parfaits  en  font 
toujours  assez  pour  trouver  des  sujets  de  les  humilier.  Tous 
les  inconvénients  que  vous  remarquez  sont  à  craindre,  et 
beaucoup  d'autres  encore;  et  je  ne  saurois  comprendre 
l'usage  des  fictions  non  plus  que  celui  des  proclamations. 
J'aurois  encore  souhaité  que  vous  eussiez  plus  loué  saint 
Jean  Glimaque  qui,  à  la  réserve  de  cet  article  sur  lequel  on 
pourroit  peut-être  néanmoins  l'excuser,  est  un  homme  ad- 
mirable. 

«  Mais  que  vous  dirai-je  de  la  réponse  qu'on  y  a  faite? 
Tantœne  animis  cœlestibus  irœl  Vous  avez  passé  (laissé 
échapper?)  quelques  endroits  oii  il  y  avoit  lieu  à  plusieurs 
réflexions:  mais  de  vous  accuser  de  ravager  la  Thébdïde  et  le 
reste  des  éloges  qu'on  vous  donno,  c'est  ce  que  j'ai  eu  peine 
à  digérer,  je  vous  l'avoue,  et  il  m'a  semblé  que  l'auteur  qui 
vous  a  répondu  l'eût  pu  faire  plus  doucement...  Il  ne  m'a 
pas  convaincu.  Mais  je  n'en  ai  parlé  qu  à  une  seule  personne 
et  à  vous.  Il  ne  m'appartient  pas  de  dire  mes  pensées  sur 
des  choses  de  cette  nature....  Et  qui  peut  connoitre  jusqu'oii 
il  faut  baisser,  ou  bien  quelle  fermeté  il  faut  avoir,  pour  se 
maintenir  dans  le  milieu  marqué  par  ces  paroles  de  saint 
Grégoire  :  SU  vigor^  sed  non  exasperans;  sit  amor^  sed  non 
emolliens  *?  j 

1.  Une  dernière  rcrnar^iue  que  j'aurais  pu  faire  plus  tôt,  c'est 
que  M.  Le  Roi  n'était  qu'un  abbé  comniendataire,  un  séculier  non 
régulier,  un  moine  amateur  et  hors  du  froc.  De  quoi  ss  mêlait- il 
d'aller  s'attaquer  au  chef  des  vrais  moines,  lui  qui  n'était  de  la  mi- 
ice  que  de  nom?  C'est  (sauf  respect)  comme  si  un  général  de  la 
Garde  nationale  avait  voulu  en  remontrer  à  unDavoustsur  la  façon 
de  mener  les  troupes  et  dô  les  aguerrir  au  feu. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


67 


Ce  rôle  d'arbitre  auquel  M.  de  Pontchâteau  se  sentait 
et  se  disait  incapable  d'atteindre,  Bossueb  le  prenait 
comme  naturellement  et  le  tenait. 

La  seconde  espèce  de  discussion  dans  laquelle  M.  de 
Rancé  se  sépara  de  Messieurs  de  Port- Royal  fut  au 
sujet  des  Éludes  monastiques.  C'est  encore  une  de  ces 
affaires  où  il  ne  faut  point  prétendre  juger  à  simple  vue, 
ni  sur  la  première  apparence;  car  enfin  il  s'agit  de  se 
reporter  au  véritable  et  antique  esprit  de  saint  Benoît, 
ce  qui  ne  nous  est  pas  très-facile.  Rancé  avait  publié 
en  1683  son  Traité,  De  la  Sainteté  et  des  Devoirs  de  la 
Vie  monastique^  ou  plutôt  c'était  Bossuet  qui  avait  pris 
sur  lui  cette  impression.  Il  avait  reçu  l'ouvrage  manus- 
crit pendant  la  tenue  de  l'Assemblée  de  1682,  tandis 
qu'il  était  en  train  d'examiner  les  Propositions  de  la 
morale  relâchée;  aussitôt  libre,  il  s'était  mis  à  le  lire  : 
«  J'avoue,  disait-il,  qu'en  sortant  des  relâchements 
honteux  et  des  ordures  des  Gasuistes,  il  me  falloit  con- 
soler par  ces  idées  célestes  de  la  vie  des  Solitaires  et  des 
Cénobites  »  Sans  s'arrêter  aux  inclinations  et  aux 
résistances  de  son  ami,  il  avait  voulu  que  l'ouvrage 
devînt  public.  Or,  dans  le  chapitre  XIX,  qui  traitait 
du  travail  des  mains,  Fauteur  ayant  posé  la  question  : 
S'il  ne  seroit  pas  plus  utile  à  des  Religieux  d'employer 
leur  temps  à  la  lecture  et  dans  l'étude  que  de  travailler , 
avait  répondu  nettement  «  que  les  Moines  n'ont  point 
été  destinés  pour  Tétude,  mais  pour  la  pénitence,  que 
leur  condition  est  de  pleurer,  et  non  pas  d'instruire; 
et  que  le  dessein  de  Dieu,  en  suscitant  des  Solitaires 
dans  son  Église,  n'a  pas  été  de  former  des  Docteurs, 
mais  des  Pénitents.  »  L'érudition  chez  un  religieux  lui 
paraissait  l'effet  d'une  vocation  toute  singulière,  et 

1.  Lethe  à  Rancé,  du  8  juillet  lGo2. 


68 


PORT-ROYAL. 


qui  ne  devait  point  être  proposée  en  exemple.  Les  Béné- 
dictins de  Saint-Maur  se  crurent  attaqués;  quelques- 
uns  prirent  feu.  Dom  Mabillon,  à  son  retour  du  voyage 
d'Italie,  répondit  méthodiquement  par  un  savant  traité. 
Il  y  eut  réplique  de  part  et  d'autre  ^  Les  avantages  de 
la  modération,  et  ceux  de  l'érudition  peut-être  (quoique 
ce  dernier  point  ne  soit  pas  aussi  évident  qu'on  le  croi- 
rait), furent  du  côté  de  Mabillon  :  Rancé  eut  pour  lui 
.a  simplicité,  la  hauteur,  la  droiture  du  but,  la  sainte 
intelligence  de  l'antique  esprit,  et  ce  ferme  langage  qu'il 
prenait  d'autorité,  sachant  que  les  manières  languissantes 
ne  persuadent  point.  Nicole,  dans  une  telle  question,  et 
du  tempérament  qu'il  était,  ne  pouvait  hésiter  entre  les 
deux  :  ii  exprima  son  avis  en  conversation  assez  ouver- 
tement; et  M.  de  La  Trappe,  qui  le  sut,  cessa  depuis 
ce  temps,  dit-on,  de  lui  envoyer  ses  ouvrages,  comme  il 
faisait  auparavant.  C'est  Goujet,  dans  sa  Vie  de  Nicole, 
qui  raconte  cela.  La  dernière  publication  des  Lettres  de 
Rancé  ^  présente  les  choses  sous  un  jour  plus  vrai  : 
Rancé  n'y  laisse  voir  aucune  amertume.  S'il  se  montre 
inébranlable  dans  son  premier  sentiment,  c'est  qu'il  le 
croit  fondé  à  la  tradition  même.  Il  sait  d'ailleurs  que 
Nicole  a  corrigé  avec  beaucoup  de  soin  et  d'application 
la  Réplique  du  Père  Mabillon  (1692),  et  il  ne  témoigne 
nullement  lui  en  vouloir.  Il  y  a  plus  :  au  lendemain  de 
la  dispute  (si  on  peut  employer  ce  mot),  vers  la  fin  de 
mai  1693,  Mabillon  vint  à  La  Trappe  pour  y  visiter 
l'illustre  adversaire  qui  lui  avait  toujours  conservé  une 
grande  estime  ;  et  ce  ne  fut  pas  une  simple  visite  de 

1.  L'ensemble  des  Écrits  de  Rancé  et  de  Mabillon  sur  cette  ma- 
tière forme  six  volumes  in-4**,  dont  quatre  de  Rancé.  Ces  derniers 
renferment  d'admirables  parties.  Dora  Thuillie-r,  dans  l'édilion 
des  Ouvrages  posthumes  de  Mabillon  (tome  T ,  page  365),  a  donné" 
l'histoire  de  cette  Contestation,  mais  en  homme  qui  ne  perd  pas  de 
vue  un  seul  instant  Thonneur  de  son  clocher. 

2.  Par  M.  Gonod,  1846. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


69 


cérémonie,  mais  bien  une  entrevue  toute  charitable  et 
cordiale  :  «  Le  principal,  écrivait  Rancé,  est  que  la 
sincérité  a  eu  dans  cette  occasion  toute  la  part  qu'on 
pouvoit  souhaiter.  Il  faut  convenir  qu'il  est  malaisé  de 
trouver  tout  ensemble  plus  d'humilité  et  plus  d'érudition 
qu'il  y  en  a  dans  ce  bon  Père  »  Cette  réserve  faite  (et 
nous  la  devions  à  l'équité),  il  nous  sera  permis  de 
reconnaître  que  Nicole,  au  point  de  vue  du  sens  commun, 
a  trois  fois  raison  quand  il  fait  remarquer  que  M.  de 
Rancé,  en  ayant  Tair  de  s'attaquer  aux  Etudes  monas- 
tiques, oubliait  que  le  danger  pour  les  Cloîtres  n'était 
pas  alors  de  ce  côté  ;  que  le  relâchement  n'était  certes 
nullement  à  craindre  par  cet  excès-là  ;  que  dans  la  Con- 
grégation de  Saint-Maur  il  n'y  avait  point  quarante 
religieux  en  tout  qui  menaient  une  vie  d'étude,  et  que 
ceux-là  étaient  les  plus  réguliers  et  les  plus  exemplaires 
sur  le  reste  des  devoirs  ^.  Rancé  reprenait  les  choses  de 
bien  haut  ;  il  remontait  aux  sources  et  aux  origines  de 
rOrdre,  il  y  voulait  retremper  un  Corps  usé  et  dissolu. 
Mais  il  avait  fini  lui-même  par  le  reconnaître,  le  temps 
des  grands  Moines  était  passé.  Il  en  fut  comme  le  der- 
nier, et  Ton  peut  dire  que  son  siècle,  ce  siècle  réputé 

1.  Lettre  à  l'abbé  Nicaise,  du  4  juin  1693. 

2.  Vie  de  Nicole,  2«  partie,  page  234.  —  Arnauld  semble  avoir 
été  plus  favorable  au  livre  de  Rancé,  que  ne  l'était  Nicole  :  «.  Voici, 
écrivait-il  à  M.  de  Neercassel,  le  jugement  que  j'en  fais.  C'est  un 
livre  très-bien  écrit,  plein  de  lumière,  qui  donne  une  grande  idée 
de  la  vie  religieuse,  et  qui  porte  beaucoup  à  Dieu.  Il  peut  quel- 
quefois être  excessif  en  regardant  comme  nécessaire  ce  qui  n'est 
peut-être  que  d'une  plus  grande  perfection....  Je  voudrois  qu'on  eût 
ôté  la  dernière  question,  ou  au  moins  qu'on  eût  tourné  d'mie  autre 
sorte  quantité  de  bonnes  choses  qui  y  sont  :  car  il  paroît  que  tout 
ce  qu'il  y  dit  regarde  principalement  les  Congrégations  de  Saint- 
Vanne  et  de  Saint-Maur,  et  la  manière  dont  il  en  parle,  va  beau- 
coup à  les  décrier....  Il  auroit  été  à  souhaiter  que  ce  saint  Abbé 
eût  un  peu  tempéré  son  zèle,  et  eût  évité  de  représenter  comme 
nécessaire  à  la  vie  monastique  ce  qui  fait  seulement  qu'elle  est 
plus  parfaite.  «  (Juin  1683.) 


70 


PORT-ROYAL. 


pourtant  si  chrétien  et  si  éclairé,  l'admira  plus  0pcore 
qu'il  ne  le  comprit. 

Quesnel,  pour  qui  Rancé  avait  beaucoup  d'estime,  ne 
le  jugeait  pas  très-différemment  de  ce  que  faisait  Nicole  ; 
et  voici,  à  ce  propos,  une  lettre  assez  agréable,  qu'on 
est  tout  surpris  de  voir  adressée  par  un  théologien  à  un 
théologien  : 

(c  ...  Vous  avez  connu  le  monde,  écrivait  Quesnel  au  Père 
Du  Breuil*;  il  est  encore  aujourd'hui  tel  que  vous  Pavez 
laissé  il  y  a  dix  ans  :  la  terre  toujours  le  théâtre  des  pas^ 
sions  des  hommes,  toujours  couverte  des  funestes  effets  de 
ces  passions;  toujours  des  guerres  entre  les  princes,  toujours 
des  disputes  entre  les  savants,  toujours  des  procès  entre  les 
enfants  d'Adam,  toujours  des  contestations  même  entre  les 
personnes  qui  semblent  le  plus  dépourvues  de  tout  ce  qui 
fait  naître  la  division  et  les  dissensions  entre  les  hommes. 
Oui,  les  Religieux  de  La  Trappe,  qui  font  profession  de  la 
plus  étroite  pauvreté  et  du  plus  parfait  renoncement,  ne 
laissent  pas  de  plaider,  au  moins  leur  Abbé  pour  eux.  Il  ne 
s'agit  ni  de  leurs  privilèges,  ni  de  leurs  exemptions,  ni  de 
la  mesure  de  leur  capuchon,  ni  du  domaine  et  de  l'usage  de 
leur  pain  et  de  leurs  légumes  :  il  est  question  de  la  nourri- 
ture de  l'esprit,  qui  est  la  science.  Les  Gordeliers,  comme 
on  sait,  vouloient  bien  autrefois  avoir  l'usage  de  leur  pain 
et  de  leur  vin,  mais  ils  n'en  vouloient  avoir  ni  la  propriété 
ni  le  domaine.  L'Abbé  de  La  Trappe,  qui  aspire  à  une  plus 
grande  pauvreté  spirituelle  que  les  Moines  à  l'éi^ard  de  leur 

1.  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  du  Roi,  Rés.  S.  Germ.,  paq.  30, 
n°  3.  —  La  lettre  est  du  9  juillet  1692,  peu  de  jours  après  la  prise 
deNamur.  Qiicsnel  était  alors  dans  les  Pays-Bas  auprès  d'Arnauld, 
et  on  a  par  lui  le  ton  de  la  mal  on  sur  Rancé.  La  première  partie 
de  la  lettre,  que  je  ne  donne  pas,  offre  d'ailleurs  un  caractère  d'élé- 
vation et  d'onction:  elle  a  traitaux  tribulations  du  Pore  Du  Bieuil, 
de  celui  qu'on  y  appelle  le  prisonnier  de  Jésus-Christ j  et  qui, 
après  plus  de  dix  ans  de  captivité  et  d'exil,  venait  d'être  transféré 
à  Alais,  sa  dernière  station,  où  il  mourut.  Le  conquérant  de  Na- 
mur  est  mis  en  regard  du  persécuté  d'Alais  :  chacun  a  sa  cou- 
ronne. Puis  viennent  les  agréables  diversions  de  la  fin.  Ces  exilés 
et  martyrs  port-royalistes  restaient  gens  d'esprit  à  travers  (out. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


71 


pauvreté  matérielle,  ne  veut  avoir  ni  la  propriété,  ni  le  do- 
maine, ni  Tusage  même  de  la  science;  et  il  a  fait  un  grand 
livre  contre  le  Père  Mabillon,  qui  est  l'avocat  de  Tadvers^ 
partie,  pour  prouver  que  les  Moines  non-seulement  n'en  doi- 
vent point  faire,  mais  ne  doivent  pas  être  en  état  d'en  faire, 
étant  obligés  à  s'interdire  l'étude  et  la  science,  hors  celle  de 
l'Écriture.  Le  Père  Mabillon,  à  ce  qu'on  dit,  va  faire  paroître 
une  Réfutation  du  livre  de  l'Abbé  de  La  Trappe,  qui  lui- 
même  a  réfuté  celui  de  ce  Père,  Des  Études  monastiques  ;  et 
cet  Abbé,  déjà  auteur  de  5  grands  volumes  in-^»,  outre  les 
petits,  fera  tant  par  ses  livres,  que  dans  le  monde  on  aura 
peine  à  se  persuader  qu'il  soit  si  ennemi  de  la  science  qu'il 
semble  le  vouloir  être.  Après  cela  vous  ne  vous  étonnerez 
plus  qu'il  y  ait  des  disputes  entre  les  Jansénistes  et  les  Mo- 
linistes  sur  la  Grâce,  entre  les  antiquaires  et  les  médalliste$ 
sur  les  médailles  et  les  inscriptions  anciennes,  entre  les  his- 
toriens et  les  critiques  sur  les  livres  et  les  auteurs....  » 

Et  c'est  le  Père  Quesnel  qui  parle  ainsi  en  vrai  phi- 
losophe et  en  sage,  lui  Tauteur  de  la  plus  grosse  pomme 
de  discorde  théologique  qui  agita  le  dix-huitième  siè- 
cle I  0  naïveté  humaine  I  naïveté  surtout  des  cœurs  sé- 
rieux ! 

Au  reste,  dans  le  parfait  désintéressement  où  nous 
sommes  aujourd'hui  sur  ces  questions  autrefois  si  vives, 
il  nous  est  peut-être  plus  aisé  d'être  entièrement  justes 
qu'aux  hommes  d'alors,  plus  rapprochés  et  plus  divisés 
tout  ensemble.  Nous  nous  expliquons  très-hien  le  rôle 
de  chacun  par  la  différence  des  points  de  départ  et  des 
milieux. 

Rancé,  le  grand  réformateur,  qui  rompt  en  plein 
avec  Tâge  du  monde,  et  qui  ne  remonte  pas  moins  qu'à 
l'Orient,  va  prendre  la  source  au  haut  du  rocher,  au 
cœur  du  désert  :  Têtu  de  ne  lui  paraît  pas  liée  de  sa  na- 
ture avec  la  pénitence;  elle  lui  paraît  quelquefois  con- 
traire. 

Mabillon,  entré  jeune  dans  une  branche  réformée 


72 


PORT-ROYAL. 


de  rOrdre,  branche  toute  gallicane  et  surtout  dévouée 
aux  Saintes  Lettres;  Mabillon,  accoutumé  à  honorer, 
à  révérer  la  science  comme  un  instrument  d'édifica- 
tion, sent  violer  en  lui  cette  dévotion  modeste,  et  qui 
est  pour  lui  la  tradition  même,  quand  il  l'enlend  ac- 
cuser comme  un  péril  et  comme  un  principe  de  dérègle- 
ment. 

Les  Oratoriens  Quesnel  et  Du  Breuil  n'ont  pas  de 
peine  à  être  de  l'avis  de  Mabillon  contre  Rancé;  ils  sor- 
tent d'une  Congrégation  non  pénitente,  mais  ensei- 
gnante, libre,  lettrée,  mêlée  au  monde;  et  ceux  même 
qui,  comme  eux,  ont  encore  la  piété  si  réelle,  ne  font 
que  précéder  de  peu  ceux  qui,  au  sein  de  l'Institution, 
cultiveront  la  philosophie  facile. 

Nicole,  enfin,  est  fidèle  à  Tesprit  de  Port-Royal,  tel 
que  nous  l'avons  vu  jusqu'ici  s'appliquer  à  toute  chose  : 
esprit  qui  admettait  une  part  de  science  et  d'étude 
dans  la  chambre  du  solitaire,  ie  livre  ouvert  à  côté  de 
la  bêche  et  du  hoyau,  un  coin  de  bon  sens  et  de  jus- 
tesse (si  l'on  peut  ainsi  parler)  jusque  dans  la  péni- 
tence. 

Cependant  Rancé  a  de  plus  qu'eux  tous  un  sommet 
par  lequel  il  les  surpasse,  et  qu'ils  n'ont  pas  bien 
mesuré. 

Mais  j'en  viens  à  la  troisième  discussion  de  Rancé 
avec  Port- Royal,  à  celle  qui  est  la  plus  directe,  le  moins 
à  son  avantage,  j'en  ai  peur,  et  que  soutint  contre  lui 
notre  humble  M.  de  Tillemont  *. 

1.  J'ai  dit  dans  ce  chapitre,  j'ai  indiqué  le  mieux  que  j'ai  pu 
avec  les  paroles  des  maîtres  les  grandeurs  de  l'état  monastique 
tna's  la  vérité,  la  réalîté  tout  entière,  ne  l'oublions  jamais  ;  nous 
(jui  ij'avons  point  de  parti  pris,  voyons  les  deux  faces  de  tout,  les 
deux  extrêmes  :  cl  pour  TauU'c  extrême  (lu  cloître,  je  veux  indi- 
quer aux  curieux,  non  pas  l'abliaye  où  la  Dame  des  Belles  Cousines 


LIVRE  QUATRIÈME. 


73 


va  s'ébattre  dans  le  roman  du  Petit  Jehan  de  Saintré,  non  pas 
l'abbaye  de  Théième  (ils  savent  tout  cela  de  reste),  mais  quelques 
pages  singulières  et  très-précises  sur  la  Chartreuse  du  Val-Saint- 
Pierre-en-Thiérarche  et  sur  la  vie,  d'ailleurs  régulière,  qu'on  y  me- 
nait quelques  années  avant  la  Révolution  :  on  les  trouvera  où  l'on 
ne  s'aviserait  pas  de  les  chercher,  dans  la  Vie  et  Correspondance  de 
Merlin  de  Thionville,  1860  (p.  167-172).  Elles  m'ont  laissé  une  im- 
pression profonde,  que  le  tableau  même  des  plus  saints  cloîtres  ne 
saurait  désormais  effacer.  —  (Voir  aussi,  à  V Appendice  du  présent 
volume,  une  note  sur  1  ahbé  et  l'abbaye  de  Sept -Fonts.) 


y  II 

Suite  des  démêlés  de  Rancé.  —  Sa  contestation  avec  M.  de  Tille- 
mont.  —  Lettre  de  ce  dernier.  —  Projet  de  réponse  de  Rancé. 

—  Fin  de  M.  de  Tillemont.  — Ses  funérailles.  —  Esprit  survivant 
des  livres  et  méthodes  de  Port-Royal.  —  Les  derniers  maîtres. 

—  Les  derniers  élèves. 


On  est  étonné  tout  d'abord  de  voir  un  homme  aussi 
habituellement  doux,  soumis  et,  ce  semble,  timide,  que 
rétait  M.  de  Tillemont,  —  ce  même  homme  qui  se  te- 
nait toujours  à  genoux  devant  le  Père  Lami,  comme  lui 
disait  Bossuel,  —  parler  si  franc  et  si  ferme  quand  il  a 
affaire  au  rude  Abbé.  Mais  il  n'est  rien  tel  que  ces  doux 
et  ces  humbles  pour  aller  droit  et  haut,  quand  ils  sont 
une  fois  émus  dans  la  défense  de  ce  qu'ils  jugent  Téquité 
et  la  vérité. 

Je  rappellerai  en  deux  mots  le  fait  principal  :  dans 
Tété  de  1696,  M.  Walon  de  Beaupuis,  âgé  de  75  ans, 
avait  fait  à  pied  le  voyage  de  Beauvais  à  La  Trappe,  en 
compagnie  d'un  jeune  ecclésiastique  son  parent,  dans 
le  désir  et  l'espoir  d'y  embrasser  une  dernière  fois  le 
sous-prieur  Dom  Pierre  Le  Nain,  son  ancien  élève.  Le 
digne  pèlerin  arriva  un  samedi  sur  les  dix  heures  du 
matin,  et  déclara  aussitôt  le  sujet  de  son  voyage,  en 


LIVRE  QUATRIÈME. 


75 


demandant  à  saluer  le  Révérend  Père  Abbé,  et  à  voir 
Dom  Le  Nain.  On  ne  lui  donna  réponse  qu'assez  avant 
dans  Taprès-dîner,  en  lui  marquant  beaucoup  de  diffi- 
cultés pour  ce  qui  était  du  Père  Abbé,  et  en  ne  disant 
rien  que  de  très-vague  et  d'évasif  par  rapport  au  sous- 
prieur  :  M.  de  Beaupuis  n'insista  plus  que  pour  obtenir 
d'embrasser  ce  dernier,  offrant  même  de  le  faire  en 
présence  de  qui  Ton  voudrait,  et  sans  se  permettre  au- 
cune parole  si  on  l'exigeait  ainsi.  Le  secrétaire  du  Père 
Abbé,  M.  Maine,  remit  au  lendemain  pour  rapporter 
la  réponse.  Le  lendemain,  qui  était  un  dimanche,  la 
matinée  se  passa  presque  toute  à  Téglise  ;  après  quoi 
on  admit  M.  de  Beaupuis  et  son  compagnon  à  dîner  au 
réfectoire  avec  la  Communauté  :  à  cette  époque  le  Père 
Abbé,  fort  infirme,  n'y  paraissait  plus  guère.  Après  le 
dîner  on  reconduisit  les  deux  hôtes  dans  une  des  salles 
du  dehors,  et  on  semblait  les  y  avoir  oubliés,  quand 
M.  de  Beaupuis,  ayant  aperçu  M.  Maine  qui  passait 
près  de  la  salle,  l'appela,  et  apprit  de  lui  que  ce  qu'il 
désirait  ne  pouvait  lui  être  accordé,  et  cela  pour  des 
raisons  essentielles.  Ces  raisons,  on  ne  se  croyait  pas 
en  droit  de  les  lui  dire,  à  moins  qu'il  ne  s'engageât 
sous  serment  au  secret.  Cette  idée  de  serment  efiraya  le 
digne  prêtre  ;  il  s'y  refusa  et  serait  sorti  de  la  maison 
sur-le-champ,  s'il  n'eût  point  été  trop  tard;  mais  il  en 
partit  le  lendemain  avec  le  jour.  Le  cœur  gros  de  dou- 
leur, il  s'en  était  venu  raconter  toute  l'histoire  à  ses 
amis  de  Port-Royal  et  au  frère  de  Dom  Le  Nain,  M.  de 
Tillemont.  Celui-ci,  dans  une  visite  qu'il  avait  faite  à 
La  Trappe  deux  mois  après,  s'était  plaint  du  procédé  à 
M.  de  Rancé,  qui  avait  répondu  en  se  rejetant  sur  des 
ordres  supérieurs  :  il  avait  reçu  jusqu'à  trois  lettres 
de  la  Cour,  par  lesquelles  on  lui  mandait,  de  la  part 
du  Roi,  de  ne  point  donner  l'entrée  de  son  monasière 
à  M.  de  Beaupuis.  Cette  réponse  roula  ensuite  dans 


76 


PORT-ROYAL. 


l'esprit  de  M.  de  Tillemont,  et  lui  revint  avec  Ten- 
semble  de  la  conduite  du  Père  Abbé  à  Tégard  des  Jan- 
sénistes. Cette  conduite  peut  se  résumer  toute  en  ces 
termes  :  Rancé  n'est  pas  janséniste,  et  n'est  pas  en- 
nemi; il  ne  veut  pas  connaître  de  ces  querelles  théolo- 
giques qui  font  bruit  alentour,  il  ne  veut  pas  qu'on  Vy 
mêle,  lui  et  son  œuvre;  et  plus  on  le  pourrait  confondre 
avec  les  Jansénistes  par  la  sévérité  de  sa  réforme  et 
de  sa  morale,  plus  il  tient  à  se  séparer  d'eux  par  sa 
soumission  absolue  aux  chefs  de  l'Église,  et  par  son 
silence. 

C'est  en  ce  sens  et  dans  ce  but  qu'il  avait  écrit,  en 
novembre  1678,  sa  fameuse  Lettre  au  maréchal  de 
Bellefonds,  espèce  de  profession  faite  pour  être  mon- 
trée, et  par  laquelle  cette  ligne  de  conduite  s'était  dessi- 
née manifestement.  Tout  en  y  maintenant  la  voie  étroite 
du  salut  et  la  morale  sévère,  il  rejetait  bien  loin  de  lui 
tout  soupçon  de  sentiment  particulier  quant  au  dogme, 
déclarant  avoir  signé  le  Formulaire  sans  restriction  et 
sans  réserve^  et  témoignant  sa  douleur  de  fils  de  l'Église 
d'avoir  vu  le  sein  et  les  entrailles  de  cette  Mère  déchirés 
par  ses  propres  enfants.  Le  parti  janséniste,  contre  qui 
la  persécution  recommençait  à  la  date  de  1678,  avait 
pris  cette  dernière  parole  comme  une  imputation  cruelle. 
Mais  ç'avait  été  bien  pis  lorsque  seize  ans  plus  tard,  à 
la  nouvelle  de  la  mort  d'Arnauld,  Rancé  avait  écrit  à 
l'abbé  Nicaise  pour  toute  oraison  funèbre  cette  simple 
phrase,  qui,  grâce  à  l'indiscret  correspondant,  courut  à 
l'instant  le  monde  : 

«...  Enfin  voilà  M.  Arnauld  mort.  Après  avoir  poussé  sa 
carrière  le  plus  loin  qu'il  a  pu,  il  a  fallu  qu'elle  se  soit  ter- 
minée. Quoi  qu'on  en  dise,  voilà  bien  des  questions  finies  : 
son  érudition  et  son  autorité  ctoient  d'un  grand  poids  pour 
le  parti.  Heureux  qui  n'en  a  point  d'autre  que  celui  de  Jésus- 
Christ!...  » 


LIVRE  QUATRIÈME. 


77 


L'abbé  Nicaise,  que  La  Monnoie  appelle  spirituelle- 
ment le  facteur  du  Parnasse^,  ayant  divulgué  ce  passage 
de  la  lettre  à  lui  adressée,  il  s'ensuivit  un  éclat  terrible. 
On  cria  d'abord  à  Tinjure;  on  la  grossit  en  la  répétant; 
le  blâme,  les  attaques,  même  les  menaces  anonymes, 
fondirent  de  toutes  parts  sur  Tabbé  de  La  Trappe.  Ques- 
nel,  que  nous  avons  vu,  dans  une  circonstance  récente^ 
si  spirituel  et  en  apparence  si  dégagé  au  sujet  des  dis- 
putes des  hommes,  Quesnel  en  feu  lui  écrivit  une  lettre 
de  la  plus  grande  violence.  «  Il  prétend  me  prouver, 
disait  à  ce  propos  Rancé  qui  ne  s'étounait  de  rien,  que 
j'ai  flétri  le  nom  de  M.  Arnauld;  que  je  lui  ai  donné  un 
coup  de  poignard  après  sa  mort,  et  que  j'ai  fait,  autant 
quil  était  en  mon  pouvoir^  une  plaie  mortelle  à  sa  mé- 
moire..,. Si  j'avois  mis  le  feu  au  Port-Royal,  ou  que  je 
l'eusse  renversé  de  fond  en  comble,  il  ne  m'endiroit  pas 
davantage.  Je  vous  dis  cela,  Monsieur,  pour  vous  mar- 
quer le  caractère  des  esprits^.  »  M.  de  Tillemont  lui- 
même,  bien  qu'avec  un  esprit  plus  doux,  s'était  plaint 
verbalement  au  saint  Abbé  de  ces  quatre  lignes  un 

1.  Il  faut  voir  son  Épitaphe  burlesque  par  La  Monnoie  : 

ci-gît  monsieur  l'abbé  Nicaise, 
Qui,  la  plume  en  main,  dans  sa  chaisb, 
Mettoit,  lui  seul,  en  mouvement 
Toscan,  François,  Belge,  Allemand. 


Falloit-il  écrire  au  Bureau 

Sur  un  phénomène  nouveau? 

Annoncer  l'heureuse  trouvaille 

D'un  manuscrit,  d'une  médaille? 

S'ériger  en  solliciteur 

De  louanges  pour  un  auteur  ? 

D' Arnauld  mort  avertir  La  Trappe  ? 

Féliciter  un  nouveau  Pape? 

L'habile  et  fidèle  écrivain 

N'avoit  pas  la  crampe  à  la  main. 

C'étoit  le  Facteur  du  Parnasse,  etc. 


2.  LeUie  à  l'abbc  Nicaise,  du  12  janvier  169.^. 


78 


PORT-ROYAL. 


peu  déchirantes.  Ilancé  n'était  pas  resté  sans  répondre, 
mais  il  l'avait  fait  en  termes  brefs,  selon  son  usage  \ 

1.  La  vérité  est  que  Ranoo,  au  premier  vent  qu'il  eut  de  cet 
orage  suscité  au  nom  d'Arnauld,  ne  se  rappelait  plus  bien  les  ter- 
mes de  sa  lettre  à  l'abbé  Nicaise  :  a.  Cependant  je  vous  supplie^  lui 
récrivait- il,  de  me  mander  précisément  co  que  je  vous  en  ai  dit; 
je  crois  qu'il  n'y  a  pas  plus  d'une  ligne  sur  ce  sujet-là.  »  Quant  à 
ses  vrais  sentiments  sur  le  fond  de  cette  affaire,  je  les  trouve  dans 
la  suite  même  de  sa  Correspondance,  et  je  me  plais  à  en  relever 
ici  quelques  belles  paroles  qui  me  paraissent  composer  sa  plus  so- 
lide réponse,  aux  yeux  de  ceux  qui  entrent  un  peu  avant  dans  l'es- 
prit chrétien  : 

«  Plus  je  considère  les  hommes,  moins  je  les  trouve  excusables  de  s'ar- 
rêter sur  ce  qui  n'a  ni  durée  ni  consistance. 

«  Je  ne  vous  dirai  rien  sur  le  sujet  de  M.  Arnauld,  si  ce  n'est  que  quand 
les  hommes  une  fois  sont  entêtés  et  qu'ils  sont  i)révenus  d'un. sentiment, 
ils  ne  le  quittent  jamais  ;  il  faut  les  laisser  dans  leur  opiniâtreté  -,  les  cho- 
ses tombent  d'elles-mêmes  après  s'être  soutenues  un  certain  temps. 

II  faut  faire  de  ces  œuvres  et  de  ces  actions  qui  subsistent  indépen- 
damment des  passions  différentes  des  hommes. 

«  Je  ne  vous  dirai  rien  davantage  des  bruits  qui  se  sont  excités  contre 
moi,  sinon  qu'ils  durent  toujours,  et  que,  quoi  qu'on  puisse  faire,  on  rie 
m'ôtera  du  cœur  ni  la  charité  ni  1«  paix. 

«  J'entre  dans  loutes  vos  pensées,  Monsieur,  touchant  la  prévention  des 
hommes  et  la  facilité  avec  laquelle  ils  se  portent  à  juger  des  personnes 
dont  ils  ne  connoissent  ni  le  fort  ni  le  foible  :  c'est  une  liberté  qui  est  plus 
grande  dans  nos  jours  qu'elle  n'étoit  dans  les  temps  passés. 

«  Ce  que  je  puis  vous  dire.  Monsieur,  c'est  qu'il  y  a  longtemps  que  les 
hommes  parlent  de  moi  comme  il  leur  plaît  ;  cependant  ils  ne  sont  pas 
venus  à  bout  de  changer  la  couleur  d'un  seul  de  mes  cheveux. 

«  La  calomnie  ne  m'a  fait  aucu>n  mal  jusqu'ici-,  j'en  ai  avalé  le  calice, 
où,  dans  la  vérité,  je  n'ai  point  trouvé  l'amertume  que  l'on  pourroit  croire.... 
Avaler  le  calice  tout  pur,  sans  une  goutte  d'eau  et  avec  plaisir,  c'est 
un  bien  qu'on  ne  sauroit  trop  estimer;  c'est  ce  que  la  nature  ne  connoît 
point  et  ne  veut  point  connottre  :  il  n'y  a  que  Dieu  qui  en  donne  le  pou- 
voir à  ceux  qui  sont  à  lui. 

«  Dans  la  vérité,  si  les  hommes  me  prennent  par  des  endroits  par  où  je 
ne  suis  pas  tel  qu'ils  me  croient,  il  y  a  en  moi  des  maux  et  des  iniquités 
presque  infinies  qui  ne  sont  connues  de  personne,  et  sur  lesquelles  on  ne 
me  dit  mot. 

«  Il  n'y  a  rien  de  plus  puissant  pour  faire  que  Dieiï  nous  juge  dans  sa 
bonté  et  dans  sa  clémence,  que  d'être  jugé  des  hommes  sans  compassion 
et  sans  justice.  » 

—  Oij;iftd  on  vil  dans  c';t  ordre  d'idéns  et  de  sentiments,  un  pied 
déjà  sur  le  seuil  éternel,  il  est  permis  de  vouloir  rester  neutre, 
même  dans  la  querelle  de  M.  Arnauld. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


79 


Or,  toutes  ces  choses  ayant  repassé  après  coup  dans 
l'esprit  de  M.  de  Tillemont  à  la  suile  de  l'aventure  do 
M.  de  Beaupuis,  et  les  raisons  à  opposer  lui  étant  aussi 
revenues  avec  plus  d'abondance,  il  se  décida  à  écrire  à 
Rancé  une  longue  Lettre,  dont  il  nous  faut  citer  les  prin- 
cipaux endroits  : 

«  Mon  très-Révérend  Père, 
«  Ge  que  vous  me  dîtes,  lorsque  j'eus  l'honneur  de  vous 
parler  de  la  personne  (M.  de  Beaupuis)  qui  vous  étoit  venue 
voir,  m'est  extrêmement  demeuré  dans  l'esprit;  et  je  ne 
puis  m' empêcher,  après  avoir  longtemps  difïéré,  de  vous 
exposer  une  partie  des  pensées  qui  me  sont  venues  sur  ce 
sujet.  La  bonté  que  vous  m'avez  témoignée,  mon  Père,  dans 
cette  dernière  visite  aussi  bien  que  dans  les  autres,  et  la 
confiance  que  j'ai  que  vous  êtes  entièrement  persuadé  du 
respect  extrême  que  j'ai  pour  vous,  me  font  prendre  cette 
lilertô. 

«  Je  ne  le  fais  effectivement  que  par  ce  respect  même,  et 
par  le  désir  que  j'ai  de  voir  continuer  et  augmenter  encore, 
s'il  se  peut,  le  bien  que  vous  avez  établi  dans  votre  Maison. 
Ge  renouvellement  d'esprit  et  de  l'amour  de  la  pénitence, 
que  Dieu  a  mis  par  vous  dans  La  Trappe,  est  un  des  plus 
grands  miracles  que  sa  Grâce  ait  fait  en  nos  jours.  G'est  elle 
qui  l'a  fait,  je  n'en  puis  douter  :  elle  seule  peut  faire  une 
chose  si  fort  au-dessus  de  la  nature  ;  et  les  conversions  toutes 
miraculeuses  qui  s'y  sont  opérées  ne  permettent  point  de 
douter  que  Dieu  ne  soit  chez  vous,  et  dans  \ous  en  parti- 
culier, mon  Père,  qui  avez  été  l'instrument  de  cette  grande 
miséricorde. 

«  Je  suis  en  cela  l'exemple  de  M.  Arnauld,  qui  ayant  sujet, 
comme  vous  ne  l'ignorez  pas,  de  parler  de  vous  d'une  autre 
manière  qu'il  n'a  fait,  et  en  étant  soUicité  par  diverses  per- 
sonnes, a  toujours  déclaré  qu'il  ne  le  feroit  jamais,  parce 
qu'il  aimoit  et  honoroit  trop  l'œuvre  de  Dieu  en  vous.  Et 
M.  Nicole  a  écrit  à  un  de  ses  amis  qu'i7  aimeroit  mieux  que 
Von  lui  coupât  le  bras  droit^  que  de  rien  écrire  de  désavanta- 
geux à  votre  personne  et  à  votre  ouvrage  *. 

1.  G'est  à  l'occasion  de  la  Lettre  de  Rancé  au  maréchal  de  Belle 


80 


PORT-ROYAL. 


«  Ce  n'est  point  l'homme  assurt^ment  qui  a  fait  La  Trappe, 
et  ce  n'est  point  l'homme  aussi  qui  pourra  la  conserver. 
Dieu  seul  peut  l'un  et  l'autre;  et  ceux  qui  l'aiment  doivent 
songer  uniquement  à  lui  attirer  la  grâce  et  la  bénédiction 
du  Ciel.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  et  qu'on  ne  doive 
môme  user  des  moycLS  humains  qu'il  nous  présente  ;  mais 
ce  n'est  qu'après  avoir  considéré  s'ils  sont  véritablement 
dans  son  ordre,  et  en  n'en  attendant  le  succès  que  de  lui  seul. 
Qui  sera  dans  cette  disposition  ne  songera  jamais  à  s'acqué- 
rir ou  à  se  conserver  la  faveur  des  hommes  par  rien  qui 
blesse  son  devoir  en  la  moindre  chose,  et  évitera  cette  ten- 
tation si  dangereuse  à  ceux  qui  ont  entrepris  quelque  chose, 
de  songer  plus  à  la  faire  réussir  qu'à  prendre  garde  de  ne 
se  servir  pour  cela  d'aucune  voie  qui  ne  soit  sainte.  On  aime 
ce  qu'on  fait  ;  on  l'aime  d'autant  plus  que  l'ouvrage  est  plus 
grand  et  plus  de  Dieu,  et  il  est  aisé  de  croire  aussi  que  tout 
ce  qui  peut  favoriser  notre  ouvrage  est  innocent,  saint,  et 
dans  l'ordre  de  Dieu  :  Fa?  prœgnantihus  et  nutrientibus  *  ! 
Quoique  ce  que  je  fais  ne  soit  rien  en  comparaison  de  La 
Trappe,  je  sens  cependant  combien  j'ai  à  craindre  ce  mal- 
heur et  dans  la  composition  de  l'ouvrage  et  dans  toutes  ses 
suites.  J'en  vois  des  exemples  dans  les  Saints  mêmes.  Par- 
donnez-moi, mon  Père,  si  je  le  crains  aussi  pour  vous,  parce 
que  les  plus  grands  Saints  sont  toujours  hommes  tant  qu'ils 
vivent  dans  ce  lieu  de  tentation. 

«  Pourquoi  vous  déclarer  contre  des  personnes  que  le 
monde  n'aime  pas,  et  ajouter  de  nouvelles  douleurs  à  leurs 
plaies?  Quand  ils  seroient  coupables  de  quelques  fautes  lé- 
gères, l'humanité  seule  ne  veut-elle  pas  qu'on  tâche  d'a- 
doucir leurs  peines  en  leur  témoignant  de  la  compassion, 

fonds  que  furent  dites  ces  généreuses  paroles  de  Nicole  et  d*A> 
nauld.  —  Il  y  a  une  lettre  d'Arnauld,  du  9  janvier  1682,  qui  marque 
bien  la  nuance  de  son  jugement  sur  Rancéen  cette  occasion. 

l.  a  Malheur  aux  femmes  qui  seront  grosses  ou  nourrices  en  ce 
temps-là  !  »  (Saint  Matthieu,  xxiv,  On  appliquait  ce  mot  à 

Uancé,  fondateur  et  chef  d'Ordre,  dans  le  même  sens  où  Bacon 
disait  que  l'iiomme  qui  a  des  enfants  donne  des  otages  à  la  for- 
lune.  Cela  nuit  à  l'indépendance.  —  Ce  qui  suit  sur  les  scrupules 
de  Tillcmont,  par  rapport  à  son  propre  ouvrage  de  VHistoire  ecclé' 
siastique,  qu'il  craint  de  trop  aimer,  est  touchant. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


81 


au  lieu  de  persécuter  ceux  que  Dieu  frappe?  Quel  air  cela 
a-t-il,  je  ne  dis  pas  parmi  les  Saints,  mais  parmi  ceux  qui 
ont  de  l'honneur?  Est-ce  que  vous  croyez  tout  de  bon  que  ces 
personnes  aient  des  erreurs,  qu'ils  forment  un  parti  contre 
Jésus-Christ,  contre  l'Église,  contre  l'État,  et  les  autres 
niaiseries  que  débitent  ceux  qui  font  profession  de  croire 
qu'il  est  permis  de  mentir  et  de  calomnier?  Je  ferois  tort, 
non-seulement  à  votre  piété,  mais  à  la  lumière  de  votre  es- 
prit, si  j'avois  de  vous  cette  pensée. 

a  Tout  le  crime  de  ces  personnes  étoit,  il  y  a  trente  ans, 
de  ne  vouloir  pas  signer,  de  peur  que  l'on  ne  prît  leur  Signa- 
ture pour  une  marque  qu'ils  croyoient  ce  qu'ils  ne  croyoient 
pas  effectivement,  et  ce  que  tout  le  monde  avouoit  qu'ils 
n  étoient  pas  obligés  de  croire,  et  qu'ainsi  Dieu  et  les 
hommes  n'eussent  un  juste  sujet  de  les  accuser  de  parjure. 
S'ils  se  trompoient  en  cela,  ce  n'étoit  toujours  qu'un  scru- 
pule et  une  tendresse  de  conscience  fort  pardonnable  à  des 
Chrétiens  ;  et  ceux  qui  les  persécutoient  pour  ce  sujet,  quand 
même  ils  eussent  eu  raison  dans  le  fond,  étoient  assurément 
plus  coupables  qu'eux. 

c(  Il  ne  s'agit  plus  même  aujourd'hui  de  Signature;  tout 
se  réduit  à  un  esprit  de  cabale.  Et  qu'est-ce  que  cette  cabale? 
C'est  qu'on  tâche  de  s'unir  ensemble  dans  l'esprit  de  cha- 
rité pour  aimer  la  vérité  ;  pour  la  soutenir  quand  on  le  peut  ; 
pour  gémir  au  moins  quand  on  la  viole,  si  l'on  ne  peut  pas 
faire  davantage  ;  pour  sentir  de  même  tous  les  maux  et  tous 
les  scandales  de  l'Éi-lise.  Ainsi  ce  parti,  cette  cabale^  c'est 
ce  que  Jésus-Christ  est  venu  faire  dans  le  monde  ;  c'est  le 
crime  des  premiers  Chrétiens,  à  qui  les  Païens  reprochoient 
aussi  qu'ils  s'aimoient  les  uns  les  autres.  C'est  le  crime  des 
Athanase,desChrysostome,  de  tous  leurs  partisans,  et  de  tous 
ceux  qui  se  sont  trouvés  unis  dans  la  défense  de  la  Foi,  de  la 
discipline  et  de  la  morale  de  l'Église  contre  les  personnes 
plus  puissantes  qu'eux  dans  le  siècle. 

«  Plût  à  Dieu  qu'un  tel  esprit  de  cabale  fût  plus  véritable 
et  plus  répandu  qu'il  n'est  l  Jamais  homme  ne  l'eut  davan- 
tage que  M.  Arnauld  ;  car  jamais  personne  ne  fut  plus  sen- 
sible à  tous  les  biens  et  à  tous  les  maux  de  l'Église,  qui  que 
ce  soit  qu'ils  regardassent,  connus  ou  inconnus.  Il  n'a  pas 
moins  été  en  cela  que  sur  la  Grâce  un  vrai  disciple  de  saint 
Paul,  de  saint  Augustin  et  de  saint  Bernard.  Pour  ce  qui  est 

ir  —6 


82 


t'ORt-ROYAL. 


de  former  des  intrigues,  madame  de  Longueville  avoit  ac- 
coutumé de  dire  de  lui,  que  a  si,  pour  être  sauvé,  il  falloit 
a  savoir  intriguer  et  cabaler,  elle  désespéroit  de  son  salut  » 
Vous  avez  connu  M.  l'Évêque  d'Aleth;  vous  avez  vu  cet 
homme  apostolique,  et  les  autres  Évêques  qui  lui  étoient 
unis  dans  l'affaire  du  Formulaire....  Quand  ce  saint  Évêque. 
quand  M.  Arnauld  ou  ses  amis  seroient  tombés  dans  quel  - 
ques  fautes  d'imprudence  (car  à  qui  cela  n'arrive-t-il  pas?), 
la  charité  couvre  bien  de  ces  sortes  de  fautes.  Quand  même 
quelqu'un  de  ceux  qui  avoient  quelque  liaison  avec  M.  Ar- 
nauld auroit  eu  un  zèle  moins  saint,  plus  humain,  et  mèaie 
plus  amer,  cela  rend-il  coupables  ceux  qui  n'aiment  que  la 
vérité  etla  morale  de  l'Église?  Pensez-vous,  mon  Père,  que 
cela  ne  se  rencontre  pas  dans  ceux  qui  sont  liés  ensemble 
d^un  amour  particulier  pour  vous  et  pour  votre  Maison?  Car 
c'est  encore  une  cabale  aussi  réelle  que  l'autre,  et  dont 
j'avoue  que  je  suis  aussi. 

«  Je  ne  sais  pourquoi  je  m'étends  sur  cela;  car  je  sais  par 
vous-même  l'estime  que  vous  faites  de  M.  Arnauld*.  Vous 
ne  sauriez  que  vous  n'estimiez  de  même  ceux  de  ses  amis 
que  vous  connoissez  :  et  pour  ceux  que  vous  ne  connoissez 
pas,  vous  vous  jugeriez  assurément  vous-même  coupable,  si 
vous  les  condamniez  sur  le  rapport  des  autres,  qui  peuvent 
au  moins  ne  les  pas  connoître  assez. 

«  Pourquoi  donc,  mon  Père,  pardonnez-le-moi  si  je  vous 
le  dis,  pourquoi  vous  déclarer  contre  eux  d'une  manière 
aussi  publique  que  si  c'étoit  par  des  écrits  imprimés?  Car 
vous  savez  trop  le  monde  pour  ne  pas  juger  de  l'effet  qu'y 
feroient  vos  lettres.  Elles  ont  réjoui  les  uns,  attristé  les  au  - 
très;  et  j'ose  vous  dire  qu'elles  ont  attristé  ceux  qui  vous 
aiment  véritablement,  et  qui  méritent  le  mieux  que  vous  les 
aimiez.  Plaise  à  l'Esprit  saint  qui  est  en  vous,  qu'elles  ne 
l'aient  pas  aussi  attristé  ! 

(î  Quelle  a  pu  être,  mon  Père,  la  cause  de  cette  conduite 
qui  a  surpris  tout  le  monde?  Je  n'en  veux  point  juger  ;  mais 

1.  Ce  sentiment  de  respect  et  de  révérence  pour  Arnauld,  qui 
revient  à  tout  instant  sous  la  plume  de  Tillemont,  respire  aussi 
avec  bien  de  la  vérité  dans  une  iellre  do  Tillemont  à  Arnauld  (du 
18  juin  1694),  qui  se  trouve  imprimée  au  tome  III  des  Mélanges 
'publiés  par  la  Société  des  Bibliophiles  français. 


LIVRË  QUATRIEME. 


83 


je  sais  bien  qu'on  a  cru  généralement  que  vous  craignez 
trop  les  hommes,  et  que  le  désir  de  conserver  votre  Maison 
vous  avoit  porté  à  vouloir  flatter  les  Puissants  du  siècle,  aux 
dépens  de  ceux  qui  avoient  le  malheur  de  leur  déplaire. 
Mais,  mon  Père,  permettez -moi  encore  ce  mot,  n'est-ce 
point  aux  dépens,  je  ne  dis  pas  de  votre  honneur,  mais  de 
votre  conscience?  n'est-ce  point  aux  dépens  do  votre  Maison 
même,  sur  qui  celte  foiblesse  n'a  garde  d'attirer  la  béné- 
diction de  Dieu?  Et  sans  cette  bénédiction,  que  pourra  toute 
la  faveur  des  hommes,  sinon  y  éteindre  la  piété  et  l'humi- 
lité? Aussi  je  sais  que  des  personnes  très-saintes  et  très- 
éclairées  craignent  beaucoup  que  la  Grâce  et  l'Esprit  de 
Dieu  ne  s'en  retirent  bientôt  pour  ce  sujet.  Dieu  vous  garde 
de  ce  malheur!  Mais  je  vous  avoue,  mon  Père,  que  plus 
j'aime  votre  Maison,  plus  je  crains  que  ces  sortes  de  voies 
ne  lui  fassent  tort,  et  que  Dieu  ne  permette  que  ce  que 
l'on  auroit  voulu  conserver  par  des  moyens  qui  ne  sont 
pas  de  lui,  ne  soit  détruit  par  ceux  mêmes  en  la  pro- 
tection de  qui  on  auroit  eu  plus  de  confiance  qu'en  la 
sienne.  » 

Il  est  certes  difficile  d'être  plus  véhément  avec  dou- 
ceur, et  de  pénétrer  plus  au  vif  sans  blesser  un  adver- 
saire respecté.  Tillemont  aurait  mille  fois  raison  contre 
Rancé,  si  tous  les  Jansénistes  lui  ressemblaient,  et  s'il 
n'y  avait  point  eu  en  effet  parmi  eux  une  génération  po- 
litique, remuante,  une  vraie  cabale,  que  l'ancien  ami  de 
Retz  avait  connue  dans  le  monde,  et  avec  laquelle  il 
avait  eu  affaire  depuis.  C'est  ainsi  que  nous  avons  en- 
tendu M.  d'Aubigny,  qui  Tavaitvu  également  àTœuvre, 
définir  le  parti  :  à  ce  compte,  M.  de  Beaupuis  et  M.  d© 
Tillemont  n'en  étaient  pas.  Port-Royal,  à  dater  d'une 
certaine  heure,  offre  véritablement  deux  aspects,  l'un 
tourné  vers  le  monde  et  l'autre  qui  regarde  le  désert  :  il 
y  a  des  Jansénistes  éminents  qui  n'ont  bien  vu  qu'un 
seul  de  ces  aspects. 

Dans  la  suite  de  sa  Lettre,  en  venant  à  l'affaire  parti- 
culière de  M.  de  Beaupuis,  et  au  refus  qu'on  avait  fait  de 


84 


PORT-ROYAL. 


le  recevoir,  M.  de  Tillemont,  de  ce  même  ton  humble 
et  ferme,  énumérait  les  principaux  Saints  qui  ont  mérité 
la  grâce  du  martyre  en  recevant  chez  eux  des  Chrétiens 
persécutés  ; 

c(  Vous  m'avez  demandé,  mon  Père,  où  étoit  Phistoire 
d'un  Abbé  d'Angleterre  qui  avoit  mieux  aimé  s'exposer  à 
tout,  que  de  jurer  qu'il  n'avoit  point  envoyé  d'argent  à  saint 
Thomas  de  Gantorbéry,  quoique  effectivement  il  ne  lui  en 
eût  point  envoyé  :  c'est  saint  Gilbert,  non  simple  Abbé 
mais  Fondateur  d'un  Ordre  prêt  à  être  renversé  à  cette  oc- 
casion, et  que  Dieu  soutint  néanmoins.  » 

Tillemont  rappelle  au  nouveau  Fondateur  que  «  c'est 
l'effet  de  la  plus  haute  vertu  de  se  déclarer  pour  la  vérité, 
quand  elle  est  haïe  des  hommes.»  Il  trouve  qu'il  y  a  ex- 
cès à  se  croire  ainsi  engagé  dans  le  moindre  détail  aux 
Puissances  de  la  terre,  à  cause  des  obligations  qu'on 
leur  a;  «  car,  après  tout,  vous  êtes  encore  plus  obligé  à 
Celui  qui  vous  les  a  rendues  favorables.  »  Que  si  Ton 
s'était  plaint  après  cela  que  M.  de  Rancé  reçût  chez 
lui  des  personnes  suspectes,  combien  il  lui  était  aisé  de 
répondre  qu'il  n'attirait  personne,  mais  qu'il  ne  pouvait 
aussi  refuser  l'hospitalité  à  ceux  en  qui  il  ne  reconnaissait 
rien  de  mal  ! 

«  Que  vous  auriez  fait  profiter,  mon  Père,  le  talent  et  la 
créance  que  Dieu  vous  a  donnée  dans  l'esprit  des  hommes, 
si  vous  vous  fussiez  servi  de  cette  occasion  que  la  Provi- 
dence vous  offroit,  pour  faire  sentir  combien  il  est  injuste 
et  dangereux  de  condamner  des  personnes  sur  des  accusa- 
tiows  vagues  et  non  prouvées,  sans  donner  aux  accusés  pour 
le  moins  autant  de  lieu  de  se  défendre  qu'à  leurs  ennemis 
de  les  accuser  !  Vous  auriez  pu  dire  mille  belles  choses  sur 
cela....  » 

Il  s'abuse  pourtant,  et  prouve  qu'il  connaît  moins  les 
hommes  que  ne  les  connaissait  celui  à  qui  il  s'adresse 
quand  il  s'imagine  qu'il  eût  sufh  peut-être  d'une  seule 


LIVRE  QUATRIEME. 


85 


lettre  de  ce  dernier  pow  apaiser  tous  les  troubles  de  l'É- 
glise !  Mais  il  a  complètement  raison  en  ce  qui  est  de 
M.  de  Beaupuis  :  car  s'il  y  avait  à  son  égard  plus  de 
précautions  à  prendre  à  cause  des  ordres  exprès  qu'on 
avait  reçus,  pourquoi  ne  pas  dire  à  ce  digne  homme,  en 
toute  simplicité,  l'état  des  choses  ?  Pourquoi  exiger  de 
lui  ce  secret  sous  la  forme  du  serment?  * 

«  Si  donc  on  en  eût  usé  de  la  sorte  à  l'égard  de  cette 
personne,  comme  c'est  un  homme  fort  sage,  je  crois  qu'il 
se  seroit  retiré  aussitôt.  Que  s'il  eût  insisté  à  demander 
d'embrasser  en  votre  présence  (car  il  ne  demandoit  que 
cela)  celui  que  vous  aimez  Tun  et  l'autre  comme  votre  fils 
commun,  et  à  qui  c'eût  été  une  consolation  sensible,  il  fau- 
droit  que  l'on  fût  bien  injuste  pour  vous  en  faire  un  crime  ; 
et  il  vous  auroit  au  moins  été  bien  aisé  de  vous  en  justifier, 
en  représentant  que  vous  n'aviez  pu  refuser  à  un  Prêtre 
qui,  à  l'âge  de  75  ans,  avoit  fait  pour  cela  à  pied  près  de 
60  lieues,  une  si  petite  satisfaction,  qui  ne  pouvoit  avoir  au- 
cune suite,  comme  vous  en  pouviez  répondre,  ayant  été 
présent  à  tout.  Vous  auriez  même  eu  sur  cela  une  belle  oc- 
casion de  rendre  témoignage  de  ce  que  vous  connoissez  de 
cet  Ecclésiastique,  le  plus  éloigné  qui  fut  jamais  de  toute 
cabale  et  de  toute  intrigue  ;  et  peut-être  que  cela  auroit 
dissipé  les  impressions  si  injustes  que  Ton  a  données  de  lui, 
à  moins  qu'il  ne  soit  criminel  parce  qu'il  est  saint.  Que  si, 
après  tout  cela,  il  vous  en  fût  arrivé  quelque  peine  de  la 
part  des  hommes,  n'auriez-vous  pas  été  heureux  de  souffrir 
pour  la  charité,  qui  n'est  pas  moindre  que  la  justice,  ou 
plutôt  qui  n'est  en  Dieu  que  la  même  chose?  » 

Après  quelques  considérations  encore  et  quelque  di- 
gression dans  le  même  sens  (car  les  écrivains  port- 
royalistes  ne  sont  jamais  pressés  de  finir),  M.  de  Tille- 
mont  conclut  en  disant  : 

&  Voilà,  mon  Père,  une  partie  de  ce  qui  me  roule  quel- 
quefois dans  l'esprit,  et  que  je  ne  vous  dirois  pas,  si  je  ne 
me  croyoïs  obligé  d'user  de  la  bonté  que  vous  avez  pour 


86 


PORT-  ROYAL. 


moi,  comme  d'un  talent  que  Dieu  m'a  mis  entre  les  mains 
et  dont  il  me  demandera  compte,  et  si  j'avois  moins  de  zèle 
que  je  n'en  ai  pour  votre  vraie  gloire  et  pour  la  sainteté  de 
la  Maison  de  Dieu  que  vous  avez  établie.  Je  vous  puis  pro- 
tester que  toute  autre  considération  n'y  a  aucune  part.  Per- 
sonne ne  saura  ce  que  je  vous  écris,  hors  un  homme  sage 
et  qui  vous  honore  très-particulièrement,  de  qui  j'ai  cru 
être  obligé  de  prendre  conseil,  pour  ne  me  pas  suivre  moi- 
même  ;  et  celui  dont  la  foiblesse  de  mes  yeux  m'oblige 
d'emprunter  la  main  sait  qu'il  est  obligé  au  secret  que  je  lui 
ai  demandé'.  » 

L'abbé  de  Rancé,  au  reçu  de  cette  lettre,  fit  à  M.  de 
Tillemont  une  brève  réponse,  qui  coupait  court  à  tout  ; 
il  y  disait  que,  tout  bien  pesé  devant  Dieu,  il  n'éprou- 
vait aucun  scrupule  sur  ce  qu'il  avait  fait,  et  que  «  sa 
conscience,  après  l'avoir  consultée,  ne  lui  avoit  dit  autre 
chose  par  tous  ses  mouvements,  sinon  qu'il  devoit  per- 
sévérer dans  cette  conduite  jusqu'à  sa  mort.  »  —  L'af- 
faire en  resta  là  entre  eux,  et  l'affection  mutuelle  n'en 
parut  pas  altérée.  Mais  après  la  mort  de  l'un  et  de  l'au- 
tre, sans  égard  pour  le  respect  dû  à  leur  volonté 
et  à  leur  mémoire,  on  publia  un  Projet  de  réponse, 
fort  développé,  qui  s'était  trouvé  dans  les  papiers  de 
Rancé.  Les  Jansénistes  maltraités  s'en  émurent,  et 
publièrent  à  leur  tour  la  Lettre  de  M.  de  Tillemont, 
la  brève  et  unique  Réponse  qu'il  avait  reçue,  dans  le 
temps^  de  M.  de  Rancé;  et,  en  reproduisant  le  Projet 
je  plus  ample  réponse,  ils  l'accompagnèrent  de  Remar- 
ques et  de  réfutations  fort  aigres  ^.  Ce  Projet  de  réponse, 
quoiqu'on  ait  essayé  de  dire,  a  bien  le  cachet  de  Rancé  ; 

1.  M.  Tronchai,  le  secrétaire  de  M.  de  Tillemont.  —  Jl  se  crut 

s.Tns  doute  plus  tard  dégagé  du  secret,  quand  les  adversaires 
l'eurent  rompu. 

2.  Lettre  de  M.  Le  Nain  de  Tillemont  au  R.  P.  Armand-Jean 
Bouthîllier  de  Rancé,  abbé  de  La  Trappe,  et  les  Réponses  de  cet 
Abbé,,  etc      à  Nancy,  1705. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


87 


il  a  dû  récrire  ;  mais,  pour  ne  pas  rentrer  dans  une  dis- 
cussion qui  lui  était  insupportable,  et  où  il  se  sentait 
peut-être  plus  impatient  qu'il  ne  fallait,  il  Taura  sup- 
primé. Au  point  où  nous  sommes  arrivés,  je  n'en  citerai 
qu'un  ou  deux  endroits,  mais  assez  pour  indiquer  la  vi- 
gueur de  ton,  et  aussi  le  sens  général  des  réponses  : 

«  Vous  dites,  Monsieur,  que  Ton  a  cru  que  je  craignois 
trop  les  hommes,  et  que  le  désir  de  conserver  notre  Maison 
m'avoit  porté  à  les  flatter.  Gomme  ceux  qui  ont  ces  pen- 
sées-là ne  me  connoissent  pas,  et  qu'ils  jugent  de  moi  par 
la  relation  de  gens  qui  ne  me  connoissent  pas  non  plus 
qu'eux,  ils  ne  méritent  pas  qu'on  leur  donne  aucune  créance. 
Et  pour  moi,  il  y  a  longtemps  que  je  compte  pour  rien  les 
jugements  des  hommes;  car  comme  d'ordinaire  leurs  con- 
noissances  ne  sont  point  assurées,  aussi  leurs  jugements 
sont  toujours  faux  ou  téméraires. 

«  Il  y  a  plus  de  vingt-cinq  années  que  chacun  parle  de 
moi  selon  sa  fantaisie,  selon  son  caprice,  selon  son  envie, 
ou  selon  les  mouvements  de  son  humeur.  Tout  cela  ne  m'a 
point  empêché  d'aller  mon  chemin  ordinaire,  et  je  ne  m'en 
suis  détourné  ni  d'un  pas  ni  d'un  moment",  et  comme  j'ai 
toujours  été  persuadé  que  je  n'ai  rien  fait  en  cela  qui  ne 
soit  dans  l'ordre  de  Dieu,  malgré  les  affaires  que  le  monde 
a  essayé  de  me  susciter,  je  me  suis  conservé  dans  la  paix, 
sans  que,  rien  ait  été  capable  de  la  troubler.  Tout  ce  que 
vous  me  dites  sur  cela.  Monsieur,  est  une  règle  générale 
dont  l'apphcation  ne  me  convient  point.  Je  suis  en  repos  sur 
le  témoignage  de  ma  conscience,  et  sur  le  sentiment  des 
personnes  dont  la  piété,  la  doctrine  et  la  religion  n'ont  ja- 
mais été  soupçonnées. 

«  Entre  beaucoup  de  raisons  qui  m'ont  empêché  de  pren- 
dre aucunes  liaisons  avec  les  Jansénistes,  outre  mes  propres 
lumières  qui  m'en  ont  toujours  éloigné,  je  vous  dirai  que, 
.  demandant  un  jour  à  un  Ecclésiastique  de  mes  amis,  consi- 
dérable par  l'emploi  qu'il  avoit  dans  TÉglise,  et  qui  avoit 
été  des  plus  attachés  à  leurs  intérêts,  pourquoi  il  s'en  étoit 
séparé,  il  me  répon'lit  :  Que  ceux  qui  vouloient  être  la  règle 
dos  autres  dévoient  être  constants  et  invariables,  et  que,  si 
on  examinôit  d'où  ils  étoîent  partis  et  où  ils  étoient  alors, 


88 


POUT-ROYAL. 


on  trouveroit  entre  l'un  et  l'autre  une  distance  infinie;  que 
dans  les  commencements  ils  avoient  été  remplis  de  desseins  et 
de  pensées  de  réformer  le  mondCy  et  d^en  changer  toute  la  face; 
et  qu  ayant  rencontré  des  oppositions  auxquelles  ils  ne  satten- 
doient  paSyils  avoient  pris  des  voies  toutes  nouvelles  et  toutes 
différentes;  et  qu'un  homme  sage  et  désintéressé  n*avoit 
garde  d'épouser  leurs  caprices  et  de  s'attacher  à  leurs  ima- 
ginations. » 

De  toutes  les  accusations  produites  contre  les  Jansé- 
nistes, celle-ci,  qui  est  la  plus  générale,  me  paraît  la 
moins  contestable  aussi  :  elle  se  rapporte  exactement  à 
une  remarque  que  nous  avons  eu  souvent  Foccasion  de 
faire  sur  la  déviation  très-prompte  de  Tespritdu  premier 
Port-Royal,  du  Port-Royal  de  Saint-Cyran. 

En  ce  qui  est  de  l'affaire  du  bon  M.  de  Beaupuis, 
d'où  toute  cette  discussion  avait  pris  cours,  le  Projet  de 
réponse  ne  contient  que  ce  paragraphe  fort  sec  : 

«  Pour  ce  qui  est  de  M.  de  Beaupuis,  je  suis  persuadé  que 
j'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  faire.  Le  Roi  me  fait  écrire  que  c'est 
un  homme  qui  manque  au  respect  qu'il  lui  doit,  et  qu'il  ne 
trouve  pas  bon  que  je  lui  donne  l'entrée  de  notre  Monas- 
tère :  mon  sentiment  est  que  je  fais  en  cela  la  volonté  de 
Dieu,  quand  j'obéis  à  celle  du  Roi  et  que  je  ne  veux  point 
avoir  de  commerce  avec  lui.  J'ai  trop  d'obligation  au  Roi 
pour  avoir  sur  cela  d'autres  dispositions.  » 

Ceux  qui  voudraient  chercher  une  explication  et  une 
excuse  à  ce  ton  de  sécheresse,  pourront  remarquer  que 
Tabbé  de  Rancé,  à  cette  date,  était  dans  un  redouble- 
ment d'infirmités  et  de  maux,  et,  déplus,  engagé  déjà 
dans  ses  cruelles  épreuves  intestines  avec  DomGervaise: 
Saint-Simon  nous  y  a  complètement  initiés.  M.  de  Rancé 
commençait  cette  vie  de  souH'rance,  lorsqu'il  eut  à  entrer 
dans  la  discussion  soulevée  par  M.  de  Tillemonl  ^  Au- 

1.  La  visite  de  M.  de  Beaupuis  est  de  l'été  de  1696.  M.  de  Tille- 
mont  vint  à  La  Trappe  à  la  fia  de  cet  été,  ou  au  commencement  de 


LIVRE  QUATRIÈME. 


89 


tant  il  peut  paraître  décisif  et  dur  dans  ces  choses  du 
dehors,  autant  il  était  occupé  alors  à  se  mater,  h  se  con- 
tenir à  l'égard  de  la  persécution  du  dedans.  li  avait  son 
ver  rongeur  qu'il  dissimulait  avec  charité  ;  et,  pour  tout 
dire,  quand  il  dictait  son  Projet  de  lettre  en  réponse  à 
celle  du  tranquille  et  ferme  Tillemont,  quoi  d'étonnant 
que  son  geste  nous  paraisse  parfois  impatient  et  brus- 
que ?  L'homme  de  Dieu  était  dans  la  fournaise. 

Tel  se  dessine,  dans  sa  relation  avec  Port-Royal,  le 
célèbre  réformateur  de  La  Trappe,  le  seul  maître  d'alors 
qui  rivalise  avec  nos  solitaires  dans  la  haute  profession 
de  la  pénitence,  et  qui  les  surpasse  encore,  s'il  est  pos- 
sible,, en  austérité  primitive  et  en  rigueur.  Si  Ton  joint 
aux  diverses  contestations  précédentes  un  petit  démêlé 
particulier  qu'il  eut  avec  M  Floriot*,  on  aura  épuisé 

l'automne.  La  lettre  qu'il  écrivit  au  retour  de  là  ne  dut  pas  arriver 
à  La  Trappe  avant  la  fin  de  l'année,  et  le  Projet  de  réponse  de  Rancé 
ne  peut  être  que  de  l'année  1697.  Or,  Dom  Gervaise  était  bén 
abbé  dès  octobre  1696,  et  il  se  démasqua  aussitôt  après. 

1.  M.  Floriot,  que  nous  avons  déjà  eu  occasion  de  nommer,  avait 
été  quelque  temps  préfet  des  études  aux  Granges,  et  il  était  chargé 
aussi  de  l'instruction  des  domestiques  du  dehors,  ce  qui  donna 
lieu  à  son  livre  intitulé  la  Morale  du  Pater  :  c'était  un  Cours  de 
morale  chrétienne  rapportée  aux  paroles  de  Jésus-Christ  dans 
l'Oraison  dominicale.  M.  Floriot  avait  avancé,  en  un  endroit) 
<c  qu'un  enfant  ne  peut  se  consacrer  à  Dieu  ni  embrasser  la  vie 
religieuse,  ou  doit  différer  son  entrée  en  religion^  si  son  père  est 
pauvre  et  a  besoin  du  travail  de  ce  fils  pour  le  souli  n  de  sa  vie.  » 
11  ajoutait  de  plus,  selon  l'avis  de  plusieurs  grands  théologiens,  que 
«  même  quand  il  auroit  fait  profession^  ce  fils  devroit,  sur  le  con- 
seil et  avec  la  permission  de  son  Supérieur,  quitter  quelque  temps 
son  monastère  (sans  pourtant  quitter  les  devoirs  de  la  Règle  autant 
que  possible)  pour  procurer  à  son  père  le  soulagement  et  la  nourri- 
ture nécessaire,  au  cas  où  il  n'y  auroit  pas  moyen  pour  le  père  caduc 
ou  infirme  de  se  la  procurer  par  lui-même.  »  Cette  proposition  déplut 
à  l'abbé  de  Rancé,  qui  en  parla  en  ce  sens  à  M.  Arnauld  et  à  Ni- 
cole, dans  un  voyage  que  ces  Messieurs  firent  à  La  Trappe  peu 
après  la  publication  de  la  Morale  chrétienne,  vers  1673.  Plus  tard, 
Rancé  en  écrivit  à  Nicole  une  lettre  qui,  ayant  été  montrée  à 


90 


PORT-ROYAL. 


tous  les  points  de  conflit  où  M.  de  Rancé  et  les  nôtres  se 
rencontrèrent.  En  somme,  ce  fut  une  relation,  comme 
on  le  dirait  aujourd'hui,  moins  de  sympathie  que  d'es- 
time. Mais,  ce  qui  est  essentiel  et  ce  que  je  tenais  à  éta- 
blir, cette  estime  survécut  de  part  et  d'autre  à  tous  les 
différends.  Arnauld  et  Nicole  l'ont  témoigné  par  d'assez 
belles  paroles.  Quesnel  lui-même,  qui  prit  feu  si  vive- 
ment dans  le  temps  de  la  mort  d'Arnauld,  retrouva  plus 
tard  de  la  modération  en  parlant  de  Tabbé  de  Rancé. 
Dans  la  masse  de  ses  papiers,  saisis  en  1703,  se  trouvait 
un  Mémoire  concernant  les  relations  de  Messieurs  de 
Port-Royal  avec  l'illustre  Abbé.  Quesnel  crut  devoir  don- 
ner, depuis,  quelque  explication  à  ce  sujet  : 

G  L'on  peut  bien  s'assurer,  dit-il,  que  Ton  n'auroit  rien 
trouvé  dans  cet  Écrit  qui  pût  blesser  la  mémoire  de  ce  grand 
Religieux^  qui  me  sera  toujours  vénérable  pnr  beaucoup 
d'endroits.  11  m'a  honoré  de  son  amitié,  et  m'a  donné  des 
marques  de  sa  confiance  durant  deux  ans  que  j'ai  demeuré 
avec  lui  à  l'Institution  de  l'Oratoire  *•  Il  m'a  fait  l'honneur 
de  m'écrire,  même  depuis  ma  retraite  aux  Pays-Bas;  et  si 

M.  Floriot,  fit  faire  à  celui-ci  une  réponse  détaillée,  modérée  et 
respectueuse.  M.  de  Rancé^  selon  son  habitude,  répondit  net  et 
court  :  Amandus  genitor,  sed  prœponendus  Creator.  11  y  mêlait 
d'ailleurs  des  paroles  de  grande  estime  pour  le  livre  de  M.  Floriot. 
Ce  dernier  ne  se  tint  pas  pour  battu,  et  soutint  sa  proposition 
dans  une  nouvelle  lettre  développée.  Au  fond,  c'était  le  pur  Évan- 
gile et  le  précepte  d'honorer  son  père  et  sa  mère,  aux  prises  avec 
saint  Jérôme  et  son  mot  terrible  :  Per  calcatum  perge  patrem,  et 
ad  vexillum  Crvcis  advola.  —  Mais  on  voit  que  c'est  toujours  le 
même  rôle  des  deux  côtés,  Rancé  tenant  le  bout  extrême,  et  Port- 
Royal  un  certain  milieu  tempéré.  Si  nous  n'avions  pas  étudié 
Rancé,  nous  n'aurions  pas  les  limites  de  Port-Royal  dans  cette  car- 
rière de  la  pénitence. 

1.  Dans  les  années  1661-1663.  Ce  ne  fut  pas  un  séjour  continu 
qu'y  fit  l'abbé  de  Rancé;  mais  il  y  venait  souvent  et  y  passa  plu- 
sieurs mois,  dans  le  temps  où  il  vendait  Vcretz  et  oii  il  se  recueil- 
lait pour  La  Trnppo.  Je  nai  p(;int  distinguo  précédemment  cette 
j),'iuse  à  rOraloiie  de  ce  que  j'ai  appelé  pour  plus  de  simplicité  les 
années  de  Véreiz. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


91 


nous  nous  sommes  un  peu  brouillés  dans  les  dernières  an- 
nées, à  l'occasion  de  sa  Lettre  à  M.  l'abbé  Nicaise  sur  la 
mort  de  M.  Arnauld,  ce  différend  ^n' a  point  passé  jusqu'au 
cœur.  Tout  ce  qu'il  a  dit  de  la  Signature  du  Formulaire... 
étoit,  de  sa  part,  une  suite  des  sentiments  qu'il  avoit  pris  à 
l'Assemblée  de  1656,  où  il  étoit  député.  Autant  il  étoit  con- 
traire aux  inclinations  de  la  Cour  sur  certains  articles,  autant 
les  suivoit-il  sur  celui  du  Formulaire;  et  certes  il  n'étoit 
guères  alors  en  état  d'approfondir  ces  matières,  qu'il  n'a  ja- 
mais assez  étudiées  ni  en  ce  temps  ni  depuis.... 

a  Quoi  qu'il  en  soit  du  point  de  la  Signature,  je  sais  que 
cet  Abbé  a  fort  estimé  Messieurs  de  Port-Royal,  même  de- 
puis qu'il  fut  devenu  abbé  régulier  ;  et  je  me  souviens  très- 
distinctement  que  dans  un  voyage  que  je  fis  à  La  Trappe 
vers  l'année  1670  ou  1672,  comme  nous  parlions  ensemble 
dans  sa  Bibliothèque  des  calomnies  dont  les  ennemis  de  ces 
Messieurs  les  noircissoient,  surtout  en  les  traitant  d'héré- 
tiques, il  releva  avec  force  cette  parole  :  «  Comment?  héré- 
tiques !  me  dit-il  ;  des  personnes  qui  sont  la  lumière  de 
r Eglise!  y>  Si  depuis  il  n'a  pas  soutenu  aussi  fortement  ce 
langage,  j'ose  dire  que  c'est  qu'il  a  trop  prêté  l'oreille  à  ce- 
lui de  quelques  personnes  de  la  Cour,  qui  lui  ont  inspiré 
des  vues  de  politique  spiritualisée,  sous  prétexte  de  mettre 
son  œuvre  à  couvert  de  la  calomnie,  et  de  lui  procurer  une 
puissante  protection.  J'avoue  que,  par  cet  endroit,  cet  Abbé 
ne  me  paroît  pas  un  Jean  dans  le  désert.  » 

On  a  maintenant  tous  les  aspects.  Mais  qu'on  ne  se 
figure  point  pourtant  avec  Quesnel  que  Rancé  ait  man- 
qué d'étude  sur  ces  questions.  C'est  le  faible  des  Jan- 
sénistes de  croire  qu'il  n'y  a  qu'eux  qui  les  aient  appro- 
fondies, et  qui  les  possèdent  bien.  Le  fait  est  que  Rancé 
veut  rester  neutre^  voilà  tout  son  crime  ;  et  c'en  est  un 
aux  yeux  des  ardents.  Dans  une  lettre  que  lui  écrivait 
révêque  de  Grenoble,  M,  Le  Camus,  autre  sainthomme, 
je  lis  des  chosesfort  belles,  et  qui  s'appliquent  à  tous  deux^  : 

1.  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Mazarine,  T.  2297.  On  y  peut 
'lire  rette  lettre  de  l'évèque  de  Grenoble  à  l'abbé  de  La  Trappe,  datée 
du  12  novembre  1680. 


92 


PORT-ROYAL. 


«  Preune  parti  qui  voudra,  s'écrie  Le  Camus  ;  Ego 
autem  Chnsti.-je  ne  prendrai  jamais  que  celui  de 
la  véfité  et  de  TEglise  *  et  quand  les  deux  partis  me  de- 
vroient  opprimer,  je  ne  changerai  point  de  sentiment.  » 
Et  encore:  «  Si  j'étois  persuadé  qu'on  eût  condamné  in- 
justement quelqu'un,  je  le  représenterois  au  Pape,  et 
j'en  dirois  mon  avis  avec  sincérité  ;  et  j'acquiescerois 
après  au  jugement  de  TÉglise  :  car,  après  tout,  il  faut  que 
les  affaires  finissent,  et  jamais  Dieu  m  punira  une  per- 
sonne pour  s  être  soumise  aux  décisions  de  son  Épouse. -o 
Il  ajoutait  :  «  Si  les  Jansénistes  manquent  d'humilité  et 
de  soumission,  disons  que  les  Molinistes  manquent  beau- 
coup de  charité  et  de  compassion  ;»  et  il  leur  appliquait 
ce  qu'écrivait  autrefois  Sulpice  Sévère  au  sujet  des  Itha- 
ciens  poursuivant  les  Priscillianistes  :  «  Quorumstudium 
et  diligentiam  in  extirpandis  hœresibus  *  non  repreherl^ 
derem,  si  non  studio  vincendi  plus  quam  oportuit  certas- 
sent.  Ac  mea  quidem  sententia  est,  mihi  tam  reos  quam 
accusatores  displicere....  (Je  ne  veux  épouser  la  cause 
ni  des  accusateurs  ni  des  accusés.)  » 

Cette  ligne  de  conduite  que  suivait  le  cardinal  Le  Ca- 
mus, et  dont  Arnauld  l'aurait  voulu  voir  se  départir  ^, 
fut  à  plus  forte  raison  celle  de  Rancé.  Elle  ne  l'empêcha 
pas  d'avoir  de  l'estime  pour  les  hommes,  et  sans  doute 
de  la  charité  et  des  prières  pour  les  victimes.  Dans  une 
lettre  de  lui,  adressée  à  mademoiselle  de  Vertus,  qui  le 
consultait  sur  sa  conscience  (1682-1692)  jusque  du  fond 

1.  Le  texte  de  Sulpice  Sévère  porte  :  in  expugnandis  h^reticis, 
'i.  On  avait  accusé  Le  Camus,  comme  Rancé,  de  Jansénisme; 
Arnauld  en  triomphe  :  «  M.  le  cardinal  Le  Camus  auroit  moins 
(Ion lie  de  prise  à  ses  ennemis,  s'il  .ivoit  i)ris  plus  de  soin  de  détruire  , 
dans  l'esprit  du  Roi  le  fantôme  dont  on  s'est  servi  pour  le  rendre 
suspect.  C'est  ce  que  doivent  craindre  tous  ceux  qui  se  contentent 
de  dire  qu'ils  ne  sont  pas  Jansénistes,  sans  oser  dire  qu'il  n'y  en  a 
point.  >.  (Lettre  à  M.  DuVaucel,du  28  octobre  1689.  —  Voir  à 
V Appendice  toute  une  notice  tiès-particulicre  sur  M.  Le  Cauius.)' 


LIVRE  QUATRIÈME. 


93 


du  vallon  des  Champs,  on  lit  ces  mots  qui  terminent  : 
«  Je  prends  plus  de  part  que  je  ne  vous  le  puis  dire  à 
l'état  auquel  vous  me  mandez  que  se  trouvent  les  reli- 
gieuses du  Port-Royal  des  Champs,  et  je  prie  Dieu  qu'il 
leur  donne  toutes  les  consolations  qui  leur  sont  néces- 
saires. »  — Cet  ensemble  de  témoignages,  ainsi  rappro- 
chés de  toutes  parts,  se  balance^  se  complète,  et  ne 
laisse  rien,  ce  semble,  à  désirer. 

Nous  n'avons  plus  qu'à  finir  doucement  avec  M.  de 
Tillemont.  Bossuet,  qui  le  considérait  fort,  lui  avait  en- 
voyé son  Instruction  de  1695  contre  la  nouvelle  Spiritua- 
lité desQuiétistes.  On  ala  lettre  de  Tillemont  en  réponse 
à  cet  envoi;  elle  est  faite  pour  ajouter  encore  à  l'idée 
que  nous  avons  de  sa  solidité  modeste  et  aussi  de  son  in- 
génieuse finesse,  qui  n'est  pas  sans  garder  sapointe  sous 
la  modestie.  Le  raffinement  de  l'amour  de  Dieu,  selon 
les  mystiques,  y  est  parfaitement  démêlé  dans  sa  chi- 
mère, et  poursuivi  jusque  dans  son  dernier  repli. 

Ce  n'était  pas  faute  de  savoir  s'élever  dans  les  pures 
régions  de  la  vie  spirituelle  que  Tillemont  répugnait  à 
ces  doctrines  subtiles.  Plus  il  allait  cheminant  dans  la 
douceur  et  la  piété  constante,  plus  il  atteignait,  à  sa  ma- 
nière, et  sans  se  croire  arrivé,  les  sommets  sublimes.  Il 
a  écrit  une  merveilleuse  pensée,  qui  est  comme  l'hymne 
finale,  l'hymne  insensiblement  montante  de  sa  vie,  en 
vue  de  l'Eternité.  Après  avoir  redit  avec  saint  Cyprien 
que  «  ce  n'est  pas  nos  voix  que  Dieu  entend,  mais  que 
c'est  nos  cœurs,  »  il  entre  dans  le  développement  de 
cette  véritable  piété  intérieure,  qui  est  l'adoration  toute 
vive  et  continue  d'une  âme  unie  à  son  Dieu  :  une  telle 
adoration  ne  saurait  être  parfaite  ici-bas  ;  elle  ne  s'a- 
chève que  dans  le  Giol  : 

c(  C'est  ]àj  s'écrie-t-il,  qu'étant  remplis  de  Dieu  même  ei 
jouissant  de  sa  vérité  par  une  contemplation  pleine  de  lu- 


94 


PORT-ROYAL. 


mière  et  d'ardeur,  nous  chanterons  ses  louanges,  non  par 
des  syllabes  qui  passent  avant  qu'on  les  ait  entendues,  et 
par  des  paroles  aussi  imparfaites  que  la  foi  qui  les  produit 
est  obscure,  mais  dans  un  silence  digne  de  sa  grandeur.  Toutes 
les  passions  qui  nous  déchirent  maintenant  par  tant  de  dif- 
férons désirs,  tous  les  différons  objets  des  créatures  qui 
nous  donnent  tant  de  distractions  dans  la  prière,  tant  d'ima- 
ginations et  de  pensées  que  nous  cause  la  mobilité  et  la 
légèreté  de  notre  esprit,  tout  cela  se  taira  alors  :  rien  nHn- 
terrompra  notre  silence;  et  notre  âme  toute  réunie  en  elle- 
même,  ou  plutôt  en  Dieu,  par  un  bonheur  opposé  à  ces  té- 
nèbres extérieures  dont  Jésus-Christ  menace  ses  ennemis, 
ne  verra  plus  que  Dieu,  n'entendra  plus  que  Dieu,  ne  goû- 
tera plus  que  Dieu,  enfin  n'aimera  plus  que  Dieu.  Voilà  le 
bonheur  que  Dieu  nous  promet;  voilà  le  secret  et  le  silence 
après  lequel  la  foi  fait  soupirer  une  âme  qu'elle  anime,  et 
qu'elle  lui  fait  comme  anticiper  par  de  continuels  gémisse- 
ments du  cœur.  » 

Jamais  la  réalité  du  Paradis  chrétien  n'a  été  rendue 
plus  présente  aux  yeux  purs  de  Tesprit.  Cette  hymne 
éternelle  et  tout  intérieure,  tellement  pressentie  et 
exprimée,  c'est  le  signal  de  Tâme  qui  déjà  y  arrive; 
c'est  le  cha7it  de  cygne  de  M.  de  Tillemont  :  un  Magni- 
ficat sans  fin  et  tout  de  silence  I 

Neuf  ou  dix  mois  environ  avant  sa  mort,  il  lui  prit 
une  petite  toux  sèche,  qui  annonça  le  commencement 
de  son  mal,  et  qui  ne  le  quitta  plus.  Il  la  négligea  d'a- 
bord; mais  vers  la  fin  de  septembre  (1697)  il  vit  que 
c'était  plus  grave  qu'il  n'avait  cru,  et  qu'il  fallait  peut- 
être  venir  de  Tillemont  à  Paris  pour  se  mettre  entre 
les  mains  des  médecins.  Craignant  pourtant  de  se  trop 
écouter  en  cela,  et  que  la  désoccupation  ne  lui  fût  nui- 
sible, il  n'en  voulut  rien  faire  sans  avoir  pris  conseil 
par  écrit  (docilité  touchante!)  de  M.  de  Beaupuis,  ce 
vénérable  maître,  qu'il  regardait  comme  son  vrai  père 
en  Dieu. 

Il  vint  donc  alors  seulement  à  Paris,  et  continua, 


LIVRE  QUATRIÈME. 


95 


aussi  longtemps  qu'il  put,  ses  fonctions  de  prêtre. 
Quand  il  dut  renoncer  à  Tautel  par  trop  de  défaillance, 
il  se  fit  conduire  du  moins  à  l'église,  et  il  y  communia 
encore  le  jour  même  de  rÉpiphanie,  c'est-à-dire  quatre 
jours  seulement  avant  sa  fin.  Toute  sa  journée  était 
remplie  par  la  récitation  de  son  Office,  par  des  lectures 
de  piété  (principalement  sur  la  préparation  finale),  et 
par  une  dernière  lecture  du  cinquième  volume  de  son 
Histoire  ecclésiastique,  à  quoi  il  travail] a  jusqu'à  la  sur- 
veille de  sa  mort.  M.  de  Beaupuis,  qu'il  avait  souhaité 
revoir  encore,  arriva  de  Beauvais  à  temps  pour  l'assister . 
On  essaya  par  lui  d'obtenir  que  M.  de  Tillemont  se 
laissât  peindre;  car  on  n'avait  pas  alors  ce  portrait 
qu'Édelincka  gravé  depuis,  et  qui  nous  rend  si  Lien  cette 
ligure  longue,  douce  et  fine,  reposée  et  prudente.  Il 
résista  jusqu'au  bout  par  modestie,  malgré  son  regret 
de  n'être  pas  en  tout  agréable  à  ceux  qu'il  aimait  : 
«  Après  ma  mort,  dit-il,  on  fera  de  moi  ce  qu'on  voudra; 
je  n'en  serai  plus  responsable.  »  — Il  mourut  le  ven- 
dredi matin  10  janvier  (1698),  dans  un  effort  pour  se 
lever  de  son  lit  et  pour  marcher  du  côté  du  feu  ;  il  fondit 
entre  les  bras  des  amis  qui  le  soutenaient,  «  et  passa 
ainsi,  dit  M.  Tronchai,  sans  donner  plus  aucun  signe 
de  vie  qu'un  petit  soupir  qu'il  poussa  encore,  après  que 
nous  l'eûmes  remis  sur  son  lit.  Telle  fut  la  fin  d'une 
vie  si  paisible  et  si  tranquille.  » 

On  mit  son  corps  en  dépôt,  le  samedi  soir,  dans 
réglise  Saint- André-des-Arcs,  sa  paroisse.  Le  lende- 
main, on  le  prit  pour  le  porter  à  Port-Royal  des  Champs, 
où  il  avait  souhaité  d'être  enterré;  il  le  demandait  dans 
son  testament  par  les  termes  les  plus  humbles,  et  comme 
un  fils  reconnaissant  : 

«  Lts  Révérendes  Mères  de  Port-Royal  des  Champs,  disait- 
il,  iu'ayant  accordé  l'honneur  de  me  recevoir  comme  Clerc 


96 


PORT-ROYAL. 


de  leur  %lise,  j'espère  qu'elles  ne  rac  refuseront  pas  la 
grâce  de  ja  sépulture  et  les  prières  ardentes  qu'elles  ont 
accoutumé  de  faire  pour  ceux  que  Dieu  a  unis  avec  elles.  Il 
y  a  longtennps  que  j'ai  inclination  que  mon  corps  soit  mis 
auprès  de  celui  du  fils  aîné  de  M.  de  Bernières,  avec  qui 
Dieu  m'avoit  uni,  en  me  tirant  de  la  maison  de  mon  père, 
pour  me  donner  une  éducation  dont  je  le  bénis  de  tout  fnon 
cœur;  et  f  espère  de  sa  miséricorde  que  je  Ven  bénirai  dans  toute 
r Éternité^.  Je  soumets  néanmoins  cette  disposition  au  juge- 
ment des  Révérendes  Mères  de  Port-Royal.  » 

11  n'ambitionnait  d'autre  place  que  d'être  enterré  k 
la  porte  de  Téglise,  dans  une  aile;  mais  les  Religieuses, 
qu'il  avait  laissées  juges  de  la  disposition,  souhaitèrent 
avoir  ce  précieux  dépôt  au  dedans  de  leur  clôture.  Elles 
firent  donc  faire  la  fosse  au  bas-côté  gauche  de  leur 
chœur,  devant  la  grille  de  la  chapelle  de  la  Vierge  : 
digne  lieu  choisi  pour  cette  chaste  dépouille.  Je  ne  puis 
mieux  continuer  le  récit  des  funérailles  qu'avec  les 
paroles  du  fidèle  Elisée  : 

«  N-ous  n'arrivâmes  à  Port-Royal,  dit  M.  Tronchai,  qu'à 
la  fin  du  troisième  jour  de  sa  mort;  et  il  ne  devoit  être  en- 
terré que  le  quatrième  jour.  C'est  pourquoi,  quand  on  me 
demanda  si  on  ne  pouvoit  pas  le  découvrir  pendant  le  Ser- 
vice, comme  on  a  coutume  de  découvrir  les  Prêtres,  je  ré- 
pondis que  je  ne  le  croyois  pas  en  état  qu'on  pût  le  faire 
avec  bienséance.... On  ne  reçut  point  ces  raisons;  et  le  désir 
qu'on  avoit  de  voir  encore  une  fois  ce  grand  Serviteur  de 
Dieu,  et  de  lui  rendre  tous  les  respects  que  l'on  rend  en  ce 
lieu  à  ceux  de  son  mérite  et  de  son  caractère,  fit  que,  le 
soir,  on  tenta  dans  le  secret,  après  que  tout  le  monde  fut 
sorti  de  l'église,  si  l'on  ne  pourroit  point  avoir  cette  satis- 
faction. On  prit  des  précautions  contre  ce  qu'il  y  avoit  à 

1.  Ce  texte  des  dernières  volontés  de  Tillemont,  que  je  donne 
d'après  Tronchai,  a  ici  quelque  chose  de  moins  que  ce  qu'on  a 
lu  précédemment,  tome  III,  page  572,  et  qui  provenait  de  la  Vie 
de  M.  de  Beaupuis.  Le  texte  le  plus  long  doit  être  le  vrai. 


LIVf  E  QUATRIÈME. 


^1 


appréhender,  et  cela  fort  inutilement  :  on  le  trouva  sans  la 
moindre  marque  de  corruption,  sans  aucune  mauvaise  odeur. 
Ce  qui  nous  surprit  bien  plus,  c'est  que  la  couleur  de  son 
visage  et  le  rouge  de  ses  joues  étoient  revenus  dans  leur 
naturel.  Sa  bouche  (qui  s'étoit  assez  ouverte  après  sa  mort) 

"  s'étoit  entièrement  refermée  d'elle-même.  Son  corps  étoit 
aussi  flexible  que  celui  d'un  homme  qui  dort.  On  faisoit 

'  faire  avec  facilité  à  ses  bras  tel  mouvement  qu'on  vouloit. 
On  le  leva  par  trois  fois  sur  son  séant,  pour  le  revêtir  des 
ornements  sacerdotaux.  On  lui  entrelaça  les  doigts  des  deux 

.mains  les  uns  dans  les  autres,  pour  lui  faire  tenir  un  Crucifix 
qu'il  soutint  sans  être  lié.  Son  visage  avoit  une  gravité  et 
une  majesté  tout  extraordinaire.  Gela  surprit  tous  ceux  qui 
le  virent  et  augmenta  beaucoup  la  vénération  qu'ils  avoient 
pour  ce  grand  homme  » 

Je  voudrais  que  Port-Royal  ne  nous  eût  jamais  trans- 
mis d'autres  miracles  sur  ses  grands  hommes  morts, 
que  ce  qu'on  nous  raconte  ici  de  M.  de  Tiilemont.  S'il 
y  a  quelque  détail  de  superstition  encore,  c'ei^it  d'une 
superstition  touchante  du  moins  et  bien  permise  ;  tout 
y  reste  discret  et  décent  comme  le  personnage.  Ces  fu- 
nérailles de  Tiilemont  ressemblent  à  une  page  détachée 
des  Actes  de  TÉglise  primitive  (Acta  sincera)^  aux  fu- 
nérailles d'une  vierge. 

Ainsi  l'Élève  fidèle,  TÉlève- vieillard,  et  toujours 
en  robe  de  lin,  s'en  revint  comme  dormir  en  son  ber- 
ceau. 

Fontaine,  tout  à  la  fin  de  ses  Mémoires,  parlant  de 
cette  mort  de  M.  de  Tiilemont,  a  des  paroles  abon- 
dantes, et  ce  désordre  d'effusion  qu'on  aime  :  le  por- 
trait qui  s'en  détache  est  charmant;  j'y  recourrais,  si  je 
ne  craignais  déjà  d'en  avoir  trop  dit.  Le  pieux  auteur 
conclut,  de  cette  perte  et  de  tant  d'autres,  au  désir  de 

I.  Les  divers  Nécrologes  ne  manquent  pas  d'insister  sur  ces  cir- 
constances des  funérailles  (voir  le  Nécrologe  in-4°,  page  21;  et  le 
Supplément j  in -4°,  au  Nécrologe,  page  302). 

IV  —  7 


1 

98  PORT-ROYAL.  ^ 

i 

rejoindre  lui-même,  dès  qu^il  plaira  à  Dieu,  ses  amis  { 
mortG.  Je  crois  entendre  le  poëte  :  \ 

Mais  une  voix,  qui  sort  du  vallon  solitaire,  i 
Mg  dit  :  Viens,  tes  amis  ne  sont  plus  sur  la  terre  *. 

Pauvres  hommes  !  toujours  le,*^  mêmes  sous  tous  les  ' 
souffles  !  Heureux  quand  cette  voîx  de  mort,  qui  sort  de 

la  terre,  a  sa  réponse  de  vie  aux  Cieux  !  ' 

Du  Fossé,  à  son  tour,  termine  et  clot  ses  Mémoires  sur  \ 
ce  deuil  de  M.  de  Tillemont;  il  mourut  cette  même 

année  (4  novembre  1698),  dix  mois  seulement  après  son  ] 

plus  ancien  et  intime  ami.  Presque  tout  ce  qu'il  y  a  de  • 

parfaitement  pur  et  sincère  dan-s  la  lignée  de  Port-Royal  • 
disparaît  avec  cette  fin  du  siècle  ^. 

1.  Marie-Joseph  Chénier,  la  Promenade.  - 

2.  Un  des  amis  les  plus  fidèles  et  les  plus  tendres  de  M.  de  Til-  • 
lemorit,  M.,  Vuillart,  a  encore  parlé  de  lui  dans  ses  lettres  inédites 
et  en  des  termes  qu'on  ne  saurait  omettre,  dût-on  y  rencontrer  '[ 
quelques  répétitions  :  ce  sont  des  concordances.  Une  grave indis-  ' 
position  l'avait  empêché  d'accompagner  à  Port-Royal  les  restes  de  ' 
ce  précieux  et  incomparable  ami  ;  mais  ses  lettres  des  mois  de  : 
janvier  et  de  février  1698  sont  remplies  de  détails  qui  le  concernent,  . 
et  qui  ont  le  charme  de  la  sincérité  la  plus  exacte  et  la  [dus  pure  :  \ 
ce  sont  les  seules  couleurs  qui  conviennent  au  portrait  de  M.  de 
Tillemont.  Ainsi,  à  la  date  du  28  janvier  :  j 

«  Je  ne  vous  avois  point  écrit  sa  maladie,  disait  M.  Vuillart  à  M.  de  Pré-  j 
fontaine,  parce  qu'elle  nous  occupoit  fort  auprès  de  lui  et  laissoit  peu  de  1 
loisir  aux  amis  qui,  comme  moi,  lui  étoient  le  plus  attachés,  et  que  nous  "j 
nous  flattions  que  ce  n'étoit  qu'une  langueur  qui  venoit  de  trop  de  travail  j 
et  de  trop  d'austérité,  que  la  patience  et  le  retour  du  soleil  giiériroit  peu  ^ 
à  peu  avec  les  soins  que  l'on  prcnoit  de  réparer  l'épuisement.  Il  n'y  a  rien  ^ 
que  n'ait  fait  avec  deux  autres  M.  Dodart  qui  auroit  donné  de  son  sang  j 
poiii'  un  tel  ami.  Mais  Dieu  le  vouloit  récompenser  sans  délai.  On  est  cer-  1 
tain  par  lus  personnes  qui  ont  pris  soin  di;  son  âme  depuis  l'âge  de  dix  ans  j 
et  qui  l'ont  vu  dans  tous  les  temps  jus(|irà  sa  mort,  qu'il  avoit  joint  à  la  j 
grâce  du  baptême  bien  consi^rvéo  une  vie  très-pénitente.  On  lui  a  trouvé  i 
dans  une  cache  à  la  ruelle  do  sou  lit,  à  Tillemont,  une  ceinture  de  plaques  ] 
de  fer-])!;uic  [Xîrcées  en  râ[)e  cl  ;i.Ltaoliées  sur  une  grosse  toile,  il  étoit  d'une  /j 
fidélité  si  ';xacte  à  travailliu'  à  l'œuvre  qu'il  étoit  persuadé  que  Dieu  lui  ^ 
avoit  donné  à  faire,  que  nulle  nouviîauté  ne  le  détournoit  si  elle  n'avoit  • 
ra])j)ortà  son  dessein.  Ainsi  c'étoit,  pour  lui,  continuer  de  travailler  que  ne 

.•i 
i 


LIVRE  QUATRIÈME. 


Ô9 


J'ai  fini  avec  M.  de  Tillemont.  Malgré  cette  longue 
élude  que  nous  en  avons  faite,  il  y  aurait  encore,  si  on 
le  voulait,  à  disserter  sur  ses  travaux;  car  il  vient  d'a- 
voir, de  nos  jours,  une  sorte  de  renaissance.  Ses  Recueils 
manuscrits  sur  la  Vie  de  saint  Louis,  qui  avaient  servi 

se  détourner  de  son  travail  qu'en  cette  manière,  il  cLoit  d'une  piété  etd'une 
attention  à  Dieu  si  rare  que  le  voir  se  recueillir  pour  commencer  quelque 
chose  de  l'Office  aux  heures  prescrites  pendant  son  travail,  comme  il  y  étoit 
exaot,  inspiroit  nécessairement  le  désir  de  Timite''  Son  air  naturel  et  simple 
danb  ce  saint  exercice  étoit  plus  persuasif  que  t.  auroit  été  le  discours  le 
plus  df  et  le  plus  animé.  » 

Et  dans  une  autre  lettre  du  27  février  : 

u  Ce  saint  homme  est  regretté  de  tous  côtés,  parce  que  de  tous  côtés  on 
rhonoroit  comme  un  vrai  savant.  Un  homme  qui  ne  l'est  pas  médiocrement 
disoit  ces  jours  passés  à  un  autre  qui  est  en  commerce  avec  les  savants  d'Ita- 
lie, d'Allemagne,  de  Hollande,  d'Angleterre:  Ah  1  monsieur,  que  le  savant  que 
nous  venons  de  perdre  (il  entendoit  M.  de  Tillemont)  condamnera  d'autres 
savants  1  Je  crois,  ajoutoit-il,  que  Dieu  l'avoit  donné  à  son  Église  pour  ap- 
prendre aux  Ecclésiastiques  à  n'étudier  et  à  ne  faire  usage  de  l'étude  que 
par  rapport  au  bien  de  l'Église  et.  à  retrancher  de  l'étude  toutes  les  inuti- 
lités dont  les  hommes  chargent  ordinairement  leur  esprit  et  leur  mémoire. 
La  science  des  faits  curieux,  extraordinaires,  peu  connus  du  commun  des 
hommes,  est  ce  qui  flatte  davantage  les  gens  de  lettres,  parce  qu'ils  regar- 
dent ces  connoissances  comme  des  moyens  de  se  distinguer  des  autres,  de 
s'élever  au-dessus  de  ceux  qui  les  recherchent  comme  eux  et  de  se  faire 
un  nom  dans  le  monde.  Je  crois,  poursuivoit-il,  qu'il  n'y  a  guère  eu 
d'homme  dans  le  siècle,  dans  plusieurs  siècles,  qui  ait  eu  plus  de  faits 
dans  la  tête  que  le  savant  dont  je  parle,  et  jamais  homme  n'en  a  eu  l'es- 
prit moins  gâté  ni  le  cœur  moins  enflé.  Il  ne  l'a  point  eu  du  tout,  pour 
mieux  dire.  Dieu  l'avoit  appelé  à  éclaircir  et  à  mettre  en  un  ordre  tout  par- 
ticulier l'histoire  de  l'Église.  Il  s'y  est  appliqué  comme  à  l'œuvre  que  Dieu 
demandoit  de  lui,  et  il  n'a  eu  en  vue  que  d'obéir  à  la  volonté  de  Dieu  et  de 
rendre  ce  service  à  l'Église,  dont  Dieu  lui  avoit  donné  un  amour  très-vif  et 
très-ardent  :  et  parmi  une  étude  qui  est  si  sèche  et  qui  souvent  dessèche  la 
piété,  il  a  toujours  conservé  l'onction  de  l'Esprit  de  Dieu  qui  reluisoit  dans 
sa  modestie,  son  humilité,  sa  douceur,  sa  charité,  sa  sainte  et  éclairée  sim- 
plicité, qui  lui  faisoit  trouver  la  vérité  plus  souvent  qu'à  beaucoup  d'autres, 
parce  qu'il  la  cherchoit  uniquement  sans  dessein  de  fortune,  d'honneur,  de 
réputation,  mais  plutôt  avec  un  extrême  éloigneraent  de  ces  vaines  idoles 
de  la  plupart  des  savants.  C'est  ce  qui  lui  a  fait  aimer  la  retraite  et  la 
prière,  et  ce  qui  a  entretenu  dans  son  cœur  cette  tranquillité  et  cette  paix 
qui  se  faisoit  sentir  à  tous  ceux  qui  Tapprochoient.  » 

Nous  récoltons  pieusement  les  témoignages.  Toutes  les  élo- 
quences académiques  réunies  ne  sauraient  suppléer  à  de  tels 
accents. 


100 


PORT- ROYAL. 


d'abord  à  M.  de  Saci,  puis  à  M.  de  La  Chaise,  ont  paru 
composer  à  eux  seuls,  par  leur  ampleur  et  leur  exacti- 
tude, une  histoire  digne  d'être  publiée,  et  que  personne 
ne  serait  en  état  de  refaire  aujourd'hui*.  Voilà  donc 
l'historien  ecclésiastique  qui  reparaît  inopinément  avec 
ses  qualités,  appliquées  au  plus  beau  siècle  du  Moyen- 
Age.  Mais  ces  applications  diverses  de  la  même  méthode 
et  du  même  esprit,  et  dans  le  cas  présent  (pour  dire  le 
vrai)  cette  application  parfaitement  sèche,  n'ajouteraiert 
rien  à  ridée  que  nous  avons  voulu  donner  de  la  personne. 
C'est  l'Élève  accompli  des  Écoles  de  Port-Royal  qu'il 
s'agissait  pour  nous  de  suivre  pas  à  pas  et.de  démontrer 
en  Tillemont;  et  ce  modèle  vivant,  chacun  désormais 
l'a  sous  les  yeux  et  le  possède. 

L'esprit  de  l'enseignement  de  Port-Royal  survécut 
par  les  livres  à  la  ruine  des  Écoles;  et  jusqu'à  un  cer- 
tain point  la  race  elle-même  des  maîtres  et  des  élèves 
se  perpétua.  Loin  de  moi  la  prétention  de  resserrer  et 

1.  Le  Morerij  et  Dreux  du  Radier  {Bibliothèque  du  Poitou  ^ 
tome  IV,  article  Filleau  de  La: Chaise),  nous  disent  que  Tillemont 
avait  entrepris  ces  Recueils  par  ordre  delà  Cour.  On  voulait,  dans 
la  Vie  de  saint  Louis^  présenter  un  modèle  au  Dauphin.  M.  de 
Montausier  désigna  M.  de  Saci  pour  être  l'historien.  Il  est  à  croire 
que  ce  fut  dans  les  premières  années  de  la  Paix  de  l'Église  quo 
vint  cette  idée  d'employer  Messieurs  de  Port-Koyal  à  une  œuvre  si 
mémoire,  et  de  les  concilier  utilement  à  la  monarchie.  On  reprit 
môme  peut-être  en  cela  une  ancienne  idée  de  M.  Le  Maître  et  de 
M.  d'Andilly.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'exact  Tillemont  fit  sa  tâche;  mais, 
en  ce  qui  était  des  metteurs  en  œuvre,  l'exécution  traîna.  Saci 
mourut;  et  quand  M.  de  La  Chaise  publia  son  Histoire  de  saint 
Louis,  en  1688,  Monseigneur  était  déjà  tout  formé.  Le  Jansénisme 
d'ailleurs  avait  eu  le  temps  de  redevenir  plus  suspect  que  jamais, 
et  l'auteur  put  s'en  apercevoir  aux  chicane«  qu'on  lui  fit  pour  l'im  - 
pression. —  La  Vie  de  saint  Louis,  par  Tillemont,  publiée  pour  la 
Société  de  l'Histoire  de  France  par  les  soins  de  M.  de  Gaulle,  ne 
forme  pas  moins  de  (i  volumes  in-8".  Ce  ne  sont  que  des  faits  pres- 
sés et  serrés  bout  à  bout  :  M.  de  La  Chaise  avait  fait  là-dessus  de.i 
périodes. 


LIVRE  QUATRIÈME, 


101 


de  confisquer  au  profit  du  seul  Port-Royal  un  mouve- 
ment qui,  en  peu  d'années,  trouva  de  plusieurs  côtés 
des  instruments  et  des  auteurs  diversement  recom- 
mandables!  Que  ce  soil  le  Père  Jouvanci  dans  son  livre, 
Ratio  discendi  et  docendiy  Tabbé  Fleury  dans  son  Traité 
du  Choix  et  de  la  Méthode  des  Études^  le  Père  Lami  de 
rOraloire  dans  ses  Entretiens  sur  les  Sciences  (que  lisait 
et  goûtait  Jean- Jacques  vers  le  temps  de  son  séjour  aux 
Charme ttes)  ;  qu'enfin  ce  soit  RoUin  et  son  Traité  des 
Études,  je  les  admets  chacun  pour  sa  part  et  les  vénère 
tous.  Seulement  Port-Royal  a  précédé  :  son  influence 
sur  tous  ces  traités  plus  ou  moins  postérieurs  est  évi- 
dente. Il  y  aurait,  pour  qui  aimerait  ce  genre  d'obser- 
vation, un  grand  parallèle  à  établir  :  quel  était,  durant 
la  seconde  moitié  du  dix-septième  siècle,  l'enseigne- 
ment chez  les  Jésuites;  quel  au  sein  de  l'Oratoire; 
quel  au  sein  de  T  Université  ?  On  comparerait  ce  triple 
enseignement  avec  celui  de  Port-Royal,  et  on  trouverait 
immanquablement  que  ce  dernier  influa  bien  vite,  d'une 
manière  indirecte  ou  avouée,  sur  ces  Écoles  rivales.  Il 
serait  piquant  toutefois  de  marquer  les  distinctions  essen- 
tielles qui  persistèrent.  Brienne,  par  exemple,  qui  sor- 
tait de  l'Oratoire,  ayant  à  parler  en  un  endroit  des  Petites 
Écoles,  les  désigne  sous  le  nom  d'Académie  de  Port- 
Royal.  C'est  de  sa  part  une  confusion  et  presque  un 
contre -sens.  Il  y  avait  dans  les  Collèges  de  l'Oratoire 
quelque  chose  de  libre,  de  varié,  d'orné  et  d'un  peu 
paré,  à! académique  enfin,  que  le  sobre  Port-Royal  n'ad- 
mettait pas  ^ 

1.  Voir  la  Notice  sur  le  Collège  de  Jiiiîkj,  par  Adry  (1807).  — 
On  lit  en  un  endroit  :  «  Nous  avons  dit  que  Juilly  était  une  Aca- 
«  démie;  cette  dénomination  n'était  pas  un  vain  titre.  Tous  les 
a  moiSj  et  plus  souvent  encore,  les  meilleurs  écoliers  de  rhétd- 
«  rique,  de  seconde  et  de  troisième,  y  ont  toujours  tenu  une 
¥  séance  académique,  où,  en  présence  de  tous  les  professeurs,  des 


102 


PORT- ROYAL, 


L'enseignement  de  TOratoire  se  rapprochait  de  celui 
de  Port-Royal  par  Tintroduction  de  l'histoire,  de  la 
géographie,  des  mathématiques;  il  avait  moins  de  soli- 
dité pourtant  que  de  superficie,  et  s'étendait  en  divers 
sens  plutôt  qu'il  n'y  appuyait.  On  en  a  vu  sortir  non 
pas  des  savants  ni  des  saints,  du  moins  en  général  des 
élèves  honnêtes  gens,  des  hommes  distingués,  appHca- 
bles  en  bien  des  genres.  Le  cachet  de  TOratoire  se  re- 
connaît et  a  son  prix;  mais  ce  n'est  déjà  plus  la  marque 
de  nos  Messieurs 

L'Université  elle-même,  en  profitant  de  Port-Royal, 
n'en  usa  jamais  qu'à  demi.  Pour  apprécier  le  rapport 
avec  une  entière  précision,  il  faudrait  qu'on  sût  bien 
l'histoire  de  l'Université  depuis  Richer  jusqu'à  Rolh'n, 
c'est-à-dire  durant  tout  le  dix-septième  siècle;  cette 
histoire  n'est  pas  écrite  encore.  Le  Règlement  des  Études 
dans  les  Lettres  humaines  par  Arnauld,  et  en  général 
les  Écrits  de  ce  dernier  sur  les  Belles-Lettres  et  l'Élo- 
quence, que  Boiieau  estimait  «  ce  qui  s'étoit  fait  en 
notre  langue  de  plus  beau  et  de  plus  fort  sur  les  ma- 
tières de  Rhétorique,  »  durent  agir  beaucoup  sur  les 
excellents  professeurs  du  Collège  de  Beauvais,  et  en 
particulier  sur  Rollin.  Celui-ci,  averti  de  la  sorte,  in- 
troduisit dans  l'usage  des  Collèges  toute  une  part  de  la 
méthode  de  Port-Royal  adoucie ,  corrigée  et  un  peu 
trop  fleurie  peut-être  par  un  reste  du  goût  traditionnel 

a  écoliers  des  trois  premières  classes  supérieures  ou  même  de  toutes 
tt  les  classes,  et  quelquefois  d'un  grand  nombre  d'étrangers,  ils 
a  font  la  lecture  de  plusieurs  pièces  de  leur  composition^  soit  en 
a  prose,  soit  en  vers  français  ou  latins.  »  —  11  est  à  regretter  que 
le  Traité  des  Eludes  du  Père  Houbigant  soit  resté  manuscrit  :  le 
parullèlc  que  nous  no  faisons  qu'indiquer  entre  les  diflorcntes  mé- 
thodes d'éducation  y  auniitp;iru  dans  tout  son  développement. 

1.  Veut-ondes  noms  pr()i)i('s  qui  oxprinu^it  Jissez  iticnles  types? 
Port-Royal,  cominc;  coup  (r(3ssai,  l\,)niio  les  Bignon  :  l'Oratoire, 
comme  bouquet,  [)r(;(lui!,  les  (^babiol. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


103 


de  M.  Hersan.  Ce  ne  fut  d'ailleurs  qu'une  partie  de  la 
réforme  littéraire  de  Port -Royal  qui  s'introduisit,  et 
non  pas  la  méthode  vraiment  philosophique.  A  cet  égard, 
l'ancienne  Université  garda  ses  errements  jusqu'à  la  fin  ; 
elle  s'affaiblit,  et  ne  se  régénéra  pas. 

A  côté  et  à  la  suite  de  Rolliu,  comme  maîtres  de  la 
lignée  de  Port-Royal,  il  convient  de  ranger  Goffin  et 
Mésenguy  :  ce  dernier  surtout,  mort  simple  acolytô  à 
85  ans,  paisible,  solide,  instruit,  persécuté;  offrant  le 
même  esprit  de  fermeté  dans  la  douceur,  et  d'humble 
joie  dans  l'austérité,  que  nous  venons  de  remarquer  et 
d'aimer  chez  les  Beaupuis  et  les  Tillemont*.  —  On 
découvrirait  sans  doute  encore  quelques  auîres  maîtres 
de  cette  famille,  mais  que  leur  modestie  a  dérobés.  J'en 
nommerai  un  seul,  et  des  plus  dignes,  qu'il  m'a  été 
donné  de  reconnaître,  l'abbé  Herluison  ^, 

1 .  Le  principal  ouvrage  de  Mésenguy  est  son  Exposition  de  la 
Doctrine  chrétienne  (1744,  6  vol.  in-l2),  «  excellent  livre,  disait 
M.  Royer-Collard,  bien  écrit,  mais  un  livre  pourtant  du  second  ou 
du  troisième  ordre.  »  Car  il  ne  faut  pas  nous  le  dissimuler,  les  ho- 
rizons baissent-  nous  sommes  au  déclin, 

2,  Grégoire-Pierre  Herluison,  né  au  faubourg  de  Saint-Martin 
de  Troyes  le  4  novembre  1759,  et  mort  dans  cette  ville  le  19  jan- 
vier 1811,  à  Page  de  51  ans,  fut  un  des  derniers  maîires  de  la 
postérité  de  Lancelot,  de  Mésenguy  et  de  RoUin.  Fils  d'honnêtes 
marchands,  il  suivit  ses  études  au  Collège  de  sa  ville  natale,  et 
se  dis[)0sa  à  la  prêtrise,  aidé  de  la  protection  de  l'évêque  M.  de 
Barrai.  Ordonné  prêtre  à  l'âge  de  23  ans,  il  fut  vicaire  pendant 
trois  années  environ;  après  quoi,  par  délicatesse  de  conscience 
(signe  distinctif  de  la  petite  Église  janséniste) ,  il  s'abstint  jusqu'à 
la  mort  d  exercer  les  fonctions  du  ministère.  Retiré  dès  l'âge  de  26 
à  27  ans  dans  le  sein  de  sa  famille,  habitant  une  pauvre  chambre 
carrelée  beaucoup  plus  tasse  que  le  sol,  et  dans  laquelle  il  ne  fai- 
sait point  de  feu,  il  s'y  livra  tout  entier  à  l'étude  de  la  religion, 
apprit  le  grec  et  l'hébreu  sans  le  secours  d'aucun  maître,  et  ne  fut 
troublé  dans  sa  pieuse  solitude  que  par  la  Révolution,  qui  l'obligea 
d'abord  à  se  cacher,  et  qui  ensuite  le  produisit  en  lumière.  En 
1796,  la  place  de  bibhothécaire  de  l'École  centrale  du  Département 
ayant  été  mise  au  concours,  M.  Herluison  se  présenta,  et  fut 


104 


PORT-ROYAL. 


Daguesseau  pourrait  être  considéré,  en  un  certain 
èens,  comme  un  élève  de  Port-Royal,  non  [)as  un  élève 
direct  et  formé  de  la  main  des  maîtres,  mais  un  élève 
libre  et  un  peu  vague  des  ouvrages  et  des  méiliodes  de 
ces  Messieurs,  —  l'élève  écledique  en  quelque  sorte, 
offrant  la  transition  de  Port-Royal  au  dix-huitième 
siècle.  Il  y  aurait  à  faire,  dans  cette  vue,  une  étude  assez 
délicate  sur  ce  personnage  plus  gallican  que  janséniste, 
sur  ce  caractère  honorable  mais  un  peu  timide,  sur 
cet  esprit  sage,  modéré,  peu  profond,  qui  ne  serrait 
déjà  plus  de  près  les  vrais  ressorts,  et  qui  se  laissait 
prendre,  plus  qu'il  n'était  conséquent  chez  un  Chrétien, 
au  décorum  de  la  nature  humaine.  On  y  verrait  pourtant, 
dans  un  noble  et  riche  exemple,  ce  que  devinrent  les 
méthodes  logiques  et  littéraires  de  Port-Royal  appli- 
quées librement  à  la  seconde  génération,  et  ce  qu'elles 
produisirent  de  mieux  en  fait  de  culture  inlellecliielle. 

Un  exemple  encore,  et  bien  meilleur  que  celui  de 
Daguesseau,  pour  montrer  Télève,  non  des  Écoles  et 
des  livres,  mais  de  l'esprit  de  Port-Royal,  ce  serait 
M.  Royer-Gollard,  Le  cachet  primitif  sur  cette  forte 

nommé.  Aprîîs  diverses  vicissitudes  où  son  talent  et  sa  vertu  se 
manifestèrent  avec  éclat,  et  où  cet  homme  modeste,  mais  éloquent, 
titrougir  et  pâliren  face  les  suppHs  de  terreur,  il  fut  encore  nommé, 
en  1804,  à  la  place  de  professeur  de  rhétorique  au  Collège  de  la 
ville.  Son  Cours  d'études  comme  professeur,  ses  travaux  comme 
bibliothécaire,  ont  laissé  un  vif  et  profond  souvenir.  La  persé- 
cution pourtant  ne  lui  manqua  point,  et  Tinjure  eut  accès  jusque 
sur  sa  tombe.  Aussitôt  que  les  séminaristes  qui  avaient  fait  leur 
rhétorique  sous  M.  Herluison  eurent  ap[)rissamort,  ils  témoignèrent 
le  désir  d'assister  à  ses  funérailles  ;  mais  M.  de  Boulogne,  alors 
évêque  de  Troyes  (un  homme  d'esprit,  sans  gravité,  sans  mœurs), 
qui  leur  avait  permis  de  suivre  les  leçons  du  maître  vivant,  leur 
refusa  d'aller  prier  sur  son  cercueil,  attendu  que  M.  Herluison 
passait  pour  avoir  été  janséniste.  —  Je  n'ai  fait  qu'ébaucher  cette 
fi^^urc  rare,  digne  (k:s  meilleurs  temps  du  Nécrologe  :  c'est  à  Troyes, 
au  cœur  des  souvenirs  encore  vivants,  qu'il  la  faut  étudier. 


LIVRE  QUATRIEME.  IQb 

nature  avait  marqué  si  avant,  que,  même  en  étant  le 
plus  mondain  et  le  plus  émancipé  des  Port-Royalistes, 
il  s'est  aisément  trouvé  l'homme  le  plus  grave  et  le 
plus  autorisé  de  son  temps.  Toute  une  souche  de  vieux 
Chrétiens  et  de  braves  esprits  reparaissait  à  l'improviste 
en  sa  personne.  Parlant  de  cette  sainte  race  à  laquelle 
il  tenait  surtout  par  sa  mère,  de  cette  génération  de 
gens  de  bien  dévoués  à  la  vérité,  il  ajoutait  excellem- 
ment, en  leur  rapportant  Thonneur  de  sa  vertu  :  «  De 
n'avoir  pas  pensé  à  moi  dans  ma  vie  publique,  cela  me 
vient  d'eux.  »  Cet  homme,  qui  fut  un  monument,  n'est 
plus  ;  et  nous  sommes  tombés  à  un  temps  où  personne 
n'a  plus  le  droit  de  dire  de  soi  de  telles  paroles. 

J'ai  mené  à  fin  ces  considérations  et  dissertations 
inévitables  sur  Pascal  et  sur  les  Écoles,  qui  formaient 
le  centre  principal  de  notre  étude;  j'ai  doublé  ce  que 
j'appelle  les  deux  caps  de  mon  sujet  :  il  n'y  a  plus  qu'à 
reprendre  le  rccit^  et. à  suivre  désormais  un  courant  plus 
facile. 


FIN  DU  QUATRIÈME  LIVRE. 


LIVRE  CINQUIÈME 


LA  SECONDE  GÉNÉRATION 

DE  PORT-ROYAL 


I 


Reprise  de  la  persécution  contre  le  monastère.  —  Sortie  des  pen- 
sionnaires et  des  novices.  —  Mademoiselle  de  Montglal;  Mesde- 
moiselles de  Luines.  —  M.  Bail  à  la  place  de  M.  Singlin.  —  Visite 
de  la  maison  de  Paris  et  de  celle  des  Champs.  —  Interrogatoire 
de  la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean,  et  de  la  sœur  Jacqueline  de 
Sainte- Euphé mie.  —  Guérison  miraculeuse  de  la  fille  du  peintre 
Champagne  ;  tableau  commémoratif.— Mort  de  la  mère  Angélique, 


La  destruction  des  petites  Écoles,  consommée  en 
mars  1660,  n'était  que  le  signal  :  la  persécution  recom- 
mençait, et  elle  n'allait  plus  cesser  durant  les  huit  an- 
nées qui  suivirent.  La  formule  de  la  profession  de  foi, 
ou,  comme  on  disait,  le  Formulaire  qui  avait  été  déli- 
béré et  dressé  dans  la  dernière  Assemblée  générale  du 
Clergé  de  1657,  et  qui  était  depuis  comme  tombé  en 
désuétude,  fut  repris  et  remis  en  vigueur  par  l'Assem- 
blée de  1660-166L  Cette  dernière,  qui  se  tenait  d'abord 
a  Pon toise,  avait  été  transférée  à  Paris.  Le  lundi  13  dé- 
cembre (1660)  au  matin,  le  jeune  roi  manda  aux  prési- 
dents, ou,  comme  nous  dirions,  au  bureau  de  l'Assem- 
blée, de  le  venir  trouver  au  Louvre  chez  le  cardinal 
Mazarin,  où  il  s'était  rendu  de  bonne  heure;  car  il 
désirait  que  leur  rapport  pi^it  être  fait  à  l'Assemblée 


110 


PORT-ROYAL. 


dans  la  matinée  même.  «  11  les  attendit  jusqu'à  dix 
heures,  dit  un  narrateur  bien  informé  *,  ces  présidents 
ne  s'élant  pas  pressés  de  venir  plus  tôt,  parce  qu*ils  ne 
croy oient  pas  qu'on  voulût  faire  tant  de  diligence. 
Etant  entrés  dans  la  chambre,  ils  y  trouvèrent  plu- 
sieurs ministres  d'État,  qui,  s^étant  tous  retirés,  les  lais- 
sèrent seuls  avec  le  roi  et  le  cardinal  Mazarin,  qui  étoit 
au  lit. 

«  Sa  Majesté  leur  parla  avec  assez  de  civilité,  mais 
néanmoins  d'un  air  qui  témoignoit  quelque  fierté  affec- 
tée; il  leur  dit  que  si  M.  le  Cardinal  n'eût  point  été  in- 
disposé, il  ne  leur  auroit  pas  donné  la  peine  de  venir, 
mais  qu'il  Tauroit  prié  de  se  transporter  à  l'Assemblée 
pour  leur  faire  savoir  son  intention,  qui  étoit  d'exter- 
miner entièrement  le  Jansénisme  et  de  mettre  fin  à  cette 
affaire  ;  que  trois  raisons  l'y  obligeoient  :  la  première, 
sa  conscicDce;  la  seconde,  son  honneur;  et  la  troisième, 
le  bien  de  son  État...;  qu'il  les  prioit  donc  d'aviser  aux 
moyens  les  plus  propres  pour  vider  entièrement  cette 
affaire,  et  qu'il  leur  promettoit  de  les  aider  pour  l'exécu- 
tion de  ce  qu'ils  auroient  résolu....  » 

Le  Gardmal  prit  ensuite  la  parole;  il  dit  que  Dieu 
avait  inspiré  au  roi  cette  résolution,  et  s'étendit  sur  tout 
ce  qui  s'était  passé  dans  cette  affaire,  depuis  le  com- 
mencement, insistant  plus  au  long  sur  les  points  quo  le 
roi  avait  touchés.  Il  parla  près  de  cinq  quarts  d'heure, 
et  le  roi  l'interrompit  plus  d'une  fois  pour  témoigner 
l'affection  avec  laquelle  il  appuyait  ses  paroles. 

a  Après  que  le  Cardinal  eut  achevé,  M.  do  Rouen  (le 
président)  répondit  au  roi  que  cette  résolution  n'étoit 
pas  seulement  celle  d'un  roi  très-chrétien,  mais  d'un  roi 
saint;  que  le  Clergé  répondroit  aux  intentions  de  Sa 
Majesté,  et  qu'il  espéroit  que  chacun  se  meltroit  en 


1.  Hcrmant,  Mémoires  manuscrits. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


Ul 


peine  de  faire,  de  son  côté,  ce  qui  étoit  de  son  devoir 
pour  les  suivre.  »  Cet  archevêque  de  Rouen  était  M.  de 
Harlai  do  Ghampvalonj  le  futur  archevêque  de  Paris,  et 
rhomme  qui  servit  le  plus  efficacement  Louis  XIV,  pea* 
dant  la  plus  grande  partie  de  son  règne,  dans  le  gouver- 
nement du  Clergé  et  dans  sa  politique  ecclésiastique. 
Bossuet  donnait  les  théories  et  les  doctrines  :  M.  de 
Harlai  avait  la  connaissance  pratique  des  hommes  et  du 
maniement  des  assemblées. 

Un  historien  janséniste,  Dom  Glémencet,  citant  quel- 
ques-unes des  paroles  de  Louis  XIV,  adressées  aux 
évêques,  ajoute  :  «  C'est  ainsi  qu'on  faisait  parler  ce 
grand  prince,  dont  on  avoit  surpris  la  religion.  »  On 
n'avait  par  surpris  la  religion  de  Louis  XIV  :  elle  s'était 
formée  telle  en  lui  dès  Tenfance,  et  il  parlait  en  cela 
selon  son  jugement  et  seloa  son  cœur.  «  Ce  jour-là 
même,  13  décembre,  dit  le  narrateur  janséniste  déjà 
cité*,  M.  le  Prince  (le  grand  Gondé)  étant  venu  rendre 
visite  au  cardinal  Mazarin,  Son  Éminence  lui  fit  récit  de 
tout  ce  gui  s'étoit  passé  le  matin;  comment  le  roi  avoit 
parlé  de  lui-même  aux  présidents  de  l'Assemblée,  et 
sans  avoir  été  inspiré  ni  de  lui  ni  de  la  reine  ;  de  sorte 
qu'il  pouvoit  dire  que  Sa  Majesté  avoit  fait  paroître  sa  ca- 
pacité dans  une  occasion  où  les  choses  qu'il  avoit  à  dire, 
étant  d'une  matière  purement  ecclésiastique,  sembloient 
le  porter  à  se  faire  entendre  par  quelqu'un  de  ses  mi- 
nistres. » 

Quelle  fut  précisément  la  cause  de  cette  recrudescence 
d'animosité,  toute  dirigée  contre  Port-Royal?  Une  lettre 
du  cardinal  de  Retz,  archevêque  de  Paris,  toujours  en 
titre  et  toujours  errant,  courut  alors  et  mécontenta  la 
Cour  :  le  cardinal  de  Retz,  qui,  au  fond,  ne  demandait 
pas  mieux  que  de  se  démettre  de  son  archevêché,  mar- 


1.  Hermant. 


112 


POUT-HOYAT.. 


chandail  pourtant  afin  d'avoir  des  conditions  meilleures. 
Cette  lettre  qui  courut  en  son  nom,  et  qui  maiuleuait 
son  droit,  fut  attribuée  pour  la  rédaction  aux  Jansénistes 
et  à  M.  Arnauld  en  particulier.  Arnauid  le  niant,  il  faut 
l'en  croire;  elle  n'est  point  de  lui;  mais  il  parait  bien, 
d'après  les  Mémoires  de  Joly,  qu'elle  sortait  en  effet  de 
plumes  jansénistes.  Au  reste,  peu  importeront  désor- 
mais ces  accusations  de  détail.  On  accusera,  Tannée 
d'après,  Arnauld  d'être  l'auteur  des  écrits  en  beau  style 
qui  se  publieront  pour  la  défense  de  M.  Fouqiiet;  on 
l'avait  bien  accusé  autrefois  d'entretenir  une  correspon- 
dance avec  Gromwell.  Il  n'aura  pas  de  peine  à  se  justi- 
fier chaque  fois  de  chacune  de  ces  imputations  menson- 
gères qui  se  succèdent,  mais  Thabitude  da  soupçon 
restera  toujours.  A  dire  le  vrai,  ce  n'est  pas  tel  ou  tel 
acte  qu'on  veut  atteindre  et  incriminer,  c'est  la  tendance 
janséniste  elle-même  qu'on  veut  anéantir,  et  les  faits 
particuliers  ne  seront  plus  que  l'occasion  ou  le  pré- 
texte. Pour  répondre  aux  intentions  formellement  expri  - 
mées du  roi  et  du  cardinal  Mazarin,  les  résolutions  de 
TAssemblée  de  1661  furent  donc  aussi  rigoureuses  qu'il 
se  pouvait,  et  telles  qu'on  les  jugea  le  plus  propres  à 
éteindre  _entièrQment  la  secte,  «  à  exterminer  absolu- 
ment et  bannir  bien  loin  'de  la  France  les  dogmes  de 
Jansénius.  »  On  décida  que  le  Formulaire  devrait  être 
signé  non-seulement  de  tous  les  ecclésiastiques,  mais 
des  religieux  et  religieuses,  et  même  des  principaux  de 
collège,  r/gents  et  maîtres  d'école.  Quinze  jours  après 
ces  décisions  prises,  le  cardinal  Mazarin  mourut 
(9  mars  1661)  :  les  Jansénistes,  s'ils  crurent  y  gagner 
quelque  chose,  se  trompèrent;  ils  furent  désormais 
poussés  plus  vivement,  et  n'eurent  plus,  çà  et  là,  que 
îles  trêves.  Louis  XIV  régnait. 

Bien  loin,  en  effets  d'avoir  besoin  d'être  inspiré  ou 
excité  par  d'autres  dans  cette  recherche  qu'il  faisait  du 


LIVRE  CINQUIÈME. 


113 


Jansénisme,  Louis  XIV,  je  Tai  dit,  n'eut  qu'à  suivre 
ses  propres  impressions  conçues  de  bonne  iieure  et  ses 
instincts  de  roi  :  «  Je  m'appliquai,  écrit-il  en  ses  Mé- 
moires et  Instructions  dressés  pour  son  fils,  à  détruire 
le  Jansénisme,  et  à  dissiper  les  Communautés  où  se 
formoit  cet  esprit  de  nouveauté,  bien  intentionnées 
peut-être^  mais  qui  ignoroient  ou  vouloient  ignorer  les 
dangereuses  suites  qu'il  pourroit  avoir.  »  C'était  le  roi 
très-chrétien,  c'était  aussi  purement  et  simplement  le 
roi  ayant  le  goût  du  pouvoir  absolu,  et  de  Tentière 
imité  dans  les  choses  de  son  royaume,  qui  pensait  de  la 
sorte.  Il  s'était  accoutumé  à  voir  dans  le  Jansénisme 
une  de  ces  productions  suspectes,  qui  grandissent  et  se 
développent  pendant  les  régences  et  sous  les  Frondes, 
et  qu'un  bon  régime  abolit.  Politiquement  il  n'en  faisait 
pas  grande  différence  d'avec  le  Protestantisme  :  extir- 
per l'un  comme  Tautre  entrait  dans  son  plan  d'une  mo- 
narchie bien  ordonnée.  On  peut  dire  qu'à  part  un  très- 
court  intervalle  de  temps  qui  suivit  la  signature  de  la 
paix  de  TÉglise ,  les  'Jansénistes  eurent  toujours 
Louis  XIV  déclaré  contre  eux.  A  un  seul  moment,  vers 
cette  époque  de  1669  où  la  plénitude  de  l'ambition  et 
des  plaisirs  se  rencontrait  en  lui,  où  il  agitait  de  vastes 
projets  de  conquête,  passait  des  La  Vallière  aux  Mon- 
tespan,  et  laissait  jouer  le  Tartufe^  à  ce  moment  qu'on 
peut  dire  le  moins  jésuitique,  et  même  le  moins  ecclé- 
siastique de  son  règne,  ils  parurent  obtenir  répit  et 
grâce  dans  »on  esprit,  mais  ce  ne  fut  qu'alors.  La  pré- 
ventioU;  combinée  à  la  pensée  d'État,  le  reprit  vite  et 
alla  croissant.  La  Paix,  dite  de  l'Église,  c'est-à-dire  la 
trêve  accordée  au  parti,  était  rompue  dans  l'esprit  de 
Louis  XIV,  bien  avant  la  rupture  de  1679.  Passé  cette 
heure,  les  Jansénistes,  et  en  particulier  Port-Royal,  ne 
traînèrent  encore  et  n'échappèrent  qu'à  la  faveur  des 
divisions  si  longues  entre  le  Pape  et  le  roi  dans  l'affaire 

IV  —  8 


114 


POHT-ROYAL. 


de  la  Régale  et  des  Libertés  gallicanes;  mais,  dès  que 
Rome  et  Versailles  tombèrenL  d'accord,  ils  furent 
écrasés. 

La  signature  du  Formulaire  n'était  si  évidemment 
qu'un  prétexte  et  un  moyen,  qu'avant  même  de  la  ré- 
clamer des  religieuses  de  Port-Royal,  on  sévit  provisoi- 
rement contre  le  monastère.  En  avril  1661,  le  lieute- 
nant civil  Daubray  apporta  l'ordre  du  roi  de  faire  sortir, 
tant  de  la  maison  de  Paris,  que  de  celle  des  Champs,  les 
pensionnaires,  les  postulantes  et  les  novices,  avec  dé- 
fense d'en  recevoir  à  l'avenir.  Il  y  a  de  la  sortie  de  ces 
jeunes  filles  de  grands  récils  pathétiques,  écrits  par  les 
religieuses  mêmes,  et  reproduits  par  les  historiens;  on 
a  la  liste  de  leurs  noms,  on  a  presque  le  dénombrement 
de  leurs  sanglots.  Il  est  des  douleurs  domestiques  qu'on 
ne  devrait  pas  ainsi  étaler  dans  le  détail,  sous  peine  de 
provoquer  le  sourire  des  moqueurs,  ou  même  l'impa- 
tience des  mâles  esprits.  Mademoiselle  Marguerite  Pé- 
rier,  la  miraculée  de  la  Sainte-Épine,  et  qui  était  postu- 
lante à  Port-Royal  de  Paris,  nous  a  montré  dacs  une 
lettre  la  naïve  exaltation  de  ses  compagnes.  Quelques 
personnes  du  dehors  étant  venues  voir  leurs  parentes 
qui  étaient  religieuses,  et  ayant  dit  au  parloir  :  «  Voilà 
une  grande  persécution  qui  s'élève  dans  l'Église,  »  une 
de  ces  religieuses,  croyant  que  c'était  une  persécutior 
comme  celle  de  Diocléiien,  alla  trouver  la  Mère  abbesse 
alors  la  mè»^e  Agnès,  et  lui  dit  en  toute  simplicité  : 
«  Ma  Mère,  voilà  une  grande  persécution  :  je  vous  prie 
de  me  dire,  quand  les  bourreaux  viendront  nous  pren- 
dre pour  nous  mener  au  martyre,  ne  faudra-t-il  pas 
que  nous  prenions  nos  grands  voiles?  »  Elles  avaient 
coutume  de  les  prendre  quand  elles  paraissaient  devant 
des  hommes.  Mademoiselle  Périer  en  conclut  qu'on  ne 
dissertait  pas  au  dedans  de  Port -Royal  pour  dresser  les 
religieuses  sur  ces  matières  débattues,  comme  c'était 


LIVRE  CINQUIÈME. 


115 


Taccusation  du  dehors.  Elle  peut  conclure  très-juste,  du 
moins  en  ce  qui  était  de  la  plupart  et  de  la  généralité 
du  troupeau;  mais  pourtant,  et  Tentière  innocence  ad- 
mise, ce  qui  me  gâte  tous  ces  récits,  c'est  l'exagération 
manifeste  et  un  excès  de  naïveté  dans  Topiniâtreté,  une 
disproportion  du  ton  aux  objets,  à  laquelle  on  a  peine  à 
se  faire;  c'est  un  pathétique  impayable,  dit  M.  de  Mais- 
tre,  dont  le  dédain  triomphe  ;  c'est,  pour  tout  dire,  un 
point  de  vue  de  nonnes  (là  même  où  elles  semblent  se 
mettre  au-dessus  et  en  sortir),  qui  est  beaucoup  moins 
conforme  à  celui  de  la  mère  Angélique  qu'on  ne  le  croi- 
rait; car  celle-ci  était  bien  autrement  forte  et  mâle,  et 
sobre  de  paroles,  comme  nous  le  savons,  et  comme  nous 
le  verrons  encore  une  fois  tout  à  Theure,  à  Tarticle  de 
sa  mort. 

Certes  Téducation  qu'on  donnait  aa  dedans  de  Port- 
Royal  aux  jeunes  filles  avait  en  son  genre  autant  d'ex- 
cellence que  réducation  donnée  au  dehors  aux  jeunes 
garçons.  Racine  a  raison  de  dire  de  ces  femmes  de  qua- 
lité, autrefois  élevées  à  Port- Royal,  et  qui  en  gardaient 
intérieurement  la  marque  :  «  On  sait  avec  quels  senti- 
ments d'admiration  et  de  reconnoissance  elles  ont  tou- 
jours parlé  de  Féducation  qu'elles  y  avoient  reçue;  et  il 
y  en  a  encore  qui  conservent  au  milieu  du  monde  et 
de  la  Cour,  pour  les  restes  de  cette  maison  affligée,  le 
même  amour  que  les  anciens  Juifs  conservoient  dans 
leur  captivité  pour  les  ruines  de  Jérusalem.  »  Et  celte 
•mage,  sous  sa  plume,  nous  prouve  qu'il  pensait  à  Port- 
^oyal  presque  autant  qu'à  Saint-Gyr,  lorsqu'il  faisait 
parler /a  Piété  dans  le  Prologue  d'Esther,  ou  lorsqu'il 
faisait  dire  à  Élise,  voyant  entrer  le  chœur  : 

Prospérez,  cher  espoir  d'une  nation  sainte! 
Puissent  jusqu es  au  Ciel  vos  soupirs  innocens 
Monter  comme  Todeur  d'un  agréable  encens! 


lif) 


POirr-ilOYAL. 


Boileau  rendait  à  son  toui'  un  dernier  hommage  à 
•cette  solide  éducation  de  Port-Koyal,  qui  déjà,  depuis 
près  de  quinze  ans,  avait  de  nouveau  et  définitivement 
cessé,  lorsque,  dans  sa  Satire  dea  Femmes ,  en  1693,  il 
(lisait  à  Alcippc  : 

L'épouse  que  tu  prends,  sans  tache  en  sa  conduite. 
Aux  vertus,  m'a-l-on  dit,  dans  Port-l\oyal  instruite, 
Aux  lois  de  son  devoir  règle  tous  ses  désirs. 

Si  j'osais  soupçonner  un  seul  défaut  à  cette  éducation  de 
Port-Royal,  appliquée  aux  femmes,  ce  serait  de  les  avoir 
trop  directement  poussées  vers  la  vie  religieuse,  pour 
peu  qu'elles  eussent  en  elles  l'étincelle  sacrée;  car  alors, 
et  entourées  de  la  sorte,  il  était  difficile  qu'elles  pris- 
sent une  juste  idée  de  la  vie  sociale;  elles  devaient 
considérer  l'état  de  mariage  comme  très-inférieur,  s'en 
détourner  presque  comme  d'un  écueil,  et  dans  cette 
voie  parfaite,  à  l'exemple  de  leurs  guides,  elles  devaient 
toutes  désirer  d'atteindre  l'extrême  but.  Un  signe  exté- 
rieur semble  exprimer  celte  confusion,  ou  du  moins  ce 
trop  de  rapprochement  entre  les  degrés  :  les  pension- 
naires n'avaient  d'autre  habit  qu'un  petit  habit  blanc, 
pareil  à  celui  des  novices.  Mais  nous  n'avons  pas  tous 
les  éléments  précis  pour  juger  de  cet  enseignement  par- 
ticulier, comme  on  les  a  depuis  peu  pour  Saint-Cyr. 

M.  Daubray  vint  donc  au  monastère  de  Paris,  le 
23  avril  (1661),  le  samedi  d'après  Pâques,  accompagné 
du  procureur  du  roi  au  Ghâtelet,  et  il  se  fit  donner 
les  noms  des  pensionnaires,  tant  celles  de  Paris  que  des 
Champs  :  sur  quoi,  le  procureur  du  roi  signifia  l'ordre 
de  renvoyer,  dans  trois  jours,  toutes  ces  pensionnaires, 
avec  défense  d'en  recevoir  aucune  à  l'avenir,  soit  pour 
y  être  élevées,  soit  pour  y  devenir  religieuses.  Il  y  avait 
doute  dans  le  cas  actuel  pour  quelques-unes  qui  n'é- 
taient plus  pensionnaires,  qui  étaient  postulantes  et  à 


LIVRE  CINQUIÈME. 


117 


la  veille  de  recevoir  l'habit  de  novice,  ne  l'ayant  pu 
prendre  jusque-là  à  cause  du  Carême.  On  crut  pouvoir 
passer  outre  à  l'égard  de  celles-ci,  et,  les  deux  jours 
suivants,  on  fit  prendre  Fhabit  à  sept  d'entre  elles,  en 
diminuant  un  peu  de  la  solennité  d'usage  et  çn  abré- 
geant; car  on  craignait  un  contre-ordre.  Cependant  un 
commissaire  du  roi  au  Châtelet  allait  porter  le  24  au 
monastère  des  Champs  le  même  ordre  de  renvoyer  les 
'  pensionnaires  %  et  dans  les  deux  maisons  la  désolation 
était  à  son  comble.  A  Paris,  la  sœur  Angélique  de  Saint- 
Jean,  maîtresse  des  enfants,  ne  pouvait  plus  entrer 
dans  la  chambre  où  ils  étaient,  sans  qu'ils  vinssent  se 
eter  dix  ou  douze  sur  elle,  en  pleurant  et  la  conjurant 
de  les  prendre  en  pitié.  Quelques-unes  lui  disaient  : 
«  Ma  sœur,  vous  savez  que  je  me  perdrai  si  je  retourne 
dans  le  monde.  »  D'autres  demandaient  l'habit  de  con- 
verses, afin  d'être  parla  exemptées  de  sortir.  Des  petites 
de  douze  ou  treize  ans  priaient  qu'on  les  mît  au  novi- 
ciat. Il  y  en  eut  une  entre  autres,  qui,  n'ayant  point 
encore  déclaré  sa  volonté  touchant  la  religion,  s'écria  : 
«  Ohl  il  est  temps  de  se  découvrir;  jusqu'à  présent 

1.  Ce  commissaire  fut  annoncé  et  précédé  par  une  lettre  de 
M.  Daubray  à  M.  d'Andilly,  écrite  le  23,  et  conçue  en  des  termes 
si  remarquablement  polis  qu'ils  ont  mérité  d'être  conservés  : 

«  Monsieur, 

«  J'avois  brdre  de  vous  aller  visiter  à  Port-Royal,  mais  toutes  mes  dé- 
marches ont  été  si  malheureuses  que  j  'ai  cru  vous  devoir  épargner  celle-ci. 
Je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  vous  aller  embrasser  et  vous  porter  de  mau- 
Taises  nouvelles  en  même  temps.  Madame  l'abbesse  de  Port-Royal  de  Paris 
m'a  donné  occasion  de  me  défaire  d'une  partie  de  ma  commission,  et  pour 
le  surplus,  qui  n'est  qu'une  formalité,  de  m'en  décharger  sur  le  commis- 
saire Picart  qui  sigaifiera,  avec  votre  permission,  à  la  mère  prieure  et 
autres  officières  de  la  maison,  mon  ordonnance  transcrite  sur  la  volonté  du 
roi.  il  le  fera  avec  tout  le  respect  qui  est  dû  à  une  Communauté  si  sainte; 
et,  vous  demandant  pardon  de  la  nécessité  que  j'ai  d'obéir,  je  demeure, 
Monsieur, 

«  Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 
«  Daubray.  » 


118 


PORT-ROYAL. 


ma  disposition  ni  mon  âge  ne  me  Tavoient  pas  permis; 
mais,  à  cette  heure,  je  le  dis  nettement,  je  veux  êire 
religieuse.  »  Elle  s'offrit  en  même  temps  à  prendre  Tha- 
bit  gris,  afin  de  se  cacher  dessous,  et  par  là  de  se  sauver 
du  naufrage 

«  11  faudroit  avoir  un  cœur  de  tigre,  écrivait  à  ce 
sujet  M.  Arnauld,  pour  n'être  pas  touché  des  larmes  de 
tant  de  pauvres  enfants,  qui  se  jettent  aux  pieds  des 
religieuses  qu'elles  rencontrent,  en  les  conjurant  de 
ne  les  pas  renvoyer.  »  —  «  Depuis  ce  jour  (du  23  avril), 
dit  une  Relation,  la  maison  devint  une  maison  de  larmes, 
3t  tout  retentissoit  des  cris  et  des  pleurs  de  trente- trois 
enfants  et  de  plusieurs  filles  déjà  reçues  au  noviciat, 
et  qui  attendoient,  comme  l'arrêt  de  leur  mort,  qu'on 
les  contraignît  à  sortir.,..  »  A  toutes  les  heures  du  jour 
les  scènes  se  renouvelaient  «  à  mesure  que  Ton  venoit 
enlever,  les  uns  après  les  autres,  ces  pauvres  petits 
agneaux,  qui  ne  se  taisoient  pas,  mais  qui  jetoient  des 
cris  jusqu'au  ciel.i>  N'entrons  pas  trop  complaisamment 
dans  le  détail,  de  peur  de  tomber  nous-même  dans  le 
larmoyant. 

Une  jeune  fil!e  pourtant  dont  le  nom  mérite  d'être 
conservé,  et  qui  se  rattache,  dans  notre  idée,  par  ses 
parents,  à  des  souvenirs  tout  autrement  mondains,  ma- 
demoiselle de  Montglat,  âgée  pour  lors  de  quatorze  ans 
au  plus  et  qui  venait  d'être  guérie,  les  jours  précédents, 
d'un  mal  déjà  ancien,  qui  la  rendait  boiteuse  (ce  qui 
avait  eu  lieu  après  neuvaiue,  et  par  Tintercession  de 
saint  Bernard,  on  n'en  doutait  pas),  crut  ne  pouvoir  re- 
mercier Dieu  qu'en  lui  consacrant  sa  personne  tout 
entière,  et  demanda  le  voile  avec  ardeur.  Ayant  fai 

1.  llelation  de  ce  qui  s'est  passé  à  Port-Royal  depuis  le  commen- 
cement d'avril  16G1  jusqu'au  '29  d'avril  16G2,  dans  le  volume  iiiLi» 
tulé:  Histoire  des  Persc'cuiions  des  Religieuses  de  Port-Uoyal^ 
écrite  par  elles-mêmes  (1753) . 


LIVRE  CINQUIÈME. 


assembler  le  24  la  Communauté  pour  prendre  son  avis 
sur  ce  cas  d'exception,  la  mère  Agnès  proposa  le  dessein 
de  la  jeune  enfant,  représenta  la  sincérité  et  la  ferveur 
de  son  désir,  exprimé  par  elle  plus  d'une  fois;  qu'on 
l'avait  toujours  ajournée  et  remise  à  cause  de  son  âge, 
mais  que  les  circonstances  permettaient  de  ne  plus  dif- 
férer, et  que  le  moment  était  venu  d'imiter  ce  qui  se 
pratiquait  dans  la  primitive  Église ,  lorsque,  à  l'ap- 
proche d'une  persécution,  on  abrégeait  le  temps  de  ceux 
qui  étaient  en  pénitence,  et  qu'on  les  admettait  avant  le 
terme  à  la  sainte  Communion.  L'image  d'une  piété  si 
vive  dans  un  âge  encore  si  tendre  tira  des  larmes  de 
tous  les  yeux,  et  la  postulante  obtint  de  revêtir  l'habit 
le  jour  suivant. 

Disons,  en  deux  mots,  que  nçademoiselle  de  Montglat, 
fille  du  marquis  de  Montglat,  dont  on  a  de  si  utiles  et 
si  judicieux  Mémoires,  et  de  cette  madame  de  Montglat, 
trop  connue  par  ses  légèretés  et  par  sa  liaison  avec 
Bussy,  avait  été  élevée  à  Port-Royal  auprès  de  sa  tante 
maternelle  la  marquise  d'Aumont  (née  de  Chiverny),  à 
qui  sa  mère  l'avait  comme  donnée.  Sous  les  yeux  de 
cette  pieuse  bienfaitrice  du  monastère,  elle  avait  grandi, 
nourrissant  de  bonne  heure  et  embrassant  l'idéal  de  la 
vie  intérieure  et  régulière  sans  partage.  Elle  était  d'ail- 
leurs d'un  esprit  ferme,  élevé  autant  qu'orné;  le  latin, 
et  jusqu'à  un  certain  point  les  Lettres,  étaient  entrés 
dans  son  éducation.  Forcée  de  sortir  de  Port-Royal  mal- 
gré son  habit  de  novice,  elle  obtint  de  son  père  de  se 
retirer  à  l'abbaye  de  Gif,  où  elle  avait  une  tante  prieure. 
On  la  retrouve  pourtant  à  Paris  en  1664-1665,  au  mo- 
ment de  la  captivité  des  principales  sœurs  de  Port- 
Royal,  et  leur  rendant  de  bons  offices  avec  l'agrément 
de  Farchevêque.  On  la  voit  même  présente  le  3  juil- 
let 1665,  le  jour  de  la  translation  et  de  la  réunion  des 
"  religieuses  au  monastère  des  Champs.  Mais  n'ayant  pu 


120 


PORT-ROYAL. 


obteoir  de  rentrer  parmi  elles,  elle  retourna  à  (iif,  où 
elle  fit  profession  deux  ans  après.  Elle  y  exerça  succes- 
yement  les  principales  charges  sous  sa  tante,  alors 
dbbesse;  et  elle-même,  avec  les  années,  y  devint  abbesse 
à  son  tour  :  exacte,  ausière,  réformatrice,  fidèle  en  tout 
temps  à  Tesprit  de  Port-Royal,  et  se  dirigeant  par  les 
conseils  d'hommes  excellents,  qui  participaient  aux  tra- 
ditions de  cette  génération  pure.  Elle  abdiqua  humble- 
ment avant  la  fin,  et  mourut  en  1701.  Si  Port-Royal 
avait  subsisté,  ou  n'avait  pas  été  irrévocablement  muré 
pour  celles  qui  se  regardaient  au  dehors  comme  en 
exil,  c'est  dans  son  sein  qu'elle  aurait  certainement 
développé  ses  mérites  et  appliqué  ses  vertus.  Est-ce  à 
nous  de  trouver  ces  vertus  excessives?  Dès  1661, 
cette  fille  de  quatorze  ans  ne  payait-elle  pas  pour  sa 
fragile  mère,  qui  avait  eu  le  tort  d'inspirer,  Tannée 
précédente,  à  Bussy  la  chronique  galante  et  scandaleuse, 
connue  sous  le  titre  à! Histoire  amoureuse  des  Gaules 
(1660);  car  il  ne  récrivit,  dit- on,  que  pour  amuser 
madame  de  Montglat  et  pour  lui  complaire?  Mais, 
furieux  bientôt  de  n'être  plus  aimé  d'elle,  ce  vilain 
homme  d'esprit  fit  tout  pour  la  compromettre  devant 
le  monde  et  la  diffamer;  il  poussa  la  vengeance  de  la 
Fatuité  jusqu'à  faire  peindre  dans  le  grand  salon  du 
château  de  Bussy  des  tableaux  emblématiques  avec  de- 
vises, où  il  insultait  à  rinconstance  de  celle  qu'il  appe- 
lait de  mille  noms,  et  qu'il  enrageait  tout  bas  d'aimer 
toujours.  Malgré  cet  éclat  de  Bussy,  les  grâces  et  les 
qualités  de  madame  de  Montglat  lui  conservèrent  les 
amitiés  les  plus  honorables  :  et  cependant  sa  fille,  qui 
sans  doute  ignorait  beaucoup  de  ces  tristes  choses,  sen- 
tait en  elle,  comme  par  une  compensation  mystérieuse, 
Tardent  désir  d'être  deux  fois  honnête,  deux  fois  pure 
d-evant  Dieu,  et  de  s'exercer  sans  relâche  dans  les  voies 
du  perfectionnement  chrétien  et  de  laoénitence.  Si  nous 


LIVRE  CINQUIÈME. 


12i 


rencontrons  dans  les  pratiques  quelque  petitesse,  sachons 
nous  reporter,  pour  être  justes  envers  ces  âmes  inté- 
rieures, au  principe  et  au  but  suprême  de  leur  vertu,  à 
cette  haute  pensée  d'Éternité  qui  leur  était  à  jamais 
présente. 

Une  autre  personne  d'un  nom  plus  connu,  mademoi- 
selle de  Luines,  fit  instamment  alors  la  même  demande 
que  mademoiselle  de  Moutglat.  Il  y  avait  à  Port-Royal, 
en  ce  moment,  trois  filles  du  duc  de  Luines  et  de  sa 
première  et  si  pieuse  épouse  :  Faînée,  qu'on  appelle 
ordinairement  madame  de  Luines  ;  la  cadette,  madame 
d'Albert,  et  mademoiselle  de  Chars,  qui  depuis  se  maria  : 
les  deux  premières  restèrent  vouées  à  la  vie  religieuse. 
L'aînée,  mademoiselle  de  Luines,  était  particulièrement 
clière  à  la  mère  Angélique,  lui  ayant  été  confiée  presque 
dès  le  berceau  par  ses  parents  pour  être  dignement  pré- 
parée au  service  de  Dieu.  Elle  vint  se  présenter  le  24 
devant  toute  la  Communauté  et  pria  qu'on  lui  fît  la 
faveur  de  la  joindre  k  mademoiselle  de  Montglat,  pour 
prendre  l'habit  le  lendemain.  Elle  avait  écrit  dans  le 
même  sens  à  son  père,  qui  arriva  en  toute  hâte  au  mo- 
nastère, mais  qui  ne  voulut  consentir  à  rien  sans  avoir 
consulté  madame  deChevreuse.  Cette  dernière  étant  allée, 
à  l'heure  même,  trouver  la  reine-mère,  apprit  d'elle  que 
les  novices  sortiraient  de  Port-Royal  aussi  bien  que  les 
autres,  et  qu'il  ne  servirait  de  rien  à  sa  petite-fille  de 
revêtir  l'habit  si  précipitamment.  Madame  de  Ghe- 
vreuse,  alors  dans  sa  haute  dévotion  finale,  vint  elle- 
même,  quelques  jours  après  (le  5  mai),  recevoir  à  la 
grille  ses  petites-filles  éplorées.  La  mère  Angélique, 
malade  et  près  de  sa  fin,  et  qui  était  arrivée  depuis  peu 
du  monastère  des  Champs,  trouva  la  force  de  conduire 
jusqu'à  la  porte  sa  chère  victime  qu'elle  ne  devait 
plus  revoir,  et  qui  s'arrachait  d'elle  avec  déchirement. 
Madame  de  Chevreuse  avant  fait  compliment  à  la  vé- 


122 


PORT-ROYAL. 


nérable  Mère  sur  sa  fermeté  :  «  Madame,  lui  répon- 
dit-elle, quand  il  n'y  aura  plus  de  Dieu,  je  perdrai  cou- 
rage; mais  tant  que  Dieu  sera  Dieu,  j'espérerai  en 
lui.  »  Et  embrassant  mademoiselle  de  Luines,  que  ma- 
dame de  Ghevreuse  la  priait  de  consoler  :  *  Allez,  lui 
dit-elle,  ma  fille,  espérez  en  Dieu,  confiez-vous  de  tout 
votre  cœur  en  sa  bonté  infinie,  et  ne  vous  laissez  point 
abattre  :  nous  nous  reverrons  ailleurs,  où  les  hommes 
n'auront  plus  le  pouvoir  de  nous  s 'parer.  » 

Madame  de  Luines  resta  fidèle  toute  sa  vie  à  ces 
dernières  paroles  de  la  mère  Angélique.  Nous  la  con- 
naissons par  la  Correspondance  de  Bossuet,  qui  entre- 
tenait surtout  une  grave  et  tendre  liaison  spirituelle 
avec  sa  sœur  cadette ,  madame  d'Albert.  Toutes  deux 
devinrent  religieuses  dans  l'abbaye  de  Jouarre,  qui  était 
dans  le  diocèse  de  Meaux.  En  1670,  au  moment  de  ce 
qu'on  appela  la  Paix  de  l'Église,  et  quand  Port- Royal 
refleurissait,  elles  renouèrent  alliance  avec  leur  ber- 
ceau en  rétractant  par  écrit  la  signature  du  Formulaire 
qu'elles  ^avaient  faite  dans  l'intervalle,  et  en  témoignant 
de  leur  repentir.  Cette  rétractation  envoyée  par  elles  à 
leur  évêque  d'alors,  M.  de  Ligny,  qui  s'était  rattaché  à 
Port-Royal,  fut  enregistrée  dans  les  archives  du  monas- 
tère et  nous  a  été  conservée  avec  beaucoup  d'autres 
pareilles  du  même  temps.  Elles  y  vinrent  toutes  deux 
pour  s'y  retremper  à  la  source  pendant  quelques 
jours  *.  Ces  dames  de  Luines  étaient  à  Jouarre  quand 
Bossuet  succéda  en  1682  à  M.  de  Ligny.  Ce  ne  fut  que 
bien  plus  tard,  en  1696,  que  Louis  XIV  consentit  à 
nommer  l'aînée  prieure  de  Torcy,  et  son  inséparable 

1.  a  Le  mercredi  2  septembre  1676,  madame  d'Albert,  religieuse 
de  Jouarre,  vint  céans  avec  madame  de  Luines  ;  elle  s'en  relourna, 
le  dimanche  suivant,  avec  une  sœur  converse  qu'elle  avoit  amenée 
avec  elle.  »  (Journal  de  Port-RoyaL) 


LIVHE  CINQUIÈME. 


123 


sœur  Vy  accorapagna.  La  tache  originelle  d'avoir  été 
élevées  à  Port- Royal  leur  était  demeurée  comme  indélé- 
bile et  les  avait  fait  exclure  des  grâces  auxquelles  leur 
naissance  les  destinait  :  «  J'ai  toujours  ouï  dire,  écri- 
vait Bossuet  à  madame  d'Albert  (le  3  décembre  1694) 
que  votre  éducation  de  toiites  deux  à  Port-Royal  avait 
fait  une  mauvaise  impression,  que  monsieur  votre  frère 
même  (le  duc  de  Chevreuse)  avait  eu  bien  de  la  peine 
à  lever  par  rapport  à  sa  personne  :  j'ai  dit  ce  que  je 
devais  là-dessus  et  au  Père  de  La  Chaise  et  au  roi 
même,  je  n'en  sais  pas  davantage.  »  —  «  Il  est  vrai  qu'on 
a  dit  au  roi  ce  que  vous  avez  su,  écrivait-il  encore 
(20  décembre  1695)...;  ce  sont  de  vieilles  impressions 
de  Port-Royal,  dont  on  a  peine  à  revenir,  mais  qui, 
Dieu  merci  !  ne  font  aucun  mal,  si  ce  n'est  de  retarder 
le  cours  des  grâces  de  la  Cour,  ce  qui  est  souvent  un 
avancement  de  celles  de  Dieu.  »  Madame  de  Luines 
paraît  ne  s'être  jamais  ouverte  aussi  complètement  avec 
Bossuet  qu'elle  l'aurait  pu,  et  il  avait  besoin  de  la  ras- 
surer de  temps  en  temps  en  lui  confirmant  les  témoi- 
gnages de  son  estime  et  de  son  amitié.  C'est  pour  elle 
qu'il  fit  son  admirable  traité  de  la  Vie  cachéey  comme 
pour  la  consoler  d'avoir  maoqué  plus  d'une  fois  les 
abbayes  auxquelles  elle  semblait  près  d'atteindre,  et 
pour  l'encourager  aux  sacrifices  ou  aux  refus  :  «  Heu- 
reuse encore  une  fois,  lui  écrivait-il  à  propos  d'un  de 
ces  mécomptes,  trois  et  quatre  fois  heureuse,  et  plus 
heureuse  que  si  l'on  vous  donnoit  les  plus  belles  crosses, 
de  posséder  votre  âme  en  retraite  et  en  solitude,  sans 
être  chargée  de  celle  des  autres  !  C'est  ce  que  Dieu  de- 
mande de  vous,  et  il  me  le  fait  sentir  plus  que  jamais 
(23  octobre  1695).  »  — Il  par^iît  que  madame  de  Luines, 
toute  fille  de  la  mère  Angélique  qu'elle  était,  avait 
peine,  non  pas  à  se  soumettre  à  ces  exclusions  (elle  s'y 
ïnontrait  soumise),  mais  à  rononcer  de  cœur,  et  une 


124 


PORT-ROYAL. 


bonne  fois,  à  toutes  ces  grandes  places  et  dignités.  E)l<; 
n'y  voyait  peut-être  qu'un  degré  d'indépendance  à  ac- 
quérir pour  mieux  faire,  et  le  moyen  de  se  conform';, 
plus  étroitement  à  son  premier  idéal  chéri. 

Quant  h  madame  d'Albert,  c'est  une  figure  touchante, 
timide,  tourmentée,  et  qui  s'attache  à  Bossuet  comme 
sa  vraie  fille  spirituelle,  ce  qu'elle  était  bien  en  effet; 
car  c'était  lui  qui,  en  1664,  avait  prononcé  le  sermon 
pour  sa  vêture.  Elle  a  cependant  beaucoup  gardé  de 
Port-Royal  et  de  cette  éducation  mortifiante,  de  même 
qu'elle  a  beaucoup  de  son  frère,  le  duc  de  Chevreuse, 
pour  les  raisonnements  subtils  et  à  l'infini.  Elle  ques- 
tionne, elle  raffine;  elle  s'inquiète  et  s'accuse;  elle 
s'analyse  dans  ses  peines  et  ne  s'en  croit  jamais  assez 
guérie.  Elle  a,  comme  Job,  de  cette  tristesse  «  qui  nous 
fait  voir  un  Dieu  armé  contre  nous,  »  —  «  un  Dieu 
toujours  irrité.  »  Bossuet  est  bon  et  patient  avec  elle; 
il  lui  répond  en  détail  et  entre  dans  ses  scrupules, 
autant  qu'il  faut  pour  y  couper  court  : 

«  Je  sais  mieux  ce  qu'il  vous  faut  que  vous-même,  lui 
dit-il  sans  cesse....  Vous  faites  de  grands  efforts  pour  vaincre 
vos  peines,  et  puis  vous  en  revenez  à  la  môme  chose....  Vous 
vous  tendez  des  pièges  à  vous-même,  et  vous  êtes  ingé- 
nieuse à  vous  ehercher  des  embarras....  Vous  vous  repliez 
trop  sur  vous-même,  et  vous  devriez  suivre  plus  directe- 
ment le  trait  du  cœur  qui  veut  s'unir  à  Dieu....  Si  vous  y 
prenez  bien  garde,  ce  n'est  toujours  que  la  même  peine  qui 
revient  sous  d'autres  couleurs....  Mettez-vous  bien  dans  l'es- 
prit ce  que  je  vous  ai  dit,  qu'attaquer  directement  ces 
peines,  c'est  les  émouvoir  et  les  fortifier,  et  qu'il  n'y  a  qu'à 
les  laisser  s'écouler,  et  ne  se  point  louriiienter  de  ces  vains 
fantômes.... C'est  dans  l'acte  d'abandon  que  se  trouve  le  seul 
remède  à  vos  maux.... Ne  cherchons  point  d'explication  avec 
Dieu  dans  la  manière  dont  il  agit  en  nous;  il  la  sait,  et  c'est 
assez....  Il  sait  cacher  son  ouvrage,  et  il  n'y  a  point  d'adresse 
pareille  à  la  sienne  pour  agir  à  couvert... .Confiance,  dilata- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


12b 


tion,  délectation  en  Dieu  par  Jésus-Glirist,  c'est  tout  ce  que 
Dieu  demande.  » 

Il  cherche  ainsi,  par  tous  les  moyens,  à  calmer  une 
âme  que  la  nature  avait  faite  tremblante  comme  la  co- 
lombe, et  en  qui  Port-Royal  avait  cultivé  dès  l'enfance 
ce  principe  de  gémissement  et  d'effroi.  Il  a  même,  en 
lui  parlant,  de  ces  chants  soudains,  merveilleux,  de 
ces  rayons  dont  le  discours  s'illumine,  et  qui  manquent 
par  trop  à  nos  directeurs  Port-Royalistes  monotones 

austères  : 

«  Aimable  plante,  s'écrie-t-il  tout  d'un  coup  et  sans  pré- 
paration en  finissant  une  lettre,  olivier  fécond  et  fructifiant, 
arbre  chéri  de  Celui  qui  l'a  planté  dans  sa  maison;  qu'il  re- 
garde continuellement  avec  des  yeux  de  complaisance  ;  qu'il 
enracine  par  l'humilité,  qu'il  rend  fécond  par  ses  regards 
favorables,  comme  un  soleil  bienfaisant;  dont  il  prend  les 
fleurs  et  les  fruits  pour  en  faire  une  couronne  à  sa  tête; 
croissez  à  l'ombre  de  sa  bonté,  et  ouvrez-vous  à  ses  bénignes 
influences!  » 

Et  à  un  autre  endroit  où  il  parle  de  la  règle  du  si- 
lence, et  comme  pour  en  adoucir  l'impression  austère, 
pour  la  rendre  aimable  plutôt  qu'effrayante,  il  a,  au 
milieu  d'une  lettre,  ce  verset  inattendu  : 

g:  Que  j'aime  le  silence!  que  j'en  aime  l'humilité,  la  tran- 
quillité, le  sérieux,  le  recueillement,  la  douceur  !  qu'il  est 
propre  à  attirer  Dieu  dans  une  âme,  et  à  y  faire  durer  sa 
sainte  et  douce  présence  !  » 

Et  aux  approches  de  Noël  (1695)  : 

«  Je  vous  verrai  assurément  après  la  fête,  s'il  plaît  à  Dieu. 
Je  souhaite  que  vous  la  passiez  saintement.  Dans  quelle 
troupe  des  adorateurs  voulez-vous  que  je  vous  mette,  de 
celle  des  Anges  ou  de  celle  des  Bergers?,..  » 

L'âme  angoisseuse  à  laquelle  il  s'adressait  devait  se 


126 


PORT-ROYAL. 


prendre  à  ces  heureux  endroits  comme  à  une  parole  de 
fête,  et  s'en  réjouir  pour  longtemps.  En  un  mot,  Bos- 
suet,  dans  cette  Correspondance  avec  madame  d'Albert, 
lui  est  constamment  un  très-sage,  un  aussi  doux,  et  plus 
prudent  Fénelon 

Il  lui  permettait  d'ailleurs  bien  des  choses,  des  lec- 
tures d'exception,  et  même  des  études  :  «  Je  n'improuve 
pas  que  vous  composiez  en  latin;  mais  pour  le  grec,  jo 
crois  cette  étude  peu  nécessaire  pour  vous.  »  Il  lui  per- 
mettait, à  elle  en  particulier,  la  lecture  des  Lettres  de 
M.  de  Saint-Gyran  :  «  Je  ne  change  rien  à  la  permission 
que  je  vous  ai  donnée,  de  continuer  la  lecture  des 
Lettres  de  M.  de  Saint-Gyran  :  je  ne  le  permettrois  pas 
si  aisément  à  quelqu'un  qui  ne  Tauroit  pas  lu,  ou  que 
je  ne  croirois  pas  capable  d'en  profiter.  La  concession 
ou  refus  de  telles  permissions  sont  relatives  aux  dispo- 
sitions des  personnes.  Ainsi  vous  pouvez  continuer,  et 
me  marquer  les  endroits  excellemment  beaux,  v  Et 
comme  elle  craignait  toujours  d'outre-passer  et  d'en- 
freindre quelque  défense  dont  il  y  avait  bruit  autoiir  d'elle  : 
«  Cependant,  allez  votre  train,  lui  disait- il,  et  ne  vous 
émouvez  jamais  de  ce  que  j'écris  pour  les  autres,  puisque 
je  me  réserve  toujours  une  oreille  pour  les  raisons  par- 
ticulières. » 

J'ai  teou  à  montrer  une  des  pensionnaires  du  Port- 
Royal  d'alors,  qui  en  avait  beaucoup  emporté  et  gardé 

1.  On  se  rend  mieux  compte,  par  ces  passages,  du  caractère 
d'onction  qui  était  propre  aux  discours  de  Bossuet  et  qui  est  at- 
testé par  Tabbé  Le  Dieu,  dans  ses  Mémoires:  «  De  saintes  reli- 
gieuses et  de  grand  mérite,  dit-il,  mesdames  de  Luines  et  d'Albert, 
sensibles  à  cette  impression  ordinaire  de  ses  discours,  lui  disoient 
dans  leur  transport  :  «  Comment  faites-vous  donc,  Monseigneur, 
«  pour  vous  rendre  si  touchant  ?  Vous  nous  tournez  comme  il  vous 
a  plaît,  et  nous  ne  pouvons  résister  aux  charmes  de  vos  paroles.» 
La  Correspondance  de  Bossuet  avec  madame  d'Albert  a  gardé  de 
ces  tendres  ei  charitables  élancements  de  son  éloquence  pastorale. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


127 


en  d'autres  maisons.  Dans  madame  d'Albert,  nous 
avons  jusqu'au  bout  une  élève  timide,  comme  dans 
mademoiselle  de  Montglat  une  élève  forte  et  une  âme 
vaillante. 

Entre  les  pensionnaires,  dites  postulantes  et  destinées 
au  noviciat,  qui  sortirent  à  ce  même  moment  de  1661, 
il  y  avait  encore  deux  demoiselles  Périer  et  mademoi- 
selle de  Bagnols.  Celle-ci,  comme  mademoiselle  de 
Luines,  était  une  fille  particulière  et  tendre  de  la  mère 
Angélique,  à  qui  elle  avait  été  remise  dès  l'âge  de  cinq 
ans  *.  Obligée  de  renoncer  à  devenir  religieuse  à  Port- 
Royal,  elle  ne  voulut  pas  l'être  ailleurs,  mais  elle  se 
considéra  comme  liée  par  ce  premier  vœu,  ferma  l'o- 
reille à  toutes  les  paroles  de  mariage  qui  vinrent  la 
tenter,  et  continua  de  vivre  au  dehors,  en  conservant 
exactement  l'esprit  de  la  maison.  Elle  demanda  à  être 
enterrée  au  monastère  des  Champs.  C'est  aussi  dans  ce 
même  esprit  de  fidélité  inviolable  que  vécurent  les  deux 
demoiselles  Périer,  Jacqueline,  morte  la  première,  et 
Marguerite,  la  plus  connue,  et  si  recommandable  pour 
nous,  moins  encore  pour  le  miracle  de  la  Sainte-Épine 
que  par  le  soin  avec  lequel  elle  recueillit  les  traditions 
de  sa  famille,  et  aida  à  transmettre  tant  de  pièces  pré- 
cieuses pour  rhistoire  de  Port-Royal  et  de  ces  Mes- 
sieurs^. Mademoiselle  de  Bagnols  et  mesdemoiselles 
Périer  sont  l'exemple  de  parfaites  élèves  de  Port-Royal 
et  de  vierges  chrétiennes,  arrêtées  par  un  obstacle  au 
seuil  du  cloître,  mais  n'en  perdant  jamais  la  vue  ni  la 
pensée,  et  se  considérant,  par  le  vœu  intérieur,  comme 
à  jamais  consacrées  à  Dieu. 

Je  n'ai  rien  à  noter  d'intéressant  sur  les  autres  noms. 

1.  Se  rappeler  ce  qui  a  été  dit  précédemment  sur  son  pôre 
M.  de  Bagnols,  au  tome  11,  p.  296. 

2,  Précédemment,  tome  III,  p.  197. 


128 


PORT-ROYAL» 


On  rencontre  parmi  les  pensionnaires  de  la  maison  des 
Champs  une  Hélène  de  Muskry,  Irlandaise,  et  dont  la 
famille  figure  dans  les  Mémoires  du  chevalier  de  Gram- 
mont.  Mademoiselle  Hamilton,  la  future  madame  de 
Grammont,  était  sortie  de  Port -Royal  à  cette  date  et  oc- 
cupait déjà  le  monde  :  nous  la  retrouverons  un  jour.  En 
tout  il  y  avait  une  soixantaine  de  pensionnaires,  tant  à 
la  maison  de  Paris  qu'aux  Champs,  trente  au  plus  dans 
chaque  maison  ;  il  n'y  en  eut  jamais  plus  à  Port-Royal, 
de  même  que  le  monastère  au  complet  se  composait  de 
cent  vingt  filles  religieuses. 

L'habit  qu'on  avait  précipitamment  donné  aux  novices 
à  la  suite  de  la  première  visite  du  lieutenant  civil  fut 
mal  interprété  en  Cour,  et  ce  magistrat  revint  le  4  mai 
porteur  d'une  lettre  du  roi  dans  laquelle  il  était  fait  h 
l'abbesse  une  réprimande  à  ce  sujet  avec  ordre  de  faire 
à  l'instant  quitter  l'habit  à  ces  novices  et  de  les  renvoyer, 
ainsi  que  quelques  pensionnaires  qui,  par  suite  de  l'ab- 
sence des  parents,  étaient  demeurées  encore.  Ces  der- 
nières furent  conduites  et  remises  comme  en  dépôt  au 
couvent  des  Ursulines  de  la  rue  Saint-Jacques.  Pareille 
visite  du  lieutenant  civil,  pour  le  même  objet,  eut  lieu 
le  lendemain  5  mai  au  monastère  des  Champs.  La  mère 
Agnès  s'empressa  d'écrire  au  roi  une  lettre  de  respect 
et  d'humble  remontrance,  où  elle  se  plaignait  du  dessein 
qui  se  manifestait  trop  bien  par  ce  nouvel  ordre  appli- 
cable aux  novices  mêmes,  et  qui  n'allait  à  rien  moins 
qu'à  «  éteindre  une  des  plus  anciennes  abbayes  du  . 
royaume;  »  elle  représentait  sur  ce  point  au  roi  très- 
chrétien  ses  scrupules  comme  abbesse,  et  ses  peines  de 
voir  arracher  de  sa  maison  tant  de  filles  que  Dieu  y  avait 
unies  déjà  et  conjointes  à  lui  et  à  leur  Communauté*. 

M  Le  roi  (selon  la  Relation)  reçut  fort  bien  cette  lettre 

1.  Sept  novices  et  huit  postulantes,  en  tout  nuinze  persqnnes. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


129 


et  la  lut  avec  grande  attention.  Madame  la  comtesse  de 
Brienne  la  mère  a  dit  depuis  à  M.  d'Andilly,  que  s'étant 
trouvée  le  matin  au  lever  de  la  reine-mère,  le  roi  entra 
et  dit  à  Sa  Majesté  :  «  Madame,  je  viens  de  recevoir  la 
plus  belle  lettre  du  monde  de  Tabbesse  de  Port-Royal. 
Elle  me  mande  qu'elle  ne  peut  en  conscience  dévoiler 
ses  novices  à  q^ui  on  lui  ordonne  d'ôter  le  voile,  mais 
que  pour  ce  qui  est  du  reste,  si  je  continue  à  vouloir 
user  de  mon  autorité,  elle  m'obéira  avec  respect.  » 

Je  ne  sais  si  le  roi  dit  en  effet  de  telles  paroles,  aux- 
quelles les  effets  répondirent  peu  :  mais  Tamour-propre 
de  Port-Royal,  trop  à  l'image  de  celui  de  M.  d'Andilly, 
se  payait  souvent  de  ces  vaines  louanges. 

Le  8  mai,  M.  Singlin,  qui  avait  la  charge  de  supé- 
rieur des  deux  monastères,  dut  se  retirer  en  toute  hâte 
pour  se  dérober  à  une  lettre  de  cachet  datée  du  même 
jour,  qui  l'exilait  à  Quimper  en  Bretagne.  Le  nouveau 
supérieur  imposé  par  les  grands  vicaires,  et  qu'eux- 
mêmes  eurent  à  choisir  sur  une  liste  de  sept  noms  en- 
voyés par  M.  Le  Tellier,  fut  un  M.  Bail  plein  de  pré- 
ventions, qui  n'était  pas  un  méchant  homme,  mais  sans 
mesure  et  sans  tact,  un  théologien  de  la  plus  commune 
espèce  et  dont  le  langage  nous  semblera  grossier  à  côté 
de  celui  de  ces  Messieurs. 

Le  13  mai,  le  lieutenant  civil  revint  pour  la  troisième 
fois,  accompagné  du  procureur  du  roi  et  aussi  du  che- 
valier du  guet.  Ce  dernier  avait  commandement  d'ar- 
rêter M.  Singlin  qui  ne  s'y  trouvait  plus.  Une  lettre  im- 
pérative  du  roi,  et  contre-signée  Le  Tellier,  enjoignait 
à  l'abbesse  d'ôter  Thabit  sans  délai  aux  dernières  no- 
vices reçues  et  de  les  renvoyer  toutes,  ainsi  que  le  res- 
tant des  postulantes.  On  promettait  de  rendre  la  faculté 
d'en  recevoir  à  l'avenir,  lorsqu'un  supérieur  non  suspect 
aurait  remis  la  maison  en  bon  crédit.  L'abbesse  se  sou- 
mit, et  ne  pouvait  que  se  soumettre,  en  ce  qui  était  du 


130 


PORT-ROYAL. 


renvoi;  mais  ôter  l'habit  à  qui  l'avait  reçu  était  une 
énormi'.é  ecclésiasliquo  dans  laquelle  sa  religion  était 
intéressée.  Elle  so  borna  à  déclarer  aux  novices  qu'elle 
les  laissait  libres  de  le  quitter  ou  non.  Ces  pauvres  filles 
se  trouvèrent  sur  cela  dans  une  grande  perplexité,  ne 
sachant  quel  parti  prendre  entre  leur  devoir  envers  Dieu 
et  l'ordre  si  précis  du  roi.  On  leur  présenta  même  leur 
habit  séculier  pour  qu'elles  eussent  toute  liberté  d'en 
changer  à  l'instant,  mais  pas  une  ne  put  s'y  résoudre, 
a  Enfin,  dit  la  Relation,  M.  d'Andilly  (qui  dans  les 
grandes  circonstances  s'improvisait  comme  un  supérieur 
laïque  et  volontaire,  et  qui  faisait  ici  l'intérim  de  M.  Sin- 
glin)  se  trouva  là  pour  les  encourager  à  demeurer  fermes 
et  constantes  dans  la  condition  où  Dieu  les  avoit  mises, 
quoi  qu'il  en  pût  arriver.  Elles  n'y  étoient  déjà  que  trop 
portées  y  mais  elles  se  sentirent  tellement  fortifiées , 
qu'elles  se  résolurent  de  se  laisser  mettre  en  pièces, 
ainsi  que  dirent  quelques-unes  d'entr'elles,  plutôt  que 
d'abandonner  leur  voile  et  leur  habit ,  si  on  ne  îe  leur 
arrachoit  de  force  ou  de  violence.  »  Personne  ne  son- 
geait à  en  venir  à  cette  extrémité.  Elles  sortirent  donc 
le  14  mai  dans  l'habit  qu'elles  avaient  :  cependant,  par 
respect  pour  l'ordre  du  roi,  on  leur  mit  des  écharpes  sur 
la  tête,  et  l'on  sauva  ainsi  l'apparence. 

Les  grands  vicaires  vinrent  le  17  mai  pour  faire  exé- 
cuter les  ordres  qu'ils  avaient  reçus;  ils  amenèrent 
M.  Bail  afin  de  l'installer  comme  supérieur.  L'abbesse 
résista  sous  prétexte  que  l'archevêque,  c'est-à-dire  le 
cardinal  de  Retz,  ayant  donné  M.  Singlin  pour  supé- 
rieur, on  ne  pouvait  en  conscience  en  recevoir  un  autre 
tant  que  l'autorité  légitime  ne  l'avait  pas  dépossédé  régu- 
lièrement :  auquel  cas  les  religieuses  avaient  par  leurs 
Constitutions  le  droit  d'en  présenter  un.  C'était  un  pri- 
vilège qu'elles  tenaient  encore  du  cardinal  de  Retz.  Il 
fut  convenu,  après  bien  des  pourparlers,  que  M.  Bail 


LIVRE  CINQUIÈME. 


131 


serait  reçu  comme  a  envoyé»  et  commis  de  la  part  des 
grands  vicaires.  »  Ces  derniers,  et  à  leur  tête  M.  de 
Contes,  doyen  de  Notre-Dame,  étaient  assez  favorables 
îi  Port-Royal  et  auraient  voulu  lui  épargner  les  rigueur.^ 
M,  de  Contes  était  un  ecclésiastique  poli,  homme  du 
monde ,  bienveillant  dans  les  rapports  de  son  office  ; 
mais  il  n'était  pas  du  bord  de  ces  Messieurs  comme  on 
l'entendait  ;  il  n'était  pas  de  Tétoffe  dont  se  font  les 
ermites  et  les  martyrs.  M.  de  Pontchateau,  dans  son 
zèle  étroit,  l'a  jugé  avec  une  rigueur  qui  tient  du  fana- 
tisme, lorsque,  apprenant  sa  mort  dix-huit  ans  après,  il 
en  écrivait  (4  août  1679)  : 

«  Vous  aurez  peut-être  appris  la  triste  mort  de  M.  de 
Contes,  doyen  de  Notre-Dame.  Il  est  mort  riche  de  400  000 
livres,  dont  on  en  a  trouvé  200  000  en  or  et  en  argent  dans 
ses  coffres.  Il  avoit  des  provisions  d'habits  et  de  meubles 
qui  ont  surpris  tout  le  monde.  Mais  surtout  il  avoit  ses 
chambres  pleines  de  sucre  et  de  confitures,  moisies,  gâtées 
et  demi-mangées  par  les  rats.  Avec  tout  cela  il  a  partagé 
ses  bénéfices  à  ses  neveux  et  ses  autres  biens  avec  toute 
la  sagesse  humaine  possible,  et  il  s'est  bien  gardé  de  rien 
donner  aux  pauvres.  Je  me  souviens  que  cet  homme  a  fait 
autrefois  une  assez  bonne  action  :  c'est  son  premier  Mande- 
ment; mais  il  n'étoit  pas  digne  d'y  persévérer  et  de  contri- 
buer par  là  à  la  paix  de  l'Église  :  c'est  ce  qui  l'obligea  bientôt 
à  le  rétracter;  car  le  moyen  qu'un  homme  qui  aimoit  tant 
le  monde  n'obéît  point  au  monde?  » 

Aux  yeux  de  Port-Royal  M.  de  Contes  ne  fit  donc, 
en  sa  vie,  qu'une  assez  bonne  action;  il  concerta  avec 
quelques-uns  de  ces  Messieurs ,  et  probablement  avec 
Pascal,  un  Mandement  donné  le  8  juin  (1661),  dont 
les  termes,  à  la  rigueur,  permettaient  de  signer.  Les 
religieuses  de  Port- Royal  de  Paris  le  signèrent  non  sans 
difficulté  le  23  juin;  j'ai  dit  ailleurs*  les  peines  qu'il 


l.  Tome  III,  p.  345-352. 


132 


PORT-ROYAL. 


causa  au  monastère  des  Champs,  où  l'on  était  moins 
bien  informé,  elles  douloureuses  angoisses,  Tagonie  de 
conscience  de  la  sœur  de  Sainte-Enphémie  (Pascal),  qui 
mourut  à  la  suite  de  cotte  lutte  intérieure.  Mais  bien- 
tôt le  Mandement  ambigu  fut  révoqué  par  un  Arrêt  du 
Conseil  d'État  à  la  date  du  9  juillet  :  le  Pape  ayant  aussi 
témoigné  sa  désapprobation,  par  un  bref  où  il  taxait  de 
fausseté  et  de  mensonge  l'interprétation  des  grands 
vicaires,  ceux-ci  effrayés  firent  un  second  Mandement 
(31  octobre  1661)  qui  ne  laissait  plus  l'ombre  d'un 
doute,  et  dans  lequel  les  propositions  qualifiées  héré- 
tiques étaient  présentées  non-seulement  comme  devant 
être  condamnées  en  elles-mêmes,  mais  encore  comme 
étant  extraites  du  livre  de  Jansénius  et  condamnées  au 
sens  de  cet  auteur.  La  question  de  la  signature  se  po- 
sait dans  toute  sa  netteté. 

Pour  les  ecclésiastiques  et  docteurs,  ne  pas  signer, 
c'était  faire  acte  de  libre  examen,  marquer  que  sur  un 
point  de  fait  on  tenait  à  son  propre  sens  et  qu'on  y 
tenait  publiquement,  au  risque  même,  en  ayant  raison 
là-dessus,  de  laisser  se  grossir  et  s'éterniser  une  que- 
relle toujours  périlleuse.  Mais  enfin  cela  était  du  res- 
sort des  docteurs. 

Pour  des  religieuses  comme  celles  de  Port-Royal, 
refuser  la  signature,  c'était  marquer  que  sur  ces 
points  de  doctrine  on  avait  un  avis  ou  du  moins  une 
prévention  fondamentale,  et  qu'entre  les  différentes 
autorités  extérieures  qui  étaient  en  opposition  et  en 
conflit,  il  y  avait  des  autorités  particulières,  intimes  et 
voisines  du  cœur,  qui  balançaient  pour  le  moins,  dans 
l'opinion  qu'on  s'en  formait,  la  grande  autorité  publi  - 
que du  Saint-Siège  et  des  puissances  régulières.  C'é- 
tait pour  des  lilles  faire  acte  plus  ou  moins  de  doc- 
teur, et  décidément  prendre  fait  et  cause  pour  certains 
dociîiurs. 


L1VRI<:  CINQUIÈME. 


133 


On  le  savait  bien,  et  tout  le  vif  de  l'insistance  d'un 
coté,  et  de  la  résistance  de  l'autre,  était  là. 

La  mère  Angélique  mourante  écrivit  le  25  mai  à  la 
reine- mère  une  lettre  de  justification  dans  laquelle  on 
lisait  ces  mots  : 

c(  Quant  à  ce  qui  regarde,  Madame,  les  erreurs  contre  la 
foi  dont  on  dit  que  cette  Maison  a  depuis  été  infectée,  je  dé- 
clare devant  Dieu  à  Votre  Majesté  que  nos  directeurs  ont 
eu,  au  contraire,  un  soin  si  particulier  de  ne  nous  entre- 
tenir jamais,  et  de  ne  permettre  point  qu'on  nous  entretint 
de  ces  matières  contestées  qui  sont  si  fort  au-dessus  de  notre 
sexe  et  de  notre  profession,  que  bien  loin  de  nous  en  donner 
connoissance,  ils  nous  ont  toujours  éloignées  de  tout  ce  qui 
avoit  quelque  apparence  de  contention,  et  que  pour  cette 
seule  raison  on  ne  nous  a  jamais  fait  lire  aucun  des  livres 
même  dont  le  sujet  est  plus  édifiant^  comîne  entr  autres  celui 
de  la  Fréquente  Communion.  » 

Certes  quana  une  personne,  comme  elle,  parle  ainsi, 
il  faut  la  croire.  Pourtant  sa  digne  sœur  la  mère  Agnès 
avait  gardé  un  coin  de  curiosité  à  la  d'Andilly  pour  les 
choses  de  Tesprit  jusque  dans  la  dévotion;  plus  d'une 
avait  pu  l'imiter,  et  dans  tous  les  cas,  si  jusqu'à  ce 
moment  les  religieuses  étaient  restées  étrangères  à  ces 
questions  du  dehors,  il  devient  trop  évident  qu'on  ré- 
para avec  elles  le  temps  perdu.  La  sœur  Angélique  de 
Saint-Jean,  grand  esprit  et  qui  fut  1  âme  de  Port-Royal 
en  ces  nouvelles  épreuves,  savait  tout  ce  qu'on  en  pou- 
vait savoir  et  l'apprit  vite  aux  autres.  Elle  ne  s'occupait 
pas  seulement  du  dedans ,  elle  correspondait  avec  les 
amis  et  les  tenait  au  courant  de  l'état  des  choses,  de  la 
disposition  des  esprits  ;  elle  sollicitait  des  secours  spi- 
rituels et  des  appuis  soit  de  l'évêque  d'Angers  son  oncle, 
soit  de  l'évêque  d'Aleth  M.  Pavillon^  et,  sous  air  de  re- 
chercher et  de  révérer  leur  avis,  elle  les  exhortait  et 


134 


PORT-ROYAL. 


leur  traçait  leur  voie  :  elle  était  fill(3  à  en  remontrer  aux 
évêques  eux-mêmes. 

Le  premier  soin  de  M.  Bail,  en  prenant  possession 
de  la  supériorité  qui  lui  avait  été  commise,  fut  d'éloi- 
gner les  confesseurs  ordinaires,  en  fonction  sous  M.  Sin- 
glin,  et  qui  étaient  de  la  maison  même,  gens  de  bien, 
modestes  et  tout  pratiques,  tout  cachés  en  Dieu,  M.  de 
Rebours,  le  plus  âgé,  qui  en  mourut  de  douleur  deux 
mois  après,  M.  d'Allençon,  M.  Akakia  du  Mont  On  ne 
pouvait  croire  que  les  religieuses  fussent  sans  commu- 
nication habituelle  avec  les  chefs  du  parti;  on  ne  s'ex- 
pliquait que  de  la  sorte  leur  résistance  prolongée,  et 
très-extraordinaire  chez  des  personnes  de  leur  état.  Un 
lundi,  25  juillet,  le  lieutenant  civil  et  le  procureur  du 
roi  vinrent,  dès  six  heures  et  demie  du  matin,  à  pied, 
ayant  laissé  leur  carrosse  à  quelque  distance,  pour  exa- 
miner à  l'improviste  tous  les  dehors  de  la  maison  et 
s'assurer  s'il  n'y  avait  pas  quelque  porte  de  derrière. 
Ayant  mis  la  main  sur  le  portier  et  sur  une  des  tou- 
rières,  ils  se  firent  conduire  chez  toutes  les  personnes 
qui  avaient  un  logement  sur  la  cour ,  entrèrent  chez 
madame  de  Sablé,  qui  était  encore  au  lit  et  qu'ils  firent 
éveiller*,  chez  M.  de  Sévigné,  chez  mademoiselle  d'Atri, 
chez  mademoiselle  Gadeau  (une  ancienne  demoiselle  de 
compagnie  de  la  marquise  d'Aumont).  Ils  montèrent  à 
une  échelle  pour  regarder  par-dessus  les  murs  du  jar- 

1.  C'est  à  l'occasion  de  cette  visite  ou  de  quelque  autre  du  même 
genre  qui  se  fit  en  ces  années,  que  mademoiselle  de  Vertus  écrivait 
à  madame  de  Sablé  :  «  Je  fus  bien  mortifiée  de  ne  vous  point  en- 
tretenir sur  la  visite  que  vous  avez  reçue.  Nous  sommes  dans  un 
temps  où  on  est  à  la  merci  de  gens  si  passionnés  qu'en  vérité  on 
passe  par-dessus  toutes  les  sortes  d'égards  et  de  bienséances.  Il  en 
faut  bénir  Dieu  ;  on  mérite  bien  tout  cela.  Mais  quand  je  sus  qu'on 
avoit  été  chez  vous,  mon  cœur  s'enfia  terriblement.  11  est  très-fâ- 
cheux qu'il  n'y  ait  pas  un  seul  homme  de  qualité  dans  le  Conseil 
de  conscience.  >» 


LIVRE  CINQUIÈME. 


135 


dm.  «  Cette  visite,  a  dit  un  historien  janséniste*,  étoit 
une  espèce  de  circonvallation  du  monastère  en  atten- 
dant le  grand  siège.  »  N'ayant  pu  entrer  dans  le  logis  de 
madame  de  Guemené  absente,  ils  revinrent  le  août, 
après  en  avoir  fait  demander  les  clefs.  Une  porte  sous 
un  escalier,  qui  donnait  dans  le  monastère,  mais  qui 
était  condamnée  et  murée  depuis  le  temps  de  la  Fronde, 
fut  matière  à  explication.  Ils  ordonnèrent  de  faire  murer 
la  porte  du  logis  de  M.  de  Sévigné  qui  donnait  sur  la 
cour,  celle  de  madame  de  Sablé  également,  et  une 
autre  porte  qu'elle  avait  sur  Tintérieur  du  monastère,  et 
aussi  de  faire  hausser  les  murs  des  jardins  nouveaux.  Le 
lieutenant  civil  revint  le  18  août  et  ordonna,  de  la  part 
du  roi,  de  faire  boucher  la  grille  ou  tribune  de  madame 
de  Guemené  qui  donnait  sur  Téglise  de  dehors,  et 
particulièrement  celle  de  madame  de  Sablé  qui  ré- 
pondait au  chœur.  Pour  cette  dernière  ouverture,  on 
eut  beau  représenter  «  Fincommodité  de  madame  la 
marquise;  qu'elle  avoit  obtenu  cette  permission  du  pré- 
sent évêque  de  Toul  (M.  du  Saussay) ,  alors  grand 
vicaire  et  supérieur  de  Port-Royal,  et  que  de  plus  elle 
ne  la  faisoit  jamais  ouvrir  que  pour  elle  seule  ou  pour 
des  personnes  qui  avoient  droit  d'entrer  dans  le  monas- 
tère comme  Mademoiselle  (la  grande  Mademoiselle), 
pour  qui  elle  Tavoit  fait  ouvrir  deux  fois,  et  pour  ma- 
dame de  Longueville,  ce  qu'elle  n'avoit  pas  même  fait 
sans  la  permission  de  Tabbesse  ;  »  à  tout  cela  on  répli- 
qua que  c'était  là  une  chose  bien  particulière  :  l'ordre 
précis  de  faire  murer  cette  grille  fut  réitéré  et  mis  à 
exécution^.  On  avait  toujours  dans  l'idée  qu'il  se  tenait 
des  assemblées  nocturnes,  des  conciliabules  où  les  amis 

1.  Hermant. 

2.  J'aurai  occasion  de  revenir  sur  cette  grille,  sur  cette  porte  do 
communication  de  madame  de  Sablé.  Si  on  en  avait  l'histoire  com- 
plète, on  saurait  bien  des  secrets. 


136 


PORT-ROYAL. 


et  les  docteurs  du  deliors  venaient  exhorter  les  princi- 
pales religieuses  et  ravitailler  l'esprit  du  dedans.  Mais 
cet  esprit  se  riait  des  murailles  et  des  clôtures  ;  il  vivait 
dans  les  cœurs,  il  s'y  était  logé  depuis  des  années  et  y 
avait  pris  racine  de  façon  à  résister  ensuite  à  toutes  les 
privations  et  à  toutes  les  disettes,  et  à  n'avoir  plus  be- 
soin d'aliment  quotidien.  La  persécution,  la  contradic- 
tion était  un  stimulant  désormais  suffisant  pour  Tentre- 
tenir.  On  s'entendait  à  distance,  et  le  souffle  invisible 
continuait  de  passer  des  uns  aux  autres  et  de  se  faire 
sentir  nonobstant  les  captivités  et  les  retraites  cachées. 

En  lisant  le  curieux  recueil  des  Actes  et  Relations 
dressés  par  les  religieuses  mêmes  de  Port-Royal  durant 
cette  persécution  de  1661  à  1665,  bien  des  pensées  con- 
traires se  paitagentun  esprit  impartial  et  de  bonne  foi, 
et  il  y  a  quelque  travail  k  faire  avec  soi-même  pour  les  dé- 
mêler. 

L'impatience,  je  Tavouerai ,  est  un  de  ces  premiers 
sentiments.  On  a  peine  à  pardonner  à  ces  pieuses  filles 
un  entêtement  si  absolu  sur  un  point  accessoire  et  qui 
parait  si  peu  considérable.  Elles  disent  qu'elles  ne  peu- 
vent pas  signer  que  Jansénius  a  . été  coupable  de  cer- 
taines hérésies,  parce  qu'elles  sont  ignorantes  et  inca- 
pables de  lire  le  gros  livre  latin  où  ces  hérésies  auraient 
été  articulées.  Mais,  catholiques,  et  vouées  particuliè- 
rement à  l'obéissance  comme  religieuses,  elles  s'en  rap- 
portaient aux  autorités  compétentes  sur  bien  d'autres 
points  essentiels  et  sur  bien  des  faits  qu'elles  étaient 
hors  d'état  de  vérifier.  On  a  besoin,  pour  se  rendre  compte 
ici  d'un  arrêt  d'esprit  si  insurmontable,  de  se  dire  que 
lorsqu'elles  résistent  si  fort  au  sujet  de  Jansénius,  c'est 
qu'elles  savent  qu'il  a  été  l'ami  le  plus  intime  de  M.  de 
Saint-Gyran  leur  père,  leur  réformateur,  et  elles  le  dé- 
fendent dès  lors  à  ce  principal  titre  comme  un  de  leurs 
auteurs  propres,  un  peu  comme  les  Dominicains  feraient 


LIVRE  CINQUIÈiME. 


137 


saint  Dominique,  les  Bénédictins  saint  Benoît,  comme 
elles-mêmes  feraient  pour  saint  Bernard  lui-même,  si 
oa  l'attaquait  :  qu'on  aille  au  fond,  c'est  là  leur  pensée, 
et  tous  les  faux-fuyants,  les  airs  d'humilité  et  d'igno- 
rance dont  elles  s'efforcent  de  l'envelopper  et  de  la  cou- 
vrir, ne  sont  que  pour  la  forme  et  pour  le  prétexte. 

Mais  celte  pensée  même,  bien  que  si  peu  d'accord 
avec  leur  cjndition  soumise  qui  devait  les  tenir  éloignées 
de  toute  contention,  est  une  pensée  honorable,  une  fidé- 
lité à  l'ami  de  nos  amis.  Dans  un  des  intervalles  de  la 
longue  crise  où  nous  entrons,  les  religieuses  firent  une 
espèce  de  Requête  ou  de  vœu  adressé  à  saint  Joseph 
(15  mars  1662),  et  elles  y  marquèrent  leurs  intentions 
en  plusieurs  articles;  par  l'un  des  articles  on  est  in- 
formé qu'elles  font  ce  vœu  «  pour  six  personnes  dont 
l'état  est  connu  à  Dieu,  afin  qu'il  leur  donne,  s'il  lui 
plaît,  ce  qui  leur  est  nécessaire  pour  leur  salut,  auquel 
nous  devons  prendre,  disent-elles,  un  intérêt  particulier 
par  reconnoissance  de  nos  obligations  envers  elles,  — ■ 
Ces  six  personnes  qui  ne  sont  pas  nommées,  et  pour 
lesquelles  on  prie  à  Port-Royal,  quelles  sont-elles?  C'est 
Arnauld,  Nicole,  M.  Singlin,  M.  de  Saci,  M.  de  Sainte- 
Marthe,  et  un  autre  encoi^e  ,  soit  M.  d'Andilly,  soit 
Pascal,  soit  simplement  peut-être  un  des  pieux  confes- 
seurs tel  que  M.  Akakia  (M.  de  Rebours  étant  déjà 
mort).  Il  y  a,  ce  me  semble,  dans  cette  mention  de  six 
absents,  auxquels  on  est  si  étroitement  lié  parla  recon- 
naissance chrétienne,  toute  la  clef  de  la  résistance  des 
religieuses  de  Port-Royal  sur  le  fait  de  Jansénius,  Jan- 
sénius  aussi,  l'ami  le  plus  cher  de  M.  de  Saint-Gyran, 
é!ait  un  des  persécutés;  il  Tétait  dans  sa  mémoire  et 
après  sa  mort,  et  ces  religieuses  qui  le  croyaient  ferme- 
ment innocent,  puisqu'il  l'était  aux  yeux  de  leurs  six 
amis,  se  faisaient  un  cas  de  conscience,  ou,  comme  nous 
dirions  humainement,  un  point  de  générosité  et  d'hon- 


138 


PORT-ROYAL. 


neur,  de  ne  pas  céder,  de  ne  pas  le  reconnaître  cou- 
pable et  de  ne  consentir  en  rien  à  sa  flétrissure.  Elles 
s'exposaient  à  toutes  les  rigueurs  ecclésiastiques  et  sécu- 
lières plutôt  que  de  souscrire  à  un  article  si  pailicu- 
lier,  mais  dans  lequel  elles  avaient  mis  leur  religion, 
M.  dTpres  étant  pour  elles,  je  le  répète,  lé  représen- 
tant de  la  sainte  doctrine  et  signifiant  la  même  chose 
qu'Arnauld  ou  M.  de  Saint-Gyran.  Il  y  a  là  un  côté 
respectable  au  milieu  de  toutes  les  petitesses,  et  on  hé- 
site en  définitive  à  condamner  absolument  une  fermeté 
invincible,  qui  fait  ses  preuves  par  tant  de  sacrifices. 
Telle  est  la  pensée  morale  qu'on  dégage,  non  sans 
effort  et  sans  peine,  de  cet  amas  de  procès  verbaux,  de 
paroles  et  d'écritures. 

Et  puis,  comme  étude  du  cœur  humain  au  sein  d'un 
groupe  religieux ,  rien  n'est  plus  curieux  à  suivre  que 
cette  force  d'organisation  imprimée  de  longue  main  par 
quelques  directeurs  et  par  de  mâles  abbesses  à  un  cou- 
vent de  filles,  forcé  de  cohésion  telle  que  rien  ne  pourra 
le  démembrer  ni  Fentaoïer;  que  de  ce  nombre  de  plus 
de  cent  professes,  une  douzaine  au  plus,  et  des  moin- 
dres, des  plus  chétives,  se  détacheront;  que  le  reste  de- 
meurera uni,  ferme,  parlant,  agissant,  se  dévouant 
comme  un  seul  homme,  comme  une  seule  femme,  et 
que  cet  esprit  indestructible  perpétué  jusqu'à  la  fin  dans 
le  monastère  n'expirera  qu'avec  la  dernière  professe  et 
ne  pourra  s'éteindre  dans  la  ruine  même  des  pierres. 
Qu'on  dise  qu'il  y  a  eu  là  de  l'esprit  de  secte ,  mais 
l'exemple  est  mémorable,  et  tout  nous  atteste  dans  cette 
École  de  Jésus-Ghrist,  comme  on  l'entendait  de  ce  côté, 
une  singulière  vigueur  ressaisie  quelque  part  aux  sources, 
et  la  puissance  originelle  du  lien. 

M.  Bail  commença  une  visite  régulière  à  Port-Royal 
de  Paris,  qu'il  termina  en  allant  au  monastère  des 
Champs;  il  s'agissait  d'un  examen  complet  des  deux 


LIVRE  CINQUIÈME. 


139 


maisons  et  d'une  revue  de  tonte  la  Communauté.  Il  y 
mit  près  de  deux  mois  (12  juillet-2  septembre  1661). 
M.  de  Contes,  doyen  de  Notre-Dame,  présida  à  Topé- 
ration,  au  moins  au  commencement  et  à  la  fin.  On  a  le 
détail  de  tous  les  interrogatoires.  J'y  insisterai  peu  parce 
qu'on  aura  comme  une  nouvelle  et  plus  solennelle  repré- 
sentation de  cette  visite  dans  celle  que  fera  l'archevêque 
Hardouin  de  Péréfixe  trois  ans  plus  tard.  M.  de  Contes 
fit  l'ouverture  par  un  discours  modéré ,  indulgent  et 
doux;  il  semblait  s'excuser  de  prendre  part  à  des  me- 
sures de  rigueur  ou  de  méfiance.  M.  Bail,  qui  n'était 
que  son  assistant,  parla  ensuite,  mais  d'une  manière  qui 
parut  tout  à  fait  injurieuse  et  aui  était  en  effet  brutale. 
Il  disait  par  exemple  : 

«  Mes  très-chères  Sœurs  en  la  charité  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  ayant  été  choisi  par  messieurs  les  grands  vi- 
caires de  ce  diocèse,  et  particulièrement  par  monsieur  le 
Doyen  que  voilà  ici  présent...  pour  prendre  connoissance  de 
cette  maison,  j'ai  accepté  cette  charge...;  car  je  pensois  de 
deux  choses  l'une,  ou  que  s'il  s'étoit  glissé  quelque  erreur 
parmi  vous,  nous  le  pourrions  réformer,  ou  que  s'il  n'y  en 
avoit  point,  ce  qui  est  beaucoup  plus  souhaitable  et  désira- 
ble, nous  lèverions  la  diffamation  publique  et  le  scandale  qui 
s'en  est  répandu  partout.  » 

Il  insistait  sur  l'ancienneté  des  visites  qui  sont,  disait- 
il,  une  coutume  ordinaire  dans  l'Église.  Remontant  pour 
cela  jusqu'à  la  Création  après  laquelle  Dieu  regarda 
et  considéra  tous  ses  ouvrages  et  vit  qu'ils  étaient  gran« 
dément  bons,  il  passa  ensuite  au  Déluge  : 

«  Et  lorsque  les  hommes  eurent  élevé  cette  tour  de  Babel 
après  le  Déluge,  Dieu  qui  sait  connoitre  toutes  choses  des- 
cendit pour  voir  cet  ouvrage  de  vanité  :  Descendam  et' 
videbo^  je  descendrai  et  je  verrai.  Et  devant  que  de  punir 
les  villes  abominables  de  Sodome  et  de  Gomorrhe  qu'il  vou- 
loit  détruire  pour  le  péché  de  luxure,  il  voulut,  lui  qui  con- 


140 


PORT-ROYAL. 


noît  éternellement  toutes  choses  et  dont  la  science  est  infinie, 
il  voulut,  dis-je,  le  voir  et  en  êlre  témoin,  et  il  dit  enr.oro  : 
Descendam  et  vùlebo.  d 

Joseph  envo;yé  par  Jacob  et  interrogé  sur  ce  qu'il 
cherchait  répondait  :  Fratres  meos  quxro,  je  cherche 
mes  frères.  —  «  Ainsi,  s'écriait  M.  Bail,  si  l'on  me  de- 
mande quel  est  mon  dessein  dans  celle  visite,  à  quoi  je 
tends,  à  quoi  je  bute,  je  répondrai  :  Sorores  quéero,  je 
cherche  mes  sœurs.  »> 

M.  Bail,  on  le  voit,  n'avait  guère  profité  de  la  manière 
d'écrire  de  M.  Arnauld.  Il  parla  ensuite  de  la  concupis- 
cence, des  dérèglements  qui  se  glissent  surtout  dans  les 
monastères  :  a  Car  les  diables  d'Enfer,  disait-il,  ont  une 
rage  particulière  contre  les  personnes  vouées  à  Dieu,  et 
contre  les  grandes  épouses  de  Jésus-Christ;  il  n'y  a  rien 
qu'il  (le  Diable  par  excellence)  ne  fasse  pour  les  perdre, 
et  lorsqu'il  en  attrape  quelqu'une,  vous  ne  sauriez  croire 
combien  il  triomphe,  il  piaffe  :  car  c'est  son  mets  déli- 
cieux et  sa  viande  choisie,  Esca  ejus  electa.  »  Il  en  venait 
'ixux  démoniaques  proprement  dites,  aux  possédées  dont 
il  citait  un  récent  exemple  en  Bourgogne,  mais  surtout 
il  insistait  sur  la  damnable  hérésie  qui  était  la  conta- 
gion régnante,  et  sur  la  nécessité  de  s'en  enquérir  : 

«  Car  le  bruit  court,  depuis  plusieurs  années,  que  vous 
en  êtes  infectées,  disait-il,  et  il  seroit  bien  merveilleux  que 
cela  fût  faux,  ayant  été  entourées  et  environnées  depuis 
longtemps  de  personnes  suspectes;  je  n'en  veux  pas  dire 
davantage,  je  ne  blesse  pas  leur  réputation,  elles  sont  sus- 
pectes à  toute  la  France  et  avec  raison.  Il  y  a  déjà  plusieurs 
années  que  des  personnes  prévenues  de  ces  erreurs  ont  fait 
des  assemblées  dans  votre  maison  de  Port-Royal  des  Champs 
et  avoicnt  imbu  même  plusieurs  enfants  de  cette  mauvaise 
doctrine  ;  et  depuis  vous  avez  toujours  été  conduites  par  de 
semblables  personnes.  » 

Ou  sent  quel  effet  devait  produire  un  tel  langage  sur 


LIVRE  CINQUIÈME. 


Î41 


des  religieuses  instruites  et  pures,  habituées  à  une  con- 
duite régulière,  discrète,  à  des  enseignements  siqapies  et 
évangéliques,  et  à  suivre  comme  directears  des  hommes 
tels  que  M.  de  Saci  et  M.  Singlin.  Elles  en  eurent  le 
fifœur  outré,  et  elles  purent  se  dire  :  a  En  quelles  mains 
sommes-nous  tombées  ?  » 

Ces  mains  n'étaient  que  grossières  et  non  malfai- 
santes. Dans  rinterrogatoire  des  sœurs  une  à  une , 
M.  Bail  renouvelait  continuellement  les  mêmes  ques- 
tions conformes  aux  préjugés  répandus  contre  le  JaGsé- 
nisme,  ou  bien  c'était  M.  de  Contes  qui  les  posait  de- 
vant lui  pour  le  satisfaire  : 

«  Vous  a-t-on  jamais  dit  que  Jésus-Christ  n'étoit  pas  mort 
pour  tous  les  hommes?  »  — 

a  Croyez-vous  que  tout  le  monde  soit  sauvé?  »  — 
«  Croyez-vous  que  Dieu  refuse  sa  grâce  à  quelques  per- 
so mies?  »  — 

c(  Dieu  a-t-il  fait  des  commandements  impossibles?  j>  — 
((  La  Communauté  commîmie-t-elle  ?  —  n'est-on  point 
quelquefois  trois  mois  sans  communier?  » 

Les  réponses  furent  uniformes  et  telles  qu'on  les  pou- 
vait attendre  d'un  christianisme  pratique  et  sensé.  M.  de 
Contes  en  paraissait  heureux,  et  M.  Bail  n'en  était  pas 
fâché.  Lorsqu'il  en  fut  à  interroger  des  filles  d'esprit  et 
notamment  la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean,  je  laisse 
à  penser  lequel  des  deux  passait  son  examen.  Avec  cette 
sœur  Angélique,  bien  connue  comme  l'aînée  des  filles 
de  M.  d'Andilly  et  dont  la  réputation  s'étendait  déjà, 
M.  Bail  voulut  être  agréable.  Cet  interrogatoire,  qui 
est  le  douzième  et  de  la  rédaction  de  la  sœur  Angélique, 
est  une  petite  scène  digne  des  Provinciales.  Le  propos 
on  étant  venu  sur  ce  qu'on  avait  entendu  le  matin  dans 
le  discours  de  M.  Bail,  et  M.  de  Contes  ayant  dit  assez 
finement  à  la  sœur  Angélique  et  pour  lui  donner  occa- 


142 


PORT-ROYAL. 


sion  de  s'oxpliquer  :  «  Vous  avez  ouï  ce  qu'on  vous  r  dit 
ce  matin  ;  quelle  est  votre  pynsée  sur  cela?  » 

—  «  Je  vous  assure,  Monsieur,  répondit-elle,  qu'un  coup 
de  tonnerre  sur  ma  tôte,  à  l'heure  que  je  m'y  atteudrois  le 
moins,  ne  m'auroit  pas  tant  surprise....  En  vérité,  Monsieur, 
nous  en  sommes  toutes  étourdies,  jamais  nous  n'entendimes 
de  pareilles  choses,  et  tout  notre  Noviciat  que  je  viens  de 
quitter  en  est  si  effrayé,  que  je  ne  sais  si  elles  pourront 
parler  quand  il  faudra  qu'elles  comparoissent  ici.  » 
Monsieur  le  Doyen  :  —  «  Hél  pourquoi,  pourquoi  donc?  n 
La  Sœur  Angélique  :  —  ce  Hé!  Monsieur,  qu'y  a-t-il  de  plus 
surprenant  à  des  filles  qui  vivoient  ici  dans  une  profonde 
paix  et  un  oubli  général  du  monde,  ne  pensant  plus  qu'à 
jouir  du  repos  où  Dieu  les  avoit  mises  dans  leur  retraite,  et 
à  se  préparer  pour  entrer  dans  un  autre  repos  éternel  quand 
Dieu  les  y  appelleroit?  et  tout  d'un  coup  on  leur  vient  parler 
d'anathèmes,  on  leur  fait  voir  qu'elles  sont  sur  le  bord  ou 
déjà  dans  le  précipice  de  Thérésie  :  qui  est-ce  qui  n'auroit 
pas  peur?  on  les  compare  à  Sodome  et  à  Gomorrhe,  à  des 
magiciennes,  aux  possédées  d'Auxonne,  cela  n'est-il  pas  ca- 
pable  de  surprendre?  Tout  de  bon,  nous  ne  savons  où  nous 
en  sommes.  » 

M,  Bail  :  —  «  Ho  !  mais  cela  ne  se  dit  pas  par  compa- 
raison; j'ai  voulu  seulement  vous  faire  voir  comme  quoi  le 
Diable  tâche  par  tous  moyens  de  perdre  les  personnes  reli- 
gieuses. » 

La  Sœur  Angélique  :  — -  a  Je  vous  ai  fort  bien  compris,  mais 
cela  n'empêche  pas  que  cela  ne  nous  ait  été  dit  à  nous  et  à 
notre  sujet,  et  qu'il  ne  soit  très-vrai  que  Phérésie  dont  on 
nous  accuse  soit  un  crime  plus  grand  que  tous  ceux-là.  C'est 
pourquoi  vous  n'eussiez  pas  eu  tort  de  faire  la  comparaison, 
s'il  étoit  vrai  que  nous  fussions  coupables.  » 

M.  Bail  *  —  ((  Il  est  quelquefois  besoin  d'étonner  au  com- 
mencement afin  d'émouvoir.  » 

La  Sœur  Angélique  :  —  ce  Oui,  Monsieur,  mais  les  remèdes 
qui  n'ont  point  d'autre  etïet  que  d'émouvoir,  sont  très-souvent 
dangereux.  » 

Cet  interrogatoire  qui  se  prolongea  ainsi  en  conversa^ 
tion  s'assaisonna  de  sourires  et  se  termina  par  un  com- 


LIVRE  CINQUIÈME 


143 


pliaient  de  M.  Bail,  qui  le  tourna  bien  agréablement 
a  autant  qu'il  le  put  faire.  »  La  femme  d'esprit  Tavait 
tout  à  fait  gagné . 

Au  monastère  des  Champs,  qujnd  M.  do  Contes  et 
M.  Bail  s'y  transportèrent  (22  août),  on  procéda  de 
même.  M.  Bail  fit  un  discours  d'ouverture  également 
inconvenant,  suivi  d'une  visite  également  satisfaisa,nte. 
On  a  l'interrogatoire  de  la  sœur  Jacqueline  de  Sainte- 
Euphémie  (Pascal)  qui  vivait  encore ,  et  rédigé  par  elle- 
même.  M.  Bail  interrogea  cette  noble  fille  sans  bien  sa- 
voir à  qui  il  avait  affaire.  Elle  le  fit  sourire  à  un  moment 
en  lui  récitant  deux  vers  français.  Sur  une  de  ses  questions 
habituelles  qu'il  lui  adressa  :  «  Si  Jésus- Christ  est  mort 
pour  tous  les  hommes,  d'oii  vient  donc  qu'il  y  en  a  tant 
qui  se  perdent  éternellement?  »  elle  lui  répondit  : 

«  Je  vous  avoue,  Monsieur,  que  cela  me  met  souvent  en 
peine,  et  que  d'ordinaire  quand  je  suis  à  la  prière,  et  parti- 
culièrement devant  un  Crucifix,  cela  me  vient  à  l'esprit,  et  je 
dis  à  Notre- Seigneur  en  moi-même  :  Mon  Dieu,  comment 
se  peut-il  faire,  après  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  nous, 
que  tant  de  personnes  périssent  misérablement?  Mais  quand 
ces  pcnsées-là  me  viennent,  je  les  rejette  parce  que  je  ne 
crois  pas  que  .je  doi\  e  sonder  les  secrets  de  Dieu.  C'est 
pourquoi  je  me  contente  de  prier  pour  les  pécheurs.  »  —  Il 
réphqua  :  «  Cela  est  fort  bien,  ma  fille.  Quels  livres  lisez- 
vous?  etc.  » 

L'interrogatoire  de  la  sœur  de  Sainte-Euphémie  a  un 
caractère  de  simplicité  et  de  sérieux  qui  touche,  quand 
on  songe  à  la  fin  prochaine  de  cette  noble  fille  à  moins 
de  six  semaines  de  là.  Elle  ne  s'y  permet  pas  la  légère 
pointe  de  raillerie  qu'on  aurait  pu  attendre  d'une  sœur 
de  Pascal  et  que  la  sœur  Angélique  s'est  accordée  plus 
librement.  Elle  est  déjà  dans  le  pressentiment  et  sous 
l'impression  sévère  des  approches  de  la  mort. 

Mais  ce  n'étçiit  pas  tout  pour  le  monastère  d'avoir  sa 


144 


PORT-ROYAI> 


justiiicalion  authentique  de  niœurn  et  de  doctrine  dans 
l'Acte  de  visite  que  dressèrent  M.  de  Contes  et  M.  Bail; 
il  restait  toujours  cette  signature  du  Formulaire,  que  les 
ge  ns  du  monde  et  de  Cour  ne  s'expliquaient  pas  qu'on 
refusât  si  obstinément  de  donner.  Le  nouveau  Mande- 
ment des  grands  vicaires  l'exigeait  nettement  et  san« 
subterfuge.  Le  monastère  en  discuta  toute  une  journée, 
après  y  avoir  réfléchi  pendant  huit  jours  dans  la  prièie. 
La  mère  Agnès  avait,  dès  le  principe  de  la  délibération, 
exposé  la  difficulté  du  cas  et  les  divers  partis  à  prendre 
dans  un  discours  qui,  sous  sa  forme  prudente,  était  ce 
qu'on  appellerait  en  d'autres  matières  un  beau  discours 
d'opposition.  On  en  passa  après  mûr  examen  par  son 
avis,  qui  était  de  ne  signer  qu'avec  un  en-tetz  qui  signi- 
fiait au  fond  qu'on  se  soumettait  en  ce  qui  était  de  la  foi, 
mais  qu'on  demeurait  sur  la  réserve  pour  le  reste.  Sauf 
Tenveloppe  et  la  circonspection  des  termes ,  c'était  le 
sens.  Cette  signature,  qui  est  du  28  novembre  1661,  est 
la  dernière  limite  et  la  plus  extrême,  où  la  conscience 
des  religieuses  leur  permettait  d'aller  dans  ce  qu'elles 
considéraient  comme  une  voie  de  concession  :  Rien  au 
delà  fut  désormais  leur  devise,  et  Bossuet  pas  plus 
qu'un  autre,  s'il  les  avait  vues  et  chapitrées,  et  s'il  leur 
avait  adressé  les  lettres  et  discours  qu'on  sait  qu'il  pré- 
para deux  ou  trois  ans  plus  tard  et  qu'on  lit  dans  ses 
Œuvres,  n'y  aurait  rien  gagné.  Un  Ange  qui  serait  des- 
cendu exprès  du  Ciel  pour  les  convaincre  n'y  aurait  pas 
réussi  (elles  en  conviennent)  et  leur  aurait  paru  un  faux 
Ange,  les  exhortant  à  violer  la  loi  de  Dieu  ;  elles  auraient 
fait  selon  le  précepte  de  saint  Paul,  elles  lui  auraient  dit 
anathèrne.  L'honnête  et  bienveillant  M.  de  Contes  ne 
fut  pas  sans  leur  dire  et  leur  redire  la  seule  chose 
sensée,  c'est  «  que  jamais  leur  signature,  si  elles  la  don- 
noient  pure  et  simple,  ne  seroit  prise  pour  une  marque 
de  leur  créance,  mais  seulement  de  leur  respect,  parce 


LIVRE  CINQUIÈME. 


145 


qu'il  n'y  avoit  personne  qui  ne  sût  bien  qu'un  fait  ne 
pouvoit  être  un  article  de  foi.  »  Rien  n*y  faisait,  la  po- 
sition était  prise.  Paraître  consentir  au  jugement  de 
ceux  qui  condamnaient  M.  dTpres,  c'était  témoigner 
contre  leur  créance  intérieure,  c'était  tromper  TÉglise 
et  faire  un  mensonge.  Plutôt  souftrir  mille  morts  que 
de  mentir  une  seule  fois.  C'est  par  cet  angle  unique 
qu'elles  envisageaient  fixement  Taflaire,  sans  hiais  pos- 
sible, sans  voie  d'accommodement.  L'esprit  des  Ar- 
nauld  se  retrouvait  là  dans  son  immuabilité  et  son  im- 
possibilité de  jamais  céder,  esprit  irréductible  dans  ses 
points  d'arrêt  et  irramenable.  Et  ici  cet  esprit  s'était 
logé  dans  un  couvent  de  femmes ,  ce  qui  ne  le  rendait 
pas  plus  facile. 

a  II  me  semble,  dît  à  ce  sujet  la  Relation,  qu'en  con- 
sidérant ce  qui  se  passe  maintenant  sur  ce  sujet,  on  peut 
faire  une  allusion,  qui  n'est  pas  désagréable,  à  l'histoire 
de  Vânesse  de  Balaam^  qui  ne  se  remuoit  point  pour  les 
coups  dont  ce  prophète  la  chargeoit,  quoique  sans  doute 
elle  sentît  de  la  douleur,  parce  que  l'Ange  du  Seigneur 
lui  paroissoit  l'épée  à  la  main  pour  l'empêcher  de  pas- 
ser, et,  par  son  regard  tout  brillant  de  lumière  et  de  feu, 
la  rendoit  capable  de  suivre  la  volonté  de  Dieu,  quoique 
son  maître  ne  la  pût  connoître.  » 

Je  ne  sais  si  la  comparaison  est  aussi  agréable  qu'elle 
le  paraît  à  la  plume  janséniste  qui  s'y  complaît,  l'image 
du  moins  est  expressive;  je  ne  me  la  serais  pas  per- 
mise de  moi-même,  mais  je  la  donne  comme  je  la  ren- 
contre. 

Les  miracles  à  Port-Royal  ne  manquent  jamais,  et 
ils  viennent  à  temps.  On  sait  ce  qu'il  en  fut  de  celui  de 
la  Sainte-Épine  qui,  il  y  avait  quelques  années,  était 
survenu  si  à  point  pour  suspendre  la  persécution  immi- 
nente. Un  nouveau  miracle  se  fit  à  ce  moment  dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1662.  Une  des  religieuses,  la 

IV  —  10 


146 


PORT-ROYAL. 


sœur  Catherine  de  Sainte-Suzanne  ,  lille  du  peintre 
Champagne,  et  qui  ne  pouvait  marcher  depuis  quatorze 
mois,  étant  affligée  d'un  mal  nerveux  ou  rhumatismal 
du  côté  droit  et  de  la  cuisse  droite,  se  trouva  guérie 
subitement  et  en  état  de  marcher  à  la  suite  d'une  neu- 
vaine  commencée  pour  elle  par  la  mère  Agnès.  En  telle 
matière  on  ne  saurait  mieux  faire  que  de  donner  le 
témoignage  de  la  miracuh'e  elle-même  : 

«  Le  jour  des  Rois  que  la  neuvaino  devoit  finir,  écrit  la 
sœur  de  Sainte  Suzanne,  on  m'avoit  portée  le  matin  à  l'église 
pour  communier,  et  Taprès-midi  j'entendis  vêpres  dans  une 
tribune  qui  est  proche  de  la  chambre  où  je  demeure.  La 
mère  Agnès,  au  sortir  des  vêpres,  me  trouva  là  et  s'approcha 
de  moi  pour  faire  sa  prière;  mais,  en  la  commençant,  il  lui 
vint  un  mouvement  d'espérance  de  ma  guérison,  qu'elle 
n  avoit  point  eu  pendant  toute  la  neuvaine,  n'ayant  pas  même 
eu  intention  expresse  de  la  demander. 

«  La  prière  étant  achevée,  je  voulus  essayer  si  je  n'aurois 
pas  plus  de  liberté  pour  marcher;  mais  je  me  trouvai  dans 
toute  la  même  impuissance,  et  je  commençai  quasi  à  perdre 
l'espérance  que  j'avois  eue  que  Dieu  exauceroit  peut-être 
cette  fois-là  les  prières  qu'on  lui  faisoitpour  moi;  ce  qui  me 
fit  dire  sur  l'heure  que  si  je  n'étois  pas  guérie  le  lendemain, 
je  ne  guérirois  jamais.  Le  soir  en  allant  me  coucher,  je  vou- 
lus m'essayer  encore,  et  il  me  sembl^  que  je  sentois  un  peu 
plus  de  liberté  dans  la  jambe  ;  mais  j'avois  une  douleur  sous 
le  pied  qui  m'empêchoit  de  m'y  appuyer  en  aucune  manière. 
Étant  au  lit  j'eus  plus  de  douleur  et  d'inquiétude  que  de 
coutume,  et  la  nèvre  fut  aussi  plus  forte;  je  ne  reposai 
presque  point;  on  me  leva  dès  le  matin  (7  janvier  1662), 
dans  une  chaise  à  mon  ordinaire,  environ  sur  les  huit 
heures. 

«  Sur  les  neuf  heures,  une  sœur  qui  me  faisoit  la  charité 
de  dire  l'office  avec  moi,  étant  venue  pour  dire  tierces,  me 
demanda  si  je  n'étois  point  guérie.  Je  lui  répondis  tristement 
que  non,  et  que  j'avois  même  été  plus  mal  cette  dernière 
nuit  que  les  autres.  Elle  me  quitta  pour  aller  à  la  grand'messe 
et  je  demeurai  seule.  Gomme  on  étoit  à  la  Préface  de  la 


LIVRE  CINQUIÈME. 


147 


messe  que  j'entendois  chanter  du  lieu  où  j'étois,  il  me  vint 
tout  d'un  coup  en  pensée  de  me  lever  et  d'essayer  encore  à 
marcher.  Je  me  levai  à  l'heure  même  sans  aide,  au  lieu  que 
c'étoit  auparavant  tout  ce  que  pouvoit  faire  une  personne  de 
m'aider  à  me  soulever,  et  je  commençai  à  marcher  en  m'ap- 
puyant  d'abord  aux  meubles  et  aux  murailles;  mais  aussitôt 
je  sentis  que  je  marchois  avec  liberté  et  je  fus  jusqu'au 
bout  de  la  chambre  sans  oser  néanmoins  sortir,  parce  que 
l'étonnement  où  j'étois  me  causa  un  si  grand  battement  de 
cœur  et  un  si  grand  froid  par  tout  le  corps,  que  je  ne  savois 
ce  que  j'allois  devenir.  Je  me  mis  à  genoux  sans  peine,  pour 
remercier  Dieu  et  adorer  le  Saint-Sacrement,  parce  qu'on 
sonna  en  même  temps  l'élévation  de  la  grand'messe,  et  je  me 
relevai  de  même  sans  difficulté. 

«  Sur  cela  une  sœur  étant  entrée  dans  la  chambre  pour 
chercher  quelqu'un,  je  la  priai  dédire  à  la  sœur  qui  avoit  soin 
de  moi,  qu'elle  prit  la  peine  de  venir,  sans  lui  en  dire  le 
sujet.  Aussitôt  qu'elle  fut  venue,  je  me  levai  et  lui  dis  l'état 
où  je  me  trouvois;  et  à  l'heure  même,  après  avoir  adoré  le 
Saint-Sr.crement  dans  la  tribune,  j'allai  de  mon  pied  trouver 
dans  sa  chambre  la  mère  Agnès  qui  ne  savoit  rien  de  cette 
merveille.  Je  fus  ensuite  entendre  la  messe  avec  elle  où  je 
demeurai  presque  toujours  à  genoux,  et  de  là  je  descendis 
un  degré  de  quarante  marches  pour  aller  à  l'avant-chœur 
devant  le  Saint-Sacrement  et  devant  la  crèche  rendre  grâce 
à  Jésus-Christ.  Toute  la  Communauté  m'y  v.t  avec  étonne- 
ment  et  chanta  une  antienne  d'action  de  grâces  d'une  faveur 
si  extraordinaire  et  qui  nous  est,  en  ce  temps -ci,  une  preuve 
si  sensible  de  la  miséricorde  de  Dieu  sur  celte  Maison  qu'il 
daigne  consoler  lui-même  dans  toutes  ses  afflictions.  » 

Les  amis  extérieurs  de  Port -Royal  auraient  bien 
voulu  donner  à  ce  qui  leur  paraissait  un  pur  miracle  le 
même  éclat  et  la  même  solennité  de  consécration  qu'a- 
vait eus  celui  de  la  Sainte-Épine;  ils  espérèrent ^  dans 
le  premier  moment,  qu'il  en  serait  ainsi.  M.  Hermant 
écrivait,  de  Beau  vais,  à  M.  d'Andilly,  le  13  janvier  : 

«  Je  ne  puis,  Monsieur,  retenir  l'impétuosité  de  ma  joie, 
et  je  crois  vous  devoir  des  marques  de  la  part  que  je  prends 


148 


PORT-ROYAL. 


aux  consolations  loiilcs  divines  que  Dieu  verse  dans  le  cœur 
des  saintes  filles  pour  qui  le  mondo  n'a  que  des  menaces  et 
qu'une  extrême  injustice.  La  voix  des  miracles  se  fait  en- 
tendre plus  loin  quo  colle  des  hommes,  et  sans  que  vous 
m'ayez  écrit,  j'ai  appris  la  gu6rison  do  la  fille  de  M.  Cham- 
pagne, qui  est  <'iu-dessus  de  la  nature,  et  qui  pout  affermir 
celles  de  nos  sœurs  que  la  vaine  terreur  des  enfants  du 
siècle  veut  aftbiblir  dans  la  plus  juste  de  toutes  les  causes; 
c'est  la  conduite  de  Dieu  d'en  user  ainsi  dans  les  nécessités 
de  son  Église....  Ayons  pitié  de  ceux  à  qui  ces  prodiges  ne 
seront  qu'une  matière  d'endurcissement  et  de  prévarica- 
tion.... » 

Mais  le  miracle  n'eut  qu'assez  peu  de  retentissement, 
h  ce  qu'il  semble,  hors  du  cercle  de  Port-Royal,  et  cette 
fois,  TArt  seul  le  devait  immortaliser. 

Le  père  de  la  malade,  le  peintre  Champagne,  par  re- 
connaissance pour  cette  guérison  et  pour  en  consacrer 
la  mémoire,  fit  ce  beau  tableau,  qui  fut  longtemps  au 
Chapitre  de  Port- Royal,  et  où  il  a  peint  sa  fille  et  la 
mère  Agnès  en  la  même  posture  où  elles  étaient  lune 
et  Taulre  en  faisant  la  neuvaine  qui  eut  une  si  salutaire 
issue.  L'une  est  étendue  et  demi-couchée,  l'autre  est  à 
genoux  ;  toutes  deux  ont  les  mains  jointes  et  prient  Dieu 
avec  ardeur  et  componction. 

Peinture  simple,  sérieuse,  Ljlide,  fervente,  assez  pa- 
reille au  style  de  ces  Messieurs,  avec  réclat  intérieur 
de  plus.  A  force  de  vérité  et  de  ressemblance  dans  les 
attitudes  et  dans  les  figures,  le  peintre  au  pinceau 
probe  et  fidèle  est  arrivé  cette  fois  à  une  sorte  d'expres- 
sion idéale,  qui  vient  toute  du  dedans.  Un  rayon  d'es- 
pérance, une  douce  lueur  de  consolation,  comme  un 
Lesueur  sait  la  peindre,  se  fait  sentir  sous  ces  chairs 
mortifiées  et  sur  ces  visages  contrits.  Le  Ciel  a  souri  sous 
son  nuage.  La  mère  Agnès  en  est  prévenue  dans  sa  fer- 
veur attendrie. 

La  peinture  de  Champagne  est  le  seul  luxe  d'art  que 


LIVRE  CINQUIÈME. 


149 


se  permissent  les  religieuses  de  Port-Royal.  La  mu- 
sique, bien  que  le  plus  angélique  des  arts,  était  négli- 
gée chez  elles  et  absente;  elles  n'avaient  pas  d'orgues 
dans  leur  église  et  n'y  voulaient  que  le  chant  grave  et 
simple  en  Thonneur  de  Dieu.  Pas  de  bouquets  non  plus 
ni  de  fleurs  sur  Fautel,  pas  de  travail  curieux  des  mains. 
«  Il  y  en  avoit  assez  sans  cela,  pensaient-elles,  pour 
exciter  la  piété,  qui  n'a  pas  besoin  de  choses  qui  atta- 
chent trop  les  sens  pour  transporter  son  cœur  dans  les 
plaies  de  Jésus-Christ.  »  Mais  la  peinture  de  Champagne 
faisait  exception  et  semblait  au  monastère  comme  une 
décoration  domestique  et  naturelle.  Elle  était  en  accor(3 
avec  le  ton  et  l'esprit  du  lieu.  Tout  en  est  sincère; 
peintre  et  modèles,  ce  sont  tous  des  amis  de  la  vérité. 

Lorsqu'elle  accomplissait  cette  neuvaine,  lamère  Agnès 
n'était  plus  abbesse,  elle  venait  d'être  remplacée  par  la 
mère  Madeleine  de  Sainte-Agnès  de  Ligny,  régulière- 
ment élue  et  confirmée  (décembre  1661),  personne  de 
bonne  naissance,  fille  d'un  maître  des  requêtes,  nièce 
et  sœur  d'évêqaes  de  Meaux,  nièce  du  chancelier  Se- 
guier,  patiente,  sage,  ayant  la  dignité  convenable;  qui 
n'était  pas  d'un  esprit  transcendant,  mais  toute  formée 
des  mains  de  la  mère  Angélique  et  de  la  mère  Agnès,  et 
qui  sut  tenir  son  rôle  dans  les  difficultés  étranges  où 
elle  se  trouva.  On  pouvait  croire  que  l'orage  éclaterait 
dès  le  lendemain  de  son  entrée  en  charge.  Au  mois  de 
février  1662,  le  roi  avait  dit,  en  s'informant  si  le^.  filles 
de  Port-Royal  avaient  signé  le  papier  qu'on  leur  avait 
donné,  et  en  apprenant  leur  désobéissance  :  «  Oh!  bien, 
cela  n'en  demeurera  pas  là.  »  Madame  de  Gaemené,qui 
était  allée  voir  dans  le  même  temps  M.  Le  Tellier  pour 
tâcher  de  l'adoucir  en  faveur  de  Port-Royal,  le  trouvant 
ferme  et  net  sur  les  intentions  déclarées  du  roi,  lui  dit  : 
<t  Enfin,  Monsieur,  le  roi  fait  tout  ce  qu'il  veut,  il  fait  des 
princes  du  sang,  il  fait  des  archevêaues  et  des  évêques, 


150 


PORT-ROYAL. 


et  il  fera  aussi  des  martyrs.  »  Cette  idée  de  martyre,  loin 
d'être  un  effroi,  commençait  même  à  devenir  un  attrait 
et  une  tentation  pour  les  filles  de  Port-Royal.  On  arri- 
vait à  cette  disposition  périlleuse  où  Ton  désire  l'excès 
du  mal  pour  en  tirer  un  sujet  de  mérite  ou  de  gloire  et 
un  nouvel  éclat.  On  entrait  dans  la  période  d'exaltalion 
qui,  une  fois  en  plein  cours,  ne  peut  s'épuiser  que  d'elle- 
même,  et  ne  se  laisse  plus  couper  par  des  raisons.  Les 
amis  du  dehors  favorisaient  imprudemment  cette  dispo- 
sition des  religieuses  et  leur  écrivaient  des  lettres  «  pour 
les  enflammer  dans  l'amour  de  la  souffrance.  »  — «Quel- 
ques-uns même,  dit  la  Relation,  par  un  mouvement 
d'une  jalousie  dont  la  foi  seule  est  capable,  ne  dési- 
roient  point  notre  délivrance,  souhaitant  pour  notre  bien 
que  nous  fussions  immolées  en  sacrifice  pour  la  défense 
de  la  vérité,  et  n'ayant  de  la  tristesse  et  de  la  compas- 
sion que  pour  eux-mêmes,  dans  la  crainte  qu'ils  àvoient 
de  ne  point  souffrir  pour  la  vérité  et  de  demeurer  dans 
un  repos  honteux  à  leur  zélé  et  à  leur  piété.  » 

Ne  le  voyez-vous  pas?  il  y  a  amphithéâtre  et  specta- 
teurs :  la  sainte  lutte  avec  défi  est  engagée,  il  n'y  a  plus 
moyen  de  céder  ni  de  se  dédire.  Toutefois,  au  moment 
où  les  choses  étaient  sur  le  point  de  se  précipiter,  et  où 
le  refus  de  signer  purement  et  simplement  semblait 
avoir  amené  l'affaire  au  dernier  terme,  un  répit  nouveau 
fut  accordé  et  au  monastère  et  à  ceux  qui  étaient  de  la 
même  communion  spirituelle.  Diverses  circonstances  y 
contribuèrent  et  détournèrent  quelque  temps  la  pensée 
du  roi.  Par  suite  de  la  démission  enfin  réglée  du  cardi- 
nal de  Retz^  M.  de  Marca  venait  d'être  nommé  arche- 
vêque de  Paris.  On  attendait  qu'il  fût  en  place  pour 
achever  d'agir,  et  Ton  comptait  sur  son  habileté  pour 
ramener  les  réfractaires  et  résoudre  peut-être  le  cas  par 
la  douceur;  il  semblait  y  compter  lui-même,  lorsqu'il 
mourut  trois  jours  après  avoir  reçu  les  bulles  de  Rome 


LIVRE  CINQUIÈME. 


151 


(29  juin  1662)*.  Messire  Hardouin  de  Beaumont  de 
Péréfixe,  évêqiie  de  Rhodez  et  ancien  précepteur  du 
roi,  fut  aussitôt  nommé  pour  lui  succéder;  maison  dut 
attendre  encore,  et  Ton  attendit  longtemps  :  ses  bulles 
n'arrivèrent  que  près  de  deux  ans  après.  Il  était  survenu 
une  complication  grave,  Taffaire  des  Corses  (20  août 
1662).  Cette  insulte  faite  à  l'ambassadeur  de  France  à 
Rome,  le  duc  de  Créqui,  et  pour  laquelle  Alexandre  VIT 
refusa  de  donner  satisfaction,  amena  entre  le  Pape  et  le 
roi  une  rupture  qui  profita  naturellement  à  ceux  qu'on 
poursuivait  au  nom  du  Saint-Siège  ^.  Deux  thèses  en 

1.  Rien  n'égale  la  joie  injurieuse  (j'ai  regret  de  le  dire)  dont  les 
amis  de  Port-Royal  saluèrent  cette  mort  de  M.  de  Marca  venue  si 
à  contre-temps  pour  lui.  Ils  y  virent  un  jugement  et  une  exécution 
manifeste  de  la  Providence  sur  sa  personne;  ils  le  considéraient, 
en  effet,  comme  couvert  des  plus  grands  crimes,  coupable  de  po- 
lygamie spirituelle  pour  avoir  cumulé,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  le 
titre  d'archevêque  de  Toulouse  avec  celui,  tant  convoité,  d'arche- 
Vêque  de  Paris;  coupable  d'usurpation  ou,  pour  mieux  dire,  de 
meurtre  et  d^adultère  spirituel  pour  avoir  pris  l'Église  de  Paris, 
cette  épouse  légitime  du  cardinal  de  Retz,  un  si  chaste  archevêque 
comme  on  sait,  lequel  se  trouvait,  par  cette  dépossession,  frappé 
de  mort  ecclésiastique.  «  Occidisti,  nonpossedisti,  disait  un  docteur 
d'alors,  en  triomphant  de  cette  fin  de  M.  de  Marca;  tu  as  tué,,  mais 
tu  n'as  pas  profité  de  ton  crime.  »  Je  tire  toutes  ces  aménités  d'un 
chapitre  de  M.  Hermant,  qui  de  plus  écrivait  au  docteur  Taignier 
sur  la  première  nouvelle  de  cette  mort  :  «  Queljugement  effroyable 
que  cette  mort  de  Photius  dans  toutes  ces  circonstances!  Falloit-il 
donc  faire  tant  d'intrigues  pour  n'acquérir  que  six  ou  sept  pieds  de 
terre,  après  les  avoir  achetés  de  vingt  mille  écus,  etc.,  etc.?  L'hor- 
rible fracas  que  cette  mort  doil  faire  dans  toute  l'Europe  sera  pour 
couvrir  de  confusion  les  ambitieux  qui  vendent  leur  âme  pour 
acquérir  un  peu  de  fumée,  etc.,  etc.  »  —  Honnêtes  gens  que 
l'esprit  de  parti  entête  et  rend  forcenés  ! 

2.  Les  choses  furent  poussées  si  avant,  qu'on  permit  à  Loret, 
dans  sa  Gazette  burlesque,  de  s'en  égayer.  Voici  de  ses  vers  qui  se 
rapportent  à  la  fin  de  l'année  1662,  et  qui  semblent  faire  quelque 
allusion  à  la  querelle  janséniste  elle-même  : 

Je  n'aurois  cru  jamais  être  homme 
A  pouvoir  pester  contre  Rome  : 
Depuis  deux  ou  trois  mois  entiers, 


152 


PORT-ROYAL. 


faveur  de  rinfaillibililé  du  Pape,  qui  se  risquèrent  en 

Sorbonno  et  au  colidge  des  Bernardins  en  1663,  pi  ovo- 
quèrent  une  déclaration  de  la  Faculté  de  lliéologie  de 
Paris  et  une  harangue  de  Tavocat  général  Talon,  toute 
une  levée  de  boucliers  dans  le  sens  des  libertés  galli- 
canes. Les  Jésuites,  partisans  de  la  doctrine  avancée 
dans  ces  thèses,  eurent  leurs  propres  affaires  à  soutenir 
et  durent  ralentir  leur  zèle.  Le  Formulaire  qui  im- 
pliquait quelque  chose  de  cette  infaillibilité,  eut  tort 
pendant  quelque  temps,  et  on  le  laissa  sommeiller. 

Ce  n'était  qu'une  trêve  forcée,  un  retard  accidentel  ; 
on  le  sentait  à  Port-Royal,  et  on  mit  à  profit  le  temps, 
comme  dans  une  place  de  guerre  qui  s'attend  de  jour 
en  jour  à  être  assiégée.  Les  supérieures  et  les  intelli- 
gences d'élite  qui  avaient  jusqu'alors  gardé  pour  elles  le 
secret  de  ces  affaires  contentieuses  les  expliquèrent  à  la 
Communauté,  et  mirent  chaque  sœur  au  fait  de  la  ques- 
tion, autant  qu'il  le  fallait  pour  la  résistance;  la  mère 
Agnès  rédigea  un  corps  d'instructions,  concerté  sans 
doute  de  point  en  point  avec  la  sœur  Angélique  de  Saint- 
Jean^  et  revu  et  approuvé  par  M.  Arnauld  :  Avis  donnés 
aux  Religieuses  de  Pdri-Royal  sur  la  conduite  qu'elles 
dévoient  garder  au  cas  qu'il  arrivât  du  changement  dans 
le  gouvernement  de  la  Maison  (juin  1663).  On  y  voit  ce 
qu'il  faut  faire  si  on  enlève  l'abbesse  ;  si  le  roi  en  nomme 
une  autre;  si  Ton  met  des  religieuses  étrangères  pour 
gouverner  la  maison;  comment  on  doit  se  conduire  à 

Je  l'ai  pourtant  fait  volontiers. 
Mais  ce  seroit  un  cas  inique 
De  m'en  juger  moins  catholique  : 
Grâce  à  Dieu,  je  sais  quant  à  moi 
Distinguer  le  fait  de  la  foi. 
Le  fait  est  une  chose  humaine 
Bien  souvent  trompeuse,  incertaine; 
Mais  la  foi  n'a  rien  de  douteux, 
Et  l'Église  et  Rome  sont  deux. 

Ces  vers  de  Loret  coururent  dans  le  mon  le  janséniste. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


153 


Tégard  des  confesseurs  imposés,  etc.  Tous  les  cas  sont 
prévus,  toutes  les  mesures  possibles  de  résistance  sont 
indiquées,  c'est  un  traité  complet  de  tactique  en  cas  d'in- 
vasion et  d'intrusion.  On  y  apprend  Tart  de  ne  pas  obéir 
par  Tesprit  en  se  soumettant  extérieurement  à  ce  qu'on 
ne  peut  empêcher  ;  on  y  apprend  à  lutter  pied  à  pied, 
avec  méthode;  à  pratiquer  l'isolement  et  à  établir  une 
sorte  de  blocus  intérieur  ou  de  cordon  sanitaire  à  Tégard 
des  intruses.  Grâce  à  ces  règles,  la  tribu  fidèle  pouvait 
se  maintenir  dans  son  inviolabilité,  même  après  la  prise 
de  Jérusalem  et  pendant  la  captivité  de  Babylone.  Cette 
théorie,  à  laquelle  on  dressa  pendant  plus  d'une  année 
une  Communauté  d'élite,  produisit  tout  son  effet.  En 
attendant,  consolons-nous  un  peu  par  le  spectacle  d'une 
sainte  mort,  et  donnons  un  dernier  adieu  à  la  mère  An- 
gélique la  grande,  qui  n'aurait,  ce  me  semble,  approuvé 
qu'à  demi  tout  cet  art  si  bien  ménagé  de  défense. 

La  mère  Angélique,  qui  était  à  Port-Royal  des 
Champs  dans  son  cher  désert,  voyant  recommencer  la 
persécution  dont  les  premiers  coups  donnaient  contre 
Port-Royal  de  Paris,  y  était  venue  le  samedi,  23  avril 
1661,  le  jour  même  où  le  lieutenant  civil  Daubray  y  fai- 
sait sa  première  expédition.  Agée  de  près  de  soixante- 
dix  ans,  et  dès  lors  fort  languissante,  fort  affaiblie  de 
santé,  elle  était  comme  un  général  malade,  qui  se  fait 
porter  là  où  est  le  danger.  En  quittant  son  monastère 
des  Champs,  et  après  des  adieux  et  des  conseils  à  ses 
chères  filles,  comme  si  elle  ne  devait  plus  les  revoir,  elle 
dit  ce  mot  à  M.  d'Andilly,  son  frère,  qui  l'accompagnait 
jusqu'au  carrosse  :  «  Adieu,  mon  frère,  bon  courage!  » 
—  «  Ma  sœur,  ne  craignez  rien,  je  l'ai  tout  entier,  » 
■répondait  le  frère  un  peu  solennel.  Mais  elle  répliqua  : 
«  Mon  fière,  mon  frère,  soyons  humbles.  Souvenons- 
nous  que  l'humilité  sans  fermeté  est  lâcheté,  mais  que 
le  courage  sans  humilité  est  présomption.  »  Toutes  ses 


154 


PORT-ROYAr. 


dernières  paroles  furent  dans  ce  sens  de  justesse  ci  de 
modération.  Elle  n'était  pas  sans  voir  le  nouvel  écueil  : 
elle  ne  craignait  pas  moins  pour  elle  et  pour  les  niens 
l'orgueil  et  Texaltation  de  souffrir  pour  Dieu  que  la  fai- 
blesse. Elle  se  méfiait  de  la  gloire  du  martyre. 

Privée  de  M.  Singlin ,  son  directeur  habituel,  qui 
avait  dû  se  dérober  dans  la  retraite,  ne  voyant  qu'à 
grand'peine  M.  de  Saci,  et  aimant  mieux  se  priver  de 
lui  tout  à  fait  que  de  l'exposer,  elle  répondait  à  celles 
des  religieuses  qui  paraissaient  la  plaindre  de  cette 
peine  :  «  Gela  ne  me  fait  nulle  peine;  Dieu  le  veut 
ainsi,  c'est  assez  pour  moi.  Je  crois  M.  Singlin  aussi  pré- 
sent auprès  de  moi  par  sa  charité  que  si  je  le  voyois  de 
mes  yeux....  Allons  droit  à  la  source,  qui  est  Dieu  ...Mon 
neveu  (M.  de  Saci),  sans  Dieu,  ne  me  pouvoit  de  rien 
servir,  et  Dieu,  sans  mon  neveu,  me  sera  toutes  choses. 
Et  encore  :  «  Je  n  ai  point  de  peine  de  n'être  point  as- 
sistée de  M.  Singlin;  je  sais  qu'il  prie  pour  moi,  cela 
me  suffit  :  je  l'honore  beaucoup,,  mais  je  ne  mets  pas  un 
homme  à  la  place  de  Dieu.  »  M.  de  Saint-Cyran  nous  a 
été  le  modèle  du  directeur  dans  sa  plus  imposante  sou- 
veraineté ;  mais  son  premier  soin,  nous  le  voyons  par  sa 
digne  fille,  était  qu'on  n'eût  pas  ombre  de  superstition 
pour  le  directeur. 

Elle  eût  craint  qu'autrement  on  ne  pût  leur  appliquer 
à  elles  mêmes  avec  justice  ces  paroles  du  prophète  (Jé- 
rémie)  :  «  Mon  peuple  a  fait  deux  grande  maux  ;  il  m'a 
abandonné,  moi  qui  suis  la  source  des  eaux  vives,  et  il 
s'est  creusé  des  citernes,  mais  des  citernes  entrouvertes, 
qui  ne  peuvent  tenir  Teau.  » 

Elle  vit  partir  les  pensionnaires  :  elle  maintint  le 
calme,  elle  faisait  taire  les  pleurs.  Elle  disait  :  't  Quoi, 
je  crois  que  l'on  pleure  ici!  Allez,  mes  enfants,  qu'est-ce 
que  cela?  N'avez-  vous  donc  point  de  foi,  et  de  quoi  vous 
étonnez-vous?  Quoil  les  hommes  se  repuent!  Eh  bieni 


LIVRE  CINQUIÈME.  Jb5 

ce  sont  des  mouches,  en  avez-vous  peur?  Vous  espérez 
en  Dieu,  et  vous  craignez  quelque  chose!  »  L'action 
qu'elle  mettait  à  prononcer  ces  paroles  faisait  autant 
d'impression  que  les  paroles  mêmes. 

Elle  disait  :  «  Quand  je  considère  la  dignité  de  cette 
affliction- ci,  elle  me  fait  trembler.  Quoi,  nous!  que 
Dieu  nous  ait  jugées  dignes  de  souffrir  pour  la  vérité  et 
pour  la  justice  !»  —  «  Dans  la  crainte  de  n'être  pas 
fidèles  à  correspondre  à  cette  faveur,  il  me  semble, 
écrivait-elle  à  la  prieure  du  monastère  des  Champs, 
que  nous  devrions  souvent  nous  dire  :  Hodie  si  vocem 
ejus  audieritis^  nolite  obdurare  corda  vestra;  si  nous 
entendons  aujourd'hui  sa  voix,  n'endurcissons  pas  nos 
cœurs.  >> 

Et  à  côté  de  la  faveur  et  de  la  dignité  de  l'affliction, 
tout  aussitôt  l'autre  vue  d'humilité  revenait,  et  pensant 
non  plus  à  l'efTet  mais  à  la  cause,  elle  s'en  abaissait  : 
«  Certainement,  Dieu  fait  toutes  choses  avec  une  admi- 
rable sagesse  et  une  grande  bonté.  Nous  avions  besoin 
de  tout  ce  qui  nous  est  arrivé,  pour  nous  humilier.  Il  eût 
été  dangereux  pour  nous  de  demeurer  plus  longtemps 
dans  notre  abondance.  11  n'y  avoit  point  en  France  de 
Maison  qui  fût  plus  comblée  de  biens  spirituels,  de  l'in- 
struction et  de  la  bonne  conduite.  On  parloit  de  nous 
partout.  Croyez-moi,  il  nous  étoit  nécessaire  que  Dieu 
nous  humiliât.  S'il  ne  nous  avoit  abaissées,  nous  serions 
peut-être  tombées.  »  —  «  L'affliction,  la  peine  et  les 
maux  nous  sont  plus  nécessaires  que  le  pain.  » 

Elle  disait  encore  :  «  Mes  filles,  je  ne  suis  pas  en 
peine  si  on  nous  rendra  les  pensionnaires  et  les  novices, 
mais  je  suis  en  peine  si  l'esprit  de  la  retraite,  de  la  sim- 
plicité, de  la  pauvreté  se  conservera  parmi  nous.  Pourvu 
que  ces  choses-là  subsistent,  moquons-nous  de  tout  le 
reste....  Tout  ce  qu'on  fait,  tout  ce  qu'on  a  dessein  de 
faire  contre  nous,  je  m'en  soucie  comme  de  cette  mou- 


156 


PORT-ROYAL. 


che.  »  Elle  en  chassait  une  au  même  moment.  Elle  af- 
fectionnait cette  comparaison,  et  par  ce  geste,  par  ces 
simples- mots,  elle  inspirait  le  courage  à  tout  son  monde. 
—  Elle  ne  permettait  pas  qu'on  se  plaignît  même  de 
ceux  qui  faisaient  murer  les  portes  de  la  clôture  du  côt^î 
des  jardins,  et  qu'en  dît  qu'ils  se  muraient  peut-être  le 
Ciel  :  «  Il  ne  faut  pas  dire  cela,  mes  enfants  ;  prions 
Dieu  pour  eux  et  pour  nous*.  » 

Son  état  de  faiblesse  corporelle  augmentait^  elle  avait 
des  oppressions  croissantes;  Thydropisie  gagnait;  elle 
dut,  vers  la  fin  de  mai,  garder  le  lit  pour  ne  s'en  plus 
relever.  On  a  d'elle  à  M.  de  Sévigné  cette  belle  lettre 
qui  est  comme  une  page  de  son  testament  spirituel; 
M.  de  Sévigné  était,  depuis  peu  de  temps,  un  des  grands 
amis  et  des  hôtes  extérieurs  de  Port-Royal  : 

«  Mon  bon  frère*,  enfin  le  bon  Dieu  nous  a  dépouillées  de 
tout,  de  pères,  de  sœurs  et  d'enfants;  son  saint  nom  soit  béni! 
La  douleur  est  céans,  mais  dans  la  paix  et  la  soumission  tout 
entière  à  la  divine  volonté,  et  nous  sommes  persuadées  que 
cette  visite  est  une  très-grande  miséricorde  de  Dieu  sur  nous 
et  qu'elle  nous  étoit  absolument  nécessaire  pour  nous  forti- 
fier et  nous  disposer  à  faire  un  véritable  usage  de  tant  de 
grâces  que  nous  avons  reçues.  Et  croyez-moi,  mon  bon  frère, 
si  Dieu  daigne  avoir  sur  nous  des  désirs  de  plus  grande 
miséricorde,  la  nersécution  ira  plus  avant.  Humilions-nous 

1.  Elle  ne  présageait  guère  rien  d'heureux  pour  l'avenir  terrestre 
de  la  maison,  et,  dans  les  événeaients  qui  suivirent,  on  se  rap- 
pela d'elle  un  mot  qui  semblait  prophétique  et  d'un  triste  augure, 
l^^aisant  allusion  à  ce  monstrueux  éléphant  que  tua  le  courageux 
Éléazar,  et  sous  lequel  lui-même  il  périt  comme  enseveli  dans  son 
triomphe  :  «  Mes  enfants,  disait-elle,  nous  tuerons  la  hête,  mais  la 
hête  aussi  nous  tuera.  »  —  Mot  significatif  et  qui  me  paraît,  à 
moi ,  résumer  à  merveille  le  résultat  final  de  ce  long  duel  entre 
les  Jésuites  et  les  Jansénistes.  Les  Jansénistes  ont  donné  aux  Jé- 
suites leur  coup  de  mort,  mais  ils  ne  s'en  sont  pas  relevés. 

2.  Je  donne  la  lettre  d'après  les  manuscrits,  c'est-à-dire  un  peu 
plus  exactement  que  sur  l'imprimé. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


157 


de  tout  notre  cœur  pour  nous  rendre  dignes  de  ces  faveurs 
si  véritables  et  si  inconnues  au  monde.  En  vérité,  mon  bon 
frère,  vous  avez  raison  de  croire  que  vous  êtes  venu  au  bon 
temps,  car  il  est  très-vrai.  Je  vous  supplie  toujours  d'être  le 
plus  solitaire  qu'il  vous  sera  possible,  et,  s'il  faut  de  néces- 
sité voir  quelqu'un,  de  parler  le  moins  qu'il  se  pourra,  sur- 
tout de  nous.  Ne  racontez  rien  de  ce  qui  se  passe,  et,  si  on 
vous  parle,  écoutez  et  répondez  fort  peu.  Souvenez-vous  de 
cette  excellente  remarque  de  M.  de  Saint-Cyran,  que  tout 
rÉvangile  et  la  Passion  de  notre  Sauveur  est  écrite  dans 
une  grande  simplicité  et  sans  aucune  exagération.  L'orgueil, 
la  vanité  et  l'amour-propre  se  mêlent  partout.  Puisque  Dieu 
nous  a  unis  par  sa  charité,  il  faut  que  nous  le  soyons  dans 
l'humilité;  le  meilleur  de  la  persécution,  c'est  l'humiliation, 
et  l'humilité  se  conserve  dans  le  silence  :  gardez-le  donc 
aux  pieds  de  Jésus-Christ,  et  attendez  de  sa  bonté  votre 
soutien..,.  » 

Par  ces  recommandations  réitérées  d'humilité,  de  si- 
lence, de  ne  pas  raconter  les  persécutions  dont  on  était 
Tobjet,  elle  allait  directement  contre  ce  défaut  qui  fut  le 
dominant  dans  Port-Royal  après  elle,  ce  goût  de  procès- 
verbaux,  de  relations,  d'actes  écrits,  dont  nous  profitons, 
mais  qui  fut  une  véritable  manie,  et  qu'Arnauld  contri- 
bua beaucoup  à  y  infuser.  Si  la  mère  Angélique  eût  vécu 
du  temps  de  la  dispersion,  trois  ans  après  elle  n'eût 
certes  pas  été  d'avis  que  chaque  religieuse  écrivît  ainsi 
son  martyre  séance  tenante.  On  raconte  que  dans  cette 
dernière  maladie,  voyant  bien  que  ses  filles  épiaient 
toutes  ses  paroles  pour  les  recueillir  ensuite  et  les  rap- 
porter, elle  s'appliquait  «  à  fort  peu  parler  et  à  ne  rien 
faire  de  remarquable.  «  —  «  Elles  m'aiment  trop,  disait- 
elle,  je  crains  qu'elles  ne  fassent  de  moi  toutes  sortes  de 
contes.  »  Elle  craignait  surtout  de  fournir  prétexte  à  tant 
de  discours  inutiles  et  stériles  qu'on  fait  sur  les  morts 
et  auxquels  trouve  son  compte  le  divertissement  ou  l'a- 
mour-propre des  vivants.  Elle  ne  voulait  pas  qu'on  se 


158 


PORT-ROYAL. 


pût  dire  les  unes  aux  autres  :  «  Feu  notre  Meve  m'a  dit 
cela,  —  Et  à  moi  elle  ma  dit  ceci.  »  Elle  avait  une  autre 
idée  sévère  d'une  vraie  fin  chrétienne  :  «  Cela  ne  se  fait 
pas,  disait-elle,  pour  bien  causer  et  pour  en  parler  aux 
autres;  mais  la  vraie  préparation  à  la  mort,  c'est  de  re- 
noncer entièrement  à  soi-même  et  de  s'abîmeren  Dieu.  » 
Elle  coupait  court  aux  tendresses  et  aux  témoignages 
tout  humains  de  ses  filles,  en  disant  :  «  Je  vous  prie 
qu'on  m'enterre  au  préau,  et  qu'on  ne  fasse  pas  tant  de 
badineries  après  ma  mort.  » 

Dans  une  des  dernières  crises  de  sa  maladie,  elle  dicta 
à  diverses  reprises  et  adressa  une  lettre  à  la  reine-mère 
pour  se  justifier,  elle  et  son  monastère,  de  l'imputation 
d'hérésie.  Elle  s'y  couvre  des  noms  révérés  de  saint 
François  de  Sales,  de  madame  de  Chantai;  et  au  milieu 
de  ses  respects  fidèles,  par  une  parole  qu'elle  emprunte 
à  sainte  Thérèse,  elle  rappelle  la  vérité  à  la  Cour,  qui 
est  «  de  tous  les  lieux  du  monde  celui  où  l'on  est  le  moins 
informé.  »  Cependant  cette  lettre  qui  était  destinée  a 
être  montrée  et  qu'on  imprima  dans  le  temps,  fut  sans 
doute  suggérée  et  au  moins  corj'igée  et  revue  par  Ar- 
nauld  et  Nicole;  on  sent  à  plus  d'un  endroit  que  la  mère 
Angélique  (si  c'est  bien  elle  qui  parle)  écrit  d'après  des 
notes  qui  lui  ont  été  données  par  ces  Messieurs,  plutôt 
que  selon  l'impulsion  directe  de  son  cœur. 

Cette  lettre  écrite  et  cet  effort  fait  sur  elle-même,  elle 
ne  songea  plus  qu'à  se  préparer  pour  l'Eternité.  Mais 
l'esprit  humain  est  si  singulier,  les  manières  de  sentir 
sont  si  particulières,  que  cette  personne  si  pure,  et  qui, 
depuis  plus  de  cinquante-cinq  ans  qu'elle  avait  reçu  le 
voile  sacré,  n'avait  cessé  de  veiller  et  de  travailler  sur 
elle-même,  se  trouva  saisie,  aux  approches  du  terme, 
d'une  indicible  terreur,  et  eut  à  subir  toutes  les  angoisses 
d'une  véritable  agonie.  Elle  se  voyait  devant  Dieu,  selon 
sa  propre  expression,  comme  un  criminel  au  pied  de  la 


LIVRE  CINQUIÈME. 


159 


potence^  qui  attend  l'exécution  de  r arrêt  de  son  jnge;  et, 
en  prononçant  ces  mots,  il  semblait  qu  elle  fût  comme 
abîmée  et  anéantie.  Il  n'y  avait  plus  que  cela  qui  Toc- 
cupait.  L'idée  de  la  mort,  une  fois  entrée  dans  son  esprit, 
y  demeura  gravée  et  ne  la  laissa  plus  un  seul  instant. 
Tout  le  reste  avait  disparu  ;  elle  ne  songeait  plus  qu'à  se 
préparer  pour  cette  heure  terrible.  Elle  y  avait  songé 
toute  sa  vie  :  «  Mais  tout  ce  que  j'en  ai  imaginé,  di- 
sait-elle, est  moins  que  rien  en  comparaison  de  ce  que 
c'est,  de  ce  que  je  sens,  et  de  ce  que  je  comprends  à  cette 
heure.  »  Elle  avait  peur  de  la  justice  suprême,  et  il  y 
avait  des  moments  où  elle  n'osait  espérer  en  la  miséri- 
corde. On  avait  peine  à  la  rassurer;  la  mère  Agnès  en 
écrivait  à  M.  Arnauld,  qui  lui  répondait  : 

«  Il  n'y  a  rien  de  plus  affligeant  que  l'état  où  vous  me 
mandez  qu'est  la  pauvre  Mère.  Dieu  la  veut  éprouver  jus- 
qu'à la  fin,  et  la  faire  passer  par  le  plus  terrible  purgatoire, 
qui  est  la  soullrance  de  l'esprit....  Le  même  esprit  de  Dieu 
opère  des  dispositions  toutes  différentes  dans  les  âmes 
saintes....  Celles  qui  sont  plus  pénétrées  de  sa  bonté  et  de 
sa  miséricorde  sont  remplies  d'une  grande  paix  et  d'une 
grande  douceur;  et  celles,  au  contraire,  en  qui  il  a  imprimé 
un  vif  sentiment  de  son  infinie  sainteté,  ne  pouvant  com- 
prendre comment  l'homme,  qui  n'est  que  souillure,  pourra 
paraître  devant  un  Juge  si  saint,  se  trouvent  saisies  d'une 
frayeur  religieuse  qui  semble  les  anéantir  et  ne  leur  laisser 
aucun  sentiment  de  joie  et  de  consolation....  Le  premier  état 
est  plus  conforme  au  sens  humain  et  nous  console  davantage 
dans  les  personnes  que  nous  aimons;  mais  le  dernier  a 
quelque  chose  de  plus  grand  et  de  plus  divin,  puisque  c'est 
celui  dans  lequel  Jésus-Christ  même  a  voulu  être,  autant 
qu'il  le  pouvoit;  et  il  semble  que  ce  soit  le  partage  des 
âmes  les  plus  fortes  et  lé  plus  solidement  établies  dans  ia 
piété.  » 

La  dernière  fois  que  la  mère  Angélique  avait  vu 
M.  Singlin  qui  l'exhortait  à  avoir  confiance,  elle  lui 


160 


PORT-ROYAL. 


avait  dit  en  lui  faisant  ses  adieux  :  «  Je  ne  vous  reverrai 
donc  plus,  mon  Père,  mais  je  vous  promels  que  je  n'au- 
rai plus  peur  de  Dieu.  »  Cette  peur  toutefois  revenait  et 
persistait  malgré  elle;  elle  n'en  parut  délivrée  que  tout 
à  la  fin.  Elle  aimait,  dans  ses  dernières  journées,  à  de- 
meurer solitaire.  Quelquefois,  lorsqu'on  approchait  pour 
lui  parler,  elle  priait  qu'on  la  laissât  devant  Dieu,  répé- 
tant souvent  cette  belle  parole  :  «  Il  est  temps,  ma  sœur, 
de  sabbatiser.  »  Pour  dernier  mot  de  conseil  à  ses  reli- 
gieuses, elle  leur  recommanda  de  vivre  dans  la  paix  et 
l'union  parfaite,  comme  aussi  elle  leur  avait  déjà  donné 
pour  souverain  précepte  :  «  Mourir  à  tout  et  attendre 
tout!  » 

Elle  mourut  le  samedi  6  août  1661,  jour  de  la  Trans- 
figuration; il  semblait,  comme  l'écrivait  M.  Hermant  à 
M.  Arnauld,  que  Dieu  voulût  faire  monter  cette  grande 
âme  sur  le  Thabor  après  un  si  long  Calvaire.  Pour  nous- 
même  simple  historien,  nul  caractère  dans  notre  sujet  ne 
nous  apparaît  plus  véritablement  grand  et  plus  royal 
qu'elle,  —  elle  et  Saint-Cyran  \ 

1.  Cette  terreur  extrême  de  la  Mère  Angélique,  en  vue  de  la 

mortj  donne  pourtaat  à  penser  aux  esprits  qui  réfléchissent  et 
qui  cherchent  sincèrement  ce  qui  est  le  vrai  en  ces  choses  sérieuses. 
Cette  sainte  âme,  qui  n'a  fait  que  le  bien  et  qui  n'a  tout  au  plus  à 
se  reprocher  que  d'avoir  eu  à  lutter  avec  la  duplicité  inévitable  des 
pensées,  la  voilà  qui,  dans  l'effroi  du  dernier  jugement,  se  consi- 
dère exactement  comme  U7i  criminel  au  pied  de  la  potence ,  n'atten- 
dant que  le  signal  de  son  exécution.  Elle  est  dans  l'état  du  cheva- 
lier de  Jars,  lequel,  comme  on  sait,  condamné  à  avoir  la  tête 
tranchée  et  amené  sur  Téchafaud,  reçut  au  dernier  moment  sa 
grâce  :  ce  qui  sembla  un  raffinement  de  cruauté  jusque  dans  la 
clémence,  de  la  part  du  cardinal  de  Richelieu.  Est-ce  donc  là 
quelque  chose  de  juste  et  de  digne  à  se  figurer  de  la  part  de  Dieu? 
est-ce  là  enfin  l'état  désirable  et  vrai  de  l'homme  à  l'heure  de  la 
mort?  Des  esprits  éminents^  des  cœurs  sages  en  ont  jugé  tout  au- 
trement. Il  était,  certes,  au  point  de  vue  le  plus  opposé  et  comme 
au  pôle  contraire,  le  philosophe  méditatif  (Spinoza)  qui  a  dit  : 
«  L'homme  libre,  c'est-à-dire  celui  qui  vit  d'après  la  seule  règle 


LIVRE  CINQUIÈME. 


161 


de  la  raison,  ne  pense  à  aucune  chose  moins  qu'à  la  moit,  et  sa 
sagesse  consiste  dans  la  méditation  non  point  de  la  mort,  mais 
bien  de  la  vie.  i^  Il  n'est  pas  moins  opposé  à  cette  considération 
de  terreur,  cet  autre  philosophe,  cet  observateui  naturel  (Buffon), 
quia  écrit  :  «  La  mort,  ce  changement  d'état  si  marqué,  si  redouté, 
n'est  dans  la  nature  que  la  dernière  nuance  d'un  état  précédent.... 
Pourquoi  donc  craindre  la  mort?....  pourquoi  redouter  cet  instant, 
puisqu'il  est  préparé  par  une  infinité  d  autres  instants  du  même 
ordre,  puisque  la  mort  est  aussi  naturelle  que  la  vie,  et  que  iWe 
et  l'autre  nous  arrivent  de  la  même  façon,  sans  que  nous  le  sen- 
tions, sans  que  nous  puissions  uoas  en  apercevoir?...  »  (Voir  tout 
le  chapitre  De  la  vieillesse  et  de  la  mort.)  —  Il  est  vrai  que,  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  le  remède  proposé  contre  la  mort,  c'est  de  n'y 
point  penser,  et  de  ne  la  point  regarder  fixement;  et  c'est  ainsi,  en 
effet,  que  la  plupart  dss  hommes,  instinctivement,  se  tirent  de  la 
difficulté,  fidèles  en  cela  à  la  nature.  Mourir  vite  et  ne  point  souf- 
frir, tel  est  leur  vœu,  lorsque  par  hasard  ils  y  pensent.  Le  chré- 
tien, lui,  au  contraire,  qui  voit  dans  la  mort  le  seuil  de  l'Éternité, 
et  d'une  Éternité  heureuse  ou  malheureuse,  y  tient  les  yeux  obs- 
tinément attachés  :  et  ces  bords  de  l'Éternité  lui  apparaissent 
tantôt,  à  de  certains  jours,  comme  la  côte  de  fer  d'un  rivage  in- 
hospitalier, inabordable,  et  où  va  le  briser  le  naufrage,  tantôt 
comme  la  plage  lumineuse  d'une  patrie  où  l'attendent  des  félicités 
ineffables  et  des  récompenses.  Tout  dépend  de  l'idée  qu'on  se  fait 
de  Dieu,  du  Dieu  d'au  delà;  et  même  cette  idée  de  Dieu  étant  bien 
établie  en  nous,  tout  uépend  encore  de  la  trempe  et  de  la  couleur 
de  notre  âme.  Un  poète  du  plus  grana  talent  et  d'une  incurable 
ironie,  qui  est  mort  hier  (Henri  Heine),  répondait  à  quelqu'un  qui 
lui  demandait  à  ses  derniers  instants  s'ifse  sentait  bien  avec  Dieu: 
a  II  doit  me  pardonner,  c'est  son  état.  »  Voilà  encore  une  manière 
de  mourir,  en  gardant  sur  sa  lèvre  la  plaisanterie  de  toute  sa  vie. 
Mais,  certes,-  si  la  manière  de  la  mère  Angélique  est  trop  terrible 
pour  être  souhaitée  à  soi  ou  aux  autres,  elle  atteste  du  moins, 
comme  le  disait  Arnauld,  une  grande  élévation,  une  conception 
ardente  et  forte  du  saint  et  du  juste,  et  une  énergie  contemplative 
jusque  dans  les  derniers  assauts,  qui  donne  essentiellement  la 
mesure  d'une  âme. 


ÎV--  Il 


II 


Projet  d'accommodement  de  M.  de  Comming»  ;.:i:v,iid  mirai  a- 
ble. —  De  la  signature  du  docteur  de  Sainte-Beuve.  —  M.  de  Pé- 
réfixe,  archevêque  de  Paris.  —  Son  Mandement  et  son  système 
de  la  Foi  humaine.  —  Sa  visite  de  la  maison  de  Paris.  — 
M.  Chamillard  confesseur  et  le  Père  Esprit.  —  Scènes  du  21  et 
du  26  août.  —  Enlèvement  de  douze  religieuses.  —  La  mère 
l'.ugénie  préposée  supérieure.  —  Guerre  intestine  et  pied  à 
pied.  —  Autre  enlèvement  le  29  novembre  et  le  19  décembre.  — 
—  De  Pesprit  des  filles  de  Port-Royal,  et  de  celui  des  filles  de 
Sainte-Marie.  —  Visite  de  l'archevêque  à  la  maison  des  Champs; 
la  mère  du  Fargis. 


L'intervalle  de  temps,  la  trêve  qui  fut  accordée  à  Port- 
Royal  avant  la  reprise  ouverte  des  hostilités,  se  marque 
cependant  par  une  tentative  de  conciliation  assez  sérieuse, 
autorisée  par  le  roi,  et  qui  aurait  pu  réussir  auprès  de 
tout  autre  chef  de  parti  que  M.  Arnauld.  Un  de  ses 
amis,  et  surtout  un  ami  de  M.  d'Andilly,  M.  de  Ghoi- 
seul,  évêque  de  Gomminges,  frère  du  maréchal  du  Ples- 
sis-Praslin,  et  cousin  germain  de  madame  du  Plessis- 
Gruénegaud,  prélat  humain  et  pieux,  lettré  et  poli*,  reçut 

1.  M.  de  Ghoiseul  a  fait  des  ouvrages  d'apologétique  ciirétienne  : 
j'en  ai  cité  (tome  III,  page  186)  un  passage  assez  naïf  concernant 


LIVRE  CINQUIÈME 


163 


dans  son  diocèse  une  communication  venue  de  la  Cour, 
et  de  laquelle  il  résultait  que  le  Père  Ferrier,  professeur 
de  théologie  à  Toulouse,  et  par  conséquent  son  voisin, 
avait  pouvoir  d'enlamer  avec  lui  une  négociation  tendant 
à  rapprocher  les  deux  partis  moliniste  et  janséniste. 
M.  de  Gomminges  en  avertit  M.  d'Andilly  au  mois 
d'août  1662;  il  vit  en  septembre  le  Père  Perrier  à  Tou- 
louse, recueillit  de  lui  des  paroles  et  des  propositions  pré- 
liminaires tout  a  faitconcihantes,  et  qui  promettaient  une 
issue  heureuse,  inespérée.  On  sembla,  dès  l'abord,  s'en 
tendre  pour  ne  point  insister  sur  le  fait  de  Jansénius^ 
pour  laisser  de  côté  toute  signature  du  Formulaire  et  s'en 
tenir  à  des  expédients  de  douceur.  Chaque  parti  devait 
donner  ses  interprétations  avec  sincérité,  en  les  rame- 
nant, autant  que  possible,  aux  termes  de  théologiens 
déjà  acceptés  par  l'Église;  on  réduirait  ainsi  la  guerre 
des  partis  à  n  être  plus  qu'une  dissidence  d'écoles,  et 
l'on  adresserait  au  Pape  une  lettre  commune  par  laquelle 
on  témoignerait  que  les  cœurs  sont  réunis,  quoique  les 
écoles  puissent  rester  divisées,  le  suppliant  de  bénir  les 
uns  et  les  autres.  «  Enfin,  écrivait  M.  de  Ghoiseul,  il 
paroît  visiblement  que  Dieu  conduit  cette  atîaire;  »  et 
il  semblait  possible  par  ce  moyen,  même  aux  amis 
de  Paris,  d'arriver  à  vivre  en  paix,  sans  plus  parler  de 
tout  le  passé,  et,  comme  on  le  disait  dans  les  lettres  à 
mots  couverts  qu'on  s'écrivait  là-dessus,  «  de  laisser 
les  filles  de  cette  bonne  veuve  (sans  doute  les  religieu- 
ses de  Port-Royal)  jouir  de  leur  petit  bien,  comme 

le  miracle  de  la  Sainte-Ëpine.  Madame  de  Motteville  nous  a  con- 
servé de  lui  un  sonnet  fait  à  Saint-Denis  sur  la  pompe  funèbre  de 
la  reine  Anne  d'Autriche.  C'est  entre  ses  mains  que  Pellisson  vou- 
lut faire  son  abjuration  à  Chartres,  le  8  octobre  1670.  —  C'est  par 
erreur  qu'il  avait  été  dit  dans  une  première  édition  qu'il  était 
frère  de  madame  du  Plessis-Guénegaud  :  il  était  bien,  comme  l'a 
dit  M.  d'Andilly,  son  véritable  frère  par  le  cœur,  mais  en  fait  son 
cousin  germain  par  la  naissance. 


164 


PORT-ROYAL. 


elles  faisoient  avant  le  procès.  »  Voilà  d'emblée  bien 
des  espérances. 

On  se  denaande,  avant  d'aller  plus  loin,  quel  put  être 
le  dessein  réel  qu  on  eut  à  l'origine  de  cette  alïaire,  et  à 
quoi  il  faut  attribuer  cette  singulière  avance,  cet  air 
d'acquiescement  du  parti  moliniste  et  des  Jésuites.  Les 
adversaires,  depuis^  n'y  ont  vu  qu'un  stratagème  et  une 
ruse  de  guerre  assez  pareille  à  celle  du  cheval  de  bois  ;  le 
Père  Ferrier  aurait  un  peu  joué  le  rôle  de  Sinon.  Je  ne 
pense  pas  qu'il  faille  y  chercher  tant  de  machiavélisme. 
Si  raiïaire  s'était  entamée  quelques  mois  plus  tard,  on 
aurait  pu  y  voir  une  preuve  de  prudence  de  la  part  du 
Père  Annat,  dans  la  brouille  où  la  Cour  de  France  était 
avec  le  Saint-Siège.  Sans  vouloir  pénétrer  dans  des  in- 
tentions qui  nous  échappent,  il  se  peut  que  les  nombreux 
amis  que  Port-Royal  avait  dans  le  monde  et  à  la  Cour, 
faisant  un  suprême  eflort,  aient  suggéré  au  confesseur 
du  roi  l'idée  d'essayer  d'un  accommodement  sans  pous- 
ser à  bout  les  choses,  et  que  le  Père  Ferrier  surtout, 
qui  aspirait  à  devenir  le  coadjuteur  du  Père  Annat,  ait 
désiré  se  signaler  en  provoquant  une  démarche  habile, 
conforme  d'ailleurs  à  la  modération  de  son  caractère. 
Une  autre  version,  et  qui  a  plus  de  vraisemblance,  c'est 
que  l'initiative  première  serait  venue  de  M,  de  Gom- 
miuges  lui-même,  dans  un  entretien  qu'il  eut  avec 
M.  de  Miramont,  président  au  Parlement  de  Toulouse 
et  ami  du  Père  Ferrier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Gomminges,  sentant  qu'on 
ne  pouvait  mener  de  loin  une  négociation  si  compliquée, 
eut  l'agrément  du  roi  pour  venir  à  Paris,  oii  il  arriva  le 
dernier  jour  de  Tannée  1662;  il  y  trouva  le  Père  Fer- 
rier, qui  l'avait  précédé  de  quelques  jours.  On  obtint,  de 
plus,  permission  du  roi  pour  que  M.  Arnauld,  M.  S:n- 
glin,  le  docteur  Taignier  et  M.  de  Barcos,  abbé  de 
Saint-Gyran,  qui  étaient  exilés  ou  dans  une  retraite 


LIVRE  CINQUIÈME. 


165 


prudente,  pussent  reparaître  en  sûreté  à  Paris  pendaut 
le  mois  de  janvier.  Rien,  ce  semble,  ne  s'opposait  à  des 
conférences  directes  et  de  vive  voix;  mais  Arnauld,  si 
disputeur  ]a  plume  à  la  main,  avait  une  telle  horreur  et 
une  telle  méiiance  des  Jésuites,  qu'il  se  refusa  absolu- 
ment à  toute  conversation  et  abouchement,  seul  moyen 
pourtant  de  se  connaître  et  de  s'apprivoiser.  Ces  Mes- 
sieurs, toujours  invisibles,  bien  que  présents  à  Paris, 
envoyèrent  pour  les  représenter,  Fabbé  de  Lalane,  doc- 
teur, et  M.  Girard,  licencié  de  la  Faculté  de  Paris*.  Il  y 
eut  plusieurs  conférences,  mais  à  chaque  proposition 
nouvelle  il  fallait  en  référer  aux  absents;  Arnauld  écri- 
vait mémoires  sur  mémoires  ;  il  consultait  ses  amis  de 
Beauvais,  qui  lui  répondaient  par  de  longues  lettres. 
Gela  faisait  des  écritures  sans  fin;  on  n'avançait  pas.  Le 
biais  à  saisir  était  difficile;  le  Père  Ferrier  et  ses  amis 
en  proposèrent  successivement  plusieurs,  mais  on  ne 
s'accordait  pas  à  temps  pour  s'y  fixer.  Pour  ceux  qui, 
comme  moi,  prendront  la  peine  de  lire  les  détails  de 
cette  affaire,  il  reste  clair  cependant  qu'on  se  serait  ar- 
rêté à  quelqu'un  de  ces  expédients,  et  qu'à  tort  ou  à  rai- 
son on  eût  conclu  un  accommodement  quelconque,  si 
Arnauld  y  avait  consenti.  Il  ne  put  jamais  s'y  résoudre. 
L'idée  de  s'abaisser  lâchement,  de  paraître  trahir  la  vé- 
rité, de  paraître  céder  enfin,  lui  était  insupportable.  Il 
lui  semblait  que,  dans  ce  pas  glissant  où  il  était  engagé 
malgré  lui,  tout  le  monde  le  poussait  au  précipice,  et 
qu'on  ne  voulait  que  sa  chute.  Il  se  roidissait.  Il  y  avait 
surtout  un  Siibjicimus  {Nous  nous  soumettons  aux  Con- 
stitutions  des  souverains  Pontifes.,..)  qu'il  ne  pouvait  ad- 

1.  Ce  M.  Girard  était  «  un  homme  fort  éclairé,  nous  dit  M.  Fey. 
deau,  et  Tun  des  plus  grands  esprits  qui  eût  paru  dans  la  Fa- 
culté. »  Il  n'avait  pas  pris  le  bonnet  de  docteur,  et  quand  on  lui 
demandait  pourquoi,  il  disait  que  c'était  pour  s'épargner  500  livres 
et  un  péché  mortel  qu'il  aurait  fait  en  condamnant  M.  Arnauld. 


166 


PORT-ROYAL. 


mettre  kous  sa  plume.  M.  de  Comminges  avait  beau  lui 
dire  que  ce  terme  ne  signifiait  point  une  créance  inté- 
rieure absolue,  mais  simplement  un  pur  respect  exté- 
rieur pour  la  chose  jugée;  il  avait  beau  s'offrir,  lui  et  les 
autres  prélats  médiateurs  qu'il  s'était  adjoints,  à  lui  don- 
ner un  écrit  par  lequel  on  lui  déclarerait  qu'on  ne  l'en- 
tendait pas  autrement  ;  l'inflexible,  l'irréductible  Arnauld 
en  revenait  toujours  à  son  point  et  à  sa  ligne  math»'ma- 
tique  de  vérité  ;  il  demandait  ce  que  vaudrait  une  telle 
déclaration  reçue  en  échange  de  sa  signature,  et  disait 
n'avoir  appris  nulle  part  qu'il  fût  permis  de  se  servir  de 
contre-lettres  en  matière  de  religion.  Il  lui  était  surtout 
pénible  que  le  monde  pût  s'y  méprendre,  que  le  public 
ne  pût  être  à  l'instant  et  hautement  informé  de  tout  par 
M.  de  Comminges  lui-même.  Les  doigts  lui  déman- 
geaient déjà  de  ne  plus  écrire,  de  ne  plus  avoir  à  ranger 
en  bataille  ses  raisons  et  démonstrations,  ^^-a  nature 
et  sa  manière  d'être  étaient  plus  fortes  que  la  considé- 
ration du  but  et  du  résultat.  «  Depuis  que  l'on  traite 
cette  affaire,  lui  écrivait  M.  d'Andilly,  il  n'est  que  trop 
vrai  que  je  vous  ai  toujours  vu  triste  lorsqu'il  y  avoit 
sujet  d'espérer  qu'elle  réussiroit,  et  toujours  gai  lors- 
qu'elle paroissoit  être  rompue.  »  Vers  la  fin  de  fé- 
Fr.sr  (1663)  il  prit  un  grand  parti,  et,  sans  demander 
avis  à  personne,  il  se  déroba  de  nouveau  dans  la  retraite, 
afin  d'échapper  aux  instaoces  dont  il  était  pressé  par  ses 
meilleurs  amis.  Au  moment  où  il  prenait  cette  résolu- 
tion, son  neveu,  M.  de  Pomponne,  Tétait  venu  voir,  le 
22  février  après  dîner,  «  dans  la  plus  mauvaise  humeur 
du  monde,  jusqu'à  lui  dire  que  cette  affaire  feroit  mourir 
de  chagrin  son  père  (M.  d'Andilly).  y> 

Au  reste,  il  n'y  avait  qu'une  voix  alors  parmi  les 
meilleurs  amis  de  M.  Arnauld  pour  le  blâmer  de  sa  ré- 
sistance, de  son  entêtement,  comme  on  l'appelait.  M.  Le 
Nain,  maître  des  requêtes,  et  père  de  M.  de  Tille- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


167 


mont,  lui  écrivit  une  lettre,  datée  du  16  mars,  où  il  lui 
disait  : 

«  J'ai  appris  avec  douleur  la  rupture  d'une  affaire  si  im- 
portante pour  la  gloire  de  Dieu  et  pour  le  bien  de  l'Église. 
J'ai  vu  le  petit  Extrait  qui  court  (un  petit  récit  favorable  aux 
Jésuites),  et,  quoiqu'il  soit  rempli  de  faussetés,  il  ne  laisse 
pas  pourtant  de  me  faire  beaucoup  de  peine;  car  il  oblige  à 
s'informer  de  la  vérité  des  choses  passées,  et  impose  à  M.  de 
Gomminges  une  nécessité  indispensable,  non-seulement  de 
la  dire,  mais  de  déclarer  son  sentiment  pour  condamner  les 
uns  ou  1rs  autres;  et  quoiqu'il  puisse  se  servir  d'expressions 
favorables  pour  les  uns,  si  néanmoins  il  condamne  toutes  les 
deux  parties,  sa  condamnation,  telle  qu'elle  soit  à  votre 
égard,  vous  sera  très-désavantageuse,  et,  pour  me  servir  des 
termes  d'un  des  premiers  magistrats  de  ce  royaume  (M,  le 
Premier  Président  de  Lamoignon)^  vous  serez  condamné  et 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  si  vous  ne  voulez  pas 
croire  un  prélat  aussi  éclaii^é,  aussi  vertueux  et  aussi  éloigné 
de  tout  soupçon  qu'est  M.  de  Gomminges.... 

d  Que  diroit  ce  grand  magistrat  (toujours  M.  de  Lamoi- 
gnon),  et  que  diroient  avec  lui  tous  ceux  qui  vous  honorent 
le  plus,  s'ils  savoient  que  ce  digne  prélat,  traitant  les  autres 
de  dureté  *,  vous  accuse  d'une  trop  grande  fermeté  dans  vos 
sentiments  et  d'une  trop  grande  délicatesse  de  conscience  ; 
s'ils  savoient  que  M.  l'abbé  de  Saint-Cyran  {M.  de  Barcos)^ 
homme  si  éclairé  et  si  judicieux,  embrasse  les  ouvertures  et 
les  propositions  que  fait  M.  de  Gomminges  de  signer  les  deux 
Gonstitutions  avec  le  mot  de  SuhjiGimus^  croyant  qu'on  le 
peut  en  conscience?... 

c(  Je  vous  demande  pardon  si,  étant  ce  que  je  suis,  et 
ignorant  et  laïque,  je  prends  la  liberté  de  parler  de  la  sorte 
à  celui  que  j'ai  "toujours  regardé  et  que  je  regarde  encore 
comme  un  des  plus  savants  hommes  de  l'Europe;  mais  je 
croirois  manquer  à  ma  conscience  et  à  Tamitié  dont  vous 
m'avez  toujours  honoré  si  je  gardois  le  silence  dans  une 
rencontre  oii  il  s'agit  de  la  paix  de  toute  l^'Église,  et  si  je  ne 

1,  Traitant  de  dureté^  je  ne  sais  trop  si  c'est  une  faute  d'impres- 
sion ou  une  locution  usitée  au  dix-septième  siècle;  aujourd'hui  on 
taxant  de  dureté. 


168 


PORT-ROYAL. 


vous  faisois  savoir  les  sentiments  de  vos  amis  et  de  vos 
ennemis  touchant  cotte  rupture. 

«  On  demeure  d'accord  que  Ton  vous  pousse  trop  et  que 
l'on  se  pourroit  contenter  de  ce  que  vous  avez  voulu  faire; 
mais  on  demeure  aussi  d'accord  que,  quoique  les  autres 
soient  injustes  et  déraisonnables,  vous  êtes  obligé  de  vous 
rendre  aux  sentiments  de  monseigneur  de  Gomminges  et  de 
M.  l'abbé  de  Saint-Gyran,  qui  les  croit  justes  et  raisonnables  ; 
que  vous  devez  cette  soumission,  puisqu'on  offre  de  dire  par 
écrit  que  l'on  ne  vous  demande  pas  la  créance  intérieure; 
que  cette  déclaration  suffit  pour  mettre  votre  conscience  en 
repos...,  et  que  si,  la  tenant  secrète  pour  quelques  jours,  il 
semble  que  votre  honneur  et  votre  réputation  en  soient  ce- 
pendant blessés  (ce  qu'on  ne  croit  pas  pourtant),  il  faut,  en 
cette  rencontre,  souffrir  les  humihations  que  Dieu  permet 
qui  nous  arrivent,  lors  principalement  qu'elles  sont  avanta- 
geuses à  l'Eglise.... 

«  Excusez,  s'il  vous  plait,  la  liberté  que  je  prends,  et 
regardez  cette  lettre,  quoique  signée  de  moi  seul,  comme 
celle  de  vos  meilleurs  amis,  qui  m'ont  chargé  de  vous 
l'écrire  en  leur  nom  et  qui  se  servent  de  ma  plume  pour 
vous  faire  savoir  les  véritables  sentiments  qu'on  a  sur  cette 
rupture....  » 

Arnauld  répondit  à  M.  Le  Nain  une  lettre  aussi  pleine 
de  modération  qu'il  le  put,  et  aussi  raisonnée  qu'il  le 
savait  faire;  il  y  disait  assez  agréablement;  à  l'adresse 
de  M.  de  Lamoignon  ; 

«  Et  pour  ce  qui  est  des  hommes,  j'espère  que  ceux  qui 
seront  bien  informés  de  toutes  ces  choses  seront  plus  portés 
à  nous  absoudre  qu'à  nous  condamner,  et  surtout  que  le 
grand  magistrat  dont  vous  me  parlez  aura  la  bonté  de  nous 
permettre  de  prendre  requête  civile  contre  Varrét  que  vous 
dites  qu'il  a  prononcé  contre  nous^  et  que,  n'ayant  pas  voulu 
souffrir  qu'on  donnât  de  Tinfaillibilité  au  Pape,  il  n'en  vou- 
droit  pas  donner  à  quelque  autre  évêque  que  ce  soit,  d 


Mais  il  avait  à  se  défendre  contre  des  observations  et 


LIVRE  CINQUIÈME.  169 


des  objections  encore  plus  sensibles  pour  lui  que  ce  lles 
d'un  M.  Le  Nain  ou  d'un  Lamoignon  : 

«  J'ai  retranché  de  la  réponse  à  M.  Le  Nain,  écrivait-il  à 
M.  Singlin  (26  mars),  ce  que  vous  avez  désiré;  mais  je  vous 
supplie  de  considérer  en  quelles  extrémités  on  me  réduit.  On 
soulève  contre  moi  presque  tout  ce  que  j'ai  d'amis  au  monde, 
jusqu'à  mes  propres  frères  On  mô  décrie  partout  comme 
un  opiniâtre  et  entêté,  et  comme  un  homme  qui  empêche 
seul  la  paix  de  l'Église  par  un  attachement  à  son  propre 
sens.  Et  tout  le  fondement  de  ces  reproches  si  sensibles, 
c'cot  que  je  ne  me  rends  pas  à  l'avis  du  plus  grand  nombre 
de  nos  amis;  car,  pour  les  autorités  des  saints,  ou  leurs 
exemples,  ou  les  raisons  qui  ont  été  autrefois  notre  règle,  il 
ne  s'en  parle  plus....  ^ 

Mais  laissons  là  M.  Le  Nain  et  tous  nos  amis  du  monde, 
au  nom  desquels  il  témoigne  qu'il  m'écrit,  et  que  je  vois 
assez  qu'on  a  tant  éloignés  de  moi  ;  ne  me  doit-il  pas  être 
bien  sensible  de  ce  que  vous-même.  Monsieur,  pour  qui 
Dieu  m'a  donné  tant  de  respect,  êtes  dans  cette  opinion  que 
je  suis  en  danger  de  commettre  un  péché  mortel,  si  j'em- 
pêche la  paix  de  l'Église  par  un  attachement  à  mon  propre 
sens?  » 

Et  dans  ce  qui  suit  il  semble  opposer  M.  Singlin  à 
lui-même,  et  ce  que  ce  ferme  et  sage  directeur  conseil- 
•  lait  en  1657  à  ce  qu'il  conseille  présentement,  en  1.663  : 

«  Y  a-t-il  donc  rien  de  plus  naturel  que  de  demander  à 
ceux  qui  me  font  ce  scrupule,  si  celui  que  Von  regarde  comme 
le  plus  éclairé  de  tous  nos  amis  n'étoit  pas  aussi  croyable 
en  1657  qu'en  1663?...  On  soutenoit  alors  que  l'Église  n'a 
jamais  approuvé  les  subtilités  et  les  explications  éloignées 
lorsqu'il  s'agit  de  la  vérité  et  de  la  justice.  Quelle  est  donc 
cette  nouvelle  Église  qui  a  changé  tout  d'un  coup  d'esprit 

î.  L'évêque  d'Angers  et  M,  d'Andilly  .  — «  M.  d'Andilly  estsi  aveu- 
glément attaché  h  ce  prélat  (M.  de  Comminges)  qu'il  querelle  tous 
ceux  qui  ne  sont  pas  de  son  avis  et  témoigne  être  fort  mal  content 
de  moi.  Cela  m'importe  peu  pour  moi-même,  mais  j'en  suis  fâché 
pour  lui....  »  (Lettre  d'Arnauld  à  M.  Hermant,  du  20  mars.) 


170 


PORT-ROYAL. 


et  qui  api)rouve  comme  une  conduite  évangôlique  ce  que 
rÉglisc  do  Jésus-Christ  n'a  jamais  ajiprouvcV  Enfin  l'Église 
a  voulu  jusques  en  1657  que  l'on  fût  ferme  et  sincère  en  ces 
occasions,  cl  que  l'on  y  témoignât  une  liberté  que  les  Pères 
ont  appelée  sacerdotale,  selon  cett^;  belle  parole  de  l'un  des 
plus  anciens  d'entre  eux  :  Decet  sacerdotem  libère  agcre. 
Mais  tout  cela  est  changé  en  1663;  ces  pensées  si  généreuses 
se  sont  évanouies;  on  ne  parle  plus  de  cette  liberté  sacer- 
dotale si  recommandée  par  les  Pères,  et  il  n'y  a  plus,  au 
contraire,  de  tentation  plus  dangereuse  que  celle  de  la  fer- 
meté. 

a  Je  n'insulte  point.  Monsieur;  dico  c?o/ens,  dico  coactus, 
pour  me  servir  des  termes  du  môme  Père,  dont  on  ne  veut 
plus  que  nous  imitions  le  courage;  je  vous  parle  dans  un 
véritable  gémissement  de  cœur....  » 

Je  ne  dissimule  rien,  et  j'ajouterai,  pour  tempérer 
rimpression  de  fatigue  et  d'impatience  que  cause  même 
à  uu  simple  lecteur  la  conduite  opiniâtre  d'Arnauld  en 
cette  occasion,  qu'il  faillit  lui-même  fléchir,  tout  ro- 
buste qu'il  était,  sous  les  peines  morales  que  ses  scru- 
pules lui  faisaient  ressentir  jour  et  nuit.  Il  fut  pris  sur 
cette  fin  de  février  «  d'éblouissements  et  de  foiblesses, 
dont  il  ne  pouvoit  attribuer  la  cause  qu'à  un  continuel 
seriement  de  cœur  où  il  avoit  presque  toujours  été  pen-  . 
dant  toutes  ces  affaires.  »  C'était  le  même  mal  auquel 
avait  succombé  précédemment  la  sœur  de  Sainte-Eu- 
phémie.  Soyons  indulgents  à  ces  maladies  nées  d'une 
extrême  délicatesse  et  tendresse  de  conscience;  ne  les  a 
pas  qui  veut. 

A  cela  près,  nous  serons  à  son  égard  de  l'avis  du  plus 
grand  nombre  de  ses  amis  et  de  ceux  qui,  tout  en  l'es- 
timant, n'hésitaient  pas  à  le  blâmer.  «  M.  Arnauld,  di- 
sait Bossuet  dans  sa  vieillesse  et  parlant  loin  du  public, 
M.  Arnauld  avec  ses  grands  talents  étoit  inexcusable 
d'avoir  tourné  toutes  ses  études,  au  fond,  pour  persua- 
der le  monde  que  la  doctrine  de  Jansénius  n'avoit  pas 


LIVRE  CINQUIÈME. 


171 


été  condamnée.  »  Car  c'est  en  effet  sur  co  point  particu- 
lier et  tout  personnel  que  s'aheurta  en  définitive  je  ne 
dirai  pas  cette  belle  intelligence,  mais  bien  ce  vigou- 
reux entendement  d'Arnauld.  Ici,  à  cette  date  de  1663 
et  dans  sa  dissidence  avec  M.  Singlin  et  d'autres  amis 
du  dedans,  il  ne  paraît  pas  du  tout  apprécier  la  diffé- 
rence des  temps,  des  situations,  et  le  péril  de  Port- 
Royal,  même  à  le  prendre  au  seul  point  de  vue  chrétien. 
Ce  péril  consistait ,  malgré  les  victoires  brillantes  des 
Provinciales  et  les  vains  applaudissements  du  monde,  à 
devenir  une  pierre  d'achoppement  dans  l'Église,  et,  du 
moment  qu'on  ne  réformait  pas  les  autres,  à  être  un 
principe  de  schisme  par  un  isolement  trop  affiché,  ou 
du  moins  à  se  détourner  soi-même  de  la  voie  intérieure 
en  bataillant  sans  cesse  et  disputant.  Le  péril  aussi  était 
de  tout  compromettre  sans  se  soucier  des  conséquences, 
de  ne  pas  songer  à  ce  monastère  de  filles,  dont  la  fonc- 
tion ne  pouvait  pas  être  celle  d'une  école  de  théologie 
ni  d'une  Sorbonne,  et  qui  devenait  un  boulevard  en  vue 
et  toujours  menacé.  M.  Arnauld  et  M.  Nicole,  quand 
la  bourrasque  était  trop  forle,  n'avaient  qu'à  se  dérober; 
ils  trouvaient  des  retraites  profondes  et  sûres,  d'où  ils 
continuaient  d'écrire  en  toute  liberté  :  «  Il  n'y  a  que  ces 
pauvres  enfermées,  disait  judicieusement  un  de  ces  Mes- 
sieurs %  sur  lesquelles  le  fort  de  l'orage  va  tomber  et 
qui  ne  peuvent  ni  s'absenler  ni  tourner  en  arrière.  >» 
M.  Singlin,  qui  n'était  pas  d'avis  de  changer  des  filles 
en  docteurs  ni  de  les  mener  au  combat,  en  était  venu  à 
penser  qu'en  cédant  sur  un  point  particulier,  sur  un 
accessoire  qui,  par  un  malentendu  étrange  et  trop  pro- 

l.  M.  de  Bernières,  dans  la  dernière  lettre  écrite  de  son  exil 
d'issoudun,  où  il  mourut  le  31  juillet  1662.  —  Sur  cet  exil  et 
cette  mort  de  M.  de  Bernièi  es,  et  sur  l'étroite  liaison  de  cet  ami 
de  Port-Royal  avec  M.  d'Aubigny,  voir  Y  Appendice  à  la  fin  du  pré- 
sent volume. 


172 


PORT- ROYAL. 


longé,  était  devenu  le  principal,  on  pouvait  sauver  l'en- 
seinble  de  la  direction  intérieure,  la  seule  essentielle,  et 
continuer  de  mener  à  Jésus-Christ  de  dignes  épouses 
par  les  sentiers  de  la  vie  cachée. 

C'est  ce  qui  explique  aussi,  selon  moi,  la  tergiversa- 
tion apparente  d'un  docteur  souvent  nommé  dans  les 
Relations,  qui  avait  été  ami  du  premier  Port-Uoyal,  qui 
s'était  même  signalé  en  faveur  de  M.  Arnauld  et  s'était 
fait  exclure  pour  lui  de  la  Sorbonne,  le  docteur  de  | 
Sainte-Beuve,  qui  céda  à  ce  moment  et  dont  les  Jansé- 
nistes,  ceux  qu'on  appelait  les  généreux,  ont  comparé  la 
chute  à  celle  àVsius^,  Dès  qu'il  y  eut  moyen  de  signer 
le  Formulaire  (juin  1661),  il  l'alla  signer  à  l'archevêché, 
déclarant  qu'il  signerait  par^ow^  où  besoin  serait,  disant 
à  qui  voulait  l'entendre  qu'il  signait  sept  fois ,  le  tout 
pour  couper  court  et  en  finir  et  pour  qu'il  nVn  fût  plus 
question.  Il  faisait  de  la  signature  un  acte  d'obéissance 
pure  et  simple,  sans  plus  vouloir  entrer  dans  les  distinc- 
tions, et  conseillait  à  tous  ceux  qui  le  consultaient  d'en 
faire  autant  :  «  C'est  ainsi ,  dit  un  grave  historien  du 
parti,  que  M.  de  Sainte-Beuve  affoiblissoit  tout  le  monde 
avant  qu'il  tombât  lui-même.  »  Ce  même  savant  docteur 
et  casuiste  ,  bien  qu'il  blâmât  les  violences  des  deux 
côtés,  et  qu'il  n'approuvât  point  la  manière  dont  on 
traitait  le  monastère,  se  refusa  toujours  dans  la  suite  à 
voir  des  religieuses  de  Port-Poyal,  lorsqu'elles  le  de- 
mandèrent pendant  leur  dispersion  pour  le  consulter 
sur  leurs  douîes;  et  quelles  furent  ses  raisons?  <r  Je 
n'irai  point,  disait-il;  si  j'y  allois,  il  y  auroit  aussitôt  un 
livre  imprimé  contre  moi^....  Le  feu  est  aux  quatre  coins 

1.  Je  me  suis  moi-même  laissé  entraîner  à  pousser  un  hélas  !  à 
son  sujet  (tome  III,  pagel57j.  Aies  examiner  de  près  maintenant, 
je  juge  mieux  des  circonstances. 

2.  C'est  en  parlant  à  Bossuet  que  M.  de  Sainte-Beuve  dit  quel- 
ques unes  de  ces  paroles. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


173 


de  l'Église,  et,  au  lieu  de  Téteindre,  on  y  jette  toujours 
de  riiuile  :  ils  ne  peuvent  s'empêcher  d'écrire.  »  Voilà  la 
maladie  et  la  manie  d'Arnauld  et  des  Arnaldistes  bien 
caractérisée.  En  un  mot,  il  y  a  dans  les  disputes  un  mo- 
ment oij  il  faut  en  finir;  eût-on  raison  au  point  de  départ 
sur  un  fait  particulier,  il  faut  s'arrêter  sous  peine  d'er- 
rer en  outrant  la  poursuite.  Gela  est  surtout  vrai  dans 
les  disputes  de  religion,  quand  on  est  catholique  et 
qu'on  veut  demeurer  tel*.  Ce  moment  était  venu  et  gran- 
dement venu  en  1661,  pour  les  querelles  du  Jansénisme; 
il  fallait  trancher  net  dans  ses  propres  raisons,  sous 
peine  de  faire  une  fausse  tige  qui  ne  se  rattacherait  plus 
à  l'arbre  ou  qui  du  moins  s'en  distinguerait  à  jamais. 
Le  docteur  de  Sainte-Beuve  l'avait  senti  et  se  condui- 

1.  Je  ne  prête  rien  à  M.  de  Sainte-Beuve  en  parlant  ainsi.  Dans 
une  lettre  du  25  octobre  1652,  adressée  à  M.  de  Saint-Amour  qui 
était  alors  à  Rome  et  qui  n'y  trouvait  pas  l'accueil  attentif  qu'un 
docteur  en  Sor bonne,  député  par  des  évêques  français,  aurait  pu 
désirer,  M.  de  Sainte-Beuve  s'exprimait  avec  un  mélange  de 
soumission  et  de  regret,  qui  témoignait  de  sa  peine  et  qui  laissait 
entrevoir  un  véritable  conflit  de  sentiments  :  a  Ces  messieurs, 
«  disait-il  en  parlant  des  théologiens  romains,  penserontàdeux  fois 
«  à  ce  qu'ils  feront,  et  j'ai  peine  de  croire  qu'ils  veulent  contri- 
a  buer  à  l'oppression  de  la  vérité  et  des  personnes  qui  la  défen- 
a  dent.  Les  docteurs  de  la  Faculté  de  Paris  doivent  être  plus 
a  considérés  que  méprisés,  et  il  n'est  pas  besoin  d'aliéner  les 
«  esprits  de  ceux  qui  ont  toute  la  dévotion  possible  pour  le  Saint- 
«  Siège;  ce  qu'on  fera  sans  doute  si  on  ne  leur  fait  pas  justice 
a  dans  une  affaire  qui  parle  d'elle-même.  Je  l'ai  dit  souvent  à 
«  M.  Du  Val,  et  je  ne  sais  s'il  n'en  a  point  parlé  à  M.  le  Nonce  : 
«  il  y  a  bien  des  personnes  qui  sont  fort  peu  affectionnées  vers 
«  le  Saint-Siège,  qui  souhaitent  qu'on  ne  nous  conserve  point  la 
o  justice,  prétendant  par  là  nous  attirer  à  leur  parti.  Pour  moi, 
w  j'espère  que  Dieu  ne  m'abandonnera  pas  jusqu'à  ce  point,  mais 
«  je  ne  sais  si  cela  ne  diminueroit  point  de  beaucoup  la  haute 
«  estime  qu'on  doit  avoir  pour  ce  qui  émane  d'un  trône  si  véné- 
a  rable.  »  C'est  bien  là  la  vraie  disposition  gallicane  :  on  restera 
soumis,  quoi  qu'il  advienne^  mais  le  respect  intérieur  pour  Rome 
n'en  sera  pas  augmenté. 


PORT-ROYAL. 


sit  en  conBéquence  ;  le  docteur  Arnauld  ne  le  sentait 
pas*. 

Arnauld  avait  pour  lui,  dans  son  obstination  invin- 
cible, Nicole  qui  était  un  Ijomme  de  plume  s'il  en  fut,  et 
qui,  tout  en  voyant  bien  les  défauts  de  son  chef  et  en  en 
souffrant  quelquefois,  en  essayant  même  de  les  tempé- 
rer, partageait  pleinement  alors  ses  goûts  de  polémique 
et  les  servait;  il  avait  Thumble  M.  de  Saci  dont  la  dou- 
ceur opiniâtre  et  l'invariable  patience  regardaient  peu 
aux  circonstances  générales  et  aux  horizons  environ- 
nants, et  ne  tenaient  pas  compte  des  opportunités  d'agir 
et  des  saisons;  il  avait  M.  de  Roannez,  M.  Hermant  et 
la  petite  Eglise  de  Beauvais;  il  avait  surtout  sa  nièce  la 
sœur  Angélique  de  Saint-Jean,  à  laquelle  il  aimait,  a- 
t-on  dit,  à  communiquer  ses  pensées  sur  les  affaires  de 
rÉglise,  a  comme  saint  Ambroise  en  conféroit  autrefois 
dans  le  temps  de  la  persécution  avec  sainte  Marceline 
sa  sœur,  »  et  par  qui  il  se  laissait  volontiers  conseiller. 
Par  elle  il  était  assuré  d'avoir  pour  disciples  et  servantes 
déclarées  et  unanimes  toute  cette  Communauté  d'élite, 
dont  les  moindres  filles  se  sentaient  enorgueillies  de  re- 
connaître M.  Arnauld  pour  oracle  et  de  devenir  les  sen- 
tinelles avancées  de  la  foi.  «  Dieu  qui  choisit  assez  sou- 
vent les  choses  du  monde  les  plus  foibles  pour  confondre 
les  plus  fortes,  a  dit  un  historien  de  ce  bord,  avoit  dans 
Port-Royal  des  épouses  intrépides,  pendant  que  TÉglise 
ne  voyoit  que  de  la  lâcheté  dans  la  plupart  de  ses  mi- 
nistres. »  Que  n'auraient  point  fait  ces  pieuses  filles 
pour  mériter  et  justifier  de  tels  éloges,  qu'elles  sen- 
taient bien,  à  travers  l'épaisseur  des  murs  du  cloître, 
que  quelques-uns  de  leurs  amis  leur  décernaient  au  de- 
hors! «  Port- Royal  des  Champs  n'est  qu'un  avec  nous, 

1.  Voir  à  V Appendice  toute  une  discussion  et  un  abrégé  d'Étude 
sur  le  docteur  de  Sainte-Beuve. 


LIVRE  CINQUIÈME.  175 


écrivait  quelque  temps  auparavant  la  sœur  Angélique 
de  Saint-Jean  à  M.  Arnauld;  hasardez-nous.  Peut-être 
que  nous  serons  les  valets  de  pied  des  princes  de  V armée 
d'Achaby  qui  dévoient  entrer  les  premiers  dans  le  combat 
et  gagner  la  bataille,  A  tout  hasard  on  n'expose  pas 
grand'chose,  et  quand  nous  y  péririons,  FÉglise  n'y 
perdra  point  ceux  qui  pourront  davantage  la  défendre. 
Quel  autre  intérêt  avons-nous  en  ce  monde  que  d'acqué- 
rir le  royaume  des  Gieux?»  Ainsi  pariaient  par  la  bouche 
de  leur  véritable  chef  ces  âmes  militantes,  un  peu  dé- 
tournées par  là,  on  doit  Tavouer,  de  leur  vocation  d'hu- 
milité et  de  silence  ;  elles  ne  cessaient  de  s'offrir  et  de 
se  proposer  comme  holocaustes,  et  non  pas  sans  une  ar- 
rière-pensée de  vaincre.  Mais  était-ce  à  M.  Arnauld  de 
prendre  au  mot  un  si  beau  zèle  et  de  les  commettre 
tout  de  bon  au  front  du  combat? 

La  négociation  de  M.  de  Gomminges  perdait  tout  son 
intérêt  et  son  importance  dès  lors  que  M.  Arnauld  n'y 
était  pas  compris.  Elle  se  poursuivait  toutefois,  mais  on 
avait  manqué  le  point  et  le  moment,  s'il  y  en  avait  eu 
un  à  cette  date.  Après  quantité  de  tâtonnements  on  se 
réduisit  à  envoyer  à  Rome  un  exposé  des  sentiments  de 
ces  Messieurs  sur  les  cinq  Propositions,  avec  promesse 
de  leur  part  d'une  soumission  entière  à  tout  ce  qui  se- 
rait prescrit  par  le  Saint-Siège.  Apparemment  Tinter- 
prétalion  de  la  doctrine  ne  parut  point  suffisante  :  il  s'en- 
suivit un  bref  du  Pape  adressé  aux  évêques  de  France, 
qui  ressemblait  à  tous  les  brefs  contre  le  Jansénisme,  et 
d'après  lequel  les  précédents  signataires  étaient  mis  en 
demeure  de  tenir  leur  promesse  de  soumission.  C'est 
précisément  vers  ce  temps  qu'Arnauld  prit  sur  lui 
d'éclater*  par  une  lettre  datée  du  1"  août  (1663)  et 

1.  M.  de  Gomminges,  jusqu'à  la  fin,  ne  demandait  à  M.  Arnauld 
que  ie  silence  et  de  tenir  secrets  ses  sentiments  :  «  Car,  disait-il, 


176 


PORT-ROYAL. 


bientôt  rendue  publique  :  ce  que  Nicole  appelait  gaie- 
ment Vécfiauffourée  de  M.  Arnauld.  Il  l'avait  écrite  à 
l'instigation  du  duc  de  Roaunez  et  de  la  sœur  Angé- 
lique de.  Saint-Jean  : 

«  Monsieur,  disait-il  à  je  ne  sais  quel  docteur  de  Sor- 
bonne  de  ses  amis,  je  suis  fort  6Lonn6  do  ce  que  l'on  me 
mande  de  Paris,  que  le  bruit  y  court  que  je  n'improuve 
point  l'acte  qui  a  été  envoyé  à  Rome....  La  vérité  m'est  plus 
chère  que  toutes  choses,  et  je  ne  la  puis  refuser  à  ceux  qui 
me  la  demandent  dans  une  occasion  si  publique,  et  ainsi, 
Monsieur,  je  veux  bien  qu'on  sache  que  non-seulement  je 
n'ai  point  pris  de  part  à  ce  qui  s'est  fait,  mais  que  je  n'ai  pas 
jugé  y  en  pouvoir  prendre  en  conscience....  Ce  n'est  pas  que 
je  ne  souhaite  la  paix  de  l'Église  autant  que  personne,  mais 
je  ne  la  puis  désirer  qu'honnête  et  par  des  moyens  tout  à  fait 
honnêtes  :  je  donnerois  mon  sang  pour  l'avoir  telle,  mais 
j'espère  que  Dieu  me  fera  la  grâce  de  n'acheter  jamais  un 
repos  temporel  et  passager  par  aucune  chose  qui  puisse 
troubler  celui  de  ma  conscience.  » 

Et  ainsi  à  cheval  sur  sa  conscience,  il  recommence  la 
guerre  ouverte  et  déclarée.  J'abrège.  Tout  cet  honorable 
effort  de  M.  de  Gomminges  aboutit  en  esclandre.  Chaque 
parti  publia  des  relations  opposées,  contradictoires,  ac- 
cusant Tadversaire  de  mensonge.  Chacun  en  appelait  vio- 
lemment à  M.  de  Comminges  qui  du  moins  eut  le  bon 
goût  de  se  taire,  et  qui,  retourné  dans  son  diocèse,  y  sup- 
porta en  chrétien,  et  en  homme  comme  il  faut,  son 
désagrément. 

Enfin  le  nouvel  archevêque  de  Paris ,  Hardouin  de 
Péréfixe     avait  ses  bulles  (10  avril  1664)  :  le  premier 

SI  ce  qui  vient  de  Rome  est  bon,  ceux  qui  n'approuvent  pas  (vou- 
lant parler  de  M.  Arnauld)  comme  ceux  qui  approuvent  jouiront  du 
bénétice  de  la  paix.  Madame  de  Longueville  exphquait  tout  cela 
au  long  dans  une  lettre  à  madame  de  Sablé  (fin  de  mai  ou  commen- 
cement de  juin  1663),  et  elle  ajoutait  :  «  Au  nom  de  Dieu,  poussez 
bien  M.  Arnauld  à  se  taire.  » 

1.  «  M.  de  Péréfixe,  disait  l'abbé  de  Longuerue,  avoitété  maître 


LIVRE  CINQUIÈME 


177 


soin  de  Port- Royal  fut  de  Ten  féliciter.  Ce  fut  Lancelot, 
un  de  nos  bons  Messieurs,  de  ceux  qui  ne  sont  pas  an 
premier  rang  pour  l'importance  ,  mais  des  plus  ser- 
viables  et  des  plus  utiles,  qui  fut  chargé  d'aller,  au  nom, 
de  Tabbesse  et  de  toute  la  Communauté,  présenter  leur 
compliment  à  Tarchevêque.  On  a  le  récit  fait  par  Lan- 
celot lui-même  de  cette  visite  du  mercredi  de  Pâques, 
16  avril,  et  de  ce  qui  s'y  passa  M.  de  Péréfixe  le  reçut 
bien  et  lui  dit  des  choses  fort  sensées,  bien  qu'il  les  dît 
à  sa  manière,  et  avec  plus  de  naturel  et  de  pétulance  que 
d'autorité  et  de  gravité  : 

«  Représentez-leur,  je  vous  prie,  disait-il,  qu'elles  doivent 
se  résoudre  à  chercher  des  moyens  de  contenter  le  roi  :  que 
deux  Papes  ayant  parlé,  et  les  évêques  ayant  reçu  leur 
jugement,  les  Facultés  l'ayant  admis,  les  docteurs  et  les  reli  - 
gieux ayant  signé,  et  toutes  les  Communautés  ayant  passé 
par  là,  il  n'est  nullement  à  propos  qu'une  seule  maison  de 
filles  veuille  faire  la  loi  aux  autres,  etparoitre  ou  plus  juste, 
ou  plus  intelligente  que  les  Papes,  les  évêques,  les  prêtres 
et  les  docteurs...,  » 

—  «  Monseigneur,  répliquait  doucement  Lancelot,  comme 
elles  n'ont  à  répondre  que  d'elles,  elles  ne  croient  pas  devoir 
tant  regarder  ce  qu^ont  fait  les  autres  que  ce  qu'elles  doivent 
-faire  elles-mêmes  :  et,  après  tout.  Monseigneur,  si  c'est  une 
faute  que  celle-là,  elle  est  sans  doute  bien  pardonnable, 
puisqu'au  plus  on  ne  les  peut  accuser  que  de  quelque  trop 
grande  retenue,  et  toute  la  grâce  qu'elles  demandent,  c'est 
qu'on  veuille  bien  au  moins  épargner  leur  tendresse  de 
conscience  pour  ne  les  pas  forcer  à  faire  ce  qu'elles  ne  croient 
pas  pouvoir  faire.  » 

—  «  Oh!  reprenait  M.  de  Péréfixe,  cela  se  doit  plutôt 
appeler  un  entêtement  qu'une  tendresse  de  conscience.  Des 

de  chambre  du  canlinal  de  Richelieu^  qui  le  choisit  pour  être  pré- 
cepteur du  Dauphin,  et  fît  agréer  ce  choix  au  roi.  Le  cardinal 
Mazarin,  qui  se  piquoit  de  reconnoissance  envers  son  bienfaiteur, 
suivit  volontiers  un  choix  où  il  trouvoit  son  compte.  Péréfixe  étoit 
un  homme  médiocra  de  tout  point,  et  qui  ne  pouvoit  se  soutenir  là 
que  par  une  soumission  et  une  dépendance  entière.  » 

IV  —  12 


178 


PORT-ROYAL. 


filles  ne  doivent  jamais  en  venir  jusque-là,  quand  le  Pape  et 
les  évôques  leur  commandent  quelque  chose.  Que  saveiil-eile.s 
si  ces  Propositions  ne  sont  pas  tirées  de  Jans6nius?  et  que 
n'en  croient-elles  le  Pape  qui  les  en  assure?...  Je  veux  vous 
faire  voir  à  vous-même,  ajouta-t-il  à  un  autre  moment  de 
Pentretien,  l'original  d'une  lettre  de  M.  d'Ypres,  écrite  de 
sa  main,  et  qui  me  fut  envoyée  par  le  maréchal  de  Clérem- 
baut,  qui  la  trouva  parmi  les  papiers  de  ce  prélat  lorsqu'il 
fut  fait  gouverneur  de  cette  place  :  c'est  une  lettre  latine  de 
quatre  ou  cinq  grandes  pages,  qui  est  merveilleuse,  et  où 
ce  prélat  soumet  entièrement  son  livre  au  Saint-Siège  et 
prie  le  Pape  de  le  faire  soigneusement  lire  et  examiner..,. 
Jansénius  n'auroit  donc  pas  fait  difficulté  d'obéir  au  Pape  en 
cette  rencontre.  Cependant  et  ses  défenseurs,  et  des  filles 
mêmes,  refuseront  aujourd'hui  de  faire,  par  un  zèle  pré- 
tendu pour  Jansénius,  ce  que  Jansénius  n'auroit  pas  fait  dif- 
ficulté de  faire  lui-môme  s'il  avoit  vécu!  » 

A  toutes  les  raisons  de  Lancelot,  qui  ne  resta  pas  court 
de  son  côté,  Tarchevêque  ne  répliqua  qu'en  répétant 
constamment  «  que  le  Pape  avoit  fait  examiner  le  livre 
de  Jansénius  et  avoit  choisi  pour  cela  les  plus  habiles 
gens  qui  fussent  auprès  de  lui  ;  —  ou  au  moins,  ajouta- 
t-il,  Ta  t-il  dû  faire.  »  Et  il  disait  «  qu'il  s'en  falloit 
tenir  là,  parce  que  quand  on  en  venoit  aux  disputes,  ce 
nétoit  jamais  fait,  et  qu'après  tout,  des  filles  n'avoient 
que  faire  de  se  mêler  là-dedans ,  et  qu'elles  dévoient  se 
rendre  à  ce  que  le  Pape  et  les  évêques  avoient  tant  de 
fois  défiai.  » 

Puis,  coiiime  il  était  bonhomme,  il  lui  dit  en  le  congé- 
diant : 

«  Assurez-les  que  j'estime  leur  vertu  et  que  je  voudrois 
donner  de  mon  sang  pour  les  tirer  de  ce  mauvais  pas.  A.ais 
qu'elles  voient  ce  qu'elles  pourroient  faire  pour  cela;  et 
vous-même, ajouta-t-il,  songez-y  en  votre  particulier,  je  vous 
en  prie;  voyez  quel  expédient  on  pourroit  prendre;  trouvez- 
moi  quelque  planche  pour  sortir  de  ce  mauvais  pas,  je  vous 
en  conjure,  et  vous  m'obligerez,  n 


LIVRE  CINQUIÈME. 


179 


Cependant,  tout  au  sortir  de  cetle  visite,  et  en  retrou- 
vant l'aumônier  qui  l'avait  introduit,  Lancelot  réitéra 
son  exposé  et  lui  représenta  le  point  de  la  difficulté  par 
rapport  au  mona'^tère,  etj'état  où  étaient  les  choses,  avec 
tant  de  précision,  que  cet  aumôuier  lui  dit  :  «  Enfin, 
pour  le  faity  je  vois  bien  qu'on  ne  le  passera  jamais, 
n'est  -il  pas  vrai  ?  » 

—  ((  Non  point  du  tout,  répondit  Lancelot;  vous  ri' avez  qu'à 
assurer  Monseigneur  que  cela  et  la  mort  cest  la  même  chose^ 
et  qu'ainsi  il  n^a  qu'à  prendre  ses  mesures  là-dessus.  Ces 
fiDes-là  ne  sont*pas  si  peu  instruites  qu'elles  ne  sachent  que, 
quelque  respect  qu'elles  doivent  au  Pape  et  aux  prélats,  il 
vaut  pourtant  mieux  obéir  à  Dieu  qui  leur  demanderoit  un 
compte  rigoureux,  en  son  jugement,  d'une  signature  qui, 
devant  lui,  ne  pourroit  passer  que  pour  un  mensonge  et  pour 
la  marque  d'un  faux  témoignage.  Ainsi,  répéta-t-il,  que  M.  de 
Paris  fasse  fond  là-dessus^  quil  prenne  telle  mesure  quHl  lui 
plaira,  mais  qu'il  ne  s  attende  point  à  autre  chose  ^  s'il  lui 
plaît.  » 

C'était  là  donner  le  dernier  mot  à  Tarchevêque  pour 
sa  bienvenue,  et  poser  les  choses  avec  lui  par  oui  ou  par 
non.  C'était  pour  le  doux  Lancelot  faire  l'office  de  l'am- 
bassadeur romain  et  tracer  le  cercle  de  Popilius  autour 
de  son  pasteur. 

La  suite  répondit  à  ce  début.  M.  de  Péréfixe  va  nous 
paraître  en  tout  ceci  un  prélat  un  peu  singulier  et  par- 
fois ridicule.  Il  lui  est  arrivé  un  acci  lent  qui  n'est  pas 
ordinaire  à  un  archevêque,  c'e.^L  d'être  pris  sur  le  fait 
dans  ses  vivacités,  dans  ses  moindres  paroles  et  dans  ses 
gestes  par  une  quantité  de  personnes  d'esprit,  qui,  après 
l'avoir  poussé  à  bout  et  l'avoir  mis,  comme  on  dit,  hors 
des  gonds,  notaient  avec  malice  tout  ce  qui  lui  échappait 
et  insinuaient  une  légère  part  de  comédie  dans  chaque 
procès- verbal.  Les  Relations  des  religieuses  de  Port- 
Royal  nous  le  repréîrentent  en  action  avec  ses  colères 


18Ô  PORT-ROYAL^ 

paternes,  ses  retours  et  ses  craintes  d'ôtre  allé  trop  loin, 
et  dans  toute  sa  bonhomie  comique,  triviale,  parfois  assez 
violente .  parfois  assi  z  t()uchante.  On  est  tenté  de  le  compa- 
rer àlarchevèquo  Turpin,  de  voir  en  lui  un  archevêque 
qui  figurerait  bien  chezl'Arioste*.  Toutefois  il  ne  manque 
ni  d'esprit,  ni  de  bon  sens,  ni  surtout  de  bonté  :  c'est 
de  dignité  et  de  sang-froid  qu'il  manque;  mais  tous  les 
mots  justes  qui  peuvent  servir  à  qualifier  la  situation 
étrange  du  monastère  et  la  disposition  d'esprit  de  ces 
récalcitrantes  et  vertueuses  filles,  il  les  trouvera,  et  avec 
assez  de  pittoresque,  de  sorte  que  les  Relations  écrites 
alors  pour  le  peindre  en  grotesque  déposent  plutôt  au- 
jourd'hui en  sa  faveur. 

11  y  a  une  chose  dont  il  ne  s'est  pas  méfié,  et  dont  les 
esprits  très  -  naturels  ne  se  méfient  jamais,  c'est  qu'il 
avait  affaire,  dans  le  cas  présent,  à  une  secte  d'esprits 
raffinés,  affiliés  entre  eux,  épris  d'une  certaine  forme  dis- 
tinguée et  savante  de  dévotion  et  méprisant  volontiers 
tous  ceux  qui  ne  parlaient  pas  leur  langue ,  qui  n'étaient 
pas  de  leur  lignée  spirituelle  et  de  leur  doctrine.  Ce  bon 
archevêque  allait  se  briser  droit  contre  l'écueiL  quand 
il  disait  k  quelqu'une  de  ces  religieuses  qui  l'étaient  et 
croyaient  l'être  comme  on  ne  l'est  pas,  et  qui  venaient, 
par  pur  semblant,  prétexter  de  leur  ignorance  : 

«  Savez-vous  comment  je  voudrois  trouver  des  filles  qui 
disent  elles-mêmes  qu'elles  n'entendent  rien  à  tout  cela?  je 
voudrois  qu'elles  vinssent  me  demander  conseil  de  ce  qu'elles 


1  On  lit  dans  les  conversations  de  Boileau  recueillies  par  Bros- 
setlê  •  ^'  M.  Despréaux  m'a  dit  que  M.  de  Péréfixe,  quoique  homme 
de  bien  étoit  accoutumé  à  jurer  :  U  voulut  enfin  se  défaire  de 
cette  méchante  habitude;  pour  cela  il  se  donnoit  la  discipline; 
mais  quand  il  se  frappoit  trop  fort  et  qu'il  se  faisoit  mal,  c'étoit 
•ilors'qu'il  juroit  de  tout  son  cœur,  à  chaque  coup  qu'il  se  donDoU  : 
larni!  morbleu!  et  pis  que  tout  cela.  »  Nous  allons  retrouver 
de  ces  jur.  n.s  involontaires  qui  lui  échappent. 


LIVRE  CINQUIEME.  181 


ont  à  faire  et  qu'elles  me  dissent  :  Monseigneur^  vous  me 
demandez  de  signer  une  telle  chose ^  je  ny  entends  rien ^  j'ai 
telles  et  telles  difficultés  qui  me  donnent  des  scrupules;  mais 
conseillez-moi^  je  vous  prie^  dites-moi  ce  que  je  peux  faire  en 
conscience,  —  Si  vous  me  proposiez  ainsi  vos  peines,  je  ré- 
pondrois  à  tous  vos  doutes,  je  vous  les  éclaircirois;  puis  je 
vous  dirois  :  Ma  fille,  priez  beaucoup  Dieu  pour  cela,  allez 
porter  toutes  vos  raisons  au  pied  du  Crucifix,  et  me  venez 
trouver  dans  quelque  temps.  Alors  je  vous  dirois  que  vous  le 
pouvez  faire  sans  blesser  votre  conscience,  et  que  j'en  charge 
la  mienne  pour  en  répondre  devant  Dieu.  Mais  quand  je 
vois  des  filles  venir  à  moi  avec  un  esprit  de  prévention,  de 
préoccupation  et  d'entêtement,  que  puis-je  faire?  » 

Or,  quand  il  tenait  de  ces  discours  familiers,  et,  pour 
tout  dire,  à  la  papa  (il  n'y  a  pas  d'autre  mot),  à  des  per- 
sonnes de  haut  goût  et  armées  en  guerre  sous  le  voile, 
telles  que  la  sœur  Christine  Briquet  ou  la  sœur  Eusto- 
quie  de  Brégy,  qui  ne  se  croyaient  pas  des  nonnes  ordi- 
naires, des  filles  de  Sainte-Ursule  ou  de  Sainte-Marie 
(fi  donc!),  mais  qui  étaient  de  Port-Royal,  c'est-à-dire 
du  lieu  du  monde  où  l'on  savait  lé  mieux  ce  que  c'est  que 
Grâce,  et  où  l'on  avait  là -dessus,  de  tout  temps,  des  di- 
rections de  première  main  et  des  notions  de  première 
qualité,  il  paraissait,  tout  archevêque  qu'il  était,  aussi 
ridicule  et  aussi  mal  avisé  que  le  bonhomme  Gorgibus  de 
Molière,  ou,  si  l'on  veut,  le  bonhomme  Clirysale,  par- 
lant à  une  précieuse,  ou  encore  un  homme  de  bon  sens 
de  la  classe  moyenne  de  la  Restauration  se  lançant  à 
causer  politique  avec  une  jeune  beauté  doctrinaire.  Il 
avait  affaire  à  des  esprits  infatués  tout  bas  d'une  excel- 
lence et  d'une  aristocratie  de  dévotion,  et  qui  se  disaient 
de  lui  :  «  Le  bo^nhomme,  l'archevêque  de  Cour,  il  n'y  en- 
tend rien,  il  ne  comprend  pas  !  » 

Il  était  du  reste  si  réellement  bonhomme,  qu'après 
tous  les  affronts  et  les  moqueries  publiques  qu'il  en 
reçut  et  les  violences  auxquelles  elles  le  poussèrent,  il 


182 


PORT-ROYAL. 


finit  par  se  réconcilier  sincèrement  avec  elles,  ne  leur 
garda  point  du  tout  de  rancune,  et  les  aima,  dans  les 
derniers  temps,  de  tout  son  cœur. 

L'historien  de  Port-Royal,  s'il  n'a  pas  de  parti  pris, 
est  un  peu,  je  Tavoue,  dans  la  situation  do  l'archevêque, 
A  est  dans  l'embarras;  car,  si  je  ne  veux  pas  faire  tort 
à  M.  de  Péréfixe.  je  veux  encore  moins  paraître  injuste 
envers  les  religieuses  qui  eurent  un  travers,  et  dont  quel- 
ques-unes l'eurent  au  plus  haut  degré,  mais  qui  prati- 
quaient d'ailleurs  toutes  les  verlus  et  avaient  l'énergie 
et  l'ardeur  de  la  vie  morale  chrétienne.  L'archevêque, 
dès  qu'il  eut  pris  possession  de  son  siège,  fut  assailli  de 
sollicitations  en  faveur  de  Port-Royal.  Madame  de  Lon- 
gueville  lui  alla  faire  visite  et  lui  transmit,  quelques 
jours  après,  un  Mémoire  justificatif,  dressé  par  M.  Ar- 
nauld.  Ce  Mémoire,  en  forme  d'argumentation,  était 
roide  et  peu  adroit.  Une  lettre,  qui  fut  adressée  vers  le 
même  temps  a  M.  de  Péréfixe  par  M.  de  Sainte-Marthe, 
confesseur  des  religieuses,  était  bien  autrement  faite 
pour  le  remuer  et  pour  le  persuader.  Cette  lettre,  en 
résumé,  revenait  à  peu  près  à  dire  :  «  Ayez  pitié  de  la 
tendresse  de  leur  conscience,  et  n'agissez  point  en  toute 
rigueur.  »  — 

«  Je  suis  prêtre,  Monseigneur,  comme  vous,  disait  l'hum- 
ble confesseur,  organe  du  meilleur  esprit  de.  Port- Royal  et 
vrai  collègue  de  M.  Singlin  *  ;  et  quelque  indigne  que  je  sois, 
j'ai  été  autrefois  engagé  par  ordre  de  l'Église  au  gouverne- 
ment de  quelques  âmes.  Permettez-moi,  Monseigneur,  de 

1.  M.  Singlin  venait  de  mourir  épuisé  d'austérités  et  de  mortifi- 
cations à  la  fin  du  carême  de  cette  année,  le  ]7  avril  1664  (voir 
tome  I,  page  476).  Il  vivait  caché  dans  une  mctison  du  faubourg 
^^aint-Marceau.  Les  religieuses  de  Paris  reçurent  avec  larmes  son 
corps  qui  leur  l'ut  apporté  à  neuf  heures  du  soir,  et  l'enterrèrent 
dans  leur  préau,  dans  le  même  tombeau  où  élaient  les  entrailles 
de  M.  de  Saint-Cyran.  Son  cœur  fut  déposé  en  l'église  de  Port- 
Royal  des  Champs.  Dans  cette  lettre  à  M.  de  Péréfixe,  qui  est  du 


LIVRE  CINQUIÈME. 


183 


vous  dire  que  cela  me  donne  peut-être  plus  d'expérience  de 
la  misère  et  de  la  foiblesse  des  hommes  qu'à  plusieurs  à  qui 
d'autres  occupations  importantes  ne  laissent  pas  le  temps 
de  s'y  appliquer.  C'est  une  chose  bien  rare  d'en  rencontrer 
qui  servent  Dieu  fidèlement,  et  ceux  mêmes  qui  le  font  ont 
besoin  de  beaucoup  de  secours,  de  veilles  et  de  larmes.  Les 
pasteurs  ne  peuvent  faire  naître  Jésus-Christ  dans  les  cœurs 
ni  l'y  conserver  qu'avec  beaucoup  de  douleurs  et  qu'en  s'ac- 
commodant  à  l'infirmité  de  leurs  brebis  avec  une  patience 
qui  ne  se  peut  expliquer.  Saint  Paul,  qui  étoit  parfaitement 
instruit  de  cette  science,  veut  bien  ne  manger  point  de 
viande,  si  cela  scandalise  ses  frères;  il  renonce  à  la  science 
pour  s'accommoder  à  l'infirmité  du  moindre  d'entre  eux, 
et  l'ardeur  de  la  charité  lui  fait  dire  ces  paroles  si  pleines 
de  tendresse  :  Qui  e^t  infirme^  avec  qui  je  ne  sois  in- 
firme ?.,, 

«  Je  vous  supplie,  Monseigneur,  d'entrer  en  ces  disposi- 
tions si  saintes  et  si  dignes  de  vous;  ne  dédaignez  pas  de 
vous  rabaisser  jusqu'à  être  infirme  comme  nous  le  sommes, 
et  jusqu'à  prendre  part  à  noire  affliction....  Ce  que  nous 
vous  demandons  est-il  donc  tel  que  vous  ne  puissiez  y  con- 
descendre?... Est-ce  un  crime  de  vous  supplier  humble- 
ment que  l'on  n'exige  point  de  nous  une  chose  qui  ne 
sert  qu'à  nous  troubler  et  à  nous  ôter  le  repos  de  notre 
conscience?... 

c(  Souffrez-le,  Monseigneur,  souffrez-le,  je  vous  en  con- 
jure :  si  vous  reconnoissez  que  nous  avons  raison,  vous 
savez  que  la  vérité  vous  y  oblige;  et  si  nous  avons  tort, 
nous  vous  prions  que  îa  charité  vous  le  fasse  supporter. 
Donnez  ce  peu  de  chose  à  notre  foiblesse  et  à  la  paix  de 
rÉglise....  » 

De  tels  accents  étaient  bien  faits  pour  prendre  Tar- 
chevêque  par  les  entrailles  et  lui  donner  envie  de  tout 

mois  de  juin,  M.  de  Sainte-Marthe,  en  redoublant  d'onction, 
parlait  pour  deux  et  rassemblait  les  sentiments  du  défunt  et  les 
siens.  —  Cet  ordre  essentiellement  chrétien  de  pensées  a  tout  à  fait 
échappé  au  Père  Rapin  qui  ne  voit  en  M.  de  Sainte-Marthe  qu'un 
aventurier,  un  homme  sans  mérite  et  de  nulle  naissance^  qui  est 
bien  osé  d'écrire  de  son  chef  à  un  archevêque. 


184  PORT-ROYAL 

accordor.  A  combien  pou  il  tienl  que  les  esprits  humains 
no  soient  sages,  et  pourquoi  ne  le  sont-ils  pas?  Il  aurait 
fallu,  pour  le  bien,  que  les  pères  spirituels  de  Port-Hoyal 
condescendissent  h  cette  faibh  sse  maladive  de  conscience 
des  religieuses  et  la  prissent  en  patience  sans  les  presser; 
ils  n'auraient  fait  en  cela  que  leur  devoir  de  pasteurs  et 
de  médecins  des  âmes  :  et,  d'un  autre  côté,  il  aurait  fallu 
que  ces  religieuses,  non  contraintes  et  laissées  à  elles- 
mêmes,  écoulassent  les  bonnes  raisons,  celles  que  Bos- 
suet  a  résumées  dans  les  dernières  paroles  d'une  lettre 
quil  projetait  de  leur  faire  lire  et  où  il  leur  disait  : 
«  Laissez  donc  a  part  ces  narrés  d'intrigues  et  de  cabales, 
que  des  hommes  ne  cesseront  jamais  de  se  reprocher  mi]- 
tuellement,  peut-être  de  part  et  d'autre  avec  vérité,  et 
du  moins  presque  toujours  avec  vraisemblance  ;  et  croyez 
que,  parmi  ces  troubles  et  dans  ce  mélange  de  choses,  la 
sûreté  des  particuliers,  c'est  de  s'attacher  aux  décrets  et 
à  la  conduite  publique  de  la  sainte  ÉgHse....  Etceux  qui 
vous  diront  après  cela  que  vous  ne  pouvez  sans  péché 
y  soumettre  humblement  votre  jugement,...  laissez-les 
disputer  sans  fin,  et  répondez -leur  seulement  avec 
l'Apôtre  :  «  S'il  y  a  quelqu'un  parmi  vous  qui  veuille  être 
contentieux^  nous  n  avons  pas  une  telle  coutume^  ni  la 
sainte  Église  de  Dieu.  ^  —  Que  si  chacun  avait  ainsi  en- 
tendu ses  obligations,  alors  personne  n'aurait  eu  de  tort, 
et  tout  se  serait  bien  passé. 

Au  lieu  de  cela,  on  se  retrancha  des  deux  côtés  aux 
dernières  limites  de  son  droit  et  de  son  raisonnement,  on 
recourut  à  toutes  ses  armes.  Il  y  avait  quelqu'un  qui 
voulait  être  contentieux,  et  ce  quelqu'un,  les  uns  le  pous- 
saient à  outrance,  les  autres  le  défendaient  à  en  mourir. 
Ce  n'étaient  plus  des  filles  qui  résistaient,  c'était  un  doc- 
■  teur:  ce  n'étaient  plus  des  rehgieuses  qu'on  frappait,  c'était 
un  parti.  M.  de  Péréfixe  qui,  dans  sa  sincérité,  disait 
tout,  le  leur  dit  un  jour.  —  «  A-t-on  jamais  demandé  la 


LIVRE  GliXQUiÈME. 


185 


Signature  à  des  religieuses  sur  ces  matières?  »  lui  ob- 
jectait Tune  d'elles.  —  «  Il  est  vrai,  reprit-il,  je  vous 
Favoue,  c'est  une  chose  extraordinaire;  mais,  comme 
votre  maison  a  été  le  centre  d'une  doctrine  suspecte,  il 
est  nécessaire  de  vous  en  purger  ;  sans  cela,  on  n'auroit 
jamais  pensé  à  vous  en  parler,  non  plus  qu'aux  autres 
religieuses,  qui  ne  pensent  qu'à  prier  Dieu,  et  qui  n'en- 
tendent rien  à  ces  matières  :  si  on  les  en  a  occupées, 
c'est  vous  autres  qui  en  êtes  cause.  »  —  Et  aussi,  selon 
le  propre  aveu  de  ces  religieuses,  qui  elles-mêmes,  à 
force  d'écrire,  nous  disent  tout,  chaque  religieuse  de 
Port-Royal  se  considérait  comme  dépositaire ,  comme 
responsable  envers  Jésus-Ghrist  du  trésor  de  vérité 
dont  il  avoit  si  particulièrement  enrichi  ce  monastère.  » 
De  là  chez  elles  un  principe  de  résistance  égal  au  motif 
de  l'attaque. 

Le  premier  acte  de  M.  de  Péréfixe  fut  de  publier,  le 
dimanche  de  la  Trinité  (8  juin  1664),  un  Mandement 
dont  on  parla  beaucoup,  et  dans  lequel,  en  prescrivant 
la  signature,  il  établissait  entre  le  fait  et  le  droit  cette 
différence,  qu'on  n'était  tenu  à  l'égard  du  premier  qu'à 
y  croire  d'une  foi  humaine  et  ecclésiastique,  et  non 
d'une  foi  divine,  comme  on  devait  l'avoir  pour  les  dogmes. 
On  comprend  très-bien  la  distinction  de  Tarchevêque,  et 
môme  son  idée  était  juste  :  il  voulait  graduer  l'importance 
des  points  en  question;  mais  les  termes  n'étaient  pas  heu° 
reux.  Ce  nouveau  système  de  la  foi  humaine  ^ii  bruit.  Ni- 
cole, qui  publiait  à  ce  moment  ses  Imaginaires ,  petites 
lettres  en  feuilles  volantes,  à  l'imitation  des  Provinciales^ 
en  consacra  une  (la  quatrième,  datée  du  19  juin)  à  l'examen 
de  cette  foi  humaine  dont  se  contentait  M.  de  Péréfixe  : 
«  Il  faut,  disait -il,  que  ce  soit  une  foi  humaine  d'une 
espèce  toute  nouvelle,  puisque  c'est  une  foi  humaine 
dont  le  défaut  rend  hérétique,  et  ainsi  c'est  une  foi  hu- 
maine et  divine  tout  ensemble,  »  Il  trouvait  là-dessus 


186 


PORT-ROYAL. 


quantité  de  cho&es  plaisantes,  ou  qui  devaient  paraître 
telles  alors  depuis  le  cloître  Notre-Dame  jusqu'à  la  bar- 
rière Saint-Jacques,  de  ces  choses  qui  faisaient  dire  au 
monde  du  quartier  Latin  :  «  Ces  Messieurs  ont  bien  de 
Tesprit.  »  Seulement  un  autre  que  Nicole,  Bayle,  par 
exemple,  en  usant  du  même  procédé  de  raisonnement 
et  de  curiosité  libre,  aurait  pu  pousser  les  choses  plus 
loin  que  ne  l'eût  désiré  Nicole  lui-même.  Gelui-ci  pa- 
raissait oublier  qu'il  faisait  partie  d'une  Église  où  il  y 
avait  une  hiérarchie  ;  il  faisait  bon  marché  des  supé- 
rieurs. Il  employait  dans  cette  discussion  un  ton  leste 
et  tout  à  fait  laïque,  qui  égayait  la  matière  plus  qu'il  ne 
convient  à  des  croyants.  Dans  cette  lettre  de  Nicole, 
M.  de  Paris  était  loué  avec  ironie  et  solennellement 
tympan'sé  K 

Le  lundi  9,  lendemain  de  la  publication  de  l'Ordon- 
nance, dès  dix  heures  et  demie  du  matin,  l'archevêque 
était  rendu  à  Port-Royal  pour  y  procéder  à  la  visite  et 
pour  exhorter  la  Communauté  à  la  signature.  Après  un 
discours  général,  adressé  à  toutes,  il  commença  immé- 
diatement cette  visite,  ou,  comme  on  disait,  le  scrutin. 
Chaque  religieuse,  à  son  tour,  venait  séparément  à  Fin- 
terrogatoire  qui  se  faisait  par  l'archevêque,  accompagné 
de  son  grand  vicaire  ^,  et  celui-ci  même  se  retirait,  si 

1.  Nicole,  aidé  d'Arnauld,  fit  peu  après  et  sous  une  forme  plus 
dogmatique  un  Traité  de  la  Foi  humaine.  —  L'archevêque,  toute- 
fois, ne  fut  pas  trop  piqué  de  cette  quatrième  Lettre  imaginaire; 
le  peintre  Champagne  l'étant  allé  voir  à  un  mois  de  là  environ, 
comme  l'entretien  était  sur  Messieurs  de  Port-Royal,  il  la  lui 
montra  sur  sa  table  :  «  Voilà  de  leurs  ouvrages,  lui  dit-il,  rien 
n'est  plus  ingénieux  :  comme  ils  ont  de  l'esprit!  ils  savent  tourner 
les  choses,  et  il  semble  qu'ils  ne  disent  rien;  mais  cela  ne  laisse 
pas  de  percer  jusqu'au  vif.  Encore,  sHls  pouvaient  être  seulement 
six  mois  sans  écrire!  cela  donneroit  la  paix.  » 

2.  Ce  grand  vicaire  était  alors  M.  Du  Plessis  de  La  Brunetière, 
depuis  cveque  de  Saintes,  un  ami  particulier  de  BossueL 


LIVRE  CINQUIÈME. 


187 


on  ne  se  croyait  pas  toute  liberté  de  parler  devant  lui. 
On  a  la  suite  de  ces  interrogatoires  rédigés  parles  prin- 
cipales des  religieuses  ;  elles  en  faisaient  par  écrit  une 
petite  relation  dès  qu'elles  étaient  rentrées  dans  leur 
cellule,  et  c'était  Farchevêque  qui  était  jugé  par  elles  et 
pris  sur  le  fait,  bien  plus  qu'elles  par  lui.  Elles  avaient 
soif  du  martyre,  et  elles  commençaient  d'en  dresser  les 
actes  incontinent. 

On  a  d'abord  la  Relation  de  la  sœur  Marguerite  de 
Sainte-Gertrude  (Du  Pré),  interrogée  le  mardi  10.  Elle 
était  une  des  plus  vives,  et  par  deux  fois  il  lui  était 
échappé  de  dire  tout  haut  en  pleine  Communauté,  quand 
on  y  avait  fait  lecture  des  Mandements,  qu'elle  ne  si- 
gnerait jamais  le  Formulaire.  Gomme  l'archevêque  lui 
en  demandait  les  raisons,  elle  se  mit  en  devoir  de  les 
lui  déduire  ;  mais  d'impatience,  au  lieu  de  l'écouter,  il 
ne  pouvait  s'empêcher  de  l'interrompre  à  chaque  fois,  en 
lui  disant  :  Taisez-vous,  écoutez-moi!  ce  qui,  raconté 
assez  joliment  par  elle,  fait  un  jeu  de  scène  et  un  vrai 
dialogue  de  comédie.  A  un  certain  moment,  s'autorisant 
des  personnes  de  poids  qui  revenaient  à  la  soumission,  et 
même  des  personnes  qui  avaient  le  plus  soutenu  d'abord 
l'autre  sentiment,  il  lui  cita  l'exemple  de  M.  de  Sainte- 
Beuve,  qu'elle  connaissait  bien,  puisque  c'était  lui  qui 
l'avait  introduite  en  religion  et  qui  l'avait  faite  pro- 
fesse: 

«  Ah!  Monseigneur,  ne  m'en  parlez  pas,  il  me  fait  grand'' 
pitié^  dit-elle  le  plus  naturellement  du  monde;  c^est  ma 
douleur^  et  Dieu  sait  les  prières  que  je  fais  continuellement 
pour  lui.  » 

—  «  Vous  êtes  une  folle,  s'écria  l'archevêque;  on  voit  bien 
que  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites  et  que  vous  êtes^  pleine 
d'orgueil,  de  juger  ainsi  des  personnes  si  considérables. 
N'est-ce  pas  vous  qui  me  citiez  tantôt  l'Évangile  :  Ne  jugez 
point ^  et  nous  m  serez  point  jugés?  » 

—  «  Je  me  mis  à  genoux,  poursuit  la  sœur  de  Sainte-Ger- 


188 


POUT  ROYAL. 


trudo;  car  il  me  dit  ces  paroles  d'un  ton  tout  à  fait  haut,  et  il 
paroissoit  Ircs-fâché,  et  je  lui  dis:  «  Non,  Monseigneur,  ce 
n'est  pas  moi.  » 

—  ce  Appliquez-les-vous,  reprit-il,  et  je  vous  puis  dire 
en  cette  rencontre  :  Ne  jugez  points  et  vous  ne  serez  point 
jugée.  » 

Ainsi,  tantôt  en  révolte  et  tantôt  à  genoux,  devant  un 
archevêque  tantôt  débonnaire  et  tantôt  fulminant,  elle 
gardait  cependant  son  sang-froid  mieux  que  lui.  A  la 
fin,  elle  le  quitta  sur  un  geste  de  colère  qu'il  fit  brusque- 
ment, et  sortit  en  oubliant  de  lui  demander  sa  bénédic- 
tion : 

c(  Ma  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  fut  après  moi,  dit- 
elle,  et  j'attendis  qu'elle  fût  sortie  pour  aller  demander  la 
bénédiction  à  Monseigneur  Parcheveque,  parce  que  je  ne 
Pavois  pas  fait,  tant  j'étois  effrayée  1  car  il  m'avoit  chassée 
fort  rudement;  et  je  craignois  qu'il  ne  crût  que  ce  fût  par 
mépris,  et  de  plus  j'étois  bien  aise  de  lui  faire  voir  que  ses 
fâcheries  ne  avaient  point  ébranlée.  Je  rentrai  donc  et  je 
lui  dis  en  me  mettant  à  genoux  :  c  Monseigneur,  je  suis  sor- 
tie d'avec  vous  si  effrayée  que  je  n'ai  pas  pensé  à  vous  de- 
mander votre  bénédiction;  je  vous  la  demande  très-humble- 
ment. Monseigneur.  » 

—  «  11  est  vrai  que  vous  m'avez  tout  à  fait  fâché.  J) 

—  «  J'en  suis  bien  fâchée,  Monseigneur,  et  je  vous  en  de* 
mande  bien  humblement  pardon,  et  je  vous  supplie  de  m'ex- 
cuser  sur  ce  que  je  vous  ai  dit  qui  a  pu  vous  fâcher.  » 

—  «Je  vous  prie  aussi  de  m'excuser,  reprit  encore  le  bon 
archevêque  tout  à  coup  radouci,  car  je  vous  ai  dit  aussi  des 
choses  qui  vous  ont  fâchée,  et  je  vous  conjure  de  tout  mon 
cœur  de  vous  mettre  bien  devant  Dieu  et  de  le  bien  prier 
qu'il  vous  éclaire....  » 

Et  l'entretien  finit  de  la  sorte  par  une  bénédiction 
après  qu'ils  se  sont  demandé  pardon  Tun  à  Tautre^ 

1.  La  sœur  Marguerite  de  Sainle-Gertrude  no  soutint  pas  un  si 
haut  début.  Ayant  été  enlevée  de  Port-Royal  quelque  temps  après 


LIVRE  CINQUIÈME. 


189 


Avec  la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  l'entretien  fut 
fort  grave  et  sérieux,  avec  une  grande  modération  et  ci- 
vilité dans  les  paroles,  mais  beaucoup  de  force  dans  le 
fond  des  choses.  La  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  était 
une  âme  qui  inspirait  le  respect,  une  grande  intelligence, 
profondément  chrétienne,  seulement  trop  imbue  de  ces 
controverses  dans  lesquelles  étaient  engagés  ses  amis  et 
toute  sa  maison.  Elle  ne  dissimula  point  qu'elle  avait  lu 
les  écrits  qui  en  traitaient. 

a  Vous  ne  devriez  point  du  tout  vous  amuser  à  tout  cela, 
lui  dit  Parchevêque,  ni  vous  arrêter  à  un  M.  de  Lalane,  à 
un  M.  Girard.  Chacun  fait  sa  cause  la  meilleure  qu'il  peut; 
mais,  pour  vous  autres,  vous  devriez  tâcher  de  vous  tirer 
de  toutes  ces  fâcheuses  affaires,  et  voici  une  occasion  bien 
facile.  »  —  «  Je  pense.  Monseigneur,  lui  répondit-elle  avec 
rautorité  qu'elle  aussi  possédait  déjà,  qu'il  n'est  pas  si  aisé 
de  sortir  de  la  persécution  où  nous  sommes  exposées  depuis 
vingt-cinq  ans.  La  Signature  n'en  a  pas  été  le  commence- 


et  enfermée  aux  Annonciades  de  Saint-Denis,  elle  fut  des  premières 
à  succomber  :  elle  signa,  et  par  deux  fois.  11  est  vrai  qu'elle  en  eut 
ensuite  d'alfreux  remords  ;  lorsqu'elle  fut  réunie  à  ses  sœurs  de 
Port-Royal  au  monastère  des  Champs,  elle  demanda  avec  instance 
d'être  mise  au  rang  des  converses;  «  on  se  contenta  de  lui  accorder 
d'être  la  dernière  de  toute  la  Communauté^  quoiqu'elle  fût  des  an- 
ciennes. »  Elle  mourut  en  cet  état  et  privée  des  sacrements,  avant 
la  réconciliation  générale,  le  5  juillet  Î666.  C'était  une  religieuse 
qui  avait  été  d'abord  dans  la  Congrégation  de  Notre-Dame  et  qui 
avait  séjourné  en  Flandre,  où  elle  avait  été  initiée  aux  questions 
sur  la  Grâce  par  des  docteurs  de  ce  pays  ;  de  là  elle  était  passée  à 
Port-Royal.  Elle  était  extrêmement  maladive,  et  en  quatre  ans 
elle  avait  été  seize  fois  à  l'extrémité.  —  Quand  elle  eut  rétracté  sa 
signature,  elle  n'eut  rien  tant  à  cœur  que  de  multiplier  les  preuves 
do  son  repentir;  et  comme  le  monastère  des  Champs  était  alors 
bloqué  et  sans  communication  avec  le  dehors,  elle  ht  copies  sur 
copies  de  sa  Rétractation,  et  elle  les  jetait  de  tous  côtés  par  les  fe- 
nêtres, par-dessus  les  murs;  elle  les  semait  en  tous  lieux,  espé- 
rant qu'un  de  ces  papiers  irait  enfin  jusqu'à  ceux  qu'elle  voulait 
informer.  Pauvre  esprit  inquiet  et  qui  ne  faisait  que  changer  de 
fièvre  1 


190 


r^ORT  noYAL. 


mont,  et  jo  douterois  fort  qu'elle  en  fût  la  fin.  Je  vous  avoue 
que  quand  nous  n'aurions  que  notre  propre  expérience  pour 
nous  persuader  qu'on  demande  autre  chose  de  nous  qu'une 
marque  de  notre  obéissance,  il  nous  seroit  bien  difficile  de 
croire  qu'il  n'y  eût  pas  d'autre  cause  secrète  de  la  conduite 
qu'on  tient  sur  nous  aujourd'hui.  Vous  nous  avez  fait  l'hon- 
neur, Monseigneur,  de  nous  dire  hier  publiquement  que 
cette  maison  avoit  toujours  donné  édification  à  tout  le  monde 
par  sa  piété,  sa  régularité,  et  beaucoup  de  choses  que  nous 
écoutions  avec  confusion,  parce  que  nous  ne  méritons  point 
l'estime  qu'on  fait  de  nous  sur  tout  cola;  et  vous  avez  ajouté, 
Monseigneur,  qu'il  n'y  avoit  qu'en  un  point  qu'on  noussoup- 
çonnoit  de  manquer,  qui  est  sur  l'obéissance  à  nos  supé- 
rieurs ecciésiasliques.  Permettez-moi  de  vous  dire,  Monsei- 
gneur, que  si  nous  ne  sommes  accusées  que  de  ce  défaut,  il 
n'y  a  donc  que  deux  ans  que  nous  sommes  coupables,  et  il  y 
en  a  vingt-cinq,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  nous  sommes 
sans  cesse  affligées,  comme  aujourd'hui,  par  des  menaces 
continuelles  fondées  sur  des  calomnies  qu'on  invente  contre 
cette  maison....  » 

La  question  ainsi  reportée  à  ses  origines,  rarchevè- 
que,  qui  raisonnait  moins  avec  suite  qu'il  ne  causait 
comme  un  homme  du  monde,  se  mit  à  parler  de  ce  que, 
disait-il,  il  savait  d'original  sur  cela,  et  de  l'arrestation 
de  M.  de  Saint-Gyran,  et  du  dessein  qu'il  aurait  eu  vé- 
ritablement de  faire  une  secte  : 

«  Feu  M.  le  cardinal  de  Richelieu  étoit  pour  lors  à  Com- 
piègnc;  j'étois  son  maître  de  chambre;  il  m'appela  ce  jour- 
là  et  me  dit  :  «  Beaumont,  j'ai  fait  aujourd'hui  une  chose 
G  qui  fera  bien  crier  contre  moi  :  j'ai  fait  arrêter  ce  matin, 
«  par  ordre  du  roi,  l'abbé  de  Saint-Gyran.  Je  prévois  que 
a  tout  ce  qu'il  y  a  de  savants  et  de  gens  de  bien  s'élèveront 
«  contre  moi  :  car  il  faut  demeurer  d'accord  qu'il  a  ces 
a  deux  qualités,  il  est  savant  et  homme  de  bien.  Ainsi  tous 
«  ceux  qui  le  connoissent,  et  quantité  de  personnes  de  con- 
a  dition  qu'il  conduit,  trouveront  que  j'aurai  fait  une  grande 
ce  injustice..,.  »  Et  M.  le  Cardinal  ajouta  :  «  Quoi  qu'on 
«  puisse  dire  de  moi  dans  cette  occasion,  je  suis  persuadé 


LIVRE  GiNQUlÊMË. 


191 


«  que  l'Église  et  l'État  me  doivent  savoir  gré  de  ce  que  j'ai 
«  fait,  et  que  je  leur  ai  rendu  un  grand  service;  car  j'ai  été 
((  bien  averti  que  cet  abbé  a  des  opinions  particulières  et 
«  dangereuses,  qui  pourroient  quelque  jour  exciter  du  bruit 
«  et  de  la  division  dans  l'Église,  et  c'est  une  de  mes  maximes 
«  que  tout  ce  qui  peut  faire  du  trouble  dans  la  Religion  en 
(f  peut  aussi  causer  dans  l'État,  et  qu'ainsi  c'est  rendre  un 
((  service  important  à  tous  les  deux  que  de  prévenir  cela.  » 
Voilà  ce  que  M.  le  Cardinal  me  dit,  à  moi  qui  vous  parle,  et 
il  ne  parloit  pas  en  Tair....  » 

L'archevêque  ajouta  encore  quelques  mots  à  l'appui  de 
cette  imputation.  Il  se  trouvait  sans  le  savoir  devant  une 
âme  tout  intègre,  toute  sérieuse,  pénétrée  dès  Fenfance 
de  respect  et  de  vénération  pour  Thomme-dont  il  parlait 
par  ouï-dire  si  délibérément  ;  et  il  ne  soupçonnait  pas 
l'impression  pénible,  douloureuse,  qu'il  faisait  sur 
cette  nature  fermement  morale  et  austèrement  passion- 
née, qui  ne  reconnaissait  d'autre  loi  que  la  fidélité  chré- 
tienne. Je  voudrais  trouver  des  termes  mieux  appropriés 
encore  et  plus  dignes  ;  car  ici,  en  présence  de  la  sœur 
Angélique  de  Saint-Jean,  on  peut  la  blâmer,  mais  toute 
raillerie  expire  : 

«  Je  ne  me  souviens  point,  dit-elle,  de  la  réponse  que  je 
fis,  et  il  me  semble  que  je  ne  dis  rien  pour  justifier  M.  de 
Saint-Gyran,  dont  j'ai  eu  bien  du  scrupule.  Quoique  je  n'aie 
point  discerné  quel  mouvement  me  porta  alors  à  me  taire, 
i'ai  appréhendé  que  ce  n'eût  été  l'autorité  de  M.  l'archevêque 
qui  eût  fait  une  impression  de  respect  trop  humain  dans  mon 
.  esprit,  et  qui  m'eût  été  la  liberté  de  lui  témoigner  avec 
quelle  horreur  j'entendois  une  accusation  si  injurieuse  con- 
tre le  plus  saint  homme  que  j'aie  jamais  connu,  et  le  plus 
attaché  à  l'Église  par  une  charité  si  forte  et  si  tendre  qu'on 
la  pouvoit  appeler  son  unique  passion.  Je  sais  que  j'en  eus 
ce  sentiment,  mais  je  ne  sais  pourquoi  je  ne  le  fis  pas  pa- 
roître  autrement  que  par  mon  visage,  oii  je  m'assure  qu'il 
étoit  aisé  de  le  lire.  » 


192 


PORT-ROYAL. 


Il  y  a  le  petit  côté  h  tout  ceci,  il  y  a  le  côté  sérieux  et 
respectable.  Nous  nous  retrouvons  en  présence  de  ce 
dernier.  La  mère  Angélique  a  confiance  et  elle  croit: 
elle  soufl're  pour  ce  qu'elle  croit,  elle  s'offense  pour  ce 
qu'elle  aime.  Il  faut  passer  et  s'incliner. 

Avec  la  sœur  Christine  Briquet,  qui  fut  interrogée  le 
13  juin,  l'entretien  prit  un  tour  tout  différent.  Cette  pe- 
tite personne,  qui  devint  une  des  plus  respectables  reli- 
gieuses de  Port-Koyal,  alors  âgée  de  vingt-deux  ou 
vingt-trois  ans  au  plus,  et  qu'on  ne  pouvait  s'empêcher 
d'appeler  la  petite  Briquet,  était  l'une  des  plus  rares 
élèves  de  ce  monastère.  Nièce  de  MM.  Bignon  par  sa 
mère,  fille  de  l'avocat  général  Briquet  mort  jeune,  elle 
avait  été  mise  à  Port-Royal  dès  l'âge  de  trois  ans.  Avant 
d'être  en  âge  de  se  consacrer  à  Dieu  par  des  vœux  so- 
lennels, elle  s'était  liée  par  un  vœu  secret  le  jour  de  la 
Présentation  de  la  Vierge.  Ses  parents  avaient  tout  fait, 
dès  qu'ils  l'avaient  su,pour  s'opposera  un  tel  dessein.  On 
exigea  d'elle  qu'elle  sortît  au  moins  quelque  temps  du 
monastère,  qu'elle  retournâtdans  sa  famille,pour  faire  voir 
que  c'était  librement  qu'elle  se  décidait  ;  et,  comme  dit 
la  Relation,  «  elle  fut  quatre  mois  dans  le  siècle.  »  Elle 
avait  seize  ans.  Elle  demeura  chez  son  oncle  M.  Bignon 
l'avocat  général,  l'un  des  plus  anciens  élèves  des  petites 
Écoles  ;  elle  y  vit  le  Premier  Président  de  Lamoignon  qui 
s'attaqua  à  sa  conscience  et  voulut  lui  donner  scrupule  sur 
la  doctrine  des  personnes  qui  la  dirigeaient.  «Je  ne  sais, 
écrivait  à  ce  sujet  M.  Singlin  à  mademoiselle  Briquet, 
s'il  n'y  a  point  quelque  intérêt  caché  qui  lui  ait  fait  par- 
ler de  la  sorte  ;  mais  monsieur  votre  oncle  a  eu  raison  de 
trouver  à  redire  à  la  liberté  qu'il  a  prise  de  vous  parler 
ainsi,  n'étant  nullement  à  lui  à  vous  faire  des  scrupules 
de  conscience  pour  le  choix  que  vous  avez  fait  de  ce  mo- 
nastère, et  encore  moins  de  vous  parler  d'hérésie....  Et 
qui  a  constitué  ce  monsieur  notre  juge,  pour  nous  con- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


193 


damner  de  la  sorte  ?  Vous  lui  avez  bien  répondu  ;  mais 
a  Tavenir  ne  Técoutez  point,  lui  disant  que  vous  avez 
votre  confesseur  qui  doit  répondre  de  votre  conscience.  » 
La  sœur  Briquet  (car  elle  Tétait  déjà  par  son  vœu)  ne 
voulait  pas  être  seulement  religieuse,  elle  désirait  être 
sœur  converse,  c'est-à-dire  Tune  des  servantes  du  cou- 
vent ;  dans  une  personne  de  si  vif  esprit,  c'était  un  ex- 
cès et  un  raffinement  de  zèle,  qui  lui  faisait  dire  par 
M.  Singlin  :  «  Je  doute  que  ce  fût  pour  vous  un  état 
d'humiliation;  cela  vous  signaleroit....  Il  y  a  souvent 
plus  d'humilité  à  ne  pas  paroître  si  humble.  »  Après  sa 
courte  épreuve  mondaine  elle  rentra  à  Port-Royal,  y  fut 
guérie  peu  après,  et  miraculeusement  à  ce  qu'elle  crut, 
d'une  loupe  ou  enflure  au  genou  qu'elle  avait  depuis 
trois  mois;  ayant  fait  profession  en  1660,  elle  se  signala 
par  sa  ferveur,  sa  docilité,  choisissant  toujours  la  der- 
nière place,  préférant  les  moindres  emplois.  Quand  elle 
se  trouvait  en  présence  de  quelqu'un  du  dehors,  elle 
n^'avait  que  des  paroles  de  reconnaissance  pour  la  mai- 
son, comme  si  elle  y  avait  été  reçue  par  pure  charité  et 
n'y  avait  point  apporté  de  grands  biens.  Voilà  des  ver- 
tus; sur  un  point  pourtant,  le  faible  de  la  nature  se  re- 
trouvait. «  Si  son  humilité  étoit  grande,  a-t-on  dit,  rien 
n'étoit  au-dessus  de  son  amour  pour  la  vérité;  elle  l'ai- 
moit  comme  un  trésor  précieux.  »  Or  cette  vérité, 
c'était  de  ne  pas  céder  sur  la  signature,  de  ne  pas  acquies- 
cera la  condamnation  de  Jansénius.  Elle  était  donc  très- 
humble,  hors  sur  ce  point  où  l'amour-propre  de  Pesprit 
se  métamorphosait  en  amour  de  la  vérité  et  redevenait 
intraitable.  M.  de  Péréfixe  ne  s'en  aperçut  que  trop; 
mais,  au  premier  entretien,  il  fut  séduit  par  cette  inté- 
-  ressaute  petite  personne  qui  prétextait  d'ignorance  sur 
ces  matières  et  en  causait  si  pertinemment.  «  Je  vois  bien, 
ina  chère  fille,  lui  disait  l'archevêque,  que  vous  avez  de 
l'esprit,  et  que  vous  êtes  capable  de  raison  :  c'est  pour- 

IV  —  13 


194 


PORT-ROYAL. 


quoi  je  vous  veux  un  peu  eutretenir.  Quand  on  trouve 
des  personnes  qui  f aisonnent,  il  y  a  plaisir  de  leur  par- 
ler ;  mais,  en  vérité,  j'en  ai  vu  de  qui  je  pouvois  à  peine 
tirer  une  parole  raisonnable.  »  L'archevêque  se  trouve 
ainsi  induit  à  raisonner  théologie  avec  cette  jeune  reli- 
gieuse de  vingt-trois  ans,  à  lui  donner  toutes  les  expli- 
cations et  à  écouter  ses  réponses.  Ce  n  est  pas  qu  à  de 
certains  moments  il  ne  soit  près  de  s'emporter  encore  en 
la  voyant  si  obstinée  dans  ses  raisons  ;  mais  bientôt  elle 
le  ramène,  elle  l'apaise,  et  il  se  remet  à  l'écouter,  sus- 
pendu à  ce  babil  théologique  qu'il  est  étonné  de  rencon- 
trer si  facile  et  si  aiguisé  dans  un  si  jeune  âge.  «  Tout 
ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici  peut  paroître  trop  libre,  dit-elle 
elle-même  dans  le  récit  de  son  interrogatoire,  mais  je 
l'ai  fait  voyant  qu'il  s'en  divertissoit  et  qu'il  sembloit  que 
plus  j'en  disois,  et  mieux  il  le  recevoit,  »  Cette  qualité 
de  nièce  de  M.  Bignonnenuit  pas  non  plus  à  cequ'il  l'é- 
coute plus  volontiers.  Il  lui  parle  familièrement,  bonne- 
ment :  c'est  à  elle  qu'il  explique  comment  il  voudrait 
voir  de  bonnes  religieuses,  de  simples  filles  venant  le 
consulter  et  s'en  remettant  béatement  à  lui  dans  leurs 
doutes  ;  il  s'adressait  bien  I  II  emploie,  pour  la  convain- 
cre du  tort  de  ces  Messieurs,  les  formes  lès  plus  gaies 
et  même  les  plus  burlesques,  dont  elle  s'empare  en  les 
racontant  ;  et  elle  n'a  garde,  la  malicieuse  enfant  des 
Provinciales,  d'omettre  le  jeu  de  scène,  le  bonnet 
carré  qu'il  ôte  et  remet  de  temps  en  temps  avec  force 
gestes: 

«  Vous  savez  bien,  Monseigneur,  lui  dit-elle,  qu'ils  (ces 
Messieurs)  ont  déclaré  qu'ils  condamnoient  les  cinq  Proposi-: 
tiens,  en  quelque  lieu  qu'elles  soient.  » 

—  «  De  quoi  cela  sert-il?  répond  l'archevêque;  tant  qu'ils 
nieront  le  fait^  ils  ne  seront  pas  soumis  au  Pape.  C'est  lui 
faire  une  injure  insupportable  que  de  dire  que  lui,  et  tout 
son  Conseil,  n'a  pas  été  capable  de  bien  juger  d'un  livre; 


LIVRE  CINQUIÈME.  195 


c'est  dire  qu'il  est  un  fou  et  qu'il  ne  sait  ce  qu'il  àit,  ou  du 
moins  c'est  lui  dire  :  «  Saint  Pere,  vous  êtes  un  bon  innocent^ 
vous  n'y  entendez  rien,  »  Si  le  Pape  vous  disoit  :  «  Donnez 
un  soufflet  à  votre  abbesse,  y>  vous  auriez  raison  de  lui  dire  : 
«  Saint  Père^  je  n'en  ferai  rien^  vous  êtes  un  fou,  tout  Saint 
Père  que  vous  êtes;  vous  n^êtes  pas  sage^  cest  pourquoi  je  ne 
vous  obéirai  pas.  »  Mais  quaad  le  Pape  a  décidé  une  question 
dans  l'Église ,  qu'il  l'a  examinée  comme  il  faut,  et  qu'ensuite 
il  a  prononcé  sentence  et  a  décidé  qu'il  condamne  une  telle 
doctrine  tirée  d'un  tel  auteur,  qui  ne  voit  que  c'est  une 
hardiesse  insupportable  à  des  théologiens  de  soutenir  le 
contraire?  Et  ils  ne  le  font,  comme  je  vous  Pal  déjà  dit, 
ils  ne  nient  le  fait  qu'afin  de  pouvoir  un  jour  défendre 
le  droit,  » 

M.  de  Péréfixe  lui  exprimait  d'ailleurs  assez  naïve- 
ment l'état  où  elles  étaient,  elles  les  religieuses  de  Port- 
Royal,  quand  elles  allaient  porter,  comme  on  disait, 
leurs  raisons  et  leurs  scrupules  an  pied  du  Crucifix  : 

(t  Oui,  et  à  quoi  servent  toutes  vos  prières?  vous  portez 
devant  Dieu  un  esprit  de  préoccupation  et  d'opiniâtreté  :  quel 
moyen  que  Dieu  vous  écoute?  Vous  lui  allez  dire  :  «  Mon 
Dieu^  donnez-moi  votre  esprit  et  votre  grâce;  mais^  mon  Dieu,, 
k  ne  veux  pas  signer,  je  me  garderai  bien  de  le  faire  pour  tout 
ce  quon  m'en  dira.  »  Après  cela,  quel  moyen  que  Dieu  vous 
exauce?  » 

Cet  entretien  du  13  juin  avec  la  sœur  Briquet  se  pro- 
longea au  delàdes  bornes  ordinaires  d'un  interrogatoire; 
M.  de  Péréfixe  s'y  oublia.  Je  me  rappelle  que  lorsque 
j'avais  l'honneur  de  causer  avec  M.  Royer-CoUard  de 
ces  caractères  et  personnages  de  Port-Royâl,  dès  qu'il 
lui  arrivait  de  prononcer  le  nom  de  la  sœur  Briquet  : 

Et  la  sœur  Christine  Briquet,  Monsieur  I...  »  il  écla- 
tait de  rire,  de  ce  rire  mordant  et  bruyant  qui  lui  était 
naturel.  Elle  faisait  sa  joie  et  sa  jubilation,  chaque  fois 
qu'ilyressongeait.  Ce  raisonnement  obstiné  et  subtil,  ce 
ton  vif,  railleur  et  presque  leste  au  milieu  d'une  austérité 


196 


PORT-ROYAL. 


si  tendre  et  d'une  ardeur  au  fond  si  sérieuse,  il  y  avait 
là  en  elîot  de  quoi  intéresser  et  donner  le  plaisir  de  la 
surprise  dès  qu'on  y  entrait.  Elle  produisit  un  peu  le 
même  effet  sur  M.  de  Péréfixe,  en  attendant  qu'elle  le 
désolât  par  la  durée  de  sa  révolte  et  la  fécondité  de  ses 
stratagèmes.  Dans  la  Relation  qu'elle  a  écrite  de  son  in- 
terrogatoire, il  est  évident  qu'elle-même  s'enivre  et  se 
grise  légèrement  de  sa  parole  ;  elle  a  sa  fumée  de  jeu- 
nesse. Nous  la  verrons  une  des  plus  actives  dans  ce  siège 
que  va  soutenir  Port-Royal,  et,  avec  la  mère  Angélique 
de  Saint-Jean,  la  plus  vaillante  à  résister  au  choc.  La 
sœur  Christine  Briquet  peut  être  considérée  comme  la 
plus  parfaite  élève  de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean. 
On  entrevoit  que  quelques  unes  des  religieuses,  plus  fidè- 
les à  l'esprit  du  premier  et  ancien  Port -Royal,  estimaient 
qu'elle  était  trop  disposée  à  écrire,  à  se  répandre,  et  à 
propos  d'une  prière  t)u  Effusion  de  cœur  qu'elle  com- 
posa quelque  temps  après  et  dont  il  circula  des  copies, 
la  prieure  du  monastère  des  Champs  (la  mère  Du  Far- 
gis),  à  qui  on  demandait  ce  qu'elle  en  pensait,  répondit 
«  qu'elle  se  croyoit  obligée  dédire  qu'elle  aimeroit  mieux 
que  ses  Sœurs  se  contentassent  de  répandre  leurs  cœurs 
devant  Dieu  que  de  les  répandre  avec  tant  d'effusion  de- 
vant les  hommes.  »  Avec  les  années  et  un  régime  de  mor- 
tification continue,  cet  excès  de  séve  chez  la  sœur  Chris- 
tine Briquet  se  tempérera  et  tournera  tout  au  profit  de 
la  vie  du  cœur. 

M.  de  Péréfixe  termina  et  conclut  sa  visite  le  samedi 
14  juin;  toute  la  Communauté  étant  rassemblée  au  cha- 
pitre, il  fit  apporter  un  réchaud  allumé  et  brûla  les  pa- 
piers qu'il  avait  écrits  durant  le  scrutin,  afin  de  donner 
à  toutes  la  sécurité  du  secret.  Mais  tandis  qu'il  brûlait 
par  discrétion  les  interrogatoires  des  religieuses,  celles- 
ci,  qui  les  avaient  rédigés  de  leur  côté,  en  faisaient  col- 
lection dans  leurs  archives.  Il  adressa  alors  à  la  Commu- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


197 


nauté  un  long  discours  où,  à  côté  des  trivialités  dont  il 
ne  savait  se  passer,  il  y  avait  des  observations  fort 
justes  : 

«  Vous  préférez,  disait-il,  les  sentiments  particuliers  d'une 
petite  poignéo  de  gens  à  ceux  du  Pape  et  de  votré  arche- 
vêque. Ces  personnes  vous  ont  prévenues  et  vous  ont  enga- 
gées à  soutenir  leur  parti.  Je  ne  veux  pas  juger  de  leurs 
intentions;  mais  peut-être  aimeroient-eïs  mieux  vous  voir 
périr  que  de  vous  voir  rendre  à  ce  que  Von  désire  de  vous. 
Us  sont  bien  aises  d'avoir  pour  eux  une  Communauté  comme 
celle-ci;  c'est  un  grand  corps,  ce  sont  des  filles  fort  ver- 
tueuses, cela  a  de  l'éclat  :  ainsi  ils  font  tout  ce  qu'ils  peu- 
vent pour  vous  retenir  dans  leurs  opinions.  Vous  ne  me 
persuaderez  pas  que  vous  n'avez  pas  lu  leurs  écrits,  au 
moins  quelques-unes;  car  je  vois  que  les  réponses  que 
plusieurs  d'entre  vous  m'ont  faites  sont  les  mêmes  choses 
qui  sont  dans  leurs  feuilles  volantes  et  dans  leurs  pape- 
rasses. » 

Mais  il  manquait  à  tout  cela  le  ton,  le  tact,  la  mesure, 
ce  qui  fait  l'autorité  et  mène  à  la  persuasion.  Il  outrait 
les  esprits  qu'il  n'eût  point  gagnés,  même  en  se  les  con- 
ciliant. Il  froissait  sans  mauvaise  intention  les  parties 
généreuses  ou  délicates  des  âmes. 

L'archevêque,  en  finissant,  déclara  qu'il  leur  laissait 
trois  semaines  pour  faire  leurs  réflexions,  et  qu'il  leur 
donnait  pour  confesseur  et  pour  conseil  M.  Ghamillard, 
docteur  de  Sorbonne.  Après  quoi,  au* moment  de  sortir, 
se  ravisant  sur  une  parole  de  Tabbesse,  il  se  remit  dans 
son  fauteuil  et  permit  qu'une  conversation  se  tînt  devant 
lui  etaveclui  ainsi  qu'avec  ses  grands  vicaires.  Chaque 
sœur  qui  voulait  parler,  le  fit.  Cette  conversation  confuse, 
et  qui  dura  plus  de  trois  heures,  ne  fut  point  à  son  avan- 
tage. Dans  cette  lutte  de  la  raison  et  de  la  conscience 
opiniâtrées  sur  un  point  contre  le  principe  d'autorité,  ce 
principe  gagnait  peu  à  être  personnifié  en  lui  et  à  se 
produire  de  près  sous  des  formes  si  contraires  à  la  dis- 


198 


PORT-ROYAL. 


crétion  et  à  la  gravité  dont  ne  se  déparlaient  jamais  ces 
Messieurs. 

L'archevêque  sorti,  on  se  prépara  pour  Tassant.  Les 
amis  du  dehors  écrivaient  h  Penvi  des  lettres  d'encoura- 
gement et  de  réconfort.  M.  d'Andilly,  qui  avait  été  pré- 
cédemment pour  qu'on  cédât,  ne  s'en  souvenait  plus 
maintenant  que  la  gloire  était  en  jeu,  et  il  redevenait  un 
pur  Arnauld.  Il  écrivait  à  sa  hlle  la  sœur  Angélique  de 
Sainl-Jean  une  lettre  dans  laquelle  il  comparait  tout  le 
monastère  à  une  famille  des  premiers  chrétiens  : 

«  En  vérité,  vous  êtes  trop  heureuses,  et  je  m'estimerois 
trop  heureux  de  participer  à  vos  souffrances,  pour  pouvoir 
espérer  de  participer  à  vos  couronnes!  Je  vous  donne  et  à 
toutes  vos  sœurs,  de  tout  mon  cœur,  quoique  je  sois  un 
très-grand  pécheur,  toute  la  bénédiction  qu'un  père  peut 
donner  à  des  enfants  qu'il  aime  parfaitement,  et  qu'il  s'es- 
time trop  heureux  d'avoir  mis  au  monde  en  voyant  de 
quelle  sorte  il  a  plu  à  Dieu  de  les  recevoir  pour  siens....  Je 
lui  rends,  ma  très-chère  fille,  en  vous  remettant  entre  ses 
mains,  le  présent  qu'il  m'a  fait  lorsque  vous  êtes  venue  au 
monde.  » 

Il  parlait  ainsi  comme  Abraham  immolant  son  Isaac. 

M.  Ghamillard  commença  ses  fonctions  de  confesseur, 
mais  sans  succès.  On  a  une  de  ces  confessions,  et  non 
par  lui,  il  n'aurait-  pas  à  ce  point  trahi  son  devoir,  mais 
par  celle  même  qui  se  confessait,  et  qui  ne  crut  point 
apparemment  manquer  au  sien,  en  soulevant  un  coin  du 
voile  du  sacrement.  C'est  encore  la  sœur  Christine  Bri- 
quet qui  a  cette  hardiesse.  Elle  mit  par  écrit  toute  la 
fin  de  la  confession  et  ce  qui  suivit,  sous  le  titre  de  con- 
férence. Elle  y  pose  nettement  la  question  de  la  raison 
en  face  de  l'autorité;  elle  plaide  contre  M.  Ghamillard 
pour  le  bon  sens  individuel,  qui  ne  cède  et  ne  se  soumet 
que  lorsqu'il  est  convaincu  ; 


LIVRE  CINQUIÈME. 


199 


t  Mais,  lui  dit  M.  Ghamillard,  si,  après  qu'on  vous  a  donné 
de  bonnes  raisons,  vous  n'étiez  pas  convaincue,  ne  vous  sou- 
mettriez-vous  pas?  » 

Réponse.  «  Par  la  grâce  de  Dieu,  Monsieur,  je  ne  suis  pas 
sujette  à  être  tourmentée  par  ces  sortes  de  scrupules  qui 
ne  peuvent  être  levés  par  la  raison;  mais,  si  j'en  avois,  ce 
seroit  une  foiblesse  d'esprit,  et  ainsi,  après  qu'on  m'auroit 
dit  ce  qu'on  auroit  pu,  on  m'y  laisseroit,  et  ce  ne  seroit 
pas  un  péché  à  moi  d'y  demeurer,  ce  seroit  seuleinent  une 
bêtise,  » 

c(  Mais,  reprend  M.  Ghamillard,  comment  vous  ètes-vous 
résolue  à  embrasser  la  vie  que  vous  menez?  Y  a-t-il  rien  de 
plus  opposé  à  la  raison  que  de  renoncer  comme  vous  faites 
à  tous  les  plaisirs  et  les  commodités  de  la  vie,  puisque 
même  on  sait  qu'on  se  peut  sauver  dans  le  monde  sans  me- 
ner une  vie  si  austère;  qu'avez-vous  donc  fait  alors  de  votre 
raison?  » 

Réponse.  <r  J'en  ai  fait  ce  que  j'en  fais  toutes  les  fois  que 
l'on  me  propose  des  vérités  divines,  je  l'ai  captivée  pour 
croire  à  la  parole  de  Dieu  et  à  l'Évangile  ;  je  ne  cherche  ja- 
mais des  raisons  dans  les  choses  divines.,,,  » 

Si  elle  n'a  pas  de  peine  à  croire  ce  qu'on  lui  com- 
mande dans  cet  ordre  des  choses  divines,  c'est  (elle  le 
dit  expressément)  parce  que  Dieu  lui  a  fait  la  grâce  de 
lui  donner  la  foi  :  «  Mais  pour  les  hommes  qui  n'ont 
point  de  grâce  à  me  donner,  ils  ont  coutume  de  me 
payer  de  raisons.  »  Autrement  elle  ne  se  tient  point 
pour  convaincue. 

M.  Ghamillard  n'est  que  dans  le  vrai  en  lui  faisant 
remarquer  qu'elle  est  ici  sur  la  pente  la  plus  rapide  du 
Calvinisme  :  Dieu  donne  la  grâce  comme  il  lui  plaît,  et 
Ton  se  soumet  à  l'Esprit  ;  pour  tout  le  reste  on  veut 
des  raisons.  Ce  n'est  plus  là  l'Eglise  catholique,  c'est 
l'École  de  Jésus-Christ  dans  une  simplicité  qui  est  la 
Réforme. 

c(  Je  vis  bien  que  je  m'étois  trop  avancée^  ajoute  en  finis- 
sant la  sœur  Christine  Briquet,  qui  ne  se  rendait  compte  de 


200 


PORT-ROYAL. 


son  audace  qu'à  demi....  Je  me  retirai  donc  avec  résolution 
de  ne  plus  parler;  je  vois  bien  que  je  n'en  suis  pas  capable 
et  que  je  m'emporte  plus  loin  que  je  ne  veux.  Si  j'avois  trouvé 
un  homme  aussi  passionné  que  le  paroit  être  M.  de  LaBrune- 
tic-.re,  je  ne  sais  jusqu'où  j'aurois  été  :  c'est  pourquoi  je  ne 
m'engagerai  plus  avec  ces  personnes.  Je  mettrai  désormais 
toute  ma  force  dans  le  silence,  espérant  que  Celui  qui  nous  a 
engagées  à  soufirir  pour  sa  grâce  nous  donnera  la  même 
grâce  pour  persévérer  jusqu'à  la  mort  dans  toutes  sortes  de 
persécutions  et  de  tribulations.  » 

M.  Ghamillard^  nommé  confesseur,  essayait  de  s'at- 
tribuer les  droits  de  la  Supériorité,  ceux  dont  M.  Sin- 
glin  avait  été  investi.  Il  eut  envie  de  voir  toutes  les  sœurs 
en  particulier,  les  grilles  ouvertes  et  le  voile  levé.  On 
éluda  ses  prétentions,  et -on  prit  un  moyen  parti  :  «  on 
ne  crut  pas  devoir  contester  pour  lui  refuser  d'ouvrir  la 
grills,  mais  on  refusa  absolument  de  lever  les  voiles. 
Ainsi  chacune  y  fut  avec  son  grand  voile  baissé,  et  il 
parla  à  toutes,  mais  il  ne  gagna  rien  sur  pas  une.  » 

Il  amena  plusieurs  fois  avec  lui,  comme  un  auxiliaire 
qui  lui  était  donné  par  l'archevêque,  le  Père  Esprit  de 
rOratoire,  lequel  en  cette  circonstance,  disaient  les  Jan- 
sénistes, fît  peu  d'honneur  à  son  nom.  Ce  Père  Esprit, 
frère  aîné  de  l'académicien,  «  petit  homme,  et  qui  a  de 
Pesprit  comme  un  lutin,  »  disait  Tallemant,  était  alors 
vieux,  sourd,  et  il  embarrassa  plus  d'une  fois  M.  Cha- 
millard  et  le  mit  sur  les  épines  en  donnant  d'autres  rai- 
sons que  les  siennes  et  en  développant  à  tue-tête  une 
autre  théorie  sur  la  foi  humaine.  Tous  deux  s'accor- 
daient à  proposer  aux  religieuses  une  voie  d'accommo- 
dement, un  mode  de  signature  qui  eût  levé  les  difficultés 
et  conjuré  le  périL  Mais  ils  ne  réussirent,  et  surtout  le 
Père  Esprit,  qu'à  donner,  à  leurs  dépens,  une  comédie 
à  cas  pieuses  filles,  moins  pieuses  en  cela  qu'on  ûe  vou- 
drait, puisqu'elles  tournent  en  ridicule,  dans  leur  Rela-- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


201 


don,  un  honnête  homme  qui  se  mettait  en  quatre  pour 
les  tirer  d'affaire. 

Voulant  couper  court  à  ces  pourparlers,  les  reli- 
gieuses, de  leur  côté,  donnèrent  une  signature,  mais  qui 
n'était  pas  la  bonne  et  celle  qu'on  leur  demandait;  elles 
la  firent  remettre  à  l'archevêque  par  les  mains  du  peintre 
Champagne,  leur  ami.  Le  peintre  et  l'archevêque  s'at- 
tendrirent presque  à  en  pleurer.  Tout  était  en  mouve- 
ment pendant  ces  semaines  autour  de  Port-RoyaL  Ma- 
dame de  Sablé,  madame  de  Liancourt,  mademoiselle  de 
Vertus,  madame  de  Longueville  multipliaient  les  ques- 
tions, les  avis;  on  s'agitait,  autant  qu'on  peut  Timaginer 
de  quelques-unes  de  ces  personnes  dont  Tactivité,  de 
tout  temps  extrême,  n'avait  fait  que  changer  de  sphère. 
Cependant  les  religieuses  recouraient  aux  derniers  grands 
moyens.  Une  maladie  de  l'archevêque,  une  fièvre  double- 
tierce  étant  venue  retarder  l'exécution  de  ses  desseins, 
elles  dressèrent  une  Requête  ou  Prière  à  saint  Laurent^ 
qui  éclairé  les  aveugles;  et  par  aveugles,  elles  enten* 
daient,  non  l'archevêque,  comme  on  le  croirait,  mais 
elles-mêmes.  Elles  avaient  déjà  adressé  une  semblable 
Requête  à  sainte  Marie-Madeleine ,  et  une  autre  aux 
apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul,  On  mettait  ces  Re- 
quêtes sous  la  nappe  de  l'autel,  pendant  la  messe,  le 
jour  de  la  fête  des  susdits  saints.  Elles  adressèrent  suc- 
cessivement desRequêtesdu  même  genre  à  Jésus- Christ^ 
couronné  crépines,  à  la  sainte  Vierge,  à  saint  Bernard, 
leur  père  spirituel,  et  on  eut  soin  que  celle-ci  fût  portée 
à  Glaîrvaux  sur  son  tombeau.  Enfin,  le  mardi  13  août, 
la  Communauté  commença  une  neuvaine  à  la  Sainte- 
Épine  pour  demander  à  Dieu  la  santé  de  M.  l'arche- 
vêque. Voilà  bien  des  contradictions  et  des  incohérences 
pour  des  personnes  qui  tiennent  à  être  dans  le  vrai  de 
leur  raison;  mais  Port-Royal  est  cela,  il  s'arrête  à  mi- 
chemin  en  toutes  choses   il  veut  de  la  raison,  et  il  ne 


202 


PORT-ROYAL. 


croit  qu'à  la  Grâce  ;  il  résiste  à  son  archevêque  et  h  en 
moque,  et  au  même  moment,  si  cet  archevêque  a  la 
fièvre,  il  adresse  prière  à  un  saint  d'intercéder  près  de 
Dieu  pour  le  guérir. 

J'en  viens  aux  scènes  du  21  et  du  26  août.  Ce  n'est 
pas  rhistoire  de  Port-Royal  que  j 'écris,  et  je  ne  prétends 
pas  dispenser  de  lire  les  anciennes  histoires  du  monas- 
tère, qui  ne  se  referont  pas.  C'est  le  portrait  de  Port- 
Royal  que  je  fais,  c'est  son  esprit  que  j'essaye  de  ressaisir 
en  le  marquant  dans  les  circonstances  ou  dans  les  per- 
sonnages les  plus  notables.  Le  jeudi  donc,  21  août, 
dernier  jour  de  la  neuvaine  qu'on  faisait  pour  le  réta- 
blissement de  sa  santé,  l'archevêque  «  vint  lui-même, 
dit  la  Relation,  nous  en  apprendre  des  nouvelles.  » 
Il  arriva  à  Port-Royal  vers  midi  et  demi,  et  après  une 
courte  station  à  l'église,  il  assembla  la  Communauté  et 
lui  tint  un  discours,  dans  lequel  il  déclara  que  les  délais 
étaient  expirés,  que  tous  les  doutes  avaient  été  ou  dû 
être  résolus;  qu'il  n'avait  plus  qu'à  commander,  sous 
peine  de  désobéissance,  de  souscrire  son  Mandement 
avec  le  Formulaire  qui  y  était  joint;  qu'il  allait  interro- 
ger toutes  les  religieuses  une  à  une  pour  leur  demander 
leur  résolution,  et  qu'il  aviserait  ensuite  à  prendre  les 
mesures  que  Dieu  et  sa  conscience  lui  suggéreraient. 

Il  procéda  immédiatement  à  l'interrogatoire,  qui  fut 
bref  pour  chacune.  Pendant  ce  défilé  rapide,  la  Com- 
munauté était  restée  assemblée  près  de  là,  dans  la 
chambre  de  la  mère  Agnès.  On  priait  Dieu,  on  se  de- 
mandait avec  anxiété  ce  qu'allait  faire  l'archevêque;  on 
interrogeait  les  sorts,  comme  on  faisait  autrefois  les 
sorts  homériques  ou  les  sorts  virgiliens,  ce  qui  ne 
manque  presque  jamais  de  fournir  une  réponse  à  des 
imaginations  aux  aguets. 

((  Dans  cet  effroi  et  cette  attente,  dit  la  Relation,  la  mère 
Agnès  ayant  ouvert  le  Nouveau -Testament,  elle  trouva  à 


LIVRE  CINQUIÈME. 


203 


Touverture  du  livre  ces  paroles  :  Hœc  est  hora  vestra,  et  po- 
testas  tenebrarum  *;  ce  qui  nous  confirma  dans  la  pensée  que 
notre  heure  étoit  venue  de  souffrir,  et  que  nous  ne  devions 
plus  penser  à  autre  chose  qu'à  nous  y  disposer.  » 

Lorsqu'il  eut  fini  cette  revue  des  religieuses  une  à 
une,  et  qu'il  les  eut  toutes  trouvées  unanimes  à  résister, 
l'archevêque,  qui  n'était  que  depuis  deux  jours  hors  de 
fièvre,  n'y  tint  pas,  et  ayant  fait  rappeler  la  Commu- 
iiauté  qu'il  avait  congédiée  d'abord,  il  dit  d'un  ton  pé- 
nétré et  avec  une  solennité  terrible  : 

-  «  Si  jamais  homme  du  monde  a  eu  sujet  d'avoir  le  cœur 
outré  de  douleur,  je  puis  dire  que  c'est  moi,  qui  ai  plus  de 
sujet  que  personnne  de  l'avoir  outré  et  pénétré,  après  vous 
avoir  trouvées  toutes  dans  l'opiniâtreté,  la  désobéissance  et 
la  rébelMon,  préférant  par  orgueil  vos  sentiments  à  ceux  de 
vos  supérieurs,  et  ne  voulant  point  vous  rendre  à  leurs 
avertissements  et  à  leurs  remontrances.  C'est  pourquoi  je 
vous  déclare  aujourd'hui  rebelles  et  désobéissantes  à  l'Église 
et  à  votre  archevêque,  et  comme  telles  je  vous  déclare  que 
je  vous  juge  incapables...  (il  fit  ici  une  pause,  comme  s'il 
eût  hésité  sur  ce  qu'il  avait  à  dire  et  qu'il  y  eût  pensé,  et 
puis  il  continua  :)  de  la  fréquentation  et  de  la  participation 
des  sacrements.  Je  vous  défends  de  vous  en  approcher 
comme  en  étant  indignes  à  cause  de  votre  opiniâtreté  et  de 
votre  désobéissance,  et  ayant  mérité  d'être  punies  et  sépa- 
rées de  toutes  les  choses  saintes.  Je  reviendrai  au  premier 
jour  y  mettre  ordre,  selon  que  Dieu  et  ma  conscience  m'y 
obligent.  » 

Aussitôt  ces  paroles  prononcées,  il  tourna  le  dos  et 
sortit,  laissant  le  parloir  où  étaient  les  sœurs  assem- 
blées, dans  une  inexprimable  agitation  et  dans  une  ex- 

1.  «  d'est  ici  votre  heure  et  la  puissance  des  ténèbrés.  »  Ce  sont 
les  paroles  que  Jésus-Christ  au  jardin  des  Olives  adressait  aux 
princes  des  prêtres  et  aux  capitaines  des  gardes  qui  venaient  pour 
l'arrêter.  (Saint  Luc,  chap.  xxii,  53.) 


204 


FOHT-ROYAr.. 


plosion  de  larmes,  de  cris,  d'interjections  de  toutes 
sortes. 

Ayant  vu,  en  descendant,  qu'il  y  avait  dacs  la  cour 
du  monastère  plusieurs  personnes  qui  l'attendaient,  et 
particulièrement  la  princesse  de  Guemené,  M.  de  Péré- 
qxe,  qui  ne  se  souciait,  pas  de  les  rencontrer,  s'arrêta 
Jans  une  chambre  au-dessous  du  parloir,  puis  remonta 
dans  le  parloir  même,  où  la  plupart  des  sœurs  se  trou- 
vaient encore;  et  c'est  à  ce  moment  qu'il  se  laissa  aller 
à  des  emportements  regrettables  pour  son  caractère  et 
pour  son  autorité.  Au  milieu  de  divers  propos  qui  s'en- 
tre-croisaient  et  des  questions  qui  lui  étaient  faites,  la 
mère  de  Ligny,  abbesse,  lui  ayant  voulu  parler,  il  l'in- 
terrompit d'impatience,  en  lui  disant  : 

(ï  Taisez-vous,  vous  n'êtes  qu'une  petite  opiniâtre  et  une 
superbe,  qui  n'avez  point  d'esprit,  et  vous  vous  mêlez  de 
juger  de  choses  à  quoi  vous  n'entendez  rien;  vous  n'êtes 
qu'une  petite  pimbêche^  une  petite  sotte,  une  petite  igno- 
rante qui  ne  savez  ce  que  vous  voulez  dire  ;  il  ne  faut  que 
voir  votre  mine  pour  le  reconnoître  :  on  voit  tout  cela  sur 
votre  visage.  » 

Les  pages  et  laquais  qui  étaient  remontés  pour 
donner  à  l'archevêque  son  manteau  purent  entendre  de 
la  porte  ces  étranges  paroles  proférées  dans  un  transport 
de  colère. 

Quant  à  l'abbesse  ainsi  apostrophée,  «  on  peut  rendre 
ce  témoignage  à  sa  vertu,  a  écrit  l'une  des  plus  dignes 
assistantes,  qu'elle  ne  parut  jamais  plus  calme  que 
pendant  ce  tonnerre,  et  que  son  visage  fut  moins  altéré 
des  injures  qu'il  ne  l'auroit  été  de  quelque  louange,  qui 
au  moins  l'auroit  fait  rougir;  elle  ne  changea  pas  seu- 
lement de  couleur.  » 

L'archevêque,  quelques  jours  après,  quand  on  lui 
représenta  ces  mêmes  paroles  imprimées  (car  les  reli- 
gieuses de  Port-Royal  écrivaient  tout,  et  les  Messieurs 


LIVRE  CINQUIÈME. 


205 


imprimaient  tout) ,  ne  pouvait  se  décider  à  les  recon- 
naître comme  siennes  et  demandait  à  chacun  s'il  les 
avait  dites  en  effet  :  «  On  me  fait  dire  aussi  de  belles 
choses;  on  écrit,  je  ne  sais  pas  qui,  que  j'ai  appelé  votre 
abbesse  d'un  nom  que  je  ne  sais  seulement  pas,  et  que 
les  honnêtes  gens  n'entendent  point,  que  je  Tai  appelée 
mijaurée;  mijaurée!  où  l'aurois-je  pris?  »  Le  fait  est 
que  ce  n'était  pas  mijaurée,  c'était  bien  pimbêche  qui  lui 
était  échappé  tout  naturelle^ment. 

Une  des  sœurs  s'étant  écriée  que  dans  le  Ciel  il  y 
avait  un  autre  juge  qui  leur  rendrait  plus  de  justice,  il 
répondit,  sortant  de  plus  en  plus  du  ton  d'évêque  et  de 
chrétien  ;  «  Oui,  oui,  quand  nous  y  serons,  nous  ver- 
rons comment  les  choses  iront!  » 

C'est  alors  pourtant  qu'il  trouva  cet  autre  mot  plus 
heureux,  souvent  répété  depuis  avec  variante  par  lui- 
même,  et  qui  est  resté  pour  qualifier  l'esprit  des  reli- 
gieuses de  Port-Royal  en  cette  rencontre  :  «  Elles  sont 
pures  comme  des  Anges,  et  orgueilleuses  comme  des 
Démons  ^  »  Il  le  leur  dit  à  elles,  et  il  le  redit  Tinstant 
d'après  à  madame  de  Guemené  qui  alla  au-devant  de  lui 
à  sa  sortie  et  dont  il  ne  put  éviter  la  rencontre. 

11  était  à  peine  en  carrosse  que  la  Communauté  s'as- 
semblant  en  chapitre  rédigeait  une  Protestation  en  règle, 
et  destinée  à  être  lue,  contre  la  défense  qu'il  venait  de 
leur  faire  des  sacrements,  défense  purement  verbale, 
faite  sans  aucun  des  caractères  d'une  sentence  juridique, 
sans  aucune  des  formalités  d'usage,  et  avec  tous  les 
signes  d'une  passion  visible  : 

«  Que  Dieu  soit  juge  entre  lui  et  nous,  y  disaient-elles,  et 
que  toutes  les  personnes  qui  aiment  la  justice  portent  corn- 

1.  Ou  encore  :  «  Elles  sont  pures  comme  des  Anges,  mais  or- 
gueilleuses comme  Lucifer  et  opiniâtres  comme  des  Démons,  k 
Mais  la  plus  courte  version  est  la  meilleure. 


206 


PORT-ROYAL. 


passion  à  une  Communauté  de  cent  pauvres  religieuses  qui, 
après  avoir  tout  quitté  pour  s'attacher  à  Jésus-Christ,  sont 
arrachées  par  une  conduite  si  violente  du  pied  de  ses  autels 
et  bannies  de  sa  sainte  table,  elles  qui  s'étoient  consacrées 
par  leur  Institut  particulier  à  l'adorer  nuit  et  jour  dans  le 
divin  Sacrement  dont  on  prétend  les  éloigner  :  toutes  les  au- 
tres peines  qu'on  leur  prépare  encore  leur  seront  beaucoup 
moins  sensibles  que  celle-là.  » 

Être  exclu  de  la  communion  et  retranché  de  la  sainte 
table!  qu'on  veuille  se  figurer  quelle  dure  privation 
c'était.,  quelle  humiliation  navrante  pour  des  religieuses 
aussi  ferventes  et  aussi  perpétuellement  vouées  à  ce 
mystère  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ  : 

«  Voilà  donc,  écrivait  deux  jours  après  cette  interdiction 
la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean,  dans  la  bouche  de  laquelle 
les  choses  ont  toujours  toute  leur  acception  morale,  —  voilà 
donc  à  quoi  nous  en  sommes,  c'est-à-dire  au  rang  des  petits 
chiens,  qui  mangent  les  miettes  qui  tombent  sous  la  table  de 
leur  maître.  Pour  cette  place,  on  ne  nous  en  peut  chasser, 
et  nous  nous  y  mettons  avec  le  plus  d'humilité  qu'il  nous  est 
possible ^  en  nous  prosternant  toutes  par  terre  aussi  long- 
temps que  dure  la  communion  de  la  messe,  à  laquelle  nous 
assistons  en  la  même  manière  que  le  bon  larron  au  sacrifice 
de  Jésus-Christ,  par  la  part  que  nous  avons  à  ses  opprobres 
et  à  ses  souffrances.  » 

L'archevêque  avait  promis  qu'on  aurait  bientôt  de  ses 
nouvelles,  et  il  tint  parole.  Homme  faible,  une  fois 
lancé  et  piqué  au  jeu,  il  n'en  voulait  point  démordre. 
Il  passa  la  matinée  du  25  août,  jour  de  la  Saint-Louis, 
à  aller  de  couvent  en  couvent  et  à  s'assurer  des  places 
pour  loger  les  plus  récalcitrantes.  Port-Royal,  toujours 
bien  servi  par  ses  amis  du  dehors,  fut  averti  à  Tinslant 
de  ces  mouvements  de  l'archevêque  et  de  ce  que  celM 
présageait.  M.  d'Andilly  était  venu  au  parloir  dès  1^ 
matin  du  26,  et  la  mère  Agnès  sa  sœur  y  étant  descen-| 
due  pour  lui  faire  ses  adieux,  ils  récitèrent  ensemble  lef 


LIVRE  CINQUIÈME. 


207 


verset  du  psaume  (cxvii)  :  ^<Hsec  est  dies  quamfecit  Domi- 
nus:  G'est  ici  le  jour  qu'a  fait  le  Seigneur;  réjouissons- 
nous,  et  soyons  pleins  d'allégresse.  »  Tous  les  instants, 
tous  les  événements  de  ces  âmes  étaient  marqués  et 
comme  illuminés  par  des  allusions,  des  réverbérations 
de  rÉcriture.Le  sens  mystique  était  pour  elles  à  chaque 
pas  dans  la  vie. 

Ajoutez  que  ce  jour  était  la  fête  de  saint  Bernard, 
leur  patron.  Une  fois  dans  cette  voie,  tout  s'appelle,  tout 
concorde  pour  donner  aux  objets  une  signification  dou- 
ble :  toutes  les  mailles  du  réseau  idéal  se  rejoignent,  se 
resserrent ,  et  la  simplicité  de  la  vue  naturelle  est 
anéantie. 

Sur  les  deux  heures  de  Taprès-midi^  l'archevêque  ar* 
riva  avec  sept  ou  huit  carrosses,  accompagné  de  son 
grand  vicaire ,  de  Fofficial,  de  ses  aumôniers,  douze 
ecclésiastiques  en  tout,  plus  le  lieutenant  civil,  le  pré- 
vôt de  Tile,  le  chevalier  du  guet,  et  quatre  commissaires 
avec  leurs  robes.  Il  y  avait  une  escorte  de  vingt  exempté 
avec  leurs  bâtons  et  d'archers  de  différentes  casaques,  au 
nombre  de  deux  cents,  qu'on  vit  bientôt  des  fenêtres  du 
couvent  se  ranger  en  haie  dans  la  cour,  le  mousquet 
sur  l'épaule  comme  dans  un  camp.  L'idée  de  Gaïphe,  de 
Ponce  Pilate,  du  Prétoire,  toutes  les  scènes  familières 
de  la  Passion  se  réalisèrent  aussitôt  aux  yeux  de  ces 
pieuses  filles,  et  elles  ne  se  possédaient  plus.  L'une 
d'elles,  dans  son  transport,  disait  à  la  mère  Agnès  : 
«  Ahl  ma  mère,  que  cela  est  beau!  notre  humiliation 
est  à  son  comble;  l'admirable  chose  1  pour  moi,  cela  me 
fortifie  plus  que  tout  ce  qu'on  me  pourroit  dire.  » 

L'archevêque  était  en  rochet  et  en  camail;  on  portait 
devant  lui  la  croix.  Tout  se  passait  en  grande  pompe  et 
cérémonie. 

A  la  descente  du  carrosse,  M.  d'Andilly,  qui  fut  en 
toute  cette  journée  comme  le  maître  des  cérémonies  du 


£08 


PORT-ROYAL. 


côté  du  cloître  et  le  chevalier  d'honneur  de  ces  saintes 
filles,  se  jeta  à  ses  pieds  en  lui  disant  qu'il  était  bien 
malheureux  d'avoir  vécu  soixante-quinze  ans  pour  voir 
ce  qu'il  allait  voir.  L'archevêque  le  releva,  l'entretint 
quelques  instants  et  passa  outre.  Il  était  touché  et  ne  le 
voulait  point  paraître.  Il  cachait  son  émotion  de  bon- 
homme dans  son  grief  de  haut  dignitaire.  Son  rôle  plus 
naturel  était  de  pleurer  et  de  tempêter  à  la  fois. 

La  Communauté  étant  assemblée  au  chapitre,  l'arche- 
vêque, accompagné  de  ses  douze  ecclésiastiques,  après 
un  discours  de  condoléance  sur  la  rigueur  à  laquelle  on 
l'obligeait,  déclara  qu'il  venait  exécuter  son  dessein  et 
ôter  douze  religieuses  dont  il  dit  les  noms  :  à  savoir,  la 
mèredeLigny  pour  lors  abbesse,  la  mère  Agnès,  doyenne 
et  directrice  honoraire  du  couvent,  trois  de  ses  nièces, 
filles  de  M.  d'Andilly,  parmi  lesquellesla  sœur  Angélique 
de  Saint- Jean,  la  première  du  cloître  pour  le  mérite,  la 
vigueur  d'âme  et  le  caractère.  J'omets  les  autres  dont  la 
plupartétaient  assez  insignifiantes,  etquin'étaient  pas  des 
mieux  choisies  dans  le  but  de  l'archevêque  :  il  voulait 
frapper  toutes  les  principales  têtes  du  couvent,  et  il  en 
oubliait  des  plus  dangereuses ,  telles  que  les  sœurs 
Christine  Briquet  et  Eusloquie  deBregyS  qu'il  fut  obligé 
d'enlever  plus  tard.  Il  y  eut  même  une  erreur  de  nom 
sur  les  douze,  et  l'on  en  mit  une  à  peu  près  au  hasard 
(tout  comme  on  aurait  fait  au  Tribunal  révolutionnaire) 
et  uniquement  pour  compléter  le  nombre  qu'il  avait  in^ 
diqué  :  «  Car  quand  j'ai  dit  une  chose,  il  faut  qu'eli 

1 .  Il  y  a  quelque  incertitude  et  des  variantes  pour  la  maniôf 
d'écrire  ces  noms  propres.  Tallemant  écrit  Bregis.  En  générai 
j  ai  cherché  à  suivre  l'orthographe  de  mes  auteurs  Port-Royaliste^^ 
et  celle  du  Moreri  qui  les  représente  assez  bien.  11  met  Bregy  ej 
non  Bregis;  il  est,  d'ailleurs,  très-sobre  sur  les  y  :  Saci,  Luines^ 
llarLaij  etc.  Mais  je  ne  réponds  pas  moi-môme  d'être  toujours 
resté  fidèle  à  cette  règle,  et  de  n'avoir  pas  cédé  quelquefois  à  l  u- 
sage  moderne  impérieux  qui  multiplie  Vy  et  qui  force  les  accents. 


LlYm  CINQUIÈME. 


209 


soit,  disait-il  en  écrivant  sa  liste,  et  je  n'en  aurai  pas 
ie  démenti.  » 

Cependant,  à  peine  avait-il  achevé  de  déclarer  les 
douze  noms  de  celles  qu'il  allait  envoyer  dans  d'autres 
maisons,  que  la  mère  abbesse  lui  dit  avec  ce  calme  dont 
elle  ne  se  départit  jamais  dans  tout  cet  orage  :  «  Mon- 
seigneur, nous  nous  croyons  obligées  en  conscience ^'ap- 
peler  de  cette  violence,  et  de  protester  ^  comme  nous  pro- 
testons présentement,  d^y  nullité^  de  tout  ce  que  Ton 
nous  fait  et  qu'on  nous  pourra  faire.  »  La  Communauté 
se  joignit  à  elle  en  disant  tout  d'une  voix  :  «  Nous  en 
appelons^  Monseigneur,  nous  protestons,  nous  protes- 
tons. »  A  quoi  il  répondit,  entre  autres  vivacités  de  sa 
façon  :  «  Je  m'en  moque  1  » 

Il  conduisit  lui-même  à  la  porte  intérieure  du  cloître 
les  douze  prisonnières,  ainsi  qu'elles  s'appelaient  déjà; 
et  comme  Tune  d'elles  tardait  et  ^  e  faisait  attendre,  il 
demanda  «  si  elle  vouloit  qu'on  la  prit  par  les  pieds  et 
par  la  tête .  »  11  n'était  pas  de  force  à  conduire  de  sang-froid 
de  telles  exécutions.  La  mère  Angélique  de  Saint-Jean 
seule  lui  imposa  jusqu'au  bout.  Gomme  dans  son  agita- 
lion  il  passait  et  repassait  .sans  la  voir  devant  la  porte 
de  sortie  et  en  prenait  une  autre,  elle  lui  indiqua  le 
chemin*,  et  lui  demanda  de  plus  s'il  ne  lui  plairait  pas 
de  donner  par  écrit  l'ordre  de  sortir  du  couvent,  une  re 

1.  N'est-ce  pas  ainsi  qu'on  voit  dans  Athalie  le  prêtre  persécu- 
teur Mathan  (pauvre  M.  de  Péréfixe  !  il  en  eut  le  rôle  un  moment 
aux  yeux  das  Jansénistes)  se  tromper  de  porte  dans  son  trouble  de-, 
vaut  Joad ,  et  il  faut  que  son  suivant  le  remette  dans  son  che- 
min : 

 où  vous  égarez-vous? 

De  vos  sens  étonnés  quel  désordre  s'empare? 
Voilà  votre  chemin  

(Acte  III,  scène  5.) 

Qui  sait?  Racine  avait  lu  certainement  ces  Relations  manuscrites 
de  Port-Royal,  et  Racine  pensait  à  tout. 

IV  —  14 


210 


PORT-ROYAr. 


ligieuse  ne  devant  point  franchir  la  clôture  sans  en  être 
munie.  Il  Ten  dispensa,  tout  en  approuvant  la  manière 
ferme  et  pourtant  respectueuse  dont  elle  lui  avait  repré- 
senté ce  qui  était  la  règle. 

M.  d'Andilly  se  trouva  à  la  sortie  des  religieuses, 
comme  il  s'était  trouvé  à  Tentrée  de  Tarchevêque.  Ce 
fureiît  de  sa  part  de  nouvelles  scènes.  Il  reçut  et  condui- 
sit successivement  au  carrosse  sa  sœur,  la  vénérable 
mère  Agnès,  qui,  infirme,  pouvait  à  peine  y  monter^ 
puis  ses' trois  propres  filles.  A  celles-ci  il  donna  tour  à 
tour  sa  bénédiction,  et,  les  faisant  entrer  dans  l'église, 
il  les  conduisit  chacune  par  la  main  sur  les  marches  du 
balustre  comme  pour  les  offrir  à  Dieu  une  seconde  fois. 
Il  donna  la  main  également  à  toutes  les  mères  et  sœurs 
jusqu'à  ce  qu'elles  fussent  en  carrosse,  remplissant  ainsi 
son  devoir  d'ami,  de  patron  extérieur,  de  vieillard  cour- 
tois et  pieux,  et  qui  ne  haïssait  pas  le  dramatique  *. 

L'archevêque  resta  dans  le  couvent  et  voulut  en  visi- 
ter le  jardin,  la  clôture;  ce  qu'il  fit,-  accompagné  du 
lieutenant  civil,  du  prévôt  de  l'île,  du  chevalier  du  guet 
et  de  quelques  personnes  de  leur  suite  :  ils  n'étaient  pas 
moins  de  quinze.  On  n'y  trouva  qu'un  jardinier,  un  gen- 
tilhomme anglais  catholique,  M.  Jenkins,  disciple  de 
M.  Le  Maître,  et  qui,  dès  sa  jeunesse,  Tétant  venu  con- 
sulter pour  un  procès,  avait  été  converti  par  lui  à  Tes- 

1.  On  alla  jusqu'à  accuser  M.  d'ADdilly  devant  le  roi  d'avoir 
voulu  émouvoir  le  peuple  en  cette  circonstance,  et  d'avoir  dit  en 
se  tournant  vers  les  assistants  :  «  Vous  êtes  chrétiens,  Messieurs  : 
ne  serez- vous  point  touchés  de  compassion  de  cette  extrême  vio- 
lence ?»  Il  le  sut  ;  il  s'empressa  d'écrire,  de  Pomponne  il  avait 
eu  Toï-dre  de  se  rendre,  une  lettre  à  son  ami  M.  de  Laigues  pour 
qu'il  prît  hautement  sa  défense  en  Cour  et  qu'il  démentît  ce  bruit 
calomnieux.  M.  de  Laigues  et  madame  de  Chevreuse  (c'était  tout 
un)  le  servirent  avec  zèle,  et  madame  de  Chevreuse  e  n  parla  direc- 
tement au  roi.  Madame  de  Sablé  reçut  copie  de  cette  lettre  à  M.  dé 
Laigues  et  la  fit  courir. 


LIVRE  CINQUIÈME.  21 1 


prit  des  anciens  ermites.  Il  s'était  voué,  dans  cet  humble 
travail  des  mains,  au  service  des  religieuses,  et  on  ne 
le  connaissait  que  sous  le  nom  de  M,  François.  Averti 
de  ce  qu'il  était,  Tarchevêque  lui  donna  ordre  de  sortir 
à  rinstant  même,  ajoutant  d'un  ton  mondain  «  qu'il 
étoit  plus  propre  à  porter  Tépée  qu'à  bêcher  la  terre.  » 
M.  Jenkins,  restant  dans  son  rôle  de  jardinier,  lui  ré- 
pondit avec  cette  douce  ironie  qu'ont  parfois  les  saints, 
«  qu'il  y  avoit  vingt  ans  qu'il  étoit  là,  et  qu'il  n'avoit  ja- 
mais reçu  d'argent,  parce  qu'il  avoit  cru  y  finir  ses 
jours  ;  mais  que,  puisqu'il  le  chassoit,  il  demandoit  ré- 
compense. »  L'archevêque,  pour  qui  le  trait  était  trop 
fin,  ne  sut  que  lui  répéter  «  qu'il  étoit  de  taille  à  aller 
servir  lé  roi  dans  ses  armées.  »  Chassé  de  la  sorte,  le 
doux  ermite  se  retira  à  Liancourt  chez  le  duc  de  ce  nom, 
jusqu'à  ce  qu'il  pût  revenir  plus  tard  travailler  et  mou- 
rir à  Port-Royal  des  Champs.  Il  ne  mourut  qu'en  1690, 
âgé  de  près  de  soixante-douze  ans,  dont  il  avait  passé 
quarante  au  service  des  religieuses.  Une  épitaphe  la- 
tine de  M.  Dodart  nous  a  rendu  avec  une  exquise 
élégance  cette  figure  douce,  fine,  uniforme,  ce  person- 
nage inconnu,  «  toujours  au  travail  en  plein  air,  tou- 
jours en  silence,  toujours  solitaire  devant  Dieu,  qu'il 
aspiroit  par  de  fréquentes  prières;  jamais  oisif,  sinon 
au  service  divin,  jamais  empressé  que  pour  s'y  rendre 
des  premiers,  doux  à  tous,  riant  et  serein^  familier  avec 
Dieu  seul.  »  Il  y  avait  dans  ce  gentilhomme  jardinier  et 
sa  vocation  si  particulière  tout  un  ordre  de  pensées,  d'af- 
fections innocentes  et  vives,  tout  un  monde  intérieur  et 
caché,  auquel  M.  de  Péréfixe  n'entendait  rien. 

Le  prélat  ne  fit  pas  mystère  de  ce  qu'il  avait  craint,  et 
expliqua  pourquoi  il  avait  introduit  ainsi  des  laïques  et 
des  gens  d'épée  dans  la  clôture.  On  lui  avait  rapporté 
qu'il  y  avait  là  deux  mille  personnes  cachées  pour  dé- 
fendre et  sauver  les  religieuses  :  avait-il  cru  un  paoment 


212  PORT-ROYAL. 

à  la  réalité  de  cette  armée  invisible  de  Jansénistes? 
Quand  on  lui  parlait  de  ces  nombreux  archers  qu'il  avait 
amenés  avec  lui  et  fait  ranger  dans  la  cour,  il  répon- 
dait plus  sensément:  «  Je  le  crois  bien,  quand  on  a 
quelque  chose  à  faire,  on  veut  s'assurer.  Il  se  fût  as- 
semblé cinq  mille  personnes  par  curiosité,  et  en  effet  il 
en  vint  bien  autant....  Quand  on  entreprend  une  chose, 
il  ne  se  faut  pas  mettre  au  hasard  de  n'en  pas  venir  à 
bout.  »  S'il  n'y  avait  pas  eu  de  force  armée,  le  peuple 
du  faubourg,  affectionné  à  ces  religieuses  charitables, 
et  provoqué  par  les  démonstrations  pathétiques  de 
M.  d'Andilly,  aurait  bien  pu  avoir  une  velléité  d'émotion. 

Le  carrosse  qui  amenait  les  filles  de  Sainte-Marie, 
que  rarchevêque  devait  préposer  au  gouvernement  du 
monastère,  n'arriva  qu'à  cinq  heures.  Ces  nouvelles  re- 
ligieuses purent  apprendre,  même  avant  d'entrer,  que 
leur  tâche  ne  serait  pas  facile.  Une  demoiselle  qu'on  ne 
nomme  pas ,  mais  qui  avait  été  présente,  comme 
M.  d'Andilly,  à  l'enlèvement,  les  attendait  exprès  au 
seuil,  et  s'avança  pour  dire  à  la  mère  Eugénie  :  «  Que 
pensez-vous  venir  faire  en  cette  maison,  si  ce  n'est  y 
apprendre  à  vous  réformer?  Si  vous  prétendez  y  faire 
autre  chose,  sachez,  ma  Mère,  que  vous  n'y  sauriez  ap- 
porter que  du  désordre  :  celles  qui  en  étoiént  la  lumière 
en  sont  sorties,  et  les  ténèbres  y  entreront  avec  vous.  » 

La  mère  Louise-Eugénie  de  Fontaine,  à  laquelle 
l'archevêque  avait  recours  pour  essayer  de  mater  le  cou- 
vent rebelle,  était  toutefois  une  personne  de  mérite, 
très-renommée  dans  les  cent  cinquante  Communautés 
de  la  Visitation  dont  elle  était  regardée  comme  l'oracle, 
une  autre  madame  de  Chantai;  elle  avait  reçu  les  éloges  i 
suprêmes  de  celle-ci  un  peu  avant  sa  mort;  elle  possé-  | 
dait  admirablement  son  saint  François  de  Sales,  et  l'ap- 
pelait «  le  cinquième  Évangéliste  de  son  Ordre.  »  Née 
de  parents  calvinistes,  et  d'abord  élevée  dans  cette  com- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


213 


munion,  elle  s'était  de  bonne  heure  réconciliée  à  l'Église 
catholique  et  à  son  autorité,  et  elle  penchait  tout 
entière  du  côté  de  cette  autorité,  comme  il  arrive  d'ordi- 
naire aux  convertis.  D'une  obéissance  absolue  envers 
ses  chefs,  elle  avait  elle-même  des  qualités  de  comman- 
dement, et  elle  les  avait  déployées  plus  d'une  fois  avec 
succès  dans  des  commissions  importantes  qu'on  lui  avait 
confiées;  quand  il  y  avait  quelque  chose  à  réformer 
dans  des  monastères,  c'était  elle  que  l'autorité  ecclésias- 
tique envoyait  volontiers  pour  y  porter  remède.  Mais, 
en  arrivant  à  Port-Royal,  elle  se  trouva  en  présence  de 
difficultés  toutes  spirituelles  et  d'une  nature  presque 
invincible. 

A  peine  la  porte  des  sacrements  (la  porte  intérieure 
du  cloître),  qui  s'était  ouverte  pour  laisser  sortir  les 
douze  victimes,  se  rouvrait-elle  pour  l'entrée  de  la  mère 
Eugénie  et  des  cinq  filles  qui  l'accompagnaient,  et  elles 
n'étaient  encore  qu'au  seuil,  que  toute  la  Communauté 
les  salua  du  dedans  par  une  seule  clameur:  «  Nous  en 
appelons,  nous  protestons.  »  Puis,  un  peu  après,  la 
Communauté  étant  de  nouveau  réunie  en  chapitre  et 
rangée  sur  les  sièges  d'en  haut,  Farchevêque  entra  avec 
la  mère  Eugénie  et  ses  filles,  qui  avaient  leur  voile 
baissé  ;  il  fit  un  discours  pour  leur  installation,  et  où  il 
s'étendait  fort  sur  les  louanges  de  cette  supérieure  :  du- 
rant tout  ce  discours,  et  dès  que  son  nom  eut  été  pro« 
noncé,  la  mère  Eugénie  se  tint  prosternée,  la  tête  contre 
terre,  sans  vouloir  se  relever,  quelques  signes  qu'on  lui 
en  fît;  et  «  les  cinq  autres  religieuses  furent  aussi  tou- 
jours à  genoux,  les  mains  jointes,  et  leur  voile  baissé, 
avec  un  geste  bien  composé,  comme  c'est  l'ordinaire  de 
leur  Institut.  »  Cette  attitude  humiliée  devant  un  supé- 
rieur, qui,  après  tout,  n'était  qu'un  homme,  choquai! 
l'esprit  plus  libre  des  filles  de  Port -Royal. 

Ce  qui  les  choquait  bien  plus  et  leur  allait  droit  au 


214 


PORT-ROYAL. 


cœur,  c'était  la  comparaison  que  Tarchevêque  avait  osé 
faire  de  ces  nouvelles  venues,  qu'elles  regardaient  comme 
des  intruses,  avec  leurs  véritables  mères  qu'on  leur  avait 
enlevées  : 

«  Je  vous  assure,  mes  chères  filles,  avait-il  dit  en  termi- 
nant, que  vous  serez  très-satisfaites  d'elle  (la  mère  Eugénie) 
lorsque  vous  connoilrez  sa  vertu,  sa  capacité ,  son  grand 
esprit,  sa  bonne  conduite  et  ses  autres  vertus  qui  sont  très- 
grandes,  et  vous  éprouverez  qu'elle  aura  pour  vous  autant  de 
bonté,  de  charité  et  de  tendresse  maternelle  qu'en  avoient 
celles  que  l'on  vous  a  ôtées,  et  qu'ainsi  vous  ne  perdrez  rien 
à  vos  Mères....  * 

Ces  paroles  avaient  excité  un  redoublement  de  larmes 
et  de  clameurs.  L'archevêque,  qui  ne  pouvait  se  dés- 
habituer de  croire  qu'il  avait  affaire  à  des  nonnes  ordi- 
naires, ne  cessait,  après  cela,  de  leur  dire,  en  prenant 
toutes  celles  qui  étaient  à  sa  portée,  par  la  tête,  et  en 
les  rapprochant  de  force  du  visage  de  la  mère  Eugénie  : 
<r  Allons,  faites  cela  pour  l'amour  de  moi,  baisez  la 
bonne  Mère.  »  Il  s'attaqua  un  moment  à  la  sœur  Chris- 
tine Briquet,  lui  mit  la  main  sur  l'épaule  ;  mais  la  pe- 
tite personne  ne  répondait  à  ces  avances  gracieuses 
qu'en  protestant  coup  sur  coup  et  en  appelant  : 

«  Vous  savez  fort  bien.  Monseigneur,  lui  disait-elle, 
que  la  première  commission  que  vous  avez  donnée  à 
cette  religieuse,  et  autres,  de  vive  voix  dans  ce  monas- 
tère, sans  nous  avoir  entendues,  est  nulle.  »  —  «  Vous 
ctes  folle,  répliqua  l'archevêque,  en  lui  donnant  un  petit 
soufflet  amical;  folie,  folie,  que  votre  appel  I  »  Mais  la 
nièce  des  Bignon,  comme  si  elle  avait  été  nourrie  aux 
observances  du  Palais  et  dans  la  religion  de  la  justice  : 
a  Je  vous  dis,  Monseigneur,  que  nous  ne  recevons  cette 
religieuse  que  parce  que  vous  nous  le  commandez;  mais 
nous  vous  disons  que  vous  nous  la  donnez  contre  toutes 


LIVRE  f:îNQUIÈME. 


215 


les  formes^  et  sans  en  garder  aucune  sur  notre  Appel;  et 
j'espère  qu'entre  ci  et  demain  nous  tacherons  d'en  dresser 
un  Acte,  quelque  incapables  que  nous  soyons  de  nous  bien 
exprimer.  » 

L'Acte  en  effet,  ou  du  moins  le  procès-verbal  de 
toutes  ces  scènes ,  avec  description  des  emportements 
de  rarchevêque,  fut  dressé  par  elle,  la  sœur  Christine, 
et  par  la  sœur  Eustoquie  de  Bregy,  les  deux  chefs  de 
ToppositioD.  depuis  le  départ  des  mères  :  cinquante- 
quatre  religieuses  le  signèrent,  à  la  date  du  lendemain^ 
27  août.  Cette  pièce  fut  aussitôt  transmise  aux  amis 
du  dehors,  qui  la  firent  imprimer.  Les  religieuses 
signèrent  de  plus  une  procuration  en  règle  qui  fut  mise 
aux  mains  d'un  procureur  pour  agir  en  leur  nom.  Le 
procès,  sur  l'appel  comme  d'abus,  fut  près  de  s'entamer 
au  Parlement;  mais  un  Arrêt  du  Conseil,  comme  on 
devait  s'y  attendre,  évoqua  l'affaire  et  coupa  court  aux 
procédures. 

L'archevêque  ne  termina  point  cette  longue  séance 
si  orageuse  du  26  et  cette  installation  contestée  d'une 
supérieure  commissaire ,  sans  donner  sa  bénédiction 
pastorale  aux  sœurs,  sans  se  recommander  plus  d'une 
fois  à  leurs  prières  et  promettre  de  les  revoir  bientôt. 
Il  se  retira  enfin  avec  sa  compagnie  :  «  Aussi,  dit  une 
Relation,  en  avoit«il  assez  fait  pour  un  jour*.  » 

1.  La  lettre  suivante  de  madame  de  LongueviUe  à  madame  de 
Sablé  nous  rend  bien  Teffet  dé  cet  événement  sur  les  amis  du 
dehors,  et  la  façon  dont  ils  en  parlaient  le  lendemain  dans  l'inti- 
mité : 

«  De  Châteaudun,  ce     septembre  (1664). 

«  Je  suis  si  pleine  de  l'indigne  traitement  qu'on  a  fait  à  nos  saintes  amiea 
que  je  ne  puis  vous  parler  d'autre  chose.  Plus  nous  allons  avant,  plus  nos 
cœurs  en  sont  ici  pénétrés  de  douleur,  et  nous  ne  nous  voyons  point  sans 
larmes.  Vous  nous  feriez  un  singulier  plaisir  de  nous  faire  faire  des  relations 
de  tout  par  M.  Thomas  (lisez  Thaumas),  car  M.  de  Lalane  n'en  fait  point' 
et  elles  ne  seroient  pas  inutiles;  je  ne  vous  les  demande  donc  pas  pour 
notre  seule  édification,  mais  parce  que  j'en  puis  faire  de  fort  bons  usa- 


PORT-ROYAL 


Je  ne  raconterai  point  en  détail  la  guerre  de  chicane 
qui  se  lit  tous  les  jours  suivants,  et  qui  dura  dix  mois, 
entre  les  supérieures  et  officières  imposées  h  la  Corn* 
munauté  et  le  troupeau  en  révolte  et  en  résistance. 
Dans  les  premiers  temps  on  était  uni  pour  le  bon  motif; 
on  se  réunissait  par  bandes  dans  des  endroits  écartés; 
on  y  lisait  les  avis  et  les  lettres  des  amis  du  dehors,  de 
M,  Arnauld,  de  M.  de  Sainte-Marthe,  de  M.  Nicole, 
1  utes  munitions  spirituelles  qu'on  dévorait  cachette 
et  avec  lesquelles  on  se  réconfortait  ;  mais  bientôt  la 
division  se  glissa  dans  les  conciliabules,  et  la  trahison 
même  :  l'archevêque  était  informé  de  tout.  Le  public 
d'alentour,  déjà  indifférent  et  plus  railleur  qu'on  ne 
suppose,  prenait  à  ces  moindres  nouvelles  du  cloître 
un  intérêt  de  curiosité  et  de  malice.  «  Sœur  Perdreau 
et  sœur  Passart  qui  signèrent  en  firent  signer  d'autres,  » 
dit  Voltaire,  et  les  quolibets  coururent.  Il  y  eut  les 
fidèles  et  les  dyscoles.  Il  y  en  eut  qui  parurent  décidé- 
ment T^endue^  à  l'iniquité.  Il  y  en  eut  d'autres  qui  fail- 
lirent par  simple  faiblesse ,  mais  tout  en  restant 
bonnes  pour  les  anciennes^  comme  la  sœur  Melthide  Du 

ges  :  qu'elles  soient j  s'il  vous  plaît,  exactes  et  modérées,  c'est-à  dire  qué 
Vindignaiion  n'y  jjaroisse  pas,  et  qu'on  montre  seulement,  en  ne  celant 
aucune  des  circonstances  dures  qui  ont  accompagné  cette  cruelle  action^ 
combien  elle  en  mérite,  et  non  pas  combien  ceux  qui  écrivent  en  ont.  Je 
crois  M.  Thomas  bien  penaud  de  n'avoir  point  eu  de  miracle  à  son  secours; 
pour  moi  je  suis  un  peu  comme  lui,  car  je  ne  puis  croire  que  Dieu  n'en 
fasse  pas  pour  la  punition  d'un  tel  excès.  Je  vous  conseille  de  prendre  votre 
porte  (la  porte  de  communication,  qu'on  offrait  probablement  de  lui  rendre 
ou  de  lui  conseiver);  elle  vous  peut  être  bonne  à  cent  petites  commodités^ 
et  mauvaise  à  rien,  car  elle  ne  vous  lie  point  à  demeurer  là,  si  vous  trou- 
vez utile  d'en  sortir,  et  elle  vous  en  rend  seulement  le  séjour  plus  commod 
tant  que  vous  serez  obligée  d'y  en  faire.  Je  serois  bien  aise  que  M.  Gha- 
raillard  eût  été  comme  la  première  partie  de  votre  lettre  me  le  représente 
premièrement  parce  qu^  ce  seroit  un  bien  pour  lui,  selon  Dieu,  d'être  si 
équitable  et  si  juste  pour  ces  saintes  (illes,  et  secondement  parce  que  j'aime 
que  l'on  leur  rende  justice.  J'ai  peine  à  croire  qu'un  si  homme  de  bien 
ait  parlé  et  agi  si  différemment,  et  j'incline  à  croire  qu'il  a  bien  dit;  mais 
quittons  ce  discours....  » 


LIVRE  CINQUIÈME. 


217 


Fossé,  sœnr  de  Tauieur  des  Mémoires;  et  celle-ci  même 
bientôt  rétracta  sa  signature,  ce  qui  fut  un  événement 
consolant  :  mais  la  pauvre  fille  ressigna  une  seconde 
fois,  —  il  est  vrai,  pour  se  relever  encore.  Parmi  les 
incurables,  la  sœur  Flavie  (Passari),  qui  fut  établie 
sous-prieure  et  infirmière,  était  d'un  caractère  léger, 
dissipé,  et  avait  de  l'ambition;  la  sœur  Dorothée  (Per- 
dreau), qu'on  fit  cellérière  et  tourière,  douée  de  capa- 
cité et  d'intelligence,  avait  souvent  de  Fhumeur  et  était 
fort  inégale.  Nous  savons  à  fond  tous  les  défauts  de 
celles  qui  ont  signé,  des  Signeuses  comme  on  les  appe- 
lait avec  mépris,  ou  encore  des  Noires.  Il  y  en  eut  sept 
au  dedans,  puis  neuf  On  se  lassait  à  la  fin  d'être  dans 
une  contention  perpétuelle  et  de  vivre,  pour  ainsi  dire, 
à  la  pointe  de  Vépée;  si  Ton  était  parvenu  à  couper  toute 
communication  spirituelle  avec  le  dehors,  un  plus 
grand  nombre  aurait  certainement  capitulé  :  mais  on 
avait  beau  murer  les  grilles  suspectes  et  boucher  les 
corridors,  les  vivres  arrivaient  toujours  ^. 

Gomment  se  faisaient  ces  communications  secrètes? 
par  quels  moyens  put- on  les  entretenir  avec  cette  sûreté 
et  cette  suite,  tant  avec  les  Messieurs  et  amis  du  dehors, 

1.  11  est  assez  difficile  de  fixer  au  juste  le  nombre  de  celles  qui 
signèrent,  parce  que  ce  nombre  variait  à  chaque  instant  et  que 
telle  qui  avait  fini  ou  commencé  par  céder  se  rétractait  quelque 
temps  après.  Il  y  en  eut  bien  (si  Ton  fait  l'addition  générale)  une 
douzaine  au  dedans  qui  signèrent,  et  cinq  parmi  les  exilées  du 

^  dehors,  ce  qui  fait  dix-sept  en  tout,  chiffre  encore  assez  éloigné  de 
celui  de  vingt-cinq  auquel  prétendait  arriver  l'archevêque.  Et  ces 
dix-sept  signatures,  il  ne  les  a  jamais  tenues  dans  sa  main  à  la  fois  : 
quand  l'une  venait  à  grand'peine,  l'autre  était  déjà  échappée  ;  le 
total  ne  grossissait  pas,  et  c'était  toujours  à  recommencer. 

2.  Je  rappellerai  ce  qui  aété  dit  précédemment  (tomell,  p.  346); 
dans  des  lettres  de  religieuses,  trouvées  parmi  les  papiers  de  M.  de 
Saci  quand  on  l'arrêta,  on  vil  qu'elles  envoyaient  leurs  confessions 
par  écrit  et  qu'elles  demandaient  en  retour  qu'on  leur  envoyât 
l'absolution  par  lettre  également,  et  qu'on  mît  sous  le  pli  des  hos- 
ties consacrées  pour  pouvoir  communier. 


218  PORT-ROYAL. 

qu'avec  les  sœurs  du  monastère  des  Champs,  pendant  | 
ces  dix  mois  de  captivité?  Peut-être  d'abord  jetait-on  1 
avec  des  pierres  les  procès-verbaux  et  pièces  k  im-  | 
primer  par- dessus  les  murs  du  jardin,  et  les  amis  à  1 
raiïût  les  recueillaient.  A  un  certain  moment  il  y  eut  | 
un  trou  pratiqué  :  «  Je  n'ai  pas  passé  un  seul  jour  | 
depuis  dimanche  dernier,  écrivait  la  sœur  -Christine,  .| 
sans  aller  devant  neuf  heures  au  trou  que  nous  avions  j 
marqué,  quoique  Ton  eût  semblé  nous  Texclure,  et  j'y  ] 
ai  toujours  demeuré  plus  d'une  demi-heure  après,  mais  ^ 
je  n'ai  pu  néanmoins  rien  avancer  par  ce  moyen.  »  '] 
Cette  même  religieuse  Christine,  écrivant  à  la  mère  i 
Agnès,  cachait  le  billet  au  fond  d'un  peloton  de  fil. 
Telle  sœur  fidèle,  qui  allait  dans  le  petit  jardin  de  ma- 
dame d'Aumont  pour  cueillir  des  herbes,  en  revenait  4 
avec  un  paquet  mystérieux  qu'elle  avait  trouvé  sous  [ 
une  laitue  K  Enfin  il  y  avait  des  vicaires  ou  confesseurs  ' 
donnés  même  par  l'archevêque  et  par  M.  Chamillard 
qui  étaient  touchés  et  gagnés  en  voyant  de  près  l'état  i: 
d'oppression  de  ces  vertueuses  filles,  et  qui  leur  ser- 
vaient d'intermédiaires  secrets  :  on  cite  notamment 
un  M.  de  Boisbuisson  qui  a  ainsi  mérité  sa  place  d'hon-  j 
neur  au  Nécrologe  ^.  Des  amis  zélés  ne  cessaient  de 

1.  Madame  d'Aumont  était  morte  depuis  plusieurs  années,  mais  J 
son  jardin  continuait  de  porter  son  nom.  1 

2.  Il  est  ainsi  désigné  par  Guilbert,  dans  ses  Mémoires  histori-  ' 
ques  sur  Port-Royal  des  Champs  (tome  II,  p.  471)  :  «  M.  Pierre  ;^ 
de  Boisbuisson  dit  de  Bourgisou  Le  Chevalier  (il  se  nommoit  Pied*  j 
de-Vache) ,  prêtre  à  qui  les  religieuses  eurent  de  grandes  obligations,  i 
Envoyé  à  Port-Royal  par  M.  Chamillard  en  qualité  de  confesseur,  ] 
et  pour  y  persuader  la  signature,  il  reconnut  le  peu  de  justice  dés  j 
procédés  de  ce  supérieur.  Engagé  à  s'instruire  par  le  seul  motif  des  ^ 
injustices  qu'il  voyoit,  la  connoissance  de  la  vérité  le  détermina  à  '\ 
leur  rendre  service.  Devenu  tout  à  coup  agneau  de  loup  qu'il  étoit,  il  j 
confessoit  et  administroit  les  religieuses  en  secret,  portoit  leurs 
lettres, et  leur  rendoit  les  réponses.  »  M.  de  Boisbuisson  devint  en- 
suite confesseur  du  monastère  des  Champs  après  la  Paix  de 


LIVRE  CINQUIÈME. 


219 


veiller,  de  se  tenir  en  sentinelle  et  comme  en  embus- 
cade pour  transmettre  les  informations  utiles  et  se 
charger  des  messages  :  parmi  eux  on  distingue  M.  de 
Pontchâleau,  alors  déguisé  sous  le  nom  de  M.  de  Mon- 
frein.  Il  se  rencontra  telle  circonstance  pressante  où, 
selon  Texpression  de  Lancelot,  les  religieuses  de  Port- 
Royal  furent  servies  non-seulement  avec  autant  d'affec- 
tion et  de  fidélité  (c'est  tout  simple),  mais  avec  autant 
de  promptitude  et  de  diligence  que  les  plus  puissants 
rois.  M.  Arnauld,  en  définitive,  était  journellement 
tenu  au  courant  de  la  situation  ;  il  était  consulté  sur  tout, 
et,  invisible,  du  fond  de  sa  retraite,  il  conduisait  tout. 

Cependant  Tarchevêque,  dans  ces  premiers  temps, 
ne  débougeait  de  Port-Royal ,  triomphant  à  chaque 
signature,  toujours  son  Mandement  en  main  pour  le  dé- 
montrer, apportant  lui-même  Tencre  et  tenant  la  plume. 
Il  était  devenu  la  fable  du  faubourg,  et  il  dut  changer 
souvent  de  carrosse  a  cause  du  menu  peuple.  Il  convint 
lui-même  un  jour  devant  la  Communauté,  en  plein  cha- 
pitre, que  cette  affaire  lui  donnait  tant  de  peine  qu'il  en 
était  vieilli  de  plus  de  vingt-cinq  ans  depuis  trois  mois. 

Voyant  qu'il  gagnait  si  peu  de  terrain,  il  se  décida  à 
faire  le  29  novembre  (1664)  un  supplément  d'exécu- 
tion, en  enlevant  encore  trois  religieuses  dont  était  la 
sœur  Eustoquie  de  Bregy,  épargnée  jusque-là  par  égard 
pour  ses  parents;  et  le  19  décembre,  il  consomma 
l'opération  en  enlevant  la  sœur  Christine  Briquet, 
qu'on  avait  épargnée  de  même  en  faveur  de  son  âge  et 
de  sa  parenté,  mais  qui,  avec  la  précédente,  était  la 

1669,  et  y  demeura  pendant  huit  ans.  Il  dut  en  sortir  quand  les 
mauvais  jours  recommencèrent.  Il  mourut  le  9  juin  1681,  retiré  en 
Poitou,  au  service  d'un  couvent  de  religieuses  auquel  il  s'était  voué 
et  en  les  assistant  dans  une  maladie  contagieuse.  11  est  de  ces 
obscurs  dont  nous  tenons  ici  la  famille  et  la  race,  qui  n'ont  jamais 
assez  de  noms  et  de  surnoms  pour  se  dérober,  et  qui  ne  visent  qu'à 
être  utiles  dans  l'ordre  de  droiture  et  de  charité. 


220 


PORT-ROYAL 


plus  réfractaire  de  toutes  et  la  plus  agressive.  Le  prélat 
s'observa  beaucoup  plus  dans  ces  nouvelles  exécutions 
qu'il  n'avait  fait  précédemment.  Quoiqu'il  lût  fort  gesti- 
culant de  sa  nature,  et  habitué  à  prendre  les  personnes 
par  le  bras  en  leur  parlant,  il  s'arrêta  plus  d'une  fois 
au  moment  de  le  faire,  en  disant  à  la  sœur  Eustoquie  1 
et  à  la  sœur  Christine  :  «  Mon  Dieu,  je  ne  songeois  plus 
qu'il  ne  faut  pas  vous  approcher;  car  le  Procès-verbal 
marchera,  qui  dira  que  je  vous  ai  pris  le  bras.  »  Ce  pre- 
mier Procès-verbal  imprimé  lui  était  un  sujet  intaris- 
sable de  discours  et  de  plaintes. 

A  chaque  retranchement  opéré  sur  Port- Royal,  il  se 
faisait  une  sorte  de  promotion  au  dedans;  il  se  présen- 
tait un  autre  chef  pour  remplacer  celui  qu'on  avait  perdu. 
Quand  on  lit  la  suite  des  lettres  écrites  dans  ce  temps-là 
par  les  religieuses,  cela  est  sensible.  Après  l'enlève- 
ment des  sœurs  de  Bregy  et  Briquet,  la  direction  morale 
passa  à  la  sœur  Elisabeth  de  Sainte-Agnès  Le  Féron, 
âgée  d'environ  trente-deux  ans,  personne  de  mérite, 
moins  brillante  que  les  précédentes,  assez  sèche  d'appa- 
rence, mais  solide,  instruite,  capable,  et  qui  tint  bon 
jusqu'au  dernier  jour.  On  commence  toutefois  à  s'aper- 
cevoir, aux  lettres  des  autres  religieuses  qui  écrivent  en 
même  temps  qu'elle,  que  le  nombre  des  personnes  d'es- 
prit n'était  point  inépuisable,  et  qu'à  Port-Royal  même, 
si  l'on  retranchait  sept  ou  huit  personnes  distinguées,  il 
y  avait  ce  qu'il  y  a  partout  quand  on  y  regarde  de  près, 
du  médiocre  et  de  l'ordinaire,  et  même  du  peuple.  Elles 
verbalisent  à  tout  propos  ;  les  haines  contre  les  Noires 
vont  s'at lisant,  et  le  langage  même  n'est  pas  toujours  au- 
dessus  de  la  trivialité. 

Laissons  un  moment  les  petits  côtés,  et  voyons  d'un  peu 
plus  haut  ce  qui  ressort  avec  vérité  de  cet  état  du  cloître 
et  de  ces  luttes  intérieures  entre  les  religieuses  selon 
Port  Royal  et  les  religieuses   selon  Sainte-Marie, 


LIVRE  CINQUIÈME.  221 

Deux  principes  sont  en  présence.  La  mère  Eugénie  le 
sait  bien.  Entendant  cette  grêle  de  protestations,  d'ap- 
pels comme  d'abus,  qui  raccueillirent  dès  son  entrée, 
elle  et  les  siennes  définissaient  ainsi  les  adversaires 
qu'elles  avaient  à  réduire  :  «  Vous  eussiez  dit  qu'elles 
étoientde  cesgens  dont  parle  David,  qui  disent  :  Qui  est 
notre  maître  ?  »  La  mère  Eugénie  représentait  Tautorité 
et  la  hiérarchie,  non  sans  dignité  et  sans  force. 

Mais  tout  en  rendant  quelque  justice  aux  qualités  ré- 
gulières, à  la  charité  envers  les  malades  et  à  la  pratique 
dévote  des  reHgieuses  de  Sainte-Marie,  les  religieuses 
de  Port-Royal  étaient  choquées,  au  plus  haut  degré,  de 
leur  esprit  «  d'obéissance  aveugle  et  sans  aucun  discer- 
nement ;  »  de  cette  foi  dans  le  caractère  extérieur  et 
dans  la  prérogative  du  ministère,  qui  les  empêchait  de 
révoquer  en  doute  la  moindre  des  choses  qui  étaient 
sorties  de  la  sainte  et  sacrée  bouche  de  M.  V archevêque ^ 
selon  l'expression  de  la  mère  Eugénie.  Une  de  ces  sœurs 
avait  poussé  l'application  du  principe  de  l'infaillibilité, 
jusqu'à  dire  «  que,  si  le  Pape  avoit  condamné  saint  Fran- 
çois de  Sales,  elle  le  condamneroit  aussi.  »  Et  une  autre 
avait  ajouté  «  qu'il  ne  faut  croire  de  l'Évangile  que  ce 
que  le  Pape  en  dit.  »  L'esprit  de  Port-Royal  se  révoltait 
contre  cette  manière  servile  d'interpréter  la  subordina- 
tion et  de  déifier  la  suprématie.  Les  religieuses,  de 
même  que  les  Messieurs  dans  leur  lutte  contre  les  Jé- 
suites, y  opposaient  un  esprit  de  liberté  chrétienne  et 
de  générosité  ;  elles  ne  croyaient  pas,  même  dans  leur 
état  de  religion  et  d'entier  renoncement,  devoir  laisser 
paraître  en  elles  rien  des  enfants  ni  des  esclaves  :  «  Il 
me  sembloit  quelquefois,  dit  Tune  d'elles,  voulant  ca- 
ractériser ce  gouvernement  de  la  mère  Eugénie  et  de  ses 
filles,  que  j'étois  encore  à  l'âge  où  Ton  me  conduisoit  à 
la  lisière,  tart  elles  me  veilloient  de  près.  »  Voilà  nette- 
ment les  deux  esprits  en  présence,  et  la  guerre  entre  les 


22â 


PORT-ROYAL. 


deux  principes.  D'un  côté  on  croyait  fermement  possé- 
derjes  véritables  maximes  et  Tesprit  du  Christianisme,  ' 
et  Ton  trouvait  que  les  autres  en  étaient  parfaitement 
destituées,  malgré  leur  zèle  apparent,  et  vivaient  dans  j 
les  ténèbres.  Mais  de  son  côté  la  mère  Eugénie,  toute  - 
peu  éclairée  que  la  prétendaient  les  adversaires,  n'était  j 
pas  sans  voir  que  ce  coin  opiniâtre  de  raison  et  déraison-  ■ 
nement  était  une  inconséquence,  et  pouvait  mener  loin, 
si  Ton  s'y  abandonnait  ;  qu'il  y  avait  là  un  commence- 
ment de  Protestantisme,  de  ce  Calvinisme  qu'elle  con-  i 
naissait  bien,  et  que  du  moment  qu'on  pensait  delà  1 
sorte,  il  ne  fallait  pas  renoncer  par  un  vœu  à  sa  volonté  • 
et  se  faire  réligieuse  :  ce  qui  la  menait  à  dire  à  son  tour: 
«  Il  y  a  quelque  extérieur  à  Port-Royal,  mais  le  fond  " 
n'en  vaut  rien.   »  Antagonisme  éternel  et  où  chacun  , 
prend  parti  selon  ses  préférences!  C'est  la  seule  conclu- 
sion qui  me  paraisse  équitable,  la  seule  que  je  veuille 
tirer  ici  de  cette  lutte  étroite,  à  huis  clos,  entre  les  reli- 
gieuses de  Port-Royal,  et  celles  qu'on  appelait  injuste- 
ment leurs  geôlières  et  qui  ne  firent  qu'exécuter,  non 
sans  modération,  des  ordres  fort  difficiles  à  suivre  et  à 
conduire  à  bien. 

La  mère  Eugénie  ne  fut  pas  sans  recevoir,  dans  sa 
tâche  ingrate,  des  encouragements  puissants  et  aux-  j 
quels  le  cloître  même  ne  rend  pas  insensible.  La  reine- 
mère  voulut  bien  l'honorer  d'une  de  ses  visites,  et 
quand  Sa  Majesté  montant  en  carrosse  dit  à  ses  offi- 
ciers :  «  A  Port-Royal  !  »  son  chevalier  d'honneur  ré- 
pondit :  «  La  reine  à  Port-Royal  !  elle  est  donc  deve-  | 
nue  Janséniste  ?»  de  quoi  Sa  Majesté  se  sourit^  en 
répondant:  i  Ce  n'est  pas  eux  que  je  vais  voir,  mais 
la  mère  Eugénie  ;  »  ce  qu'elle  lui  répéta  agréablement  ^ 
en  entrant  \  —  Comme  elle  allait  sortir,  une  des  re-  . 

1.  Voir  la  Vie  de  la  vénérable  Mère  Louise-Eugénie  de  Fontaine 
(IG95),  p.  205. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


Hçieuses  de  Port-Royal  se  jeta  à  ses  pieds,  lui  parlant 
avec  beaucoup  de  larmes  au  sujet  des  sacrements  dont 
elles  étaient  privées  et  aussi  lui  redemandant  leurs  mè- 
res ;  mais  elle  ne  tira  de  la  reine  que  ces  paroles  : 
«  Obéissez  I  Quoi!  des  religieuses  désobéissantes  à 
leur  archevêque!  cela  fait  horreur.  Obéissez,  et  vous 
me  trouverez  toujours  disposé©  à  vous  servir.  Oui,  obéis- 
sez, et  je  vous  servirai:  autrement....  >»  Elle  coupa 
court  sans  achever  et  sortit  *. 

Le  monastère  des  Champs  avait  été  un  peu  plus  épar- 
gné que  celui  de  Paris.  L'archevêque  pourtant  y  alla  le 
15  novembre  (1664),  et  y  resta  jusqu'au  17.  La  mère 
Du  Fargis  y  était  prieure.  Après  quelques  premiers 
compliments  à  tour  de  bras  sur  M.  Du  Fargis,  son  père, 
qu'il  avait  vu  autrefois  à  la  Cour,  et  sur  le  cardinal  de 
Retz,  son  cousin-germain,  le  bon  archevêque  en  vint  au 
fait  capital,  procéda  à  Tinterrogaloire  des  religieuses, ne 
garda  guère  plus  de  mesure  qu'à  Paris,  cria,  fulmina  ; 
et  cette  visite,  commencée  par  une  historiette  du  temps 
passé ,  se  termina  par  une  excommunication  formelle. 

Douze  jours  après  (30  novembre),  on  envoya  une 
lettre  de  cachet  pour  chasser  confesseurs  et  sacristain. 
M.  Hamon,  médecin  et  solitaire,  qui  était  compris  dans 
la  lettre  de  cachet,  dut  lui-même  provisoirement  se  dé- 
rober, et  on  le  fit  esquiver  par  les  jardins. 

Grâce  à  son  éloignement  de  Paris  et  à  un  certain 
respect  qu'elle  inspirait  tant  par  son  nom  que  par  son 
caractère,  la  mère  Du  Fargis  put  maintenir  sa  pleine 
autorité  dans  la  maison.  Une  fois,  en  juin  1665,  l'arche- 
vêque lui  ayant  envoyé  M.  Chamillard,  porteur  d'une 
lettre  d'introduction,  elle  refusa  net  de  le  recevoir,  s' au- 
torisant de  sa  partialité  publique  et  affichée  contre  Port- 
B.oyal  et  des  injures  par  lesquelles  il  s'était  signalé 


1.  Grandes  Relations  des  Religieuses  de  Port-Royal,  in"4°,  tomeîl^ 
p.  157. 


224 


PORT-ROYAL. 


contre  les  mères  et  les  sœurs  de  Paris  ;  à  son  défaut, 
l'archevêque  lui  envoya  (le  l**"  juillet)  un  de  ses  grands 
vicaires,  M.  Du  Plessis  de  La  Brunetière,  qui  fut  reçu 
avec  toute  la  considération  qu'il  méritait.  Mais  M.  Du 
Plessis  était  accompagné  de  la  marquise  de  Grèvecœur 
(née  Saint-Simon),  à  qui  le  prélat  avait  très-légèrement 
donné  permission  de  faire  sortir  l'une  de  ses  sœurs  re- 
ligieuse aux  Champs.  Or  la  marquise  de  Grèvecœur, 
qui  avait  demeuré  quelques  années  à  Port-Royal  de 
Paris  et  qui  y  avait  pris  le  rôle  de  bienfaitrice,  s'irritant 
de  n'être  point  reçue  à  bras  ouverts  dans  la  Communauté 
^  titre  de  religieuse  et  d'être  traitée  avec  une  précaution 
que  justifia  trop  son  procédé,  s'était  brouillée  avec  le 
monastère  et,  passant  d'un  excès  d'amour  à  un  excès  de 
haine,  avait  publié  un  factum  qu'elle  s'était  attachée  à 
rendre  des  plus  scandaleux  (1662)  ;  elle  avait  été  la  seule 
des  dames  liées  avec  Port- Royal  qui  eût  osé  contester  le 
désintéressement  de  cette  pure  maison.  La  mère  Du 
Fargisne  voyant  en  elle,  comme  précédemment  en  M.  Gha- 
millard,  qu'une  partie  adverse  et  déclarée,  refusa  donc 
de  remettre  entre  ses  mains  sa  sœur,  et  fit  comprendre 
aisément  à  M.  Du  Plessis  le  peu  de  convenance  de  cette 
commission.  Elle  en  écrivit  de  plus  à  l'archevêque  dans 
des  termes  très>fermes,  très-simples.  Elle  est  nette  et- 
sans  phrases.  Elle  a  de  la  dignité,  le  respect  de  soi-  . 
même  et  des  autres,  le  sentiment  de  ses  droits,  et  beau-| 
coup  de  mesure  dans  la  résistance.  En  ces  tristes  jours^j 
la  mère  Du  Fargis  esty  à  bien  des  égards,  de  la  meilleure  1 
école  de  Port-Royal.  Elle  aimait  à  se  souvenir  d'unél 
parole  que  lui  avait  dite  plusieurs  fois  la  mère  Angéli-^ 
que  :  «  Ma  fille,  tout  ce  qui  n'est  point  éternel  ne  mm 
fait  point  de  peur.  »  1 
Quand  elle  écrivit  cette  dernière  lettre  à  l'archevêquJj 
(2  juillet  1665),  la  mère  prieure  était  à  la  veille  de  rece- 
voir la  plus  grande  partie  des  religieuses  fidèles,  tant 


LIVRE  CINQUIÈME. 


225 


celles  du  mcnastère  de  Paris  que  les  exilées  et  prison- 
nières, qu'on  avait  pris  le  parti  de  réunir  enfin  toutes  et 
iVinterner  Siiix  Champs  au  nombre  de  soixante-dix  ou 
soixante-treize,  sans  compter  les  converses.  Elles  y  res- 
teront séquestrées,  privées  des  sacrements,  avec  des 
gardes  et  sentinelles  autour  des  murailles  ;  et  cela  du- 
rera près  de  quatre  années,  jusqu'en  février  1669. 

Il  est  donc  temps  de  revenir  à  ces  exilées  et  prison- 
nières, à  celles  qu'on  a  enlevées  le  26  août  (1664)  et 
dans  les  mois  suivants,  et  à  la  principale  d'entre  elles, 
la  mère  Angélique  de  Saint-Jean,  dont  c'est  le  moment 
d'étudier  de  près  l'âme  et  le  grand  esprit.  ~  «  Oh  ! 
c'est  cela  qui  gâto  tout,  d'avoir  de  si  grands  esprits,  » 
disait  le  bon  archevêque. 


!V  —  15 


III 


La  mére  Angélique  de  Saint-Jean,  —  Ses  premières  années  ;  son 
esprit.  —Relation  de  sa  captivité.  —  Couvent  des  Filles  hleiies  ; 
chapelle  de  l'Immaculée  Conception.  —  Réclusion  profonde  ;  lar- 
mes et  tentation.  —  Agonie  morale  :  en  quoi  elle  consiste.  — 
Quatre  périodes  de  la  maladie.  —  Triomphe  de  la  Grâce  :  vrai 
christianisme.  —  Madame  de  Rantzau  et  la  mère  Angélique  aux 
prises.  —  Distractions  et  diversions.  —  Délivrance  et  sortie.  — 
Réunion  des  carrosses  à  la  montée  de  Jouy.  —  Suite  et  fin  de 
carrière  de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean.  —  Grandeur  de 
cœur  et  d'âme.  -~  De  la  sœur  Eustoquie  de  Bregy  et  de  la  sœur 
Christine  Briquet  ;  défauts  et  qualités.  —  L'abbé  Bossuet  au- 
près des  sœurs  de  Port-Royal. 


La  sœur  ou  mère  Angélique  de  Saint-Jean  (car  ce 
fut  cette  captivité  qui  acheva  de  lui  conférer  ce  titre 
d'ancienneté  et  de  respect)  était  alors  âgée  de  quarante 
ans.  Fille  de  M.  d'Andilly,  née  le  2  novembre  1624, 
elle  avait  été  mise  à  Port-Royal  auprès  de  ses  tantes  An- 
gélique et  Agnès,  dès  1  âge  de  six  ans.  Elle  s'y  était 
considérée  dès  Fenfance  comme  déjà  en  religion  et 
n'étant  plus  du  monde.  «  Elle  n'avoit  pas  plus  de  douze 
ou  treize  ans,  disent  les  Relations,  que  son  esprit  pa- 
roissoit  si  grand  et  si  avancé  qu'on  (Taignoit  à  Port-; 
Royal  que  cela  ne  lui  fût  plus  dommageable  qu'utile.  »i 


LIVRE  CINQUIÈME. 


227 


Ces  facultés  si  redoutées  tournèrent  à  bien.  Les  grands 
esprits  dans  cette  famille  des  Arnauld  acceptaient  volon- 
tiers certaines  bornes,  et  leur  capacité  comrae  leur  in- 
dépendance ne  se  déployait  qu'en  deçà.  Entrée  au  noviciat 
à  dix-sept  ans,  la  jeune  Angélique  reçut  les  conseils  de 
M,  de  Sainl-Gyran,  alors  prisonnier  à  Vincennes.  Etant 
venue  à  tomber  gravement  malade  ver3  ce  temps,  elle 
désirait  ardemment  la  mort  comme  une  des  fins  du 
chrétien.  Sa  forte  intelligence  et  son  âme  passionnée 
n'allaient  trouver  à  se  loger  dans  cette  vie  de  privation , 
et  sous  cette  règle  de  contrainte,  qu'en  creusant  sans 
cesse  du  côté  de  TEternité  pour  unique  perspective. 
Toute  son  active  et  ingénieuse  subtilité  devait  s'em- 
ployer en  chemin,  dans  les  détours  du  labyrinthe  de  la 
G  râce.  Elle  fît  profession  en  janvier  1644  et  devint  peu 
après  maîtresse  des  enfants,  puis  des  novices;  elle  rem- 
plit celte  charge  durant  près  de  vingt  ans.  M.  Le  Maître, 
qui  avait,  comme  on  sait,  une  extrême  curiosité  de  bio- 
graphies sacrées  et  de  merveilles  intérieures,  l'engagea 
à  recueillir  tout  ce  qu'elle  "pourrait  savoir  des  commen- 
cements de  la  mère  Angélique,  sa  tante,  pendant  qu'on 
la  possédait  encore.  Vers  1652,  la  sœur  Angélique  se  mit 
donc  en  secret  à  écrire  tout  ce  qu'elle  recueillait  soit  de 
la  bouche  des  mères  plus  anciennes,  soit  dans  ses  pro- 
pres entretiens  avec  sa  tante.  C'est  à  elle,  à  sa  plume 
ou  aux  directions  qu'elle  donna,  qu'on  doit  une  bonne 
partie  des  trois  intéressants  volumes  de  Mémoires  pour 
servir  à  l'histoire  de  Port-Royal,  publiés  plus  tard  à 
Utrecht;  elle  est  véritablement  Vhagiographe  de  Port- 
Royal  au  dedans. 

L'action  d'Arnauld,  et  peut-être  encore  plus  celle  de 
Pascal,  sont  très-prononcées  et  visibles  en  sa  personne. 
On  entrevoit  par  quelques  notes  trouvées  dans  les  pa- 
piers de  Racine  qu'elle  n'était  pas  pour  Finfluence 
adoucissante  de  Nit^oU.  sur  Arnauld,  et  qu'elle  penchait 


228 


PORT-ROYAL. 


bien  plutôt  pour  le  parler  fort  de  Pascal.  M.  Singlin  ne 
suffisait  plus  à  de  telles  conduites;  il  fallait  cet  autre 
directeur  plus  docte,  et  encore  plus  strict  de  dogme, 
M.  de  Saci.  La  mère  Angélique  pourtant  la  formait  as- 
sidûment de  ses  conseils,  et  les  différences  de  caractère 
et  de  conduite  que  nous  marquons  n'empêchent  pas  que 
la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  ne  soit,  en  somme,  sa 
plus  digne  fille.  Mais  ily  avait  en  elle  une  disposition  plus 
scientifique,  un  talent  plus  au  fait  de  lui-même,  et  ily 
aurait  eu,  pour  peu  qu'elle  se  fût  laissée  aller,  un  certain 
démon  de  contestation  et  d'enjouement,  par  où  cette  fu- 
ture mère  de  la  seconde  génération  de  Port-Royal  était 
tentée  de  se  distinguer  de  la  simple  et  grande  réforma- 
trice. Elle  y  mit  un  frein  d'austérité  d'autant  plus  étroit 
et  nécessaire.  Évidemment  à  la  gêne  dans  son  cadre,  la 
figure  conserve  pourtant  de  la  beauté. 

La  réputation  d'esprit  de  la  sœur  Angélique  de  Saint- 
Jean  était  grande  ;  M.  de  Pomponne  (je  Tai  déjà  rap- 
porté ailleurs  *,  mais  c'est  le  lieu  de  le  redire)  demandait 
un  jour  à  M.  Nicole:  «  Tout  de  bon,  croyez-vous  que 
ma  sœur  ait  autant  d'esprit  que  madame  Du  Plessis- 
Guénegaud?  3)  M.  Nicole,  dit  Racine,  traita  d'un  grand 
mépris  une  pareille  question.  Mais  rien  ne  dut  tant 
contribuer  à  établir  la  réputation  d'esprit  et  de  tête  de 
la  sœur  Angélique  que  la  conduite  qu'elle  tint  dans 
cette  affaire  de  l'enlèvement  et  durant  la  captivité  dont 
elle  nous  a  laissé  le  Récit,  un  Récit  qui,  bien  lu,  nous 
révélera,  à  nous,  une  âme  forte,  triste,  tendre,  capable 
de  toutes  les  belles  agonies,  une  âme  grande  aussi  dans 
son  ordre  et  admirable. 

Il  y  eut  jusqu'à  douze  ou  treize  de  ces  Récits  de  capti- 
vité, presque,  autant  que  de  captives;  de  ce  nombre  il  \ 
en  est  d'assez  différents  de  ton  et  d'inspiration,  et,  bien! 


1   Tome  Jll,  p.  359. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


229 


que  tous  entrepris  sous  prétexte  de  docilité  et  par  Tor- 
dre des  supérieurs,  quelques-uns  ont  tout  Fair  de  cher- 
cher la  lumière  et  d'êlre  faits  en  vue  du  public.  Le  Récit 
de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean  se  dislingue  entre 
tous  non -seulement  par  l'esprit  et  le  piquant  (il  en  est 
d'aiitres  spirituels),  mais  par  la  gravité,  la  profondeur  et 
l'intimité  ;  il  y  a  de  vraies  larmes,  des  larmes  brûlantes. 
Aussi  s'effraya-t-elle  sérieusement  à  l'idée  qu'on  avait 
de  montrer  cette  Relation  manuscrite  «  qu'elle  pourroit, 
disait-elle,  appeler  quasi  sa  confession^  »  et  de  l'envoyer 
àAleth  pour  y  être  lue  de  l'évêque.  Elle  suppliait  M.  Ar- 
nauld  par  toutes  sortes  de  raisons  de  la  laisser  tout  entière 
en  clôture  et  de  lui  conserver  le  fruit  de  sa  retraite  et  de 
sa  prison.  (Je  Récit  étant  tombé  aux  mains  d'un  impri- 
meur de  Rruxelles  après  la  mort  de  la  mère  Angélique 
de  Saint-Jean,  mais  du  vivant  encore  du  monastère  de 
Port-Royal,  les  religieuses  qui  en  furent  informées,  fi- 
dèles en  ceci  à  la  pensée  de  leur  mère,  n'eurent  de  re- 
pos qu'elles  n'eussent  arrêté  le  cours  de  l'impression  en 
dédommageant  l'imprimeur  K  Ce  ne  fut  qu'après  la  ruine 

1.  Ce  n'était  pas  seulement  un  imprimeur  de  Bruxelles,  c'était 
bien  Arnauld  qui  avait  eu  l'idée  de  faire  imprimer  cette  Relation 
en  1692.  Il  le  dit  lui-même  dans  une  lettre  à  M.  Du  Vaucel  (9  jan- 
vier 1693)  :  a  On  mande  de  Paris  qu'il  s'élève  une  terrible  tempête 
contre  Port-Royal,  et  qu'on  ne  sait  si  on  ne  leur  demandera  point 
ce  qu'on  leur  a  demandé  autrefois.  Cela  vient  peut-être  de  ce  qui 
a  été  mandé  de  Rome  du  dessein  de  cette  nouvelle  Bulle.  Si  cela 
étoit,  on  doit  s'attendre  à  l'entière  ruine  de  cette  sainte  maison. 
Dès  qu'on  commença  à  parler  ici  de  Formulaire,  nous  pensâmes  à 
faire  imprimer  la  Relation  de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean; 
mais  les  sœurs  en  ayant  été  averties,  cela  leur  fit  peur,  et  elles 
nous  prièrent  de  n'en  pas  continuer  l'impression  :  il  y  en  avoit  déjà 
six  feuilles  défaites,  mais  nous  n'en  avons  que  trois  que  nous  vous 
envoyons,  afin  que  vous  les  fassiez  voir  à  quelques  personnes  bien 
sûres,  et  dont  vous  soyez  bien  assuré  pour  le  secret,  parce  qu'il  se- 
roit  bien  fâcheux  que  le  bruit  de  cette  impression  pût  retourner  à 
Paris  ;  mais  je  ne  puis  m'ôter  de  l'esprit  que  des  personnes  de 
piété  ne  fussent  fort  touchées  des  dispositions  si  chrétiennes  de  cette 


230 


PORT-ROYAL. 


de  P(yrt-Royal  que  cette  Relation  ainsi  que  les  autres 
parut  au  grand  jour  par  les  soins  de  Quesnel  et  des 
amis. 

La  mère  Angélique  commence  en  ces  termes,  qui  sont 
fous  vrais  sous  sa  plume*  : 

«  Gloire  à  Jésus  et  au  Très-Saint-Sacrement! 

oc  Ce  que  l'on  demande  de  moi  en  m'ordonnant  d'écrire 
une  Relation  exacte  de  ce  qxi  f;'est  passé  dans  ma  captivité 
me  paroît  une  chose  assez  surprenante  :  si  l'obéissance  ne 
me  la  rendoit  nécessaire,  je  croirois  que  n'ayant  point  agi, 
et  ayant  fort  peu  parlé  dans  ce  temps-là,  il  ne  seroit  point 
encore  besoin  de  paroles  pour  apprendre  à  ceux  qui  ne  l'ont 
pas  expérimenté  ce  que  c'est  qu'une  retraite  de  dix  mois 
dans  les  circonstances  qui  ont  accompagné  la  mienne  ;  car  si 
l'on  n'en  regarde  que  l'extérieur,  il  est  facile  de  le  dire  en 
deux  mots,  puisque  tout  consiste  dans  une  prison  fort  étroite, 
dans  une  solitude  entière,  et  dans  une  privation  générale  de 
toute  consolation  et  de  toute  assistance  spirituelle,  qui  seroit 
la  plus  grande  de  toutes  les  peines  si  l'on  n'avoit  pas  la  con- 
fiance et  l'expérience  qu'on  peut  toujours  dire  à  Dieu  :  Adju- 
tor  in  tribulationibus..,,  (C'est  Lui  qui  est  notre  aide  dans 
les  grandes  afllictions  qui  nous  ont  enveloppées.)  Mais  si 
l'on  vouloit  savoir  ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  quand  on 
est  en  cet  état,  je  demanderois,  pour  me  pouvoir  faire  en- 
tendre, quelqu'un  qui  l'eût  éprouvé  dans  quelque  occasion 
semblable,  afin  qu'il  pût  comprendre  ce  que  je  pourrois  lui 
dire  et  qu'il  s'en  formât  une  idée  plutôt  sur  son  souvenir  que 
sur  mes  paroles.  » 

C'est  en  effet  par  les  pensées  et  les  orages  du  cœur^ 


sainte  fille,  et  que  cela  ne  leur  fît  comprendre  plus  que  toutes  les 
raisons,  quel  mal  c'est  de  causer  sans  nécessité  de  tels  troubles  et 
de  telles  peines  h  des  âmes  qui  ne  pensent  qu'à  servir  Dieu,  et  qui 
ne  craij^nent  rien  au  monde  que  de  l'offenser.  » 

1.  Je  donne  les  extraits  suivants  d'après  un  manuscrit  de  la  Re- 
lation, qui  offre  un  texle  plus  complet  quelquefois  et  presque  tou- 
jours plus  exact  que  l'imprimé. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


231 


non  par  les  événements,  que  ce  récit>  pour  peu  qu'on  y 
entre,  intéresse  bientôt  et  attache  à  celle  qui  le  fait. 

Elle  revient  sur  quelques  circonstances  de  la  scène  du 
26  août.  Lorsque  l'archevêque  arriva  à  Port-Royal  ac- 
compagné d'officiers  de  justice  et  d'archers,  cum  gladiis 
et  fustibus,  elle  ne  pensa  qu'à  la  Passion,  dit-elle,  et  à 
s'unir  à  Jésus-Christ.  Les  premières  paroles  qui  lui  vin- 
rent à  la  bouche  furent  celles  d'un  ancien  martyr  :  «  Gau- 
deo  plane,.,.  Je  suis  ravie  de  joie  d'avoir  mérité  de  deve- 
nir rhostie  de  Jésus-Christ.  »  Elle  se  sentait  dans  la  dis- 
position d'une  personne  prête  à  mourir  et  en  qui  la  vue 
de  rÉternité  prochaine  efface  et  couvre  toutes  les  ten- 
dresses naturelles  :  «  Je  ne  sentis  point  à  cette  heure 
d'une  manière  humaine  tant  de  séparations  qui  sont  cer- 
tainement plus  cruelles  que  la  mort,  parce  que  je  ne  les 
regardois  que  comme  une  partie  de  mon  holocauste  qui 
de  voit  être  divisé.  » 

En  sortant  elle  trouva  à  la  porte  son  père  qui  l'atten- 
dait, et  aux  pieds  duquel  elle  se  jeta  pour  lui  demander 
sa  bénédiction  : 

a  M.  le  lieutenant  civil  étoit  à  la  porte  de  la  chapelle  de 
M.  de  Sévigaé  (ime  petite  chapelle  que  M.  de  Sévigné  avait 
fait  bâtir  ou  du  moins  avait  fait  orner) ^  qui  me  demanda 
mon  nom  :  je  fus  surprise  d'entendre  sa  voix  que  je  reconnus,^ 
car  je  ne  savois  point  qu'il  fût  de  la  fête.  Je  dis  mon  nom  C 
religion;  il  me  demanda  aussi  celui  de  ma  famille.  Quelques 
personnes  qui  étoient  proches  de  lui  lui  dirent  assez  bas  : 
«  Voilà  M.  d'Andilly  qui  la  mène,  c'est  une  de  ses  filles.  » 
Il  fit  un  geste  de  la  tête  pour  faire  entendre  qu'il  le  savoit 
bien,  mais  qu'il  vouloit  avoir  le  plaisir  de  me  le  faire  dire, 
et  me  répéta  :  «  Votre  nom  ?  »  Je  le  dis  bien  haut,  sans  en 
rougir,  car  dans  une  telle  rencontre  c'est  quasi  confesser  le 
nom  de  Dieu  que  de  confesser  le  nôtre^  quand  on  veut  le  désho- 
norer à  cause  de  lai.  De  là  mon  père  me  conduisit  sur  les 
marches  du  balustre  de  Pautel....  » 

Nous  savons  déjà  cette  scène  ;  mais,  à  ce  mouvement 


232 


PORT-ROYAL. 


d'orgueil  avec  lequel  elle  confesse  son  nom,  on  reconnaît 
je  sang  glorieux  de  d'Andilly,  le  faible  des  Arnauld,  qui 
est  de  croire  que  la  cause  de  Dieu  et  eux  ne  font  qu'un, 
tellemeot  que  toute  la  querelle  du  Jansénisme  a  pu  sim- 
plement se  définir  la  querelle  de  la  maison  Arnauld 
contre  la  Société  de  Jésus. 

La  prisonnière  monte  dans  un  carrosse  avec  trois 
autres  religieuses  enlevées  comme  elle.  Un  ecclésias- 
tique de  Tarchevêché,  M.  Fourcault,  et  une  dame 
inconnue  les  accompagnent  : 

a  Nous  ne  nous  dîmes  pas  un  mot  dans  le  carrosse,  chacune 
priant  Dieu  à  part;  de  mon  côté  je  ne  sais  comment  j'étois 
faite,  car  à  peine  comprenois-je  bien  ce  qui  se  passoit,  au 
moins  je  ne  le  sentois  presque,  pas  ;  j'étois  si  fort  remplie  de 
l'admiration  de  la  conduite  de  Dieu  sur  nous,  de  nous  avoir 
rendues  dignes  de  souffrir  un  tel  opprobre  et  un  si  extraor- 
dinaire traitement  pour  sa  vérité,  que  je  ne  pus  faire  autre 
chose  le  long  du  chemin  que  de  lui  chanter  dans  mon  cœur 
des  cantiques  et  des  hymnes,  entre  autres  celle  de  la  Dédi- 
cace :  Urbs  Jérusalem  beata^  etc.,  imaginant  que  nous  étions 
des  pierres  vivantes  que  l'on  transportoit  pour  les  aller  poser 
dans  l'édifice  spirituel  de  cette  ville  sainte....  »^ 

Elle  est  la  première  des  trois  qui  arrive  à  sa  destina- 
tion. On  la  fait  descendre,  et  elle  est  introduite  au  cou- 
vent des  Annonciades  dites  les  Filles  bleues  ou  célestes , 
près  de  la  rue  Saint-Antoine.  L'ecclésiastique,  M.  Four- 
cault,  secrétaire  du  Chapitre  de  Paris,  et  qui  au  fond 
lui  est  favorable,  la  présente  à  la  supérieure  en  disant  : 
a  MaMère,  jevous  amène  une  sainte,  car  dans  Port-Royal 
il  n'y  a  que  des  saintes  ;  mais  je  sais  aussi  que  vous  êtes 
toutes  saintes,  et  qu'ainsi  elle  sera  bien  avec  vous.  » 
La  mère  Angélique  fait  de  son  côté  son  petit  compli- 
ment à  cette  supérieure.  Madame  de  Rantzau,  dite  la 
mère  Marie-Elisabeth,  était  présente. 

Cette  madame  de  Rantzau  était  la  veuve  du  fameux 


LIVRE  CINQUIÈME. 


233 


maréchal  à  qui  Mars,  en  le  mutilant  dans  tous  ses  mem- 
bres, n  avait  laissé  rien  d'entier  que  le  cœur.  Elle  s'était 
convertie  du  luthéranisme  au  catholicisme,  passait  pour 
savante  et  opérait  beaucoup  de  conversions  parmi  les 
luthériens  allemands,  étant  Allemande  elle-même.  De- 
puis son  entrée  en  religion  elle  avait  une  dispense  par- 
ticuhère  pour  les  entretenir,  nonobstant  les  règlements 
de  son  Ordre.  Ce  n'était  pas  sans  dessein  qu'on  envoyait 
la  sœur  Angélique  dans  ce  couvent,  pour  qu'elle  trouvât 
qui  pût  lui  tenir  tête  :  <'.Elle  est  aux  Filles  célestes,  disait 
Tarchevêque  aux  autres  sœurs  de  Port-Royal  quiTinter- 
rogeaient,  elle  est  avec  madame  de  Rantzau;  esprit  avec 
esprit,  science  avec  science,  cela  s'accommodera  bien.  » 

L'ensemble  du  récit  de  la  mère  Angélique  se  compose 
tant  de  ses  vraies  douleurs  et  de  ses  touchantes  perplexi- 
tés que  de  ses  piquantes  prises  avec  madame  de  Rant- 
zau, qui  n'y  a  pas  toujours  l'avantage. 

Tout  en  arrivant  et  les  premiers  saints  échangés,  on  la 
mène  à  la  chapelle  de  l'Immaculée  Conception  : 

c(  Le  mystère  m'étoit  nouveau,  dit-elle  un  peu  dédaigneu- 
sement pour  ses  pieuses  hôtesses,  n'y  ayant  point  chez  nous 
d'autel  dédié  aux  opinions  contestées;  —  mais  j'embrassai 
en  ce  lieu  une  dévotion  certaine,  qui  fut  de  me  jeter  entre 
les  bras  de  la  Mère  de  la  belle  dilection  et  de  la  sainte  espé- 
rance, qui  sont  les  deux  titres  sous  lesquels  je  l'ai  toujours 
invoquée  tant  que  .j'ai  été  dans  la  maison....  » 

On  sent  bien  à  ce  mot  les  limites  de  Port- Royal  dans 
le  culte  de  la  Vierge,  et  la  demi-réforme  où  il  se  tient 
sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres.  Cependant  quand 
on  a  assisté  de  près  aux  offices  et  pratiques  de  Port- 
Royal,  on  voit  qu'il  croyait  à  tant  de  choses,  à  tant  de 
reliques,  à  tant  de  miracles  et  d'intercessions  surnatu- 
relles, qu'il  semble  que  cela  n'eût  pas  dû  lui  tant  coûter 
d'accorder  encore  cette  gloire  à  la  pure  et  mystique  in- 
vocation de  la  Vierge.  Mais  la  conséquence  n'est  pas  le 


234 


PORT-ROYAL. 


propre  de  ces  esprits,  si  fermes  d'ailleurs.  Ils  ont  leur 
dose  et  leur  ration  de  croyance;  ils  se  feraient.tuer  plu- 
tôt que  d'en  laisser  détacher  une  parcelle  ;  mais  pas  un 
grain  de  plus*  I 

iJe  la  chapelle,  les  religieuses  mènent  la  Louvelle  ar- 
rivante au  jardin, où  elles  l'entretiennent  des  événements 
du  jour;  «  J'avois  tenu  ferme  jusque-là  sans  pleurer  et 
sans  en  avoir  envie,  parce  que  mon  esprit  avoit  été  oc- 
cupé ailleurs;  mais  comme  elles  me  contraignirent,  pour 
leur  répondre,  de  faire  réflexion  sur  les  personnes  que 
je  venois  de  perdre,  je  ne  pus  m'empêcher  de  jeter  quel- 
ques larmes.  »  Elle  fait  attention  pourtant  à  ne  pas  trop 
se  répandre  et  à  ne  pas  se  fier  absolument  à  l'indiffé- 
rence et  à  l'ignorance  apparente  de  ces  bonnes  filles;  et 
elle  eut  à  s'en  féliciter  lorsqu'elle  apprit  plus  tard  qu'elles 
n'étaient  pas  si  peu  prévenues  qu'elles  le  voulaient  pa- 
raître, et  qu'elles  avaient  pour  un  de  leurs  directeurs  le 
fameux  Père  Nouet,  ce  même  jésuite  qui  avait  fait,  vingt 
ans  auparavant,  des  sermons  furieux  contre  le  livre  de 
la  Fréquente  Communion. 

Elle  avait  tenu  bon  tout  le  jour  :  «  mais,  dit-elle, 
quand  ce  vint  la  nuit,  et  qu'après  avoir  fini  toutes  mes 
prières  je  pensaime  coucher  pour  prendre  du  repos,  je 
sentis  comme  si  mon  esprit  eût  été  suspendu  jusque-là 

1.  On  a  vu  de  nos  jours,  et  tout  récemment,  les  évêques  jansé- 
nistes de  Hollande  adresser  au  Pape  une  protestation  en  forme 
contre  la  promulgation  de  ce  dogme  contesté  de  l'Immaculée  , 
Conception.  —  Un  des  évêques  Jes  plus  exemplaires  du  dix-sep-  -î 
tième  siècle,  Le  Camus,  évêque  de  Grenoble  et  finalement  cardi- 
nai,  qui  ne  laissait  pas  d'être  en  relation  de  doctrine  et  d'amitié  }? 
avec  nos  amis,  écrivait  à  M.  de  Pontchâteau  {5  mai  1673)  :  «  Les 
femmes. peu v'ent  bien  désirer  qu'on  décide  la  Concepiion  Imma-  '"' 
culée;  mais  tant  que  le' Pape  lira  dans  son  Bréviaire  les  leçons  de 
saint  Léon,  sicut  a  reatu  neminem  liberum  reperit,  il  lui  sera 
malaisé  de  décider  la  question,  et,  s'il  le  faisoit,  il  trouveroit  des 
évêques  qui  lui  résisteroient  en  face;  au  moins  j'en  sais  un  qui  le  > 
feroit,  s'il  le  décidoit  comme  un  article  de  foi.  » 


LIVRE  CINQUIÈME.  235 

et  que,  tout  d'un  coup,  il  fût  tombé  de  fort  haut  et  que 
iiion  cœur?eût  été  tout  froissé  de  la  chute  ;  car  tout  en 
un  moment  je  me  sentis  froissée  et  déchirée  de  tous  côtés 
de  toutes  les  séparations  que  je  venois  de  faire....  »  Et 
toute  la  nuit  se  passa  dans  cette  douleur  et  ce  combat. 

Le  surlendemain  était  précisément  la  Saint- Augustin, 
et  comme  les  Annonciades  suivaient  la  règle  de  ce  saint, 
elles  fêtaient  ce  jour-là,  et  avaient  le  Saint-Sacrement 
exposé  de  leur  côté  et  de  très-près  dans  une  chapelle  ; 
"  on  permit  à  la  mère  Angélique  d'y  passer  une  partie 
de  Taprès-dîner  : 

«  Je  tremblai  en  y  entrant,  dit-elle,  car  il  est  vrai  que 
cette  dévotion  que  nos  Constitutions  nous  retranchent  a  quel- 
_  (jue  chose  qui  ne  paroU  pas  assez  respectueux,  et  qu'une  re- 
'iigieuse  se  trouve  effrayée  de  se  voir  à  la  place  d'un  prêtre 
au  pied  d'un  autel  oii  elle  pourroit  assez  aisément  toucher  le 
Saint- Sacrement  de  la  main;  néanmoins  l'état  où  j'étoisme 
donna  bientôt  la  confiance  de  m'approcher  de  Jésus-Christ 
comme  l'Écriture  remarque  que  Juda  s'approcha  autrefois  de 
Joseph,  emporté  par  un  mouvement  de  douleur  qui  lui  ôta 
"toute  crainte.  J'étois  aussi  affligée  que  lui,  et  j'avois  affaire 
I    à  un  Seigneur  que  je  ne  croyois  pas  être  si  rigoureux.  Je  pro- 
nonçai devant  lui  toute  mon  affliction  et  répandis  mon  cœur 
^avec  larmes  en  sa  présence;  mais,  parce  qu'en  lui  exposant 
mes  blessures  je  les  regardai  trop  et  m'attendris  sur  moi- 
même,  j'en  eus  après  bien  du  scrupule  :  car  j'éprouvois  sen- 
siblement que  j^oMf  ne  pas  s'' affaiblir  dans  les  grandes  afflic- 
tions^ il  ne  faut  point  rabaisser  les  yeux  quon  a  élevés  sur  les 
montagnes.,.,  » 

Que  vous  en  semble  ?  ne  voilà-t-il  pas  les  vrais  et  pro-- 
fonds  accents  du  Port-Royal  primitif  qui  se  continuent  ? 
La  seconde  mère  Angélique  a^  comme  la  première,  de 
ce§  grands  traits  d'imagination.  Mais  il  faut  presque 
toujours  abréger  quand  on  les  cite,  pour  leur  donner 
tout  leur  eflét  et  toute  leur  saillie  ;  car  elle  les  éteint  et 
les  réduit  en  les  prolongeant.  C'est  qu'elle  ne  se  doute 


236 


PORT-ROYAL. 


pas  qu'il  y  a  Ik  un  effet,  et  c'est  que  Tidée  de  talent  pour 
elle  n'existe  pas  ;  il  n'y  a  que  les  choses  de  l'âme,  les 
choses  du  dedans,  et  qu'elle  ne  songe  pas  à  en  déta- 
tacher. 

Elle  continue  à  nous  représenter  fidèlement  et  quel- 
quefois à  nous  figurer  par  d'expresses  images  les  vicis- 
situdes et  les  mouvements  de  ce  monde  intérieur,  où 
se  passe  toute  Faction  : 

((  Gela  me  faisoit  appréhender  à  toute  heure  de  réfléchir 
volontairement  sur  pas  une  de  mes  peines,  car  je  sentois 
bien  que<i'étoit  tout  ce  que  je  pouvois  faire  que  de  les  souf- 
frir en  regardant  l'ordre  de  Dieu  et  la  consolation  de  la  foi, 
mais  que  si,  au  lieu  de  cela,  je  commençois  à  regarder  l'af. 
fliction  en  elle-même,  accompagnée  de  toutes  ces  circons- 
tances, ce  seroit  un  poids  qui  m'accableroit,  et  il  me  semhloit. 
que  je  portais  toujours  mon  âme  dans  mes  mains,  comme  une 
gouvernante  porte  entre  ses  bras  un  enfant  que  Vonsèvre^  qu'elle 
promène  et  qu'elle  divertit  tant  qu'^elle  peut  pour  Vempêcher  de 
se  souvenir  de  sa  noumce....  Port- Roy  al  affligé  étoit  comme 
ma  nourrice;  je  venois  d'être  sevrée  de  tout  ce  que  j'aime 
sous  ce  nom  avec  le  plus  de  tendresse;  mon  âme  ne  pou  voit 
supporter  cette  séparation  qu'avec  une  douleur  extrême,  et 
ma  foi  étoit  toute  occupée  à  la  détourner  sans  cesse  de  réflé- 
chir sur  cet  objet.  Je  ne  pouvois  pas  empêcher  qu'à  toute 
heure  il  ne  se  présentât  devant  mes  yeux,  mais  aussitôt  je  les 
levois  vers  Dieu  pour  ne  voir  qu'en  lui  ce  que  je  n'aimois 
que  pour  lui.  Dans  ce  combat  je  conservois  la  paix,  et  il  y 
avoit  des  moments  où  j'étois  même  capable  de  j.oie 

«  Je  passai  ainsi  les  trois  premiers  jours  dans  mi  solitude 
que  je  ne  savois  pas  encore  oui  se  dût  changer  en  prison....» 

Ce  fut  une  véritable  prison  en  effet  que  ces  longs  mois 
passés  chez  les  Annonciades.  Elle  était  enfermée  sous 
clef  dans  une  chambre,  dans  un  galetas  conhnant  à  un 
grenier  et  parfaitement  isolé  du  reste  du  couvent  ;  elle 
n'en  sortait  que  pour  les  Offices,  et  sous  la  conduite  d'une 
sœur  converse  qui  la  venait  renfermer  après.  Sa  porte 


LIVRE  CINQUIÈME. 


237 


ne  s'ouvrait  que  trois  fois  le  jour  ^  ;  et  elle  ne  reposait  la 
nuit  qu  avec  trois  portes  fermées  et  verrouillées  sur  elle. 
Elle  n'était  visitée  que  rarement  par  la  supérieure,  par 
la  mère  de  Rantzau  et  quelque  autre  au  plus,  et  alors 
dans  un  but  d'observation  et  de  conversion.  On  la  lais- 
sait sans  nouvelle  aucune  de  Port-Royal  ni  des  sœurs, 
si  ce  n'est  pour  lui  annoncer,  en  les  exagérant,  les  progrès 
de  la  Signature  et  les  chutes.  On  ne  lui  donnait  que  de 
brèves  réponses  sur  la  santé  de  la  mère  Agnès  sa  tante 
et  de  son  père  M.  d'Andilly.  Elle  était  privée  des  sacre- 
ments. On  espérait  par  tout  cela  venir  à  bout  de  sa  fer- 
meté. 

Si  grande  que  fût  cette  fermeté  de  principes  et  de 
caractère,  la  sœur  Angélique  reconnaît  qu'elle  aurait 
vite  succombé  sans  un  autre  secours.  Le  détail  qu'elle 
nous  donne  du  plus  bas  moment  d'agonie  morale  qu'elle 
eut  a  Iraverser  est  touchant.  Que  cette  cause  particulière 
de  la  Signature  disparaisse,  ne  voyons  en  elle  qu'un  dé- 
fenseur de  ce  qu'elle  croit  la  Vérité.  Descendons  dans  ce 
grand  cœur  entr'ouvert  qui  n'est  qu'un  simple  cœur 
chrétien,  et  qui,  par  moments,  est  tenté  de  redevenir  un 
simple  cœur  humain  naturel  : 

«  J'avois  donc  passé  les  huit  ou  dix  premiers  jours  dans 
Faffliction  sensible  de  notre  séparation,  mais  cette  affliction 
n'étoit  que  dans  les  séns,  et  dans  le  fond  de  l'âme  je  sentois 
tous  les  avantages  de  cette  épreuve;  comme  je  l'ai  dit,  je 
sentois  deux  personnes  en  moi,  dont  Tune  avoit  assez  de 
force  pour  porter  l'autre  dans  sa  foiblesse,  et  je  me  réjouis- 
sois  dans  l'esprit  de  ce  qui  m'affligeoit  dans  les  sens;  je  vois 
clairement  à  cette  heure  que  si  je  n'eusse  pas  été  poussée 
plus  avant,  j'aurois  été  au  hasard  de  ne  me  pas  soutenir 
longtemps  en  cet  état,  parce  que  la  tempête  devant  être  gé- 
nérale et  longue,  il  falloit  être  bien  fondée  dans  l'humilité 

! .  Et  non  huit  fois  le  jour,  comme  il  est  dit  par  erreur  dans 
l'imprimé 


238 


PORT- ROYAL. 


pour  résister  à  l'orage,  et  mon  esprit  en  cette  disposition 
n'ôtoit  pas  assez  humilié,  car  je  n'étois  occupée  que  de  la 
gloire  qu'il  y  avoit  à  souffrir  pour  la  vérité...;  ~  m'étant 
donc  couchée  une  fois,  je  ne  pensois  pas  sitôt  m'endormir* 
que  Dieu  me  réveilla  par  un  rayon  de  sa  lumière  qui  frappa 
mon  cœur  pour  me  découvrir  à  moi-môme  des  choses  qui  ne 
m'avoient  paru  rien,  et  qui  dans  ce  moment  me  parurent  si 
grandes  et  si  importantes  qu'elles  renversèrent  tout  à  fait 
ma  disposition,  et  me  mirent  si  bas  devant  Dieu,  qu'au  lieu 
que  je  pensois  auparavant  qu'il  nous  avoit  trop  élevées  de 
nous  donner  part  à  la  persécution  de  la  vérité  et  de  la  jus- 
tice, je  me  trouvois  dans  un  si  profond  rabaissement  et  si 
saisie  de  crainte  que  je  n'osois  presque  élever  mes  yeux  vers 
lui....  J'avois  dans  l'esprit  ce  qui  est  dit  dans  le  Psaume  1C6  : 
«  Ils  montent  jusqu'au  ciel,  et  ils  descendent  jusqu'aux 
abîmes;  »  et  ce  qui  est  ensuite  :  «  Anima  eorum  in  malis 
tahescebat:  leur  âme  s'est  comme  fondue  à  la  vue  du  péril.. 
car  il  n'y  a  rien  de  pareil  à  se  trouver  dans  cet  accablement 
d'esprit  sans  pouvoir  espérer  le  moindre  secours  et  la 
moindre  consolation  de  qui  que  ce  soit  quand  cela  dureroit 
jusqu'à  la  mort....  On  ne  sauroit  s'imaginer  ce  que  c'est  que 
cette  angoisse  et  cet  abandonnement,  si  on  n*y  a  passé....  » 

Qu'étaient-ce  que  ces  choses  qui  jusque-là  ne  lui 
avaient  paru  rien,  et  qui  tout  d'un  coup  lui  parurent  si 
grandes?  Qu'était-ce  que  ce  nouvel  et  terrible  état  et  cette 
affliction  d'esprit  par  où  elle  passa,  et  qui  lui  dura  envi- 
ron six  semaines  ?  Les  termes,  dans  la  Relation,  en  sont 
bien  mystiques  et,  pour  nous,  bien  vagues  et  mysté- 
rieux : 

«  Cette  affliction  consistoit  toute  ,  dit-elle ,  en  ce  qu'il  me 
sembloit  que  Dieu  me  châtioit  dans  sa  colère....  Je  n'osois 
même  m'arrêter  à  regarder  les  sujets  que  j'avois  d'espérer 
en  sa  bonté  ,  et  aussitôt  que  je  pensois  ouvrir  les  yeux  pour 
cela ,  je  les  rabaissois  de  honte  et  ne  cherchois  qu'à  me  ca- 
cher devant  lui. 

Rien  ne  réduit  dans  une  si  grande  pauvreté  que  cet  état. 

1.  G'est-à-dire  :  A  peine  allois-je  m' endormir  que  Dieu,  etc. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


239 


Les  hommes,  en  croyant  tout  nous  ôter,  ne  touchent  point  à 
notre  trésor  quand  Dieu  laisse  dans  notre  cœur  le  sentiment 
de  sa  Grâce  ;  mais,  pour  lui,  il  n'a  qu'à  détourner  son  visage, 
et  nous  ne  trouvons  rien  entre  nos  mains  de  toutes  les  ri- 
chesses que  nous  nous  étions  persuadé  qu'on  ne  nous  pou- 
voit  ravir....  Je  cherchois  inutilement  la  force  et  la  lu- 
mière que  j'avois  trouvées  tant  de  fois  dans  des  paroles  de 
l'Écriture  qui  m'avoient  paru  capables  d'adoucir  les  peines 
de  la  plus  dure  captivité;  je  relisois  ces  endroits  des  Pro- 
phètes et  des  histoires  saintes  que  j'avois  mis  comme  en  ré- 
serve dans  mon  esprit  pour  m'en  nourrir  en  ce  temps-là, 
mais  Dieu  avoit  ôté  la  force  du  pain..,.  » 

Se  sentant  sur  la  pente  d'une  tentation  dangereuse  si 
Texcès  de  la  crainte  la  jetait  dans  rabattement,  elle  cher- 
chait à  se  prémunir,  h  se  réconforter  en  redisant  cer- 
tains versets  de  psaumes  qui  lui  paraissaient  correspon- 
dre à  son  état. 

Malgré  ces  secours,  et  faute  de  pouvoir  trouver  nulle 
part  appui  ou  conseil,  il  y  eut  des  moments  où  il  lui  vint 
des  idées  si  épouvantables,  dit-elle,  qu'elle  apprit  ce  que 
c'est  que  le  désespoir  et  par  où  Ton  y  va.  Ces  pensées  qui, 
comme  des  fantômes,  lui  traversaient  l'esprit  sans  aller 
jusqu'au  cœur,  et  qui  lui  demeuraient  étrangères,  tout 
en  lui  apparaissant,  lui  faisaient  imaginer,  dit-elle  en- 
core, ce  que  c'étaient  que  ce.&s)  or  tes  ténébreuses  dont  Dieu 
parle  à  Job  : 

«  Je  trcuvois  dans  cet  état  que  la  prière  et  l'aveu  de  mes 
misères  devant  Dieu  ,  dont  j'adorois  la  justice,  étoient  toutes 
mes  armes;  mais  je  reconnus  néanmoins,  depuis,  que  si 
cela  eût  duré  plus  longtemps ,  fêlais  au  hasard  de  laisser 
éteindre  ma  lampe  ^  parce  que  je  n'avois  pas  assez  de  con- 
fiance pour  entretenir  le  feu  de  ma  charité  et  la  lumière 
de  ma  foi.  » 

Ceci  est  le  passage  capital  de  la  Relation,  de  la  con- 
fession de  la  mère  Angélique;  il  y  a  moyen  d'en  bien 
saisir  toute  la  portée  et  le  sens.  Elle  a  depuis  avoué, 


240 


PORT-ROYAL. 


dans  une  lettre  à  M.  Arnauld,  qu'elle  a  obscurci  à  des- 
sein cet  eadroit.de  son  Récit,  de  peur  de  8can4aliser 
Elle  masque  aux  autres  sa  tentation  sous  des  termes 
mystiques,  et  elle  tâche  de  se  la  dissimuler  à  elle-même  : 

«  Je  me  souviens,  écrivait-elle  depuis  sa  sortie  à  M.  Ar- 
nauld, que  j'ai  omis  avec  dessein  dans  cette  Relation  une 
peine  qui  me  tourmenta  l'esprit  dans  le  commencement  et 
qui  me  revient  quelquefois ,  que  j'y  ai  appelée  avoir  vu  les 
portes  ténébreuses  et  les  portes  d'Enfer^  sans  m'expliquer  ;  car 
proprement  ce  n'est  qu'une  vue  de  l'esprit  qui  ne  trouble 
rien  au  dedans,  mais  Jont  la  seule  présence  est  horrible- 
ment pénible....  C'est  comme  une  espèce  de  doute  de  toutes 
les  choses  de  la  foi  et  de  la  Providence^  à  quoije  m'ârrôte  si 
peu  ,  que  de  peur  de  raisonner  et  de  donner  plus  d'entrée  à 
la  tentation  ,  il  me  semble  que  mon  esprit  la  rejette  avec  une 
certaine  vue  qui  seroit  elle-même  contraire  à  la  foi,  parce 
qu'elle  enferme  une  espèce  de  doute  qui  est  comme  si  je  di- 
sois  que ,  quand  il  y  auroit  quelque  chose  d'incertain  dans 
ce  qui  me  paroît  la  vérité  ,  et  que  tout  ce  que  je  crois  de 
l'immortalité  de  l'âme,  etc.,  pourroit  être  douteux,  je  n'au- 
rois  point  de  meilleur  parti  à  choisir  aue  celui  de  suivre  tou- 
jours la  vertu ,  etc.  Je  me  fais  peur  en  écrivant  cela  ,  car  ja- 
mais cela  ne  fut  si  expliqué  dans  mon  esprit  :  c'est  quelque 
chose  qui  s'y  passe  sans  quasi  qu'on  l'y  discerne.  Cependant 
ne  manque-t'il  point  quelque  chose  à  la  certitude  de  la  foi , 
quand  on  est  capable  de  ces  pensées  ?  Je  n'en  ai  osé  parler  à 
personne,  parce  qu'elles  me  paroissent  si  dangereuses  que 
je  craindrois  d'en  donner  la  moindre  vue  à  celles  à  qui  je 
dirois  ma  peine  ;  car  pour  toutes  les  autres  "tentations ,  la  foi 
fournit  des  armes  invincibles  pour  les  combattre  :  mais  çuand 
elle-même  est  attaquée ^  on  se  trouve  sans  aucune  défense,  et 
j'aimerois  mieux  être  livrçe  à  tous  les  Démons  qu'à  une  pen- 
sée d'infidélité.  Je  vous  supplie  très-Humblement,  mon  cher 
Père  ,  de  prier  Dieu  qu'il  me  délivre  de  ce  péril....  » 

11  est  évident  qu'elle  éprouve  encore  la  tentation  au 
moment  où  elle  écrit  cette  lettre,  c'est-à-dire  dans  Tin- j 
tervalle  de  temps  où  les  religieuses  de  Port-Royal,  réu-  : 


LIVRE  CINQUIÈME. 


24i 


nies  toutes  à  la  maison  des  Champs,  y  sont  bloquées  et 
ne  communiquent  de  vive  voix  avec  personne  du  dehors. 

Soyons  plus  hardi  qu'elle,  disons  les  choses  parleur 
nom,  envisageons  les  pensées  dans  leur  réalité,  et  ou- 
vrons la  veine  qu'elle  nous  a  laissé  voir.  Oui,  malgré  la 
solidité  de  sa  foi,  la  mère  Angélique  a  eu  quelques  mo- 
ments et  quelques  assauts  de  doute,  et  de  ce  doute  ab- 
solu qu'avait  connu  Pascal.  Elle  n'a  fait  qu'entrevoir 
Tabîme,  mais  elle  l'a  entrevu  ;  et  elle  n'aurait  pas  eu  ce 
grand  esprit  qu'on  lui  accorde  s'il  en  avait  été  autrement 
et  si  elle  avait  été  à  jamais  murée  dans  les  idées  de  mon- 
sieur son  oncle,  de  manière  à  n'en  pas  concevoir  d'autres. 
Livrée  à  elle-même  et  aux  prises  avec  sa  propre  pensée 
elle  a  eu  dans  sa  captivité  la  grande  tentation. 

Il  y  a  des  tentations  et  des  doutes  qui  prouvent  des 
âmes  débiles  :  il  y  en  a  qui  prouvent  les  âmes  fortes.  Il 
y  a  une  certaine  stabilité  et  sécurité  intrépide  qui  indi- 
que des  horizons  bornés  et  des  intelligences  circonscrites, 
bien  que  peut-être  vives.  Parmi  ces  religieuses  qu'on 
enleva  pour  les  faire  signer,  il  en  est  deux  qui  n'ont 
jamais  eu  un  moment  d'hésitation  ni  de  trouble,  la  sœur 
Eustoquie  de  Bregy  et  la  sœur  Christine  Briquet.  Leur 
intrépidité  ne  prouve  autre  chose  qu'une  grande  éner- 
gie de  pensionnaires  et  de  beaux  esprits  qui  ont  dit  : 
«  Je  ne  céderai  pas,  »  D'autres  signèrent  par  manque  de 
tête,  et  de  guerre  lasse,  faute  de  défense  suffisante  contre 
les  observations  dont  elles  étaient  Tobjet.  «  Eh  bien,  roi- 
son  a  sigï>é,  »  disait  M.  d'Andilly  à  madame  de  Sévigné, 
en  parlant  d'une  de  ses  filles  enlevées  qui  avait  capitulf 
de  la  sorte.  La  mère  Angélique  de  Saint-Jean  était  bien 
au-dessus  de  ce  troupeau.  A  un  moment  elle  a  eu  la 
tentation  des  grands  esprits  :  seule  elle  a  eu  le  grand 
doute,  elle  s'est  posé  le  problème  dont  Hamlet  disait  : 
C'est  toute  la  question. 

Y  a-t-il  une  âme  immortelle  ? 

IV  -  16 


242 


PORT-ROYAL. 


Y  a-t-il  une  Providence  ? 

Le  Christianisme  auquel  je  crois,  et  ce  Crucifix  aux 
piecis  duquel  je  pleure,  est-il  autre  chose  que  le  parti 
le  plus  sûr  et  le  meilleur  des  en  cas  ? 

Toutes  ces  idées  que  suggère  le  sens  naturel,  et 
qu'elle,  elle  suppose  venir  d'un  Démon,  lui  apparurent 
k  certaines  heures  au  milieu  de  l'émotion  et  du  frisson- 
nement d'effroi,  inévitable  chez  une  âme  croyante  et  fer- 
vente, chez  une  âme  vierge  qui,  dans  sa  sensibilité  pro- 
fonde et  contrainte,  a  le  don  de  se  tourmenter.  C'est  en 
ce  sens  qu'elle  dit  avoir  vu  ces  portes  ténébreuses  dont 
Dieu  parla  à  Job,  et  qu'elle  confesse  avoir  été  au  hasard 
de  laisser  éteindre  sa  lampe  Elle  traversa,  en  un  mot, 
le  Jardin  des  Olives, 

A  considérer  l'état  moral  de  la  mère  Angélique  en  ces 
dix  mois  et  à  l'étudier  comme  on  ferait  d'une  maladie, 
on  y  peut  distinguer  quatre  périodes  : 

1®  Après  la  surexcitation  et  le  mouvement  d'exaltation 
des  premières  heures,  pendant  les  huit  ou  dix  premiers 
jours,  elle  est  dans  l'affliction,  mais  dans  une  affliction 
sensible,  motivée,  et  qui  dent  à  la  séparation  oii  elle  se 
voit  de  tant  de  personnes  chères;  elle  souffre,  elle  pleure, 
mais  elle  se  domine.  Il  y  a  en  elle  une  partie  supérieure 
qui  soutient  l'autre  :  on  se  rappelle  cette  agréable  image 
de  deux  personnes  dont  la  plus  sage  et  la  plus  forte  sou- 
tient et  porte  dans  ses  bras  la  plus  faible. 

2°  A  cette  première  période  en  succède  une  tout  ex- 
traordinaire (nous  venons  de  le  voir),  un  véritable  as- 
saut prolongé  durant  lequel  toutes  les  facultés  et  les 
ressources  d'esprit  de  cette  personne  distinguée  travail- 
lent, fermentent,  se  soulèvent,  se  tournent  contre  elle 
et  lui  représentent  avec  énergie  la  vanité  et  la  bizarrerie 
d'une  telle  situation,  d'une  obstination  pareille  pour  des 
choses  si  petites,  et  où  les  grandes  même,  qui  s'y  mêlent 
pour  les  relever,  sont  fausses  et  chimériques  peut-être. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


243 


Dans  l'accès  le  plus  extrême  de  cette  révolte  Qaturelle 
qui  dure  plusieurs  semaines  (quarante  jours),  elle  se 
dit  ou  du  moins  elle  entend  je  ne  saisquelle  voix  qui  dit 
à  côté  d'elle  :  «  A  quoi  bon?  n'est-ce  pas  là  un  sot  com- 
bat? et  après  tout  y  a-t-il  une  âme?  y  a-t-il  un  Christ? 
y  a-t-il  un  Dieu?  »  C'est  là  le  côté  supérieur  de  cette 
Relation  bien  comprise,  et  qui  la  met  hors  de  pair  et  à 
part  des  autres  récits  de  ces  dignes  filles.  Il  y  a  des  pages 
à  demi  obscurcies  et  étouffées,  mais  oîi  se  révèle  une 
fille  et  une  sœur  de  Pascal*. 

S"*  Cependant  Thabitude  prévaut;  les  croyances  et  les 
observances  si  enracinées  reprennent  le  de?sus  et  chas- 
sent ces  pensées  d'éternel  paganisme  et  de  nature  dégui- 
sées à  ses  yeux  en  formidables  Démons.  La  subtilité  de 
l'explication  chrétienne  retrouve  son  tour  favori,  qui  est 
de  dire  au  mal  d'ici-bas  :  Tu  es  le  bien!  et  à  la  souf- 
france :  Tu  es  le  salut!  Cette  disposition  tendre  et  con- 
solée qui,  sous  la  mortification  du  dehors,  va  s'adresser 
aux  plus  intimes  des  fibres  délicates,  secrètes,  et  qu'on 
appelle  la  Grâce  de  Jésus-Christ]^  recommence  à  renaître 
en  elle.  L'idée  d'un  Dieu  bon,  attentif,  miséricordieux 
jusque  dans  ses  rigueurs,  lui  rend  les  lumières  qui 
triomphent  peu  à  peu  des  obscurités  et  des  peines.  Elle 
respire  plus  librement  :  dans  cette  lande  aride  où  elle 
est  jetée,  elle  sème  des  larmes,  mais  pourtant  sans  es- 
poir prochain  d'une  bonne  issue  ni  d'une  moisson.  Aussi 
loin  que  sa  vue  s'étend,  elle  ne  voit  «  qu'un  grand  pays 
inconnu,  d'où  il  lui  semble  impossible  qu'elle  puisse 
sortir  par  aucun  chemin  qui  ne  doive  être  presque  aussi 

1.  C'est,  sous  une  autre  forme/ la  tentation  des  âmes  stoïques 
qui,  voyant  à  l'épreuve  que  leur  vertu  est  vaine  et  qu'en  fin  de 
compte  l'injustice  triomphe,  et  que  le  Ciel  lui-même  se  déclare 
■  pour  rinjuslice,  désespèrent  des  dieux  avec  Caton  et  s'écrient  comme 
Brutus  :  «  Vertu,  tu  n'es  qu'un  nom!  » 

Ssepe  mihi  dubiam  traxit  sententia  mentem, 
Crirarent  Superi  terras,  etc  , 


244 


PORT-ROYAL. 


lon^^  que  sa  vie.  »  Ainsi  résignée  à  l'exil,  elle  se  crée 
des  consolations  el  trouve  du  charme  jusque  dans  les  pri- 
vatious  les  plus  sèches  et  les  circonstances  les  plus  dé- 
nuces.  Il  y  a  un  pauvre  petit  oratoire  de  l'infirmerie  qui 
donne  derrière  Tautel,  et  où  on  la  fait  aller  entendre  la 
messe  dans  un  temps  (pour  la  cacher  à  une  des  danaes 
bienfaitrices  de  la  maison  qui  avait  envie  do  la  voir)  : 
c'est  là  que  seule  avec  la  converse  qui  lui  sert  de  garde, 
et  à  peu  de  distance  du  prêtre  dont  elle  entend  distinc- 
tement toutes  les  paroles,  elle  a  d'meflables  jaillisse- 
ments de  joie  intérieure  et  de  tendresse.  «  De  plus  (no- 
tez-le bien)  cet  oratoire  étoit  pauvre,  sans  nul  ornement 
qu'un  grand  tableau  de  la  Sépulture  mal  fait,  sur  un 
autel  très-mal  orné,  en  sorte  qu'il  n'y  avoit  rien  de  plus 
magnifique  qu'à  Port-Royal;  »  et  cette  pauvreté  chère 
au  cœur  et  mortifiante  aux  sens  ne  lui  en  rappelait 
que  mieux  la  bien-aimée  Sion  et  la  patrie.  Vers  le 
temps  de  l'Ayent  (novembre  1664),  pour  ne  pas  s'expo- 
ser à  entendre  les  Jésuites  qui  dirigeaient  cette  Commu- 
nauté des  Annonciades  et  dont  les  sermons  auraient  pu 
troubler  sa  paix  de  conscience,  elle  s'abstient  d'aller  au 
chœur;  elle  ne  sort  plus  de  sa  chambre  que  pour  aller 
entendre  la  messe  dans  cette  chapelle  avant  le  jour,  et 
voulant  suppléer  pourtant  à  cette  absence  d'office  et  de 
cérémonies  simples^  elle  les  célèbre  à  huis  clos;  elle 
fait  de  sa  chambre  même  une  église.  Une  simple  page 
d'elle  dira  mieux  que  tout  sa  disposition  charmante, 
tendrement  pieuse  et  arrosée  de  douces  larmes,  dans 
cette  période  de  tristesse  voilée  mais  non  sans  joie  : 

«  Dans  ce  temps  que  je  ne  sortois  plus  les  fêtes  et  les  di- 
rnanches  pour  assister  au  service ,  je  fis  une  église  de  ma 
prison,  et  j'y  chantois  presque  tout  l'Office  seule  ces  jours-là, 
à  nos  heures  ordinaires.  Je  chantois  de  même  ce  que  le  chœur 
chante  aux  grandes  messes  quand  je  le  savois  bien ,  et  au 
moins  le  Kyrie  eleison^  le  Gloria  in  excelsis,  etc.,  et  je  suivois 


LIVRE  CINQUIÈME. 


245 


en  esprit  tout  ce  que  le  prêtre  dit  dans  le  sacrifice,  car  elles 
m'avoient  prêté  un  missel....  Toute  ma  matinée  étoit  aussi 
remplie  que  si  j'eusse  suivi  la  Communauté  chez  jious.  Je 
/aisois  de  même  mes  processions  seule  autour  de  ma  cham- 
bre ,  en  tenant  une  croix  à  ma  main,  et  chantant  ce  qui  s'y 
devoit  dire;  et  de  même  de  l'eau  bénite  les  dimanches,  dont 
j'aspergeois  tout  le  tour  de  la  chambre  en  chantant  Asperges 
me;  et  mon  intention  étoit  de  chasser  par  cette  aspersion 
toutes  les  malices  spirituelles  dont  j'appréhendois  la  tenta- 
tion partout,  d'autant  plus  que  je  n'avois  personne  pour 
m'aider  à  me  défendre.  Je  jetois  de  l'eau  bénite  —  sur  mon 
lit,  pour  chasser  l'esprit  de  paresse  ;  —  sur  la  table  où  je  man- 
geois,  contre  la  délicatesse  ;  —  dans  la  ruelle  qui  me  servoit 
d'oratoire,  pour  en  éloigner  la  distraction  ;  —  à  l'endroit  oii 
je  travailiois,  pour  me  garantir  de  la  curiosité  et  de  l'attache 
à  mon  ouvrage  ;  —  mais  surtout  à  la  porte  de  la  chambre , 
de  peur  que  l'esprit  de  séduction  n'y  entrât  avec  celles  qui 
tâchoient  à  l'y  amener,  ou  qu'au  moins  l'impatience  ou 
l'indiscrétion  ne  me  fissent  faire  des  fautes  quand  on  venoit 
interrompre  ma  solitude  par  quelque  visite. 

«  Les  grandes  fêies  que  nous  devons  chanter  matines,  je 
me  le  vois  quand  je  pouvois  m'éveiller ,  quelquefois  dès  mi- 
nuit ou  il  une  heure,  ou  à  deux,  et  je  chantois  de  même  tout 
ce  que  je  pouvois  chanter  de  matines,  car  je  n'avois  pas 
assez  do  voix  pour  chanter  tous  les  psaumes..  .  Je  voudrais 
qu'on  eût  vu  combien  cela  est  beau  et  dévot ^  de  se  trouver  ainsi 
seule,  au  milieu  de  la  nuit  ^  à  bénir  Dieu  dans  une  prison  en 
chantant  ses  louanges ,  sans  pouvoir  être  entendu  que  de  lui^  et 
sans  entendre  quoi  que  ce  soit  quun  profond  silence  au  milieu 
de  cette  grande  ville ,  dont  on  ne  cesse  point  d'entendre  le 
bruit  qu'à  celte  heure-là ,  car  jusqu'à  plus  de  onze  heures 
les  carrosses  roulent  encore.  Cela  a  quelque  chose  de  plus 
beau  et  de  plus  ravissant  qu'on  m  peut  dire...,  » 

Si  nous,  profane,  et  autrefois  poëte^  qui  cherchons  de 
la  poésie  en  toute  chose  et  même  (faut-il  le  dire?)  dans 
la  religion,  nous  en  rencontrons  quelquefois  dans  Port- 
Royal,  c'est  ici,  c'est  celle  qu'on  vient  de  voir  et  non  pas 
une  autre ,  une  poésie  sans  soleil  et  sans  fleur,  rien 
qu'en  dedans  et  toute  en  parfum. 


246 


PORT-ROYAL. 


1 


4*  Mais  n'oublions  pas  que  pour  le  moment  nous  en 
sommes  à  noter  les  périodes  et  les  phases  d'une  maladie 
de  l'âme.  Au  milieu  de  cette  paix  retrouvée,  il  y  eut  un 
assaut  encore  pour  la  mère  Angélique,  court  mais  vio- 
lent. C'est  lorsque  dans  cette  séquestration  absolue  du 
monde  et  de  toute  nouvelle  (au  mois  de  février  16G5), 
on  lui  dit  un  peu  brusquement  que  la  sœur  Gertrude 
avait  signé,  et  que  la  voyant  surprise  et  confondue,  on  i 
lui  demanda  ce  qu'elle  dirait  si  la  mère  Agnès  elle-même  ' 
le  faisait,  donnant  à  entendre  qu'elle  était  près  de  le 
faire.  Elle  en  fut  étourdie  et  comme  frappée  de  stupeur  : 
«  Je  n'ai  de  ma  vie  rien  senti  de  pareil,  et  je  crus  que  3 
j'en  mourrois,  dit-elle  :  je  ne  pouvois  plus  respirer,  et  \ 
mon  pouls  étoit  tout  renversé  de  l'agitation  d'esprit  . 
épouvantable  où  je  fus  plusieurs  heures.  »  Enfin  un 
nouveau  doute  radical  sur  la  Providence  la  ressaisit  à 
ce  sujet,  tant  une  telle  chute,  dont  l'idée  ne  s'était  jamais 
présentée  à  elle,  lui  paraissait  incompréhensible,  et  elle 
était  près  de  se  noyer  comme  saint  Pierre  par  manque  de 
foi,  si  Dieu  ne  lui  avait  bien  vite  tendu  la  maiu.  Mais  ce 
ne  fut  qu'un  temps  fort  court,  une  crise  de  quelques 
heures,  après  quoi,  tout  en  un  moment,  dit-elle.  Dieu 
lui  rendit  le  calme  en  lui  suggérant  le  mouvement  de 
s'appuyer  sur  la  vérité  de  ses  promesses  par  une  foi 
aveugle,  indépendante  de  toute  expérience,  et  qui  n'a 
besoin  d'autre  fondement  que  la  parole  de  Dieu  elle- 
même.  Elle  se  coucha  le  soir  même  de  cette  journée, 
l'esprit  fort  rassuré  et  fort  tranquille.  Ce  calme  retrouvé 
n'alla  plus  dès  lors  que  s'affermissant,  et  les  derniers 
mois  de  sa  captivité,  où  les  égards  de  ses  hôtesses  en- 
vers elle  osèrent  se  marquer  par  degrés  plus  à  décou- 
vert, se  passèrent  dans  une  véritable  douceur.  Elle  re- 
trouva en  plein  la  source  des  larmes,  mais  qui  venaient 
toutes  de  consolation  et  de  reconnaissance.  Il  faut  voir 
comme  elle  les  goûte  et  les  savoure  ;  un  matin  qu'elle 


LIVRE  CINQUIÈME. 


247 


en  avait  versé  de  plus  abondantes  dans  la  petite  chapelle 
où  elle  entendait  la  messe,  elle  se  prend  à  les  analyser 
de  la  sorte  (ne  nous  effrayons  pas  de  la  subtilité,  saint  Au- 
gustin ne  procède  pas  autrement  jusque  dans  Fémotion)  : 

«  Ces  larmes  avoient  tant  de  différentes  causes,  —  de  res- 
sentiment de  mes  infidélités  envers  Dieu,  —  de  reconnois- 
sance  de  ses  bontés  envers  moi,  —  de  désir  d'être  digne  de  le 
posséder,  —  d'amour  pour  la  souffrance  qui  en  est  la  voie, 
—  que  me  sentant  toute  remplie  de  consolation  et  d'un  plaisir 
saint  dans  ces  pleurs,  je  conclus  qu'il  falloit  que  ce  fût  cette 
sorte  de  parfum  dont  Dieu  avoit  ordonné  la  composition  pour 
brûler  dans  son  Temple,  où  entroient  diverses  espèces  aro- 
matiques dont  il  étoit  défendu  de  faire  pareilles  compositions 
pour  s'en  servira  d'autres  usages;  carjevoyois  qu'encore 
que  toutes  les  passions  aient  leurs  larmes,  et  qu'on  pleure 
d'amour,  de  désir,  de  tristesse  et  de  joie,  il  n'y  a  point  néan- 
moins d'objet  créé  qui  puisse  rallier  ensemble  tant  de  diffé- 
rents motifs  qu'en  même  temps  on  ressente  la  privation^  la 
jouissance^  la  crainte^  Vassurance^  le  regnt  et  la  joze,  et  tous 
les  mouvements  que  la  charité  produit  tout  à  la  fois  dans  le 
cœur..-..  Il  y  auroit  de  la  folie  à  moi  de  dire  cela  de  moi-même 
si  j'y  avois  quelque  part,  mais  je  ne  crois  faire  que  ce  que 
firent  ceux  qui  avoient  été  découvrir  par  l'ordre  de  Dieu  la 
terre  de  promesse  qu'il  vouloit  donner  à  son  peuple  :  c'est 
une  grappe  de  raisin  que  je  rapporte  de  cette  terre  de  cap- 
tivité. » 

Enfin  la  grâce  abonde  ;  Dieu  la  revêtait  intérieurement 
d'un  habit  de  joie,  et  elle  n'est  plus  occupée  qu'à  se  mo- 
dérer en  présence  de  ses  hôtesses,  se  souvenant  que  la 
joie  dans  les  souffrances  est  un  ornement  modeste  dont 
«  la  fille  du  roi  se  doit  parer  au  dedans  *.  » 

1.  Ces  larmes  continuelles  de  la  mère  Angélique,  qui  venaient 
aussi  bien  de  joie  que  de  douleur,  ne  laissaient  pas  d'être  très- 
remarquées  et  de  fournir  matière  à  interprétation;  mais  on  n'en 
savait  pas  alors  le  vrai  sens.  On  lit  dans  une  lettre  de  la  sœur 
Elisabeth-Agnt j  Le  Féron ,  restée  à  Port-Royal  et  qui  écrit  les 
nouvelles  qu'elle  apprend  :  «  La  mère  Eugénie  (la  commissaire 


248 


PORT-ROYAL 


Toi  est  l'esprit  de  cette  Relation,  le  tableau  de  cette 
âme  malade,  dans  toutes  ses  phases,  si  on  la  considère 
philosophiquement  et  naturellement.  Que  si  Ton  s*en 
tient  au  point  de  vue  ihéologique  par  comparaison  avec 
d'autres  Communions,  ce  qu'il  importe  de  l)ien  remar- 
quer, c'est  la  doctrine  de  la  Grâce  telle  qu'elle  s'exprime 
en  cette  circonstance  dans  toute  sa  pureté,  dans  toute 
sa  nudité,  par  la  bouche  et  par  la  conduite  de  la  mère 
Angélique.  Les  religieuses  de  Port-Royal  croyaient  à  la 
Grâce,  mais  elle  leur  arrivait  toujours  jusque-là  sous  la 
forme  et  avec  l'appareil  des  sacrements,  par  le  canal  des 
directeurs.  Ici  les  directeurs  leur  sont  ôtés,  même  les 
confesseurs;  plus  de  sacrements.  Ces  religieuses  (ou  du 
moins  celle  en  particulier  dont  nous  écoulons  le  témoi- 
gnage et  qui  nous  offre  le  type  idéal),  ainsi  destituées 
de  tous  les  appareils  divins,  séparées  de  tous  les  appuis 
humains  dont  il  faut  bien  qu'elles  se  passent,  ne  mar- 
*.henl  jamais  mieux  toutes  seules,  et  sauf  quelque  assaut 
inévitable,  que  durant  cette  captivité.  Cela  s'applique 
également  au  temps  prochain  où  elles  seront  toutes  sé- 
questrées aux  Champs.  Je  ne  dirai  pas  qu'on  les  rend 
calvinistes  malgré  elles,  ce  serait  trahir  leur  pensée,  et 
révolter  leurs  âmes  si,  restées  les  mêmes,  elles  sont 

imposée  à  Port-Royal)  a  dit  à  une  sœur  qui  lui  demandoit  si  ce 
qu'on  dit  de  ma  sœur  Angélique  qu'elle  pleure  toujours  est  vrai, 
que  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  et  qu'il  y  a  plus  de  trois  mois  qu'on 
la  trouve,  quand  on  entre  dans  sa  chambre,  fort  triste  et  souvent 
en  larmes,  et  qu'aussitôt  qu'elle  voit  quelqu'un,  elle  change  et 
tâche  de  faire  bonne  mine....  Je  ne  puis  ra'étonner  de  ses  larmes, 
ajoute  sensément  la  sœur  Le  Féron,  nous  en  avons- trop  ce  sujet, 
et  je  ne  sais  comment  nous  pouvons  faire  autre  chose  que  de 
pleurer;  mais  je  ne  crois  point  du  tout  qu'il  y  ait  aucun  afToiblisse- 
ment  :  je  ne  laisse  point  d'être  sensiblement  touchée  de  la  voir  dans 
cet  état,  et  je  n'y  puis  quasi  penser  sans  y  entrer  moi-même.  » 
Les  larmes  de  la  mère  Angélique,  nous  l'avons  vu,  eurent  une 
signification  bien  différente  selon  les  divers  moments.  C'est  à  elle 
seule  qu'il  appartenait  de  nous  en  dire  toutes  les  variétés  et  les  sa- 
veurs. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


249 


quelque  part  encore  à  nous  entendre;  mais,  par  le  re- 
tranchement extérieur  qu'on  leur  impose,  leur  christia- 
nisme se  trouve  réduit  à  ce  qui  en  est  le  strict  néces- 
saire, je  veux  dire  l'Écriture  sainte,  la  doctrine  du  péché 
et  du  pardon  gratuit,  Tappel  en  toutes  les  choses  d'ici- 
bas  au  tribunal  unique  de  Jésus-Christ,  le  bien- aimé  de 
leur  âme  comme  elles  l'appellent^  Jésus  notre  prêtre 
éternel! 

Or  quiconque  croit  essentiellement  à  ces  points,  n'en 
admît-il  pas  d'autres,  est  chrétien.  Quiconque  ignore  et 
ne  retient  pas  ces  points,  fût-il  couvert  de  signes  catho- 
liques, eût-il  sans  cesse  le  grand  mot  d'Évangile  à  la 
bouche,  est  plus  ou  moins  ou  idolâtre  ou  pélagien,  un 
demi-fidèle  superficiel  et  superstitieux,  et,  par  quelque 
coin,  inconverti. 

Mais  il  nous  faut  citer  quelque  chose  des  prises  de 
doctrine  de  la  mère  Angélique  avec  madame  de  Rant- 
zau.  C'est  le  côté  piquant  et,  pour  ainsi  dire,  mondain 
de  la  Relation.  Dans  les  premiers  jours  l'archevêque 
vint  et  fit  demander  au  parloir  la  mère  Angélique  qui 
lui  avait  écrit  au  sujet  des  sacrements.  Il  y  eut  là  entre 
elle  et  l'archevêque  un  de  ces  dialogues  auxquels  nous 
sommes  assez  accoutumés.  Mais  madame  de  Rantzau 
était  présente,  et  l'archevêque,  à  un  moment  de  la  dis- 
pussion,  se  tourna  vers  elle  en  disant  :  «  Eh  bien,  ma- 
âaçae  de  Rantzau,  que  dites-vous  de  cela?  »  Elle  marqua 
un  extrême  étonnement  de  ce  qu'on  osait  faire  ces 
distinctions  du  fait  et  du  droit  dans  les  jugements  des 
Papes,  étant  toute  ultramontaine  comme  le  sont  la 
plupart  des  convertis.  Ainsi  introduite  dans  la  discus- 
sion, elle  enchérissait  sur  tout  ce  que  disait  l'arche- 
vêque et  d'une  manière  si  peu  raisonnable  que  la  mère 
Angélique  crut  devoir  lui  rappeler  qu'il  était  difficile 
de  bien  juger  de  Taffaire  si  l'on  n'en  savait  le  fond  :  elle 
répliqua  d'un  air  méprisant  et  d'un  ton  de  madame  la 


250 


PORT-ROYAL. 


Maréchale  :  «  Je  sais  tout  ce  que  vous  pouvez  dire, 
je  sais  ce  que  c'est  que  Moulina  et  toute  la  suite  (la  sé- 
quelle). » 

Après  la  conversation  au  parloir,  qni  se  prolongea 
encore  longtemps  avec  Tarchevêque,  madame  de  Rant- 
zau,  qui  n'était  pas  au  bout  de  ses  raisons,  voulut  re- 
conduire la  mère  Angélique  jusqu'à  la  porte  de  sa 
chambre,  et,  comme  on  avait  ôté  la  clef,  eiles  durent 
toutes  deux  rester  quelque  quart  d'heure  sur  le  degré. 
C'est  là,  sur  ce  théâtre  un  peu  inégal,  que  la  discussion 
reprit  plus  vive  et  avec  des  airs  d'une  dispute  en  Sor- 
bonne.  La  mère  Angélique  raconte  toute  la  scène  avec 
une  légère  intention  de  comédie,  en  laissant  voir  qu'elle- 
même  fut  entraînée  alors  plus  qu'elle  n'aurait  voulu. 
Le  quart  d'heure  fut  long,  les  paroles  furent  rapides  ; 
j'abrège  en  ne  donnant  que  le  mouvement  et  le  jeu 
croisé  des  ripostes  : 

«  Elle  (madame  de  Rantzau)  allégua  les  Origénistes  qu'on 
avoit  obligés  de  dire  anathème  à  Origène  :  j'y  répondis  par 
saint  Jérôme  à  Jean  de  Jérusalem....  Ellese  voulut  fortifier  du 
iv^  Concile  qui  avoit  obligé  Théodoret  à  dire  anathème  à 
Nestorius  :  cela  me  contraignit  à  alléguer  le  v«  et  le  vi^  tou- 
chant les  trois  Chapitres  et  Honorius.  Dès  qu'elle  entendit 
parler  d'Honorius,  elle  en  prit  la  défense  disant,  etc.,  etc. 

a  J'avois  le  plus  beau  champ  du  monde  de  répliquer,  mais 
parce  que  je  ne  voyois  ni  utilité  ni  plaisir  à  m'engager  dans 
cette  dispute  avec  une  personne  qui  ne  cherchoitpas  la  vérité, 
mais  qui  se  tenoit  si  assurée  de  la  savoir,  je  voulus  rompre 
en  lui  disant  que  je  laissois  toutes  ces  contestations  aux  sa- 
vants et  ne  me  voulois  mêler  que  de  prier  Dieu.  Elle  me  ré- 
pliqua promptcment,  comme  pour  me  pousser  plus  avant, 
parce  qu'elle  voyoitque  je  me  voulois  retirer  de  la  dispute  : 
«  Je  sais  toute  V histoire  ecclésiastique^  je  sais  tout ^  je  répondrai 
à  tout.  »  Je- lui  répliquai  avec  un  peu  de  chaleur,  car  son 
empressement  m'émut  :  «  Et  moi,  ma  Mère^  je  ne  sais  rien; 
c'est  pourquoi  cela  va  le  mieux  dumondepour  ne  point  dis- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


251 


puter,  car  il  n'y  auroit  pas  de  proportion.  Je  vous  supplie, 
laissez-moi  prier  Dieu,  et  épargnez  une  personne  affligée,  d 
Elle  s.'échaulfa  davantage  et  me  dit  qu'elle  ne  me  laisseroit 
pas,  parce  qu'il  y  alloit  de  mon  salut  ;  l'impatience  me  prit 
aussi,  et  sans  autre  réponse  je  lui  fis  une  profonde  inclina- 
tion et  me  tournai  devant  une  fenêtre  oii  je  me  mis  à  genoux 
pour  prier  Dieu  en  attendant  qu'on  apportât  la  clef  qu'on 
étoit  allé  quérir,  car  tout  cela  se  passoit  sur  la  montée  à  la 
porte  de  ma  chambre.  » 

La  petite  scène  de  comédie  est  complète  :  elle  est 
du  genre  de  celles  que  j'ai  déjà  indiquées  plus  d'une 
fois  comme  suite  et  ricochet  des  Provinciales.  Qu'on 
sache  pourtant  Lien  vite  qu'à  peine  rentrée  dans  sa 
chambre,  la  mère  Angélique  se  repent  de  cette  vivacité, 
qu^elle  écrit  dès  le  soir  un  billet  à  madame  de  Rantzau 
pour  lui  en  demander  pardon;  que  madame  de  Rantzau 
elle-même,  qui  est  fort  bonne,  lui  vient  faire  le  lende- 
main dans  le  chœur  une  sorte  d'excuse,  et  qu'elle 
change  en  effet  de  conduite  à  son  égard.  Sauf  trois  ou 
quatre  rencontres  dogmatiques  que  la  force  des  choses 
amène  encore,  et  d'où  l'aigreur  a  disparu,  il  ne  reste 
entre  elles  qu'une  manière  de  contradiction  assez 
polie  et  même  assez  enjouée,  comme  entre  personnes 
d'esprit  qui  se  sont  mesurées  et  qui  se  savent  d'égale 
force  à  ce  genre  d'escrime. 

Un  jour  madame  de  Rantzau  essaye,  par  un  agréable 
détour,  de  rentrer  en  matière,  et  sous  prétexte  qu'on 
disait  que,  pour  en  juger,  il  fallait  savoir  ces  choses 
dès  le  commencement  :  «  Mais,  ma  Mère,  je  vous  prie, 
lui  dit-elle,  contez-moi  toute  votre  histoire.  »  La  mère 
Angélique  répondit  du  même  ton  :  «  Attendez,  s'il 
vous  plaît,  ma  Mère,  qu'elle  soit  achevée;  car  nous 
voilà  au  plus  bel  endroit,  et  quand  on  en  aura  vu  la 
fin,  il  sera  temps  de  faire  l'histoire.  »  Madame  de  Rant- 
zau en  rit  bonnement  et  ne  la  pressa  point. 


252 


PORT-ROYAL. 


Voici  quelques  autres  reparties  de  Tinvincible  pri- 
sonnière, tant  à  madame  de  Ranlzau  qu'à  la  mère  su- 
périeure. Celle-ci  convenait  un  jour  qu'on  n'avait  pas 
absolument  besoin  de  cette  signature  pour  s'assurer  de 
la  foi  de  Port-Royal,  mais  qu'il  suffisait  que  l'Église  le 
commandât  pour  que  cela  devînt  d'obligation  et  qu'on 
ne  pût  s'y  soustraire  sans  scandale  et  sans  s*expos:er  aux 
extrêmes  conséquences  :  «  Eh  1  oui,  répondait  la  mère 
Angélique,  c'est  a  mon  sens  agir  comme  un  chirurgien 
qui  m'auroit  fait  une  forte  ligature  au  bras>gans  aucun 
besoin,  et  qui  le  voyant,  à  cause  de  cela,  fort  noir  et 
fort  enflé,  me  diroit  qu'il  me  le  faut  couper  parce  que 
la  gangrène  s'y  va  mettre.  Est-ce  que  je  ne  lui  dirois  pas  : 
Monsieur  le  chirurgien^  coupez,  s'il  vous  plaît,  la  liga- 
ture et  ne  me  coupez  pas  le  brasl  Tun  est  un  peu  plus 
raisonnable  que  l'autre....  »  La  bonne  supérieure  qui, 
comme  toutes  les  religieuses,  savait  pratiquer  la  saignée, 
comprenait  à  merveille  la  comparaison  et  ne  trouvait  rien 
à  répondre. 

Madame  de  Rantzau  appuyait  un  jour  bien  fort  sur 
les  menaces  d'anathème,  et  que  c'était  une  chose  hor- 
rible d'être  excommuniée  par  le  Pape  :  «  Il  y  a  pourtant 
une  consolation ,  répondait  la  mère  Angélique ,  c'est 
qu'il  arrive  quelquefois  que  les  successeurs  de  saint 
Pierre  imitent  un  peu  sa  promptitude  à  tirer  l'êpée  et 
qu'ils  frappent  trop  tôt  comme  lui,  sans  attendre  la  per- 
mission de  Jésus-Christ  ;  mais  Jésus-Christ  s'avance  alors 
et  guérit  l'oreille....  »  Et  celte  comparaison,  qui  prenait 
madame  Rantzau  à  l'improviste,  la  faisait  rire  et  ne  la 
fâchait  pas. 

Comme  la  mère  Angélique  avait  un  talent  particu- 
lier pour  faire  des  petites  figures  en  cire,  des  sculptures 
de  châss(î  (car  (ille  u'auiait  eu  qu'à  vouloir  pour  être 
artiste  et  elle  aurait  pu  être  le  sculpteur  de  Port-Royal 
au  dedans  comme  mademoiselle  Boullongne  en  était  le 


LIVRE  CINQUIEME. 


â53 


peintre  au  dehors)  %  ces  mères  la  prièrent  instamment 
de  leur  faire  de  ces  sortes  de  figures,  et  lui  donnèrent 
des  châsses  de  saints,  des  reliquaires  à  orner.  Elle  y  cé- 
dait par  complaisance  et  pour  reconnaître  en  quelque 
manière  leur  hospitalité.  Elle  gardait  ses  scrupules  jus- 
que dans  ces  industrieux  amusements,  «  qui,  selon  saint 
Augustin,  ne  font  qu'ajouter  de  nouveaux  charmes  à  la 
tentation  de  la  concupiscence  des  yeux.  »  Et  comment 
aurait-elle  pu  ouvrir  franchefnent  son  âme  au  senti- 
ment de  Fartiste,  elle  qui  avait  toujours  présente  cette 
autre  maxime  de  Saint-Gyran,  «  qu'il  faut  prendre  garde 
de  satisfaire  deux  sens  à  la  fois^?  »  Elle  y  trouvait  ce- 
pendant ici  l'avantage  de  détourner  sur  ces  objets  l'at- 
tention de  madame  de  Rantzau  et  de  s'en  faire  un  bouclier 
contre  tous  autres  discours.  Quelquefois,  s'étonnant  de 
son  adresse  dans  la  discussion,  madame  de  Rantzau  lui 
disait  par  un  reproche  qui  n'était  pas  sans  quelque  flat- 
terie :  û  C'esl  que  vous  avez  V esprit  fait  comme  les  doigts^ 
et  comme  vous  trouvez  toutes  sortes  d'inventions  pour 
venir  à  bout  de  l'ouvrage  que  vous  faites,  votre  esprit 
vous  fournit  aussi  des  raisons  pour  vous  fortifier  sur  tout.  » 
Nous  voyons  par  tout  cela  que,  vers  la  fin,  îa  capti- 

1.  a  Les  arts  lui  étoierit  comme  naturels,  a  dit  Du  Guet,  tant 
-elle  y  avoit  d'adresse  et  de  disposition.  y>  On  voit  même  par  des 
lettres  de  remercîment  que  M.  de  Saci  lui  écrivit  en  1660  (Biblio- 
thèque de  Troyes),  que  c'est  probablement  à  elle  que  Champagne 
dut  de  pouvoir  faire  le  portrait  de  M.  Le  Maître  après  sa  mort.  Elle 
fit  un  plâtre,  et  c'est  d'après  ce  portrait  sculpté  que  Champagne  fit 
le  portrait  peint. 

2.  Cette  doctrine  de  Saint-Cyran  est  tout  le  contraire  de  celle 
de  Voltaire  louant  l'Opéra  dans  les  jolis  vers  du  Mondain  : 

Il  faut  se  rendre  à  ce  palais  magique 
Où  les  beaux  vers,  la  danse,  la  musique, 
L'art  de  tromper  les  yeux  par  les  co!:leurs. 
L'art  plus  heureux  de  séduire  les  cœurs, 
De  cent  plaisirs  font  un  plaisir  unique. 

Voltaire  veut  jouir  par  tous  les  sens  à  la  fois.  11  y  a  du  chemin  de 
Voltaire  à  Saint-Cyran. 


254 


PORT-ROYAL. 


vite  de  la  mère  Angélique  s'était  notablement  adoucie, 
et  en  efiet,  quand  vint  Tordre  de  partir,  on  ne  se  quitta 
pas  sans  de  mutuels  témoignages.  Elle  sortit  du  cou- 
vent le  2  juillet,  à  une  heure  imprévue  et  indue,  après 
neuf  heures  du  soir,  conduite  dans  un  carrosse  de  l'ar- 
chevêque,  et  avec  des  circonstances  particulières  ass^z 
intéressantes  sous  sa  plume  et  dont  je  renvoie  le  menu 
détail  à  ceux  qui  seront  curieux  de  la  hre  elle-même. 
Lo  carrosse,  après  quelques  instants  de  marche,  s'ar- 
rêta sur  une  grande  place;  la  mère  AngéUque  comprit 
qu'on  allait  lui  chercher  une  compagne,  une  des  cap- 
tives :  quelle  était  celle  qu'elle  allait  tout  d'abord  revoir  i 
après  une  séparation  si  pénible?  Elle  ne  se  permettait 
pas  d'interroger  la  dame  qui  était  avec  elle  dans  le  car- 
rosse ;  Tecclésiastique,  chargé  d'exécuter  les  ordres, 
revint  après  un  temps  assez  long,  ramenant  une  reli- 
gieuse qui,  a  peine  entrée  dans  la  voiture,  se  jeta  au  cou 
de  la  mère  Angélique  en  lui  disant  :  «  Hé,  cest  ma 
tante!  » —  «  Quoi!  cest  mon  enfant!  »  répondit  elle. 
Ces  deux  paroles  échappées  du  cœur  furent  tout  ce 
qu'elles  se  dirent  devant  ces  témoios.  Celle  qui  disait 
ainsi  ma  tante  et  qu'elle  appelait  tendrement  son  enfant 
était  la  sœur  Christine  Briquet  qu'on  était  allé  prendre 
au  couvent  de  Sainte-Marie  où  on  Tavait  mise,  près  de  la 
place  Royale.  De  son  côté,  dans  son  Récit  de  captivité,  la 
sœur  Briquet  a  rendu  Timpi'ession  de  cette  rencontre 
avec  un  sentiment  élevé  et  profond.  Un  mouvement 
secret  lui  disait  que  la  religieuse  qu'on  ne  lui  nomma 
point,  mais  qu'elle  savait  être  dans  le  carrosse,  était  la  ^ 
mère  Angélique  : 

c  Je  ne  me  trompois  pas,  elle  y  étoit  en  effet,  dit-elle,  et 

si  les  ténèbres  de  la  nuit  m'empêchèrent  de  voir  son  visage  # 
et  m'obligèrent  à  lui  demander  si  c'étoit  elle,  je  n'eus  pas  ^ 
plus  tôt  entendu  sa  voix  qu'il  me  fut  facile  de  reconnoitre  que 
l;i  miséricorde  infinie  do  Dieu  nie  visitoit  par  sa  grâce,  et  que 


LIVRE  CINQUIÈME. 


255 


ce  Soleil  éternel  me  rendoit  celle  qu'il  m'a  donnée  pour 
éclairer  mes  pas  et  m' apprendre  à  marcher  dans  ses  comman- 
dements et  dans  sa  vérité.  » 

Ces  mots  magnifiques  et  si  pénétrés  de  la  sœur  Bri- 
quet sont  toute  la  définition  de  la  mère  Angélique  aux 
yeux  du  second  Port-Royal. 

On  avait  perdu  bien  du  temps  ;  on  arriva  à  onze  heures 
du  soir  seulement  au  couvent  des  Filles  de  Sainte- Marie 
du  faubourg  Saint- Jacques,  où  étaient  la  mère  Agnès  et 
ses  deux  autres  nièces  qui  n'attendaient  plus  personne. 
Dans  ce  trajet  de  nuit,  toutes  choses  frappaient  d'un 
aspect  sensible,  et  poétique  comme  nous  dirions,  Fima- 
gination  et  Tâme  de  la  mère  Angélique,  mais  cette  poé- 
sie pour  elle  n'était  pas  distincte  de  la  religion  même. 
On  faisait  route  en  silence;  ce  mystère  et  ce  silence  s'a- 
nimaient en  Jésus-Ghrist.  La  lune  venait-elle  à  se  mon- 
trer sur  les  pignons  et  sur  le  haut  des  cheminées,  au 
milieu  de  ces  places  désertes  qui  étaient  d'un  effet  ex- 
traordinaire pour  une  religieuse  à  pareille  heure,  elle  se 
rappelait  la  promesse  de  Dieu  :  «  Per  diem  sol  non  uret 
te,  neque  lunapernoctem soleil  ne  vousbrûlerapoint 
pendant  le  jouT,  ni  la  lune  pendant  la  nuit.  »  En  atten- 
dant a  la  porte  du  couvent  de  Sainte- Marie  du  faubourg 
que  les  tourières  fussent  levées,  la  cloche  des  Chartreux 
voisins  sonnait-elle  le  second  coup  de  leurs  matmes, 
c'est-à-dire  onze  heures  du  soir,  elle  se  sentait  réjouie 
de  se  reconnaître  par  là  si  près  de  sa  pauvre  Sion  dé- 
solée, au  retour  des  fleuves  de  Babylone.  Embrassait- 
elle  enfin  la  mère  Agnès,  et  malgré  tous  les  faux  bruits, 
la  retrouvait-elle  fidèle,  son  cœur  chantait,  en  actiou 
de  grâces  :  «  Refloruit  caro  mea,  et  ex  voluntate  mea 
confilebor  Domino:  Ma  chair  est  devenue  toute  refloris- 
^sante,  et  je  rendrai  grâces  au  Seigneur  de  toute  ma  vo- 
lonté. »  Elle  ignorait  tout;  tout  lui  était  nouveau  :  elle 
avait  tout  craint.  A  chaque  nouvelle  réconfortante  qu'elle 


256 


PORT-ROYAL. 


apprenait,  elle  s'écriait  en  elle-même  :  «  0  mon  Di^i, 
en  voilà  assez  I  »  Au  sortird'une  pauvreté  si  grande,  ollo 
se  trouvait  comme  accablée  de  tant  de  richesses. 

J'ai  parlé  de  poésie  :  la  poésie,  pas  plus  que  l'art, 
n'est  possible  dans  le  cas  présent.  La  mère  Angélique  à 
la  fois  contemple  et  médite,  pendant  cçtte  sortie  extra- 
ordinaire où  elle  cherche  des  expressions  et  des  images 
à  ses  sentiments.  Une  fille  de  Smyrne  ou  de  Ghio,  voya- 
geant de  nuit,  eût  trouvé  dans  sa  mémoire  des  vers  d'Ho- 
mère: une  moderne  aurait  eu  des  vers  de  Byron  ou  de 
Lamartine  :  elle^  elle  n'a  que  des  versets  qui  lui  attes- 
tent à  chaque  pas  la  présence  du  Dieu  des  Hébreux  et  de 
celui  de  l'Evangile.  La  fleur  n'a  pas  le  temps  de  naître 
et  de  se  détacher  devant  ces  réalités  trop  actuelles  et 
trop  sérieuses  pour  ne  pas  être  redoutables  ;  trop  croire, 
croire  trop  vrai  n'est  pas  une  condition  heureuse  pour 
que  l'imagination  se  joue.  Hélas!  il  ne  faut  pas  même 
peut-être  trop  sentir.  Sera-t-il  dit  qu'on  ne  cueillera 
jamais  mieux  cette  fleur  et  ce  fruit  d'or,  qu'en  se  sépa- 
rant légèrement  du  fond? 

De  grandes  épreuves  restaient  encore  à  traverser^ 
mais  du  moins  on  allait  être  réunies.  Le  lendemain 
(3  juillet),  dès  cinq  heures  et  demie  du  malin,  un  car- 
rosse envoyé  par  l'archevêque  vint  prendre  la  mè-C 
Agnès,  ses  trois  nièces  et  la  sœur  Christine,  à  la  porte 
des  Pilles  de  Sainte-Marie  ;  une  tourière  de  là,  qu'on 
leur  adjoignit,  faisait  la  sixièmç  :  un  aumônier  de  l'ar- 
chevêque les  accompagnait  à  cheval.  On  se  mit  en  prière 
au  dedans  du  carrosse,  et  pour  se  fortifier  d'un  viatique 
à  rentrée  du  voyage  (un  long  voyage  de  six  lieues),  la 
sœur  Angélique  prit  une  Bible  qu'elle  portait  sur  elle 
et  la  présenta  à  la  mère  Agnès  qui  l'ouvrit  pour  y  trou- 
ver une  parole  d'à-propos,  un  sort  sacré.  On  tomba  sur 
ce  passage  de  Jérémie  tellement  approprié  à  la  situation, 
que  le  prophète  leur  parut  avoir  bien  pu  de  si  loin  pen- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


â57 


ser  à  elles  et  les  voir  en  esprit  :  «  pasloribus  qui  dis- 
perdunt,  etc....  Malheur  aux  pasteurs  qui' détruisent  et 
déchirent  le  troupeau  de  mon  pâturage....  Vous  les  avez 
chassés  dehors  et  ne  les  avez  point  visités;  mais  moi,  je 
visiterai  sur  vous  la  malice  de  vos^  desseins,  dit  le  Sei- 
gneur, et  je  rassemblerai  les*restes  de  mon  troupeau  de 
tous  les  lieux  oii  je  les  avois  jetés,  et  je  les  ferai  re- 
tourner à  leur  maison  de  campagne^  et  ils  croîtront  et 
ils  multiplieront.  »  On  entrait  dans  une  journée  de  mer- 
veilles. 

«  Nous  n'avions  pas  fait  trois  quarts  de  lieue,  dit  la  mère 
Angélique,  qu'on  s'aperçut  qu'il  y  avoit  un  cheval  déferré 
qui  boitoit;  il  fallut  pourtant  aller  jusqu'à  Ghâtillon  pour 
trouver  un  maréchal.  Nous  fûmes  donc  arrêtées  durant  cela 
assez  de  temps  ;  mais  ce  qui  retardoit  notre  voyage  avançoit 
notre  joie;  car,  ce  pendant,  nos  sœurs  de  Paris,  qui  étoient 
parties  demi-heure  plus  tard  que  nous,  eurent  le  loisir  de 
nous  joindre.  Quand  nous  aperçûmes  le  premier  carrosse  et 
tous  ces  habits  blancs  et  ces  croix  rouges  qui  paroissoient  de 
loin,  on  ne  peut  dire  quel  transport  de  joie  ce  fut  aux  unes 
et  aux  autres.  Gomme  nous  étions  arrêtées,  ce  carrosse 
prit  le  devant  et  passa  à  douze  ou  quinze  pas  de  nous, 
et  tout  ce  que  nous  pûmes  faire  fut  de  nous  saluer  de 
loin  avec  cri  de  joie  de  part  et  d'autre,  qui  partoit 
du  fond  du  cœur  où  on  ne  la  pouvoit  retenir.  Après  ce 
carrosse,  il  en  passa  encore  un  autre,  tout  plein  de  nos 
sœurs,  puis  un  autre  et  encore  un  autre  jusqu'à  cinq;  ils  al- 
loieut  si  vite  qu'on  ne  pouvoit  presque  se  discerner,  sinon 
quelques-unes  de  celles  qui  étoient  aux  portières,  et  quelque 
envie  qu'elles  eussent,  aussi  bien  que  nous,  qu'on  les  laissât 
approcher  un  peu,  M.  Le  Masdre  (l'aumônier  de  l'arche  vêque) 
qui  escortoit  (à  cheval)  les  prisonnières  de  M.  de  Paris  em- 
pechoit  que  l'on  arrêtât,  et  les  fît  toutes  passer  devant 
nous,  excepté  un  dernier  carrosse  qui  faisoit  le  sixième  de 
nos  sœurs  et  le  septième  en  comptant  le  nôtre  :  celui-là  de- 
meura toujours  derrière  et  s'arrêta  pour  nous  attendre  :  ce 
qui  dura  le  long  du  chemin;  car  quoique  nous  eussions 
de  très-méchants  chevaux  qui  n'alloient  point,  et  que  cet 

IV  —  17 


258 


POUT-ROYAL. 


autre  carrostîC  eût  souvent  pu  prendre  le  devant,  il  demeura 
toujours  à  faire  l'arrière-garde,  et  niarchoit  et  s'arrôtoit 
tout  comme  nous,  dont  nous  ne  pouvions  encore  comprendre 
le  mystère,  parce  que  nous  ne  savions  point  qui  étoit  de- 
dans*. 

«  Nous  marchâmes  toujours  de  file,  ces  sept  carrosses  les 
uns  après  les  autres  (sept  carrosses  à  quatre  chevaux,  et 
dans  chaque  carrosse  six  personnes);  ce  qui  faisoit  un  fort 
beau  cours,  ou  plutôt  une  procession  admirable,  car  tout  le 
monde  y  bénissoit  Dieu,  et  suivoit  la  Croix  de  Jésus-Christ. 
Et  nousne  pûmes  nous  rencontrer,  sinon  au  deçà  de  Jouy,  que 
le  chemin  étant  difficile,  il  fallut  se  défiler  (rompre  la  pie)  et 
s'arrêter  un  peu  :  les  carrosses'  approchèrent  tout  près  du 
nôtre,  et  l'on  se  vit  et  se  parla  les  unes  aux  autres  un  petit 
moment;  mais  que  se  pouvoit-on  dire  transportées  de  joie, 
comme  on  étoit  de  se  revoir?  Je  ne  sais  à  quoi  comparer  ce 
spectacle  de  cette  quantité  de  personnes  qui  se  levoient 
toutes  droites  dans  ces  carrosses,  en  tendant  les  mains 
et  s'écriant  de  joie  d'apercevoir  la  mère  Agnès  qu'on 
les  avoit  tant  menacées  qu'elles  ne  reverroient  de  leur 
vie,  et  de  me  voir  parmi  les  autres  contre  l'espérance 
qu'elles  avoient  eue*  que  je  dusse  être  de  ce  voyage. 
Je  pense  que  cela  ressembloit  un  peu  à  la  résurrection  des 
morts,  aussi  bien  que  notre  captivité  précédente  avoit  res- 
semblé à  leurs  sépulcres,  d 

Les  ecclésiastiques,  qui  fiirent  aussi  arrêter  leur  car- 
rosse, furent  témioins  silencieux  de  cette  rencontre  tou- 
chante «  etdela  manière  dont  chacune  s'entre-témoigna 
ses  sentiments.  »  Le  temps  de  la  station  put  être  d'un 
quart  d'heure.  A  cette  distance  où  nous  sommes,  il  est 

1.  C'étaient  le  grand  vicaire  M.  de  La  Brunetière,  M.  Chamillard, 
un  nouveau  conlesseur  M.  Du  Saugey,  je  ne  sais  quelle  des  reli- 
gieuses de  Port-Royal  et  une  tourière  de  Sainte-Marie,  sans  comp- 
ter mademoiselle  de  Muntglat  qui  avait  obtenu  d'assister  à  la  réu- 
nion comme  élève  et  amie  des  religieuses. 

2.  Sa  phrase  dit  autre  chose  que  ce  qu'elle  v^at  dire;  il  faudrait 
mettre,  ou  à  peu  près,  pour  le  sens,  sinon  pour  la  correction  : 
«  Contre  respérance  qu'elles  'n/avoient  osé  avoir  que  je  dusse  être 
du  voyage.  » 


LIVRE  CINQUIÈME. 


259 


bien  permis  de  songer  au  pittoresque  sans  offenser  la 
sainteté  :  cette  scène  de  la  montée  de  Jouy,  telle  qu'on 
vient  de  la  voir  vivement  dépeinte,  cette  variété  de  mou- 
vements et  d'attitudes,  ces  costumes  aux  couleurs  tran- 
chantes, par  un  soleil  matinal  de  juillet,  n'est-ce  pas  un 
sujet  tout  trouvé  et  tout  donné  de  tableau? 

On  arriva  ainsi  dans  ce  Port-Royal  des  Champs  qui 
ressemblait  à  une  maison  déserte  et  désolée.  Deux  do- 
mestiques seuls  vinrent  à  la  descente  des  carrosses.  «  Le 
son  desclocheSjlesfeuxde  joie  n'y  parurent  point  comme 
jadis  quand  on  y  recevoit  la  mère  Angélique  :  mais  ce 
fut  quelque  chose  de  beaucoup  plus  beau  de  voir  en  un 
moment  cette  ancienne  église  se  remplir  de  religieuses 
(elles  avaient  pris  en  a^rrivant  leurs  manteaux  de  chœur), 
qui  par  les  couleurs  mêmes  de  leur  habit  marquoient 
assez  qu'elles  venoient  de  blanchir  leurs  robes  dans  le 
sang  de  l'Agneau  dont  leurs  croix  étoient  encore  tein- 
tes ^  »  Pendant  ce  temps-là  la  prieure  des  Champs,  la 
mère  Du  Fargis,  faisait  assembler  sa  Communauté,  qui 
se  rendit  aussitôt  à  la  porte  des  Sacrements  pour  rece- 
voir les  trente-six  arrivantes.  Celles-ci  étant  entrées, 
elles  s'embrassèrent  toutes  avec  une  tendresse  et  une 
joie  qui  ne  peuvent  s'exprimer,  et  que  seuls  peuvent 
comprendre  «  ceux  qui  savent  ce  que  c'est  que  d'une 
parfaite  union  et  amitié.  »  Les  formes  toutefois  ne  fu- 
rent point  négligées,  et  la  mère  Du  Fargis  ayant  prié 
M.  le  grand  vicaire  de  s'approcher  de  la  porte,  lui  dit  : 
«  Vous  êtes  témoin.  Monsieur,  que  nous  recevons  nos 
mères  et  nos  sœurs  avec  une  extrême  joie;  mais  cela 

1.  Dans  la  Relation  manuscrite  de  la  C;iptivité  de  la  mère  An- 
gélique de  Saint-Jean,  on  trouve  des  endroits  qui  ont  été  supprimés 
àTimpression,  et  notamment  ici  le  détail  d'un  songe  symbolique  et 
prophétique  que  cette  procession  lui  rappelle.  J'en  ai  indiqué  quel- 
que chose  précédemment  au  tome  II,  page  299;  il  n'y  a  qu'un  trait 
qui  en  soit  agréable  et  poétique,  le  reste  est  concerté  et  traînant. 


260 


t>ÔRT-ROYAL. 


n'empêche  pas  que  nous  ne  nous  croyions  obligc-es, 
pour  conserver  les  droits  de  la  maison,  de  déclarer 
qu'ayant  adhéré  à  tous  les  appels  que  nos  sœurs  ont 
faits  Tannéo  passée,  nous  nous  portons  pour  appe- 
lantes,.,, »  Le  maintien  de  leurs  droits  et  le  procédé 
méthodique  jusque  dans  le  moment  de  leur  plus  grande 
effusion  et  à  l'heure  où  d'autres  oublieraient  tout,  c'est 
bien  un  trait  des  personnes  de  Port-Royal  et  de  la  na- 
ture janséniste. 

Il  me  reste  peu  à  dire  pour  achever  de  dessiner  ici  la 
mère  Angélique  de  Saint-Jean  ;  nous  la  retrouverons 
sur  notre  chemin.  Lors  de  la  Paix  de  l'Église,  dans 
rintervalle  qui  s'écoula  entre  l'arrangement  des  évêques 
et  autres  ecclésiastiques  et  celui  qui  fut  conclu  un  peu 
après  pour  Port-Royal  même,  elle  écrivit  une  lettre  à 
M.  Arnauld;  et  on  l'y  voit  plus  infatigable,  plus  iné- 
branlable encore  que  ce  grand  athlète.  Elle  n'espérait 
guère  pour  Port-Royal,  et  ne  voyait  dans  la  paix  par- 
tielle^ à  laquelle  les  amis  avaient  donné  les  mains, 
qu'une  brèche  par  où  l'ennemi  leur  arriverait,  à  elles, 
plus  vite.  Il  faut  voir  en  quels  termes  augustes  et  mâles 
elle  le  dit  : 

«  Les  forts  d' Israël  déclarent  qu'ils  ne  peuvent  plus  gar- 
der le  lit  de  Salomon,  et  ils  remettent  leur  épée  dans  le 
fourreau.  Si  ce  n'est  pas  à  cause  des  craintes  de  la  nuit,  il 
semble  au  moins  que  c'est  dans  l'espérance  du  jour,  ou  dans 
le  désir  d'avoir  un  peu  de  temps  à  se  reposer  après  de  si 
longues  veilles..  .  Mais  pendant  cela,  les  ennemis  ne  s'en- 
dormiront pas,  le  temps  leur  sera  trop  favorable,  et  je  ne 
verrois  rien  de  plus  court,  pour  échapper  à  leur  poursuite, 
qu'une  bonne  fuite  si  elle  étoit  en  notre  pouvoir,  en  sorte 
qu'on  ne  parlât  plus  de  nous  :  ce  qui  no  troubleroit  la  paix 
de  personne.  Mais  quand  toutes  les  voies  sont  fermées^  et  que 
Von  se  trouve  assiégé^  que  peut-on  faire? 

Elle  disait  encore^  écrivant  au  même  ;  «  Il  y  a  bien  du 


LIVRE  CINQUIÈME. 


261 


plaisir  à  laisser  laire  Dieu,  car  on  est  assuré  qu'il  fait 
toulbien:  mais  on  tremble  quand  on  entreprend  quelque 
chose  de  soi-même,  de  peur  de  sortir  du  chemin  sans 
s'en  apercevoir.  » 

Ses  pronostics^  pour  le  moment,  ne  furent  pas  vérifiés; 
la  paix  entière  se  conclut;  Port-Royal  y  participa.  C'est 
alors  que  le  gouvernement  à  proprement  parler  (quoi- 
qu'elle l'eût  déjà  exercé  de  fait)  commença  pour  la  mère 
Angélique  ;  elle  devint  prieure  sous  la  mère  Du  Fargis 
abbessoj  et  resta  en  cette  charge  neuf  ans,  les  neuf  der- 
nières années  prospères  et  florissantes  (1669-1678).  Elle 
fut  elle-même  nommée  abbesse  en  août  1678,  à  la  veille 
de  la  persécution  renaissante*  ;  on  remit  Port-Royal  en 

1.  On  a  (Papiers  de  la  famille  Arxnauld)  une  lettre,  fort  curieuse 
à  bien  des  égards,  d'une  des  sœurs  de  Port-Royal  les  moins  con- 
nues, mais  non  les  moins  recommandables,  la  sœur  Jeanne  de 
Sainte-Domitille  Personne;  cette  lettre  écrite  à  M.  Arnauld,  le  31 
décembre  1678,  roule  tout  entière  sur  le  gouvernement  de  la  mère 
Angélique,  abbesse  depuis  six  mois.  Il  paraît  bien  qu'un  certain 
nombre  de  religieuses,  dont  était  la  sœur  Domitille,  avaient  un 
peu  redouté  ce  gouvernement  de  la  mère  Angélique  ;  non-seule- 
ment la  sœur  Domitille  est  revenue,  dit-elle,  ainsi  que  ses  sœurs, 
de  cette  ancienne  prévention,  mais  elle  tient  à  expliquer  à  M.  Ar- 
nauld  (et  peut-être  aussi  par  lui  à  M.  Niçole,  moins  convaincu),  le 
pourquoi  de  son  ralliement  et  la  manière  dont  la  mère  Angélique 
a  su  gagner,  en  si  peu  de  temps,  le  cœur  de  tant  de  personnes. 
Voici  la  dernière  page  de  cette  lettre,  qui  laisse  entrevoir  de  légè- 
res divisions  antérieures  : 

"  Mais  ne  vous  en  dis-je  point  trop?  non  pour  vous  qui  assurément  ne 
vous  ennuyez  pas  de  m'entendre  sur  cette  matière,  mais  pour  moi  qui  me 
répands  peut-être  plus  qu'il  ne  faut  dans  cette  occasion,  quoique  dans  la 
vérité  je  n'aie  eu  en  vue  (comme  je  vous  ai  dit  dans  une  autre  lettre)  que 
de  contribuer,  par  ce  récit  que  je  vous  fais  des  vertus  de  notre  mère  An- 
gélique, à  effacer  les  fausses  impressions  que  je  sais  qu'on  en  avoit  prises* 
Tout  le  monde  sait  que  la  mère  Angélique  Arnauld,  votre  nièce,  est  une 
personne  de  grand  esprit  et  de  grande  capacité;  mais  il  y  a  des  yens  qui 
ne  croient  pas  qu'elle  soit  encore  plus  humble  qu'habile,  et  que,  s'il  a 
paru  en  elle  quelque  hauteur  ou  quelque  chose  d'un  peu  trop  sec  dans  sa 
conduite  avant  qu'elle  fût  en  charge,  ce  n'a  été  que  pour  l'éviter  qu'elle  a 
ainsi  affecté  (en  certaines  occasions,  et  même  à  l'égard  de  nous  toutes 
depuis  quelques  années),  de  paroitre  de  cette  humeur,  se  servant  de  tous 
moyens  pour  nous  éloigner  de  penser  à  elle  ;  et  elle  y  avoit  si  bien  réussi 


262 


PORT-ROYAL. 


état  de  siège,  et  elle  eut  à  soutenir  les  assauts,  —  des 
assauts  d'un  nouveau  genre.  L'archevêque  de  Paris, 
M.  de  Harlai,  bien  autrement  habile  et  perfide  que 
M.  de  Péréfixe,  menait  poliment  T attaque  en  la  calcu- 
lant, en  la  déguisant  sous  toutes  sortes  d'égards.  On 
relira  de  nouveau  pensionnaires  et  postulantes,  on  diîs- 
persa  solitaires  et  confesseurs,  mais  tout  cela  en  prétex- 
tant de  la  paix  et  du  bon  vouloir  avec  le  miel  de  l'urbanité 
et  avec  des  paroles  de  Cour.  Il  fallut  accepter  cette  nou- 
velle espèce  de  lutte  ;  la  mère  Angélique  y  suffit  et  sans 
conseil,  écrivant  lettres  sur  lettres  à  Tarchevêque,  rédi- 
geant les  requêtes  oii  le  droit  était  patiemment  prouvé, 
renouvelant  et  amoindrissant  les  tours  de  ses  demandes, 
disputant  enfin  le  terrain  pied  à  pied,  et  retardant  ainsi, 
pour  quelque  temps  du  moins,  ce  dont  l'issue  était 
désormais  inévitable.  Elle  fut  continuée  abbesse  après 
son  premier  triennat,  en  1681,  mais  elle  n'acheva  pas  le 
second.  La  mort  de  M.  de  Saci  qui,  tout  éloigné  qu'il 
était  de  Port-Royal,  en  demeurait  le  père  spirituel,  fut 
un  coup  dont  la  mère  Angélique  ne  so  releva  pas.  Dou- 
leur sur  douleur  ;  mon  cœur  est  dans  r amertume  :  ces 
mots  de  Jérémie  sont  la  note  finale  et  dominante  de 
notre  sujet.  On  a  vu,  dans  le  récit  de  cette  mort  de  M.  de 
Saci  par  Fontaine,  l'attitude  de  la  mère  Angélique  pen- 
dant les  funérailles  du  saint  confesseur  ;  on  a  entendu  le 
ton  de  cette  voix  m  peu  basse  et  profonde,  par  laquelle 
elle  aspirait  fixement  à  la  terre ^  Elle  s'apprêtait  dès 
lors,  selon  son  expression,  «  à  rendre  son  voile  à  Celui  qui 

qu'il  y  en  avoit  très  pm  qui  ne  fussent  prévenues  sur  son  sujet,  et  qui 
n'appréhendassent  de  la  voir  en  la  place  où  elle  est.  Cependant  Dieu, 
ayant  résola  de  f jire  un  si  grand  don  à  celte  Communauté,  a  tellement 
réuni  nos  esprits  dans  son  élection,  que  jamais  il  n'y  en  eut  de  plus  una- 
nime que  la  sienne.  L' expérience  que  nous  faisons  de  plus  en  plus  de  Vuti- 
lité  de  son  gouvernement  en  a  détrompé  plusieurs.  J'en  suis  une,  comme 
vous  savez,  mon  très-cher  Père,  et  c'est  de  quoi  je  ne  saurois  rendre  à 
Dieu  assez  d'actions  de  grâces.  Credidi,  propter  quod  locutus  sum.  » 

1.  Voir  précédemment  tome  II,  page  371. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


263 


le  lui  avoit  donné.  »  Trois  semaines  après  M.  de  Saci,  elle 
mourut,  le  29  janvier  1684;  une  des  dernières  paroles 
proférées  par  elle  avait  été  celle  de  l'Époux  dans  le  Can- 
tique des  Cantiques  :  «  Adjuro  vos,  Filiœ  Jérusalem,  ne 
suscitetis  neque  evigilare  faciatis  dilectam,  dame  ipsa 
velit,.,.  Pilles  de  Jérusalem,  je  vous  conjure*  de  ne  point 
réveiller  celle  qui  est  la  bien -aimée  de  mon  âme  et  de 
nelapoint  lirerde  son  repos  jusqu'à  ce  qu'elle  le  veuille.  » 
Elle  n'avait  que  cinquante-neuf  ans  ;  il  y  en  avait  qua- 
rante qu'elle  avait  fait  profession,  et  cinquanto-trois 
qu  elle  était  à  Port-Royal.  En  avançant  dans  cette  route 
uniforme,  elle  avait  de  plus  en  plus  triomphé  de  ce  qui 
nous  a  paru  sa  première  saillie.  Vers  la  fin  elle  nous  re- 
présente en  toute  justesse  l'égale  et  la  pareille  de  M.  de 
Saci  au  dedans  de  Port-Royal,  bien  qu'elle  ait  eu  plus 
à  faire  que  lui,  ayant  plus  de  fertilité  naturelle  et  de 
génie  varié  :  mais  elle  était  arrivée  comme  lui  à  cette 
même  exacte  et  continuelle  présence  de  l'Éternité,  a  Cette 
vie  dans  toute  sa  longueur,  nous  dit  Du  Guet,  ne  lui  pa- 
roissoit  qu'une  seule  nuit  ou  une  veille  de  quelques 
heures  :  elle  parloit  de  l'autre  comme  si  elle  y  eût  déjà 
touché.  »  Tranquille  au  milieu  des  passions  iniques,  elle 
disait  :  a  II  y  a  un  ordre  admirable  dans  ce  qui  ne  nous 
paroi t  qu'une  confusion  et  qu'un  désordre,  et  il  faut  at- 
tendre que  tout  l'ouvrage  soit  fini  pour  en  voir  les  pro- 
portions et  les  beautés.  »  Et  elle  contemplait  comme 
déjà  présent  à  ses  yeux  cet  Art  divin,  dans  Tinfiui  mys- 
térieux de  son  architecture.  Hors  de  là,  hors  de  cet  ordre 
éternel,  rien  pour  elle  n'avait  de  prix,  et  elle  n'y  voyait 

1.  Il  y  a  dans  le  verset  complet  :  «  Filles  de  Jérusalem,  je  vous 
conjure  par  les  chevreuils  et  par'  les  cerfs  de  la  campagne  de  ne  point 
réveiller  ma  bien-aimée,  etc....  »  La  mère  Angélique  omettait  ces 
cerfs  et  ces  chevreuils  qui  sont  une  des  gaietés  de  l'idylle  sacrée. 
Elle  faisait  là  ce  que  Port-Royal  a  trop  fait  pour  le  Christianisme 
en  générai  ;  il  en  ôte  toute  joie  et  toute  allégresse. 


26^ 


PORT-ROYAL. 


que  le  danger.  Quand  son  frère  M.  de  Pomponne 
fut  fait  secrétaire  d'État  en  1671,  elle  trembla  pour 
lui;  elle  ne  fut  rassurée  que  par  sa  disgrâce  (1679),  et 
elle  en  eut  de  la  joie  tout  en  compatissant  à  sa  peine.  Elle 
écrivait  à  la  duchesse  de  La  Feuillade  (mademoiselle  de 
Roannez)  sur  cette  peine  par  où  il  faut  passer  pour  aller 
du  monde  à  Dieu  : 

«  La  fausse  vertu  est  encore  plus  vaine  que  les  faux  biens. 
Dieu  nous  fait  grâce  quand  il  nous  laisse  sentir  notre  foi- 
blesse,  pour  nous  donner  lieu  de  recourir  à  lui  qui  est  notre 
force,  avec  une  véritable  persuasion  de  notre  indigence  : 
car  on  ne  passe  point  de  la  force  humaine  à  la  force  chrétienne 
sans  un  milieu.  Il  faut  que  Dieu  nous  ôte  notre  propre  es- 
prit et  nous  réduise  dans  notre  propre  poussière;  et  lorsque 
nous  sommes  rentrés  dans  ce  néant,  il  envoie  son  esprit 
pour  nous  créer  dans  un  nouvel  être,  et  il  renouvelle  toute 
la  face  de  la  terre.  »  —  «  Elle  n'étoit  occupée,  ajoute  Du 
Guet,  que  de  cette  terrible  distinction  que  Dieu  mettra  entre 
ses  enfants  et  ses  ennemis,  et  elle  comptoit  comme  n'étant 
déjà  plus,  tout  ce  qui  n'étoit  point  éternel.  » 

Madame  de  Sévigné  écrivait  à  sa  fille,  le  29  novembre 
1679,  en  lui  parlant  de  la  disgrâce  de  son  tendre  ami 
M.  de  Pomponne  ^  : 

d  Madame  de  Lesdiguières  a  écrit  une  lettre  à  la  mère 
Angélique  de  Port-Royal,  sœur  de  ce  malheureux  :  elle  me 
montra  sa  réponse  ;  je  Tai  trouvée  si  belle  que  je  l'ai  copiée, 
et  la  voilà  ^.  C'est  la  première  fois  que  j'ai  vu  une  religieuse 

1.  Dans  la  citation  suivante  je  donne  un  texte  de  madame  de  Sé- 
vigné un  peu  différent  de  celui  des  éditions  connues  et  scrupuleuse- 
ment rélabii  par  un  estimable  collaborateur  de  M.  Monmerqué, 
M.  Rocîiebilière.  Je  ferai  de  même,  grâce  à  lui,  pour  tous  les 
passages  de  madame  de  Sévigné  que  je  citerai  dorénavant. 

2.  Nous  n'avons  pas  celte  lettre  que  madame  de  Sévigné  copiait 
et  envoyait  à  sa  fille  ;  mais  on  en  a  d'autics  qui  en  tiennent  lieu, 
écrites  dans  le  même  temps,  el  sur  le  mcnie  sujet  de  la  disgrâce 
de  M.  de  Pomponne.  Nous  lisons  dans  une  de  ces  lettres  de  la 


LIVRE  CINQUIÈME. 


265 


parler  et  penser  en  religieuse.  J'en  ai  bien  vu  qui  étoient 
agitées  du  mariage  de  leurs  paréntes,  qui  sont  au  désespoir 
que  leurs  nièces  ne  soient  point  encore  mariées,  qui  sont 
vindicatives,  médisantes,  intéressées,  prévenues  :  cela  se 
trouve  aisément  ;  mais  je  n'en  ai  point  encore  vu  qui  fût  vé- 
ritab'ement  et  sincèrement  morte  au  monde.  Jouissez,  ma 
très- chère,  du  même  plaisir  que  cette  rareté  m'a  donné. 
G'ôtoit  la  chère  fille  de  M.  d'Andilly,  et  dont  il  me  disoit  : 
Comptez  que  tous  mes  frères  ,  et  tous  mes  enfants^  et  moi, 
nous  sommes  des  sots  en  comparaison  Angélique.  Jamais  rien 
n'a  été  bon  de  ce  qui  est  sorti  de  ces  pays-là  qui  n'ait  été 
corrigé  et  approuvé  d'elle  ;  toutes,  les  langues  et  toutes  les 
sciences  lui  sont  infuses;  enfin  c'est  un  prodige,  d'autant 
plus  qu'elle  est  entrée  à  six  ans  en  religion.  J'en  refusai  hier 
une  copie  à  Brancas,  il  en  est  indigne,  et  je  lui  dis  :  a  Avouez 
que  cela  n'est  pas  trop  mal  écrit  pour  une  hérétique  *.  »  j'en 
ai  vu  encore  plusieurs  autres  d'elle,  et  bien  plus  belles,  et 
bien  plus  justes  :  ceci  est  un  billet  écrit  à  course  de  plume. 
La  mienne  est  bien  en  train  de  trotter.  » 

Nous  qui  venons  de  lire  quantité  d'écrits  et  de  lettres 
de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean,  nous  sommes 

mère  Angélique  de  Saint-Jean  :  «  Il  ne  m'a  falhi  faire  nulle  vio- 
lence à  mes  sens  pour  me  persuader  que  la  disgrâce  de  mon  frère 
étoitune  grâce,  n'ayant  jamais  regardé  la  faveur  du  monde  pour 
lui  que  comme  un  péril  qui  exposoit  tout  à  fait  son  salut  et  qui 
m'en  faisoit  presque  perdre  l'espérance.  Ainsi ,  quand  cette  faveur 
cesse,  je  me  trouve  comme  (avec)  ces  arbres  dont  les  fleurs  tom- 
bent et  où  on  commence  à  voir  les  fruits  qui  se  nouent,  qui  vé- 
ritablement n'ont  pas  tant  de  beauté  qu'auparavant,  mais  qui  don- 
nent beaucoup  plus  de  joie  parce  qu'on  y  voit  quasi  des  assurances 
d'une  bonne  année.  ..  11  reste  encore  bien  des  choses  à  craindre 
avant  qu'on  recueille  le  fruit  dans  la  parfaite  maturité,  et  c'est  ce 
qui  m'occupe  présentement;  mais  on  peut  se  promettre  de  cette 
expérience  de  la  miséricorde  de  Dieu  que,  puisqu'il  a  commencé 
cet  ouvrage,  il  l'achèvera.  »  C'est  ainsi  que  la  mère  Angélique  de 
Saint-Jean  écrivait  et  pensait  sur  la  disgrâce  de  cet  aimable  frère, 
-que  la  première  mère  Angélique  n'appelait,  du  temps  de  sa  nais- 
sante faveur  en  Cour,  que  ce  pauvre  garçon. 

[.  M.  de  Brancas  était,  on  le  voit,  des  plus  opposés  aux  Jansé- 
nistes. 


266 


PORT-ROYAL. 


moins  unlhousiaste  que  madame  de  Sévigné,  maîg  nous 
comprenons  son  enthousiasme.  Nous  ne  croyons  pas  à  la 
beauté  continue  dans  les  écrits  de  la  mère  Angélique  : 
nous  y  avons  respectueusement  relevé  les  hautes  pensées 
et  les  grands  accents. 

On  a  de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean  trois  vo- 
lumes de  Conférences  et  trois  autres  de  Discours,  mais 
sur  des  sujets  et  dans  des  formes  toutes  monastiques  ;  on 
n'en  tirerait  rien  de  plus  pour  l'idée  qu'on  a  d'elle  main- 
tenant, assez  complète,  ce  me  semble.  Elle  est  tout  sim- 
plement un  des  plus  considérables  esprits  de  Port-Royal  ; 
et,  dans  cette  seconde  génération  à  laquelle  elle  appar- 
tient, nul  (Pascal  excepté)  n'a  autant  de  géîiie  qu'elle. 

On  ne  saurait  séparer  de  la  mère  Angélique  de  Saint- 
Jean  les  deux  religieuses  qui  se  montrèrent  le  plus  at- 
tachées à  elle,  et  qui  furent  comme  ses  aides  de  camp 
zélés  dans  ces  guerres  de  la  Grâce,  la  sœur  Bustoquie 
de  Bregy  et  la  sœur  Christine  Briquet.  Pendant  la  cap- 
tivité et  la  séquestration  qu'un  certain  nombre  de  nos 
religieuses  eurent  à  supporter,  ce  sont  les  deux  seules  qui 
n'éprouvèrent  pas  même  une  velléité  de  tentation,  qui 
n'eurent  pas  même  l'idée  qu'on  pouvait  broncher.  La 
sœur  Eustoquie  de  Bregy,  qui  était  d'ailleurs  une  per^ 
sonne  de  beaucoup  d'esprit,  n'a  rien  d'attrayant  pour 
nous;  la  Relation  qu'elle  a  donnée  de  sa  captivité,  si  elle 
brille  entre  toutes  les  autres  par  un  air  de  distinction  et 
de  finesse,  n'est  pas  sans  degraves  inconvenances  de  ton. 
Malgré  la  vivacité  de  son  opposition,  la  sœur  Eustoquie 
avait  été,  je  l'ai  dit,  fort  ménagée  d'abord  par  l'archevê- 
que à  cause  de  la  comtesse  de  Bregy  sa  mère     et  elle 

1.  A  la  première  nouvelle  des  résolutions  prises  en  haut  lieu 
contre  [->orL-Royal ,  la  comtesse  de  Bregy,  aussitôt  informée,  avait 
cru  devoir  éciiro  à  un  prôtro  irlandais,  directeur  de  sa  fille; 
mais,  VA]  lé^ilité,   cIIg  avait  écrit  pour  elre  lue  des  gros  bon- 


LIVRE  CINQUIÈME.  267 


n'avait  pas  été  du  premier  enlèvement  du  26  août.  Dans 
les  semaines  qui  suivirent,  elle  mena  le  couvent  et  con- 
tribua plus  que  personne  à  maintenir  le  parti  des  récal- 
citrantes. On  a  quantité  d'écrits  d'elle  à  cette  date  ;  elle 
se  plaisait  à  raconter  plume  en  main  ses  conversations 
soit  avec  M.  Chamillard,  soit  avec  Tarchevêque,  soit  avec 
sa  mère  quand  celle-ci  venait  au  parloir  pour  l'exhorter. 
Ces  Conversations  écrites  de  la  sœur  Eustoquie  sentent 
une  lectrice  des  romans  de  mademoiselle  de  Scudéry 
bien  plus  qu'une  élève  de  la  mère  Angélique.  Je  ne  pré- 
tends pas  qu  elle  ait  lu  ces  romans  à  la  mode,  mais 
elle  en  avait  pris,  par  une  sorte  d'influence  de  famille, 
le  ton  et  la  façon.  Ainsi  un  de  ses  tours  familiers,  c'est 
de  demander,  après  qu'elle  a  parlé  et  répliqué  dans  son 
sens  :  Cela  est-il  mal  dit,  Monsieur?.,.  Est-ce  mal  dit  ? 
absolument  comme  aiment  à  le  faire  les  personnages  des 
Conversations  mademoiselle  de  Scudéry  ^  La  mère  de 
la  sœur  Eustoquie,  madame  de  Bregy,  était  une  pré- 
cieuse qualifiée,  nièce  du  fameux  Saumaise,mais  accom- 
modée selon  la  Cour  :  «  Elle  est  coquette  en  diable,  a  dit 
Tallemant  ;  cependant  on  n'a  jamais  tranché  le  mot  avec 
personne.  Elle  ne  manque  point  d'esprit  ;  mais  c'est  la 
plus  grande  façonnière  et  la  plus  vaine  créature  qui  soit 
au  monde.  »  On  a  d'elle  quelques  lettres  et  pièces  ga- 
lantes imprimées^  :  ce  sont  des  riens  prétentieux.  Ma- 

nets  du  parti.  On  a  cette  lettre  d'avis  et  de  conseil,  où  elle  parle 
d'ailleurs  en  femme  du  monde  d'un  assez  bon  sens.  (Voir  Mé- 
moires du  Père  Rapin,  tome  IK,  p.  253.) 

1.  Ou  du  moins,  dans  les  Conversations  et  dialogues,  chez  ma- 
demoiselle de  Scudéry,  à  chaque  jolie  chose  que  dit  un  des  person- 
nages, l'interlocuteur  réplique  :  «  Tout  ce  que  vous  dites  est  Hen 
dit....  Tout  cela  est  merveilleusement  trouvé.  »  C'est  l'éloge  que 
voudrait  la  sœur  Eustoquie  et  que  sa  question  appelle. 

2  Les  Lettres  et  Poésies  de  madame  la  comtesse  de  B.  (Leyde 
1Ç6G).  —  La  seconde  édition  ou  la  contrefaçon^  qui  est  de  1608, 
porte  le  nom  de  madame  de  Bregy. 


268 


PORT-ROYAL. 


dame  de  Bregy  avait  été  pour  le  sonnet  de  Joby  de  Ben- 
serade,  avant  de  savoir  que  madame  de  Longueville 
s'était  déclarée  pour  le  sonnet  à'Uranie  de  Voiture  : 
«  Job  dans  les  siècles  passés  ne  fut  guère  plus  humilié 
que  je  le  suis  aujourd'hui,  d'apprendre  que  j'ai  pu  me 
trouver  contraire  à  Topinion  de  Votre  Altesse  ;  car  si  je 
n'avois  pas  assez  de  sens  pour  m'y  rendre  conforme,  mon 
esprit  de  divination  devoit  servir  Tautre  en  cette  rencon- 
tre, et  ne  lui  pas  laisser  la  honte  de  se  voir  opposé  à  des 
sentiments  que  j'ai  toujours  reconnus  pour  une  règle, 
avec  laquelle  Ton  ne  sauroit  faillir.  »  Elle  écrivait  cela 
à  madame  de  Longueville,  qui  lui  répondait  galamment: 
«  Votre  lettre  a  fait  plus  de  bien  au  sonnet  de  Job  que 
Benserade  même,  et  elle  me  donne  un  si  grand  regret 
de  n'avoir  pas  eu  des  sentiments  conformes  à  ceux  de 
la  personne  qui  Ta  écrite,  que  si  elle  ne  me  fait  changer, 
elle  me  fait  au  moins  condamner  les  miens,  etc.  »  Ce 
Benserade,  si  galamment  défendu  par  madame  de  Bregy, 
la  payait  par  ce  poulet  en  vers  : 

Ne  jugeant  pas  fort  à  propos 
D'aller  chez  vous  pour  mon  repos, 
Je  trouve  plus  à  vous  écrire 
De  sûreté  qu'à  vous  rien  dire, 
Et  crains  l'honneur  de  votre  aspect, 
Et  de  vous  parler  bec  à  bec. 

Vous  êtes  belle,  et  moi  peu  sage. 

Madame  de  Bregy  avait  proposé  à  Quinaultan^  ques- 
tions d'amour;  «  première  question,  savoir  si  la  présence 
de  ce  que  l'on  aime  cause  plus  de  joie  que  les  marques 
de  son  indifférence  ne  donnent  de  peine?...  »  Et  les  au- 
tres questions  à  l'avenant.  Quinault  fit  à  chacune  une 
réponse  en  vers  par  l'ordre  du  roi.  C'est,  l'esprit  rempli  de 
ces  fadaises  qu'elle  entremêlait  avec  les  pratiques  d'une 
dévotion  mondaine,  c'est  en  sortaut  du  Val-de- Grâce  où 


LIVRE  CINQUIÈME. 


269 


elle  passait  quelquefois  la  journée  avec  la  Reine  et  l'ar- 
chevêque, que  madame  de  Bregy  venait  à  Port-Royal 
exhorler  sa  fille  qui  tenait  pour  cinq  propositions  d'un 
tout  autre  genre,  mais  qui  y  portait  également  un  esprit 
de  précieuse  ^  La  fille  avait  lu  Jansénius  dans  le  texte 
et  citait  les  Conciles  ;  la  mère  possédait  VAstrèe  et  les 
Arrêts  des  Cours  d'amour:  il  devait  être  curieux  de  les 
voir  aux  prises  et  bec  à  beCy  comme  dit  Beoserade.  La 
fiUé  avait  beau  jeu  à  relever  la  mère  ;  mais  elle  avait 
le  tort  de  parler  d'elle  sans  aucun  respect.  Elle  se  plai- 
gnait tout  haut  d'appartenir  à  des  personnes  «  si  fort  at- 
tachées au  monde  et  si  peu  chrétiennes.  »  Un  jour  qae 
la  comtesse  de  Bregy  et  l'archevêque  se  trouvèrent  en- 
semble au  parloir,  l'entretien  avec  la  sœur  Eusloquie 
dura  une  heure  et  demie  ;  celle-ci  soutint  d'un  ton  de 
docteur,  et  avec  une  intrépidité  encore  plus  impertinente 
qu'à  l'ordinaire,  l'impossibilité  pour  elle  d'en  venir  ja- 
mais à  la  signature,  quand  même  tout  le  monde,  et  même 
M.  Arnauld,  céderait  :  sur  quoi  sa  mère  impatientée  dit* 
ce  joli  mot  :  «  fai  une  fille  qui  ne  relève  que  de  Dieu  et 
de  son  épée,  »  L'archevêque  y  applaudit  fort,  et,  l'entre- 
tien s'animant  de  plus  en  plus,  la  sœur  Eustoquie  acheva 
de  s'y  dessiner  en  docte  héroïne^  en  chevalière  de  la 
Grâce.  On  avait  précisément,  ce  jour-là  ou  la  veille,  ar- 
rêté à  Port-Royal  et  conduit  à  la  Bastille  M.  Akakia,qui 
étaitun  très-honnête  et  très-utile  homme  d'affaires  des  re- 

1.  La  sœur  Eustoquie  fit  un  jour  à  l'archevêque  ce  raisonne- 
ment pour  lui  prouver  qu'elle  lui  obéissait,  même  en  ne  lui  obéis- 
sant point  :  «  Je  lui  dis  que,  grâce  à  Dieu  ,  je  reconnoissois  l'ordre 
de  la  hiérarchie  et  la  subordination  des  puissances  ;  que  je  savois 
q-'ib  t  . lit  ce  qu'on  rendait  à  la  puissance  subordonnée  se  rendoit 
par  vapport  à  la  puissance  supérieure,  et  qu'ainsi  en  faisant  le 
refus  de  signer  pour  obéir  à  Dieu  qui  est  la  source  et  le  prin- 
cipe de  toute  la  puissance  et'rautorité  du  Pape  et  des  évêques,  je 
leur  lendois  effectivement  une  obéissance  et  une  marque  de  sou- 
■mission.  » 


270 


PORT-ROYAL. 


ligieuses.La  sœur  Eusloquie  était  outrée  de  celle  arresta  - 
tion de  M.  Akakia,  etellele  laissa  trop  voir  à  son  Ion  ;  ce  qui 
fit  que  sa  mère,  allant  au  fond  de  la  pensée  qu'elle  con- 
naissait si  bien,  dit  au  prélat:  «Voyez-vous,  Monsieur  I 
liette  créature  me  meltroit  bien  en  pièces  pour  conserver 
en  son  entier  le  soulier  de  M.  Akakia,  de  M.  Arnauld, 
de  monsieur  et  de  madame  la  janséniste  ;  et  pourvu  que 
lout  aille  bien  de  ce  côté-là,  je  vous  assure  qu'elle  se 
soucie  fort  peu  de  nous  et  de  ce  qui  nous  arrive.  »  Je 
crois  que  madame  de  Bregy  avait  grand'raison  en  ju- 
geant ainsi.  L'archevêque,  en  sortant,  dit  devant  les 
antres  religieuses  :  «  Jamais  il  ne  s'est  vu  orgueil  sem- 
blable à  celui  de  cette  créature  sous  le  ciel.  Elle  de- 
meure dans  son  froil,  sans  s'émouvoir  de  rien  ;  elle  vous 
tient  son  quant-à-moiy  et  elle  m'a  répondu  dans  une 
hautainerie,  dans  une  élévation  et  dans  une  assurance 
qui  m'a  fait  rougir  de  voir  un  tel  caractère  d'esprit  et  une 
tçlle  vanité  dans  une  religieuse,  et  de  voir  qu'elle  n'en 
rougit  pas  elle-même.  Elle  est  au-dessus  de  tout,rien  ne 
rétonne,  et  p8rsonnen'estdigned'elle.»G'estlasœurEus- 
toquie  elle-même  qui  nous  transmet  sur  son  compte  ces 
témoignages  à  ctiarge,  et  elle  ne  s'aperçoit  pas,  à  la  ma- 
nière dentelle  croit  s'en  faire  honneur,  qu'elle  lesjustifie. 

Elle  fut  enlevée  de  Port-Royal  le  29  novembre  (1664) 
et  fut  mise  aux  Ursulines  de  Saint-Denis.  Sa  Relation, 
fort  spirituelle,  trahit  à  nu  les  défauts  qui  s'étaient  in- 
troduits à  Port-Royal  à  cette  date.  La  sœur  Eustoquie 
tire  vanité  et  fait  trophée  de  tout.  Que  ce  soit  le  comte 
de  Bregy  son  père,  l'abbé  de  Flecelles  son  oncle,  ou  sa 
mère  encore,  ou  l'archevêque,  qui  reviennent  l'entrete- 
nir et  la  presser,  elle  ne  se  borne  pas  à  leur  résister,  elle 
se  joue  et  les  drape.  Au  reste,  on  savait  à  qui  l'on  avait 
affaire  en  l'aUaquant,  et  le  plus  souvent  on  en  venait  à 
plaisanter  des  deux  parts:  causer  avec  la  sœur  Eustoquie, 
c'était  engager  une  partie  d'escrime.  Dans  une  dernière 


LIVRE  CINQUIÈME.  ^  271 

visite  que  lui  fit  M.  de  Péréfixe  accompagné  de  l'évêque 
de  Poitiers  (Glérembaut  de  Palluau) ,  pour  lui  annoncer 
son  prochain  retour  à  Port-Royal,  les  deux  prélats  se 
conduisirent  en  gens  de  Cour  et  badinèrent,  La  supé- 
rieure dçs  Ursulines  ayant  dit  que  le  comte  de  Bregy  était 
venu  voir  sa  fille  et  s'éiait  mis  en  quatre  de  tendresse 
pour  la  fléchir  :  «  Oh  1  répondirent  ces  messieurs,  ce  ne 
sont  pas  des  tendresses  qu'il  lui  faut,  ce  sont  des  raisons. 
Ce  n'est  pas  à  des  gens  de  Cour  que  la  sœur  Eustoquie 
se  laissera  prendre,  il  lui  faut  d*habiles  théologiens.  » 
Et  là-dessus  M.  de  Péréfixe  ayant  entamé  quelques  mots 
de  discussion  pour  la  provoquer,  elle  répondit  ferme  à 
son  ordinaire,  para  les  coups  et  se  garda  bien  de  prendre 
le  change  sur  la  Grâce  suffisante,  qu'on  essayait  de  subs- 
tituer à  l'efficace.  «  M.  de  Poitiers  témoigna  une  grande 
satisfaction  de  ses  réponses  :  il  s'étoit  mis  derrière  Té- 
paule  de  M.  de  Paris,  où  il  faisoit  des  mines  et  des  gri- 
maces qui  faisoient  voir  au  naturel  l'esprit  des  évêques 
de  Cour.  »  Elle,  une  fois  lancée  et  se  sentant  applaudie, 
continuait  toujours  ;  elle  s'attira  pourtant  ce  mot  très- 
juste  de  Tarchevêque  sur  ses  amis  les  Jansénistes  et  sur 
la  méthode  qu'ils  avaient  employée  pour  la  séduire  : 
«  Qu'ont-ils  fait  ?  ils  vous  ont  prise  par  votre  foible  :  ils 
vous  ont  dit  de  belles  choses.  » 

On  lit  dans  les  Notes  que  Racine  avait  rassemblées 
pour  son  Histoire  de  Port-Royal  ce  jugement  sur  la 
sœur  Eustoquie,  très  en  accord  avec  ce  qu'on  a  vu: 

«  Lorsque  les  religieuses  étoient  renfermées  au  Port-Royal 
de  Paris  (août-novembre  166(è),  elles  trouvoient  moyen  de 
faire  tenir  tous  les  jours  de  leurs  nouvelles  à  M.  Arnauld,  et 
d'en  recevoir.  M.  Nicole  dit  que  c'étoient  des  lettres  mer- 
veilleuses et  toutes  pleines  d'esprit.  La  sœur  Briquet  y  avoit 
la  principale  part.  La  sœur  de  Bregy  vouloit  aussi  s'en  mê- 
ler :  elle  avoit  quelque  vivacité,  mais  son  tour  d'esprit  étoit 
faux^  et    avoit  rien  de  solide,  » 


272  PORT-ROYAL. 

C'est  oviderDinenl  là  le  jugement  que  portait  Nicole 
sur  la  sœur  Eusioquio. 

Et  toutefois,  pour  ne  pas  être  injuste,  n'oublions  pas 
de  noter  d'elle  quelques  belles  paroles.  Un  jour,  sur  ce 
que  lui  représentait  sa  mère,  qu'elle  s'exposait  à  ne  re- 
voir jamais  les  personnes  qu'elle  aimait  si  passionné- 
ment, et  cela  par  son  obstination  et  par  la  leur,  la  sœur 
Eustoquie  répondit  :  «  Dieu  est  un  miroir  où  les  âmes 
justes  se  voient  toujours  et  se  regardent  mutuellement; 
et  si  on  les  arrache  de  mes  yeux,  on  ne  le  fera  jamais  de 
mon  cœur.  >'  Et  lorsqu'à  sa  sortie  des  Ursulines  de  Saint- 
Denis,  elle  revit  la  sœur  Anne-Eugénie  (madame  de 
Saint-Ange),  qui  avait  été  également  enlevé  ;de  son  côté, 
et  mise  à  la  Visitation  de  Ghaillot,  elle  se  jeta  à  genoux 
dans  un  mouvement  d'effusion  et  s'écria:  a  Quoil  être 
fidèles  à  Dieu,  et  se  revoir I  ah,  c'est  trop  de  grâce!  » 
Madame  de  Motteville  et  mademoiselle  Testu  étaient 
présentes  et  en  témoignèrent  de  l'édification. 

La  sœur  Christine  Briquet  qui  fut  enlevée  la  dernière, 
le  19  décembre,  n'a  contre  elle  que  son  trop  de  jeunesse 
et  de  pétulance.  Durant  tout  ce  conflit,  où  elle  avait 
pris  l'un  des  premiers  rôles,  et  où  elle  était  Tun  des 
chefs  improvisés,  elle  ne  disait  pas  trois  paroles  sans 
que  le  feu  lui  montât  au  visage.  Sa  Relation,  comme 
celle  de  la  sœur  Eustoquie,  justihe  bien  le  reproche 
qu'on  leur  faisait,  même  au  dedans  de  Port-Royal,  que 
leur  manière  d  écrire  était  trop  sufhsante.  La  sœur  Chris- 
tine Briquet  fut  mise  au  monastère  de  Sainte-Marie  de 
la  rue  Saint-Antome.  (Quelques  semaines  après  son  en- 
trée, un  bref  du  Pape  étant  arrivé  de  Rome,  la  mère 
prieure  commença  à  la  prêcher  sur  la  signature:  «  Je  la 
suppliai,  avant  que  de  s'y  engager,  dit  la  sœur  Christine, 
de  me  dire  sur  quel  principe  elle  se  vouloit  établir,  parce 
que  les  conséquences  qu'elle  en  tireroit  ne  feroient  im- 
pression sur  mon  esprit  qu'à  proportion  de  la  vérité  et 


LIVRE  CINQUIÈME. 


273 


de  la  solidité  du  fondement  sur  lequel  elles  seroient 
établies.  «  La  différence  de  ton  de  cette  nièce  des  Bignon 
d'avec  la  fille  des  Bregy,  filleule  de  la  reine,  se  fait  aisé- 
ment sentir:  la  précédente  était  de  race  de  précieuse, 
celle-ci  est  de  souche  gallicane  et  doctrinaire;  elle  part 
d'un  principe;  elle  porte  dans  la  dévotion  le  procédé 
parlementaire  au  lieu  du  genre  Rambouillet.  La  sœur 
Christine  était  Fardeur  même  ;  sur  ce  qu'une  des  mères 
de  Sainte-Marie  lui  disait  obligeamment  qu'elle  pensait 
qu'ayant  eu  à  sortir  de  Port-Royal,  elle  n'était  pas  fâchée 
d'être  dans  cette  maison  plutôt  que  dans  une  autre,  elle 
lui  répondit  tout  net  «  que  non;  qu'en  y  venant,  elle  ac- 
complissoitla  volonté  de  Dieu  etnonpas  la  sienne; qu'elle 
ne  seregardoit  plus  que  comme  une  personne  en  Parga 
toire  j  qui  n'a  plus  d'autre  soin  que  celui  de  satisfaire  à 
Dieu  pour  ses  péchés ,  et  qu'elle  seroit  aussi  contente 
pour  ce  sujet  d'aller  en  Canada^  ou  dans  un  cachot,  si  on 
l'y  vouloit  mettre.  »  —  Pendant  sa  captivité  ,  la  sœur 
Christine  trouva  moyen  d'écrire  et  de  recevoir  des  bil- 
lets en  apparence  insignifiants ,  mais  où  il  y  avait  des 
lignes  tracées  à  l'encre  sympathique  :  en  approchant 
le  papier  du  feu ,  on  voyait  saillir  les  caractères  qui  ne 
paraissaient  pas.  Ses  stratagèmes  furent  découverts;  on 
voulut  lui  en  faire  honte.  M.  Ghamillard  et  la  mère  su- 
périeure lui  montrèrent  un  billet  qu'elle  avait  écrit  de 
la  sorte.  Il  dit  «  qu'il  n'en  faudroit  pas  davantage  pour 
perdre  une  fille  d'honneur.  »  Elle  répondit  a  que  ce 
n'étoit  pas  la  chose  en  elle-même ,  mais  seulement  le 
sujet  pour  lequel  on  s'en  seroit  servi  qui  pourroit  faire 
perdre  l'honneur,  et  qu'elle  savoit  bien  que  la  réputa- 
tion d'une  fille  ne  seroit  nullement  blessée,  si,  étant 
prisonnière  j  elle  avoit  eu  recours  à  cette  invention  pour 
apprendre  des  nouvelles  de  sa  mère  et  de  ses  sœurs  dont 
on  l'auroit  séparée  injustement.  »  Elle  avait  réponse  à 
tout  et  tenait  tout  ce  monde  en  échec.  On  lui  rendait 

IV  —  18 


274 


PORT-ROYAL. 


celte  justice  qu'elle  empirait  tous  les  jours  et  que ,  si 
elle  était  bien  entêtée  en  sortant  de  Port-Royal ,  cela 
n'était  rien  en  comparaison  de  ce  qu'elle  était  devenue 
depuis.  Cette  dangereuse  petite  fille  justifiait  de  plus  eu 
plus  ce  que  lui  avait  dit  l'archevêque  :  «  Je  souhailerois 
de  tout  mon  cœur  que  vous  eussiez  quatre  mille  fois 
moins  d'esprit  que  vous  n'en  avez....  Il  est  certain  que 
votre  esprit  vous  perd.  Vous  êtes  une  dogmatiseuse,  une 
théologienne  et  une  philosophe.  Vous  vous  mêlez  d'en- 
seigner une  science....  Dites-moi  un  peu  comment  elle 
s' appelle?  est-ce  la  théologie  ou  la  philosophie  dont 
vous  faites  profession?  »  La  sœur  Christine  ne  le  savait 
pas  bien  elle-même  :  par  ses  appels  continuels  aux  pa- 
roles de  l'Ecriture,  elle  allait  à  tout  moment  jusqu'aux 
limites  du  Protestantisme.  Un  siècle,  plus  tard  ,  au  lieu 
de  Saint-Gyran  et  de  M.  Arnauld,  faites-lui  lire  Jean- 
Jacques  ou  engouez-la  pour  M.  Necker ,  et  vous*  verrez 
où  elle  ira.  Elle  a ,  de  temps  en  temps  ,  sous  sa  plume 
de  petites  anecdotes  espiègles  et  malicieuses.  L'intériorité 
lui  manque  comme  à  la  sœur  Eustoquie  ;  mais  ce  don  lui 
viendra  avec  les  années  ,  tandis  qu'il  est  douteux  que  la 
fille  de  madame  de  Bregy  Tait  jamais  pu  acquérir.  L'en- 
droit le  plus  touchant  de  la  Relation  de  la  sœur  Chris- 
tine est  celui  où  elle,  raconte  sa  réunion  inespérée  avec 
la  mère  Angélique  de  Saint-Jean ,  dans  ce  carrosse , 
le  2  juillet  à  dix  heures  du  soir ,  et  le  cri  du  cœur  qui 
lui  échappe  en  la  reconnaissant  à  sa  voix. 

Des  autres  religieuses  captives  de  Port-Royal  je  ne 
dirai  plus  un  mot ,  si  ce  n'est  de  l'une  d'elles  que  Bos- 
suet  exhorta,  et  disposa  à  signer.  C'était  l'une  des  nièces 
de  la  mère  Agnès ,  celle  même  qu'on  avait  placée  au- 
près d'elle  au  monastère  de  Sainte-Marie  du  faubourg 
Saint- Jacques.  La  mère  Agnès,  dans  toute  cette  persé- 
cution ,  se  dessine  avec  un  caractère  particulier  et  doux. 
Elle  souffre,  elle  prie,  elle  désire  ce  qui  procurera  la  réu- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


275 


Dion,  elle  ùe  discute  pas;  elle  n'a  pas  l'idée  de  signer 
elle-même,  mais  elle  ce  s'oppose  à  rien,  et,  dans  le  cas 
présent ,  elle  laissa  tout  à  côté  d'elle  sa  nièce  agir  selon 
sa  conscience.  La  mère  Agnès  a  écrit  depuis  lors  pour 
témoigner  son  repentir  de  cette  conduite,  de  cette  indif" 
férence  fort  sage  et  qui  n'était  que  le  contraire  de  l'en- 
têtement; elle  en  a  fait  amende  honorable  en  plein 
Chapitre:  c'était  se  repentir  d'avoir  été  tolérante  et  rai- 
sonnable comme  elle  y  était  portée  d'elle-même  ^  La 
personné  qui  contribua  le  plus  à  cette  chiUe  de  la  sœur 
Marie-Angélique  de  Sainte-Thérèse  d'Andilly  lut  l'abbé 
Bossuet.  On  a  beaucoup  discuté  pour  savoir  quelle  part 
directe  Bossuet ,  alors  doyen  du  chapitre  de  Metz  ,  mais 
ami  particulier  de  M.  de  La  Brunetière  et  très-appré- 
cié  de  M.  de  Péréfixe,  avait  pu  prendre  à  ces  contro- 
verses intérieures  du  monastère  de  Port-Royal.  Il  paraît 
bien  qu'il  n'y  fit  jamais  d'exhortation  proprement  dite 
aux  sœurs  assemblées^,  quoiqu'il  y  ait  accompagné 
(et  probablement  plus  d'une  fois)  soit  l'archevêque, 
soit  le  grand  vicaire.  On  sait,  par  exemple,  qu'il  était 

1.  Je  donne  dans  V Appendice  du  présent  volume  un  article  que 
j'ai  eu,  depuis,  occasion  d'écrire  sur  la  mère  Agnès,  à  propos  de 
la  publication  de  ses  Lettres,  et  dans  lequel  je  me  suis  permis  de 
résumer  librement  toute  ma  vue  et  ma  pensée  sur  son  caractère. 

2.  On  a  publié,  après  la  mort  de  Bossuet,  une  longue  Lettre  de 
lui  dans  laquelle  il  exbortait  les  religieuses  de  Port-Royal  à  la  sou- 
mission et  discutait  leurs  objections  sur  le  Fait  avec  une  charita- 
ble condescendance  :  il  y  parle  d'une  conférence  qu'il  aurait  eue 
depuis  peu  à  Port-Royal.  Mais  il  paraît  que  cette  Lettre,  trouvée 
dans  les  papiers  de  Bossuet,  resta  en  projet  et  ne  fut  jamais  en- 
voyée -j  car  il  n'en  est  nullement  question,  non  plus  que  de  la  con- 
férence, dans  les  Relations  d'alors  où  les  moindres  circonstances 
sont  mentionnées.  Le  cardinal  de  Noailles  fit  publier  cette  Lettre 
avec  un  mandement,  en  avril  1709,  pour  tâcher  d'obtenir  de  Port- 
Royal  expirant  une  soumission  in  extremis,  à  l'aide  du  grand  nom 
de  Bossuet.  (Voir  dans  les  Études  sur  la  Vie  de  Bossuet  par  M.  Flo- 
quet,  au  tome  deuxième,  le  livre  X,  où  ce  point  est  discuté  foi"t 
curieusement.) 


276 


PORT-ROYAL. 


venu  à  la  maison  de  Paris  avec  le  prélat ,  le  dimanche 
28  juin  1665;  on  était  à  la  veille  de  la  translation  à  la 
maison  des  Champs  ,  et  bon  nombre  des  religieuses  de 
Paris  n'y  donnaient  pas  volontiers  les  mains;  Bossuet 
vint  dans  l'intention  de  les  adoucir  ,  de  les  calmer;  et  à 
un  moment,  comme  une  sœur  demanda  que  M.  Gha- 
millard  et  là  mère  Eugénie  qui  étaient  présents  se  re- 
tirassent pour  que  l'on  pût  conférer  plus  librement  de 
cette  affaire  avec  Farchevêque,  Bossuet  crut  devoir  se 
retirer  aussi.  Mais ,  ce  qui  est  pour  nous  d'un  intérêt 
plus  circonstancié  et  plus  sensible  ,  l'abbé  Bossuet  vit 
beaucoup  en  particulier  la  mère  Agnès  et  sa  compagne 
de  captivité.  Comme  après  les  premiers  jours  de  priva- 
lion  elles  demandaient  un  confesseur  et  un  conseiller , 
l'archevêque  leur  avait  dit  :  «  Je  vous  prie ,  voyez 
M.  Tabbé  Bossuet;  c'est  un  homme  savant  et  le  jjlus 
doux  du  monde  ;  il  est  comme  il  vous  faut;  car  il  n'est 
d'aucun  parti.  » 

«  —  M.  Tabbé  Bossuet  vint  nous  voir  ce  même  jour,  ra- 
conte la  sœur  Angélique- Thérèse  dans  sa  Relation  assez 
naïv  e.  C'est  assurément  une  personne  savante,  qui  ne  s'em- 
porte point  ;  mais  il  est  néanmoins  plus  embarrassant  qu'un 
autre:  car  il  semble  qu'il  veuille  surprendre  les  personnes. 
Il  nous  fit  beaucoup  de  visites  et  de  très-grands  discours  dont 
il  m'est  impossible  de  me  ressouvenir  parce  que  rien  de  ce 
qu'il  nous  dit  ne  fit  inipression  sur  mon  esprit,  quoiqu'il 

embarrassât  assez  souvent;  mdàs^  comme  je  m'en  défiois, 
j'étois  toujours  sur  mes  gardes  avec  lui.  » 

La  sœur  Angélique-Thérèse  se  laisse  pourtant  ébran- 
ler peu  à  peu.  Elle  raconte  qu'un  jour  Bossuet  fut  tou- 
ché jusqu'aux  larmes  d'une  de  ses  paroles.  L'arche- 
vêque lui  demandait  si  ce  n'était  pas  la  crainte  de  sa 
tante  Agnès  qui  la  retenait  de  signer;  elle  répondit  : 
«  Monseigneur,  elle  est  la  première  à  qui  je  dis  mes 
peines  ,  car  je  n'ai  point  de  réserve  pour  elle  ;  je  lui  ai 


LIVRE  CINQUIÈME.  277 

témoigné  que  je  ne  voulois  rien  faire  qu'elle  ne  fît,  et 
elle  m'a  dit  ces  propres  paroles  :  Ma  sœur ,  ne  dites  pas 
cela,  il  ne  faut  pas  s'appuyer  sur  un  bras  de  chair:  si 
vous  croyez  le  devoir  faire  ^  pourvu  que  ce  soit  avec  con- 
seil, je  71  en  aurai  point  de  peine,  »  Ils  se  regardèrent 
tous  et  dirent  :  «  Voilà  qui  est  bien  sage.  »  Ils  en  furent 
même  si  touchés  que  M.  de  Péréfîxe  et  Tabbé  Bossuet 
en  pleurèrent. 

L'art  de  Bossuet,  chaque  fois  qu'il  la  voyait ,  était , 
tout  en  la  pressant,  de  lui  diminuer  Timportance  de 
la  signature ,  de  la  ]ui  faire  «  le  plus  facile  qu'il  pou- 
voit.  >»  Il  ne  fut  pas  seul  à  la  déterminer  ;  un  autre  doc- 
teur, M.  Ghéron,  y  contribua  de  moitié.  La  pauvre  fille 
avait  des  restes  de  terreur  ;  elle  avait  ouï  dire  que  a  de 
signer,  c'étoit  comme  de  renoncer  la  foi  et  se  jeter  da?25 
V étang  de  feu  et  de  soufre,  »  Bossuet  n'avait  pas  trop  de 
toute  sa  gravité  insinuante  pour  la  calmer.  Elle  signa 
donc;  mais,  aussitôt  après,  le  remords  la  prit;  elle 
n'osait  regarder  sa  main  sacrilège  qui  avait  tenu  la 
plume  ;  cette  main  droite  lui  faisait  horreur ,  elle  la 
cachait  par  un  mouvement  instinctif.  Laissons  toutes 
ces  pusillanimités  et  ces  misères.  La  seule  particula- 
rité que  j'aie  tenu  à  relever  en  cet  endroit,  c'est  que 
Bossuet  visita  soigneusement  quelques-unes  des  re- 
ligieuses de  Port-Royal ,  leur  parut  doux  et  plus  d'une 
fois  ému,  et  leur  tint  des  discours  fort  raisonnables, 
dont  elles  se  Aé^Rient  parce  qu  ils  leur  paraissaient  sé- 
duisants» 

A  propos  de  ces  filles  de  M.  d'Andilly  qui  avaient 
signé  (  car  il  y  en  eut  une  autre  encore  qui  céda), 
on  se  disait  avec  effroi  au  dedans  de  Port-Royal  : 
«  Si  ces  ch  oses  arrivent  au  bois  vert ,  que  sera-t-il 
fait  au  bois  sec?  »  On  allait  jusqu'à  trembler  pour  la 
mère  Agnès  ,  qu'on  disait  affaiblie  elle-même  et  chan- 
celante ;  et  la  s  œur  Christine  s'écriait  :  «  Je  ne  veux 


278 


PORT-ROYAL. 


pas  croire  facilement  que  les  étoiles  soient  tombées  du 
CieP.  » 

1.  Et  puisque  j'en  suis  à  recueillir  les  paroles  mémorables  échap- 
pées clans  cette  persécution,  une  seule  encore.  On  pressait  la  sœur 
Madeleine  de  Sainte-Candide  Le  Cerf,  une  des  enlevées,  qui  fut 
mise  à  la  Visitation  de  Saint-Denis,  de  donner  sa  signature,  et  on 
lui  répétait  les  mille  récits  qui  couraient  de  Vhérésie  janséniste,  du 
secret  du  Jansénisme  ;  elle  répondit  à  la  religieuse  qui  l'en  obsé- 
dait :  «  Ma  mère,  j'écoute  tout  ce  que  vous  me  dites  comme  des 
contes  de  Fées  qu'on  fait  à  plaisir;  nous  en  faisions  à  peu  près  de 
semblables  quand  nous  étions  petites  filles  :  voilà  les  plus  belles 
fables  du  monde;  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire  du  secret  des  Jansé- 
nistes, c'est  qu'ils  n'en  ont  point  d'autre  que  celui  «le  saint  Paul  : 
Jésus- Christ  en  nous.  »  11  y  a  de  belles  paroles  chez  presque  toutei 
ces  religieuses,  chez  celles  même  qui  ont  fléchi. 


IV 


Réunion  aux  Champs.  —  Impression  pénible  ;  idée  fixe  ;  étouffe- 
ment.  —  M.  Hamôn  médecin  et  directeur  ;  —  consolateur.  — 
Sa  vie;  ses  études. —  Sa  conversion  à  Jésus-Christ. —  Son  mysti- 
cisme particulier;  sa  spiritualité.  —  Gomment  il  est  induit  à 
écrire.  —  Ses  petits  traités  pour  les  religieuses.  —  L'Invisible 
seul  réel;  les  Sacrements  selon  l'esprit.  —  Elévation  et  scrupule; 
petitesse  et  sublimité. —  Mort  de  la  sœur  Anne-Eugénie;  triom- 
phe de  la  charité.  —  Prière  de  M.  Hamon. 


On  n'était  pas  à  Port-Royal  sans  ajouter  quelque  foi 
aux  présages.  On  raconte  que  le  tonnerre  était  tombé  le 
22  juillet  1661  (à  la  veille  des  persécutions)  au  monas- 
tère des  Champs,  proche  l'abbaye,  sur  un  grand  chêne 
dont  il  brisa  toutes  les  branches  en  mille  pièces,  ne  lui 
laissant  que  le  tronc;  et  Ton  remarqua  que  cet  arbre  ne 
recompaença  à  pousser  et  à  verdoyer  que  quatre  ans 
après,  Tannée  même  où  nous  sommes,  et  quand  toutes 
les  religieuses  y  furent  rassemblées.  Si  le  présage  était 
fidèle,  et  si  le  signe  exprimait  la  réalité,  l'arbre  ne  dut 
refleurir  d'abord  que  bien  imparfaitement. 

Et  en  effet,  après  la  première  joie  de  la  réunion,  tout 
restait  bien  sombre  et  bien  triste  encore.  Bon  nombre 
des  sœurs  de  Paris  ne  s'étaient  pas  décidées  de  plein 


280 


PORT-ROYAL. 


gré  à  cette  translation  aux  Gliainps^  Toutes  n'y  avaient 
pas  été  nourries  dès  leurs  jeunes  années  comme  la  mère 
Agnès  et  n'y  avaient  pas  leurs  plus  tendres  souvenirs. 
Le  monastère  de  Paris  était  devenu  pour  plusieurs 
d'entre  elles,  pour  les  plus  jeunes,  le  principal  centre 
et  la  nouvelle  patrie.  Dans  tous  les  cas,  la  raison  disait 
qu'il  ne  fallait  point,  par  un  entraînement  d'affection 
et  de  sentiment,  se  laisser  aller  à  déserter  cette  impor- 
tante maison  où  Ton  avait  mis  tant  de  soins  et  de  peines, 
où  la  charité  avait  appliqué  tant  de  libéralités  et  de 
dons,  et  qu'on  ne  devait  point  s'empresser  de  la  céder 
à  quelques  sœurs  infidèles  ou  à  des  intruses  qui,  une 
fois  maîtresses  du  logis,  n'en  sortiraient  plus.  La  sœur 
Élisabeth-Agnès  Le  Féron,  personne  de  mérite  comme 
je  Tai  dit,  et  qui  avait  pris  le  commandement  de  l'ar- 
rière-garde  à  Port-Royal  de  Paris  quand  les  autres  chefs 
eurent  été  enlevés,  fit  très-bien  sentir  la  solidité  de  ces 
considérations:  les  sœurs  de  Paris  ne  pouvaient  accepter 
ni,  à  plus  forte  raison,  solliciter  comme  une  grâce,  une 

1.  On  lit  dans  une  note  manuscrite  de  mademoiselle  Périer, 
en  addition  au  Nécrologe  :  «  Ce  ne  fut  point  pour  leur  faire  plai- 
sir qu'on  les  renvoya  à  Port-Royal  des  Champs.  Ce  fut  le  roi  qui, 
ennuyé  avec  raison  des  pensions  qu'on  lui  faisoit  payer,  de  4  ou 
500  livres  pour  chacune  de  ces  filles  (prisonnières),  dit  à  M.  de 
Paris  qu'il  pouvoit  renvoyer  ces  seize  filles  dans  leur  maison  des 
Champs  manger  leur  revenu.  M.  de  Paris  jugea  qu'il  étoit  à  pro- 
pos d'y  envoyer  aussi  celles  qui  étoient  restées  à  la  maison  de 
Paris  et  qui  n'avoient  point  voulu  signer,  de  peur  qu'elles  ne  fis- 
sent rétracter  celles  qui  avoient  signé.  »  —  Cette  pension  à  payer 
pour  les  religieuses  de  Port-Royal  prisonnières  en  d'autres  cou- 
vents, était  dure  à  arracher  du  roi  ;  on  lit  dans  une  lettre  d'une 
sœur  de  Sainte-Marie  du  faubourg  Saint-Jacques,  à  M.  Colbert,  du 
30  août  1665,  à  piopos  d'une  autre  pensionnaire  qu'on  leur  avait 
envoyée  par  ordre  :  «Si  vous  voulez  vous  charger  de  plaider  notre 
cause  ,  nous  nous  estimerons  heureuses  d'avoir  un  si  puissant 
avocat,  et  croyons  que  vous  ferez  si  bien  assurer  nos  deniers,  que 
nous  en  serons  payées  d'une  autre  monnaie  que  nous  ne  l'avons 
été  de  la  pension  de  nos  bonnes  religieuses  de  Port-Boyal.  » 


LIVRE  CINQUIÈME. 


281 


mesure  qui  était  un  commencement  de  dépossession,  et 
il  fallait  qu'elles  y  parussent  forcées  et  contraintes: 

({  Nous  Paccepterons  de  bon  cœur,  écrivait  excellemment 
la  sœur  Le  Féron,  quand  il  plaira  à  Dieu  que  la  violence  et 
la  persécution  nous  jettent  dans  un  lieu  qui  porte  assuré- 
ment une  bénédiction  particulière  par  sa  solitude  et  sa  tran- 
quillité ;  et  quand  il  pourroit  arriver  qu'il  abrégeroit  nos 
jours  à  cause  que  nous  y  serions  trop  à  l'étroit  et  que  l'air 
y  est  assez  malsain,  quand  cela  seroit,  dis-je,  nous  serions 
trop  heureuses  de  nous  voir  mourir  ensemble  et  réunies  les 
unes  avec  les  autres  dans  notre  première  maison;  mais  j'en 
reviens  toujours  là,  qiiHl  faut  que  ce  soit  la  tempête  qui  nous  y 
jette ^  et  non  pas  notre  choix.  » 

La  mère  Agnès  était  un  peu  étonnée  et  piquée,  ou 
tout  au  moins  peinée  de  ces  objections  à  une  chose  qui 
lui  paraisisait  la  plus  désirable  de  toutes,  la  réunion  : 

a  Je  vous  avoue,  mes  chères  Sœurs,  leur  écrivait-elle,  que 
je  m'en  suis  bien  fait  accroire  dans  cette  occasion,  m'imagi» 
nantquevous  seriezbien  aises  de  nous  revoir,  .-.omme j'avois 
une  joie  très-grande  d'espérer  que  je  vous  embrasserois  en 
core.  Que  si  vous  avez  des  inclinations  que  vous  jugiez  pré- 
férables à  celle-là,  il  me  faudra  donc  résoudre  de  ne  vous 
jamais  revoir,  comme  l'on  nous  le  fait  entendre.  » 

Enfin  on  s'accorda;  les  sœurs  de  Paris  soutinrent 
jusqu'au  bout  leur  droit  et  l'honneur  du  pavillon ,  et  la 
réunion  se  fit  comme  nous  l'avons  vu.  Àprès  les  pre- 
mières efiusions,  on  en  vint  à  considérer  la  situation 
nouvelle  telle  qu'elle  s'offrait  en  réalité  :  on  s'aperçut 
qu'on  était  en  état  de  blocus  et  prisonnières.  La  persua- 
sion où  Ton  était  à  l'archevêché  et  a  la  Cour  (  et  sans 
se  tromper  de  beaucoup)  que  les  religieuses,  tant  qu'on 
les  laisserait  à  Paris,  ne  cesseraient  de  communiquer 
par  lettres  avec  M.  Arnauld  et  leurs  autres  principaux 
conseils ,  avait  été  pour  beaucoup  dans  cette  tran^por- 


282 


PORT-ROYAL. 


talion  aux  Champs,  et,  pour  la  rendre  efficace,  on  y 
joignit  des  mesures  de^équèstration  absolue  et  d'isole- 
ment. Un  exempt  des  gardes  du  corps  ,  Saint -Laurent , 
de  la  compagnie  de  Gesvres  ,  avec  quatre  gardes,  dont 
deux  gentilshommes,  fut  expressément  chargé  de  veiller 
sur  les  dehors  du  cloître  et  d'intercepter  toute  libre 
communication.  Pour  plus  de  sûreté ,  les  gardes  en- 
vahirent même  les  jardins  qui  étaient  compris  dans  la 
clôture ,  et  ils  en  retinrent  les  clefs.  Cependant  les  sœurs 
ne  pouvant  vivre  dans  une  privation  entière  de  pro- 
menade et  d'exercice,  surtout  en  un  lieu  que  les  travaux 
de  M.  d'Andilly  et  des  solitaires  n'avaient  pas  complè- 
tement assaini  et  où  il  y  avait  des  fièvres ,  on  dut  s'ar- 
ranger avec  les  gardes  pour  qu'ils  laissassent  le  jardin 
vacant  au  moins  pendant  les  heures  où  les  religieuses 
y  voudraient  aller.  Mais  s'ils  se  retiraient  pour  une 
heure  ou  deux,  ils  n'oubliaient  pas  de  surveiller  et 
d'inspecter,  pendant  ce  temps  même,  les  promeneuses. 
«  Ils  fai soient  la  ronde  autour  des  murs  ,  lit- on  dans 
les  Relations,  quelquefois  à  cheval  et  d'autres  fois  à 
pied,  afin  de  voir,  de  dessus  les  Molerets*  et  des  autres 
montagnes  dont  nous  sommes  environnées ,  si  nous  ne 
parlions  point  aux  jardiniers;  ils  les  menaçoient  conti- 
nuellement que,  si  on  les  voyoit  s'approcher  de  quelques 
religieuses  pour  leur  donner  ou  recevoir  d'elles  quelque 
lettre  ou  quelque  écrit ,  on  les  enverroit  incontinent  à 
Saint-Germain,  oii  leur  procès  étoit  tout  fait,  et  où  il 
n'y  auroit  plus  qu'à  les  pendre.  »  On  ne  pendait  per- 
sonne; on  menaçait  et  on  tâchait  de  faire  peur ,  parce 
que  l'honneur  de  messieurs  les  gardes  du  corps  du  roi 
était  engagé  à  ne  rien  laisser  passer  de  défendu ,  et 
qu'il  arrivait,  malgré  tous  leurs  soins,  que  quelque 
lettre  s'échappait  toujours.  Lorsque  les  gardes  du  corps 

i.  C'est  1(3  nom  d'une  hauteur  qui  domine  l'endroit  où  fut ,  de- 
puis, le  petit  hôtel  dç  la  duchesse  de  Longueville. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


2Ô3 


furent  remplacés,  après  quelque  temps^  par  des  archers 
du  grand  prévôt  de  Fhôtel ,  ces  derniers  observèrent  les 
mêmes  précautions,  mais  ne  se  conduisirent  pas  plus 
mal  :  ils  évitaient  de  gêner  les  sœurs  en  tout  ce  qui 
n'était  pas  contraire  à  leurs  ordres. 

Au  dedans,  on  avait  donné  aux  religieuses  pour  con- 
fesseur un  prêtre  né  en  Savoie,  jeune  et  rude,  dénué 
de  lumières  et  d'expérience ,  le  sieur  Du  Saugey  ;  sans 
être  précisément  méchant,  il  fit  du  mal,  et  exagéra  ses 
ordres  plus  qu'il  ne  les  tempéra.  On  ne  laissait  pas  de 
le  tromper»  L'interdiction  des  sacrements  durait  tou- 
jours; mais  cette  interdiction  ne  tombait  que  sur  les 
religieuses  de  chœur;  les  converses  avaie.nt  accès  à  la 
Sainte-Table.  Combien  de  fois  là  mère  Agnès  ou  quel- 
que autre  ,  mais  surtout  la  mère  Agnès  la  plus  sainte- 
ment affamée  de  toutes,  ne  se  déguisa-t-elle  pas  en 
sœur  converse,  et  à  la  faveur  de  ce  travestissement, 
sous  le  manteau  gris,  ne  trouva-t-elle  pas  moyen  de 
communier  en  tapinois  et  (qu'on  me  passe  le  mot) 
par  contrebande  1  Étaient-ce  là  des  communions  bien 
légitimes  que  ces  communions  ainsi  enlevées  par  ruse? 
Pour  les  justifier,  on  ne  manquait  pas  de  ciler  l'exemple 
de  Jacob,  qui  déroba  la  bénédiction  de  son  père  sous 
l'apparence  velue  d'Ésaû.  On  citait  aussi  l'exemple  du 
paralytique  qui,  pour  pénétrer  jusqu'à  Jésus-Christ,  ne 
pouvant  entrer  par  la  porte  du  logis  à  cause  de  la  foule, 
avait  été  introduit  par  une  ouverture  faite  au  toit  :  «  Jé- 
sus-Christ ne  reprit  point  ceux  qui  l'avoient  ainsi  des- 
cendu et  loua  même  leur  foi.  Mais  si,  de  loin  ,  ces 
traits  présentés  avec  choix  appellent  le  sourire,  de  près 
la  situation  était  sans  douceur  ,  et  ce  rayon  de  la  Grâce, 
le  seul  rayon  qui  s'y  glissât,  nous  avons  peine,  nous 
profane ,  malgré  toute  notre  attention,  à  le  découvrir , 
tant  il  est  ici  dépouillé  de  sa  lumière  sensible  I  Je  ne 
sais  rien  de  plus  pénible  et  de  plus  attristant  que  la  lec- 


284 


PORT-ROYAL. 


ture  des  pièces  originales  qui  se  rapportent  à  cette  pé- 
riode de  trois  ans  et  demi  :  une  lutte  permanente,  opi- 
niâtre, muette,  entre  des  religieuses  estimables,  mais 
contentieuses,  et  des  ecclésiastiques  tels  que  le  sieur  Du 
Saugey  ou  le  sieur  Poupiche  *,  sans  charité,  sans  édu- 
cation ,  sans  intelligence  ;  la  maladie  sévissant  dans  ces 
corridors  étouffés,  où  Tair  des  champs  apporte  plus  de 
miasmes  que  de  saines  fraîcheurs ,  et  la  mort ,  la  mort 
coup  sur  coup  frappant  de  pauvres  filles  qui  meurent 
sans  secours ,  sans  sacrements ,  et  que  les  survivantes 
chargent  ingénument  «  de  leurs  commissions  pour  Tautre 
monde,  »  jusqu'à  mettre  dans  les  mains  de  la  sœur  dé- 
funte leur  Requête  ou  Procuration  régulièrement  dres- 
sée et  signée  de  toutes,  monument  d'une  ténacité  qui 
finit  par  lasser  aussi  et  qui  devient  à  son  tour  esclave 
de  la  lettre  :  tout  cela,  saivi  3e  près  et  jour  par  jour  , 
est  triste,  monotone,  accablant.  Il  s'y  mêle  bien  des 
petitesses;  il  y  a  la  journée  des  Chaises  renversées  que 
je  ne  raconterai  pas,  car  cette  journée-là  est  burlesque, 
peu  digne  du  lieu ,  et  elle  fait  comme  parodie  à  tant  de 
belles  journées  précédentes^.  Sincèrement,  quand  on 

1.  M.  Du  Saugey  ne  resta  pas  jusqu'à  la  fin  de  ce  temps  de  la 
séquestration;  il  fut  remplacé  par  un  M.  Clerson  qui  ne  parut 
qu'uQ  instant,  puis  par  M.  Rey  qui  se  montra  un  peu  plus  cou- 
lant que  M.  Du  Saugey,  et  à  M.  Rey  succéda  M.  Paslour  qui  ne 
fut  pas  très-méchant  ;  ce  qui  n'empêchait  pas  quelques  prêtres  en 
sous-ordre  comme  M,  Poupiche,  ou  d'autres,  envoyés  directement 
de  Paris,  comme  M.  Bail,  de  venir  à  la  traverse  :  mais,  chez  tous, 
absence  à  peu  près  égale  de  lumières,  de  convenance  dans  le  lan- 
gage et  de  véritable  charité.  A  voir  se  succéder  ces  rudes  et  vul- 
gaires personnages,  les  religieuses  de  Port-Royal  avaient  tout  lieu 
de  croire  que  leurs  Messieurs  et  leurs  directeurs  étaient  bien 
réellement  une  race  à  part,  élue  et  supérieure,  et  que,  hors  de  la 
tribu  sainte,  le  commun  du  Clergé  ressemblait  à  ces  grossiers 
échantillons. 

2.  Je  dirai  pourtant,  puisqu'un  récit  assez  obscur  vient  d'en  être 
donné  dans  les  Lettres  récemment  publiées  (1858)  de  la  mère 
Agnès,  de  quoi  il  retournait  ce  jour-là.  M.  Du  Saugey,  renchéris- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


285 


vient  de  parcourir  en  entier  et  de  traverser,  comme  je 
Tai  dû  faire ,  cette  portion  des  Actes  et  Journaux  de  la 

santde  rigueurs  sur  l'archevêque  qui  avait  défendu  aux  religieuses 
de  chanter  l'office  en  public  et  à  haute  voix_,  voulait  empêcher 
qu'on  sonnât  VAngelus,  qu'an  sonnât  la  meGse  en  volée  à  la 
grosse  cloche^  pour  appeler  les  fidèles  du  dehors  et  des  environs  ; 
trouvant  de  l'opposition  chez  les  religieuses,  il  en  écrivit  à  l'ar- 
chevêque pour  avoir  de  nouveaux  ordres,  el  il  prétendit  leur  lire 
la  réponse  qu'il  avait  reçue,  quoiqu'elles  prétendissent  de  leur  côté 
n'avoir  point  d'ordres  à  recevoir  par  son  canal  : 

«  Cependant,  dit  la  Relation,  le  sieur  Du  SaugeyJ  qui  ne  voulut  point 
désister  de  son  entreprise,  s'avisa  d'un  nouvel  expédient  pour  faire  la 
lecture  de  sa  lettre.  11  s'en  vint  (le  mardi  8  septembre  1665)  sur  les  trois 
heures  après  midi  à  l'église  avec  les  gardes,  qu'il  vouloit  être  témoins  de 
son  action,  et,  sur  le  point  que  là  Communauté  se  levoit  pour  sortir  du 
chœur  après  Noue,  il  s'approcha  de  la  grande  grille  du  chœur,  où  il  pro- 
nonça d'une  force  extraordinaire,  et  d'une  voix  tout  à  fait  surprenante, 
quelque  chose  que  personne  ne  put  discerner,  mais  que  plusieurs  crurent 
être  quelque  sentence  d'excommunication  :  ce  qui  donna  un  tel  effroi  à 
toutes  tt  surprit  si  fort,  qu'au  lieu  de  sortir  du  chœur  en  rang,  et  par  la 
porte  d'en  haut  selon  la  coutume,  toutes  les  sœurs  furent  par  celle  d'en 
bas,  et  quelques-unes  à  qui  l'effroi  ôtoit  l'aUention  le  firent  avec  tant  de 
précipitation  qu'en  passant  elles  laissèrent  tomber  quelques  chaises  avec 
leurs  manteaux.  Aussitôt  ma  sœur  Marie-Gabrielle  (Houëi)  crut  entendre 
que  nos  mères  avoient  ordonné  de  faire  grand  bruit,  et  obéissant  à 
l'aveugle  à  ce  commandement  sans  auteur,  elle  jetta  plusieurs  chaises 
avec  une  ferveur  et  une  agilité  tout  extraordinaire.  Une  de  nos  sœurs 
converses  qui  la  vit  faire,  présupposant  que  son  zèle  étoit  bien  autorisé, 
voulut  l'imiter  en  jetant  les  chaises  de  l'autre  chœur,  et  ma  sœur  Anne- 
Eugénie  (madame  de  Saint-Ange)  qui  sortoit  déjà  du  chœur  dans  sa 
gravité  et  son  recueillement  ordinaire,  croyant  que  ce  bruit  se  fît  avec 
ordre,  voulut  surmonter  la  répugnance  qu'elle  avoit  à  y  contribuer,  et, 
pour  obéir,  retourna  sérieusement  en  jeter  deux  de  toute  sa  force,  et  fut 
aussitôt  suivie  de  ma  sœur  Jeanne-Fare  (Lombard),  qui,  voyant  ma 
sœur  Angélique  (de  Saint-Jean)  sourire,  se  persuada  qu'elle  approuvoit 
cela  et  qu'elle  avoit  aussi  jeté  sa  chaise  (ce  qui  est  faux),  et  rentra  dans 
le  chœur  pour  en  jeter  une,  afm  de  ne  pas  perdre  le  mérite  d'une  si  belle 
action.  Il  se  fit  donc  un  bruit  dans  l'église  pareil  à  celui  de  plusieurs  dé- 
charges de  mousquet,  qui  fut  entendade  plus  de  trente  à  quarante  pas, 
tant  au  dedans  qu'au  dehors,  selon  que  l'exempt  nous  en  a  assurées.  Nos 
mères  furent  extrêmement  touchées  de  cette  action,  qui,  quoique  inno- 
cente dans  le  fond,  ne  laissa  pas  de  scandaliser  terriblement  M.  Du  Saugey 
et  les  gardes  qu  il  prit  à  témoin.  » 

Il  y  avait  de  quoi  en  effet.  Telle  fut  la  journée  la  plus  turbulente 
de  Port-Royal  et  la  plus  humiliante.  Si  la  Journée  du  Guichet  est 
héroïque  comme  Rocroy,  la  Journée  des  Chaises  renversées  est 
honteuse  comme  Ramilles  ou  Rosbach.  Ce  fut  une  déroute.  La 
mère  Agnès,  profondément  mortifiée,  écrivit  le  lendemain  à  M.  de 


286 


PORT-ROYAL. 


Communauté,  on  a  besoin  de  s'éloigner  un  peu  pour 
retrouver  l'impression  sous  laquelle  on  est  accoutumé  à 
se  représenter  Port-Royal  des  Champs ,  et  pour  se  re-  ^ 
dire  avec  M.  de  Pontchâteau  :  «  Cette  maison  ne  semble  à 
être  qu'une  grande  ruine  et  un  peu  de  poussière  ;  mais  % 
les  serviteurs  de  Dieu  aiment  jusqu'à  la  poussière  de  Jé-  ' 
rusalem.  »  ^ 
C'est  alors  ,  durant  cette  mgrate  période ,  quand  il  y  3 
avait  dispersion  complète  et  fuite  des  amis ,  quand  i 
M.  de  Sainte-Marthe  n'osait  rôder  près  des  murailles  l 
interdites  que  déguisé  et  à  de  rares  intervalles ,  et  pas  ^ 
tout  d'abord  ;  quand  M.  de  Saci  retiré  dans  une  maison 
de  faubourg  allait  être  arrêté  et  mis  à  la  Bastille;  qu'Ar-  ! 
nauld  et  Nicole,  mieux  cachés,  en  lieu  plus  sûr,  étaient^ 
hors  de  portée  des  Champs,  et  que  s'ils  publiaient  des  ? 
écrits  pour  réfuter  les  adversaires  et  défendre  la  foi  des^ 
religieuses  persécutées,  cela  n'allait  pas  jusqu'à  elles,  ou 
lu  moins  que  ce  n'était  pas  le  secours  présent  et  toujours  ] 
renouvelé  qu'il  leur  fallait, — c'est  alors  qu'il  y  eut  pour-  ] 
tant  un  homme  de  Port-Royal,  un  solitaire ,  un  laïque  i 
qui  devinl  durant  ces  rudes  années ,  et  à  son  corps  défen-  : 
dant,  le  consolateur  prochain  et  comme  le  directeur  édi- 
fiant  des  religieuses  :  c'était  leur  médecin ,  M.  Hamon,  ! 
—  médecin  aussi  des  âmes  :  Lucas  bis  mediciis,  comme  î 
on  le  disait  aussi  de  saint  Luc.  J'ai  eu  déjà  l'occasion  de  | 
le  nommer  bien  souvent  dans  ces  pages ,  mais  c'est  ici  " 
son  beau  moment  pour  lequel  je  l'ai  exprès  réservé.  Ce 
rayon  que  je  viens  de  regretter  de  ne  point  trouver  dans 
Port-Royal  à  cette  heure  de  resserrement  et  d'accablé-  i 

La  Bruneticre,  pour  qu'il  voulût  bien  donner  à  M.  de  Paris  Tex-  -1 
plication  naturelle  de  cette  panique  et  de  cet  étrange  tintamarre  % 
qui  s'était  fait  innocemment,  par  hasard  d'abord  et  pur  accident 
delà  part  des  premières,  et  ensuite  par  méprise  de  la  part  des 
autres,  «  qui  avoient  cru  que  ce  bruit  étoit  une  formalité  qu'ii 
falloit  observer.  » 


LIVRE  CINQUIÈME. 


287 


ment  continu  ,  et  durant  ces  journées  d'itn  seul  nuage  , 
M.  Hamon  le  reçoit  et  nous  le  laisse  apercevoir  sur  son 
front  jusque  dans  Tobscurité  oii  il  se  dérobe.  Par  un  effet 
mystérieux  et  qui  a  sa  secrète  justice ,  le  plus  humble 
se  met  à  reluire  quand  tous  les  autres  sont  éclipsés. 

Il  avait  été  forcé  de  se  retirer  à  la  fin  de  Tannée  1664 
(30  novembre),  et  avait  esquivé  assez  adroitement  la 
lettre  de  cachet  qui  le  concernait.  On  s'était  adressé  à 
lui-même  :  «Je  n'eus  pas  Tesprit  d'avoir  peur,  »  dit-il , 
Son  air  de  candeur  ôta  toute  méfiance  à  Texempt ,  qui 
crut  Tavoir  sous  sa  main  à  volonté.  Les  sœurs  mieux 
avisées  5  et  comprenant  de  quoi  il  s'agissait,  eurent  le 
temps  de  le  faire  évader  par  les  jardins.  Son  exil  fut 
de  neuf  mois.  Les  maladies  qui  se  déclarèrent  après  la 
réunion  ,  en  juillet  1665,  lui  fournirent  une  occasion  de 
demander  à  revenir,  et  il  en  obtint  la  permission  de 
Tarchevêque.  Il  revint  le  26  août  au  soir,  résigné  aux 
gênes ,  aux  humiliations ,  et  à  être  lui-même  une  ma- 
nière de  prisonnier.  Il  ne  fut  admis  à  revoir  les  sœurs 
malades  qu'à  condition  qu'il  ne  leur  donnerait  ni  ne 
recevrait  d'elles  aucune  lettre  ni  billet,  et  qu'il  n'entre- 
rait point  sans  être  accompagné  de  la  tourière  ,  sur- 
veillante préposée  par  Tarchevêque.  On  exigeait  qu'en 
s'adressant  aux  malades  il  parlât  haut,  pour  que  la 
tourière  pût  tout  entendre.  L'exempt  des  gardes  ,  quand 
sa  surveillance  était  en  défaut,  s'excusait  auprès  de  l'ar- 
chevêque en  disant  «  qu'il  ne  pouvoifc  répondre  de  rien 
tant  que  M.  Hamon  seroit  à  Port-Royal ,  que  c'étoit  un 
homme  entièrement  dévoué  aux  religieuses  et  qui  feroit 
'tout  pour  les  servir.  »  Les  gardes  le  raillaient,  ou  du 
moins,  le  jugeant  sur  sa  pauvre  mine  et  son  costume 
des  plus  humbles  * ,  lui  refusaient  le  Monsieur ,  seul 

1.  A  part  les  rares  occasions  où  l'on  était  obligé  d'appeler  d'au-  ' 
très  nriédecins  en  consultation  avec  lui,  auquel  cas  M.  Hamon  se 


288 


PORT-ROYAL. 


titre  auquel  tinssent  les  solilaires  de  Port-Royal;  ils 
rappelaient  par  dérision  Monseigneur  ou  Mon  maître , 
ou  quelquefois  Mon  ami.  On  visita  une  fois  son  souper  ; 
on  regardait  jusque  dans  ses  poches  pour  voir  s'il  n'y 
avait  point  de  lettres  cachées  ,  et  l'on  ne  s'en  rapportait 
point  à  sa  parole.  La  dignité  du  médecin  souffrait  en  ces 
instants  et  se  sentait  près  de  se  révolter  :  le  chrétien  re- 
prenait vite  le  dessus  et  remettait  Thomme  à  la  raison. 
La  nuit ,  on  l'enfermait  à  clef  dans  sa  chambre.  Il  pa- 
raît même  qu'il  fut  obHgé  de  faire  encore  une  absence 
et  de  s'éloigner  de  Port-Royal,  mais  ce  ne  fut  que  pour 
un  temps  très-court.  Il  se  soumettait  à  tout  avec  joie, 
pourvu  qu'il  pût  s'acquitter  de  son  double  devoir  de  mé- 
decin et  de  consolateur.  Il  commençait  régulièrement  sa 
journée  en  servant  la  première  messe.  C'est  sous  ce  ré- 
gime de  contr  ainte,  en  ces  années  d'épreuves,  qu'il  com- 
posa pour  les  religieuses  d'excellents  petits  Traités  dont 
j'ai  à  pgirler  ;  mais  rien  n'est  pour  nous  d'un  intérêt  plus 
intime  et  plus  singulier  qu'un  autre  petit  écrit  de  lui 
dans  le  goût  des  Confessions  de  saint  Augustin ,  inti- 
tulé :  Relation  de  plusieurs  circonstances  de  la  Vie  de 
M.  Hamon,  faite  par  lui-même  '^.  Il  s'y  peint  en  traits 
naïfs  et  fins,  nous  offrant  dans  son  propre  portrait  un 
modèle  de  psychologie  chrétienne. 

Quand  je  m'adressais  pour  la  première  fois,  il  y  a 
des  années,  à  mes  auditeurs  de  Lausanne,  en  leur  disant 
de  vive  voix  bon  nombre  des  choses  qui  se  retrouvent 
ici,  j'ajoutais  :  «  M.  Hamon  est,  avec  M.  de  Tillemont, 
un  de  ceux  que  M.  Gronthier  ,  cet  homme  évangéJi^ue  , 
avait  le  plus  goûtés  et*  qu'il  se  proposait  de  donner  à 

revêtait,  par  bienséance  et  par  respect  pour  ses  confrères,  d'un 
vieil  habit  noir  qui  ne  servait  qu'à  cela,  il  était  des  p^.us  grossière- 
ment vêtus  et  comme  un  pauvre.  —  Il  portait,  l'hiver,  une  très- 
grande  calotte,  et,  l'été,  une  moindre, 
î.  Imprimé  en  1734,  iu-12. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


289 


connaître  par  des  extraits  bien  choisis ,  coinme  il  Ta 
fait  pour  Da  Guet  :  c'est  vous  assurer  d'avance  qu'en 
l'étudiant  de  près,  notre  patience  aura  son  fruit  et  sera 
récompensée.  »  Je  disais  cela  aux  chrétiens  sincères 
d'une  autre  Communion  :  aux  indifférents  même ,  pour 
peu  qu'ils  aient  encore  la  curiosité  de  Tesprit,  je  dirai 
maintenant  :  Entrez  et  assistez  ici  au  merveilleux  dé- 
tail et  à  la  continuelle  prière,  au  continuel  et  ingénieux 
procédé  symbolique  d'une  nature  tout  intérieure,  toute 
spirituelle. 

M.  Hamon ,  en  effet ,  pour  le  définir  à  Tavance  d'un 
mot  et  le  rapporter  à  sa  vraie  famille  dans  l'ordre  chré- 
tien, est  un  des  grands  Spirituels  du  dix-septième  siècle. 

Jean  Hamon  était  né  à  Cherbourg,  en  Basse- Nor- 
mandie ,  vers  1617.  Il  ne  nous  dit  pas  quels  furent  ses 
parents ,  se  bornant  à  nous  donner  dans  sa  biographie 
l'histoire  de  ses  sentiments  et  de  ses  pensées.  Il  avait 
été  mis  de  bonne  heure  aux  études  et  y  avait  profité. 
Tout  enfant ,  il  avait  un  goût  particulier  pour  les  sen- 
tences ;  il  nous  déclare  le  don ,  en  croyant  ne  nous  con- 
fesser qu'un  faible  :  «  Il  me  souvient  qu'étant  enfant, 
et  n'entendant  pas  encore  bien  le  latin  le  plus  grossier, 
comme  j'aimois  fort  les  sentences  (ce  qui  est  le  carac- 
tère des  moindres  esprits,  ainsi  que  je  le  lisois  dernière- 
ment quelque  part) ,  je  lus  par  rencontre  quelque  chose 
des  Proverbes  de  Salomon  que  je  trouvai  admirables, 
et  j'en  fis  un  petit  extrait  des  plus  belles  sentences^ 
c'est-a-dire  ,  de  celles  dont  je  pouvois  entendre  le  latin, 
et  qui  avoient  quelque  chose  de  moral.  »  Voilà  le  goût 
déclaré  de  M.  Hamon  et  la  marque  première  et  profonde 
de  son  esprit  :  les  saintes  sentences.  Gomme  écrivain 
religieux,  il  aura  les  spiritualités  morales;  comme  mé- 
decin hippocratique ,  les  aphorismes  ,  auxquels  il  tâ- 
chera de  donner ,  outre  le  sens  physique  et  médical ,  un 
èens  moral  encore  plus  relevé.  Dans  le^Nécrologe  de 

w  —  19 


290 


PORT-ROYAL. 


Port- Royal,  c'est  lui  qui  fera  en  latin  les  belles  épi- 
taphes.  Vrai  fils  do  Salomon,  descendant  du  sage  et 
magnifique  roi  sous  sa  bure,  il  le  suit  à  petit  bruit,  soil 
qu'il  interroge  la  vertu  des  simples  et  le  suc  de  Thy- 
sope,  soit  qu'il  exprime  le  sens  figuré  et  rt^fléchi  de  tout 
ce  qui  passe  devant  ses  yeux.  Les  Proverbes  du  Roi  sage, 
ç'a  été  pour  M.  Hamon,  dès  que  son  esprit  s'est  connu, 
comme  les  Histoires  de  Tite-Live  pour  M.  de  Tillemont. 

M.  Hamon  vint  à  Paris  de  bonne  heure  et  lut  pré- 
cepteur de  M.  de  Harlai ,  depuis  premier  président  du 
Parlement.  On  a  dit,  mais  je  ne  sais  si  c'est  exact, 
qu'il  alla  à  Rome  avec  lui.  Il  étudia  en  médecine  et  prit 
ses  degrés  avec  grand  applaudissement.  Déjà  estimé 
dans  la  Faculté,  il  était  en  passe  ,  pour  peu  qu'il  l'eût 
voulu,  de  devenir  un  médecin  en  crédit  dans  le  monde. 
C'est  alors,  vers  l'âge  de  trente  et  un  ans  (  1 649)  ,  qu'il 
se  sentit  violemment  poussé  de  Dieu.  Il  se  mit  entre  les 
mains  de  M.  Du  Hamel,  qui  avait  succédé  à  M.  Hillerin 
dans  la  cure  de  Saint-Merry  ;  M.  Du  Hamel  eut  bien  de 
la  peine  à  soumettre  son  esprit,  et  fut  deux  ans  environ 
à  renfanter  à  une  vie  un  peu  nouvelle.  Alors  seule- 
ment et  déjà  façonné ,  il  le  remit  à  M.  Singlin.  M.  de 
Harlai  aurait  désiré  accommoder  son  digne  maître  par- 
la collation  d^un  petit  bénéfice  dans  une  terre  à  lui  ap- 
partenant :  M.  Hamon  ne  voulut  pas.  Sous  M.  Singlin 
il  avait  encore  des  incertitudes ,  non  pas  de  vie  chré- 
tienne, mais  de  choix  de  lieu  et  de  genre  de  pénitence  ; 
il  avait  l'idée  de  se  faire  chartreux.  M.  Singlin  atten- 
dait ,  et  laissait  s'user  cette  innocente  inquiétude  : 

ce  J'avois  souhaité  longtemps  d'être  à  Port-Royal,  nous  dit 
M.  Hamon,  mais  je  n'en  parlois  pas,  p  irce  que  je  regardois 
cela  comme  impossible.  Cette  grâce  enfin  m'ayant  été  ac- 
cordée, M.  Arnauld  fut  mon  premier  maître,  et  son  cabinet 
se  trouva  être  un  trésor  pour  mon  utilité;  ce  qui  fut  un  grand 
effet  de  la  miséricorde  de  Dieu  sur  moi,  si  toutefois  je  Pavois 


LIVRE  CINQUIÈME. 


291 


bien  reconnue  et  si  j'en  avois  bien  usé.  J'ai  bien  regret  à  ce 
siècle  d'or.  Je  vois  à  présent  que  je  nefaisois  que  des  songes 
pendant  tout  ce  temps-là  qui  devoit  m'être  si  précieux,  et  je 
puis  dire  que  je  songé  encore....  » 

Il  arrivait  ainsi  à  Port-Royal  des  Champs  dans  Tin- 
tervalle  des  deux  Frondes,  vers  juillet  1650,  et  quand 
le  désert  était  dans  sa  plus  belle  floraison  chrétienne  et 
dans  sa  multiplication  merveilleuse  de  solitaires;  c'était 
avant  la  fin  du  printemps  sacré  : 

«  En  arrivant  à  Port-Royal,  j'observai  tout  ce  quis'y  pas- 
soit,  et  je  puis  rendre  ce  témoignage  que  je  n'y  ai  vu  per- 
sonne, dans  quelque  emploi  que  ce  fût,  que  je  n'en  fusse 
consolé.  J'admirois  la  providence  de  Dieu  et  la  bonté  qu'il 
avoit  pour  cette  maison,  de  lui  donner  lui-même  jusqu'à  des 
porliers  et  des  charretiers,  et  de  remplir  par  son  propre  soin 
desplaces  encore  moindres.  Tout  misérable  quej'étois,  je  ne 
laissois  pas  de  voir,  comme  de  mes  yeux,  que  l'abondance 
de  la  rosée  du  Ciel  et  de  l'onction  du  Saint-Esprit  s'étendoit 
jusqu'aux  franges  de  la  robe  de  Jésus-Christ,  et  que  non-seu- 
lement tout  dégouttoit  de  l'huile  de  parfums  au  dedans,  mais 
que  même  on  voyoit  au  dehors  de  nouveaux  plants  d'oliviers 
environner  la  maison  :  Novellœ  oHvarura  in  circuitu.  Ainsi 
plus  je  voyois  que  cette  maison  ôtoit  sainte,  plus  je  craignois 
de  la  déshonorer  :  car  quoique  je  ne  dusse  être  mis  que  dans 
le  bagage  de  l'armée,  inter  impedimenta  eœercitus^  je  voyois 
néanmoins  qu*il  étoit  raisonnable  que  la  pudeur  et  la  mo- 
destie subsistassent  même  jusque  dans  le  bagage  des 
épouses  de  Jésus-Christ.,..» 

Je  m'arrête ,  car  non  content  de  se  comparer  au  ba- 
gage,  il  va  s'humiliant  de  plus  en  plus  et  arrive  aux 
images  inutilement  désagréables.  C'est  que  rien  n'est 
inutile  à  ses  yeux,  et  que  le  désagrément  même  est  une 
partie  de  la  pénitence.  Il  se  reproche  de  n'avoir  pas 
mieux  profité  de  cette  première  saison  de  fécondité  et 
de  moisson  surabondante  : 

«  Je  ne  sais  comment  il  arrive  malheureusement  que  nous 


292 


PORT-ROYAL. 


ne  voyons  les  amis  de  Dieu  et  ses  saints  que  lorsqu'il  nous 
les  II  ôtés.  La  familiarité,  la  coutume  et  les  sens  forment 
comme  une  espèce  d'enchantement,  et  nous  empêchent  de 
rendre  intérieurement,  et  à  la  vue  de  Dieu,  tout  le  respect 
que  nous  devons  à  ces  grandes  âmes  qui  sont  si  rares.  Je 
puis  dire,  à  ma  confusion,  que  les  plus  grands  trésors  pas- 
soient  alors  comme  par  mes  mains,  et  que  je  n'en  étois  pas 
plus  riche.  Je  voyoisce  qu'il  y  avoit  peut-être  de  plus  grand 
dans  le  royaume  de  Dieu,  qui  est  son  Église,  dans  ce  mal- 
heureux temps  où  nous  sommes  ;  et  je  devrois  dire  avec  plus 
de  sujet  que  le  Prophète  :  Malheur  à  moi^  car  j'ai  vu  Dieu 
de  mes  yeux.  C'est  un  bonheur  de  voir  Dieu  dans  ses  saints; 
mais  c'est  un  malheur  de  l'y  voir,  et  de  ne  l'y  pas  adorer,  et 
de  s'y  voir  avec  aussi  peu  de  sentiment  que  j'en  avois,  en 
voyant  si  souvent  tant  de  saintes  âmes.  Ma  tiédeur,  étant 
toute  environnée  de  ce  feu,  me  rendoit  insupportable  à  moi- 
môme.  » 

M.  Hamon,  en  venant  à  Port-Royal  des  Champs,  avait 
vendu  et  distribué  aux  pauvres  son  petit  patrimoine. 
On  ne  tarda  pas  à  mettre  à  profit  sa  science  ;  il  succéda 
bientôt  comme  médecin  à  M.  Fallu,  qui  mourut  en  ce 
même  temps.  On  voit  dans  Fontaine  qu'il  ne  réussit  pas 
tout  d'abord  auprès  des  solitaires.  Le  bon  petit  M.  Fallu 
faisait  sa  médecine  gaiement  et  en  pénitent  plus  guille- 
ret que  morose.  On  passa  à  un  tout  autre  visage  avec 
M.  Hamon,  qui  avait  peut-être  alors  ce  surcroît  de  gra- 
vité qu'ont  les  sérieuses  jeunesses,  et  qui^  «voyant 
dans  la  médecine  Timitation  de  la  nature  et  dans  la 
nature  l'œuvre  de  Dieu,  »  exerçait  son  art  avec  le  scru- 
pule et  l'autorité  d'un  sacerdoce.  De  plus,  vers  ce 
temps-là,  une  espèce  de  médecin  "charlatan  appelé 
Duclos  s'était  insinué  au  dehors  de  Forl-Royal,  par 
M.  d'Andilly  ;  M.  de  Luines  mit  à  la  mode  un  autre 
empirique  nommé  Jacques ,  et ,  auprès  des  pilules  de 
Tnn  et  des  poudres  de  l'autre ,  Fexacte  et  circonspecte 
médecine  de  M.  liamon  avait  tort.  On  ne  tarda  pour- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


293 


tant  pas  à  y  revenir  ;  M.  de  Saci  tint  ferme  pour  M.  Ha- 
mon.  Celui-ci  avoue  qu'il  ressentit  d'abord  quelque  fai- 
blesse là-dessus  : 

a  Le  parti  que  je  pris  pendant  toutes  ces  petites  brouille- 
ries,  ajoute-t-il,  fut  de  me  déterminer  au  silence,  qui  est  un 

remède  innocent,  et  qui  ne  gâte  jamais  rien  J'aurois  été 

heureux  d'être  sourd,  mais  pour  le  moins  je  tâchois  d'être 
muet,  et  je  ne  pensois  à  guérir  de  maux  que  ceux  qui  se  peu- 
vent guérir  par  la  prière....  On  voit  partout  tant  de  semences 
de  division,  qu'il  est  fort  difficile  de  n'y  contribuer  en  rien 
qu'en  se  mêlant  de  peu  de  chose,  en  parlant  peu,  et  en  priant 
beaucoup  dans  la  retraite  de  sa  chambre....  C'est  ce  que  je 
tâchois  de  faire  le  plus  que  je  le  pouvois,  et  je  comprenois 
que  mes  frères  devenoient  bientôt  innocents  en  travaillant  à 
le  devenir  moi-même.  » 

Ces  légères  brouilleries  ne  se  produisaient  au  reste 
que  parmi  les  solitaires,  un  peu  distraits  alors  par  la 
guerre  de  la  Fronde ,  et  que  le  château  de  Vaumurier 
émancipait  parfois  en  discussions.  Pour  le  dedans  du 
monastère,  M.  Hamon  n'eut  jamais  qu'une  révérence 
prosternée  et  inaltérable.  Il  n'y  entrait  jamais ,  pour 
voir  une  malade  ,  sans  se  souvenir  du  canon  de  Séville 
qui  veut  qu'en  parlant  aux  vierges  de  Jésus-Christ  (  ce 
qui  doit  se  faire  rarement)  ,  on  soit  toujours  court  : 
Rara  sit  accessio ,  et  brevis  omnis  locutio  : 

«  On  me  faisoit  néanmoins  plaisir  de  m'aider  en  cela.  La 
mère  Angélique  le  faisoit  ;  et  lorsque  j«  me  laissois  aller  à 
des  digressions,  etquej'étois  trop  long,  elle  m'en  avertissoit 
en  me  faisant  taire,  et  elle  me  renvoyoit  tout  d'un  coup 
quand  la  pensée  lui  en  venoit,  et  qu'elle  jugeoit  que  c'étoit 
assez.  J'ai  toujours  souhaité,  depuis,  qu'on  me  fit  la  même 
grâce,  quand  on  verroit  que  je  me  répandrois  trop.  » 

La  mère  Angélique  l'avertissait  aussi  de  s'abstenir , 
en  parlant  aux  sœurs  malades,  d'uù  ton  de  trop  grande 
autorité  et  aussi  de  petites  moqueries.  Cette  dernière 


294 


PORT-ROYAL. 


disposition  eût  été  assez  naturelle  à  Tesprit  fin  de  M.  Ha- 
mon,  s*il  ne  l'eut  réprimée. 

Malgré  tout  ce  qu'il  trouvait  d'édification  à  Port- 
Royal,  cette  inquiétude  du  mieux,  qui  est  une  des  ten- 
tations des  saints,  agissait  toujours  dans  M.  Hamon,  et 
après  deux  ans  de  séjour  il  eut  la  pensée  de  se  retirer 
à  Tabbaye  de  Saint-Cyran  ,  où  était  M.  de  Barcos  ;  il  y 
devait  aller  avec  M.  Des  Touches;  mais  cela  manqua. 
La  mère  Angélique  ,  qu'il  avait  consultée  là-dessus  ,  lui 
avait  répondu  franc  qu'il  ne  demeurerait  pas  à  Saint- 
Cyran,  s'il  y  allait,  et  qu'il  en  sortirait  encore.  M.  Hamon 
éprouvait  en  ce  moment  la  tentation  des  lieux,  dont 
parle  Y  Imitation  :  «  Imaginatio  locorum  et  mutalio  multos 
fefellit :hdi  représentation  qu'on  se  fait  de  certains  lieux, 
et  le  changement  qu'on  y  cherche  ,  est  une  source  d'er- 
reur pour  beaucoup.  »  Il  fut  lent  à  s'en  guérir. 

Et  à  propos  de  toutes  ces  vagues  envies  et  convoitises 
dont  parle  sans  cesse  M.  Hamon  et  en  termes  couverts, 
nous  sommes  assez  embarrassé  pour  les  définir.  Ces  re- 
pentirs profonds  ,  et  sans  caujse  apparente ,  ce  semble, 
nous  étonnent,  et  on  est  tenté  de  n'y  pas  attacher  grande 
importance.  Toutefois ,  si  à  travers  l'expression  mys- 
tique dont  il  s'enveloppe  nous  essayons  de  pénétrer  dans 
le  réel,  si  nous  nous  rappelons  ce  mot  de  Pline  le  jeune  : 
ce  La  vie  des  hommes  a  des  réduits  profonds  et  de  grands 
réceptacles  cachés  :  Vita  hominum  altos  recessus  ma- 
gnasque  latebras  habet ,  »  nous  en  venons  à  deviner  que 
M.  Hamon  luttait  contre  des  passions  et  des  séductions 
probablement  très-positives.  Qui  sait  s'il  n'avait  pas  telle 
plaie  secrète  qui ,  mieux  connue  de  nous ,  justifierait  ou 
expliquerait  tous  ses  repentirs?  Il  parle  mystérieuse- 
ment d'un  ennemi  qu'il  essayait  de  combattre  par  l'é- 
tude ,  et  qui  n'était  autre  que  le  même  démon  que  com- 
battait saint  Jérôme  en  apprenant  l'hébreu.  Enfin ,  à 
son  point  de  vue  chrétien ,  il  avait  sans  doute  ses  rai- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


295 


sons  pr<5cises  de  s'agiter  et  de  vouloir  fuir  :  des  raisons 
précises  ,  il  y  en  a  toujours,  même  à  ce  qu'on  a  appelé 
depuis  le  vague  des  passions  *• 

Il  exerçait  la  médecine  pour  les  pauvres  et  portait 
toujours  sa  Bible  avec  lui,  se  reprochant  de  n'en  pas 
mieux  profiter  : 

«  L'amour  de  la  lecture  et  de  la  solitude,  dit-il,  m'empor- 
toit  quelquefois.  On  ne  me  prioit  presque  point  de  voir  quel- 
ques nouveaux  malades  à  la  campagne,  oulre  les  malades 
ordinaires,  que  d'abord  je  ne  le  refusasse,  ou  je  ne  Taccor- 
dois  qu'en  rechignant;  mais  je  m'en  repentois  aussitôt,  et,  à 
trente  pas  de  la  porte,  j'allois  avec  joie  où  j'avois  commencé 
d'aller  avec  peine.  — J'allois  donc  voir  mes  malades,  dit-il 
encore,  et  j'y  faisois  de  mon  mieux.  Mais  en  vérité  cela  est 
digne  de  compassion,  que  pour  l'ordinaire  cq  n'est  point  le 
mal  que  nous  pensons,  qui  est  cause  de  notre  mort.  » 

Il  craignait  toujours  de  ne  pas  saisir  le  vrai  point 
de  la  maladie,  et,  trompé  par  quelque  faux  rapport, 
de  ne  mettre,  comme  on  dit,  Templâtre  qu'à  côté  du 
mal  : 

V  Ainsi  j'avois  toujours  recours  à  Dieu,  en  lui  disant  pai- 
siblement au  milieu  de  mes  courses,  parmi  les  pluies,  les 
vents  et  les  tempêtes  :  «  Nisi  Dominus  sanaverit  œgros,.., 
a  C'est  en  vain,  Seigneur,  que  travaillent  les  médecins  et 
«  les  malades,  si  vous  ne  guérissez  vous-même  ;  »  à  quoi  j'a- 
joutois  ce  passage  de  l'Écriture,  qui  est  d'un  prix  infini  : 
«  Confiteor  tibi  quia  neque  herba^  neque  malagma  . Je  con- 
«  fesse  devant  vous,  ô  mon  Dieu,  que  ce  n'est  point  une 
a  herbe,  ou  quelque  chose  appliquée  sur  le  mal  des  malades 
«  qui  les  a  guéris,  mais  que  c'est  votre  parole  qui  guérit 

1.  Dans  la  Vie  manuscrite  de  M.  Hamon  par  Dom  Ciémencet 
(Bibliothèque  de  Troyes),  on  lit  en  marge,  à  la  page  10,  la  note 
suivante  :  «  Il  existe  des  copies  d'une  lettre  non  imprimée  de 
M.  Arnauld  à  M.  Hamon,  pour  le  tranquilliser  sur  les  mouvements 
qu'il  disoit  éprouver  de  sa  chair.  »  M.  Hamun  dut,  en  effet,  être 
fort  sensible. 


296 


POllT-ROYAL. 


«  toutes  choses.  »  Ce  que  je  terminois  par  ces  paroles  :  «  Tu 
«  solus  es  modicuSy  quo  curante  nerno  moritur^  quo  non  eu- 
«  rante  nemo  vivit:  Vous  seul  êtes  le  médecin  dont  les  soins 
«  empêchent  de  mourir,  et  sans  les  soins  de  qui  personne  ne 
<r  vit.  » 

Il  s'édifiait  de  toute  circonstance,  et  ses  pauvres  ma- 
lades lui  étaient  comme  une  perpétuelle  parole  du 
Christ.  Il  visitait  un  jour  la  femme  d'un  charpentier, 
laquelle  avait  assisté  à  la  vêture  d'une  novice  à  Port- 
Royal,  et  qui,  dans  sa  simplicité  ,  en  parlait  magnifi- 
quement : 

«  Cette  bonne  femme,  se  dit-il,  ayant  ainsi  entrevu  quelque 
chose  de  la  beauté  des  épouses  de  Jésus-Christ,  et  se  voyant 
ensuite  elle-même  par  les  yeux  de  PhumJlité,  elle  avoit  de  la 
peine  à  croire  qu'elle  fût  chrétienne,  etellene  se  croyoitpas 
digne  de  marcher  sur  une  terre  si  sainte.  Elle  estimoit  heu- 
reux les  serviteurs  et  les  servantes  qui  approchoient  de  ces 
saintes  filles;  et  c'étoit  elle-même  qui  étoit  heureuse,  puis- 
qu'elle étoit  plus  proche  d'elles  par  la  foi  que  je  ne  l'étoispar 
ma  demeure.  Elle  me  fit  comprendre  que  le  bonheur  ne  con- 
siste pas  à  voir  les  saints,  mais  à  voir  Jésus-  Christ  en  eux.  » 

J'abrégc,  car  il  continue  à  raffiner  en  se  comparant 
avec  cette  bonne  femme  ét  en  se  donnant  cent  fois  Ir 
désavantage;  il  applique  en  cet  endroit  le  procédé  de 
style  et  de  raisonnement  de  saint  Augustin.  Les  esprits 
sensés  et  pratiques  ne  sauraient  entrer  dans  ces  sub- 
tilités à  l'infini  :  elles  paraîtraient  d'une  détestable  lo- 
gique aux  Bayle  ,  aux  Frédéric  le  Grand,  aux  Du  Mar- 
sais;  mais  les  cœurs  tendres,  les  imaginations  fleuries 
les  comprendront,  —  et  tous  ceux  qui  aiment  à  marcher 
à  travers  le  monde  comme  dans  une  forêt  enchantée,  où 
chaque  objet  qu'on  rencontre  en  recèle  un  autre  plus 
vrai  et  cache  une  merveille.  Le  Christianisme  ainsi  en- 
tendu n'est  que  la  bonne  ma;;^ie.  M.  Ilamon  est  un  mys- 
tique. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


297 


Vers  la  fin  de  sa  vie,  ayant  besoin  d'une  monture 
pour  pouvoir  suffire  à  toutes  ses  visites,  il  allait  sur  un 
âne  5  de  village  en  village,  tenant  un  livre  à  la  main  *  ; 
ou  plutôt  il  Favait  tout  ouvert  devant  lui  sur  un  petit 
pupitre  assujetti  à  sa  selle.  Nous  avons  ici  le  pendant  de 
M.  de  Tillemont  qui  faisait  ses  voyages,  si  Ton  s'en 
souvient^,  un  bâton  k  la  main ,  chantant  à  mi-voix  les 
petites  Heures,  M.  Hamon  lisant  ou  tricotant  sur  son 
âne  (  car  c'était  aussi  un  de  ses  utiles  passe-temps  ) ,  et 
ne  cessant  de  prier  durant  ce  travail  des  mains  ,  est 
bien  de  la  suite  du  Triomphateur  pacifique  qui  entrait 
à  Jérusalem  sur  son  ânesse.  —  Humble  cortège  ,  et  à 
qui  pourtant  il  a  été  donné  un  jour  d'occuper  et  de  par- 
tager le  monde,  en  regard  du  triomphe  des  Césars  et 
des  Trajans  ! 

Et  c'était  un  vrai  fils  de  Salomon  ,  vous  ai-je  dit ,  que 
cet  étrange  docteur  à  la  piteuse  mine  ;  c'était  un  des 
plus  rares  beaux-esprits  qui  se  pussent  découvrir.  Il 
avait  le  don  de  la  spiritualité  morale,  le  sens  des  em- 
blèmes. Il  lisait  en  espagnol  les  ouvrages  de  sainte  Thé- 
rèse, ceux  de  Grenade  et  d'Avila^;  il  lisait  Pitalien  , 
et,  si  Dante  eût  été  alors  en  usage  ,  il  aurait  été  droit  à 

1.  a  II  portait  toujours  sur  lui  un  petit  livre  qui  contenait  le 
Psautier,  les  Livres  sapientiaux,  et  le  Nouveau-Testament,  qu'il 
lisait  sans  cesse,  et  qu'il  avait  crayonné  et  marqué  avec  de  petits 
morceaux  de  papier  rouge  aux  endroits  qui  l'avaient  le  plus  tou- 
ché; et  il  y  avait  écrit  de  sa  main,  à  la  tête,  ces  paroles  de  saint 
Jérôme  sur  le  chapitre  12^  de  saint  Matthieu  :  Otiosum  verhum  esl 
quod  sine  uHlitate  et  loquentis  dicitur  et  audientis,  si  omissis  se- 
rvis de  rehus  frivolis  loquimur.  »  (Note  de  M.  Le  Roy  de  Saint- 
Charles,  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  de  Troyes.) 

2.  Précédemment^  dans  ce  même  tome,  p.  33. 

3.  «  La  grande  sainte  Thérèse,  comme  il  l'appelait,  qui  fut  tel- 
lement blessée  de  la  charité  de  VÉpoux,  selon  ce  qui  est  dit  dans 
le  Cantique,  que  son  cœur  fut  transpercé  d'un  glaive  de  joie  et  de 
douleur.  »  [Traité  de  la  Prière  continuelle ,  liv.  I,  chap.  9.) 


298 


PORT-ROYAt.. 


celte  théologie  symbolisée.  Il  a  du  Pétrarque,  nous  Tal- 
ions voir,  dans  Fingénieuse  allégorie  de  ses  figures  et 
pour  la  mysticité  en  fleur. 

Pourtant  il  n'écrivait  pas  encore;  il  ne  s'en  croyait 
pas  capable.  Savant  médecin  ,  tout  au  grec  et  au  latin, 
quand  il  composait,  chemin  faisant,  quelque  prière, 
c'était  en  cette  dernière  langue. 

La  persécution  approchait,  et  la  tourmente  déjà  se 
faisait  sentir  :  on  était  en  1656.  Il  commença  à  craindre 
d'être  chassé ,  comme  les  autres ,  de  son  saint  désert  : 

«  Je  vis  bien  aussi  qu'il  falloit  m'accoutumer  à  me  faire 
une  chambre  qui  pût  me  suivre  partout,  et  dans  laquelle  je 
pusse  me  retirer,  selon  le  précepte  de  l'Évangile,  afin  de  m'y 
mettre  à  couvert  du  mauvais  temps  de  dehors....  Je  voyois 
tous  mes  frères  dispersés  chacun  de  côté  et  d'autre,  et  je 
ne  pouvois  plus  les  voir  réunis  que  dans  mon  cœur  par  la 
charité.  Je  compris  plus  que  jamais ,  dans  toutes  ces  sépara- 
tions, que  toutes  les  personnes  que  Dieu  avoit  liées  ensemble 
par  son  Esprit  dévoient  tous  les  jours  s'entr'offrir  à  lui  au 
Saint-Sacrifice.  » 

Un  jour,  en  lisant  le  livre  de  Josué^  il  remarqua  le 
passage  où  il  est  dit  (  chap.  xxii  )  que  les  tribus  de  Ru- 
ben  et  de  Gad  et  la  demi-tribu  de  Manassé,  s'en  retour;: 
nant  dans  les  terres  qui  leur  avaient  été  assignées  au 
delà  du  Jourdain,  bâtirent  un  autel  près  de  la  rive, 
pour  que  cela  leur  servît  à  l'avenir  de  témoignage ,  s'il 
en  était  besoin ,  et  prouvât  qu'elles  étaient  du  peuple  de 
Disu.  M.  Hamon ,  qui  se  voyait  en  danger  aussi  d'être 
rejeté  sur  l'autre  rive  du  Jourdain,  loin  de  Port-Royal, 
celte  vraie  terre  de  Ghanaan ,  pensa  à  se  bâtir  une  es- 
pèce d'autel,  in  teslimonium ,  «  pour  être  à  mon  égard  , 
disait-il,  un  monument,  un  témoignage;  afin  que,  si 
j'élois  assez  malheureux  pour  abandonner  la  vérité  ,  je 
fusse  convaincu  par  mon  propre  témoignage  quej'étois 
un  déserteur  et  un  perfide.  »  Il  commença  donc  à  jeter 


LIVRE  CINQUIÈME. 


299 


sur  le  papier  quelques  pensées  qui  lui  vinrent  sur  la 
persécution  même,  mais  il  n'eu  fut  pas  content  :  «  Gela 
étoit  assez  affectif,  fort  enflé  et,  comme  Ton  dit  d'ordi- 
naire ,  d'un  style  de  phèhus.  Gomme  je  n'avois  pas  d'u- 
sage d'écrire  ,  surtout  en  françois  j'avois  beaucoup  de 
peine  et  j'avançois  peu  ;  ce  qui  fit  que  je  laissai  tout  là.» 
Or  ,  quelque  temps  après,  M.  de  Sainte-Marthe  lui  dit 
de  lui-même ,  et  sans  y  être  provoqué  par  aucune  confi- 
dence :  a  Vous  devriez  écrire  quelque  chose  sur  l'Écri- 
ture. »  Et  comme  M.  Hamon  lui  alléguait  qu'il  était 
laïque  ,  il  réfuta  cette  objection  par  des  exemples.  C'est 
alors  que  combinant  son  premier  dessein  avec  le  conseil 
de  M.  de  Sainte-Marthe ,  M.  Hamon  se  résolut  à  écrire, 
mais  en  manière  de  commentaire  sur  quelque  passage 
de  l'Écriture,  et  à  bâtir,  en  un  mot,  son  autel  tout  en 
terre  sainte»  II  n'était  plus  embarrassé  que  pour  le  choix 
entre  les  livres  sacrés.  Le  Cantique  des  Cantiques  ^  cq 
riant  ouvrage  de  Salomon ,  et  le  plus  allégorique ,  as- 
sure-t-on  ,  de  tous  ceux  de  l'Écriture  ,  celui  qui ,  avec 
l'Apocalypse  ,  prête  le  plus  aux  interprétations  infinies, 
le  tentait  fort.  Il  ne  s'agissait  plus  que  de  s'y  mettre  et 
de  commencer  : 

«  Gomme  j'allai  à  Paris,  raconte  le  pieux  narrateur  dans 
sa  puérilité  charmante,  un  jour  que  je  n'avois  fait  que  cou- 
rir, sans  prier  Dieu,  et  dans  une  dissipation  entière,  toutes 
sortes  de  méchantes  pensées  ayant  pris  un  cours  si  libre 
dans  mon  cœur  et  ave  .:  tant  d'Impétuosité  que  c'étoit  comme 
un  torrent  qui  m'entraînoit,  je  m'en  retournois  à  la  maison 
tout  hors  de  moi,  lorsque  me  trouvant  proche  l'église  de 
Saint- Jacques  dans  le  faubourg®,  j'y  entrai  n'en  pouvant 
plus.  Ce  m'étoit  un  lieu  de  refuge  :  elle  étoit  fort  solitaire 
les  après-diners.  J'y  demeurai  longtemps,  car  j'étois  telle- 


1.  Ses  thèses  en  effet  et  ses  écrits  de  médecine  étaient  en  latin. 

2.  Saint-Jacques-du-Haut-Pas ,  où  est  enterré  M.  de  Saint-Gyran. 


300 


PORT-ROYAL. 


ment  perdu  et  comme  enterré  dans  le  tombeau  que  je  m'6tois 
creusé  moi-même,  qu'il  ne  m'étoit  pas  possible  de  me  re- 
trouver. 

«  Quand  je  commençai  d'ouvrir  les  yeux,  la  première 
chose  que  je  vis  fut  ce  verset  du  Cantique  :  «  Sicut  turris,.., 
a  Votre  cou  est  comme  la  tour  de  David,  qui  est  bâtie  avec 
«  des  boulevards.  »  Je  m'y  appliquai  assez  fortement,  parce 
que  j'étois  fort  las  de  moi-môme  et  de  tous  mes  fantômes. 
Gomme  il  me  sembla  que  cela  m'avoit  édifié,  je  résolus 
de  l'écrire,  et  je  l'aurois  fait  le  jour  même,  s'il  n'eût  été  si 
tard  quand  je  fus  de  retour.  Le  lendemain  je  ne  voulus  pas 
sortir  de  ma  chambre  que  cela  ne  fût  achevé.  J'étois  obligé 
ce  jour-là  d'aller  chez  M.  Arnauld  et  M.  de  Sainte-Marthe; 
je  leur  montrai  ce  que  j 'avois  écrit,  et  ils  me  portèrent  à  conti- 
nuer. De  moi-même  j'étois  bien  aise  de  faire  encore  quelques 
versets  qui  pussent  me  servir  d'autel.  Quelque  temps  après, 
cet  autre  verset  :  «  Surge^  ^^ta'/o;  Levez-vous,  Aquilon...  »  , 
me  vint  dans  l'esprit,  et  ce  fut  le  premier  que  je  fis  avec  plus 
de  loisir  et  d'étendue.  » 

Ce  travail  de  M.  Hamon  sur  le  Cantique  des  Cantiques, 
complété  peu  à  peu,  n'alla  pas  à  moins  de  quatre  volu- 
mes d'Explications  et  commentaires,  qui  fîirent  publiés 
plus  tard  d'après  le  manuscrit  revu  et  cori'igé  par  Nicole. 
Ces  corrections,  dont  l'objet  était  d'adoucir  quelques 
expressions  outrées ,  ont  laissé  toutefois  l'ouvrage  avec 
sa  physionomie  suffisamment  singulière  et  propre  * . 

J'ai  hâte  d'arriver  aux  petits  Traités  de  piété  qu'il 

1.  Malgré  notre  respect  pour  l'auteur  et  la  circonspection  habi- 
tuoîle  oii  nous  aimons  à  nous  tenir,  nous  devons  cet  hommage  au 
sens  commun  d'avouer  que  l'ouvrage  de  M.  Hamon  n'en  a  pas 
l'ombre.  Il  est  impossible  d'y  découvrir  (je  parle  pour  nous,  mo- 
dernes, —  pour  moi)  un  mot  qui  ne  soit  pas  une  illusion  et  une 
chimère.  Il  serait  trop  aisé  d'en  citer  nombre  de  preuves  et  de 
faire  sourire.  «  Votre  nombril  est  comme  une  coupe  faite  au  tour....» 
M.  Hamon  développe  en  de  longues  pages  comme  quoi  ce  nombril 
est  la  foi,  qui  se  trouve  alors  naturellement  comparée  à  une  coupe. 
«  Cette  coupe,  dit-il,  est  la  foi....  Hélas!  nous  devrions  toujours 
avoir  cette  coupe  salutaire  à  la  main,  etc.,  etc.  »  Il  fallait  posséder, 
des  trésors  de  sérieux  et  de  naïveté  croyante  pour  oser,  durant  des 


LIVRE  CINQUIÈME. 


301 


composa  pour  les  religieuses.  Darant  les  neuf  mois  de 
son  exil  il  n'avait  pas  été  inactif  à  leur  égard;  les  mères 
et  sœurs  captives,  détenues  isolément  dans  les  couvents,  ^ 
avaient  reçu  quelquefois  de  petites  lettres  discrètes  de 
consolation ,  d'une  fine  et  nette  écriture ,  signées 
Jean  le  Normand:  elles  avaient  reconnu  M.  Hamon. 
Une  fois  rentré  aux  Champs,  observé,  enfermé  sous 
clef,  il  écrivit  pour  elles  les  encouragements  particuliers 
qu'on  va  lire ,  et  il  ne  se  les  permit  pas  sans  beaucoup 
de  scrupule  intérieur  ,  parce  qu'il  craignait  toujours  de 
commettre  une  usurpation  de  fonctions  ;  mais  il  lui  sem- 
blait qu'à  cette  heure  de  détresse  et  de  nécessité  ex- 
trême, les  vraies  consolations  n'étaient  adressées  par 
personne.  M.  Hamon  n'approuvait  pas  les  publications 
toutes  polémiques  ,  telles  que  les  Imaginaires  de  Ni- 
cole ,  qui  se  poursuivaient  alors  ;  il  y  trouvait  plus  d'é- 
pines que  de  moelle  nourrissante. 

volumes,  insister  à  ce  point  sur  ces  choses  et  s'appesantir  sur  ces 
explications,  avec  la  confiance  de  s'y  confirmer,  et  de  ne  pas  écla- 
ter d'un  franc  rire  humain  à  un  moment.  Mais  c'est,  dira-t-on, 
de  la  littérature  de  saint  Bernard  et  même  des  anciens  Pères.  Si 
cela  est,  il  s'en  suivrait  seulement,  au  point  de  vue  logique,  qu'il 
y  a  eu  aberration  de  l'esprit  humain  pour  toute  cette  branche  de 
littérature  sophistiquée,  qui  consistait  à  chercher  des  milliers  de 
sens  et  de  doubles-fonds  dnns  quelques  hgnes  d'un  texte^  à  cause 
qu'il  tt-ait  réputé  sacré.  «  L'humanité,  a-t-on  pu  dire,  a  vraiment 
cherché  midi  à  quatorze  heures  pendant  des  siècles.  »  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  M.  Hamon  réinvente  ou  continue  cette  sorte  de 
littérature  comme  pas  un  autre  au  dix-septième  siècle,  et  avec  une 
intrépidité  de  sens  mystique  et  symbolique  qui  est,  à  lui,  son  signe 
dislinctif.  Nous  devions  faire,  une  fois  pour  toutes,  cette  réserve. 
Nous  nous  attacherons  surtout,  pour  être  en  droit  de  le  goûter,  à 
ce  qui  est  de  son  cœur.  —  M.  Arnauld  n'était  pas  très-loin  de 
penser  comme  nous  sur  quelques-uns  de  ces  Traités  de  M.  Hamon, 
lorsqu'il  écrivait  à  madame  de  Fontpertuis  pour  qu'elle  le  dît  à 
M.  Nicole  (20  mai  1689)  :  «  11  me  semble  que  l'on  nedevroit  pas  se 
contenter  de  corriger,  dans  les  Traités  que  l'on  donne,  les  pensées 
qui  ne  seroient  pas  justes,  mais  que  l'on  devroit  choisir,  et  ne  pas 
donner  les  Traités  q^i  sont  trop  pleins  de  pensées  peu  justes,  » 


302 


PORT-ROYAL. 


y'occupant  tout  d'aljord  du  point  essenliel  et  qui  fai- 
sait le  plus  souiïVir,  de  la  séparation  où  l'on  était  des 
directeurs  et  des  guides,  il  cherchait  à  tirer  du  mal  même 
le  principe  du  remède  : 

«  En  considérant  les  s<'parations  passées  et  celles  dont  on 
menace  encore,  disait  ce  théologien  improvisé  de  la  capti- 
vité, il  m'est  venu  dans  la  pensée  qu'on  ne  possède  point  la 
charité  par  les  sens,  et  que,  les  personnes  qui  nous  servent 
devant  Dieu  ne  nous  étant  utiles  que  par  la  charité  qu'elles 
ont  pour  nous  et  que  nous  avons  pour  elles,  cette  vertu  peut 
se  conserver  toute  entièrn  dans  l'absence  que  nous  souffrons, 
comme  elle  se  conservoit  lorsque  nous  la  craignions.  Il  est 
vrai  que  quand  on  a  de  l'affection  pour  une  personne  ver- 
tueuse et  habile,  on  ne  pçut  se  pa  ser  d'avoir  quelque  com- 
merce avec  elle,  et  que  c'est  d'ordiijaire  la  communication 
qu'on  a  avec  ceux  qui  sont  à  Dieu,  el  qui  prennent  soin  de 
nous,  qui  nous  porte  davantage  à  Dieu.  Mais  il  n'est  pas  im- 
possible d'entretenir  ce  commerce  durant  leur  absence,  sans 
se  parler  et  sans  s'écrire,  pourvu  que  nous  parlions  d'eux  à 
Dieu  et  qu'ils  lui  parlent  de  nous.  Gomme  je  m'occupois  de 
cette  pensée,  j'ai  trouvé  dans  ce  que  je  devois  lire  de  l'Écri- 
ture  ces  belles  paroles  :  Dilige  proximum  tuum ,  et  fide  ] 
conjungere  cum  illo  (Ghéris  ton  prochain,  et  sols  uni  avec  i 
lui  par  la  foi).  Cette  rencontre  si  heureuse  m'a  paru  un  effet  j 
de  la  Providence,  et  j'ai  connu  par  là  que  nous  ne  pouvons  | 
avoir  de  véritable  union  avec  les  personnes  que  nous  chéris-  ] 
sons  que  par  la  fol  qui  nous  lie  avec  elles,  et  que  cette  foi  ] 
qui  est  au-dessus  des  sens  est  le  seul  sujet  et  le  seul  motif  1 
des  saintes  affections,  comme  la  cupidité  qui  ne  s'attache  j 
qu'aux  sens  est  la  seule  cause  des  passions.  »  / 

Usant  du  procédé  habituel  et  ingénieusement  subtil  | 
de  la  dialectique  chrétienne ,  de  ce  procédé  dont  saint 
Augustin  est  l'Aristote  accompli  et  comme  merveilleux, 
il  va  essayer  de  démontrer  que  ,  bien  loin  de  nuire  à 
Tunion ,  l'absence ,  si  on  la  prend  comme  il  faut ,  est 
plutôt  capable  de  la  servir ,  tandis  que  la  présence ,  en 


LIVRE  CINQUIÈME.  303 


confondaut  les  choses  des  sens  et  celles  de  la  foi ,  peut 
contrarier  souvent  cette  union  et  y  apporter  du  trouble  : 

«  Il  est  bien  plus  aisé,  en  plusieurs  rencontres,  de  ne  se 
servir  point  des  sens,  que  de  les  modérer  et  de  les  régler. 
Quand  l'amitié  est  véritable,  l'absence  la  purifie,  et  la  rend 
toute  de  foi  et  toute  spirituelle  ;  au  lieu  que  la  présence  la 
rend  souvent,  si  on  ne  veille  beaucoup  sur  soi-même,  tout 
humaine  et  toute  sensuelle.  » 

L'union  qu'on  peut  avoir  par  les  sens  avec  les  plus 
grands  saints  est  bien  défectueuse  ;  la  vanité  ,  la  jalou- 
sie, Famour-propre  ,  le  mécontentement  sous  bien  des 
formes ,  s'y  peuvent  glisser.  Éloignés  ,  ils  redeviennent 
plus  purement  ce  qu'ils  sont  :  «  On  peut  dire  qu'au  lieu 
qu'auparavant  ils  étoient  entre  Dieu  et  nous,  c'est  à 
présent  Dieu  même  qui  est  entre  nous  et  eux.  »  Après 
avoir  développé  dans  tous  les  sens  ce  Fide  conjungerey 
il  s'écrie  ; 

«  Quittons-nous  nous-mêmes  ;  en  nous  est  le  lieu  etTorigine 
de  toutes  les  contrariétés  qui  peuvent  nous  séparer  les  uns 
des  autres,  et  nous  n'y  trouvons  que  de  la  diversité;  met- 
tons-nous devant  Dieu,  où  nous  ne  ti*ouverons  que  de 
l'unité....  Les  yeux,  quoique  séparés,  quand  ils  voient,  sont 
unis  dans  le  même  rayon  de  lumière.  » 

De  même  que  sa  médecine  était  une  théologie  con- 
tinuelle ,  sa  théologie  devient  comme  une  physiologie 
de  la  foi  : 

«  Nous  n'ignorons  pas  que  dans  le  corps,  lorsqu'il  se  porte 
bien,  il  n'y  a  point  d'absence  entre  les  parties  mêmes  qui  pa- 
roissent  les  plus  reculées,  parce  qu'elles  demeurent  toutes 
dans  l'union  de  la  nature  ;  les  pieds  sont  loin  du  cœur  et  des 
entrailles  par  le  dehors,  mais  ils  en  sont  bien  proches  par 
le  dedans....  Si  donc  il  n'y  a  rien  d'absent  et  d'éloigné  dans 
les  corps  que  forme  la  nature  et  qui  sont  tout  matériels,  à 
plus  forte  raison  il  n'y  a  rien  d*absent  dans  le  corps  de  Jé- 
sus-Christ. Gomme  on  ne  prend  pas  garde  quand  le  bras  de- 


304 


PORT-ROYAL 


meure  bien  attaché  k  l'épaule  qui  est  son  lieu  naturel,  dans 
quelle  situation  il  peut  être  ailleurs  et  si  la  main  se  porte  au 
visage  ou  au  pied... ,  il  en  est  de  môme  des  personnes  qui 
nous  conduisent  et  desquelles  Dieu  se  sert  cjomme  de  ses 
mains  pour  nous  distribuer  ses  biens.  On  peut  les  éloigner 
de  nous  quant  à  Pextéricur;  mais,  comme  elles  ne  s'éloi- 
gnent pas  de  Dieu  et  qu'elles  demeurent  toujours  attachées 
à  nous  par  les  liens  de  la  charité,  elles  ne  changent  point 
dans  tous  leurs  mouvements....  elles  demeurenttoujours  dans 
leur  lieu  naturel  ...  Le  Saint-Esprit  est  le  lieu  des  Saints, 
comme  le  dit  admirablement  saint  Basile.  Tout  autre  lieu 
leur  est  étranger.  » 

C'est  ainsi  qu'il  travaillait  à  leur  persuader  que  ce  qui 
était  physiquement  et  matériellement  n'était  pas;  que 
les  absents  leur  étaient  d'autant  plus  présents  qu'ils 
étaient  absents,  et  réciproquement  elles  à  eux,  pauvres 
captives  ;  et  dans  le  temps  du  moins  où  elles  le  lisaient, 
il  leur  donnait  l'impression  ardente  et  vive  de  cette  in- 
visible réalité  : 

«  Voilà  donc  un  moyen  indubitable  de  demeurer  toujours 
avec  les.  personnes  qui  sont  à  Dieu  ;  et  c'est  un  moyen  bien 
facile  puisqu'il  ne  faut  qu'aimer.  Si  nous  voulons  avoir  plus 
d'accès  auprès  d'elles,  aimons  davantage  ;  ayons  plus  de 
charité,  si  nous  voulons  en  être  plus  proches  :  il  n'y  a  que 
des  degrés  de  charité  dans  ce  lieu  saint  qui  est  toute  cha- 
rité. 3> 

Dans  un  autre  petit  Traité,  à  propos  d'un  bruit  qui 
avait  couru  d'une  transmigration  générale  et  d'une  dis- 
persion des  sœurs  dans  des  couvents  séparés,  il  repro- 
duisait avec  une  grande  fertilité  de  vues  ét  d'images  sa 
théorie  de  l'union  en  Dieu,  union  plus  parfaite  dans  la 
privation  sensible  : 

«  11  n'est  point  nécessaire  de  parler  et  de  voir  pour  croire 
et  pour  vivre  de  la  foi,  il  ne  faut  qu'entendre  parler  Dieu.... 
Or  il  est  certain  que  l'on  ènten-i  Dieu  av^c  plus  de  facilité, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


305 


quand  on  n'entend  que  lui  seul  et  que,  personne  ne  faisant 
de  bruitauprès  de  nous,  nous  ne  nous  en  faisons  point  à  nous- 
mêmes....  Quand  vous  n'auriez  jamais  occasion  de  rendre 
aucun  office  de  charité  à  vos  frères,  n'aimez  point  le  monde, 
et  vous  les  aimez.  y> 

Eq  lisant  quelques-uns  de  ces  passages,  on  se  prend 
à  regretter  que  M.  Hamon  n'ait  nullement  songé  à  être 
ce  qu'on  appelle  un  écrivain;  il  l'est  involontairement 
par  endroits  :  il  aurait  eu  très-peu  à  faire  pour  Têtre 
toujours.  Lui  et  Du  Guet  nous  font  regrelter  le  Futi- 
lité morale  et  pratique  ait  tout  emporté  chez  eux^  et  que 
Fart,  le  sentiment  du  style,  dont  ils  étaient  naturelle- 
ment doués,  n'ait  pas  tenu  dans  leur  pensée  un  coin 
propre:  l'utilité  eût  été  plus  durable,  on  les  lirait  en- 
core. 

Voici  l'un  de  ces  vraiment  beaux  passages  : 

«  On  aime  ses  frères  partout  oii  Ton  peut  recevoir  le 
Saint-Esprit,  et  l'on  est  uni  à  eux  dans  tous  les  lieux  oii  on 
les  aime.  Lé  peu  d'intervalle  qui  est  entre  les  cordes  d'un 
luth  n'empêche  point  qu'elles  ne  résonnent  en  même  temps, 
et  qu'elles  ne  concourent  ensemble  pour  former  la  même 
harmonie  et  satisfaire  nos  oreilles.  Quand  ces  cordes  ne  sont 
point  tendues  et  qu'elles  s'entre-touchent,  ou  que  n'étant 
point  sur  le  luth,  elles  sont  pliées  ensemble,  on  peut  dire 
que,  dans  cette  grande  union,  elles  n'en  ont  plus  aucune 
pour  la  musique,  qui  est  la  seule  union  qu'on  leur  demande; 
il  faut  donc  les  séparer  pour  les  unir,  et  c'est  cet  éloigne- 
ment  et  cette  juste  proportion  que  l'art  leur  donne,  qui  les 
rend  capables  de  produire  cette  belle  harmonie  que  nous  en- 
tendons quand  on  les  touche.  Laissons-nous  donc  conduire  à 
Dieu....  Nô  nous  mettons  point  trop  en  peine  s'il  nous  éloi- 
gne ou  s'il  nous  approche  ;  ne  nous  occupons  que  du  soin  de 
le  louer. 

«  C'est  une  illusion  de  croire  que  nous  le  louerions  mieux 
si  nous  étions  à  la  place  d'un  autre  :  louons-le  à  la  nôtre  ;  et 
que  chacun  le  loue  à  la  sienne,  afin  qu'il  soit  loué  de  tous 
côtés,  par  toutes  sortes  de  personnes,  et  en  toutes  sortes  de 

IV  —  20 


306 


PORT-ROYAL. 


rencontres,  et  qu'ainsi  l'harmonie  des  Saints  de  la  terre,. si 
cela  se  peut,  ne  soit  non  plus  interrompue  que  l'iiarmonic 
des  Saints  du  Ciel. 

a  Car,  quoique  la  louange  que  nous  donnons  à  Dieu  ici- 
bas  soit  très- iiriparfaite  et  beaucoup  au  d';ssous  de  celle  que 
lui  donnent  les  Bienheureux,  nous  faisons  pourtant  en  quel- 
que manière  une  partie  de  ce  grand  concert;  et  pour  mon- 
trer qu'ils  s'attendent  que  notre  chœur  réponde  au  leur, 
nonobstant  la  grande  disproportion  qui  se  rencontre  entre 
eux  et  nous,  il  ne  faut  qu'entendre  ce  que  dit  l'Époux  à  ses 
Épouses  :  0  vous  qui  habitez  dans  les  jardins,  etc.  » 

Il  entremêle  en  ces  endroits  et  à  propos,  pour  la  con- 
solation des  vierges,  quelques  accents  du  Cantique  de 
Salomon;  on  en  a  moins  encore  le  commentaire  (ce 
qu'il  a  trop  fait  ailleurs)  que  Técho  mélodieux.  Il  rap- 
pelle et  cite  le  mot  de  saint  Ambroise,  «  qu'on  chante 
mieux  dans  l'affliction,  et  que  nous  élevons  plutôt  notre 
voix  à  Dieu  quand  nous  sommes'abandonnés.  »  En  vé- 
rité, M.  Hamon  semble  devancer,  par  la  tendresse  de 
quelques-unes  de  ses  expressions,  les  chants  des  com- 
pagnes d'Esther.  On  comprend  qu'il  ait  été  l'un  des 
guides  de  Racine  enfant,  et,  entre  tous,  le  solitaire  pré- 
féré de  lui  dans  les  heures  du  repentir. 

Le  thème  de  M.  Hamon  dans  ces  petits  Traités  (et  il 
y  en  aplus  de  douze)  est  perpétuellement  le  même,  mais 
il  en  varie  le  développement  et  les  applications  avec 
infiniment  d'esprit.  Il  est  inépuisable  en  raisons  pour 
prouver  que  tout  ce  qui  nous  entoure  et  nous  touche  à 
l'extérieur  n'est  qu'une  inutilité,  et  souvent  un  empêche- 
ment, un  vêlement  bon  à  prendre  ou  à  laisser  :  il  n'y 
a  de  vrai  que  ce  qu'on  ne  voit  pas.  Le  tout  est  d'être  uni 
k  Dieu  par  la  volonté;  on  est  alors  dans  la  vie.  Dieu 
opère  en  nous  notre  volonté  même  et  toutes  nos  ac- 
tions : 

t  Dieu  nous  sauve  (ellement  parles  actions  de  piété  qu'il 


LIVRÉ  CINQUIÈME.  307 


nous  fait  faire  et  qu'il  fait  lui-même  en  nous,  qu'il  nous  pour- 
roit  sauver  ég-alement  et  avec  la  même  facilité  par  une  autre 
sorte  d'actions  toutes  différentes  et  même  contraires.  » 

Tout  ceci  est  chrétien,  purement  et  profondément 
chrétien  :  et  pourtant  remarquons-ie,  moins  à  propos 
de  cet  endroit  même  que  comme  impression  générale, 
M.  Hamon  pousse  si  loin  celle  manière  de  ne  voir  par- 
tout dans  le  monde  extérieur  qu'apparence  indifférente 
et  phénomène,  qu'il  a  quelque  chose  d'idéaliste  et  de 
mystique  à  la  façon  de  l'Orient  et  du  très-haut  Orient. 
Il  a  du  Brame  ;  sa  religion  donne  quelquefois  l'idée  du 
Bouddhisme,  aussitôt  réduit  sans  doute  au  Christia- 
nisme, mais  on  est  sur  la  pente,  et  on  croit  sentir  par 
moments  qu'il  n'y  a  qu'une  mince  cloison  qui  en  sé- 
pare. —  M.  Hamon  est  le  plus  oriental  des  nôtres. 

Mais  cette  cloison  qui  sépare  est  tout  :  ce  sont  les 
trois  croix  du  Calvaire^  c'est  le  corps  même  de  Jésus 
crucifié.  Il  croit  à  un  Dieu  humain  et  tendre,  à  un  Dieu 
actif  et  vivant  : 

«  C'est  sa  volonté  qui  nous  fait  vivre....  Notre  vie  ne  con- 
siste point  datjs  toutes  les  choses  qui  peuvent  dépendre  delà 
puissance  des  hommes  et  qu'ils  peuvent  nous  ôter,  mais  seu- 
lement dans  la  volonté  de  Dieu  et  dans  la  nôtre,  dont  nous 
sommes  toujours  les  maîtres  lorsque  par  un  effet  de  sa  miséri- 
corde nous  l'avons  soumise  à  celle  de  Dieu,  C'est  ce  qui  nous 
met  dans  une  grande  liberté,  et  ce  qui  rend  les  serviteurs  de 
Dieu  invincibles  lorsqu'ils  ne  cherchent  que  lui  ot  qu'ils  ne 
s'attachent  qu'à  sa  volonté.  » 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'on  pourrait  opposer  chrétien- 
nement à  la  doctrine  de  la  Grâce  renfermée  en  ces 
termes.  Je  ne  dis  pas  qu'il  l'explique,  mais  il  rexprime. 
Il  la  rend  dans  tout  son  complexe,  d'autres  diraient  dans 
toute  son  inintelligibilité.  M.  Hamon,  sans  dispute,  sans 
contention,  a  senti  et  paraît  comprendre  autant  qii  au- 


308 


rORT-ROYAL. 


cun  grand  chrétien  ce  qu'à  son  point  de  vue  on  pourrait 
appeler  Vo7"ganisme  de  la  Grâce,  le  vitalisme  de  la  Grâce. 

Il  présente,  en  un  endroit,  l'oppression  de  Port- 
Royal,  cette  violence  et  cette  spoliation  qu'on  y  subit 
et  auxquelles  on  doit  se  résigner  avec  soumission,  avec 
joie,  comme  une  amende  honorable  due  à  Dieu  pour  la 
cupidité  de  tant  d'autres  monastères,  communautés  et 
sociétés,  comme  une  expiation  éclatante  et  légitime 
payée  au  suprême  Vengeur  pour  les  excès  d'autrui  et 
des  Jésuites  eux-mêmes.  L'idée  est  profonde  et  belle  : 
qu'en  aurait  dit  M.  de  Maistre,  qui  n'aurait  pu  s'em- 
pêcher de  reconnaître  là  une  application,  une  ébauche 
du  moins  de  son  dogme  favori  de  la  solidarité  ? 

«  Les  grandes  vertus  des  uns,  dit  M.  Hamon,  sont  comme 
une  amende  honorable  qu'ils  font  à  Dieu  pour  les  grands 
vices  des  auti  es.  On  fait  à  présent  une  espèce  d'idole  de  l'in- 
térêt des  Communautés.  On  croit  qu'il  y  a  de  la  vertu  à 
faire  tout  ce  qui  paroît  nécessaire  pour  la  conservation 
d'une  maison.  Ce  que  nous  croyons  ne  pouvoir  faire  pour 
nous,  nous  croyons  le  pouvoir  faire  pour  elle.  Elle  n'est  ja- 
mais ni  assez  rangée  (rentée?)  ni  assez  riche,  et  toutes  nos 
cupidités  nous  paroissent  innocentes,  à  quelque  excès  qu'elles 
se  portent,  lorsqu'elles  vont  se  perdre  dans  cette  grande  mer 
qui  engloutit  tout  et  qu'on  appelle  le  bien  de  la  Communauté, 

«  Voilà  un  ^ caudale  qui  est  public;  car  on  ne  s'en  cache 
pas,  et  tout  cela  se  passe  aux  yeux  du  soleil,  inoculis  solis^ 
comme  dit  l'Écriture,  puisqu'on  n'a  pas  craint  (ce  sont  ici  les 
Jésuites  auxquels  il  fait  allusion)  d'écrire  et  de  soutenir  qu'il 
est  permis  de  tuer  et  de  calomnier  une  personne  qui  blesse 
la  réputation  de  notre  Communauté.  Je  demande  donc  oii 
est  la  satisfaction  que  les  serviteurs  de  Dieu  lui  ont  faite 
pour  réparer  un  tel  outrage.  Il  n'est  pas  ici  question  du 
jeûne  ;  et  l'on  peut  dire  que  Dieu  n'est  point  vengé  de  ce 
genre  de  démons  i.ar  la  prière  et  par  le  jeûne,  qui  le  vengent 
de  tous  les  autres  en  les  chassant.  Je  demande  une  satisfac- 
tion publique  et  qui  ait  quelque  proportion  avec  ce  désordre  si 
épouvantable^  pour  le  réparer  à  la  vue  des  Anges  et  à  la  face  de 
toute  l^ Église..,. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


309 


«  Nous  envoyons  qui  aiment  leur  maison  jusqu'au  mé- 
pris de  Dieu  :  que  devons-nous  faire,  si  nous  sommes  touchés 
de  son  intérêt,  que  de  l'aimer  et  de  le  servir  jusqu'au  mépris 
de  notre  maison?  » 

On  a  senti  combien  le  ton  s'élève  :  Fémotion  lui 
donne  la  netteté  du  langage  et  la  force.  J'ai  dit  précé- 
demment que  Port-Royal,  en  ces  tristes  années,  n'avait 
pas  le  rayon,  je  me  rétracte  :  grâce  à  M.  Hamon,  ce 
Port" Royal  battu,  écrasé,  dénué  de  tontes  parts,  qui 
n'à  plus  ni  sa  maison  de  Paris,  ni  ses  solitaires  des 
Champs,  ni  les  sacrements  à  Tintérieur,  ni  ses  céré- 
monies pieuses,  ni  ses  saints  cantiques  réjouissant  la 
vallée,  ni  les  cloches  appe/S^ant  aux  jours  de  fête  les 
fidèles  et  les  pèlerins  du  dehors,  nous  apparaît  tout 
d'un  coup  comme  un  Juste  exposé  sur  son  rocher 
d'adversité,  comme  une  victime  sous  le  pâle  éclair  ora- 
geux d'une  nuit  du  Calvaire. 

Les  phalanges  célestes  elles-mêmes  ne  manqueront 
pas  d'y  assister,  et  on  nous  les  montre  intervenant  d'en 
haut  dans  cet  holocauste  innocent  réclamé  par  la  sainte 
vengeance,  dans  ce  long  siège  d'extermination  que  sup- 
portent les  vierges  de  Port-Royal,  comme  autrefois  les 
habitants  de  Jérusalem  et  de  Béthulie.  M.  Hamon  con- 
voque à  leurs  yeux,  pour  les  soutenir,  une  spirituelle 
et  innombrable  milice  de  témoins  et  de  défenseurs. 
Voici  comment  cet  humble  et  doux  consolateur  s'élève 
peu  à  peu  à  son  rôle  de  Tyrtée  sacré  : 

«  Tous  ceux,  dit-il,  qui  font  leur  cause  de  la  cause  de  Jé- 
sus-Christ, pensent  à  nous  et  prient  pour  nous.  Il  y  a  des 
personnes  dans  les  lieux  les  plus  éloignés  qui  lèvent  les  mains 
au  Ciel  pour  no^s,  lorsque  peut-être  nous  les  tenons  bais- 
sées.... Nous  ne  pouvions  voir  auparavant  que  les  personnes 
qui  étoiènt  de  notre  connoissance  :  à  présent  celles  même 
que  nous  ne  connoissons pas  et  que  nous  n'avons  jamais  vues 
nous  voient  devant  Dieu  et  nous  consolent  par  leurs  prières.... 


310 


PORT-ROYAL. 


ff  Mais  que  notre  viie  est  bornée  de  ne  voir  que  les  Saints 

de  la  terre  qui  s'intéressent  pour  nous!  si  nous  avions  cette 
foi  qui  donne  ces  yeux  invisibles  dont  parle  si  souvent  saint 
Augustin,  invisibilesoculos^  nous  nous  verrions  environnésde 
toute  la  Milice  du  Ciel,  et  les  collines  qui  sont  à  l'enlour  de 
cotte  Ville  assiégée  nous  paroitroiertt  toutes  couvertes  de  cha- 
riots Je  feu  pour  notre  défense^  » 

M.  Hancion  suit  les  pauvres  religieuses  opprimées  dans 
la  privation  progressive  des  sacreorients,  de  la  Confession 
d'abord,  de  TEucharistie,  du  Viatique,  de  i'Exlrôme- 
Onction;  il  les  accompagne  en  idée  jusqu'au  dernier 
soupir,  et  par  delà  jusque  dans  le  refus  de  sépulture  en 
terre  sainte.  Il  a  pour  principe  que  les  sacrements,  si 
sacrés  et  si  efficaces  qu'ils  soient  dans  leurs  mystères, 
ne  sont  nullement  essentiels;  le  baptême  lui-même  ne 
Test  pas  :  plus  d'un  martyr  dans  la  primitive  Église  s'en 
est  passé,  et,  ne  le  pouvant  recevoir  des  mains  du  prêtre, 
Ta  trouvé  plus  heureusement  encore  dans  son  propre 
sang  versé  pour  sa  religion  :  «  Quand  on  a  Tespril  de 
Jésus-Christ,  on  ne  peut  être  séparé  de  Jésus-Christ.  »  Il 
faut  se  borner  dans  cette  multitude  de  belles  sentences 
qui  se  peuvent  détacher  de  la  trame  subtile  des  déduc- 
tions; je  n'en  citerai  plus  que  quelques-unes  prises  çà 
et  là  et  relatives  à  chaque  sacrement. 

Sur  la  privation  de  la  Confession  : 

((  Nous  avons  tant  de  fois  parlé  aux  ministres  de  Jésus - 
Christ  sans  que  nous  en  soyons  plus  avancées,  parions  à 
présent  à  Jésus-Christ  :  sa  parole  a  plus  de  force  que  celle 

1.  Se  rappeler  Virgile,  au  second  livre  de  VÉnéide,  et  ce  voile 
que  Vénus  lève  soudainement  de  devant  les  yeux  d'Énée  pendant 
le  sac  de  Troie,  cet  humain  rideau  qui,  en  se  déchirant,  lui  laisse 
voir  les  grands  Dieux  à  Foeuvre  dans  la  plaine  et  sur  les  collines,  et 
s'acharnant  de  toutes  parts  à  la  vengeance.  Chez  M.  Hamon,  c'est 
à  l'œuvre  de  clémence  et  de  protection  que  les  saintes  Milices  sont 
employées.  L'imagination  et  la  foi ,  sous  leurs  formes  diverses,  se 
rapprochent  et  se  touchent. 


LIVRE  CINQUIÈME.  311 


d'un  homme....  Ayons  plus  de  foi  et  moins  de  scrupule.... 

Nous  n'avons  qu'à  nous  adresser  à  ce  confesseur  du  cœur,  et 
il  nous  confessera....  d 

Sur  la  privation  de  TEucharistie  : 

«  Jésus-Christ  exerce  davantage  notre  foi  quand  il  enlre 
dans  notre  cœur  les  portes  fermées  que  lorsqu'il  y  entre  en 
la  manière  ordinaire....  Qui  nous  séparera  de  cette  sainte  Eu- 
charistie que  nous  recevons  immédiatement  de  la  main  de 
Jésus-Christ?.  .  Qui  nous  séparera  de  cet  autel  invisible 
dont  nous  sommes  nous-mêmes  les  prêtres?  Qui  nous  sépa- 
rera de  notre  cœur?...  Ne  l'avons-nous  pas  reçu  bien  des 
fois,  et  cela  ne  doit-il  pas  suffire  pour  réveiller  notre  foi 
quand  elle  s'endort?  Ressuscitons  en  nous  la  grâce  de  nos 
communions  passées.  » 

Sur  la  privation  du  Viatique  ou  de  la  communion  des 
mourants  : 

«  Quand  l'Époux  arrive,  l'Épouse  n'a  plus  tant  de  peine  de 
n'avoir  point  reçu  de  lettres  pendant  son  absence,  et  elle  ne 
s'étonne  pas  du  bruit  qu'elle  entend,  quand  elle  apprend  que 
c'est  lui  qui  frappe  à  la  porte....  Ayez  un  peu  de  patience,  le 
rideau  va  être  tiré  :  vous  verrez  Jésus-Christ  comme  il  vous 
voit,  et  vous  verrez  tout  en  le  voyant.  » 

Pour  ragonie  et  l'absence  de  prêtre  à  cette  heure 
suprême': 

«  Il  n'y  a  point  de  prêtre  qui  nous  assiste  à  l'agonie  ;  nous 
mourons  sans  leur  secours....  Mes  mères  et  mes  sœurs  me 
rendent  les  mêmes  devoirs  que  me  rendroient  les  prêtres  de 
Jésus-Christ.  Les  Épouses,  dans  une  telle  nécessité,  sup- 
pléent aux  amis  de  l'Époux,  et  on  peut  dire  que,  s'il  y  a 
moins  d'autorité,  il  n'y  a  pas  moins  de  charité....  Quand  il 
s'agit  de  rendre  les  derniers  devoirs  à  une  personne  qui  se 
meurt,  tous  les  fidèles  deviennent  ministres  de  Jésus-Christ.  » 

Sur  la  privation  de  la  sépulture  ecclésiastique  : 

«  Vous  me  menacez  de  me  priver  de  sépulture,  si  je  ne 


312 


PORT-ROYAL 


consens  à  l'oppression  d'un  innocent  et  si  je  no  rends  un  té- 
moignage que  je  crois  faux....  Vou3  me  menacez  comme  d'un 
grand  mal  de  co  que  je  njgarde  comme  un  grand  Lien....  Je 
demeureiois  toujours  pauvre,  si  vous  ne  me  faisiez  trouver 
un  trésor  dans  mon  sépulcre,...  Quand  on  méprise  sa  vie,  on 
ne  se  mot  point  en  peine  de  ses  funérailles....  On  entendra 
également  en  tous  lieux  le  son  de  la  trompette,  i 

Ce  n'était  pas  sans  d'extrêmes  scrupules  et  sans  une 
vraie  violence  que  Thumble  pénitent  laïque  se  portait 
à  tenir  et  à  exercer,  près  des  saintes  filles  dont  il  se 
considérait  comme  le  serviteur,  ce  rôle  de  conseiller  et 
d'appui  spirituel.  Il  se  répand  là-dessus  dans  ses  con- 
fessions d'une  manière  bien  touchante  et  qui  nous  dé- 
couvre son  combat.  Nous  venons  de  cueillir  et  de  goûter 
le  fruit;  voici  les  racines  tout  innombrables  et  déliées, 
racines  de  crainte  et  d'humilité  sous  terre  : 

«  L'une  des  plus  grandes  peines  que  j'eus  pendant  ces 
temps  d'affliction,  et  qui  m'étoit  particulière,  ce  fut  l'enga- 
gement oia  je  me  vis  réduit,  de  donner  quelquefois  à  ces 
Épouses  de  Jésus-Christ  quelques  pensées  sur  l'Écriture, 
pour  les  consoler  et  les  soutenir  dans  l'extrême  abandonne- 
ment  où  elles  étoient.  On  avoit  beau  me  fortifier  là-dessus, 
j'y  sentois  au-dedans  de  moi  une  furieuse  répugnance.  Je 
voyois  que  je  me  produisois  trop,  et  que  ce  n'étoit  que  ma 
faute.  On  pouvoit  avoir  raison  de  me  conseiller  cela,  mais  je 
croyois  toujours  avoir  eu  tort  de  demander  conseil  là  des- 
sus.... J'admirois  qu'on  pût  goûter  rien  de  ce  que  j'écrivois  : 
mon  style  ordinaire  est  ridicule;  je  ne  puis  me  réformer.... 
Quand  je  représentois  cela,  on  ne  m'éco^toit  point.  Je  repré- 
sentois,  et  à  M.  Arnauld  et  à  M.  de  Saci,  le  péril  où  ils  s'ex- 
posoient  eux-mêmes  en  m'y  exposant,  et  ils  n'en  étoient 
point  ébranlés.  Je  témoignai  même  que  j'avois  peur  que  la 
mère  Angélique,  qui  de  son  vivant  me  portoit  incessamment 
à  écrire,  n'eût  eu  à  répondre  de  cela  au  jugement  de  Dieu. 
Le  grand  nombre  d'écrivains  m'épouvantoit,  et  je  me  fis  une 
prière  que  je  disois  tous  les  jours,  en  réparation  de  ma 
faute  :  Miserere^  Domine^  prophetantium  ex  corde.,,,» 


LIVRE  CINQUIÈME. 


313 


Il  faut  tout  oser  dire,  et  montrer,  maintenant  que 
nous  Taimons  et  le  révérons ,  le  personnage  dans  tout 
rintérieur  de  son  âme  modique  et  tremblante ,  de  son 
âme  à  la  fois  saintement  pitoyable  et  magnifiquement 
vénérante.  On  avait  pris  occasion  (et  quand  je  dis  on, 
je  veux  parler  de  M.  Arnauld,  de  M.  de  Sainte-Marthe, 
et  des  directeurs  absents)  de  ce  surcroît  de  travail  et  de 
cette  utilité  nouvelle  de  M.  Hamon  pour  lui  prescrire 
de  modérer  les  jeûnes  excessifs  qu'il  s'infligeait.  Jusque- 
là  il  donnait  régulièrement  chaque  jour  la  moitié  de  sa 
portion  (et  une  bien  maigre  portion*)  à  une  pauvre 
veuve,  et  il  voyait  à  ce  retranchement  et  à  cet  emploi  de 
sa  nourriture  toutes  sortes  de  raisons  nécessaires  de  foi, 
de  justice  et  de  charité  :  au  contraire,  par  un  effet  de  la 
même  subtilité  morale  scrupuleuse,  il  trouvait  à  sa  nou- 
velle fonction  de  directeur  malgré  lui  des  inconvénients 
et  des  périls  sans  nombre  : 

«  Cela  est  contraire  à  la  foi,  disait-il,  parce  qu'en  vous  écri- 
vant, je  m'en  éloigne,  puisque  je  mets  lamain  à  l'Arche  comme 
Osa,  et  que  Dieu  n'a  pas  besoin  démon  secours  pour  la  sou- 
tenir....Ce  quejefais  est  encore  contraire  à  la  pénitence  :  «Do- 
«  ceremonacho  non  est  inausu^  nec  pœnitenfi  in  affectu  (jamais 
c  laïque  n'a  dû  s'ingérer  d'enseigner;  jamais  pénitent  n'a  dû 
((  seulement  en  avoir  la  pensée)  »  ....  Enfin  Dieu  veut  que  je 

1.  Je  tire  d'un  manuscrit  le  détail  suivant,  qui  ajoute  quelque 
chose  de  plus  précis  à  ce  qu'on  savait  déjà  des  jeûnes  et  des  morti- 
fications de  M.  Hamon  :  «  Il  a  vécu  six  ans  du  pain  de  son  le  plus 
maigre,  oîi  on  mêloit  juste  autant  de  farine  qu'il  en  falloit  pour 
quelque  liaison.  Rose  (Jean  Rose,  domestique  de  Port-Royal)  le 
lui  a  fait  durant  ce  temps.  Et  jusqu'à  la  mort,  il  ne  vécut  que  du 
pain  des  chiens  mieux  pétri  et  plus  levé.  Charlotte,  domestique 
des  Granges,  étoit  pour  cela  sa  confidente.  11  disoit  que  ce  pain 
passoit  mieux  (ici  des  raisons  ou  prétextes  hygiéniques)....  On  lui 
en  apportoit  un  grand  par  semaine,  quelquefois  aux  Trous,  d'au- 
tres fois  ailleurs,  selon  que  le  secret  l'y  obligeoit.  Il  mangeoit  tou- 
jours debout,  sans  serviette,  dans  un  passage  fermé  et  sur  un 
ais.  » 


314 


PORT^KOYAL 


le  prie  de  devenir  pauvre,  mortifié  et  solitaire,  et  non  pasquo 
j'écrive  de  la  pauvreté,  de  la  mortification  et  delà  solitude.... 
On  me  donne  de  temps  en  temps  plusieurs  champs  à  labou- 
rer, et  je  suis  dispensé  d'en  labourer  un  seul.  Ma  foiblesse 
est  mon  privilège,  qui  est  un  privilège  d'infirmité....  Cepen- 
dant sans  avoir  égai  d  à  cette  foiblesse,  on  m'oi  donne  d'aller 
en  plein  champ  et  de  travailler  à  la  moisson,  sans  craindre 
que,  comme  je  ne  suis  qu'enfant,  le  soleil  ne  me  donne  sur 
la  tôte,  et  que  je  ne  tombe  malade  encore  plus  périlleuse- 
ment  que  l'enfant  de  la  veuve,  qui  en  mourut.  » 

Et  toutes  ces  craintes,  ces  frayeurs  de  tout  petit  enfant 
dans  un  homme  docte,  ces  tourments  presque  sophis- 
tiques et  ces  morcellements  de  la  pensée  à  l'infini,  tout 
cela  ne  se  passait  pas  sous  Léon  TArménien,  en  quel- 
que monastère  de  Syrie,  mais  en  plein  Louis  XIV,  à 
moins  de  deux  cents  ans  de  nous,  à  trois  petites  lieues 
de  ce  Versailles  tout  à  Fheure  agrandi  et  rayonnant  1 
Ces  apparentes  petitesses  d'intelligence  vont  mener  à 
des  sublimités  de  cœur.  Cinq  religieuses,  en  ces  années 
(1666-1667),  moururent  entre  les  mains  de  M.  Hamon 
sans  recevoir  les  sacrements;  il  les  exhortait  autant  que 
le  lui  permettait  la  surveillance  dont  il  était  lui-même 
l'objet.  La  plus  touchante  de  ces  morts,  et  la  dernière 
(13  décembre  1667),  fut  celle  de  la  sœur  Anne-Eugénie. 
C'était  une  des  plus  anciennes  amies  de  Port-Royal, 
bien  qu'elle  n'y  fût  religieuse  que  depuis  treize  années 
environ.  Son  extrême  modestie  et  défiance  d'elle-même, 
quoiqu'elle  eût  de  l'esprit  et  une  piété  des  plus  pures, 
la  tint  éloignée  des  charges.  Elle  était  fille  de  M,  de 
Boulogne,  capitaine  au  régiment  de  Champagne  et  gou- 
verneur de  Nogent-le-Roi.  On  l'avait  mariée  à  quinze 
ans  à  M.  de  Saint-Ange,  premier  maître-d'hôtel  de  là 
reine  Anne  d'Autriche.  Elle  connut  M.  d'Andilly  et  se 
lia  par  lui  avec  Port-Royal  dès  le  temps  de  M.  de  Saint- 
Cyran  ;  celui-ci  la  dirigeait  par  lettres.  Son  mari  était 


LIVRK  CINQUIÈME. 


315 


Clans  un  grand  dérangement  d'affaires  :  elle  J  pourvut 
par  des  sacrifices,  et  le  ramena  à  le  religion.  Lorsqu'il 
fut  mort,  sainte  veuve,  elle  imita  madame  Le  Maître  et 
entra  à  Port-Royal  le  16  mars  i652  ;  deux  ans  après  elle 
y  prononça  ses  vœux.  Un  de  ses  enfants  (M.  d'Espinoy) 
y  avait  été  élevé  dès  le  commencement  et  y  devint  Tun 
des  solitaires  ;  mais  l'aîné  de  ses  fils  exerçait  sa  tendresse 
par  ses  légèretés  et  ses  désordres^  Elle  mérita,  moins 
pour  son  activité  d'opposition  que  par  l'autorité  qu'on 
lui  supposait,  d'être  des  premières  religieuses  que  fit 
enlever  M.  de  Péréfixe.  Elle  fut  placée  au  couvent  de 
Ghaillot  auprès  de  la  mère  (ci-devant  mademoiselle)  de  La 
Fayette  qu'elle  avait  fort  connue  dans  le  monde,  et  qui 
la  réclama  pour  hôtesse  bien  plutôt  que  pour  prison- 
nière; elle  y  fut  visitée  par, madame  de  Motteville,  une 
de  ses  anciennes  connaissances  du  monde ,  et  dont  elle 
eut  à  se  louer  également.  Elle  se  laissa  aller  à  signer  la 
soumission  pour  le  droit  et  V indifférence  pour  le  fait, 
comme  la  mère  Agnès  elle-même;  elle  en  fit,  comme 
elle,  réparation  publique  et  pénitence  au  retour.  Quand 
la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  la  pressa  d'écrire  le  ré- 
cit de  sa  captivité,  elle  le  fit  pour  lui  obéir,  mais  en  di- 
sant très-sensément  :  «  J'avois  fort  envie  d'ensevelir 
toutes  ces  choses  dans  le  silence,  et  de  n'en  parler  qu'à 
Dieu  seul.  »  Madame  de  Saint-Ange,  si  je  démêle  bien 
son  caractère,  était  un  peu  plus  tendre,  plus  afi'eotueuse 
qu'il  n'appartient  à  la  race  directe  de  dévotion  de  Port- 
Royal.  La  lecture  de  la  Vie  de  sainte  Thérèse  lui  avait 
donné  envie  d'être  Carmélite  à  onze  ans ,  et  on  se  figure 
bien  qu'elle  eût  pu  l'être,  ou  encore  fille  de  Sainte- 
Marie  ,  et  y  trouver  son  apaisement.  Elle  était ,  pour 

1 .  C'est  effectivement  celui  dont  il  est  question  chez  Tallemant 
'Tome  V),  et  dont  la  femme,  aussi  dérangée  que  lui,  fait  le  sujet 
d'une  historiette. 


316 


PORT-ROYAL. 


tout  dire,  plus  voisine  de  la  mère  Agnès  que  de  la  mère 
Angélique,  si  Ton  peut  faire  de  ces  distinctions  hous 
cette  uniformité  du  voile^  M.  de  Saint-Cyran,  du 
temps  qu'il  la  dirii^^eait,  lui  avait  autrefois  (jcrit  de  sa 
prison  du  bois  de  Vincennes  :  «  Pensons  à  mourir.  Ma- 
dame, lorsque  nous  vivons  dans  le  repos  et  dans  la  santé. 
On  ne  sauroit  trop  faire  pour  se  préparer  à  la  mort  et 
pour  éviter  les  tonnerres  dont  la  plus  grande  partie  des 
Chrétiens  sont  menacés  dans  r Évangile.  »  Mais  il  sem- 
ble, quand  on  la  considère  de  près,  que  madame  de 
Saint-Ange  n'ait  pas  eu  besoin,  pour  aller  à  Dieu,  d'en- 
tendre ces  divmes  menaces  et  ces  tonnerres.  D'un  es- 
prit judicieux,  doux  et  pénétrant,  la  tranquillité  et  une 
égalité  presque  incroyable  étaient  ses  dons  particuliers. 
Elle  les  conserva  jusqu'à  la  fin  en  mourant;  elle  n'eut 
que  paix  et  joie  en  approchant  du  terme,  et  nulle  ter- 
reur. Avertie  par  Tune  des  sœurs  qui  s'en  affligeait,  que 
son  mal  allait  de  pis  en  pis ,  elle  lui  répondit  avec  un 
visage  doux  et  riant  qu'il  fallait  dire  de  mieux  en  mieux. 
Mais  voici  le  naïf  détail,  et  bien  beau  dans  sa  naïveté, 
que  M.  Hamon  nous  donne  de  cette  mort.  J'en  abrège 
à  peine  la  longueur  pour  n'en  pas  altérer  le  caractère  ; 
patience!  pas  de  dégoût,  la  vulgarité  nous  mènera  à  la 
sublimité  : 

«  Une  de  mes  peines  aussi,  nous  dit  M.  Hamon,  étoit  la 
tourière  qui  voyoit  tout  de  fort  près,  et  qui  m'accompagnoit 
toujours  lorsque  j'entrois  au  dedans  pour  y  voiries  malades. 
G'étoit  une  femme  que  Dieu  nous  avoit  donnée  pour  lui  ser- 
vir dans  son  grand  ouvrage,  et  qui  ne  contribuoit  pas  peu  en 
effet  pour  purifier  ses  Épouses.  G'étoit  un  de  ces  vases  qu'il 

1.  L'article  du  Nécrologe  consdiCvé  à  la  sœur  Anne-Eugénie  est 
de  la  plume  de  la  mère  Agnès,  et  il  offre  de  la  pieuse  défunte  un 
portrait  charmant,  où  la  grâce  de  l'onction  et  le  sourire  domi- 
nent. 11  y  est  bien  marqué  que  la  sœur  Anne-Eugénie  n'eut  ja- 
mais de  lutte  à  soutenir,  et  que  l'esprit  de  piété  lui  fut  de  tout 
temps  facile. 


LIVRE  CINQUIEME. 


317 


a  coutume  de  tenir  en  réserve  dans  ses  trésors  de  grêle  et 
de  neige..,.  J'aurois  scrupule  de  la  décrire,  et  de  dire  ce 
qu'elle  étoit,  voulant  garder  les  sentinnents  que  la  charité 
m'obliged'avoir  pour  elle....  Lorsque  j'étois  obligé  de  demeu- 
rer un  peu  plus  pour  voir  la  sœur  Anne-Eugénie  qui  étoit 
malade  à  la  mort,  elle  avoit  la  dureté  en  sortant  de  me  le 
reprocher;  et  sur  ce  que  je  lui  représentois  la  grandeur  du 
mal,  elle  me  répondoit  froidement  que  chacun  avoit  ses  af- 
f -ires....  Lors  même  que  je  la  priois  avec  toute  la  civilité 
possible  de  demander  aux  sœurs  du  tour  des  nouvelles  de 
cettechère  malade,  elle  me  réponf^oit  avec  un  certain  dédain: 
«  Hé!  il  n'y  a  que  deux  heures  que  vous  en  êtes  sorti.  »  Gela 
suffit  pour  faire  voir  de  quelle  manière  ellepouvoit  aimer.... 
Gomme  nous  étions  dans  la  chambre  de  la  malade,  qui  ne 
respiroit  plus  que  la  mort,  on  lui  demanda  si  elle  ne  pardon- 
noit.pas  à  ses  ennemis.  Ah  !  mon  Dieu!  qu'entendis-je  alors! 
que  l'Épouse  de  Jésus-Ghrist  tira  de  bonnes  choses  du  bon 
trésor  de  son  cœur  !  Qu'il  appartient  bien  aux  personnes  qui 
aiment  leurs  ennemis  aussi  parfaitement  qu'elle  les  aimoit 
de  parler  de  l'amour  des  ennemis....  On  lui  demanda  si  elle 
ne  vouloit  rien  dire  à  madame  Le  Febvre  (la  tourière)  : 
«  Hé!  mon  Dieu,  dit-elle,  priez-la  un  peu  d'approcher,  et 
que  je  l'embrasse,  d  Je  ne  puis  dire  ce  qu'elle  lui  dit,  ni  avec 
quelle  cordialité  elle  l'embrassa.  Ge  fut  la  charité  qui  parla, 
et  qui  se  répandit  sur  les  lèvres  de  l'épouse.  G'étoit  l'abon- 
dance du  cœur  qui  se  faisoit  sentir  par  une  abondance  d'onc- 
tion. J'observois  particulîèreme  it  ma  garde,  qui  n'étoit  là 
que  pour  m'observer  :  ce  n'est  pas  assez  de  dire  qu'elle  en 
fut  surprise,  elle  en  demeura  épouvantée  et  confondue. 
La  dureté  céda  à  la  charité.  Quoique  cette  femme  ne  fût  pas 
seulement  enneniie  de  ces  saintes  religieuses,  mais  aussi  de 
leur  vertu,  qu'elle  expliquât  mal  leurs  meilleures  actions,  et 
qu'elle  ne  les  crût  point  ou  qu'elle  tâchât  de  les  obscurcir, 
elle  ne  put  se  défendre  de  la  charité  de  la  mourante;  elle 
en  demeura  persuadée  et  commença  de  l'aimer  :  car  si  la 
charité  croit  tout,  on  la  croit  aussi,  et  il  est  bien  difOcile  de 
lui  résister,  quand  elle  se  fait  sentir  de  la  sorte....  Une 
charité  si  pure  tenoit  bien  lieu  de  la  communion  que  l'on 
refusoit  à  la  mourante....  G'est  avoir  reçu  Dieu,  que  d'avoir 
reçu  une  telle  charité....  Mourir  dans  de  telles  souffrances 


318 


PORT-ROYAL. 


et  dans  de  tels  sentiments,  ce  n'est  pas  mourir,  ou  bien 
la  mort  seroit  la  vie.  La  mort  n'a  rien  que  d'affreux, 
mais  une  telle  mort  n'a  rien  que  d'aimable.  En  vé- 
.rité,  quand  on  a  une  telle  paix,  on  prie  toujours.  Je  ne 
pus  mieux  comprendre  la  force  et  l'empire  de  la  charilé 
qu'en  voyant  que  la  tonriôre  même  en  d'imeura  tout  édifiée. 
Notre  ecclésiastique  (M.  Key),  qui  suivoit  beaucoup  ses  avis, 
commença  enfin  de  prier  pour  cette  sainte  mourante,  en  di- 
sant la  messe  ;  ce  qui  étoit  une  nouveauté  qu'avoit  produite 
la  charité.  Api"ès  qu'elle  fut  morte,  il  fit  encore  mémoire 
d'elle  à  l'entrée  et  à  la  fin  de  la  messe,  contre  ce  qui  s'étoit 
pratiqué  à  l'égard  de  quatre  autres  religieuses  qui  étoient 
mortes  en  ce  temps-là.  » 

M.  Hanion  a  rappelé,  d'un  trait,  l'impression  de  ces 
mêmes  scènes  dans  TÉpitaphe  latine  qu'il  a  consacrée  à 
la  sœur  Anne-Eugonie  :  il  la  représente  expirant  dans 
l'embrassemeut  de  la  Croix,  les  ennemis  présents  à  sa 
fin  versant  des  larmes  et  s'étonnant  qu'elle  les  aimât  en- 
core..  . .  Lacrymantibus  etiam  inimicis,  et  se  adhuc  amari 
mirantibus,  animam  Deo  reddidU. 

Après  de  tels  récits,  les  réflexions  manquent  et  Ton 
est  à  bout  de  paroles  :  si  cela  est  un  peu  vrai  (qu'on  y 
prenne  garde)  et  si  Timmortalité  est  quelque  chose, 
cela  est  vrai  de  la  plus  intime  vérité;  si  c'est  pur  dé- 
lire, bienheureux  délire  et  qui  éclaire  dans  toute  son 
aridité  la  sagesse  des  sages  I  —  le  délire  de  la  charité 
dans  l'agonie. 

Cette  fin  de  la  sœur  Anne-Eugénie  def  Boulogne  suffit 
pour  lui  donner  droit,  malgré  son  égalité  de  vie  et  sa 
fuite  de  toute  distinction ,  à  être  rangée  parmi  les  plus 
belles  âmes  de  Port-Royal,  et  si  ron  veut  achever  de  la 
définir,  c'est  une  belle  âme  qui  OvSt  moins  encore  selon 
M.  de  Saint-Cyran  que  selon  M.  Hamon. 

Nous  avons  vu  la  terreur  et  l'effroi  de  TEternité  as- 
siéger le  chevet  de  lamère  Angélique  mourante  :  ici  tout 
a  changé;  la  douceur  et  la  tranquillité  régnent;  il  s'est 


LIVRE  CINQUIÈME. 


319 


répandu  je  ne  sais  quel  air  d'allégresse  :  dans  la  jour- 
née qui  précéda  sa  mort,  la  sœur  Anne-Eugénie  ayant 
reçu  de  son  second  fils,  M.  d'Espinoy ,  une  lettre  par 
laqaelle  il  lui  demandait  sa  dernière  bénédiction,  et  té- 
moignait de  son  vif  désir  de  persévérer  dans  la  piété, 
elle  en  eut  un  tel  ravissement,  qu'à  Tune  des  sœurs  qui 
lui  demandait  d'un  ton  de  compassion  si  elle  ne  souf- 
frait pas  beaucoup,  elle  répondit  avec  un  visage  gai  et 
tout  animé  de  piété  :  «  L'abondance  de  ma  joie  absorbe 
iouiss  mes  douleurs.  »  M.  Hamon  prit  sa  part  de  cette 
joie,  et  il  le  dit  en  des  termes  où  respire  et  reluit  la  ten- 
dresse, la  beauté  morale  chrétienne  : 

«  Je  fus  affligé  quand  je  vis  qu'elle  mouroit,  mais  je  fus 
consolé  quand  je  la  vis  morte....  Je  résolus  alors  de  veiller  un 
peu  davantage  sur  moi-même,  et  de  regarder  à  l'avenir 
comme  une  de  mes  mères  celle  que  je  ria  regardois  aupara- 
vant que  comme  une  de  mes  sœurs.  J'ai  beaucoup  de  con- 
fiance ea  ses  prières,  je  ne  m'en  fais  pas  un  scrupule  ;  ce 
n'est  pas  manquer  de  respect  pour  l'Église....  L'Église  ne  me 
défend  point  ce  que  je  ne  fais  qu'à  cause  d'elle.  Ma  prière 
dans  ces  rencontres  est  à  peu  près  celle-ci  :  Mon  Dieu,  si 
elle  a  besoin  de  secours,  faites  que  nous  la  secourions  ;  si  elle 
n'en  a  plus  besoin,  faites  qu'elle  nous  secoure.  » 

Admirable  prière  1  Malheur  et  tristesse  à  ceux  qui 
ont  perdu  des  êtres  chers  et  qui  ne  trouvent  point  chaque 
soir  dans  leur  cœur  assez  de  foi,  ni  assez  d'ardeur  à 
leurs  lèvres,  pour  la  proférer  ! 


V 


M.  Haraon  sur  la  Solitude.  —  Ses  Lettres;  la  mort  du  petit  jardi- 
nier. —  Choix  de  pensées  sur  la  mort  des  petits  enfants.  —  Le 
châtaignier  de  M.  Hamon,  et  le  hêtre  de  M.  de  La  Mennais.  — 
Dernières  années  de  M.  Hamon;  sa  fin.  —  Parfait  médecin  chré- 
tien. —  M.  de  Sainte -Marthe,  le  confesseur  ordinaire.  —  Mono- 
tonie; vertus.  —  La  prédication  au  jardin. 


Je  conlinue  de  donner  le  suc  et  la  fleur  de  M.  Hamon. 

Il  a  fait  bien  d'autres  écrits  encore,  dont  une  partie  a 
été  recueillie  sous  le  titre  de  Traités  de  Piété,  d'Opus- 
cules ^  un  Traité  de  la  Prière  continuelle,  de  cette  prière 
qui  est  possible  à  travers  et  p^^ndant  toutes  les  occupa- 
lions  de  la  vie  chrétienne  ;  des  Soliloques  en  latin  {Chris- 
tiani  cor  dis  Gemitus  seu  Soliloquia),  toutes  méditations, 
paraphrases  et  moralisations  tirées  de  TÉcriture.  II  a 
fait  un  Traité  de  la  Solitude  qui  a  pour  épigraphe  ce 
verset  d'Isaïe  :  «  Exultabit  Solitudo ,  et  florebit  quasi 
lilium.,..  La  Solitude  sera  dans  l'allégresse,  et  elle  fleu- 
rira comme  le  lis  ;  elle  poussera  et  elle  germera  de 
toutes  parts  ;  elle  sera  dans  une  effusion  de  joie  et  de 
louanges.  »  Ce  livre  semble  fait  pour  présager  la  soli- 
tude refleurissante  et  glorieuse  de  Port -Royal  à  l'époque 
de  1669,  en  même  temps  que  pour  la  rendre  plus  fé- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


321 


conde  et  plus  sainte  aux  années  de  la  persécution.  Oar° 
dez-vous  de  vous  glorifier  jamais  de  la  solitude.  L'esprit 
de  solitude  est  un  don  qui  ne  vient  que  de  Dieu  ;  l'hu- 
milité qui  se  perfectionne  dans  Tinfirmité,  comme  dit 
TApôtre,  est  la  véritable  porte  qui  nous  y  donne  en- 
trée :  «  Les  Superbes  peuvent  être  seuls ,  mais  ils  ne 
peuvent  être  Solitaires.  »  Ainsi  parle  M.  Hamon.  L'au- 
teur rassemble  dans  son  Traité  tout  ce  que  TÉcriture  a 
dit  sur  ce  sujet  de  la  solitude ,  assuré  de  ne  point  se 
tromper,  dit-il,  en  ne  s'éloignant  pas  d'un  si  bon  guide. 
C'est  là  qu'on  lit  :  «  La  lumière  de  la  solitude  et  de  la 
contemplation  est  une  lumière  brûlante  comme  celle  du 
soleil,  sicut  soL  »  Et  encore  (car  la  solitude  selon  M.  Ha- 
mon est  surtout  Fétat  de  recueillement  intérieur  et  de 
direction  non  distraite  vers  Dieu  i  : 

«  Saint  Augustin  a  bien  raison  de  dire  que  les  lieux  qui 
contentent  les  sens  nous  remplissent  de  distraction  :  Loca 
offerunt  quod  amemus^  et  relinquunt  in  anima  turbas  phan- 
tasmatum;  et  cela  est  si  vrai,  qu'il  y  a  plusieurs  personnes 
qui  sont  obligées  de  fermer  leurs  yeux  lorsqu'elles  prient 
dans  des  églises  qui  sont  trop  belles....  C'est  pourquoi  ceux 
qui  se  bâtissent  de  belles  solitudes  et  les  remplissent  de  toutes 
sortes  de  curiosités  afin  de  ne  s'y  pas  ennuyer,  ressemblent, 
à  ce  que  je  peux  croire,  à  un  capitaine  peu  expérimenté, 
qui  feroit  entrer  plusieurs  troupes  de  ses  ennemis  dans  sa 
place  pour  la  mieux  garder:  car,  au  lieu  d'être  plus  fort,  il 
en  seroit  plus  foible.  » 

En  se  retirant  dans  le  désert,  M.  Hamon  apeur  qu'on 
ne  fasse  que  changer  d'idoles.  S'il  veut  des  fleurs  dans 
la  solitude,  il  ne  veut  que  les  fleurs  du  dedans;  il  ne 
veut  que  les  parfums  les  plus  profonds  et  ceux  dont  la 
flamme  nous  enlève  toujours  plus  haut.  Il  a  énuméré 
quelque  part  les  divers  degrés  suivant  lesquels  on  aper- 
çoit la  vérité  :  la  lecture  d'abord,  qui  est  une  demi-mé- 
dilation  : 

IV  21 


322 


PORT-ROYALv 


((  La  véritô,  dit-il  ingénieusement,  est  dans  la  lecture 
comme  une  armée  qui  est  dans  un  défilé,  lorsqu'un  chemin 
étant  étroit,  il  y  faut  passer  l'un  après  l'autre  :  et  dans  une 
telle  rencontre,  ce  n'est  plus  une  armée  dont  toute  la  force 
est  de  ne  faire  qu'un  corps,  qui  n'a  qu'un  mouvement,  et  qui 
peut  combattre  toute  à  la  fois... .  La  vérité  dans  la  méditation 
se  montre  à  nous  comme  une  armée  qui  n'est  point  rangée, 
et  qu'on  veut  commencer  de  mettre  en  bataille,  mais  qui  n'y 
est  pas....  La  vérité  enfin  se  montre  à  nous,  dans  laconiem- 
plation,  comme  une  armée  rangée  en  bataille,  qui  n'a  qu'une 
marche,  où  il  n'y  a  qu'un  ordre,  où  tout  combat  de  concert 
comme  un  seul  corps,  ce  qui  la  rend  invincible....  La  vérité 
est  beaucoup  voilée  dans  la  lecture;  elle  l'est  moins  dans  la 
méditation;  elle  commence  de  se  dévoiler  dans  la  contenir 
plation.  » 

Elle  éclatera  à  nos  yeux  dans  l'état  de  gloire.  Je  ne 
fais  que  compléter  la  pensée  en  ajoutant  ces  derniers 
mots.  —  Lecture  j  méditalioii ,  —  contemplatio7i  ^  — 
gloire^  voilà  les  degrés  : 

ft  il  n'y  a  peut-être  rien  qui  nous  puisse  faire  voir  davan- 
tage quelle  devroit  être  la  pureté  de  noire  solitude,  que  l'état 
de  la  contemplaHon  qui,  élevant  l'àme  un  peu  plus  haut,  luj 
montre  bien  clairement  combien  d'ordinaire  elle  est  ram- 
pante ;  mais  l'état  de  la  contemplation  n'approche  point  de 
ceiui  de  la  gloire^  et  ce  n'est  qu'une  goutte  en  comparaison 
de  l'Océan.  » 

On  voit  qu'en  sauvant  toujours  son  humilité,  M.  Ha- 
mon  savait  aussi  les  degrés  du  Thabor;  il  savait,  ou 
croyait  savoir,  comment  tout  l'homme  se  noie  dans  la 
pure  lumière  et  se  transfigure  ^ 

1.  Les  écrits  du  genre  de  celui-là  semblent  étranges  en  français; 
lU  furent  sans  nombre  en  latin  aux  siècles  théologiques  (Voir  Bi- 
hliolheca  Cluniacensis ,  Cisterciensis) .  M.  Hamon  n'est  qu'un  des 
dcruiers  d  une  grande  famille  de  mystiques  solitairesque  favorisa 
le  cloître  et  que  les  érudils  retrouvent  en  renionlant  vers  les  pen- 
tes et  les  hautes  vallées  du  Mbyen-Age,  Gerson,  Bonaventure,  Pierre 
de  Celles,  Hélinand  de  Froidmond,  Richard  et  Hugues  de  Saint- 
Victor,  etc.,  etc.  M.  Hamon  les  représente,  un  peuA&ûn  insu,  dans 


LIVRE  CINQUIÈME. 


323 


Les  Lettres  de  M.  Hamon  ,  le  seul  de.  ses  écrits  qui 

la  littérature  du  dix-septième  siècle,  et  en  peut  donner  l'idée,  une 
idée  plus  que  suffisante. —  Mais  que  nous  sommes  loin,  bon  Dieu  1  de 
ces  formes  et  encore  plus  de  ces  idées  de  spiritualité  intérieure  1  Sur 
ceque  dit  M.  Hamon,  par  exemple,  de  l'inconvénient  de  prier  «  dans 
les  églises  trop  belles,  »  je  me  suis  rappelé  tout  ce  que  Port-Royal 
pensait  de  conforme  à  ce  sujet.  «  Cette  règle  est  générale  pour 
toutes  choses,  disait  la  mère  Agnts,  que  plus  on  ôte  aux  sens,  plus 
on  donne  à  l'esprit.  Tout  le  plaisir  qu'on  prend  dans  les  choses  vi- 
sibles diminue  autant  la  vie  de  la  Grâce.  »  Un  jour  que  M.  Hamon, 
parlant  à  la  mère  Angélique,  lui  faisait  remarquer  un  bâiiment  qui 
était  tout  à  fait  irrégulier,  les  fenêtres  du  second  étage  n'ayant 
aucune  proportion  avec  celles  du  premier  :  «  Mon  Dieu  !  que  j'aime 
cela!  dit-elle;  que  si  l'on  n'est  point  dans  la  pauvreté,  pour  le  moins 
qu'on  en  conserve  l'image.  »  M.  de  Saint-Cyran  est  allé  plus  loin; 
il  est  allé  jusqu'à  dire  :  «  Il  y  a  plus  de  dévotion  à  entendre  la 
messe  d'un  prêtre  mal  habillé,  ou  peu  vertueux,  que  d'un  prêtre 
qui  dit  la  messe  avec  de  beaux  ornements,  et  sur  un  autel  bien 
paré,  ou  qui  est  estimé  pour  sa  vertu  :  car  dans  l'un  des  cas  toute 
la  foi  agit  et  engage  les  sens,  et  dans  l'autre  tous  les  sens  sont  en- 
gagés; souvent  la  persoDne  même  du  prêtre  (c'est-à-dire lafonction 
sacrée  du  prêtre)  y  a  la  moindre  part.  »  Au  lieu  de  cela,  nous  tous 
ou  presque  tous  d'aujourd'hui,  je  parle  de  ceux  que  la  religion 
trouve  le  moins  indifférents,  nous  sommes  accoutumés  à  faire 
intervenir  la  sensation  dans  le  christianisme,  à  croire  qu'on  est 
mieux  pour  prier,  sinon  dans  de  belles  églises,  du  moins  dans  de 
vieilles  églises  gothiques,  dans  le  lieu  et  dans  les  circonstances 
qui  favorisent  le  plus  notre  imagination,  a  Les  vieilles  églises!  il 
n'y  a  que  celles-là  qui  soient  réellement  belles,  et  où  Von  prie  avec 
émotion.  »  Ainsi  parlent  et  écrivent  ceux  même  dont  les  pcres 
étaient  jansénistes.  La  messe  célébrée  sur  le  pont  d'un  navire  au 
milieu  de  FOcéan;  —  la  messe  célébrée  sur  les  ruines  d^un  vieux- 
temple  chrétien  en  face  du  désert,  —  ce  sont  des  thèmes  d'émo- 
tion religieuse  que  nous  connaissons  et  qui,  de  nos  jours,  ont  tenté 
les  talents  encore  plus  que  les  cœurs.  Le  sentiment  janséniste 
strict,  et  qui,  excessif  à  sa  manière,  a  pour  principe  de  se  tout 
retrancher,  est  le  plus  opposé  possible  à  ce  sentiment  chrétien  d'a- 
près Chateaubriand,  ou  même  d'après  Michel-Ange  et  Raphaël;  il 
est  tout  l'opposé  du  sentiment  hellénique,  qui  jouissait  de  recon- 
naître et  d'adorer  deux  fois  ses  Dieux  quand  ils  sortaient  de  des- 
sous le  ciseau  de  Phidias  . 

.    iii.  sac.'^i  tcinjjla,  dtorum 
.Numine  et  artificum  ;  bis  relligiosa  voluptas 
Cernere  Phidiaco  spirantes  marmore  Divos! 


324 


PORT-ROYAL. 


m'invite  encore  renferment  bon  nombre  de  pensées 
qu'on  retrouve  en  propres  termes  dans  le  petit  livre  où 
il  raconte  quelques  Circonstances  de  sa  vie  ;  il  avait  son 
fonds  commun  de  pensées  saintes ,  et  il  y  puisait  dans* 
les  occasions  semblables.  Mais  il  y  a  dans  ses  Lettres 
d'autres  endroits  inappréciables  et  qui  ne  se  rencontrent 
que  là.  Quoiqu'il  y  soit  très-sobre  de  particularités,  par 
esprit  de  religion ,  et  aussi  peut-être  parce  qu'on  en  a 
retranché  à  l'impression  ce  qui  était  trop  personnel, 
l'agrément  du  tour  accompagne  et  relève  bien  certains 
détails.  A  un  ami  éloigné  qui  lui  avait  demandé  quelques 
conseils  et  aussi  je  ne  sais  quel  travail  assez  long  ,  il 
répondait  pour  s'excuser ,  et  en  lui  envoyant  du  moins 
une  belle  pensée  de  saint  Bernard  qui  lui  était  revenue, 
chemin  faisant,  pendant  qu'il  allait  voir  un  malade  : 

«  Je  vous  l'envoie  en  attendant  que  je  puisse  penser  au 
reste  que  vous  désirez  de  moi  ;  je  fais  comme  un  pauvre  fer- 
mier qui  porte  un  petit  panier  de  fruits  à  son  maître,  ne 
pouvant  lui  porter  d'argent,  et  pour  avoir  terme.  Voici  la 
pensée^.  » 

A  un  supérieur  de  monastère  ,  qui  lui  avait  demandé 
quelques  sentences  latines  en  forme  de  prière  pour  ré- 
citer avant  ou  après  certains  actes  communs,  et  qui, 
en  retour ,  lui  promettait  ses  prières  devant  Dieu  ^  et 
celles  de  sa  Communauté ,  M.  Hamon  écrivait  en  les 
lui  envoyant  : 

«  Je  vous  compare  à  un  homme  de  qualité  qui  a  la  bonté 
de  vendre  lui-même  la  petite  marchandise  d'un  pauvre 
bomme  et  la  fait  acheter  à  ses  amis ,  qui  ne  veulent  pas  le 

1.  Recueilde  Lettres  et  Opuscules  de  M .  Ilamon,  2  vol.  in-12, 1734. 
Le  tome  premier  seul  reri ferme  les  lettres. 

2.  C'est  ainsi  que  Sénèque  envoie  à  son  ami  Lucilius,  presque 
dans  chaque  lettre  qu'illui  adresse,  une  pensée  d'Épicure,  en  rele- 
vant l'envoi  par  quelque  tour  agréable  et  nouveau,  ot  toujours  sous 
l'orme  de  dette  ou  de  présent. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


325 


refuser,  et  la  vend  plus  cher  qu'elle  ne  vaut  afin  de  le  faire 
vivre  et  lui  donner  le  moyen  de  subsister.  Voici  donc  les 
pensées  qui  me  sont  venues....  » 

En  un  endroit  on  voit  qu'au  matin,  au  réveil ,  il  lui 
venait  souvent  tout  à  coiap  à  l'esprit  de  petites  sentences 
latines  toutes  composées;  c'était  sa  strophe  ,  son  sonnet 
du  matin.  Par  exemple,  cette  prière  à  Jésus-Ghrist  en 
trois  versets  symétriques  : 

«  Vivam  tecum,  quia  omnis  alla  conversatio  periculosa 
«  est.  —  Vivam  de  te,  quia  omne  aliud  alimeatum  vene- 
«  num  est.  --  Vivam  propter  te,  quia  qui  sibi  vivit  et  non 
«  tibi,  non  vivit,  sed  mortuas  est.  » 

«  Je  vivrai  avec  toi,  parce  que  tout  autre  entretien  est 
rempli  de  dangers.  —  Je  vivrai  de  toi,  parce  que  tout  autre 
aliment  est  un  poison.  —  Je  vivrai  pour  toi,  parce  que  celui 
qui  vit  pour  soi,  et  qui  ne  vit  pas  pour  toi,  ne  vit  pas,  mais 
il  est  mort.  » 

Un  malade  qu'il  avait  guéri  lui  avait  envoyé  un  ca- 
deau de  belles  étoffes  et  de  drap  :  il  le  lui  renvoie  en 
citant  saint  Paul  qui ,  à  force  de  charité ,  avait  été  sou- 
vent dans  un  état  voisin  de  la  nudité ,  in  nuditate ,  et 
qui  recommandait  qu'on  lui  apportât  de  si  loin  une 
robe  qu'il  avait  laissée  en  Asie  :  k  II  aima  mieux  don- 
ner cette  peine  à  un  évêque  que  d'en  recevoir  une 
autre  (  une  robe  )  des  fidèles,  qui  lui  eussent  fait  ce  petit 
présent,  et  un  bien  plus  grand,  avec  joie.  »  —  Et  sur 
l'importance  des  petites  choses  qui  mènent  aux  plus 
graves  ,  en  un  autre  endroit  il  dira  :  «  Quand  une  pierre 
est  une  fois  détachée  du  haut  d'une  montagne ,  elle 
tombe  jusqu'au  bas,  si  elle  ne  trouve  quelque  chose 
qui  Tarrête  ;  car  tant  qu'il  y  aura  du  penchant ,  elle  ne 
s'arrêtera  jamais.  »»  Mais  en  fait  d'agrément  pieux,  de 
grâces  touchantes  et  fleuries ,  je  ne  crois  pas  qu'on 
trouve,  ni  dans  saint  François  de  Sales  ni  dans  les  Pères 
grecs  les  plus  onctueux  et  les  plus  riants,  de  pages  à 


326 


PORT-ROYAL. 


préférer  à  la  lettre  suivante  ;  il  s'agit  de  la  mort  d'un 
tout  jeune  enfant ,  filleul  de  Taini  à  qui  il  écrit  : 

«  Monsieur,  on  peut  se  délasser  quelquefois  l'esprit,  et  je 
le  fais  maintenant  en  vous  écrivant  sur  la  mort  de  notre  petit 
jardinier,  qui  a  été  transplanté  lui-même  dans  une  bien  meil- 
leure terre.  Vous  l'aviez  tenu  sur  les  sacrés  fonts  de  baptême, 
et  vous  en  aviez  fait  un  petit  Joseph.  Vous  nu  pouviez  mieux 
répondre  pour  personne,  et  vous  êtes  une  heureuse  caution. 
Il  a  eu  l'innocence  des  petits,  et  quelque  petite  chose  du 
mérite  des  grands.  On  pourroit  dire  de  lui  qu'il  possède  à 
présent  le  royaume  de  son  Père,  non-seulement  comme  un 
héritage  qui  lui  a  été  donné  par  Jésus-Christ,  mais  aussi 
comme  une  acquisition  qu'il  lui  a  fait  faire.  Il  eut  Fhiver 
passé  une  des  grandes  maladies  que  puisse  avoir  un  enfant. 
L'innocence  de  l'âge,  qui  est  privilégiée,  le  fit  entrer  parmi 
des  religieuses  de  votre  connoissance  ' ,  qui  en  eurent  untrès- 
grand  soin.  La  santé  étant  revenue,  il  s'occupa  au  jardin. 
Comme  il  se  trouvoit  bien  dans  cette  maison,  on  lui  parla 
de  la  clôture;  il  écouta  si  bien  ce  qu'on  lui  dit  sur  ce  sujet, 
que  quand  la  porte  du  jardin  étoit  ouverte  et  qu'on  vouloit 
le  faire  un  peu  plus  avancer,  il  s'en  fàchoit  et  se  re- 
culoit  en  pleurant.  Il  respectoit  déjà  les  religieuses,  et 
obéissoit  exactement  à  leurs  ordres.  Quelques  jours  avant 
que  de  mourir,  une  sœur  pour  qui  il  avo;t  une  tendresse  par- 
ticulière travaillant  au  jardin,  il  lui  apportoit  avec  ses  pe- 
tites mains  de  grosses  pierres,  et  il  lui  disoit  :  «  Travaillons, 
«  ma  sœur,  afin  de  gagner  notre  pauvre  vie.  »  Ce  sont  là  de 
petites  choses  comme  vous  voyez,  et  des  jeux  d'enfant.  Mais 
Dieu  demande  t-il  autre  chose?  Cet  enfant  ne  savoit  pas  bien 
ce  qu'il  disoit,  mais  Dieu  le  savoit,  qui  le  lui  faisoit  dire. 
Un  père  quelquefois  ouvre  la  main  d'un  enfant  qui  tète,  y 
met  un  petit  présont  et  la  referme  ensuite  avec  soin  et  plai- 
sir. On  ne  dit  point  après  cela  que  ce  qu'il  lui  a  donné  ne 
soit  point  à  lui;  il  lui  appartient  sans  doute,  et  il  tient  dans 
ses  petites  mains  ce  qu'on  y  a  mis.  Il  en  est  de  même  de 
votre  petit  filleul,  dont  je  veux  vous  dire  encore  une  parole 
qui  vous  réjouira;  vous  savez  que  je  n'ai  point  d'autre  but 

1.  Il  est  iriulile  de  dire  que  c'est  ?i  Port-Royal. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


327 


dans  cette  lettre  que  je  vous  écris.  Il  disoit  un  peu  avant  sa 
maladie,  qui  n'a  duré  qu'un  jour  :  «Je  prierai  tant  Dieuqueje 
c(  serai  fille,  afin  d'être  religieuse.  »  Vous  voyez  rinnocence; 
et  que  ne  donneroit-on  po"nt  pour  être  si  innocent,  et  pa- 
roitre  un  jour  après  devant  Dieu?  Le  pauvre  enfant  n'a  point 
été  fille  ni  religieuse,  mais  il  est  mort  comme  un  religieux 
au  milieu  d'une  troupe  de  religieuses  qui  l'assistoient  ;  il 
a  été  exposé  dans  le  chœur  comme  une  religieuse;  il  a 
été  enterré  avec  elles  et  par  elles.  La  mort,  qui  n'a  rien 
d'affreux  qu'à  cause  du  péché,  ne  lui  avoit  point  changé  le 
visage;  c'étoit  un  petit  ange,  que  des  anges,  en  chantant, 
mettoient  en  terre.  Il  étoit  couronné  de  son  innocence,  et 
des  fleurs  de  la  terre  dont  on  lui  avoit  fait  une  couronne.  Je 
vous  dis  tout  ce  petit  détail  pour  vous  divertir.  Vous  avez 
répondu  pour  voire  petit  Joseph  ;  vous  avez  promis  qu'il  ne 
se  laisseroit  point  gagner  par  le  monde,  et  il  l'a  vaincu.  Le 
voilà  en  sûreté,  et  peut-être  qu'il  priera  pour  vous.  Je  vous 
demande  vos  prières  et. suis,  etc.  » 

Plusieurs  de  nos  poètes  ont  écrit  ou  chanté  aussi  sur 
la  mort  des  enfants ,  de  ceux  qu'on  appelle  de  petits 
anges  ;  ils  ont  fait  des  vers  plus  ou  moins  touchants^  et 
où  la  fantaisie  se  prête  à  la  sensibilité.  M.  Hugo,  dans 
ses  premières  Odes,  a  consacré  quelques  stances  à 
V  Ombre  cr un  enfant  : 

Oh  !  parmi  les  soleils,  les  sphères,  les  étoiles, 
Les  portiques  d'azur,  les  palais  de  saphir, 


Enfant!  loin  du  sourire  et  des  pleurs  de  ta  mère, 
N'es-tu  pas  orphelin  au  Ciel? 

M.  de  Chateaubriand  nous  a  montré  les  mères  in- 
diennes aimant  à  suspendre  dans  Tair  leurs  enfants 
morts  et  comme  endormis,  les  berçant  avec  des  chants 
dans  les  lianes,  aux  bras  des  forêts  en  fleur.  Et  dans 
Atala  il  fait  ainsi  parler  une  jeune  mère  sur  un  tombeau  : 

«  Pourquoi  te  pleuré-jé  dans  ton  berceau  de  terre,  ô  mon 
nouveau-né?  Quand  le  Detit  oiseau  devient  ATand,  il  faut  qu'il 


328 


PORT-ROYAL. 


cherche  sa  nourriture,  et  il  trouve  dans  le  désert  bien  des 
graines  amères.  Du  moins  tu  as  ignoré  les  pleurs;  du  moins 
ton  cœur  n'a  point  été  exposé  au  souffle  dévorant  des 
hommes.  Le  bouton  qui  sèche  dans  son  enveloppe  passe  avec 
tous  ses  parfums,  comme  toi,  ô  mon  fils,  avec  toute  ton  in- 
nocence. Heureux  ceux  qui  meurent  au  berceau  !  ils  n'ont 
connu  que  les  baisers  et  les  sourires  d'une  mère.  » 

Eux-mêmes ,  Chateaubriand  et  Victor  Hugo,  s'avoue- 
raient vaincus,  j'en  suis  certain  ,  devant  la  simplicité 
et  la  joyeuseté  tout  angélique  et  angéliquement  attique 
de  M.  Hamon.  C'est  une  sainte  enfance  a  la  Jardinière^ 
d'avant  Raphaël.  M.  Hamon  ne  se  joue  pas,  il  n'ima- 
gine pas;  même  dans  ses  gaietés ,  c'est  sa  pure  croyance 
qui  parle ,  c'est  la  fleur  de  son  âme  qui  s'entr'ouvre  et 
sourit.  Son  adorable  Lettre  nous  a  rappelé  encore  cette 
Hymne  de  l'Église  en  l'honneur  des  saints  Innocents, 
Salvete,  flores  Martyriim,.,;  Hymne  légère  et  char- 
mante, dont  les  bonnes  strophes  sont  de  Prudence. 
Notre  ami,  M.  de  Saci,  moins  heureux  d'ordinaire,  a 
été  cette  fois  bien  inspiré,  et  il  a  eu  ime  lueur  de  grâce 
poétique  en  la  traduisant  Ses  Stances  ne  sont  pas  in- 
dignes d'être  mises  en  regard  de  la  Lettre  de  M.  Hamon  : 

1.  J'aurais  à  expliquer  ici  comment,  dans  une  première  édition, 
j'avais  pu  attribuer  la  traduction  qu'on  va  lire  à  Des  Maretz  de 
Saiot-Sorlin,  cet  ennemi  de  nos  amis^  cet  exagéré  et  cet  extrava- 
gant que  combattait  Nicole.  Dans  un  petit  Livre  de  poésie  à  Vusage 
des  jeunes  personnes,  publié  en  1840,  l'auteur  de  ce  choix^  une 
femme  d'esprit  et  de  goût,  avait  mis  cette  traduction  sur  le  compte 
de  Des  Maretz,  et  en  cela  elle  ne  faisait  que  suivre  l'indication 
d'un  savant  homme,  son  mari ,  alors  conservateur  des  Imprimés 
à  la  Bibliotbcque  du  Roi  (M.  Ch.Lenormant).  Je  savais  celte  cir- 
constance; j'avais  lu  dans  le  temps  ce  Recueil;  j'avais  retenu  les 
jolis  vers  en  les  rattachant  au  nom  de  Des  Maret/.,  et  je  m'en 
étais  souvenu  tout  naturellement  à  propos  du  petit  jardinier  de 
M.  Hamon.  J'aurais  mieux  fait  de  me  rappeler  que  ces  vers  se  trou- 
vent précisément  à  la  suite  de  l'Office  de  l'Église,  traduit  par  Saci; 
mais  on  ne  s'avise  jamais  do  tout,  et  d'ajjrès  l'autorité  de  l'homme 
de  savoir  qui  avait  surveillé  le  choix  de  1840,  je  m'en  remellais 


LIVRE  CINQUIÈME. 


329 


Brillez,  fleurs  des  Martyrs,  dont  la  troupe  innocente 
Tombe,  au  lieu  de  Jésus,  sous  le  fer  des  méchants. 

Gomme  un  tourbillon  dans  nos  qhamps 
Rompt  les  tendres  boutons  de  la  rose  naissante. 

Prémices  des  Martyrs  qui  pour  Christ  se  dévouent, 
Vous  mourez  pour  l'Agneau,  plus  doux  que  des  agneaux; 

Vous  riez  devant  vos  bourreaux, 
Et  vos  petites  mains  de  vos  palmes  se  jouent*. 

"j 

J'ai  nommé  'Raphaël  pour  ses  divines  enfances  :  le 
vieux  Michel- Ange  était  moins  disposé  à  sourire  à  ceux 
qui  naissaient.  Agé  de  quatre-vingts  ans ,  il  écrivait  à 
Vasari  qui  venait  de  le  féliciter  sur  la  naissance  de  son 
petit-neveu  : 

«  Cher  ami  Georges,  j'ai  pris  un  très-grand  plaisir  à  la 
lecture  de  votre  lettre,  voyant  que  vous  vous  ressouvenez 
du  pauvre  vieillard,  et  aussi  en  apprenant  que  vous  vous  êtes 
trouvé  au  triomphe  de  voir  naître  un  autre  Buonarotli,  du- 
quel avis  je  vous  remercie  autant  que  je  puis  et  sais  faire. 

«  Mais  une  telle  pompe  me  déplaît  bien,  parce  que 
l'homme  ne  doit  pas  rire  quand  tout  le  monde  pleure.  (On 
avait  trop  souvent  de  quoi  pleurer  au  seizième  siècle.)  C'est 
pourquoi  il  me  semble  que  Léonard  mon  neveu  n'a  pas  lieu 
de  faire  si  grande  fête  pour  un  enfant  qui  naît,  et  de  montrer 
une  allégresse  qu'il  faut  réserver  pour  la  mort  de  celui  qui 
a  bien  ^'écu.  » 

de  confiance  à  son  indication.  Un  doute  m'étant  venu  depuis,  j'ai 
reconnu  avec  plaisir  que  Saci,  —  notre  Saci,  —  était  l'auteur  ines- 
péré des  aimables  Stances,  et  que  de  son  côté  Des  Maretz ,  dans 
V  Office  de  la  Vierge  Marie,  mis  envers  avec  plusieurs  autres  priè- 
res (1645),  avait,  il  est  vrai,  traduit  les  mêmes  strophes  latines, 
mais  bien  moins  agréablement.  Tout  est  pour  le  mieux. 

t.  On  me  rappelle,  à  ce  propos,  une  pièce  de  vers  qui  a  sa  cé- 
lébrité, VAngc  cl  VEnfant^  de  Jean  Reboul  :  j'avoue  que  je  n'en 
ai  point  fait  mention  dans  mon  texte,  parce  que,  bien  qu'assez 
touchante  de  ton ,  cette  élégie  adressée  à  une  mère  est  d'une  va- 
gue élégance  de  style et  que  la  mythologie  chrétienne  propre- 
nienl  dite  y  jette  sur  le  naturel  une  teinle  et  comme  un  voile  de 
convention.  En  ce  genre,  l'ode  de  Victar  Hui;o  sul'ût. 


330 


PORT-ROYAL. 


Ici ,  par  contraste  avec  M.  Haïuon  qu'une  mort  d'en- 
Fant  chrétien  réjouit  et  enivre  d'allégresse  ,  c'est  la  gra- 
nité d'un  front  sublime  ,  chargé  du  poids  de  la  vie,  qui 
accueille  sans  se  dérider  une  chère  naissance:  une  sorte 
de  comparaison  jalouse  y  éteint  la  joie. 

Les  Anciens  n'ont  certes  pas  ignoré  les  riantes  ima- 
ges, correctif  et  consolation  des  morts  précoces  ,  et  ils 
en  ont  quelquefois  gravé  le  témoignage  au  tombeau  de 
ces  petits  êtres  qui  ont  peu  vécu.  Quelques-unes  de  leurs 
Êpitaphes  peuvent  être  rappelées  sans  disparate  ,  dans 
cet  intervalle  de  délassement  que  nous  nous  accordons  : 

ce  Ce  n'est  pas  sans  impiété  que  tu  as  enlevé  sous  terre,  ô 
roi  Pluton,  cette  jeune  épousée  de  cinq  ans,  ornée  de  tous  les 
dons  :  car  telle  qu'une  rose  à  la  douce  haleine  dans  la  saison 
commençante  du  printemps,  tu  l'as  coupée  à  la  racine  avant 
qu'elle  ait  achevé  de  fleurir.  Mais  allons,  ô  Aloxandra  etPhil- 
tatos  (le  père  et  la  mère),  ne  vous  répandez  plus  en  plaintes, 
en  vous  lamentant  sur  l'aimable  jeune  fille  :  car  elle  avait 
la  grâce;  elle  Pavait  si  bien  sur  son  visage  aux  douces  cou- 
leurs, qu'elle  a  mérité  de  rester  dans  les  demeures  immor- 
telles de  rÉtiier.  Ayez  donc  foi  aux  récits  dupasse  ;  car  votre 
noble  enfant,  ce  sont  les  Naïades  qui  l'ont  ravie  comme  char- 
mante, ce  n'est  point  la  Mort.  » 

Et  celle-ci  encore  : 

«  Tu  n'es  pas  morte,  Protè,  mais  tu  es  passée  dans  une 
contrée  meilleure  et  tu  habites  les  îles  des  Bienheureux  en 
toute  allégresse.  Là,  dans  les  prairies  Élyséennes,  tu  te  plais 
à  bondir  sur  les  tendres  fleurs,  à  l'abri  de  tous  les  maux. 
Ni  l'hiver  ne  t'y  afflige,  ni  la  chaleur  ni  la  maladie  ne  t'im- 
portunent, m  la  faim  ni  la  soif  ne  t'assujettissent  plus;  plus 
rien  de  la  vie  des  mortels  n'est  pour  toi  regrettable  :  car  tu 
vis  de  la  vie  inaltérable  au  milieu  des  clartés  pures,  toute 
voisine  de  ruiynij)o.  » 

C'est  joli,  mais  froid;  il  y  a  toute  la  grâce  naturelle 
qui  sied  au  sujet,  mais  ce  qui  y  fait  défaut  pour  l'effet 
sincère  ,  c'est  l'idée  ,  la  conviction  intime  et  profonde 


LIVRE  CINQUIÈME. 


331 


qu'en  disparaissant  ainsi,  le  jeune  être,  qui  continue 
bien  réellement  de  vivre ,  a  bien  réellement  aussi 
échappé  au  plus  périlleux  des  combats,  au  danger  d'une 
perte  éternelle  de  son  âme  :  effrayante  croyance,  et  qui 
cependant  est  au  fond  de  la  joie  de  M.  Hamon  1  Chez 
lui  du  moins,  cet  efl"roi  est  si  bien  recouvert  qu'on  ne  le 
sent  plus  que  par  l'allégresse  qu'il  a  d'en  être  délivré. 

Un  bon  janséniste,  le  meilleur  des  hommes,  mais 
de  ceux  qui  sont  comme  figés  en  esprit  sur  l'extrémité 
d'un  dogme  dur,  disait  un  jour  à  M.  Baîlanche,  en 
parlant  de  quelqu'un  dont  il  discutait  la  doctrine  :  «  En- 
fin il  ne  veut  pas  croire  que  les  enfants  morts  sans  bap- 
tême sont  damnés  :  concevez-vous  une  pareille  horreur?» 
L'horreur,  aux  yeux  de  ce  bonhomme,  n'était  pas  de 
croire  que  des  enfants  nés  et  morts  d'hier  sont  condam- 
nés à  la  géhenne  du  feu  ,  c'était  de  n'y  pas  croire. 
M.  Hamon  ,  avec  son  petit  jardinier,  chasse  bien  loin 
l'idée  de  ces  convictions  farouches ,  bien  qu'au  fond  il 
soit  des  plus  avant  engagés  dans  le  groupe  qui  les  main- 
tenait K  Sa  fine  spiritualité  proteste,  sans  qu'il  le  dise, 

1.  On  ne  peut  opposer  à  M.  Hamon  de  contraste  plus  expressif 
et  de  plus  grand  répoussoir  dans  son  propre  groupe  que  M.  de 
Pontchâteau  en  sa  naïve  et  grossière  intolérance.  C'est  ce  M.  de 
"  Pontchâteau  qui  écrivait  à  M.  de  Neercassel  à  Utrecht  :  «  On  ne 
voit  de  tous  côtés  que  des  sujets  de  gémir  par  le  renversement  des 
"maximes  les  plus  constantes  de  la  religion.  Les  Jésuites  en  prê- 
chent l'indifTérence,  et  pourvu  qu'on  croie  en  Jésus-Christ,  cela 
suffit  pour  le  salut.  Un  d'eux  a  assisté  un  soldat  hérétique  à  la 
mort  dans  Amiens,  où  il  fut  passé  par  les  armes,  et  a  fait  prier 
Dieu  publiquement  pour  lui,  espérant  bien  de  son  salut  sans  lui 
faire  faire  abjuration.  Il  traita  même  d'ignorant  une  personne  qui 
lui  témoigna  en  être  surprise.  Il  se  contenta  de  lui  faire  prononcer 
des  actes  de  foi  el  d'amour  de  Dieu^  et  de  lui  faire  lire  le  dix-sep- 
tième chapitre  de  rÉvangile  de  saint  Jean  (voir  ce  chapitre  du 
plus  beau  et  du  plus  large  christianisme).  Il  falloit  encore  ce  digne 
couronnement  aux  excès  qu'ils  commettent.  »  (Lettre  du  24  mars 
1676.)  —  11  serait  à  souhaiter  que  les  Jésuites  n'eussent  jamais 
commis  de  plus  énormes  excès.  Nous  n'avons  jamais  de  ces  im- 
pressions d'un  jansénisme  tout  vert  et  tout  cru  en  lisant  M.  Hamon. 


332 


PORT-ROYAL. 


contre  ces  violentes  et  brutales  images.  Son  caractère  est 
de  trancher  sur  la  religion  de  ses  amis,  et,  par  les  fruits 
qu'il  nous  donne,  il  nous  reporte  au  christianisme  tel 
qu'il  s'est  vu  en  d'autres  contrées,  sous  d'autres  cli- 
mats. 

Ce  qui  manque  à  la  religion  de  Port- Royal  et  en 
général  à  la  religion  gallicane  et  française  (je  ne  parle 
pas  en  vue  du  moment  présent  ni  des  années  récentes, 
je  ne  peuse  qu'aux  âges  écoulés  ),  c'est,  on  l'a  remarqué 
avant  moi,  la  légèreté,  la  joie  des  saints  et  des  enfants 
de  Dieu.  Pendant  les  belles  époques  de  croyance  ,  ob- 
servez bien,  en  France  il  y  a  plutôt  des  justes  ,  en  Italie 
il  y  a  des  saints.  Gela  a  tenu  à  la  fois  à  la  nature  de 
l'esprit  français,  et  à  ce  qu'on  a  été  aux  prises  avec  le 
Protestantisme  et  tout  occupé  à  s'en  démêler.  Le  Ca- 
tholicisme gallican  a  toujours  été  occupé  à  se  débar- 
rasser et  à  se  garantir  de  quelque  chose  :  c'est  ainsi 
qu'il  a  rejeté  successivement  le  Protestantisme,  le  Jan- 
sénisme et  le  Jésuitisme.  Mais  de  cette  habitude  même 
de  retranchement  et  d'abstention  ,  il  lui  était  resté  un 
fond  de  tempérament  plutôt  janséniste.  Je  veux  dire- 
seulement  qu'une  certaine  dose  de  critique  s'y  était  mê- 
lée jusqu'au  sein  de  la  foi.  En  France  (  et  j'excepte  tou- 
jours les  temps  récents  ),  on  a  volontiers  cheminé  dans 
cette  voie  ,  entre  Nicole  et  Bourdaloue  ,  Bossuet  prési-  \ 
dant  le  tout,  et  semblant  tenir  l'équilibre.  Pourtant  on 
peut  trouver  que  le  caractère  d'une  telle  dévotion  est  en 
général  bien  plus  sérieux  et  austère  qu'aimable  :  il  y  a 
du  terrible  au  fond.  Le  dogme  de  la  non  fréquente  Corn-  \ 
munion  y  est  entré  pour  quelque  chose.  J'oserai  dire 
qu'il  en  a  été  en  France  de  notre  religion  comme  de  j 
notre  poésie  :  il  y  a  eu  du  Boileau,  qui  a  réglé,  mais  I 
resserré  l'une ,  et  de  l'Arnauld,  qui  a  réprimé  l'autre.  ; 
Arnauld ,  désavoué  ,  subsistait  encore  et  gardait  l'estime.  ' 
En  d'autres  pays  au  contraire  ,  et  surtout  en  Italie,  il 


LIVRE  CINQUIÈME.  333 


s'est  pu  voir  de  tout  temps  une  religion  sans  critique 
aucune  ,  mais  aussi  sans  tristesse  ,  avec  plus  de  bonho- 
mie et  de  naïveté  et  toute  semée  de  joie  et  de  sourires  : 
témoin  sainte  Catherine  de  Sienne  et  saint  François ,  — 
saint  François,  le  saint  favori  de  l'Italie ,  le  meilleur, 
le  plus  aimable ,  le  plus  tendre  des  saints  M.  Hamon , 
à  certains  égards,  et  quoique  accessible  à  la  crainte, 
laisse  voir  ,  dans  ses  écrits  de  dévotion  ,  de  cette  joie  et 
de  cette  allégresse  ;  il  est  plein  de  ces  sourires  et  de  ces 
fleurs.  Entre  les  justes  de  Port-Royal  (car  Port-Royal  n'a 
que  des  justes,  et  point  de  saints  ),  il  est  le  seul  de  son 
espèce,  et  on  ne  peut  tout  au  plus  rapprocher  de  lui 
que  M.  de  Tillemont  qui  chantait  ses  doux  cantiques 
en  marchant,  Lancelotqui  riait  parfois  sans  cause  ,  et 
Fontaine  dont  le  cœur  simple  bondissait  si  allègrement. 

Bossuet  quelque  part  a  dit  :  «  Les  livres  et  les  pré- 
faces de  Messieurs  de  Port-Royal  sont  bons  à  lire, 
parce  qu'il  y  a  de  la  gravité  et  de  la  grandeur  ;  mais 
comme  leur  style  a  peu  de  variété,  il  suffit  d'en  avoir 
vu  quelques  pièces.  »  Bossuet  n'aurait  pas  dit  cela  des 
livres  et  du  style  de  M.  Hamon  ,  qui  tranchent  sur 
l'uniformité  de  ces  autres  Messieurs.  M.  Hamon  n'est 
point  de  ceux  en  qui  «une  exactitude  sèche  et  triste 
ternit  les  esprits  et  insensiblement  les  éteint  ;  »  il  est 
le  contraire.  Encore  une  fois,  c'est  un  solitaire  qui  rap- 
pelle les  ascètes  de  l'Orient.  A  le  voir  ,  on  lui  donnerait 
l'aumône  ;  et  il  a  des  paroles  d'or,  il  porte  l'encens  et  la 
myrrhe.  C'est  un  roi-mage  en  haillons. 

Dans  le  recueil  de  ses  Lettres  il  y  en  a  une  autre  bien 
remarquable ,  d'un  ton  plus  sombre  que  la  précédente, 

1.  Dans  un  article  sur  saint  François  d'Assise,  M.  Renan  qui 
vient  (le  citer  le  ravissant  cantique  qui  lui  est  attribué,  le  Chant 
des  créatures j  ajoute  :  «  Il  n'y  a  là  rien  de  contraint  à  la  façon 
dePort-Royaletdes  mystiques  de  l'école  française  du  dix-septième 
siècle....  »  A  ce  jugement  vrai,  M.  Hamon  fait  exception. 


334 


PORT-ROYAL. 


uiais  qui  nous  exprime  avep  non  moins  de  beauté  ce 
qu'on  appellerait  la  promenade  mélancolique  de  M.  Ha- 
mon,  son  symbolisme  universel,  sa  contemplation  chré- 
tienne devant  le  châtaignier  comme  fera  Bernardin  de 
Saint  Pierre  devant  le  fraisier.  C'est  de  la  sorte  que  rê- 
vent au  sein  de  la  nature  les  Oberman  chrétiens.  Cette 
lettre  se  rapporte  ,  je  le  pense  ,  aux  dernières  saisons  de 
sa  vie  ,  à  son  dernier  automne  peut-être  ,  et  quand  il 
sentait  déjà  ce  monde  visible  lui  échapper.  Il  écrit  k  un 
médecin  de  ses  amis  intimes  (  à  M.  Dodart  ou  à  quel- 
qu'un de  pareil  )  : 

«  Monsieur, 

«  Je  vous  suis  obligé  de  vos  bons  soins  et  de  vos  bons 
avis  :  Frater  qui  adjuvatur  a  fralre,  velut  civitas  firma  (le 
frère  qui  est  aidé  par  son  frère  est  comme  une  ville  forte). 
Je  perds  entièrement  le  repos,  je  n'ai  commencé  à  dormir 
cette  nuit  qu'à  trois  heures.  Quand  je  suis  avec  quelqu'un,  je 
parle  avec  quelque  gaieté;  mais,  quand  je  suis  seul,  je  me 
trouve  triste  et  me  jette  sur  mon  lit.  Pour  dissiper  cela,  je  me 
traine  le  mieux  que  je  puis  pour  m'aller  promener,  et  je  rêve 
en  m^occupant  de  mes  pensées.  J'allai  hier  seul  à  mon  ordi- 
naire dans  le  parc,  qui  est  à  présent  aussi  solitaire  que  les 
déserts  de  la  Thébaïde';  j'y  allois,  comme  je  vous  dis,  pour 
me  défaire  de  moi,  et  pour  m'abandonncr  aux  premiers  ob- 
jets qui  se  présenteroient  à  mon  esprit.  Gomme  je  m'étois 
caché  dans  le  bois,  et  que  je  ne  pouvois  rien  voir  que  des 
arbres,  je  n'eus  point  aussi  d'autre  conversation.  J'allai  m'as- 
seoir  sur  un  siège  qui  est  encore  du  temps  passé,  et  qui  étoit 
couvert  de  mousse;  cela  me  fit  souvenir  de  ce  verset  des  La- 
mentations :  «  Vix  Sion  lugent,...  Les  rues  de  Sion  pleurent, 
«  parce  qu'il  n'y  a  plus  personne  qui  vienne  à  ses  solenni- 
«  tés.  »  Mais  comme  je  n'étois  pas  en  humeur  de  faire  le 
procès  à  personne,  et  que  je  n'avois  pas  le  courage  do  nie  le 
taire  à  moi-même,  j'arrêtai  les  yeux  sur  ce  siège,  et  non 
pas  sur  ceux  qui  Pyavoient  fait  mettre  :  je  remarquois,  en  le 

1.  Sans  (^oute  après  la  dernière  dispersion  de  1679. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


335 


voyant,  que  des  plantes  qu'on  arrose  tous  les  jours  avec  soin 
sèchent  dans  les  meilleures  terres,  et  que  cependant  il  venait 
quelque  chose  jusque  sur  du  bois  sec.  Gela  me  fit  souvenir 
de  ces  plantes  qui  croissent  sur  des  murailles  et  sur  des 
roches,  et  de  la  mousse  qui  vient  sur  les  tuiles.  Il  me  sem- 
bloitque  tout  cela  me  condamnoit,  et  que  c'étoit  avec  grande 
raison  que  l'arbre  stérile  étoit  condamné  au  feu,  n'y  ayant 
point  de  bonne  excuse  de  ce  qu'on  n'apporte  point  de  fruit, 
en  quelque  lieu  que  ce  puisse  être,  quand  on  a  été  planté  de 
la  main  de  Dieu  même.  Je  ne  puis  vous  dire  toutes  les  pen- 
sées qui  me  vinrent  là-dessus....  Les  créatures  qui  mus  in- 
struismt  ressemblent  aux  lettres  hébraïques  qui  signifient  des 
choses  toutes  contraires^  selon  la  diversité  des  points  qu'ion  y 
met^  qui  les  déterminent  si  différemment..  .  (J'abrège  ici 
quelques  subtilités  par  trop  raffinées.) 

«  Vous  pouvez  voir,  contiaue-t-il,  dans  tout  coque  je  vous 
dis  des  traces  de  ma  maladie  ;  mais  n'importe,  il  me  semble 
que  je  suis  un  peu  plus  remis  en  vous  écrivant  ;  ainsi  je  con- 
tinuerai de  vous  dire  mes  petites  rêveries.  Étant  assis  sur 
ce  banc,  j'avois  devant  moi  un  pauvre  châtaignier,  qui  avoit 
été  planté  là  afin  de  faire  une  espèce  d'encoignure,  et  d'être  là, 
non  pas  comme  une  pierre,  mais  comme  un  arbre  angulaire, 
pour  servir  de  commencement  à  une  allée,  et  de  fin  à  une 
autre  ;  maisles  arbres  qui  étoient  derrière,  étant  trop  grands, 
l'avoient  empêché  de  croître  suffisamment  :  ce  qui  est  beau, 
(c'est  que)  la  nature  qui  fait  toujours  bien  ce  qu'elle  fait, 
comme  dit  notre  Hippocrate',  et  qui  est  savante  et  admi- 
rable jusque  dans  les  choses  insensibles,  avoit  porté  toutes 
les  branches  de  ce  pauvre  arbre  du  côté  du  soleil,  et  d'où  lui 
venoit  la  vie.  Il  est  visible  qu'il  fuyoit  cette  ombre  mortelle 
de  toute  sa  force.  Je  trouvai  les  arbres  des  forêts  plus  sages 
que  les  hommes....  Car  au  lieu  de  porter  leurs  branches  du 
côté  du  vrai  Soleil  qui  est  la  vie  même  qui  les  fait  vivre,  ils 
les  portent  du  côté  de  la  mort,  afin  de  périr  plus  tôt....  Cet 
arbre  m'apprit  encore  que  ce  n'est  point  assez  de  fuir  le 

1.  M.,Hamon  citant  avec  bonheur  son  Hippocrate  jusqu'aux 
pieds  de  Jésus-Christ,  c'est  comme  Pascal  dans  ce  magnifique 
morceau  où  reparaît  Archimède  à  titre  de  prince  de  l'intelligence, 
de  prince  de  son  Ordre.  La  marque  de  la  vocation  naturelle  per- 
siste encore  jusque  sous  la  Croix 


336 


PORT-ROYAL. 


monde,  si  on  no  le  fuit  autaut  qu'il  est  nécessaire  pour  se 
sauver.  Quoiqu'il  eût  appelé  le  soleil  à  son  secours,  et  qu'il 
lui  eût  tendu  coname  les  bras,  il  n'a  pas  laissé  de  mourir, 
n'ayant  pu  croître  assez  promptement  pour  prendre  le  des- 
sus; ce  qui  fait  voir  qu'il  est  étrangement  dangereux,  non- 
seulement  de  demeurer  dans  le  monde,  mais  aussi  d'en 
demeurer  trop  proche,  ou,  n'étant  pas  libre  de  toute  sorte 
d'engagement,  de  ne  faire  pas  des  efforts  et  des  violences 
terribles  pour  se  sauver.  Surtout  les  gens  de  condition  qui 
sont  si  élevés  font  une  grande  ombre,  et  il  est  bien  difficile 
qu'un  pauvre  arbre,  qui  n'a  pas  môme  de  trop  bonnes  racines 
puisqu'il  souffre  un  tel  voisinage,  puisse  vivre  et  porter  du 
fruit  à  maturité,  quand  il  en  est  trop  commandé.  Par  consé- 
quent, ceux  que  Dieu  a  eu  la  bonté  de  transplanter  en  des 
lieux  où  rien  ne  les  empêche  de  croître,  comme  vous  et  moi 
en  connoissons,  sont  bien  obligés  de  l'en  remercier*.  » 

Dans  un  ordre  de  sentiments  tout  différents  et  même 
opposés,  je  ne  puis  m'empêcher  de  faire  un  rapproche- 
ment qui  n'aurait  pas  toujours  paru  un  criant  contraste. 
Il  y  a  eu  en  notre  temps  un  homme  qui  avait  d'abord 
rêvé  et  prêché  éloquemment  une  régénération  religieuse 
sincère,  une  réforme  grandement  chrétienne,  et,  à  cer- 
tains moments  que  je  n'ai  pu  oublier ,  dans  une  des 
courtes  haltes  de  sa  route,  je  l'ai  vu  aux  champs  sous 
de  beaux  ombrages,  parlant  passionnément  des  choses 
de  Dieu,  entouré  de  jeunes  amis  et  de  disciples  qui  ne  dé- 
siraient rien  tant  que  de  régler  leur  vie  et  leur  pensée  sur 
ses  conseils  et  ses  maximes  :  le  nom  de  Port-  Royal  (si- 

1.  Se  rappeler  les  vers  de  Virgile  au  livre  II  des  Géorcjiques, 
a  l'endroit  où  il  dit  que  les  rejetons,  qui  produiront  des  fruits  s'ils 
sont  transplantés  dans  une  campagne  découverte,  restent  stériles 
îant  que  la  grande  ombre  maternelle  les  opprime  et  les  dévore  : 

Nunc  altae  frondes  et  rami  matris  opacant, 
Cresceri tique  adirnunt  fœtus  uruntque  ferentem. 

Mais  M.  Hamon,  doi.t  ces  beaux  vers  rendent  si  énergiquemenl 
la  pensée, lisait  l'Écriture,  saint  Bernard  et  Hippocrate  plutôt  que 
Virgile. 


LIVBE  CINQUIÈME. 


337 


non  pour  la  doctrine,  du  moins  pour  l'impression  mo- 
rale et  les  souvenirs  de  vertu)  était  quelquefois  prononcé 
en  ces  heures  d'union  trop  passagères.  M.  de  La  Mennais, 
—  car  c*est  lui,  —  toujours  extrême,  toujours  emporté 
au  delà,  à  l'instant  où  il  allait  rompre  violemment  avec 
le  plus  cher  de  lui-même,  avec  la  première  moitié  de 
sa  carrière,  et  passer,  enseignes  déployées,  au  parti  du 
siècle,  seul  une  dernière  fois  aux  champs,  dans  celte 
retraite  sauvage  de  La  Chesnaye  où  il  avait  si  souvent 
dévoré  son  cœur  et  d'où  en  idée  il  envahissait  le  monde, 
écrivait  les  versets  que  voici,  au  paragraphe  xxxi  de  ses 
Paroles  d'un  Croyant  • 

«  Je  voyais  un  hêtre  monter  à  une  prodigieuse  hauteur. 
Du  sommet  presque  jusqu'au  bas  il  étalait  d'énormes  bran- 
ches qui  couvraient  la  terre  alentour,  de  sorte  qu'elle  était 
ime;  il  n'y  venait  pas  un  seul  brin  d'herbe.  Du  pied  de  ce 
géant  partait  un  chêne  qui,  après  s'êtie  élevé  de  quelques 
pieds,  se  courbait,  se  tordait,  puis  s'étendait  horizontale- 
ment, puis  se  relevait  encore  et  se  tordait  de  nouveau;  et 
enOn  on  l'apercevait  allongeant  sa  tête  maigre  et  dépouillée 
sous  les  branches  vigoureuses  du  hêtre,  pour  chercher  un 
peu  d'air  et  un  peu  de  lumière. 

«  Et  je  pensai  en  moi-même  :  «  Voilà  comme  les  petits 
a  croissent  à  Pombre  des  grands.  » 

Mais  rinspiration  du  Croyant  de  La  Chesnaye,  est- 
il  besoin  de  le  faire  remarquer?  n'est  pas  du  tout  la 
même,  sous  la  même  image,  que  celle  du  solitaire  de 
Port-Royal  ;  il  est  uniquement  préoccupé  de  la  question 
terrestre  ;  il  a  surtout  hâte  de  conclure  contre  les  grands, 
contre  le  hêtre  qu'il  faut  abattre.  M.  Hamon  ne  demande 
à  Dieu  que  d'être  mis  hors  de  Tombre  funeste ,  et  il  le 
remercie  d'avoir  été  transplanté. 

La  lettre  de  M.  Hamon  se  prolonge  sur  ce  ton  de  mé- 
dit ation  symbolique;  j'en  ai  assez  indiqué  le  sens  et  la 
portée.  Il  y  règne  comme  un  pressentiment  d'une  fin 

IV  —  22 


338 


PORT-ROYAL. 


prochaine;  oa  y  reconnaît  aans  un  des  plus  ingénieux 
exemples  cette  espèce  de  beauté  calme  et  triste  d'un 
chrétien  sur  son  déclin,  qui  contemple  et  médite  les  di- 
vines harmonies  de  la  nature. 

Durant  Fintervalle  des  neuf  années  qu'on  appelle  la 
Paix  de  TEglise ,  M.  Hamon  continua  d'habiter  Port- 
Royal  des  Champs,  et  d'exercer  la  médecine  des  pauvres 
dans  toutes  les  campagnes  d'alentour.  Il  fit  pourtant,  en 
1675,  un  voyage  à  Aleth,  près  du  vénérable  évêque  Pa- 
villon, duquel  il  dit  «  qu'il  est  comme  le  soleil  et  beau 
à  voir  dans  son  couchant.  »  Il  le  guérit  d'une  affection 
iliaque  très-dangereuse,  s'étant  opposé  aux  remèdes  vio- 
lents que  le  médecin  du  lieu  voulait  lui  donner  :  M.  Ha- 
mon, dans  sa  médecine  circonspecte  et  prudente,  avait 

four  principe  «  qu'il  vaut  mieux  jeter  de  Teau  que  de 
huile  sur  le  feu.  »  Il  accomplit  un  autre  pèlerinage 
encore  aux  abbayes  de  La  Tf  appe,  de  Saint-Martin-lez- 
Tours,  de  Saint-Gyran  et  de  Glairvaux  ;  ce  fut  clans  Tété 
de  1677.  Il  était  allé  à  La  Trappe  non-seulement  comme 
pieux  visiteur ,  mais  en  médecin  et  pour  y  voir  le  saint 
abbé  qui  était  assez  gravement  malade.  L'abbé  de 
Ptancé  faisait  cas  de  M.  Hamon  et  de  ses  écrits. 

Lors  de  la  persécution  recommençante  en  1679, 
M.  Hamon  fut  laissé  comme  médecin  près  des  rehgieuses 
de  Port-Royal  et  de  mademoiselle  de  Vertus.  Vers  la 
fin  de  Tannée  1682,  il  eut  une  grave  maladie  durant 
laquelle  les  religieuses  firent  bien  des  prières  et  un  vœu 
pour  sa  guérison;  il  survécut  quatre  années  encore. 
L'année  même  où  il  mourut  (1687),  il  avait  été  obligé,' 
au  mois  de  janvier,  de  venir  à  Paris,  à  la  Faculté  de 
médecine,  pour  y  présider  à  la  thèse  de  M.  Dodart,  fils 
du  premier  Dodart  son  excellent  ami,  et  qui  l'était  gran- 
dement aussi  de  Port- Royal.  M.  Hamon  y  présida  avec 
éclat.  Il  apparut  avec  l'audace  de  son  humble  pauvreté 
aux  yeux  de  ses  confrères,  qui  contemplaient  en  lui, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


339 


nous  dit  Fontaine ,  des  robes  et  des  habits  de  doctorat 
inconnus  h  la  Faculté,  de  laquelle  il  ne  cessait  pas  d'être 
Fornement.  A  cette  occasion  il  avait  relu  en  peu  de 
jours  Hippocrate,  Galien ,  Alexandre  de  Tralles,  tous 
ses  anciens  auteurs  de  médecine,  et  il  s'y  épuisa.  Il  revit 
durant  ce  court  séjour  à  Paris  son  ancien  élève,  M.  de 
Harlai,  qui  resta  enfermé  plusieurs  heures  avec  lui,  au 
grand  étonnement  des  gens  d  e  Tantich ambre  qui  n'avaient 
vu  entrer  dans  le  cabinel  qu'une  espèce  de  paysan. 

A  son  retour  à  Port-Royal  et  après  ce  voyage  qu'il 
fit  de  pied,  M.  Hàmon  tomba  malade.  Les  soins  de 
M.  Dodart  ne  le  purent  guérir.  Il  mourut  le  22  février 
1687  ,  à  soixante-neuf  ans,  bénissant  Dieu  de  se  voir 
mourir  dans  la  maison  des  saints  où  il  avait  vécu  durant 
trente-sept  ans.  A  l'entrée  de  sa  nuit  d'agonie,  on  l'en- 
tendit répéter  de  temps  en  temps  Tunique  mot  de  Silence  y 
et  quelquefois  ces  autres  mots  :  Jésus,  Maria;  sponsus  et 
sponsa!  digne  serviteur,  jusqu'au  bout,  des  pudiques 
épouses,  et  commémorant  encore  de  sa  lèvre  refroidie 
le  virginal  et  mystique  hymen  ^ 

Racine,  dont  il  avait  été  comme  le  précepteur,  par 
les  soins  particuliers  au'avec  M.  Le  Maître  il  avait  pris 

1.  J'ai  opposé  précédemment  (page  331)  j  et  même  avec  une 
sorte  de  rudesse,  M.  de  Pontchâteau  à  M.  Hamon  ;  est-il  besoin 
d'ajouter  que  ce  n'est  que  pour  nous,  à  la  réflexion  et  dans  notre 
esprit,  que  ces  oppositions  existent?  De  près  ces  pieux  person- 
nages étaient  liés  et  se  touchaient  par  bien  des  côtés.  Dans  une 
lettre  à  M.  Ruth  d'Ans,  du  25  février  1687,  M.  de  Pontchâteau 
écrivait:  «Je  ne  vous  dis  rien  sur  la  mort  de  M.  Hamon.  Notre 
ami  le  médecin  (M.  Dodart),  qui  a  été  auprès  de  lui,  m'est  venu 
voir  ce  soir.  11  est  consolé  dans  son  affliction  d'avoir  vu  comment 
meurent  les  saints:  car  vraiment  cetie  mort  est  celle  d'un  élu. 
Vous  ne  sauriez  croire  comment  on  en  est  touché.  Je  n'y  saurois 
presque  penser.  J'avois  des  liaisons  parliculicres  avec  ce  bon 
frère., Dieu  soit  loué  de  l'avoir  mis  en  sûreté!  c'est  toujours  an- 
lont  de  délivré.  J'espère  qu'enfin  le  même  bien  nous  arrivera. 
Amen.  Fiatj  fiat!  Veni  cito,  Domine  Jesu!  » 


340 


PORT-ROYAL 


de  lui  enfant,  demanda  par  son  testament  que  son  corps 
fût  inhumé  dans  le  cimetière  du  dehors  de  la  maison  de 
Port-Royal  desGhamps,  au  pied  de  la  fosse  de  M.  Hamon. 
Boileau  fît,  pour  le  portrait  de  M.  Hamon,  quelques 
vers  qui  n'ont  de  prix  que  comme  témoignage  d'estime. 

Lui-même  M.  Hamon,  il  avait  composé  sa  propre 
Epitaphe  en  beau  latin  augustinien,  en  des  termes  d'une 
consonnance  symétrique  et  avec  une  austérité  tressée 
d'élégance. 

La  Faculté  de  médecine  de  Paris  accueillit  et  fit 
mettre  son  portrait  parmi  ceux  de  ses  docteurs  illus- 
tres; ce  portrait  se  voit  encore  aujourd'hui  à  l'École  de 
médecine  dans  la  salle  du  Conseil ,  ou  plutôt  il  devrait 
s'y  voir,  mais  il  est  comme  caché  dans  un  coin  plein 
d'ombre.  M,  Hamon  y  est  représenté ,  habillé  simple- 
ment à  la  manière  des  gens  de  campagne,  ou  du  moins 
il  n'a  du  docteur  qu'un  livre  ouvert  devant  lui.  Ceux  qui 
savent  à  quel  homme  ils  ont  affaire  reconnaissent  avec 
plaisir,  en  la  cherchant,  cette  figure  fine  et  douce,  un  peu 
penchée  ;  au  regard  malin  et  glissant,  tendre,  qui  au  be- 
soin semblerait  un  peu  rusé,  et  qui  sent  son  Normand  ; 
aux  cheveux  longs,  négligés,  à  la  paysanne,  laissant  tom- 
ber une  mèche  détachée  sur  le  front.  Le  caractère  géné- 
ral de  la  physionomie  est  celui  d'une  humilité  souriante^ 

M.  Hamon  eut  pour  successeur  comme  médecin  de 
Port-Royal  ues  Champs  et  aussi  de  mademoiselle  de 
Vertus  M.  Hecquet,  devenu  également  célèbre^;  mais 

1.  11  y  a  un  beau  portrait  gravé  de  M.  Hamon,  par  Van  Schup- 
pen  (1689).  —  On  peut  chercher  kVAppendice  du  présent  volume 
une  noie  développée  sur  M.  Hamon  en  tant  que  docteur,  et  sur 
ce  qu'il  a  laisse  d'écrits  médicaux. 

2.  M.  Hccqiiet  habita  le  saint  désert  de  1688  à  1693,  et  com- 
mença ])3r  imitnr  on  tout  son  devancier,  dans  les  mortifications  et 
les  jeûnes  comme  pour  la  science  et  la  charité.  Sa  santé  altérée  le 
lorca  alors  de  quitter  Port-Royal  et  de  revenir  à  Paris.  Il  s'y  dis- 
ingua  bientôt  par  des  écrits  nombreux  qui  le  placèrent  à  la  iOAe 


LIVRE  CINQUIÈME. 


341 


de  tous  les  médecins  ordinaires  de  Port-Royal,  ou  amis 
de  Port-Royal,  Pallu,  Dodart,  Hecquet,  le  médecin  par 
excellence  au  sens  littéral  et  au  sens  spirituel  est  M.  Ha- 
mon.  Il  a  justifié  pleinement  ce  que,  dans  ses  premières 
années  de  vocation,  lui  écrivait  la  mère  Angélique 
(1658)  :  cf  Après  le  grand  don  d'un  parfait  confesseur, 
il  n'y  a  rien  de  plus  important  que  celui  d'un  médecm 
vraiment  chrétien,  qui  exprime  par  toutes  ses  actions  et 
ses  paroles  les  saintes  maximes  du  Christianisme.  » 

Gomme  touchante  figure  de  consolateur  à  mettre  près 
de  lui  durant  cette  captivité  des  religieuses ,  il  ne  faut 
pas  oublier  M.  de  Sainte-Marthe ,  confesseur  de  Port- 
Royal.  M.  de  Sainte-Marthe,  successeur  et  lieutenant 
de  M.  Singlin,  n'a  pas  tout  à  fait  le  rang  ni  l'office  de 
supérieur  proprement  dit.  M.  Singlin  mort,  ce  fut  pro- 
prement M.  de  Saci  qui,  d'accord  avec  Arnauld,  fut  le 
directeur  de  Port-Royal.  La  fonction  de  M.  de  Sainte- 
Marthe  est  plus  humble,  plus  unie,  plus  ordinaire  dans 
sa  simplicité..  La  clmse  qu'il  croyait  le  moins  avoir, 
c'était  l'autorité  ou  l'insinuation,  le  don  d'infaillibilité, 
le  coup  d'œil  intérieur  par  lequel  on  assigne  à  chacun 
l'emploi  de  son  talent.  Ce  à  quoi  il  aimait  à  se  borner, 
c'était  «  à  aider  par  la  confession  ou  autrement  les  per- 
sonnes qui  prenoient  conseil  de  gens  plus  éclairés  que 
lui,  à  ne  les  voir  et  ne  les  entendre  qu'en  supposant 
qu'elles  avoient  déjà  réglé  leur  vie  d'une  manière  chré- 
tienne, et  qu'il  n'avoit  qu'à  les  justifier  dans  leurs 
bonnes  dispositions.  »  Vicaire  et  non  curé,  confesseur 

dea  médecins  de  son  temps;  mais  il  ne  cessa  à  aucun  moment 
d'être  avant  tout  le  chrétien  rigide  et  Thomme  des  pauvres.  Ses 
derniers  écrits,  en  1736;  furent  contre  l'œuvre  des  Convulsions  et 
pour  prouver  qu'elles  étaient  chose  naturelle  et  non  miraculeuse. 
11  se  séparait  en  ceia ,  et  comme  Du  Guet  dont  il  était  l'ami  par- 
ticulier, des  jansénistes  fanatiques  de  la  troisième  génération. 
11  resta  fidèle  à  lesprit  de  ce  que  j'appelle  les  Port-Royalistes 
éclairés. 


342 


PORT-ROYAL. 


et  non  directeur,  voilà  la  vraie  niidincG  (prodesse  quarn 
prœesse  studiosior).  Si  j'ai  eu  de  la  peine  à  bien  discerner 
les  traits  de  la  figure  de  M.  Hamon  dans  ce  beau  por- 
trait qui  est  conservé  à  la  Faculté  de  médecine,  mais  qui 
est  comme  enseveli  dans  l'ombre,  j'ai  éprouvé  une  bien 
plus  grande  difficulté,  au  moral,  h  saisir  quelques  traits 
particuliers  et  distincts  de  M.  de  Sainte-Marthe,  quel- 
que variété  de  physionomie  reconnaissable ,  dans  l'uni- 
formité constante  et  terne  de  son  caractère  et  de  sa  vie. 
S'il  me  voyait  chercher  cette  variété  dans  un  désir  de 
représentation  profane,  lui-même  il  en  souffrirait;  il  la 
jugerait  peu  compatible  avec  la  suprême  Vérité  qui  s'en 
passe  très-bien.  Il  nous  citerait  le  mot  de  l'Écriture  : 
«  Je  suis  le  Seigneur^  et  je  ne  change  point,  —  Ayons, 
aimait-il  à  dire,  ayons  quelque  part  à  cette  immutabi- 
lité qui  est  le  caractère  des  véritables  Chrétiens.  — 
L'uniformité  qu'il  a  gardée  pendant  toute  sa  vie,  disait- 
il  encore  en  parlant  d'un  de  ses  pareils  en  vertu,  a  été 
une  suite  de  l'union  intime  qu'il  avoit  contractée  avec 
cette  même  Vérité  qui  ne  sauroit  changer,  et  qui  est 
toujours  semblable  à  elle-même.  »  Quand  on  veut  di- 
gnement parler  de  ces  hommes  et  de  cette  race  de  justes, 
il  ne  faut  rien  garder  en  soi  de  l'Alcibiade  de  Platon, 
qui  demandait  toujours  du  nouveau. 

Claude  de  Sainte-Marthe^  né  à  Paris  le  8  juin  1620, 
d'un  père  avocat  au  Parlement,  et  qui  appartenait  à  une 
branche  de  Tillustre  famille  de  ce  nom,  si  féconde  en 
mérites  solides  et  en  doctes  personnages,  eut,  dès  la 
tendre  jeunesse  et  au  sortir  de  ses  études ,  le  goût  du 
recueillement  et  de  la  prière  ;  rien  d'éloigné  de  la  pureté 
chrétienne  ne  l'occupa  jamais,  et  aucun  contact  du 
siècle  ne  l'effleura.  Il  commença  par  se  retirer  à  Ghant- 
d'Oiseau  ,  terre  de  son  père  en  Poitou,  pour  s'y  livrer 
uniquement  aux  œuvres  du  salut.  Puis  il  entra  dans  une 
Communauté  d'ecclésiastiques,  se  prépara  au  sacerdoce 


LIVRÉ!  CINQUIÈME. 


343 


elle  reçut.  Le  crédit  de  sa  famille  le  portait,  pour  peu 
qu'il  se  fût  laissé  faire,  aux  bénéfices  ou  aux  dignités. 
11  refusa  d'être  trésorier  de  la  Sainte-Chapelle ,  et  dé- 
clina cette  prélature  qui  nous  paraît  un  peu  gaie  depuis 
le  Lulrin^  mais  qui  lui  paraissait,  à  lui,  redoutable.  11 
avait  pour  principe  de  conduite  un  éloignement  absolu 
de  tout  ce  qui  distingue,  de  tout  ce  qui  fait  qu'on  est 
remarqué  et  qu'on  est  quelqu'un.  Rien  de  curieux  en  lui, 
rien  de  flatté  ni  d'amusé.  Dans  un  voyage  qu'il  fit  en 
Dauphiné  et  en  Savoie,  il  dérobait  le  plus  qu'il  pouvait 
son  nom,  même  à  ses  hôtes  et  à  ceux  qu'il  édifiait,  che- 
min faisant,  par  sa  piété  :  «  Je  vous  dirai  bonnement, 
ma  Mère,  écrivait-il  à  une  Supérieure  de  la  Visitation, 
que  je  gagne  quelquefois  beaucoup  de  n'avoir  point  de 
nom,  car  chacun  dans  l'occasion  me  donne  des  qualités 
comme  il  lui  plaît.  A  Annecy  je  passois  pour  un  ecclé- 
siastique de  Saint-Sulpice  ,  à  Grenoble  pour  l'aumônier 
d'un  abbé,  autre  part  pour  un  Père  de  la  Mission;  à 
Belley,  dans  l'hôtellerie  on  me  parloit  de  moi-même 
sans  savoir  qui  j'étois,  et  on  m'attribuoit  plus  de  bonnes 
qualités  que  je  n'en  ai.  A  Saint-Claude,  on  me  prit  pour 
un  homme  qui  cherchoit  une  cure,  et  je  vois  que  vous 
savez  aussi  peu  qui  je  suis  que  les  autres,  puisque  vous 
me  donnez  la  qualité  d'abbé.  —  Le  nom  que  je  désire 
avoir  chez  vous,  ma  Mère ,  est  celui  de  pécheur  et  de 
pauvre  voyageur,  »  Et  il  terminait  cette  singulière  lettre 
en  disant  :  «  Tel  que  je  suis,  ma  Mère,  je  suis  tout  à 
vous.  Je  voudrois  bien  vous  dire  en  vérité  que  c'est  une 
personne  qui  n'a  ni  nom,  ni  vie,  ni  qualité,  ni  richesses, 
ni  parents,  ni  amis,  ni  maison,  ni  lieu,  qu'en  Jésus- 
Christ.  »  Il  était  déjà  selon  l'esprit  de  M.  Singlin,  lors- 
qu'il fut  attiré  vers  lui  par  sa  réputation  de  grand  direc- 
teur spirituel.  Il  résista  tant  qu'il  put  aux  charges 
d'âmes  que  lui  voulut  donner  ce  supérieur  clairvoyant, 
qui  accueillait  en  sa  personne  un  prochain  auxiliaire  et 


344 


PORT-ROYAL. 


coopérateur.  Il  préféra  le  monastère  des  Champs  à  la 
maison  de  Paris,  et  y  vécut  d'abord  en  solitaire;  il  y 
était  depuis  quelques  mois  lorsqu'on  le  pressa  de  se 
charger  de  la  cure  de  Mondeville  (ou  Moudon ville), 
terre  située  dans  le  diocèse  de  Sens,  qui  appartenait  à 
Port-Royal.  Il  ne  Taccepta  que  parce  qu'il  la  vit  sans 
pasteur.  Le  vicaire  de  cette  paroisse  avait  été  tué  d'un 
coup  de  mousquet  dans  la  seconde  guerre  de  Paris,  et  le 
curé  était  mort  de  frayeur;  personne  ne  voulait  aller 
dans  un  lieu  si  désolé  par  les  guerres  (1652).  Il  y  rem- 
plit les  devoirs  de  curé  en  homme  vraiment  apostolique. 
Il  n'y  vivait  que  de  pain  et  d'eau.  Sa  maison  était  ou- 
verte aux  pauvres,  qu'il  consolait  par  ses  instructions, 
et  dont  il  soulageait  la  misère  par  ses  libéralités  Les 
soldats  avaient  tellement  ravagé  et  pillé  ce  lieu,  que  les 
plusrichesdes  habitants  n'avaient  pas  de  pain  à  manger, 
ni  même  de  paille  pour  se  coucher.  Les  soins  qu'il  y 
prit  des  malades  lui  causèrent  une  fièvre  pernicieuse, 
qui  le  réduisit  à  l'extrémité.  Mais  le  pis  est  qu'il  trouvait 
des  cœurs  durs  et  qu'il  désespérait  de  briser;  il  n'y 
resta  que  dix-huit  mois.  Après  son  retour  à  Port-Royal, 
il  fut  appliqué,  bien  malgré  lui,  à  la  conduite  des  reli- 
gieuses et  à  la  prédication.  M.  Singlin  le  décida  à  aller 
à  la  maison  des  Champs  pour  y  remplacer  en  qualité  de 
confesseur  M_.  Arnauld,  quand  la  Censure  de  la  Sorbonne 
força  celui-ci  à  se  retirer.  M.  de  Sainte-Marthe,  qui 
voyait  l'orage  prêt  alors  à  les  envelopper  tous ,  pensait 
ne  s'engager  que  passagèrement  et  pour  quelques  se- 
maines ;  il  fut  retenu  à  ce  poste  pendant  plus  de  vingt 
ans  (1656-1679)  :  c'est  ce  qu'il  appelait  avoir  été  charge 
de  chaînes  toute  sa  vie.  Il  avait  de  lui-même  la  plus 
humble  idée,  et  il  estimait  n'avoir  réussi  à  rien  :  «  J'ai 
été  plus  de  vingt  années  dans  un  monastère,  et  je  sais 
aussi  peu  ce  que  doit  faire  un  confesseur  pour  y  servir 
certaines  âmes,  que  le  premier  jour  que  j'y  ai  été  éta- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


345 


Lli.  »  Pas  un  n'a  poussé  plus  loin  que  lui  cette  sainte 
manie  chrétienne  de  se  rabaisser  :  «  Je  suis  une  per- 
sonne qui  est  aussi  peu  propre  à  faction  qu'à  l'étude, 
qui  n'a  ni  le  don  de  prêcher,  ni  l'industrie  de  s'insinuer 
dans  Tesprit  des  hommes  pour  les  porter  au  bien ,  ni 
assez  de  lumières  pour  résoudre  leurs  doutes,  ni  aucune 
adresse  pour  leur  faire  goûter  les  choses  du  salut.  »  Il 
insistait  sur  ce  dernier  point  :  «  Je  n'ai  point  ce  secret 
d'ouvrir  les  cœurs  pour  y  faire  entrer  les  vérités  de 
l'Évangile  et  l'onction  du  Saint-Esprit;  je  n'ai  rien  de 
cette  force ,  de  cette  liberté,  ni  de  cette  bonté  des  véri- 
tables pasteurs,  qui  ne  se  rebutent  jamais  des  plus 
grandes  difficultés.  »  Et  cependant  nous  avons  de  lui  de 
beaux  et  tendres  accents  en  faveur  des  religieuses,  dans 
sa  lettre*  à  l'archevêque,  au  début  de  la  persécution.  A 
l'époque  de  la  captivité  où  nous  sommes,  il  prit  coura- 
geusement la  défense  de  son  pieux  troupeau  dans  des 
écrits  publics,  notamment  dans  un  écrit  intitulé  :  Défense 
des  Beligieuses  de  Port-Royal  et  de  leurs  Directeurs^  sur 
tous  les  faits  allégués  par  M.  Chamillard ,  docteur  de 
Sorbonuôj  dans  ses  deux  libelles,..,  (août  1667);  il  ne 
faut  pas  confondre  cet  ouvrage  avec  VApologie  pour  les 
Religieuses  de  Port-Royal..,.  (1665),  à  laquelle  il  prit 
part,  dit-on,  mais  qui  est  aussi  et  surtout  de  MM.  Ar- 
nauld  et  Nicole,  et  qui  porte  leur  cachet  bien  plus  que 
celui  de  M.  de  Sainte-Marthe.  Cette  Apologie  en  effet, 
par  le  ton  polémique,  fut  loin  de  contenter  tous  les  amis  : 
«  Madame  de  Longueville  m'a  avoué  ^  écrivait  plus  lard 
Nicole  un  peu  intimidé  et  revenu,  qu'elle  n'a  jamais 
Y>ugoùleY  VApologie  des  Religieuses  de  Port-Roijal,  Je  s-àk 
que  M.  de  Saint-Gyran  (Barcos)  et  M.  Guillebert  l'ont 
aussi  fort  désapprouvée,  et  qu'ils  ont  soutenu  qu'on  ne 
pouvoit  écrire  de  cet  air  contre  un  archevêque.  »  M.  de 

l.  Voir  précédemment,  page  182. 


346 


PORT-ROYAL. 


Sainte-Marthe  n'était  pas  homme  à  outrej)a8ser  ainsi 
les  bornes.  Laissons  donc  à  Nicole  et  à  Arnauld  ce  qui 
est  à  Arnauld  et  au  second  d'Arnauld.  La  Di'fcnse  de 
M.  de  Sainte-Marthe  en  faveur  des  pieuses  filles  qui 
lui  étaient  confiées,  et  dont  il  était  responsable  depuis 
la  mort  de  M.  Singlin,  porte  directement  contre  M.  Cha- 
millard  qui,  par  des  dénonciations  publiques,  avait  violé 
le  devoir  de  tout  confesseur,  même  d'un  confesseur  im- 
posé. Cette  Défense  est  ferme,  modérée ,  pertinente  sur 
tous  les  points,  et  elle  concède  qu'il  a  pu  y  avoir  quel- 
ques fautes  commises,  mais  non  celles  qu'on  incrimine*. 
Éloigné  du  monastère  durant  toutes  ces  années,  il  écri- 
vait et  faisait  parvenir  aux  religieuses  des  lettres  pleines 
d'onction  et  de  réconfort.  Sa  méthode  et  son  conseil, 
c'était  d'opposer  à  l'orage  et  à  tous  les  assauts  une  hu- 
milité invincible.  Il  envoyait  aux  sœurs  des  passages 
tirés  des  Évangéiistes  et  des  plus  grands  saints,  à  l'appui 
de  cette  forme  de  résolution  inébranlable.  J'y  remarque 
ce  mot  de  saint  Paulin  :  «  L'humble  de  cœur  étant  le 
cœur  de  Jésus-Christ,  il  devient  magnanime  de  la  ma- 
gnanimité d'un  Dieu,  et  par  conséquent  aussi  invincible 
que  lui-même,  »  Parmi  les  petits  Traités  composés  pour 
ces  circonstances  et  attribués  à  M.  Hamon,  il  en  est  un 
ou  deux  qui  peuvent  être  de  M.  de  Sainte-Marthe. 
Mais  voici  une  particularité  unique  :  pendant  que  les 
religieuses  étaient  encore  gardées  prisonnières  en  leur 
maison  des  Champs,  non  pas  dans  les  premiers  temps, 
je  crois,  mais  quand  les  gardes  se  furent  un  peu  relâchés 

1.  On  lit  dans  cette  Défense  (page  19),  à  propos  des  petites 
ÉcoleSj  un  beau  passage  qui  est  textuellement  le  même  que  celui 
que  j'ai  cité  (au  tome  III,  page  482),  et  qui  ne  diffère  qu'à  peine 
du  mémoire  qu'on  lit  à  la  page  48  du  Supplément  au  Nécrologe ^ 
soit  qu'on  ait  extrait  ensuite  ce  petit  mémoire  de  la  Défense  de 
M.  de  Sainte-Marthe,  soit  que  lui-même,  l'ayant  déjà  composé,  il 
Tait  fait  entrer  dans  sa  Défense, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


347 


et  que  les  jardins  furent  redevenus  libres,  «  M.  de 
Sainte-Marthe  avoit  la  charité  de  partir  au  soir  de  Paris, 
ou  de  la  maison  où  il  demeuroit  près  de  Gif,  et  de  se 
trouver  à  une  certaine  heure  dans  un  endroit  marqué, 
assez  éloigné  des  gardes.  Il  montoit  sur  un  arbre  assez 
près  du  mur,  au  pied  duquel  étoient  les  religieuses  a 
qui  il  faisoit  un  petit  discours  pour  les  consoler  et  les 
fortifier.  G'étoit  pendant  l'hiver.  »  —  J'ai  vu  des  gra- 
vures de  Porl-Royal  représentant  cette  scène  singulière 
et  naïve,  qui  a  pu  se  renouveler  quelquefois. 

Une  note  de  Racine,  trouvée  dans  ses  papiers,  et  qu'il 
n'aurait  certes  employée  qu'avec  la  plus  grande  réserve 
s'il  avait  mené  à  fin  son  Histoire  de  Port-Royal ,  est  à 
donner  ici  dans  toute  sa  vivacité;  c'est  en  sortant  d'un 
entretien  avec  Nicole  qu'il  dut  l'écrire  : 

«  Deux  partis  dans  la  maison  :  l'un,  la  mère  Angélique,  la 
sœur  Briquet,  et  M.  de  Saci;  l'autre,  la  mère  Im  Fargis, 
M.  de  Sainte- Marthe,  et  M.  Nicole.  Ces  derniers  avoient  tou- 
jours raison  ;'mais,  pour  Punion,  M.  de  Sainte-Marthe  cédoit 
toujours. 

(c  M.  Nicole  dit  que  c^est  le  plus  saint  homme  qu'Hait  vu  à 
Port' Royal,  Il  sautoit  par-dessus  les  murs,  pour  aller  porter 
la  communion  aux  religieuses  malades,  et  cela  de  l'avis  de 
M.  d'Aleth;  en  sorte  qu'il  n'en  est  pas  mort  une  sans  sacre- 
ments*. Cependant  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean  n'avoit 
nul  goût  pour  lui  ;  et,  quoiqu'il  le  sût,  il  n'en  étoit  pas  moins 
prêt  à  se  sacrifier  pour  la  maison.  » 

Si  M.  de  Sainte-Marthe  défendait  les  religieuses  au 
dehors,  il  ne  les  flattait  pas  au  dedans;  il  avait  pour 
maximes,  «  qu'il  faut  d'autant  moins  parler  à  des  reli- 

1.  Ceci  ne  doit  pas  être  exact  et  est  dit  trop  absolument,  comme 
on  a  l'habitude  de  faire  en  conversation.  Ce  qu'on  en  peut  con- 
clure, c'est  que  des  cinq  religieuses  qui  moururent  pendant  la 
captivité,  il  y  en  eut  quelqu'une  peut-être  que  M.  de  Sainte-Marthe 
put  ainsi  administrer  par  contrebande. 


348 


PORT-ROYAL. 


gieuses  qu'elles  désirent  plus  que  nous  leur  parlioiiô; 
que  le  plus  ordinaire  langage  d'un  prêtre  doit  être  la 
prière,  et  son  principal  but,  de  mettre  ceux  qui  le  con- 
sultent en  état  de  prier;  que  les  religieuses  n'ont  hesoin 
que  de  savoir  quelle  est  la  passion  principale  d'où  nais- 
sent leurs  plus  grands  défauts,  pour  en  gémir  devant 
Dieu  et  s'en  humilier  devant  leurs  sœurs.  — Je  voudrois, 
disait-il,  que  les  religieuses  n'eussent  des  yeux  que  pour 
voir  leurs  défauts,  que  pour  les  condamner,  que  pour 
en  faire  pénitence ,  et  qu'elles  eussent  assez  de  charité 
pour  supporter  ceux  des  autres.  »  M.  de  Sainte-Marthe, 
avec  ces  stricts  principes  que  rien  ne  tempérait  dans 
la  pratique,  ne  devait  point  aller  à  la  sœur  Eustoquie. 

La  Paix  de  l'Église  rendit  M.  de  Sainte-Marthe  à  ses 
fonctions  régulières  de  confesseur.  Il  les  remplit  jus- 
qu'au mois  de  mai  1679  ,  qu'il  fut  obligé ,  et  pour  tou- 
jours, de  s'éloigner.  Il  se  retira  chez  une  de  ses  parentes 
à  Gorbeville ,  sur  la  paroisse  d'Orsay  ,  à  une  lieue  et  de- 
mie de  Gif;  il  y  passa  le  reste  de  ses  jours  ,  dix  années 
encore,  et  n'en  sortit  plus  que  pour  faire  un  voyage  en 
Flandre  et  en  Hollande,  une  visite  aux  amis  exilés.  Les 
deux  volumes  de  Lettres  qu'on  a  publiés  de  M.  de  Sainte - 
Marthe,  et  oîi  il  est  à  regretter  qu'on  n'ait  pas  mis  le 
nom  des  personnes  (  ce  qui  fait  le  principal  intérêt  des 
Correspondances  ) ,  nous  le  montrent  dans  cette  der- 
nière retraite  ,  réduit  selon  ses  vœux  à  la  solitude  de  sa 
chambre,  n'ayant  plus  de  juridiction  que  sur  la  cha- 
pelle du  château  où  il  demeurait ,  et  déchargé  du  poids 
de  toute  autre  responsabilité  que  celle  de  son  âme.  Il  est 
dans  le  repos,  dans  la  paix,  dans  le  secret  (orans^  legens, 
latens,  silens  )  ;  il  mène  une  vie  toute  cachée  en  Jésus- 
Christ,  heureux  de  penser  qu'il  est  de  ceux  qui  ne  font 
de  bruit  ni  en  vivant  ni  en  mourant.  Il  ne  se  plaint  de 
rien;  il  n'accuse  les  hommes  d'aucune  injustice,  et  croit 
qu'il  n'a  eu  ni  ennemis  ni  tribulations.  Si  Dieu  n'a  pas 


LIVRE  CINQUIÈME. 


349 


choisi  le  lieu  où  il  habita  et  travailla  tant  d'années,  ce 
cher  déssrt  de  Port-Royal ,  pour  y  bâtir  sa  maison  et 
pour  y  amasser  son  peuple ,  tout  est  bien  ;  il  n'élève  pas 
un  murmure  ,  il  est  content  de  la  dernière  place  où  il 
se  voit  rejeté.  Se  tenir  en  repos ,  il  a  sur  ce  sujet  une 
lettre  (la  troisième  du  tome  II)  ,  qui  est  presque  digne 
de  Nicole  (  je  suis  ici  dans  les  nuances  du  gris  au  moins 
gris);  il  en  a  une  autre  sur  les  voyages  (la  cin- 
quième du  même  tome),  et  une  autre  (la  huitième), 
qui  donnent  l'idée  d'un  demi-sourire.  Mais  que  ce 
sourire  a  besoin  d'être  saisi  de  près  au  passage  I  com- 
bien M.  de  Sainte-Marthe  sourit  peu!  «  Pour  voir  les 
choses  telles  qu'elles  sont ,  pense-t-il,  il  faut,  autant 
qu'on  le  peut ,  avoir  les  yeux  d'un  mourant.  »  Quant  à 
prétendre  montrer  de  l'esprit  ou  le  moindre  agrément 
lorsqu'il  tient  la  plume,  cette  idée  l'eût  effrayé  :  «  Nous 
devons  craindre  tous  les  talents  que  nous  ne  pouvons 
cacher.  »  Il  sait  l'écueil  de  ceux  qui  ont  le  beau  langage 
à  leur  disposition  et  les  belles  connaissances  :  «  Qu'est-ce 
que  la  connoissance  d'une  vérité  que  nous  ne  prati- 
quons jamais?  »  Tel  que  nous  le  voyons  ,  M.  de  Sainte- 
Marthe  était  un  des  rares  hommes  en  qui  ce  sublime 
génie  de  Pascal  avait  une  parfaite  confiance  :  ce  fut  lui 
de  préférence,  entre  les  confesseurs,  qu'il  envoya  qué- 
rir plusieurs  fois  dans  sa  dernière  maladie ,  et  à  qui  i 
communiqua  les  plus  secrets  mouvements  de  sa  con- 
science. 

On  parle  toujours  du  siècle  de  Louis  XIV  comme 
d'un  grand  siècle  religieux  ,  d'un  siècle  qui  doit  faire 
honte  à  ceux  qui  ont  suivi,  pour  la  doctrine  et  la  foi 
ecclésiastique.  Mais  du  temps  de  Louis  XIV,  les  clair- 
voyants et  les  véridiques,  tels  que  M.  de  Sainte-Marthe, 
en  parlaient  autrement  et  comme  du  plus  relâché  des 
siècles  ;  se  reportant  en  idée  aux  âges,  réputés  meilleurs, 
de  saint  Bernard  et  de  ces  directeurs  chrétiens  d'autrefois 


350 


PORT-ROYAL. 


(vieux  âges,  après  tout  bien  obscurs,  et  qui  nous  font 
peut-être  illusion  eux-momes) ,  il  écrivait  par  exemple: 

«  Nous  sommes  à  présent  dans  un  siècle  bien  plus  commode; 
nous  pouvons  devenir  prêtres  sans  prendre  la  peine  de  nous 
charger  de  science,  et  sans  avoir  jamais  rien  lu  de  l'Évangile 
que  ce  qui  s'en  rencontre  dans  le  Bréviaire  ou  dans  le  Missel, 
sans  savoir  qui  nous  a  appelés  au  ministère,  sans  en  con- 
noitre  ni  la  sainteté  ni  les  dangers;  de  sorte  que  comme  il  y 
a  de  certains  bénéfices  qu'on  appelle  simples  parce  qu'on 
n'est  obligé  qu'à  dire  son  Bréviaire,  il  semble  aussi  que,  pour 
être  simple  prêtre,  il  ne  faille  dire  que  le  Bréviaire  et  la 
Messe.  » 

L'ignorance  grossière  était  donc  très-habituelle  dans 
le  clergé  ordinaire  du  beau  siècle  de  Louis  XIV  ,  de 
même  que  l'impiété  raffinée  s'était  glissée  dans  bien 
des  esprits  :  de  loin  nous  ne  voyons  que  les  têtes  éle- 
vées et  les  surfaces  lumineuses  K 

M.  de  Sainte -Marthe,  accablé  d'infirmités  dans  ses 
dernières  années ,  mourut  le.  11  octobre  1690,àrâge 
de  soixante-dix  ans  accomplis.  Fidèle  à  ses  habitudes 
de  modestie  rigoureuse ,  il  observa  durant  sa  dernière 
maladie  un  silence  extraordinaire.  Ceux  qui  ne  le 
voyaient  qu'nne  fois  ,  et  sans  qu'il  leur  parlât,  Tauraient 
cru  sans  connaissance  ;  il  n'en  était  rien  ;  mais  il  n'ai- 
mait pas  que  dans  ces  morts  chrétiennes  ,  et  en  appro- 
chant du  moment  suprême,  on  dit  de  ces  mots  qui  se  peu- 
vent répéter  :  «  Est-il  si  à  propos  dotant  parler  quand  on 
est  près  de  paroître  devant  Dieu  î  »  —  On  fit  sur  lui  ce  dis- 

1.  Dans  le  cours  du  siècle  cependant,  on  compterait  bon  nombre 
d'estimables  Communautés  et  associations,  depuis  celle  de  M.Bour- 
doise,  qui  s'essayaient  expressément  et  s'appliquaient  à  former  des 
prêtres,  à  rendre  les  sujets  dignes  du  sacerdoce  chrétien.  De  toutes 
ces  œuvres,  la  Communauté  de  Saint-Sulpico  a  été  la  phi  ;  com- 
pl('.te  et  la  plus  durable;  mais  le  fait  d'une  grossièreté  moyenne  du 
clergé  sous  Louis  XIV  subsiste. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


tique  qui  exprime  bien  toute  sa  conduite  et  son  caractère  : 

Impatiens  faisi,  verique  tenacior,  inde 
Ingemuit,  tacuit,  fugit  et  occubuit. 

«  Impatient  du  mensonge  et  sectateur  de  la  vérité ,  de 
là  vient  qu'il  a  gémi,  qu'il  s'est  tu,  qu'il  s'est  caché, 
qu'il  s'est  consumé.  » 

Deux  jours  après  sa  mort ,  son  corps  fut  transporté  à 
Port-Royal  des  Champs,  pour  y  être  inhumé  à  Tinté- 
rieur  de  la  maison. 

M.  de  Sainte-Marthe  est  une  de  ces  figures  qui ,  si 
elles  se  détachent  peu  du  fond  général  de  notre  sujet , 
y  entrent  et  y  tiennent  le  plus  profondément  ;  c'est 
pourquoi  j'ai  dû  m'y  arrêter.  Par  une  seule  circon- 
stance de  sa  vie  il  offre  prise  à  l'imagination,  à  celle 
môme  qui  chercherait  dans  ces  sentiers  d'autrefois 
d'humbles  vestiges,  de  touchants  rappels  de  poésie  in- 
time et  d'émotion  contenue.  M.  de  Sainte-Marthe  ,  de 
nuit,  durant  l'hiver  ,  montant  sur  quelque  arbre  chargé 
de  givre  et  faisant  à  demi-voix  de  petits  discours  édi- 
fiants aux  religieuses  qui  Técoutaient  dans  le  jardin  de 
l'autre  côté  du  mur,  c'est  là  un  tableau  qui  fait  bien  le 
pendant  de  M.  Hamon  allant  voir  ses  malades,  monté 
sur  un  âne ,  et  lisant  en  chemin  un  livre  ouvert  sur 
l'espèce  de  pupitre  rustique  qu'il  s'était  dressé  au  moyen 
d'un  bâton  fiché  dans  la  selle.  Images  imprévues  dans 
des  vies  si  graves  !  images  presque  enfantines ,  signi- 
ficatives pourtant,  et  qui  ne  se  peuvent  oublier,  d'une 
foi  redevenue  primitive  *  ! 

1.  Il  est  [)ossible  que  ce  genre  de  doctrines  et  de  sentiments  re- 
ligieux austères  se  refuse  à  toute  poésie  :  mais  s'ils  en  permettent 
et  en  souffrent  quelqu'une,  c'est  celle-là,  et  pas  une  autre,  que 
je  m'étais  efforcé  d'exprimer  dans  un  petit  poëme  qui  fut  peu 
goûté  du  public  lorsqu'il  parut,  et  qui  a  pour  titre  :  Monsieur  Jean, 
11  se  rattachait  dans  ma  pensée  à  ces  études  sur  Port-Royal  :  c  en 
est  la  sobre  fleur. 


VI 


Les  quatre  évêques  patrons  de  Port-Royal.  —  M.  Pavillon.  —  Un 
saint  évêque  au  dix-septième  siècle.  —  Doctrine  chrétienne 
épiscopale.  —  Protestation  de  M.  Pavillon  contre  la  Déclaration 
du  roi.  —  Origine  de  sa  liaison  avec  Port-Ro\aL  —  Son  Mande- 
ment sur  la  Bulle  d'Alexandre  VII.  —  Menace  de  jugement  par 
commission.  —  Avènement  de  Clément  IX.  —  M.  de  Gondrin  et 
M.  Vialart^  prélats  médiateurs.  —  Lettre  des  dix-neuf  évêques 
au  Pape.  —  Madame  de  Longueville.  —  Embarras  de  faire  le 
procès  à  M.  Pavillon.  —  Son  union  intime  avec  les  Religieuses 
de  Port-Royal.  —  Divers  projets  des  Port-Royalistes.  —  De  l'île 
de  Nordstrand;  les  jansénistes  actionnaires.  —  Épisode  du  ^ou- 
veau-Testament  de  Mons.  —  Vogue  de  cette  traduction.  — 
M.  d'Embrun  et  son  Mandement.  —  On  rit  et  il  se  fâche.  —  Sa 
Requête  au  roi.  —  La  contre-Requête  de  M.  Arnauld;  piquantes 
scènes  de  Cour.  —  Port-Royal  en  faveur.  —  Projet  de  lettre  des 
quatre  évêques  au  Pape,  approuvé  par  le  nonce.  —  Dernière 
résistance  de  M.  Pavillon.  —  Chacun  cède;  paix  et  joie,  —  Pré- 
sentation de  M.  Arnauld  au  roi;  son  comphment.  —  Caractère 
de  cette  paix  ;  médaille  et  revers.  —  Signature  et  délivrance  des 
Religieuses  des  Champs.  — -  Cérémonie  du  rétablissement;  la 
procession  de  Magny.  —  Séparation  des  deux  monastères  et 
partage  des  biens.  —  Belle  époque  d'automne. 


Gt3  qui  sauva  Port-Royal  dans  la  crise  où  nous  le 
voyons  si  compromis  depuis  1660,  et  d'où,  à  cette  date 
de  16i)5-1667,  il  semblait  ne  pouvoir  raisonnablement 


LIVRE  CINQUIÈME. 


353 


se  tirer ,  ce  fut  rengagement  de  quatre  évêques  dans 
la  même  cause,  et  entre  ces  évêques,  d'un  des  plus 
considérés  et  des  plus  vénérés  pour  ses  vertus  parmi 
tous  ceux  de  TÉglise  de  France.  Un  bien  plus  grand 
nombre  d'évêques  s'étaient  prononcés  à  l'origine,  con- 
jointement avec  Messieurs  de  Port-Royal,  pour  la  doc- 
trine de  la  Grâce  et  de  saint  Augustin  ;  mais  depuis 
rarrivée  de  la  Bulle  d'Innocent  X  en  1653,  chaque  As- 
semblée générale  du  Clergé. avait  amené  quelque  ré- 
tractation et  quelque  exemple  de  faiblesse.  Le  Formu- 
laire d'Alexandre  VII  s'imposait  de  plus  en  plus.  Le 
redoublement  des  ordres  de  la  Cour  et  les  décisions  im- 
pératives  des  Assemblées  à  dater  de  1660  avaient  fait 
fléchir,  parmi  les  opposants,  les  plus  amis  même  de 
Port-Royal  ;  c'est  ainsi  que  Tévêque  de  Vence ,  celui 
qu'on  appelait  le  célèbre  M,  Godeau  ,  après  avoir  parlé  si 
fort,  avait  signé     Quatre  prélats  restèrent  seuls  inflexi- 

1.  M.  Godeau,  qui  mérite  bien  une  mention  à  part  à  cause  de 
son  renom  littéraire  (voir  tome  II,  p.  268),  ne  se  couvrit  pas  de 
gloire  aux  yeux  de  ses  amis  les  Jansénistes,  de  ceux  qui  y  regar- 
daient d'im  peu  près,  dans  ces  débats  au  sujet  de  la  signature.  Se 
hâtant  d'obéir  aux  décisions  de  l'Assemblée  de  1660-1661,  il  com- 
mença par  recevoir  le  Formulaire  dans  son  diocèse  et  le  fit  signer 
par  son  Chapitre;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'écrire  à  ses  amis, 
M.  d'Andilly  et  autres,  pour  leur  témoigner  combien  il  prenait  part 
à  leurs  souffrances  et  à  celles  de  Port-Royal.  M.  d'Andilly  lui  écri- 
vait (juillet  1661)  :  «  Pour  vous  parler  avec  ma  franchise  ordi- 
naire et  la  liberté  que  notre  intime  et  ancienne  amitié  me  donne, 
il  me  semble  qu'il  ne  suffit  pas,  dans  une  telle  rencontre,  d'avoir 
une  charité  épiscopale,  mais  qu'il  faut  y  joindre  la  vigueur  et  la 
générosité  de  ces  grands  évêques  des  premiers  siècles,  en  portant 
en  faveur  de  la  vérité  et  de  la  justice  la  parole  de  Dieu  devant  les 
rois  et  devant  les  princes  pour  les  détromper  des  fausses  impres- 
sions, etc.,  etc.  »  Et  il  le  provoquait  à  imiter  l'exemple  que  l'évêque 
d'Angers  avait  donné  en  adressant  une  lettre  au  roi,  dont  il  lui  en- 
voyait une  copie  :  «  En  vérité,  ajoutait-il,  je  ne  saurois  assez 
plaindre  ceux  qui,  n'ayant  pas  le  courage  d'agir  de  la  sorte,  se- 
ront couverts  de  confusion  devant  le  juste  jugement  de  Dieu,  pour 
avoir  fui  lâchement  au  jour  du  combat....  J'attendrai  avec  impa- 

IV  —  23 


354 


PORT-ROYAL, 


bles  :  c'étaient  M.  Henri  Arnatild  ,  évêque  d'Angers  , 
IVère  de  M.  d'Andiliy  et  du  docteui*,  et  qui  montra  Tin- 
Ilexibilité  de  sa  famille  avant  d'en  avoir  peut-être  Ten- 

tience  voire  réponse,  et  cela  parce  que  je  suis  à  vous  autant  que 
vous  le  savez  :  car  autrement  je  vous  verrois,  sans  m'enquérir  de 
ce  que  vous  feriez,  augmenter  le  nombre  de  ceux  qui  semblent  a\  oir 
oublié  l'honneur  qu'ils  ont  d'ôtre  les  époux  de  l'^'giisc,  tant  ils  se 
motLent  p?ii  en  peine  de  tout  ce  qui  la  regarde.  »  Piqué  d'honneur 
par  ces  paroles  de  M.  d'Andilly,  M.  de  Vence  écrivit  une  lettre  au 
Pape  et  en  écrivit  une  aussi  au  roi  qu'il  fit  passer  par  les  mains 
du  comte  de  Brienne  le  jeune,  secrétaire  d'État.  Cette  lettre  lut 
très-mal  reçue.  Le  roi,  voyant  que  c était  une  lettre  d'évêquc,  dit 
qu'on  la  lui  présentât  quand  il  serait  dans  son  Conseil  de  con- 
science; et  à  la  séance  de  ce  Conseil,  après  que  le  comte  de 
Brienne  en  eut  lu  les  dix  ou  douze  premières  lignes,  le  Père  An- 
nat  interrompit  en  dis;mt  :  «  Qu'est-ce  que  vous  vient  ici  conter, 
Sire,  ce  petit  évêque  qui  n'a  que  trois  ou  quatre  paroisses  et  quinze 
ou  vingt  paysans?  »  Le  Père  Annat  s'obstinait  à  traiter  le  nain  de 
la  princesse  Julie,  comme  n'étnnt  encore  que  le  nain  de  l'épiscopat. 
Averti  de  ce  propos  par  M.  d'Andiliy,  M.  de  Vence  écrivait  le  24  dé- 
cembre (16G1),  en  se  redressant  et  se  roidissant  dans  sa  petite 
taille  :  «  Un  évêque  qui  n'a  que  vingt  paysans  à  conduire  en  a  en- 
core trop,  s'il  est  vrai  que  les  âmes  des  paysans  soient  rachetées 
du  sang  de  Jésus-Christ.  »  Sur  de  nouveaux  ordres  du  roi  qui  lui 
lurent  donnés  en  mai  1662,  il  signa  purement  et  simplement. 
M.  Godeau,  jusque  dans  ses  défaillances,  continua  de  corres- 
pondre amicalement  avec  M.  d'Andilly,  avec  M.  d'Angers, 
et  de  complimenter  les  religieuses  persécutées.  On  lui  tenait 
compte  de  sa  bonne  intention,  en  excusant  son  peu  de  vigueur. 
«  Les  temps  étoient  si  fâcheux  pour  les  disciples  de  saint  Augustin, 
dit  à  ce  propos  M.  Hermant  en  ses  Mémoires  manuscrits,  qu'i's  se 
croyoient  obligés  de  regarder  comme  leurs  amis  ceux  qui  ne  leur 
jetoient  point  des  pierres,  d'excuser  la  foiblesse  de  ceux  qui  se 
laissoient  aller  au  torrent,  pourvu  qu'ils  ne  se  déclarassent  point 
contre  eux  d'une  manière  envenimée,  et  de  dire  comme  on  lit 
dans  un  endroit  de  l'Évangile  :  Quiconque  ne  se  déclare  point 
contre  moi  est  pour  moi.  »  Bans  les  livres  imprimés,  les  écrivains 
Port-Royalistes  ont  toujours  ménagé  en  M.  de  Vence  Tami  de 
M.  d'Andilly.  11  est  vrai  que  sitôt  que  le  temps  semblait  vouloir 
devenir  plus  serein,  il  redevenait  courageux,  énergique  par  let- 
tres, un  foudre  de  guerre,  et  parlait  de  verser  son  sang  qu'on  ne 
lui  demandait  pas;  il  était  le  premier  aux  félicitations  dans  le 
succès.  Knhn  ce  y  etit  éveque  beau  phraseur,  ce  disciple  affaibli 
(le  Malherbe  en  vers,  nous  offre  plus  vivement  et  plus  gaiement 


LIVRE  CINQUIÈME. 


355 


tière  piété  ;  M.  de  Buzanval,  évêque  de  Beauvais ,  for- 
tifié et  soutenu  par  quelques  bonnes  têtes  jansénistes 
de  son  Chapitre;  M.  de  Gaulet,  évêque  de  Pamiers , 
autrefois  disciple  de  Vincent  de  Paul  et  de  M.  Olier ,  et 
qui,  n'étant  qu'abbé  de  Foix,  avait  si  fort  chargé  M.  de 
Saint-Gyran  dans  son  procès ,  cœur  honnête ,  cerveau 
étpoit  et  formé  pour  des  opiniâtretés  successives  ;  c'é- 
tait enfin  et  surtout  le  saint  évêque  d'Aleth ,  Nicolas 
Pavillon,  sorti  également  des  mains  de  Vincent  de  Paul, 
longtemps  étranger  au  Jansénisme  et  à  ces  questions , 
qui  ne  les  examina  même  directement  qu'en  1661,  mais 
dont  la  conviction,  une  fois  prise  ,  demeura  fixe  à  ja- 
mais {sedet  œternwnque  sedebit)  :  une  de  ces  figures 
d'évêque  primitif,  assises  sur  le  roc  et  plus  immuables 
que  Pierre.  G'est  à  lui  qu'on  peut  dire  que  Port-Royal 
fut  redevable ,  après  Dieu  ,  de  son  salut  en  cette  con- 
joncture. Figurons-nous  bien  d'abord  ce  que  c'était 
qu'un  évêque  comme  Pavillon  au  dix-septième  siècle  , 
et  son  crédit  moral  dans  l'esprit  des  peuples. 

Né  à  Paris  en  1597  ,  au  sein  d'une  famille  bourgeoise 
parlementaire  très-chrétienne,  il  avait  témoigné  de 
bonne  heure  de  sa  vocation  pour  l'étude  de  l'Écriture 
sainte  et  pour  la  pratique  des  vertus  évangéliques.  li  s'y 
était  exercé  pendant  cinq  années  sous  la  direction  de 
Vincent  de  Paul ,  qui  se  servit  utilement  de  lui  dans  son 
œuvre  commençante  des  Missions  et  qui  l'appelait  son 
bras  droit.  Ordonné  prêtre  à  trente  ans,  il  sut  résister  à 
toutes  les  vues  d'ambition  ecclésiastique  que  pouvait 
avoir  sa  famille  du  côté  de  la  Gour;  et  il  ne  sut  pas 
moins  résister ,  du  côté  de  l'Ecole  ,  aux  gloires  triom- 
phantes du  doctorat  :  il  ne  se  proposait  pour  but  de  ses 
études  «  que  de  bien  savoir  la  religion  pour  être  en  état 

que  d'autres  en  sa  personne  le  type  de  ces  prélats  de  la  seconde 
ligne  qui,  bien  qu'ayant  signé,  continuaient  de  s'intéresser  de 
tout  leur  cœur  au  triomphe  de  la  Vérité, 


356 


PORT-ROYAL 


de  l'enseigner  aux  simples.  «  Il  aspirait  à  être  un  curé 
des  champs.  Cependant  il  ne  put  se  refuser  h  prêcher 
à  Paris,  et  ses  sermons  à  Téglise  Sainte-Groix-de-ia- 
Bretonnerie  furent  remarqués.  M.  d'AndilJy ,  que  le 
hasard  d'abord ,  ou  sa  qualité  de  paroissien ,  y  avait.con- 
duit ,  se  déclaia  son  admirateur  et  se  mit  à  en  parler  à 
tout  le  monde.  M.  Pavillon  devait  appartenir  à  ce  genre 
de  prédicateurs  sérieux  ,  judicieux  et  louchants ,  qui  ré- 
formaient le  goût  sans  y  songer ,  et  dont  M.  Singlin,  un 
peu  plus  tard,  acheva  l'idée  excellente*.  Ses  succès  dans 
la  chaire,  et  les  suffrages  qa'iis  lui  valurent,  notamment 
celui  de  la  duchesse  d'Aiguillon  ,  le  désignèrent  au  car- 
dinal de  Richelieu  pour  le  siège  d'Aleth  qui  devint  va- 
cant en  ce  temps-là  (1637).  Pavillon  avait  quarante 
ans.  Il  avait  désiré  ardemment  être  curé  de  village  ;  il 
put  dire  ,  quand  il  eut  vu  Aleth ,  que  Dieu  l'avait  en 
quelque  sorte  exaucé,  en  le  faisant  «  évêque  de  village,» 
tant  le  pays  était  pauvre ,  rude  ,  et  tant  le  champ  des 
âmes  y  était  pénible  à  défricher. 

Une  fois  arrivé  en  ce  diocèse  montagneux,  aux  con- 
fins de  l'Espagne,  il  se  dit  :  «  Voilà  ma  part  d'héritage 
assignée  par  le  Maître,  »  et  durant  trente-huit  ans  il 
n'en  sortit  plus.  Ce  qu'il  fit  pour  civiliser  et  évangéliser 
ces  contrées  sauvages ,  pour  remettre  dans  Tordre  un 
clergé  déréglé,  pour  désarmer  des  gentilshommes  vio- 

1.  M.  Pavillon  avait,  selon  ses  biographes,  le  don  de  la  parole; 
lui,  il  disait  (causant  un  jour  avec  Brienne)  avoir  eu  plus  de  faci- 
lité à  ses  premiers  débuts  que  dans  la  suite,  et  que,  pour  s'être 
trop  hâté  de  prendre  le  sous-diaconat  avant  l'âge  et  par  dispense, 
Dieu  l'avait  humilié  en  lui  ôtant  de  cette  facilité  première  qu'il 
avait  à  parler,  et  lui  avait  laissé  depuis  un  léger  embarras  qui  le 
faisait  quelquefois  rougir  en  chaire  au  ressouvenir  de  son  an- 
cienne faute.  Mais  c'était  peut-être  là  une  leçon  indirecte  qu'il 
donnait  à  Brienne  à  ses  propres  dépens.  Avec  ces  chrétiens  si 
humbles,  on  ne  sait  jamais  à  (juoi  s'en  tenir;  ils  se  dmiinuent 
tant  qu  ils  peuvent,  et  je  croirais  volontiers  que  M,  Pavillon  par- 
lait non-seulement  très-bien^  mais  aisément. 


LIVRE  GINQUIÈMÊ. 


357 


lents,  pour  instruire  des  populations  ignorantes,  et  pour 
îrioinpher  des  résistances  de  tout  genre  que  la  routine, 
la  dureté  originelle  ou  les  passions  opposent  au  bien,  il 
faudrait  un  volume  pour  le  dire  ^  ;  mais  la  vénération 
des  contemporains  le  proclamait  assez  haut.  Dans  ce 
pays  de  pauvreté,  il  commença  par  se  faire  aussi  pauvre 
que  .es  plus  pauvres. 

'(  Peu  de  temps  après  son  arrivée  à  Aleth,  ayant  trouvé, 
en  faisant  sa  tournée  dans  la  ville,  un  pauvre  homme  à  l'ex- 
trémité, couché  sur  la  paille,  il  ordonna  à  son  maître  d'hôtel 
de  lui  faire  porter  un  matelas.  Ce  domestique  lui  ayant  re- 
présenté qu'on  n'avoit  pas  encore  pu  se  fournir  des  meubles 
nécessaires  et  qu'à  peine  avoit-on  des  lits  pour  sa  famille  (il 
appeloit  ainsi  ses  domestiques)  :  Faites  porter ,  répîiqua-t-il, 
à  ce  pauvre  malade  le  matelas  de  mon  lit:  car  je  ne  puis  le  lais- 
ser dans  rétat  où  je  Vai  vu.  » 

Dans  les  visites  fréquentes  et  non  solennelles,  qu'il 
faisait  à  toutes  les  parties  de  son  diocèse,  accompagné 
d'un  seul  ecclésiastique  et  d'un  valet,  il  découvrait  des 
coins  perdus  où  les  pasteurs  des  âmes  avaient  bien  ra- 
rement pénétré.  Allant  à  un  de  ces  hameaux  qui 
n'étaient  d'aucune  paroisse,  pour  y  visiter  une  malade, 
il  eut  à  passer  par  un  pas  très-dangereux  où  les  gens 
même  du  pays  n'aimaient  guère  à  se  hasarder.  Dans 
cette  excursion  il  lui  arriva  d'avoir  à  traverser  la 
rivière  d'Aude  entre  d'affreux  rochers,  sur  une  planche 
étroite  et  fragile;  et  comme  l'ecclésiastique  qui  l'accom- 
pagnait le  priait  de  lui  remettre  le  Saint-Sacrement  pour 
en  être  plus  libre  au  passage  :  «  Je  le  garde,  lui  dit-il, 
ce  sera  mon  soutien.  »  — -  Il  avait  pour  maxime  «  qu'un 
évêque  est  le  soleil  de  son  diocèse  et  doit  en  éclairer  et 
échauffer  tous  les  endroits.  » 

i.  sûr  la  Vie  de  M.  Pavillon  (3  vol.,  1738),  rédigée  d'après 
des  mémoires  originaux,  par  M.  Paris,  prêtre,  qui  n'est  pas  le 
diacre  Paris. 


358 


PORT-ROYAL. 


S'il  était  pénétré  des  devoirs,  il  ne  Tétait  pas  raoins 
des  droits  de  Tépiscopat.  Il  croyait  que  «  la  clef  de  la 
science  et  du  discernement  est  jointe  essentiellement  au 
caractère  d'évêque;  »  que  TÉvèque  régulièrement  or- 
donné et  institué,  après  qu'il  s'est  mis  en  présence  de 
Dieu  par  la  méditation  silencieuse  et  par  la  prière,  re- 
çoit de  lui  la  direction  de  conduite  et  la  lumière  comme 
saint  Pierre  et  les  successeurs  de  saint  Pierre  l'ont  pu 
et  la  peuvent  recevoir,  et  qu'à  moins  de  Conciles  régu- 
liers et  caDoniquement  assemblés  disant  le  contraire,  ce 
que  dit  et  ordonne  TEvêque  est  et  demeure  la  règle  et 
la  vérité.  Qui  dit  évêque,  dit  le  vrai  docteur  en  Jésus- 
Christ.  Aussi  ni  roi  ni  pape,  sauf  le  respect  qui  leur 
était  dû,  n'avait  action  ni  prise  directe  sur  M.  Pavillon  ^ 
Il  ignorait  la  maxime  de  ces  prélats  qu'il  avait  quelque- 
fois l'occasion  de  voir  aux  États  de  Languedoc,  ou  de 
ceux  qui  se  réunissaient  à  Paris  ou  à  Versailles  sous  la 
main  du  roi  dans  les  Assemblées  administratives  du 
Clergé,  ces  Assemblées  dites  gallicanes  (où  il  n'alla  ja- 

1.  Du  Guet,  dans  ses  Conférences  ecclésiastiques  {T  et  3^  disser- 
tation), a  établi,  ens'appuyant  surtout  des  paroles  de  saint  Ignace 
(un  saint  du  premier  siècle  et  qui  avait  vu  les  Apôtres),  cette 
même  doctrine  cardinale,  la  mission  et  l'autorité  des  Evêques  de 
droit  divin,  aussi  bien  que  leur  supériorité  au-dessus  des  prêtres  : 
a  L'Évêque  est  établi  de  Dieu,  et  c'est  lui  qui  établit  les  prêtres.... 
L'Évêque  est  tout  à  la  fois  le  successeur  des  Apôtres,  le  vicaire  de 
Jésus-Christ  et  le  sacrificateur  du  Père  céleste,  etc.,  etc.  »  M.  Pa- 
villon est,  chez  nous,  le  dernier  exemple,  le  plus  entier  et  le  plus 
intègre,  de  cette  perfection  de  l'Êvêque  primitif  :  car  on  ne  saurait 
citer  Bossuet,  qui  était  au  besoin  Thomme  du  roi  contre  le  Pape. 
M.  Pavillon  n'était  ni  au  roi  ni  au  Pape  :  peu  lui  importait  d'hêtre 
battu  en  brèche  des  deux  côtés.  Avec  la  centralisation  qui  prévaut 
de  plus  en  plus  dans  l'Éiat  comme  dans  l'Église,  il  n'y  a  plus  lieu 
à  de  tels  évêques,  souverains  dans  l'ordre  divin  et  absolument  in- 
dépendants chez  eux,  et  composant  en  personnes  égales  Ja  grande 
Communauté  chrétienne  :  autant  de  saint  Pierre^  chacun  sur  son 
roc  et  dans  son  siège.  Ce  serait  un  anachronisme  aujourd'hui  de 
voir  un  tel  évêque,  autant  que  de  voii  un  grand  baron  léoclal. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


359 


mais),  décorées  par  Bossuet  d'un  grand  appareil  de  doc- 
trine  et  menées  de  fait  par  M.  de  Harlai  ;  il  était ,  dis-je, 
à  cent  lieues  de  la  maxime,  â:ne  secrète  de  ces  Assem- 
blées, a  qu'il  faut  céder  au  plus  fort.  »  Sa  science  était 
de  résister  comme  un  mur  ou  comme  un  roc  aux  plus 
rudes  attaques,  de  quelque  part  qu'elles  vinssent,  quand 
il  était  persuadé  que  Dieu  le  demandait  de  lui.  C'était  un 
terrible  homme  que  ce  doux  prélat,  et  avec  qui,  en  luttant, 
on  ne  gagnait  rien.  Il  le  prouva  jusqu'à  son  dernier  soupir 
dans  l'affaire  de  la  Régale.  Il  ne  le  prouva  pas  moins  alors 
(en  1665)  dans  l'affaire  de  la  Signature.  «  Un  évêque 
doit  s'exposer  à  tous  les  dangers,  pensait-il,  pour  conser- 
ver l'intégrité  de  son  Épouse  :  in  hoc  positi  sumus  (c'est 
pour  cela  que  nous  sommes  en  place).  »  Dans  la  pres- 
cription de  la  signature  en  particulier,  qu'avait  ordonnée 
l'Assemblée  du  Clergé  de  1660,  il  estimait  que  cette 
Assemblée,  qui  n'avait  aucun  des  caractères  d'un  Con- 
cile, avait  excédé  ses  droits  en  imposant  auxévêques  une 
déférence  aveugle  à  ses  décrets;  qu'elle  n'avait  fait  au- 
cune diflérence  des  évêques  avec  le  reste  des  fidèles; 
qu'elle  avait  oublié  que  l'Évêque  est  le  juge  par  excel- 
lence en  telle  matière,  et  n'a  de  juge  supérieur  et  légi- 
time que  dans  les  Conciles  provinciaux  ou  nationaux.  Il 
avait  donc  cru  devoir  protester  contre  l'autorité  que  s'at- 
tribuaient ces  Assemblées  quinquennales  composées  e  j 
grande  partie  d'évêques  de  coiir,  au  préjudice  de  ceux 
qui  résidaient  plus  exactement*.  L'Arrêt  du  Conseil,  qui 

1.  C'était  aussi  l'opinion  de  M.  d'Aubigny  que  nous  avons  vu 
Fami  de  Saint-Évremond,  raais  qui  n'en  était  pas  moins  une  au- 
torité parmi  les  Jansénistes  par  son  rang,  sa  qualité  et  la  ligne  de 
conduite  qu'il  avait  tenue;  on  lit  dans  les  Mémoires  manuscrits 
(le  M.  Hermant  : 

«  M.  l'abbé  d'Aubigny,  qui  avoit  fait  en  ce  temps-là  (1661)  un  voyage 
en  Angleterre,  apprit,  avec  une  grande  amertume  de  cœur,  cette  délibéra- 
tion de  l'Assemblée,  et  en  écrivit  ainsi  à  M.  d'Andilly,  le  15  février  : 

«  J'ai  su  en  mon  chemin  la  délibération  de  l'Assemblée  avec  une  extrême 


360 


PORT- ROYAL. 


était  intervenu  pour  prêter  main-forte  aux  décisions  de 
l'Assemblée  et  en  assurer  l'exécution  ,  n'ajoutait  rien  îi 
la  légitimité  de  Factemême.  «  L'autorité  du  roi  en  effet, 
quoique  absolument  nécessaire  pour  contraindre  par 
des  peines  temporelles  à  la  soumission  aux  lois  de 
l'Église,  ne  peut  conférer  à  une  Assemblée  non  cano- 
nique le  droit  de  faire  de  ces  sortes  de  lois,  ni  suppléer 
à  ce  qni  manque.  »  Le  saint  évêque  ne  se  fit  pas  faute 
d'écrire  au  roi  pour  lui  représenter  que,  dans  sa  Décla- 
ration (du  29  avril  1664) ,  il  avait  passé  les  bornes  do  sa 
puissance  légitime,  en  ordonnant  la  signature  par-devant 
ses  juges  et  magistrats  ;  «  que  tous  les  princes  vraiment 
chrétiens  ne  se  sont  jamais  attribué  l'autorité  de  faire  des 
lois  et  des  canons  dans  TÉglise,  mais  Lien  ont  tenu  à 
gloire  d'en  être  les  exécuteurs  et  non  pas  les  institu- 
teurs. »  C'est  par  cette  considération  stricte  de  juridic- 
tion ecclésiastique,  d'ordre  et  de  discipline  épiscopale, 
et  d'autorité  inhérente  à  son.  ministère,  que  M.  Pavillon 
fut  conduit  à  entrer  dans  la  lutte.  Il  écrivit  donc  une 
lettre  de  ferme  et  respectueuse  remontrance  au  roi 
(25  août  1664) ,  lettre  qui  devint  bientôt  après  publique 
par  l'impression.  Conséquent  avec  lui-même,  il  interdit 
la  signature  du  Formulaire  dans  son  diocèse,  adressa 
une  Monition  à  son  clergé  pour  le  prémunir  contre  la 

surprise;  quelque  méchante  opinion  que  j'eusse  des  gens,  je  ne  pouvoia 
pas  m'imaginer  qu'ils  allassent  dans  un  tel  excès,  et  qu'ils  fussent  ca- 
pables de  s'attirer  une  confusion  si  publique  devant  tout  ce  qu'il  y  a  de 
personnes  de  vertu  et  d'érudition.  En  vérité  on  peut  dire  ce  que  disoit 
autrefois  saint  Cyprien  dans  une  autre  rencontre  :  «  Actum  est  de  vigore 
Episcopatuf^  daque  sublimi  ac  divîna  Ecclesix  gubernnndx  auctoritale.  » 
Enfin  l'autorité  légitime  n'est  jamais  mieux  détruite  que  lorsque  l'on  en 
substitue  en  sa  place  une  nouvelle  et  tout  injuste,  lelle  que  me  paroît 
celle  que  ces  Messieurs  se  sont  attribuée  en  s'établissant  sur  la  tête  de 
leurs  confrères,  et  les  obligeant  d' se  soumettre  à  leurs  résolutions  sous 
toutes  les  peines  canoniques.  Si  cette  nécessité  que  l'Église  n'a  jamais 
reconnue  s'établit,  je  ne  vois  plus  rien  de  certain  dans  la  foi,  ni  de  si  saint 
dans  la  discipline  et  dans  les  mœurs,  qui  ne  puisse  être  détruit  et  violé; 
et  vous  croyez  bien  que  quand  on  aura  besoin  de  décisions,  on  ne  manr 
quera  pas  d'évéques.  » 


LIVRE  CINQUIÈME.  ~  361 


Déclaration  du  roi,  et  excommunia  même  deux  de  ses 
chanoines  qui  étaient  allés  signer  ailleurs  devant  les 
séculiers.  L'éclat  fut  grand.  Le  chancelier  Séguier  disait 
tout  haut  a  que  M.  d'Aleth  avoit  voulu  cracher  au  nez 
du  roi.  »  L'avocat  général  Talon*  eut  ordre  de  déférer 
ces  actes  de  l'évêque  au  Parlement,  ce  qu  il  ht  dans  un 
violent  et  injurieux  réquisitoire  où  il  donna  cours  à  ses 
emphases.  Tous  les  amis  de  M.  Pavillon  s'agitaient,  lui 
écrivaient  des  lettres  d'alarme  ;  son  illustre  pénitent  le 
prince  de  Conti  lui  insinuait  la  prudence.  Entre  le  roi, 
le  Pape  et  sa  oonscience,  ayant  les  Jésuites  à  dos  qui 
le  taxaient  de  jansénisme,  la  position  de  Pavillon  était 
grave  ;  il  n'en  paraissait  nullement  ému.  Son  habitude 
était  de  ne  s'étonner  de  rien.  Invariable  et  tranquille, 
il  continuait  de  vaquer  charitablement  à  son  œuvre 
quotidienne  d'évêque,  pratiquant  Je  Carpe  dicm  du 
chrétien,  ne  s'occupant  que  du  devoir  actuel,  de  la  dif- 
ficulté présente,  et  abandonnant  à  Dieu  les  affaires  du 
lendemain.  L'Arrêt  du  Parleoient,  qui  se.régla  pour  les 
conclusions  sur  le  réquisitoire  de  M.  Talon,  fat  comme 
arraché  à  ce  grand  corps,  tant  M.  Pavillon  y  était  tenu 
en  profonde  estime  ;  on  n'y  fit  entrer  que  ce  qu'on  ne 
pouvait  refuser  au  roi.  Le  Premier  Président,  M.  de 
Lamoignon,  différa  plus  de  six  semaines  de  le  signer, 
et  ne  le  fit  que  sur  Tordre  du  roi,  impatient  de  ces  re- 
tards. Quant  à  l'évêque,  il  avait  une  trop  haute  idée  de 
son  ministère  pour  se  croire  justiciable  d*un  Parle- 
ment. On  le  décida  pourtant,  non  sans  peine,  à  écrire  au 
Premier  Président  pour  le  remercier  des  bonnes  inten- 
tions que  ce  magistrat  avait  eues  à  son  égard,  jusque 
dans  cette  circonstance  rigoureuse;  mais  cette  lettre  au 
chef  de  la  justice  humaine  sent  encore  sa  magistrature 
spirituelle  supérieure.  A  cette  date,  au  commencement 

l.  Denys  Talon,  qui  avait  succédé  à  son  père  depuis  1652. 


362 


PORT-ROYAL. 


de  1665,  M.  Pavillon  n'était  que  trèa-incic!emraent  en 
rapport  avec  Messieurs  de  Port-Roy Jil;  il  n'avait  écrit 
que  deux  fois  à  Tun  d'eux  (M.  Arnauld),  et  ç'avait  élé 
pour  répondre  à  des  lettres  reçues.  On  peut  dire  de  lui 
qu'il  était  un  Port-Royaliste  antérieur  et  sans  le  savoir; 
s'il  va  se  déclarer  et  lutter  si  directement  de  concert 
avec  et  pour  Messieurs  de  Port-Royal,  c'est  parce  qu'il 
les  rencontre  sur  son  chemin,  le  chemin  de  la  vérité. 

Survint  la  Bulle  d'Alexandre  VII  (15  février  1665) 
qui  mettait  les  évêques  au  pied  du  mur;  c'était  la  troi- 
sième fois  qu'un  pape  examinait  et  décidait  la  question. 
Pavillon  résisterait-il  purement  et  simplement  comme 
il  avait  fait  pour  la  Déclaration  du  roi?  N'obéirait-il  que 
moyennant  un  Mandement  explicatif?  Ce  dernier  parti 
qu'il  embrassa  fut  celui  qui  était  conseillé  par  Nicole, 
esprit  à  expédients  et  qui,  jusque  dans  un  parti  rigide, 
préférait  les  formes  moyennes.  Pavillon  faisant  consulter 
Nicole  entrait  ainsi,  bon  gré  mal  gré,  en  étroit  com- 
merce avec  ce  Port-Royal  tant  reproché.  Cependant 
toute  l'Église  de  France  avait  les  yeux  sur  lui  dans  ce 
péril  pour  savoir  comment  il  se  conduirait;  les  meilleurs 
évêques  le  considéraient  comme  leur  guide;  même  sans 
oser  le  suivre,  ils  se  disaient  que  là  où  il  irait,  ce  se- 
rait le  plus  honorable  de  se  référer  et  de  tendre,  et  du 
moins  de  s'en  approcher.  Il  y  a  des  moments  où  la  con- 
science publique  aime  à  se  personnifier  dans  un  homme; 
elle  s'en  fait  un  oracle.  Que  pense  Gaton?  Que  dira 
Royer-CoUard  ?  Que  fera  M.  Pavillon? 

M.  Pavillon  dressa  un  Mandement  dans  lequel  il 
alla  aux  derniers  termes  de  la  condescendance  comme 
il  l'entendait,  mais  dans  lequel  aussi  il  maintint  nette- 
ment toutes  les  distinctions  nécessaires  et  les  degrés  de 
foi  ou  de  soumission  dues  aux  décisions  d'ordre,  diffé- 
rent (1"  juin  1665).  Le  succès  d'un  Mandement  nous 
paraît  aujourd'hui  chose  singulière;  celui  de  M.  d'A- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


363 


leth  eut  pourtant  une  vogae  extrême  à  Paris  et  dans 
tout  le  royaume.  Le  libraire  Savreux  en  fit  trois  éditions 
en  peu  de  jours.  Le  roi  fut  mécontent.  Bon  nombre 
d'évêques  connaissaient  le  Mandement  avant  qu'il  fût 
publié:  quelques-uns  seulement  persistèrent  à  l'ap- 
prouver après  l'impression,  et  se  résolurent  à  en  publier 
de  semblables.  Un  Arrêt  du  Conseil  du  20  juillet  frappa 
ces  Mandements  raisonneurs  et  défendit  aux  ecclésias- 
tiques des  divers  diocèses  d'y  obéir.  Ce  n'était  là  qu'un 
prélude  à  d'autres  rigueurs.  Toutefois  l'embarras  était 
grand,  même  da  côté  de  la  Cour.  Le  roi,  en  faisant 
solliciter  à  Rome,  comme  il  le  fit,  deux  Brefs,  — l'un 
par  lequel  le  Pape  ordonnerait  aux  évêques  de  révoquer 
leurs  Mandements  explicatifs  et  de  faire  signer  pure- 
ment et  simplement,  et  l'autre  par  lequel  le  Pape  en- 
core nommerait  des  prélats  français  commissaires  pour 
procéder  au  besoin  et  porter  sentence  contre  les  évêques 
récalcitrants,  —  le  roi,  en  agissant  ainsi,  ouvrait  plus 
d'accès  à  la  Gour  de  Rome  dans  ses  propres  affaires 
qu'il  ne  convenait  à  la  politique  française.  Il  le  sentait, 
et  ses  ministres  aussi;  c'était  l'avis  de  Golbert,  de 
Lyonne,  de  Le  Teliier,  de  celui-ci  notamment  qui  esti- 
mait l'affaire  mal  enfournée,  et  qui  désirait  avant  tout 
qu'on  la  terminât  en  France  et  par  autorité  royale; 
qu'on  ne  la  laissât  point  aller  toute  à  Rome,  où  c'était 
une  belle  occasion  d'empiéter  sur  les  libertés  gallicanes. 
Quand  on  lui  représentait  cet  autre  côté  essentiel  de  la 
question,  quand  surtout  les  Brefs  lui  arrivaient,  non  pas 
tels  qu'il  les  avait  désirés,  mais  avec  leurs  clauses  abu- 
sives et  leur  sans-gêne  ultramontain,  le  roi,  malgré  son 
peu  de  goût  pour  le  Jansénisme,  devenait  moins  vif  à  la 
poursuite  et  avait  des  intervalles  de  refroidissement. 

On  eut  l'idée,  à  différents  moments  de  cette  contesta- 
tion, de  demander  à  M  Pavillon  de  faire  un  voyage  à 
Paris  :  quelques  évêques  bien  intentionnés  pensaient 


364 


PORT-ROYAL. 


(4ue  sa  présence  et  le  respect  qui  s'attachait  à  sa  per- 
sonne pourraient  y  rendre  les  explications  plus  faciles 
et  amener  une  solution  aux  difficultés.  Mademoiselle 
de  Vertus,  Tamie  de  madame  de  Longueville  (ces  dames 
commençaient  fort  à  se  mêler  des  affaires  de  l'Église), 
fut  d'un  autre  avis  et  fit  des  objections  très-sensées  : 
elle  dit  que,  sur  ce  terrain  glissant,  il  serait  aisé  aux 
adversaires  de  semer  les  pièges  sur  les  pas  du  saint 
homme  :  «  Nous  ne  sommes  plus  au  temps  que  Dieu 
envoyoit  des  prophètes  aux  roi?,  et  qu'ils  les  alloient 
trouver  dans  leur  cabinet  sans  obstacle....  Au  nom  de 
Dieu,  pensez-y  bien;  il  n'y  aura  plus  de  ressource,  si 
une  fois  M.  d'Aleth  vient  mal  à  propos.  » 

Une  Commission  de  neuf  prélats  venait  d'être  nom- 
mée par  Alexandre  VII  pour  juger  les  quatre  évêques 
en  vertu  de  l'autorité  a430stolique  (ce  qui  eût  été  la  plus 
singulière  nouveauté  en  terre  de  France),  quand  ce 
pape  mourut,  et  Clément  IX  (Rospigliosi)  lui  succéda 
(juillet  1667).  Le  nouveau  pape  n'était  point  engagé 
et  passait  pour  avoir  des  dispositions  pacifiques.  Ce  fut 
une  occasion  naturelle  pour  rouvrir  les  voies  de  conci- 
liation. Chacim  s'y  entremit.  Le  plus  actif  et  le  plus 
utile  promoteur  et  négociateur,  à  dater  de  cet  instant,  fut 
M.  de  Gondrin,  archevêque  de  Sens,  prélat  de  qualité, 
de  grand  air,  autorisé  en  Cour,  ayant  l'oreille  du  roi  et 
des  ministres,  et  îrès-affectionné  à  nos  Messieurs  par 
goût  de  l'esprit  plus  encore  peut-être  que  par  esprit  de 
piété*;  il  se  donna  pour  coopérateur  étroit  et  pour 

1.  Voici  son  portrait  tel  qu'il  se  trouve  à  un  endroit  des  Mé- 
moires de  Gourville;  les  traits  correspondent  bien  à  ce  que  nous 
voyons  nous-môme  du  personnage  dans  l'affaire  présente  :  a  11 
a  voit  beaucoup  d'esprit^  et  parloii  extrêmement  bien,  mais,  à  mon 
avis,  un  peu  trop.  11  auroit  forL  souhaité  d'entrer  en  quelques 
affaires,  comme  c'étoit  assez  la  mode  en  ce  temps-là,  tout  étant  en 
cabale  (1656).  Je  fus  fort  d'avis  que  l'on  ne  s'ouvrît  pas  beaucoup 


LIVRE  CINQUIÈME. 


36b 


auxiliaire  M.  Vialart,  évêque  de  Ghâlons  (sur  Marne), 
homme  pur,  intègre  et  d'une  grande  réputation  de  piété 
et  de  vertu,  lequel  le  doublait  heureusement  :  dans  cetle 
alliance  M.  Vialart  donnait  à  M.  de  Grondrin  de  son 
autorité  morale,  et  M.  de  Gondrin  lui  prêtait  de  son 
habileté  et  de  son  crédit  politique.  Ces  prélats  concer- 
tèrent une  Lettre  au  Pape,  qu'ils  signèrent  et^  firent 
signer  d'un  certain  nombre  de  leurs  collègues  de  Tépis- 
copat,  et  par  laquelle,  en  justifiant  les  quatre  évêques 
incriminés,  en  témoignant  que  leur  doctrine  n'avait 
rien  de  particulier,  mais  était  celle  de  tous  les  autres 
évêques  et  de  toute  l'Église,  ils  suppliaient  le  Saint-Père 
de  donner  à  l'Église  de  France,  comme  un  bienfait  de 
son  avènement,  une  paix  après  laquelle  on  soupirait.  La 
Lettre,  portée  confidentiellement  de  diocèse  en  diocèse, 
réunit  dix-neuf  signatures.  On  y  retrouvait  naturelle- 
ment, comme  adhérents  sous  cette  forme  indirecte  et 
adoucie,  ceux  qui  avaient  lâché  pied  au  fort  de  la  bour- 
rasque, mais  à  qui  un  éclair  de  sérénité  rendait  courage  : 
M.  de  Gomminges,  l'ancien  négociateur  découragé,^ 
mais  resté  bienveillant  ;  M.  Godeau,  évêque  de  Vence, 
qui  avait  hâte  de  réparer  ses  faiblesses  et  qui  était  prêt, 
disa;it-il,  à  signer  de  son  sang,  s'il  en  était  besoin.  M.  de 
Laval,  évêque  de  La  Rochelle  et  fils  de  madame  de 
Sablé,  s'y  joignit,  poussé  par  sa  mère.  M.  de  Ligny, 
évêque  de  Meaux,  frère  de  Tabbesse  de  Port-Royal,  y 

avec  lui ,  parce  que  je  trouvois  que  sa  vanité  le  portoit  à  aimer 
mieux  le  bruit  d'une  affaire  que  la  réussite  :  au  surplus,  il  étoit 
de  très-bon  commerce.  »  — C'est  de  M.  de  Gondrin,  très-scandaleux 
dans  sa  jeunesse,  que  Retz  entend  parler  dans  ses  Mémoires  quand 
il  dit  :  «  Le  dérèglement  des  mœurs,  très-peu  convenable  à  ma 
profession,  me  faisoit  peur;  j'appréhendois  le  ridicule  de  M.  de 
Sens.  »  Depuis,  quand  M.  de  Sens  fut  devenu  si  sévère  et  si  inexo- 
rable en  matière  de  moeurs  dans  son  diocèse,  on.  a  dit  «  qu'il  fai-* 
soit  pleurer  ses  péchés  aux  autres.  » 


366 


POHT-ROYAL 


était  lout  porté.  Madame  de  Longueville,  comme  con- 
seil, était  au  fond  de  tout. 

Celte  princesse  pénitente  qui,  depuis  1661,  s'était 
mise  sous  la  direction  de  Messieurs  de  Port-Royal  et 
avait  noué  intime  liaison  avec  les  Mères,  contribua  au- 
tant qu'aucun  prélat  à  la  paix  de  l'Eglise.  «  Ces  négo- 
ciations croisées,  ai-je  dit  ailleurs  ^,  si  souvent  renouées 
et  rompues,  leur  activité  secrète,  et  le  centre  où  elle 
était,  recommençaient  pour  elle  la  seule  P'ronde  per- 
inise,  et  lui  en  rendaient  quelques  émotions  à  bonne 
fin  et  en  toute  sûreté  de  conscience.  »  A  partir  de  16G6, 
Arnauld,  Nicole  et  le  docteur  de  Lalane  étaient  cachés 
chez  elle,  dans  son  hôteP;  tout  y  aboutissait  et  en 

1.  Portrait  de  Madame  de  Longueville^  dans  les  Portraits  de 
Femmes  (édition  de  ]855).  —  Ce  Portrait,  que  j'ai  détaché  dès  le 
mois  d'août  1840  de  mon  fonds  de  Port-Royal,  me  paraît  encore 
complet  pour  l'idée  à  prendre  de  la  personne,  e1  je  n'aurais  rien  à 
y  changer  aujourd'hui.  On  y  trouvera  une  analyse  de  l'Examen  de 
conscience  écrit  par  la  princesse  après  la  confession  générale  qu'elle 
fit  à  M.  Singlin  le  24  novembre  1661. 

2.  Avant  d'être  à  l'hôtel  de  Longueville,  et  d'y  trouver  une  sécu- 
rité relative,  Arnauld,  en  CCS  dix  années  (1656-1656) ,  avait  dû  chan- 
ger plus  d'une  fois  de  retraite.  On  en  faisait  bien  des  récits  dans  le 
monde  janséniste.  Fontaine  a  raconté  une  circonstance  toute  for- 
tuite où  il  faillit  être  pris,  bien  que  ce  fût  un  autre  qu'on  cher- 
chât.. Le  même  événement  avait  été  raconté  par  Brienne  en  ses 
Anecdotes  et  ave^  des  particularités  plus  singulières.  Ëcoutons-le 
parler;  le  confrère^  comme  on  l'appelait  à  Port-Royal,  est  amusant 

«  Jo  dirai  à  ce  sujet  de  M.  Arnauld  une  plaisante  aventure.  Comme  il 
étoit  caché  dans  une  certaine  auberge,  des  archers  conduits  par  un 
exempt  du  Grand-Prévôt ,  y  entrèrent  en  grand  nombre  avec  leurs  ho- 
quetons, pour  se  saisir  d'un  certain  banqueroutier  qui  se  nommoit  Ar- 
nauld comme  lui,  et  qui  s'étoit  évadé,  ayant  eu  vent  qu'on  le  venoit 
prendre.  Le  docteur  du  même  nom,  s'entendant  nommer  et  appeler 
diverses  reprises,  ne  douta  point  que  ce  ne  fût  lui  à  qui  on  en  vouloit 
et  se  mettant  en  prière  à  deux  genoux,  se  tenoit  caché  fort  tîansi  dans 
ruelle  de  son  lit,  son  crucifix  entre  les  mains,  qu'il  baisoit  de  grand  cou 
rigo,  Mais  comme  M.  de  Saint-Gilles,  gentilhomme  Poitevin,  qui  éto 
vcc  lui  dans  la  même  chambre,  étoit  assuré  de  la  fidélité  de  son  hôte, 
fit  bonne  mine  à  mauvais  jeu  et,  prenant  sa  flûte  douce  dont  il  jouoit 
admirablement,  se  mit  à  jouer  un  branle  de  Poitou  tout  de  son  mieux.  Ce 
que  l'exempt  entendant  et  en  étant  charmé,  il  passa  outre  et  dit:  «  Le 


LIVRE  CINQUIÈME. 


367 


émanait;  chaque  iocident  y  devenait  matière  à  délibé 
ration  et  à  conférence.  C'était  le  haut  cabinet  du  parti 
Le  grand  médiateur  extérieur,  M.  de  Gondrin,  concer- 
tait avec  elle  toutes  ses  démarches.  Dès  les  premiers 
jcurs  du  nouveau  pontificat,  elle  écrivit  une  lettre  au 
Pape^  accompagnée  d'une  autre  au  cardinal  Azzolini, 
secrétaire  d  État,  en  faveur  des  religieuses;  et,  sous  ce 
couvert  d'intercéder  pour  de  pauvres  filles  affligées,  elle 
s'avançait  à  y  plaider  la  cause  de  ces  Messieurs  et  même 
dos  quatre  évêques.  Elle  y  définissait  spirituellement  le 
groupe  de  ceux  qu'on  appelait  Jansénistes  :  «  Ce  que 
j'en  puis  dire  avec  vérité,  écrivait-elle  au  Pape^  est  que 
c'est  le  plus  grand  et  le  plus  petit  parti  du  monde,  le 
plus  fort  et  le  plus  foible.  »  Elle  montrait  comme  quoi  il 
était  faible  en  un  certain  sens  et  se  réduisait  presque  à 
rien,  composé  qu'il  était  «  d'une  douzaine  de  théologiens 
pieux  et  habiles,  qu'on  a  persécutés  depuis  vingt  ans, 
disait-elle,  et  dont  toutes  les  prétendues  erreurs  se  sont 
réduites  à  une  question  de  fait,  sur  laquelle  ils  ne  se 

diable  de  banqueroutier  d'Arnauld,  ce  fourbe  de  janséniste  qui  nous  em- 
porte notre  bien,  ne  seroit-il  point  dans  cette  chambre?  on  l'entend  jouer 
de  la  flûte.  )^  Et  sur  cela  retournant  sur  ses  pas,  Saint-Gilles  lui  ouvrit  la 
porte  hardiment  et  lui  dit  :  «  H  n'y  a  ici  qu'un  marchand  et  moi  qui  ne 
sommes  ni  l'un  ni  l'autre  banqueroutiers,  ni  jansénistes.  Voyez  partout, 
Monsieur  l'Exempt,  si  vous  voulez  en  douter.  »  M.  Arnauld,  qui  avoit  re- 
pris ses  esprits,  se  leva  un  livre  à  la  main,  et  fit  si  bonne  contenance  que 
l'exempt  ne  se  douta  de  rien,  et  leur  fit  même  excuse,  en  se  retirant, 
d'être  entré  dans  leur  chambre.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  cette 
histoire,  que  M.  de  Saint-Gilles  m'a  racontée  lui-même,  c'est  que  l'exempt 
avoit  ordre  de  se  saisir  de  tous  les  jansénistes  qu'il  pourroit  découvrir. 
Mais  comme  il  ne  connoissoit  point  M.  Arnauld  qu'il  n'avoit  jamais  vu, 
et  qu'il  ne  voyoit  cette  fois  qu'avec  sa  perruque  blonde  ou  noire  et  son 
collet  de  marchand  à  point  d'Alençon  ou  de  France,  il  n'avoit  garde  de  le 
prendre  pour  un  docteur  de  Sorbonne.  » 

Dorn  Clémencet,  qui  cite  ce  passage  des  Anecdotes  de  Brienne 
dans  son  Histoire  littéraire  (manuscrite)  de  Port-Royal ,  ajoute  : 
«  On  reconnoît  dans  ce  récit  le  génie  singulier  de  Fauteur  :  il  place  la 
scène  dans  une  certaine  auberge  de  la  rue  Saint- Denis  ou  Saint- 
Martin.  Peut-être  sa  mémoire  a-t-elle  été  infidèle,  ou  celle  de 
M,  Fontaine;  car  celui-ci  la  place  au  faubourg  Saint-Marceau  » 


368 


PORT-ROYAL. 


défendent  que  parce  qu'on  en  prend  sujet  de  les  traiter 

d^hérétiques.  »  Parlant  comme  en  leur  nom,  et  se  por- 
tant leur  garant,  elle  ajoutait  :  «  Ils  ont  toujours  été 
près  de  cesser  d'oîcrire,  ou  de  ne  plus  écrire  que  pour 
défendre  la  foi  de  TÉglise  contre  les  Calvinistes.  «Puis, 
après  avoir  ainsi  diminué  le  parti  et  l'avoir  montré 
comme  imperceptible  par  le  nombre  et  insignifiant  aux 
yeux  du  monde,  elle  le  relevait  aussitôt  et  le  refaisait 
respectable  et  redoutable,  en  disant  :  «  Mais  si  on  y 
comprend  tous  ceux  qui  ont  les  mêmes  sentiments 
qu'eux,  et  qui  ne  doutent  pas  moins  qu'eux  du  fait  dont 
il  s*agit,  mais  qui  ont  trouvé  moyen  de  se  mettre  à  cou- 
vert..., on  peut  dire  avec  vérité  que,  si  c'est  un  parti, 
c'en  est  un  très-considérable,  et  qui  comprend  presque 
tous  les  habiles  gens  de  France,  non-seulement  parmi 
les  théologiens,  mais  même  parmi  les  évêques.  » 

Cette  lettre  de  madame  de  Longueville,  très-peu  sem- 
blable par  le  style  à  celles  qu'elle  écrit  d'elle-même, 
atteste  le  voisinage  et  la  touche  d'Arnauld  et  de  Nicole, 
ces  personnes  très-intelligentes  auxquelles  elle  fait  direc- 
tement allusion  en  un  endroit  et  dont  elle  se  donne 
comme  l'écho  et  l'interprète. 

Les  détails  de  la  négociation  ainsi  entamée  derechef 
à  l'avènement  de  Clément  IX,  et  qui  ne  dura  pas  moins 
de  quinze  mois,  sont  assez  compliqués  et  divers*.  On 
put  craindre,  dès  la  reprise,  que  tout  n'échouât  encore; 
le  roi  fut  mécontent  quand  il  apprit  la  démarche  des 
évêques,  et  quand  il  sut  que  les  mêmes  dix-neuf  prélats 
préparaient  et  s'envoyaient  les  uns  aux  autres,  pour 
la  signer,  une  autre  lettre  à  lui  adressée.  M.  Talon  eut 
ordre  de  tonner  aussi  fort  que  jamais  dans  le  Parlement, 

1.  M.  Varet,  grand  vicaire  de  M.  de  Sens,  en  a  écrit  l'îlistoire 
{Uelalion  de  ce  qui  s'est  passé  dans  laffaire  de  la  Faix  de  VÉ^ 
gfhA-e....  2  vol.  in-jU,  nOôj. 


LIVRE  CINQUIEME. 


369 


et  il  dénonça  «  des  cabales  et  assemblées  illicites,  » 
qui  se  faisaient  à  ce  sujet  dans  le  royaume.  Et  cependant, 
malgré  ce  grondement  de  fâcheux  augure,  malgré  les 
retards  et  les  incidents  de  plus  d'une  sorte  qui  vinrent 
encore  à  la  traverse  et  sur  lesquels  je  ne  m'étendrai  pas, 
le  fait  est  que  presque  tout  le  monde  bientôt  inclina  à  la 
transaction  et  s'y  prêta;  les  esprits  s'étaient  comme 
détendus  ;  Louis  XIV  tout  le  premier,  heureusement 
conseillé  alors  par  les  secrétaires  d'État  Le  Tellier  et 
Lyonne,  insensiblement  distrait  des  afïaires  de  l'Église 
par  son  ambition  politique  et  ses  plaisirs;  le  Pape,  de 
son  côté,  très-enclin  à  la  modération;  son  nouveau  nonce 
à  Paris  (Bargellini) ,  séduit  et  gagné  par  les  gracieuses 
avances  de  M.  de  Gondrin  ;  Arnauld  lui-même,  l'invin- 
cible Arnauld  qui  respirait  Tair  et  subissait  à  son  insu 
rinfluence  de  Thôtel  de  Longueville,  et  qui,  après  avoir 
été  si  opiniâtre  et  si  intraitable,  à  d'autres  instants  de 
la  contestation,  trouvait  à  la  fin  que  c'étaient  les  autres 
qui  l'étaient  trop*  La  grande  difficulté  en  cette  période 
de  crise  était  surtout  dans  le  caractère  de  Tévêque 
d'Aleth,  M.  Pavillon,  cet  homme  tranquille  et  doux, 
mais  inébranlable.  Il  fallait  en  effet,  pour  donner  pré- 
texte aux  puissances  de  revenir  sans  avoir  l'air  de 
céder,  changer  légèrement  Vétat  des  choses^  renouveler 
tant  soit  psu  l'aspect  de  la  question.  Le  fâcheux  de  l'af- 
faire des  quatre  évêques  était  dans  la  publicité  qu'avaient 
reçue  leurs  Mandements;  ils  auraient  dit  la  même 
chose  dans  des  procès-verbaux  particuliers,  qu'on  n'y 
aurait  peut-être  pas  trop  pris  garde.  Il  fallait  donc  qu'ils 
parussent  revenir  sur  ces  Mandements  publics;  et  faire 
revenir  M.  Pavillon  quand  il  n'avait  pas  à  se  rétracter 
et  là  où  il  était  dans  la  plénitude  de  son  droit  d'évêque, 
c'était,  autant  dire,  vouloir  remuer  les  Pyrénées.  Tout 
ce  qu'on  fit  pour  l'y  déterminer  est  inimaginable;  les 
prélats  médiateurs,  M.  de  Gondrin  et  M.  Vialart,  le 

IV  —  24 


PORT-ROYAL 


premier  surtout,  y  épuisaicnl  toute  leur  diplomatie  et 
leur  rhétorique.  Luij  il  répondait  sans  se  hâter,  poliment, 
dans  une  patience  parfaite,  mais  craignant  toujours  un 
piège,  du  moment  que,  par  les  biais  proposés,  on  de- 
mandait à  la  parole  d'être  moins  nette  et  moins  franche. 
Ame  véridique,  âme  à  la  fois  juste  et  généreuse,  il  au- 
rait voulu  en  même  temps,  pour  condition  essentielle  et 
inséparable,  qu'on  ne  fît  point  la  paix  des  évêques  sans 
y  comprendre  expressément  et  les  Messieurs  et  les  reli- 
gieuses de  Port-Royal  :  car  «  comment  donneroit  on 
le  nom  de  paix  à  un  accommodement  où  Ton  abandon- 
neroit  ceux  qui  ont  le  mieux  combattu  et  le  plus  souf- 
fert pendant  la  guerre,  au  ressentiment  et  à  la  vengeance 
de  leurs  ennemis  :  des  vierges  qui  ont  édifié  l'Église  par 
leur  courage;  des  théologiens  qui  l'ont  éclairée  et  puis- 
samment soutenue  parleurs  excellents  écrits?  Pour  moi, 
s'écriait-il,  j'aime  beaucoup  mieux  demeurer  seul  et 
m'exposer  à  tout  souffrir  que  de  les  abandonner....  Us 
ont  fait  la  guerre  avec  vous,  vous  ne  pouvez  faire  la 
paix  sans  eux.  » 

On  lui  répondait  très-sensément  qu'il  voulût  bien  se 
prêter  a  laisser  conclure  raccommodement  d'abord,  et 
qu'une  fois  la  paix  faite  avec  Rome  et  avec  la  Cour,  en 
traitant  toute  cette  affaire  avec  la  délicatesse  qu'elle  re- 
quérait, le  reste  suivrait  de  soi;  que  la  persécution  des 
religieuses  et  des  théologiens,  liée  à  la  cause  des  évêques, 
tomberait  d'elle-même  par  son  irrégularité,  et  ne  pour- 
rait se  soutenir  six  mois  après  cette  première  et  pu-  ^ 
blique  réconciliation. 

On  eut  de  nouveau  l'idée,  à  ce  point  de  maturité  de  la 
négociation  (juin  1668),  de  faire  venir  M.  Pavillon  à 
Paris  pour  s'entendre  avec  lui  et  U  mitiger  peut-être, 
et  pour  achever  d'éclairer  le  roi.  Celte  idée  était  d'Ar- 
nauld  qui,  par  habitude  d'esprit,  comptait  beaucoup 
surreiïetdes  conférences  où  l'on  discute  en  champ  clos, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


3?1 


et  qui  se  flattait  qu'on  pût  en  tenir  une  devant  le  roi  en 
personne.  M.  Pavillon  n'eut  pas  de  peine  à  résister  à 
1  invitation.  Les  minisires  y  étaient  opposés  par  d'autres 
raisons  assez  singulières  et  qui  méritent  d'être  rappor- 
tées. Gomme  le  roi,  curieux  sans  doute  de  voir  un  évêque 
dont  on  parlait  tant  et  dont  les  vertus  étaient  devenues 
proverbiales,  ne  repoussait  point  d'emblée  la  proposi- 
tion de  le  laisser  venir,  Le  Tellier  fît  sentir  l'imprudence 
qu'il  y  aurait  à  autoriser  une  telle  démarche  : 

((  Si  Yotro  Majesté  mande  Pévêque  d'Aleth,  disait-il,  elle 
peut  compter  qu'il  ne  partira  qu'accompagné  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  gens  de  bien  et  de  considération  dans  son  dio- 
cèse et  aux  environs,  qui  le  regardent  comme  un  saint  ; 
que  partout  oii  il  passera,  on  ira  en  foule  lui  demander  sa 
bénédiction;  qu'il  ne  sera  pas  plus  tôt  arrivé  à  Orléans  que 
tout  Paris  ira  au-devant  de  lui;  chacun  s'empressera  à  lui 
rendre  service,  et  il  arrivera  à  la  Cour  comme  en  triomphe. 
Gomment  osera-t-on  alors  penser  sérieusement  à  faire  le 
procès  à  un  évêque  ainsi  canonisé  par  le  peuple,  et  infini- 
ment respecté  de  tous  les  honnêtes  gens?  Qui  osera,  dans 
ces  circonstances,  être  son  accusateur?  Qui  osera  être  son 
juge?» 

Je  donne  ces  raisons  exposées  comme  je  les  trouve, 
sans  y  vouloir  chercher  autre  chose  que  l'idée  de  l'im- 
portance extraordinaire,  qui  s'attachait  à  la  personne 
d'un  évêque  tel  que  Pavillon,  au  dix-septième  siècle. 
Ce  n'est  pas  de  lui  que  le  Père  Annat  aurait  dit,  comme 
on  l'a  vu  parlant  de  Godeau  dont  enlisait  une  lettre  au 
roi  en  son  Conseil  de  conscience  :  «  Qu'est-ce  que  vous 
vient  ici  conter,  Sire,  ce  petit  évêque  qui  n'a  que  trois  ou 
quatre  paroisses  et  quinze  ou  vingt  paysans  ?  »  Sirévêché 
de  M.  Pavillon  était  pauvre,  sa  clientelle  morale  était 
immense;  dans  cette  France  encore  chrétienne,  des  mil- 
liers de  dévots  amis  se  seraient  levés  sur  son  passage  et 
lui  auraient  fait  cortège  ;  et  l'on  peut  dire  avec  vérité, 
quand  on  considère  à  quel  point  comptaient  chacun  de 


372 


PORT-ROYAL. 


ses  actes  et  chacuno  ae  ses  paroles,  que  le  nœud  de  la 
paix  de  TÉglise  était  entre  ses  mains. 

11  est  touchantde  remarquer  comme  cet  hommegéné- 
reux  se  sentait  lié,  vers  ce  temps,  avecles  religieuses  de 
Port-Royal  qu'il  n'avait  jamais  vues  et  ne  devait  jamais 
voir,  mais  qui  se  recommandaient  à  lui  par  une  même 
persécution  endurée  au  nom  de  la  justice.  Elles  souffraient 
comme  lui,  et  plus  que  lui,  par  la  faute  de  ceux  qui  ne 
comprenaient  pas  que  le  moyen  le  plus  naturel  et  le  plus 
simple  de  finir  ces  contestations  était  de  laisser  en  paix  les 
enfants  de  la  paix.  Elles  lui  envo}  èrent  en  1666,  comme 
souvenir  et  témoignage  de  respectueuse  amitié,  une  cein- 
ture brodée,  à  laquelle  elles  avaient  toutes  travaillé,  et 
même  la  mère  Agnès.  Elles  lui  avaient  écrit,  vers  la  fin 
de  1664  el  dans  le  fort  des  violences  de  M.  de  Péréfixe, 
une  lettre  collective,  accompagnée  d'une  liste  de  leurs 
noms,  pour  se  recommander  à  lui  dans  ses  sacrifices  et 
ses  prières,  «  pour  le  supplier,  comme  elles  disaient,  de 
donner  et  conserver  une  place  dans  le  sein  de  sa  charité 
vraiment  pastorale  à  de  petites  brebis  qui  étoient  rejetées 
d'une  manière  si  peu  épiscopale  et  paternelle  par  leur 
propre  pasteur.  »  Chaque  fois  donc  qu'il  disait  la  messe 
(chaque  matin  à  sept  heures),  il  faisait  mettre  le  papier 
qui  contenait  ces  noms  sur  Tautel,  «  sous  le  pied  du 
calice,  par-dessous  la  nappe,  »  et  elles  avaient  la  meil- 
leure part  de  Tholocauste.  S'entretenant  avec  le  pieux 
Lancelot  qui,  en  compagnie  de  Brienne  assez  fraîche- 
ment converti,  avait  fait  le  voyage  d'Aleth,  en  1667^, 
Ni.  Pavillon,  réjoui  de  ce  qu'il  entendait  sur  Saint-Gyran 
et  nos  principaux  amis,  répétait  quelquefois  dans  son 
humilité  :  »  Nous  ne  savions  rien  avant  que  de  connoître 

1.  Otrand  la  paix  de  l'Église  fut  établie,  le  pèlerinage  d'Aleth 
ilevint  une  dévotion  de  Port-Royal;  M.  Hamon,  M.  de  Tré ville, 
M.  Nicole,  M.  de  Pontchâteau,  y  allèrent  mais  Lancelot  avec 
BiMcnnc  fut  le  premier  qui  fit  le  voyagft. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


373 


les  Messieurs  de  Port-Royal,  et  nous  ne  pouvons  assez 
louer  Dieu  de  ce  qu'il  nous  les  a  fait  connoître.  » 

Dans  ce  projet  d'un  voyage  à  Paris,  dont  Arnauld 
écrivit  à  M.  Pavillon  et  qu'il  lui  conseillait  (juillet  1668), 
une  des  raisons  mises  en  avant  était  que  lui  seul, 
M.  d'Aleth^  aurait  crédit  sur  Tesprit  des  religieuses  de 
Port-Royal  en  proie  à  des  frayeurs  mortelles  et  à  des 
scrupules  sans  fin,  et  devenues  alors  plus  difficultueuses 
que  les  docteurs  :  «  Or,  il  n'y  apersonne,  disait  Arnauld, 
qui  fût  plus  capable  que  vous.  Monseigneur,  de  leur  cal- 
mer Tesprit  et  de  leur  faire  accepter  des  conditions  rai- 
sonnables. » 

Un  projet  qu'on  agita  sérieusement  vers  le  mois 
d'août  1668,  et  dans  la  pensée  de  simplifier  la  question 
de  Port-Royal,  de  n'en  pas  faire  une  complication  de 
raccommodement  très-avancé,  ce  fut  que  rarchevêque 
de  Sens  transférât  la  Communauté  dans  son  diocèse  et  lui 
assurât  dès  lors  toutes  les  facilités  relatives  à  cette  mal- 
heureuse signature.  La  terre  de  Mondeville,  qui  appar- 
tenait à  Port-Royal,  était  précisément  située  dans  son 
diocèse  et  devenait  un  prétexte  naturel;  on  aurait  pu 
s'y  transporter  d'abord,  sauf  ensuite  à  changer  de  lieu. 
L'affaire  semblait  décidée  ;  le  roi  et  M.  de  Péréfixe  y 
consentaient.  Madame  de  Longueville  poussait  de  toutes 
ses  forces  à  cet  arrangement,  aussi  bien  que  Févêque  de 
Meaux.  On  en  fit  la  proposition  aux  religieuses  réunies 
aux  Champs,  qui  en  farent  extrêmement  surprises  et 
même  alarmées ,  malgré  les  noms  des  proposants,  à 
cause  de  la  précipitation  qu'on  mettait  à  obtenir  d'elles 
un  brusque  consentement,  une  Requête  signée.  Elles  ne 
la  donnèrent  qu'avec  prudence,  réflexion,  et  en  y  atta- 
chant des  conditions  fort  sages.  L'afi'aire  bientôt  manqua 
d'elle-même. 

Ces  années  de  persécution  engendrèrent  sans  nul  doute 
bien  des  projets  qui  durent  traverser  les  têtes  dirigeantes 


374 


POKT-ROYAL. 


du  partij  et  qui,  à  la  Duit  tombante,  dans  ces  journées 
recluses,  comme  on  se  les  figure,  animèrent  des  conver- 
sations mystérieuses.  Entre  tous  ces  projets  qui  n'ont 
pas  laissé  trace,  il  en  est  un  des  plus  mémorables,  qui 
concernerait  ces  Messieurs  et  que  je  vois  indiqué  dans 
quelques  lignes  de  Saint-Simon  ;  c'est  à  un  endroit  où 
il  parle  duducde  RoannezJ  :  «  Il  éloit,  dit-il,  fort  attaché 
à  jPort-Royal  des  Champs.  G'étoit  lui  qui  vouloit  fournir 
à  la  plupart  de  la  dépense  de  l'acquisition  d'une  île  en 
Amérique,  où  les  solitaires  de  cette  même  maison  eurent 
un  temps  dessein  de  s'aller  établir  pour  se  dérober  aux 
persécutions  qu'ils  essuyoient  en  Europe.  i>  Les  Puritains 
persécutés  ne  firent  pas  autre  chose,  et  ils  allèrent  fonder 
leurs  colonies  dans  la  Nouvelle- Angleterre.  Mais  le 
Jansénisme,  très-fort  en  terre  de  France  et  dans  son  an- 
tagonisme avec  les  Jésuites,  n'avait  pas  en  lui  la  séve 
propre  du  Puritanisme,  et  il  n'était  pas  de  force  à  faire 
tige  ailleurs*. 

Une  autre  entreprise,  qui  se  rapporte  aussi  à  ces  an- 
nées et  qui  ne  resta  point  à  l'état  de  rêve,  fut  celle  de 
Nordstrand.  On  a  dit  que  les  Jansénistes  avaient  eu  des- 

1.  Dans  ses  Additions  et  notes  au  Journal  de  Dangeau,  tome  III^ 
page  402. 

2.  Richard  Simon,  dans  sa  trente-deuxième  lettre  (tome  II  de 
ses  Lettres  choisies,  1730),  attribue  également  à  ces  Messieurs  de 
Port-Royal  l'idée  de  s'établir  en  Amérique,  et  il  nous  apprend  que 
c'était  M.  Thévenot,  garde  de  la  Bibliothèque  du  roi,  qui  lui  en 
avait  parlé.  On  serait  allé,  de  la  part  de  ces  Messieurs,  consulter 
M.  Thévenot  et  lui  demander  des  renseignements  sui'  Tétai  du 
pays.  Si  c'est  de  cette  circonstance  que  Saint-Simon  a  voulu  parler 
et  d'après  les  vagues  bruits  qui  purent  s'en  répandre  alors,  la  date 
est  bien  postérieure  à  ces  années  1662-1668;  car  la  lettre  de  Ri- 
chard Simon  est  de  janvier  J687,  et  celui  qui  l'écrit  ne  paraît  pas 
croire  qu'il  s'agisse  d'un  projet  très-ancien.  Est-il  besoin  d'ajouter 
qu'un  tel  projet,  bien  invraisemblable  de  tout  temps  à  supposer 
chez  Messieurs  de  Port-Royal,  Tesl  surtout  à  cette  époque  der- 
nière, où  ceux  d'entre  eux  qui  survivaient  étaient  vieux,  fatigués 
et  dispersés? 


LIVRE  CINQUIEME, 


375 


sein  de  s'y  aller  établir  et  de  former  une  petite  répu- 
blique dans  le  Nord,  d'y  réaliser  le  Pays  de  Jansénie; 
c'eût  été  dans  tous  les  cas  un  triste  établissement. 
L'affaire,  telle  qu'on  la  sait^  est  plus  simple  et  moins 
grandiose.  L'île  de  Nordstrand,  sur  les  côtes  du  Hols- 
îein,  et  faisant  partie  du  royaume  de  Danemark,  avait 
eu  ses  digues  brisées  par  l'irruption  de  l'Océan  dans  la 
nuit  du  11  octobre  1634;  plusieurs  milliers  de  person- 
nes avaient  péri.  C'est  à  la  suite  de  ce  déluge  que  des 
sociétés  offrirent  de  regagner  le  pays  par  des  digues, 
moyennant  de  certains  privilèges.  Le  duc  de  Holstein- 
Gottorp,  qui  avait  Nordstrand  dans  ses  domaines,  con- 
céda, en  1652,  ces  privilèges  très-amples  et,  entre 
autres,  le  libre  exercice  de  la  religion.  Bientôt  une 
commune  catholique  romaine  s'établit,  puis  une  église 
caîholique  romaine  s'éleva  à  Nordstrand.  Le  clergé  de 
l'église  paroissiale,  à  l'origine,  appartenait  à  la  Con- 
grégation des  Pères  de  l'Oratoire,  de  ceux  de  Louvain 
ou  de  Malines;  œ  ne  fut  que  plus  tard  qu'on  leur  sub- 
stitua des  prêtres  dépendant  de  l'église  d'Utrecht.  Ce- 
pendant les  frais  de  l'entreprise  ne  diminuant  pas,  on 
fit  appel  à  de  nouveaux  actionnaires.  Depuis  1663,  on 
trouve  dans  les  actes  plusieurs  noms  de  nos  amis, 
Pontchâteau,  Gorin  de  Saint-Amour,  Lalane,  Nicole, 
les  Angran;  Arnauld  n'y  est  pas  d'abord  en  nom.  Voici 
ce  qui  explique  cette  recrue  nouvelle.  Des  sommes  assez 
considérables  données  par  M.  Arnauld,  par  M.  de  Saci 
et  ces  autres  Messieurs,  étaient  placées  à  fonds  perdu  a 
Port-Royal;  dans  l'extrémité  où  elles  se  voyaient  rédui- 
tes, les  religieuses  envisageant  la  destruction  comme 
possible,  ne  sachant  si  elles  pourraient  continuer  de 
servir  la  rente,  pensèrent  délicatement  qu'elles  devaient 
restituer  tout  l'argent  à  ces  Messieurs,  et  dès  lors  on 
s'occupa  de  le  bien  placer.  Le  supérieur  de  l'Oratoire 
à  Malines,  le  Père  de  Gort,  qui  s'était  mis  eu  commu- 


376 


PORT-HOYAL. 


nication  avec  Arnauld  dès  1657,  vantait  beaucoup  son 
île  de  Nordstrand  et  son  affaire  d'endignement;  de  Ik  la 
tentation  pour  la  plupart  des  Port- Royalistes  d*y  raetlr-f; 
leurs  fonds  et  de  devenir  propriétaires-actionnaires.  On 
fit  de  savants  calculs  sur  le  papier.  Il  paraît  que  Pascal, 
qui  vivait  eilcore,  fut  consulté  et  donna  un  avis  mathé- 
matique. Nicole  surtout  voyait  la  spéculation  en  beau^ 
M.  de  Saci ,  ayant  simplement  consulté  son  notaire 
Gallois,  refusa  d'aventurer  son  argent  si  loin  (ce  qui 
lui  faisait  l'effet  de  le  jeter  dans  la  mer)  et  préféra  le 
placer  sur  les  hôpitaux  de  Paris,  à  intérêt  ordinaire;  i) 
se  trouva  avoir  raisonné  plus  juste  que  les  autres^. 
Ceux  qui  croyaient  avoir  découvert  le  Pérou  à  Nord- 
strand, furent  déçus,  et  très-vite,  et  de  plus  d'une  ma- 
nière. Ils  eurent  à  se  plaindre  du  supérieur  de  l'Ora- 
toire, le  Père  de  Gort,  leur  chargé  d'affaires,  qui  ne 
géra  point  à  leur  gré  et  qui  entra  dans  les  vues  et  fan- 
taisies mystiques  d'Antoinette  Bourignon.  Gela  finit 
par  un  procès  et  un  éclat  en  1669.  M.  de  Pontchâteau 
fit  un  voyage  à  Nordstrand  en  1664,  pour  y  juger  par 
ses  yeux  de  l'état  des  choses.  On  lit  dans  une  lettre  de 
lui  à  M.  de  Neercassel,  archevêque  d'Utrecht,  l'un  des 
actionnaires  et  amis,  et  que  cette  affaire  mit  en  relation 
très-habituelle  avec  Port-Royal,  avec  lequel  il  aura  bien 
d'autres  et  bien  meilleurs  liens  :  «  On  pense  à  éviter 

1.  «  Cet  achat  (de  Nordstrand)  étoit  une  des  folies  de  M.  Nicole, 
qui  s'étoit  imaginé  que  ce  bien  leur  rapporteroit  beaucoup.  »  (Pa- 
roles de  mademoiselle  de  Joncoux  dans  une  conversation.) 

2.  On  ne  saurait  dire  pourtant  avec  Petitot  que  M.  de  Saci,  en 
agissant  de  la  sorte,  avait  seul  bien  spéculé.  M.  de  Saci  et  spéculer j 
ce  sont  des  lermes  et  des  idées  qui  ne  vont  pas  ensemble.  M.  de 
Saci  plaça  son  argent  sur  l'hospice  des  Incurables,  qui  lui  offrit 
douze  cents  livres  de  rente  viagère  :  il  voulait  même  d'abord  se 
réduire  à  mille  livres  seulement,  à  condition  que  la  moitié  de 
cette  rente  serait  sur  la  tête  de  son  secrétaire  et  ami  Fontaine. 
Mais  celui-ci,  à  peine  informé  de  cette  pensée  généreuse,  courut 
chez  M.  Gallois  et  s'opposa  à  l'exécution. 


LIVRK  CINQUIÈME. 


377 


les  procès  autant  que  l'on  peut,  afin  de  ne  pas  exposer 
aux  yeux  des  juges  hérétiques  des  choses  dont  ils  pour 
roient  tirer  avantage  contre  notre  religion,  quoique  à 
tort,  si  nous  étions  obligés  de  dire  en  leur  présence 
tous  les  sujets  que  nous  avons  de  nous  plaindre  du  Père  de 
Cartel  de  ses  confrères.^  (3  décembre  1665.)  —  Sur  cette 
affaire  de  Nordstrand  qui  revient  souvent  dans  les  let- 
tres de  M.  de  Pontchâteau  *,  celui-ci  répète  à  satiété 
qu'il  voudrait  vendre  sa  portion  et  se  retirer,  lui  et 
M.  Arnauld  et  M.  Nicole,  ces  deux  derniers  désirant 
abandonner  leurs  parts  à  M.  de  Neercassel  pour  une 
pension  viagère,  et  lui  (M.  de  Pontchâteau),  s'il  est  pos- 
sible, pour  une  somme  payable  à  certains  termes.  Dans 
une  lettre  bien  postérieure  du  13  janvier  1676,  il 
ajoute  :  a  Je  ne  vous  parle  que  pour  M.  Arnauld,  M.  Ni- 
cole et  moi  :  la  conduite  de  M,  Périer^  lui  est  fort  utile 
et  nous  est  très-désavantageuse,  mais  nous  n'y  voyons 
pas  de  remède,  »  Ce  fut  le  duc  de  Holstein  qui  racheta 
les  parts  de  ces  Messieurs  en  1678,  mais  les  paye- 
ments furent  longs  à  liquider.  Il  ne  faut  pas  que  les  dé- 
vots se  fassent  industriels ^  et  M.  de  Saci  avait  raison 5. 

1.  Archives  d'Utrecht. 

2.  Ce  M.  Périer  était  un  agent  des  Jansénistes  français  à  Nord- 
strand. Ne  pas  le  confondre  avec  M.  Périer-Pascal. 

3.  Bayle,  qui  ne  demande  qu'à  trouver  du  jour  à  ses  malices, 
s'est  amusé  à  msfrer  dans  ses  Nouvelles  de  la  République  des  Let- 
tres (avril  1685)  un  Mémoire  communiqué,  tout  favorable  à  made- 
moiselle Bourignon,  où  on  lit  qu'il  y  avait  une  fort  grande  diffé- 
rence entre  la  morale  pratique  et  la  morale  spéculative  de  messieurs 
les  Jansénistes,  et  où  on  leur  reproche  le  traitement  qu'ils  firent 
à  M.  de  Cort  et  à  mademoiselle  Bourignon.  Celle-ci  adressa  d'Am- 
sterdam, à  la  date  du  30  mai  1669,  une  leitre  à  M.  Arnauld  pour 
réclamer  vivement  contre  l'injuste  arrestation  du  Père  de  Cort  qui 
avait  été  faite  sur  la  demande  de  Gorin  de  Saint-Amour,  le  manda- 
taire des  Jansénistes  à  Nordstrand.  —  On  voudrait  pouvoir  s'inté- 
resser à  la  destinée  de  cette  pau^re  île  de  Nordstrand^  Ja  république 
de  Saint-Marin  du  Jansénisme;  mais  il  n'y  a  pas  moyen.  Elle  a  été 
une  ri»''He  avarit  d'être  un  établissement.  Nous  n'avons  vu  que  le 


378 


PORT-ROYAL. 


J*ai  conduit  l'affaire  de  raccommodement  pour  la 
Paix  au  point  où  elle  est  près  de  se  résoudre;  je  de- 
mande à  exposer  un  incident  considérable  qui  intervint 
avant  la  conclusion  et  qui  ne  laissa  pas  d'y  contribuer, 
en  disposant  de  plus  en  plus  Topinion  en  faveur  de 
Port-Royal  et  en  lui  conciliant  les  rieurs  en  haut  lieu. 

Il  s'agit  de  la  publication  du  Nouveau- Tes lament,  dit 
de  Mons^  qui  se  fit  en  1667,  et  Ton  ne  voit  pas  d'abord 
en  quoi  il  put  y  avoir  là  le  mot  pour  rire.  MM.  de  Port- 
Royal  avaient  pensé  de  tout  temps  à  traduire  l'Écriture; 
ils  s'y  remirent  plus  particulièrement  durant  ces  années 
de  solitude  et  de  retraite  forcée,  et  il  leur  parut  que  ce 
serait  répondre  d'une  manière  heureuse  aux  accusations 
de  leurs  ennemis  que  de  profiter  de  ce  moment  d'oppres- 
sion pour  rendre  d'un  usage  plus  facile  à  tous  le  trésor 
de  la  parole  de  Dieu,  à  commencer  par  les  Évangiles. 
Madame  de  Longueville  entra  vivement  dans  celte  vue. 
Des  conférences  se  tinrent  dans  son  hôtel,  et  c'est  même 
en  venant  à  l'une  de  ces  conférences,  et  comme  il  y  ap  - 
portait, dit-on^  la  Préface  destinée  à  paraître  en  tête  de 
l'ouvrage,  que  M.  de  Saci,  qui  avait  eu  la  plus  grande 
part  à  la  révision ,  fut  arrêté  et  mis  à  la  Bastille 
(13  mai  1666)*.  Cependant  on  sollicitait  en  vain  du 

commencement  des  zizanies.  La  discorde,  par  la  suite,  se  mitenire 
les  catholiques  en  petit  nombre  qui  y  habitaient^  et  dont  les  uns 
voulurent  rester  romains,  tandis  que  les  autres,  en  possession  de 
l'église  paroissiale,  tenaient  et  tiennent  encore  pour  Utrecht.  Selon 
le  dénombrement  du  V  février  1835,  il  y  avait  à  Nordstrand  mille 
huit  cent  vingt-trois  luthériens,  et  deux  cent  soixante-neuf  catholi- 
ques^ parmi  lesquels  plus  de  deux  cents  catholiques  romains  et  seu- 
lement cinquante  jansénistes.  Livrés  à  eux-mêmes  à  cette  extrémité 
du  continent,  diminués,  étiolés,  la  plupart  des  jansénistes  se  sont 
faits  protestants. 

1.  On  sait  assez  exactement  la  juste  part  qui  revient  aux  princi- 
paux Messieurs  dans  cette  traduction  du  Nouveau-Testament.  La 
sœur  Angélique  de  Saint-Jean,  dans  une  lettre  écrite  à  Arnaulrl 
en  1GG8  et  dans  laquelle  elle  s'oppose  de  toutes  ses  forces  aux  cor- 
rections qu'on  voulait  après  coup  y  introduire,  l'attribue  à  trojs 


LIVRE  CINQUIÈME. 


379 


chancelier  Séguier  une  permission  d'imprimer  en 
France  ;  car,  sans  compter  que  tout  ce  qui  venait  de  ces 
Messieurs  était  suspect,  le  Père  Amelotte  de  l'Oratoire, 
très-consulté  par  le  chancelier,  avait  pris  les  devants  et 
se  prétendait  autorisé  par  FAssemblée  du  Clergé  à  pu- 
blier une  sienne  version  du  Nouveau-Testament,  qu'on 
disait  calquée  sur  celle  de  Port-Royal  dont  il  s'était  pro- 
curé une  copie.  Ces  Messieurs,  qui  ne  se  décourageaient 
pas  pour  si  peu,  cherchèrent  alors,  selon  leur  usage,  à 
éluder  les  formalités  ;  ils  y  réussirent  avec  toute  sorte 
d'adresse,  et  leur  ouvrage,  moyennant  un  détour,  revint 
en  France,  imprimé  de  fait  à  Amsterdam  chez  les  El- 
zévir,  mais  portant  le  nom  seul  d'un  libraire  de  Mons, 
muni  des  approbations  d'un  docteur  de  Louvain  et  de 
deux  évêques  du  pays,  et  avec  privilège  du  roi  d'Espagne. 
Cette  publication,  après  les  lenteurs  d'un  circuit  si  com- 
pliqué, n'eut  lieu  à  Paris  que  vers  avril  1667.  On  a  peine 
aujourd'hui  à  se  le  figurer,  ce  fut  non-seulement  alors 
chez  les  personnes  de  piété,  mais  dans  le  monde  et  au- 
près des  dames,  un  prodigieux  succès.  Madame  de  Lon- 
gueville,  convertie,  excellait  encore  à  donner  le  ton  à  la 
mode,  même  dans  la  piété.  Avoir  sur  sa  table  et  dans 
sa  ruelle  ce  Nouveau-Testament  élégamment  traduit, 
élégamment  imprimé,  était  en  1667  le  genre  spirituel 

principaux  traducteurs  :  «  celui  qui  en  a  creusé  les  fondements, 
ayant  renouvelé  dans  l'Église  par  son  exemple  la  pénitence  que 
l'Évangile  nous  prêche  (c'est-à-dire  M  Le  Maître)  ;  —  le  second 
qui  a  élevé  tout  V édifice,  et  qui  le  cimente  et  l'affermit  par  ses 
liens  (M.  de  Saci,  alors  à  la  Bastille)  et  vous,  dit-elle,  s'a- 
dressant  à  Arnauld,  qui  y  avez  mis  le  comble.  »  M.  de  Saci  est 
nettement  indiqué  par  elle  comme  le  principal  auteur.  La  sœur 
Angélique,  dans  cette  lettre,  s'élève  contre  un  système  de  correc- 
tions que  voudrait  faire  prévaloir  un  laïque,  dont  M.  de  Roannez 
paraît  avoir  été  aussi  chaud  admirateur  en  ce  temps-là  qu'il  l'était 
précédemment  de  Pascal.  Ces  corrections  faites  par  une  personne 
qui  n'était  pas  de  Port-Royal  déplurent  également  à  M.  d'Andiîly, 
qui  s'en  plaignit  dans  une  lettre  à  son  frère.  11  les  attribuait  à  M.  Du 
Bois  ;  elles  étaient  de  M.  de  Tréville, 


380 


PORT-ROYAL. 


suprême^.  Les  coiitradiclions  elles  invectives  du  dehors 
non  plus  ne  manquèrent  pas;  il  n'y  a  de  succès  com- 
plet qu'à  ce  prix.  De  peur  que  le  roi  ne  fût  tenté  d'ac- 
corder un  privilège  qu'on  sollicitait  de  lui  pour  une 
réimpression  du  livre,  le  Père  Mairabourg,  poussé  par 
ses  confières  jésuites,  se  déchaîna  contre,  dans  une 
série  de  sermons  prêches  à  Téglise  de  la  maison  pro- 
fesse rue  Saint-Antoine.  L'archevêque  de  Paris  fit  une 
défense  à  ses  diocésains  de  lire  cette  traduction,  sous 
ce  seul  prétexte  d'abord  qu'elle  paraissait  dans  Paris 
sans  sa  permission  et  sans  nom  d'auteur.  M.  de  Péré- 
fixe,  dans  cette  levée  de  boucliers,  ne  trouva  que  deux 

1 .  Un  savant  homme,  qui  était  plus  vraiment  savant  encore  que 
Messieurs  de  Port-Royal  et  plus  directement  en  voie  de  lumières, 
si  bien  qu'il  avait  tout  droit  de  dire  :  a  Ces  Messieurs  qui  se  sont 
rendus  habiles  dans  l'art  de  parler  n'ont  qu'une  science  très-mé- 
diocre de  ce  qui  regarde  la  critique  de  l  Écriture^  »  Richard  Si- 
mon, relevant  les  défauts  du  Nouveau-Testament  de  Mons  et  com- 
parant cette  traduction  à  la  version  allemande  que  Luther  avait 
faite  autrefois  de  la  Bible,  a  dit  :  «  L'une  et  l'autre  version  sont 
semblables  en  ce  qu'elles  ont  plus  l'air  de  paraphrases  que  de  tra- 
ductions ,  et  qu'elles  sont  écrites  d'un  style  pur  et  intelligible  à 
tout  le  monde  :  ce  qui  n'a  pas  peu  contribué  à  les  faire  estimer, 
principalement  des  dames.  Je  me  souviens  de  ce  que  Staphile,  qui 
connoissoit  à  fond  le  parti  luthérien  dans  lequel  il  avoit  vécu,  disoit 
autrefois  delà  version  allemande  de  Luther,  qa'onn'osoit  en  parler 
mal  sans  s'exposer  à  être  maltrailé  des  dames  qui  en  faisaient  leur  s 
délices^  quoiqu'elle  fût  remplie  de  fautes.  »  (Bibliothèque  critique 
de  Richard  Simon,  tome  III,  page  179.)  C'est  exactement  la  même 
chose  que  ce  qu'a  dit  le  brave  La  Noue  des  livres  à'Amadis:  «  Sous 
le  régne  du  roi  Henri  second,  ils  ont  eu  leur  principale  vogue,  et 
crois  que,  si  quelqu'un  les  eût  voulu  alors  blâmer,  on  lui  eût  cra- 
ché au  visage.  »  {Discours  politiques  et  militaires  du  seigneur  de 
La  Noue.  6''  discours.)  —  Au  retour  d'un  voyage  qu'il  était  allé 
faiie  exprès  en  Hollande  dans  cet  été  de  1667,  M.  de  Pontchàteau 
fit  entrer  dans  Paris  par  la  porte  Saint- Antoine  une  charrette 
toute  pleine  de  Nouveaux-Testaments  de  Mons  et  autres  livres  de 
Port-Hoyal  prohibés  ou  suspects  :  présent  de  sa  personne,  escor- 
tant lui-même  le  convoi ,  il  sut,  par  sa  prudence  et  son  aplomb, 
mettre  en  défaut  l'œil  de  la  police.  Il  y  eut  bientôt  du  fruU 
dclcndu  pour  tout  le  monde. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


38] 


ou  trois  prélats  pour  Fimiter  et  le  soutenir  :  M.  de 
Maupas  du  Tour,  évêque  d'Evreux,  le  cardinal  Antoine 
Barberin,  archevêque  de  Reims,  mais  surtout  un  troi- 
sième personnage  assez  singulier  et  très  en  vue  alors, 
George  d'Aubusson  de  La  Feuillade,  archevêque  d'Em- 
brun. Il  revenait  d'Espagne  où  il  avait  montré,  comme 
négociateur,  quelque  habileté;  du  moins,  des  extraits  de 
ses  dépêches^  publiés  dans  ces  dernières  années  *  (et  en 
supposant  qu'il  n'eût  pas  près  de  lui  un  secrétaire  habile 
que  les  lui  faisait),  plaident  en  sa  faveur.  On  racontait 
pourtant  de  lui  des  traits  bien  forts  d'ignorance.  On  a 
dit  qu'au  retour  de  son  ambassade  de  Venise,  quand  il 
fut  nommé  à  celle  d'Espagne,  il  voulait  se  rendre  à 
son  poste  par  Bruxelles  ;  «  il  croyoit  que  les  Pays-Bas 
touchoient  à  Madrid  ^.  »  Revenant  à  la  Cour  au  mo- 
ment où  Ton  y  parlait  assez  gaiement  de  ces  questions 
théologiques,  il  le  prit  sur  un  ton  très-haut  avec  le  Jan- 
sénisme, se  ressouvint  trop  qu'il  avait  été  quelque  temps 
novice  en  sa  jeunesse  chez  les  Jésuites,  et  voulut  se  faire 
de  fête^  comme  on  dit.  Dans  ce  monde  au  tact  si  fin,  il 
prêta  à  rire  par  sa  suffisance  et  son  manque  de  mesure. 

Les  Ordonnances  que  l'archevêque  de  Paris  et  l'ar- 
chevêque d'Embrun  avaient  publiées  contre  le  Nouveau- 
Testament  de  Mons  firent  naître  des  écrits  et  pam- 
phlets, dont  un  seul  était  assez  piquant.  Ce  sont  des 
Dialogues  satiriques^,  où  ces  Ordonnances,  celle  sur- 
tout de  M.  d'Embrun,  sont  raillées  comme  elles  le 
méritent.  On  s'y  attachait  à  faire  remarquer  que  l'Or- 
donnance de  ce  dernier,  quoiqu'elle  parût  comme  si 

1.  Par  M.  Mignet,  dans  les  Négociations  relatives  à  la  Succession 
d'Espagne,  1835.—  On  est  sujet  à  se  tromper  beaucoup  sur  la  valeur 
d'un  homme,  quand  on  a  la  confiance  de  le  juger  uniquement  d'a- 
près des  pièces  officielles  dont  il  peut  fort  bien  ne  pas  être  Fauteur. 

2.  Mémoires  historiques,  politiques,  etc.,  par  Amelot  de  La 
Houssaye. 

3.  Dialogues  efitre  deux  Paroissiens  de  Saint-Hilaire-du-MonL 


382 


t^ORT  ROYAL 


elle  avait  été  dressée  à  Embrun  par  le  ^Tand  vicaire  du 
prélat,  avait  néanmoins  été  fabriquée  à  Paris  (ce  qui 
faisait  même  que  la  date  était  restée  en  blanc);  qu'il 
était  ridicule  que  M.  d'Embrun  eût  affecté  de  faire  un 
Mandement  pour  défendre  à  ses  diocésains  qui  n'en- 
tendaient pas  le  français,  mais  seulement  )e  patois  du 
Midi,  de  lire  une  traduction  française  du  Nouveau- 
Testament  qui  n'irait  jamais  jusqu'à  eux;  que  cela 
donnait  lieu  au  monde  de  s'étonner  que  n'ayant  jamais 
mis  le  pied  dans  son  diocèse  depuis  qu'il  en  avait  pris 
possession,  ayant  passé  toute  sa  vie  à  la  Cour,  dans  les 
ambassades,  et  arrivant  de  Madrid  encore  tout  récem- 
ment, il  ne  se  souvînt  de  ses  diocésains  que  pour  leur 
interdire  la  lecture  de  l'Évangile.  Toutes  ces  raisons 
étaient  assez  bien  choisies,  comme  on  voit.  On  lui  oppo- 
sait avec  un  à-propos  frappant,  a  lui  le  moins  régulier  et 
le  moins  résident  des  évêques,  l'exemple  de  M,  Pavillon 
qui,  également  préposé  à  un  diocèse  très-rude,  très- 
âpre  par  la  configuration  du  pays  et  par  le  naturel  des 
habitants,  s'y  était  entièrement  consacré  et  n'en  était 
pas  sorti  depuis  vingt-huit  ou  trente  ans  :  «  Je  ne  crois 
pas,  disait-on,  que  cet  homme  (M.  Pavillon)  ait  brigué 
cet  évêché  ni  qu'il  l'ait  acheté  par  de  longs  services  de 
Cour.  M.  l'abbé  de  La  Feuillade,  qui  n'avoit  pas  été 
élevé  à  cette  dignité  par  les  mêmes  voies,  ne  l'a  pas 
imité,  et  si  le  pays  et  l'état  des  diocèses  ont  quelque 
rapport,  les  deux  prélats  n'en  ont  guère.  »  Ces  Dialo- 
gues  ne  rappelaient  sans  doute  en  rien  le  talent  ni  l'i- 
ronie de  Pascal  ;  mais  il  y  avait  assez  de  choses  sensées, 
et  surtout  assez  de  vives  piqûres  personnelles,  pour  les 
faire  réussir  dans  le  moment.  On  les  crut  de  plume 
janséniste,  bien  que  le  railleur  (Michel  Girard,  abbé 
de  Verleuil),  un  bel  et  libre  esprit  du  quartier  latin, 
ne  fût  point  lié  avec  ces  Messieurs.  L'archevêque  d'Em- 
brun, dont  la  vanité  était  cruellement  blessée,  exhalait 


livrp:  cinquième. 


383 


sa  colère  et  cherchait  partout  un  coupable.  Il  provoqua, 
de  la  part  de  Tautorité,  des  perquisitions  rigoureuses. 
Son  frère,  le  duc  de  La  Feuillade,  allait  lui-même  avec 
des  archers  chez  les  libraires,  et  il  s'emporta  jusqu'à 
donner  un  soufflet  à  un  prévenu  à  la  Bastille.  L'arche- 
vêque, croyant  mieux  se  venger,  adressa  une  Requête 
au  roi.,  tout  injurieuse  contre  Port-Royal  et  contre  la 
traduction  de  Mons.  Arnauld  saisit  Toccasion  d'adresser 
au  roi  à  son  tour  une  contre-Requête  détaillée,  signée 
de  lui  et  de  Lalane  *.  Laissons  parler  Varet,  dans  sa 
Relation  janséniste  pleine  de  complaisance  et  qui  peint 
ce  moment  :  on  peut  rabattre,  si  Ton  veut,  quelques 
traits  un  peu  pesants,  les  supposer  mieux  dits  et  plus  à 
la  légère;  mais  le  fond  de  la  scène  est  exact  dans  les 
circonstances,  et  Varet  n'a  dû  écrire  ces  pages  que  sous 
la  dictée  de  son  archevêque,  M.  de  Gondrin,  homme  de 
Cour  et  bon  témoin. 

«  Cette  Requête  (celle  d'Arnauld)  fut  portée  aux  autres 
ministres  et  à  plusieurs  personnes  de  la  Cour,  en  même 
temps  qu'elle  fut  mise  entre  les  mains  de  M.  deLyonne.  Ou 
en  distribua  aussi  dans  Paris  un  grand  nombre  d'exem- 
plaires. Elle  parut  si  belle,  qu'on  ne  pouvoit  se  lasser  de  la 
lire,  et  on  s'empressoit  de  la  communiquer  à  ceux  qui  ne 
Pavoient  point  encore  vue.  Il  n'y  avoit  personne  qui  n'en 
fût  attendri  et  qui  ne  souhaitât  que  le  roi  se  la  fît  lire,  dans 
Pespôrance  qu'on  avoit  qu'elle  feroit  beaucoup  d'impression 
sur  l'esprit  de  Sa  Majesté. 

«  Car  elle  étoit  vive,  agréable,  sage,  forte,  modérée,  édi- 
fiante, et  elle  plaisoit  plus  à  la  dernière  lecture  qu'à  la 
première  (Hélas  !  je  suis  obligé^  pour  être  vrai^  de  dire  tout 
le  contraire  quant  à  Vimpression  que  fen  reçois  et  que  d'au- 
tres, moi  présent^  en  reçoivent  aussi;  la  fameuse  Requête  n''est 
plus  qu'ennuyeuse  et  assommante  aujourd'hui  :  tout  y  paraît 

î.  M.  'Jh  Sainte-Marthe  ne  voulut  pas  la  signer,  la  trouvant  plus 
cculaiitc  en  quelques  endroits  et  plus  accommodante  qu'à  lui  ne 
convenait. 


384 


PORT-ROYAL. 


rebailu).  Mais  afin  que  l'on  puisse  mieux  juger  de  l'effet  que 
cette  Requête  produisit  dans  la  plupart  des  esprits  et  de 
l'approbation  générale  qu'elle  eut,  on  rapportera  ici  ce  qui 
s  ;  passa  aulevcr  du  roi  le  jour  de  la  Pentecôte  (20  mai  1668), 
qui  étoit  le  lendemain  du  jour  auquel  elle  avoit  ét6  portée 
à  M.  de  Lyonne 

î  M.  de  Louvois  entra  dans  la  chambre  du  roi  cette  Re 
quête  roulée  à  la  main,  et  voyant  M.  l'archevêque  d'Em- 
brun, il  lui  dit  :  «  Voilà,  Monsieur,  une  botte  qu'on  vous 
porte,  voilà  qui  parle  à  vous.  »  Le  roi  lui  demanda  ce  que 
c'étoit  :  M.  de  Louvois  répondit  que  c'étoit  une  Requête, 
qui  ne  plairoit  pas  beaucoup  à  M  d'Embrun.  Le  roi  demanda 
si  elle  étoit  belle  :  M.  de  Louvois  répondit  que  c'étoit  la 
plus  belle  chose  du  monde.  En  même  temps,  on  entendit 
dans  la  chambre  du  roi  une  espèce  de  murmure  confus 
contre  M.  d'Embrun,  vers  lequel  s'approchèrent  M.  le  Prince, 
M.  le  maréchal  de  Grammont,  M.  de  Montausier,  M.  de  Mor- 
temart,  M.  l'abbé  Le  Tellier  et  quelques  autres.  Le  Père 
Annat  étoit  aussi  là  présent. 

«  M.  le  Prince  dit  à  M.  d'Embrun  en  riant  :  «  Me  voilà 
donc  vengé,  puisque  voici  une  Emhrune.  Elle  est  forte.  Hé 
bien!  monsieur  l'archevêque,  que  dites-vous  à  cela?  »  Et 
comme  ils  vinrent  à  parler  de  la  traduction  du  Nouveau - 
Testament,  M.  le  Prince  lui  dit  :  «  Avouez  franchem^.nt  que 
vous  l'avez  condamnée  sans  l'avoir  lue.  c  M.  d'Embrun  sou- 
tint qu'il  l'avoit  lue.  — «Mais,  lui  dit  M.  le  Prince,  vous 
n'entendez  point  le  grec  :  comment  donc  en  avez-vous  pu 
juger?  »  Et  comme  M.  d'Embrun  se  tenoit  offensé  de  ce 
qu'il  disoii  qu'il  ne  savoit  pas  le  grec,  M.  le  Prince  le 
poussa  encore  plus  fortement  et  voulut  gager  cent  pistoles 
que,  si  l'on  apportoit  un  Nouveau- Testament  grec,  il  n'en 
expliqueroit  pas  trois  lignes.  Le  roi  paroissoit  entendre  tout 
cela  avec  plaisir,  sans  pourtant  se  déclarer.  M.  le  maréchal 
de  Grammont  prit  alors  la  parole  et  dit  au  roi  ;  o  Sire,  Votre 
Majesté  a  du  sens,  elle  a  de  l'esprit;  la  Requête  est  écrite 
d'une  manière  claire  ,  nette,  désembarrassée  de  toutes  les 
choses  que  les  personnes  de  son  rang  ne  sont  point  obligées 
(le  savoir;  que  si  Votre  Majesté  veut  s'y  appliquer  une  demi- 
heure,  elle  cohnoîtra  parfaitement  le  fond  du  différend  et 
sera  capable  de  le  décider  et  de  donner  la  paix  à  l'Église  en 
un  moment.  »  Et  €ie  tournant  vers  M.  d'Embrun,  il  lui  dit: 


LIVRE  CINQUIÈME. 


385 


«  Nous  avons  bien  vu,  Monsieur,  le  dessein  de  votre  Requête  ; 
elle  ne  tendoit  à  autre  fin  qu'à  empêcher  que  le  roi  n'appro- 
fondît cette  affaire;  mais  Sa  Majesté  s'instruira  de  tout.  » 

«  M.  de  Louvois  étoit  toujours  là  riant,  et  tourné  vers 
M.  d'Embrun,  qui  lui  dit  qu'il  s'étonnoit  qu'il  eût  voulu  se 
charger  de  cette  Requête.  —  «  A  qui  s'adressera-t-on  pour 
avoir  justice?  d  répondit  M.  de  Loavois.  ~  «  Cela  est 
étrange,  dit  M.  d'Embrun,  qu'un  secrétaire  d'État  permette 
qu'on  imprime  ces  choses-là,  et  y  donne  cours.  »  M,  de 
Louvois  lui  dit  :  a  On  a  bien  imprimé  la  vôtre,  jd  —  M.  d'Em- 
brun réphqua  que  celle-ci  étoit  une  Requête  en  l'air,  qui 
n'étoit  signée  de  personne.  «  Si  fait,  si  fait,  dirent  M.  le 
Prince  et  M.  de  Louvois  :  elle  est-  signée  Arnauld  et  De 
Lalane.  »  M.  de  Montausier  parla  à  son  tour  et  dit  au  roi 
qu'il  s'étonnoit  qu'on  trouvât  à  redire  à  cette  traduction  du 
Nouveau-Testament;  qu'il  l'avoit  lue  déjà  six  fois,  et  la 
liroit  toujours  nonobstant  les  Ordonnances;  qu'elle  étoit  la 
plus  belle  du  monde.  M.  le  Prince  revint  à  la  charge  et  dit 
à  M.  d'Embrun  sur  la  Requête  :  a  Elle  est  pressante,  elle  ne 
dit  point  de  choses  extravagantes  et  qui  ne  veulent  rien 
dire;  elle  vous  fait  tenir  la  croupe  à  la  volte  »  M.  d'Em- 
brun, entrant  en  mauvaise  humeur,  dit  que  ce  n'étoit  pas 
aux  gens  du  monde  à  parler  des  affaires  de  l'Église,  ni  à  en 
juger;  qu'en  Espagne  on  ne  le  souffriroit  point  aux  laïques. 
—  «  Non,  dit  M.  le  Prince,  ce  n'est  pas  à  nous  à  juger  de 
cela,  mais  c'est  à  vous  à  vous  mêler  des  intrigues  de  la  Cour 
et  à  quêter  des  ambassades,  et  nous  n'y  trouverons  rien  à 
redire  !  Je  vous  déclare  néanmoins  que  tant  que  vous  vou- 
drez faire  notre  métier,  je  crois  qu'il  nous  sera  au  moins 
permis  de  parler  du  vôtre.  » 

«  D'autres  personnes  parlèrent  aussi  avec  beaucoup  de 
liberté  de  M.  d'Embrun  pendant  tout  le  temps  que  le  roi  fut 
à  s'habiller.  Les  uns  disoient  à  M.  d'Embrun  pourquoi  il 
s'étoit  mis  à  dos  ces  gens  de  Port-Royal,  qu'^7  ny  avait  rien 
à  gagner  avec  eux;  les  autres,  pourquoi  on  défendoitde  lire 
cette  traduction  du  Nouveau-Testament,  et  non  tant  d'autres. 
Le  roi  ne  s'expliquoit  qu'en  riant  :  il  dit  seulement  à  M.  d'Em- 
brun, voyant  qu'il  se  fâchoit  :  «  Ne  vous  échauffez  pas, 

.  L  Ce  qui  signifie  probablemeat  :  elle  vous  met  dans  une  pos- 
ture peu  commode. 

IV  —  25 


386 


PORT-ROYAL. 


monsieur  d'Embrun;  ne  voyez  vous  pas  bien  que  ce  n'est 
cfue  pour  rire,  tout  ce  qu'ils  vous  disrint?  »  Ensuite  le  roi 
(3nlra  dans  son  cabinet  seul  avec  M.  de  Louvois,  et  M.  d'Em- 
brun demeura  fort  outré  et  fort  scandalisé  du  Père  Annat, 
qui  pendant  tous  ses  discours  garda  un  silence  fort  exact.... 

«  Ce  jour-là  fut  extrêmement  fatal  à  M.  l'archevêque 
d'Embrun  ;  car  l'aprcs-dinêe  même,  comme  on  étoità  vêpres, 
M.  le  Prince  s'étant  aperçu  que  M.  le  Duc  lisoit  la  Requête, 
—  M.  de  Moritausier,  le  Nouveau-Testament  de  Mons,  —  et 
madame  la  maréchale  de  La  Mothe,  gouvernante  de  M.  le 
Dauphin ,  les  Heures  de  Port-Royal,  —  il  se  tourna  vers 
M.  d'Embrun,  et  levant  les  épaules,  il  lui  dit  d'un  ton  que 
tout  le  monde  entendit,  et  qui  marquoit  assez  qu'il  se  mo- 
quoit  de  lui  :  «  Quel  désordre,  monsieur  d'Embrun  !  Ce  n'est 
pas  ici  une  Église,  c'est  un  sabbat.  Mon  fils  lit  la  Requête, 
M.  de  Montausier  le  Nouveau-Testament  de  Mons,  et  ma- 
dame de  La  Mothe  les  Heures  de  Port-Royal.  Monsieur  d'Em- 
brun, tout  est  perdu;  ces  gens-là  sont  excommuniés,  ils 
attireront  la  malédiction  de  Dieu  sur  iloas,  la  voûte  de 
l'Église  tombera,  allons-nous-en  '  !  » 

L  Je  trouve,  au  tome  IV  des  Papiers  de  la  famille  Arnauld 
(Bibliothèque  de  TArsenal),  la  pièce  suivante  dont  on  n'indique 
pas  l'auteur;  elle  confinlie  pleinement  le  précédent  récit  et  en 
est  comme  un  canevas  abrégé.  Il  est  piquant  de  comparer, 

«  Ce  21  mai  1668. 

«  Je  voudrais  vous  pouvoir  raconter  tout  ce  qui  se  passa  hier  au  lever 
du  roi.  Je  n'y  étois  pas  présent,  mais  les  principaux  acteurs  me  le  réci- 
tërerlt  incontinent  après.  Ce  sont  monseigneur  le  Prince  et  M.  le  maré- 
chal de  Grammont ,  dont  le  premier  s'acquitta  de  la  prière  que  madame 
la  duchesse  de  LongueviRe  lui  avoit  faite  de  rendre  à  Sa  Majesté  la  Re 
quête  de  M.  Arnauld.  Il  y  fut  dit  des  choses  fortes  en  faveur  des  malheu- 
reux et  contre  la  violence  des  persécuteurs,  que  Sa  Majesté  entendit  fort 
paisiblement.  M.  d'Embrun  étoit  présent  et  y  reçut  des  bourrades  terribles 
de  M.  le  Prince ,  dont  les  moindres  mots  lurent  :  «  Vous  avez  défendu  la 
lecture  du  Nouveau-Testament  sans  savoir  pourquoi.  »  —  Réponse  :  «  Mon- 
sieur, je  l'ai  lu.  »  —  M.  le  Prince  :  «  Si  vous  l'avez  lu,  ç'a  été  avec  tant 
de  précipitation  que  vous  ne  sauriez  montrer  un  seul  endroit  où  le  tra- 
ducteur se  soit  éloigné  du  sens  de  l'original.  Mais  comment  en  pourriez- 
vous  juger  ,  puisque  vous  ne  savez  pas  le  grec?  »  —  Réponse  :  w  Monsieur, 
je  l'ai  étudié.  »  -  M.  le  Prince  :  «  Si  vous  l'avez  étudié  ,  ce  n'a  été  qu'au 
collège  où  vous  n'avez  guère  profité,  et  je  suis  assuré  que  dans  vos  dix 
années  d'ambassade  vous  ne  vous  y  êtes  pas  mieux  entretenu  que  dans 
celles  que  vous  donniez  auparavant  à  la  Cour.  Mais  que  l'on  fasse  appor- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


387 


Le  prince  de  Condé,  on  le  voit ,  parlait  haut  et  en 
prince,  même  en  pleine  église.  On  cite  encore  de  lui  ce 
mot,  qui  explique  la  vivacité  presque  personnelle  avec 
laquelle  il  entrait  dans  celte  querelle  du  jour:  rencon- 
trant le  duc  de  La  Feuillade  aussi  irrité  que  son  frère,  et 
qui  disait  qu'il  couperait  le  nez  à  tous  les  jansénistes  : 
«  Ah!  Monsieur,  lui  dit  M.  le  Prince  sans  s'arrêter, 
je  vous  demande  grâce  pour  le  nez  de  ma  sœur*.  » 

La  maison  de  Gondé  tout  entière  s'était  déclarée. 
M.  le  Duc  parlant  au  Père  Maimbourg,  et  lui  vantant, 
pour  le  faire  enrager,  la  beauté  de  la  Requête  :  «  Oui, 
mon  Père,  disait-il,  elle  est  belle,  et  si  belle,  que  le  Père 
Des  Mares,  qui  se  connoît  en  éloquence,  a  dit  que  s*il 
avoit  de  Tambition,  il  voudroit  l'avoir  faite  aujourd'hui 
et  mourir  demain,  aussi  sûr  de  s'être  immortalisé  que 
s'il  avoit  gagné  une  bataille.  »  On  ne  saurait  pousser 
plus  loin  que  le  Père  Des  Mares  V enthousiasme  de  la, 
Requête, 

ter  un  livre  grec  en  présence  du  roi ,  et  je  gage  qu'il  se  trouvera  que  vous 
n'y  entendez  rien.  » 

w  M.  le  maréchal  de  Grammont  eut  lieu  de  dire  à  M,  d'Embrun  que  tous 
leurs  artifices  n'alloient  qu'à  empêcher  le  roi  de  lire  la  Requête,  mais  que 
sa  Majesté  laliroit  et  la  trouveruit  juste  et  raisonnable,  et  de  plus  que  la 
lecture  lui  en  plairoifc.  Il  s'étendit  ensuite  sur  des  railleries  fines  et 
piquantes  contre  tous  les  écrits  des  adversaires. 

«  n  fut  parlé  aussi  du  roi  Gharles-le-Chauve  qui  craignoit  d'être  surpris 
(dans  sa  religion  et  sa  bonne  foi),  et  de  l'extravagance  de  ceux  qui  voii- 
loient  faire  craindre  au  roi  quatre  pauvres  prêtres  qui  se  cachoient,  cepen- 
dant qu'on  assembloit  cette  armée  chimérique  de  cent  quarante  quatre 
mille  hommes  qu'on  les  accusoit  de  lever;  et  on  s'étendit  ensuite  sur  lés 
autres  impertinences  de  Des  Maretz,qui  avoit  été  pelande  le  soir  au  souper 
de  Sa  Majesté  par  les  mêmes  personnes  et  par  monseigneur  le  Duc. 

«  M.  le  comte  de  Grammont  avoit  fait  merveilles,  la  veille  au  petit  cou- 
cher, sur  le  sujet  de  la  Requête  et  dit  des  choses  si  plaisantes  que  le  roi 
en  rit  de  tout  son  cœur,  et  tous  ceux  qui  l'entendirent.  » 

1.  Le  duc  de  La  Feuillade  venait  d'épouser  (1667)  mademoiselle 
Je  Roannez,  cette  élève  infidèle  de  Port-Royal,  qui  avait  fait  vœu 
d'y  être  religieuse,  et  qui  même  y  avait  déjà  pris  le  petit  habit  de 
poslulante.  11  en  voulait  à  Port-FVoyal  comme  à  un  rival  contre 
qui  il  avait  eu  à  conquérir  sa  femme  et  sa  duché-pairie. 


388 


PORT-ROYAL- 


En  voilà  bien  assez  pour  nous  faire  envis?iger  les 
clioses  sous  leur  vrai  jour.  Port-Royal  persécuté  conti- 
nuait de  paraître  un  parti  très-redoutal3le,  plus  redou- 
table même  qu'il  no  Tétait;  on  se  plaisait  à  y  voir, 
depuis  les  Provinciales,  quantité  de  gens  d  esprit  incon- 
nus et  d'autant  plus  terribles  qu'ils  étaient  plus  invisi- 
bles. Il  ne  faisait  pas  bon,  daus  ces  guerres  de  plume,  de 
s'attaquer  à  eux.  Avoir  Port-Royal  pour  ennemi,  cela 
signifiait,  même  à  Foreille  des  indifférents  du  monde, 
avoir  l'esprit  et  la  vertu  contre  soi  :  et,  au  contraire, 
retirer  de  l'oppression  tant  d'honnêtes  gens  et  de  pe»r- 
sonnes  de  mérite  était  devenu  le  vœu  et  le  désir  général, 
même  à  la  Cour.  Louvois,  jeune  alors,  son  frère  surtout, 
l'abbé  Le  Tellier,  le  futur  archevêque  de  Reims,  nous 
marquent  assez  par  leur  attitude  combien  on  croyait  se 
faire  honneur  en  tenant  pour  Port-Royal,  en  étant  hau- 
tement du  parti  de  Tesprit.  L'épisode  du  Nouveau-Tes- 
tament de  MoQS,  en  faisant  éclater  ces  sentiments  sous 
la  forme  vive  et  railleuse  qui  réussit  toujours  le  mieux 
en  France,  vint  donc  en  aide  très-à-propos  à  la  grande 
affaire  de  l'accommodement. 

Les  négociations,  poursuivies  par  M.  de  Gondrin 
auprès  du  nonce  et  du  Pape  avec  l'agrément  de  M.  de 
Lyonne  et  de  M.  Le  Tellier,  se  menaient  très -secrète- 
ment, à  Tinsu  de  tous  (car  il  fallait  que  les  Jésuites  n'en 
eussent  aucun  vent,  sans  quoi  ils  les  auraient  traver- 
sées). Extérieurement,  et  malgré  ce  notable  adoucis- 
sement des  esprits  que  j'ai  signalé,  il  se  remarquait 
encore  de  bien  graves  symptômes  et  d'une  apparence  très- 
menaçante.  Il  était  question  plus  que  jamais  d'établir 
le  tribunal  des  évêques  commissaires  qui,  en  vertu  du 
Bref  pontifical,  devaient  faire  le  procès  à  leurs  quatre 
collègues.  Le  nonce  même,  pour  ne  pas  se  découvrir, 
était  obligé  de  paraître  le  demander.  Les  médiateurs 
sentaient  la  nécessité  de  prévenir  un  cummencemenfc 


LIVRE  CINQUIEME. 


389 


d'exécution  et  de  se  hâter;  réloignement  de  M.  Pavillon 
à  qui  on  ne  pouvait  tout  expliquer  en  détail,  était  un 
obstacle.  On  s'arrêta,  après  mainte  consultation,  à 
l'expédient  que  voici  :  on  décida  que  les  quatre  évê- 
ques  écriraient  au  Pape  une  lettre  de  soumission  res- 
pectueuse, par  laquelle  ils  déclareraient  s'être  résolus  à 
changer  de  conduite  dans  l'intérêt  de  la  paix  et  à  or- 
donner dans  leurs  diocèses  une  nouvelle  souscription 
du  Formulaire  (sauf  à  eux  à  ne  faire  signer,  comme 
c'était  leur  droit,  que  sur  des  procès-verbaux  explica- 
tifs). Cette  lettre  si  difficile  à  faire,  et  qui  allait  être  la 
pièce  fondamentale  de  la  paix,  fut  dressée  à  l'hôtel  de 
Longueville  par  Arnauld  et  Nicole,  d'accord  avec  les 
deux  prélats  médiateurs  MM.  de  Gondrin  et  Vialart.  Il 
la  fallait  rédiger  tellement  que  la  conscience  des  quatre 
évêques  s'en  accommodât,  et  qu'elle  ne  contînt  rien 
que  d'agréable  au  Pape  et  au  roi.  Le  texte  projeté  fut 
communiqué  à  MM.  Le  Tellier,  deLyonne,  Golbert,  au 
roi  même,  puis  au  nonce,  qui  dans  l'intervalle  avait 
reçu  du  Pape  pleins  pouvoirs;  ce  que  voyant  M.  de 
Gondrin,  il  prit,  comme  on  dit,  l'occasion  aux  cheveux 
et,  garantissant  sur  la  foi  d' Arnauld  la  signature  des 
quatre  évêques,  il  signa  et  parafa  ainsi  que  le  nonce 
le  papier  où  Ton  avait  fait  quelques  légères  corrections  : 
et  la  rédaction  fut  considérée  comme  définitive  et  ac- 
ceptée des  deux  parts  (9  août  1668). 

J'abrège  autant  que  je  puis  et  ne  vais  qu'aux  points 
qui  nous  touchent.  Quelle  fut  la  joie  de  M.  de  Gondrin 
quand  il  vit  entre  ses  mains  Je  parafe  du  nonce, 
quels  furent  les  transports  des  amis  qui  attendaient 
avec  anxiété  le  résultat  à  l'hôtel  de  Longueville,  on  le 
devine  sans  peine.  Il  ne  manquait  plus  qu'une  petite 
condition  assez  essentielle  toutefois,  la  signature  réelle 
et  l'assentiment  de  M.  Pavillon  qu'on  avait  toujours 
supposé  et  présumé.  On  dépêcha  vite  un  courrier  aux 


390 


POUT-ROYAL. 


quatre  (5vêque8.  M.  de  Beau  vais,  M.  d'Angers  adhérè- 
rent à  tout";  M.  de  Pamiers,  on  s'inquiétait  de  lui  assez 
peu,  il  se  gouvernait  en  toute  chose  comme  M.  d'Aleth; 
mais  M.  d'Aleth,  —  on  aurait  pu  s'y  atten^lre,  —  il  ré- 
sista. Il  continua  de  douter  de  la  sincérité  de  l'accom- 
modement et  de  vouloir  différer.  «  Il  me  paroît  assez 
étrange,  disait-il,  que  M.  Arnauld  se  r^oit  avancé  jus- 
qu'à répondre  de  moi  sans  être  autorisé,  et  qu'on  ait 
pris  de  tels  engagements  avec  M.  le  nonce  sans  ma 
participation.  »  A  toutes  les  instances  que  fit  le  messa- 
ger, il  répondit  :  «  //  faut  y  penser  devant  Dieu,  »  Et, 
toutes  réflexions  faites,  on  n'obtint  de  lui  une  signa- 
ture que  moyennant  des  changements  et  additions 
qu'il  demandait  qu'on  fît  au  texte  de  la  lettre.  Cela 
remettait  tout  en  questi®n.  A  cette  nouvelle  le  trouble 
fut  grand  chez  les  amis;  on  lui  renvoya  courrier  sur 
courrier  :  chacun  se  mit  à  l'assiéger  de  loin  et  de  près; 
Arnauld  qui  avait  trouvé  son  maître  en  inflexibililé. 
les  évêques  d'Angers  et  de  Beauvais  lui  adressèrent  des 
lettres  de  supplication  pressante;  M.  de  Gondrin  lui 
envoya  des  paroles  de  douleur  et  presque  de  reproche, 
en  lui  en  demandant  pardon,  «  en  se  mettant,  disait-il, 
à  deux  genoux  devant  lui.  »  MM.  de  Gomminges  et  de 
Pamiers  firent  le  voyage  d'Aleth.  M.  Pavillon,  vaincu, 
mais  toujours  calme,  ne  se  rendit  et  ne  signa  qu'au 
troisième  courrier  (10  septembre). 

Dès  qu'il  vit  cette  bienheureuse  signature,  M.  de 
Gomminges,  ne  se  possédant  pas  de  joie,  écrivit  ce 
même  jour,  d'Aleth  où  il  était,  à  M.  de  Gondrin  pour 
qu'il  eût  à  adoucir  par  quelque  prompt  témoignage  la 
douleur  que  les  reproches  et  les  soupçons  avaient  pu 
causer  au  cœur  du  saint  évêque  :  «  Il  me  semble,  disait- 
il  excellemment,  que  c'est  contrister  le  Saint-Esprit 
que  de  contrister  ce  fidèle  ministre  de  Jésus-Christ.  » 
Et  toujours  par  ce  même  mouvement  d'eilusion  bien- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


391 


veillante  qui  rhonore,  M.  de  Gomminges  écrivait  en 
cette  même  journée  mémorable  (10  septembre),  à 
M.  Arnauld,  pour  dissiper  chez  Fimpatient  docteur 
tout  reste  d'humeur  et  de  gronderie  :  «  ...  Enfin,  Mon- 
sieur, l'enchantement  sera  levé,  et  Ton  ne  vous  verra 
plus  de  la  manière  que  vous  avez  été  depuis  tant  de 
temps.  Vous  servirez  maintenant  l'Église  sans  être 
obligé  de  vous  cacher;  et  cette  lumière  qui  brille  sî  fort 
dans  tous  vos  ouvrages,  ne  sortira  plus  du  milieu  des 
ténèbres.» 

Et  en  effet,  du  moment  qu'ils  obtenaient  cette  paix 
inespérée,  tout  ce  qui  était  le  plus  pénible  la  veille  aux 
Jansénistes  allait  leur  tourner  à  bien;  leur  prétendue 
hérésie  s'évanouissait  et  n'était  plus  que  fantôme.  L'o- 
piniâtreté s'appelait  constance;  la  prison,  la  fuite,  le 
mystère  devenaient  des  marques  d'honneur  devant  le 
monde  et  les  rehaussaient.  Les  Jésuites  le  sentaient 
bien;  ils  n'apprirent  la  paix  que  quand  elle  était  faite 
et  que  le  premier  bruit  s'en  répandait.  Le  Père  Annat 
ne  put  s'empêcher  de  dire  au  nonce,  «  qu'il  avoit  ruiné, 
par  la  foiblesse  d'un  quart  d'heure,  l'ouvrage  de  vingt 
années.  »  Le  nonce  alors  aurait  bien  tergiversé,  s'il 
avait  osé;  il  n'y  avait  plus  moyen.  Le  courrier  qui  ap- 
portait au  roi  le  Bref,  par  lequel  le  Pape  confirmait  la 
paix,  arriva  le  8  octobre  1668,  et  la  chose  fut  rendue 
publique  dans  Paris  le  11.  On  aurait  pu  pourtant  noter 
dans  ce  Bref,  si  on  l'avait  alors  publié^  que  le  Pape  y 
supposait  que  les  quatre  évêques  s'étaient  soumis  à  la 
signature  pure  et  simple  du  Formulaire  (simplici  ac  pura 
subscriptione  Formularii)^  tandis  que  leur  signature,  en 
effet,  ne  venait  qu'au  bas  de  procès -verbaux  où  était 
insérée  une  explication.  Mais,  au  point  où  Ton  en  était, 
on  passa  là-dessus;  les  minisires  gardèrent 'pour  eux 
cette  circonstance  et  n'en  tinrent  compte.  Il  y  eut  bien 
encore  de  petites  épines  dans  cette  joie,  quelques  poin- 


392 


PORT-ROYAL. 


tes  cachées  que  plus  tard  les  Jésuites,  revenus  du  coup, 
se  sont  efforcés  de  faire  sentir  ^  Ain' i  l'Arrêt  du  Con- 
seil, confirmatif  de  la  paix  (23  octobre),  parut  en  des 
termes  un  peu  différents  du  premier  projet,  et  ne  satis- 
fit pas  pleinement  les  pacifiés.  C'est  que  M.  de  Gondrin, 
sur  ces  entrefaites,  pour  des  causes  graves  que  font 
entendre  à  demi  les  narrateurs,  pour  avoir  donné  un 
soufflet,  disait-on,  à  madame  de  Montespan  sa  nièce, 
ou  du  moins  un  conseil  énergique  à  son  neveu  M.  de 
Montespan,  venait  d'être  disgracié*,  et  il  ne  put  suivre 

1.  Voir  VHïsloire  des  cinq  Propositions  de  Jaménius^  rédigée  à 
ce  point  de  vue  des  anti-jansénisles,  par  l'abbé  Du  Mas;  2  vol. 
iii-12,  1700. 

2.  L'histoire  vraie  de  ce  protecteur  zélé  de  Port-Royal,  de  cet 
oncle  inexorable  de  madame  de  Montespan,  autrefois  galant  dans 
sa  jeunesse,  et  même  (il  paraît  bien)  resté  tel  dans  son  âge  mûr, 
est  assez  particulière.  La  voici  telle  que  Brossette  la  recueillit  des 
récits  de  l'abbé  Boileau,  frère  du  célèbre  satirique,  et  qui,  placé 
par  M.  de  Gondrin  dans  le  Chapitre  de  Sens,  avait  eu  toute  sa  con- 
fiance : 

«  M.  Boileau  nous  a  dit  que,  pendant  les  amours  du  roi  pour  madame  de 
Montespan,  ce  prélat  fit  mettre  en  pénitence  une  femme  qui  vivoit  comme 
cette  dame  et  comme  la  Samaritaine.  M.  de  Gondrin  ne  se  contenta  pas 
de  cet  exemple ,  il  fit  publier  dans  tout  son  diocèse  les  anciens  canons 
contre  les  concubinaires  publics;  et  comme  la  Cour  étoit  alors  à  Fontaine- 
bleau ,  qui  est  de  ce  diocèse  ,  le  roi  emmena  d  abord  madame  de  Montes- 
pan et  se  retira  à  Versailles.  Jl  ne  revint  plus  à  Fontainebleau  pendant  la 
vie  de  ce  prélat ,  qui  ne  cessoit  point  de  reprendre  hautement  ce  scan- 
dale. 

«  On  menaça  même  ce  prélat  de  l'exiler.  Mais  ces  bruits  qui,  apparem- 
ment ,  étoient  sans  fondement  et  étoient  excités  par  des  personnes  ou  im- 
prudentes ou  mal  intentionnées  ,  ne  l'étonnèrent  point.  Il  protesta  que  , 
quelque  ordre  qui  vînt  de  la  Cour  ,  il  ne  sortiroit  jamais  de  son  diocèse  et 
qu'il  n'abandonnerolt  point  le  troupeau  que  la  Providence  lui  avoit  confie. 

«Cette  fermeté  augmenta  les  faux  bruits.  On  lui  dit  que,  s'il  avoit 
ordre  de  se  retirer  et  qu'il  refusât  de  le  faire,  on  le  viendroit  enlever  de 
force. 

«  Pour  se  mettre  à  couvert  d'une  pareille  violence ,  il  se  fit  dresser  un 
lit  dans  son  église,  derrière  rautel  de  Saînt-Savinien ,  et  il  résolut  de 
n'en  point  sortir,  espérant  bien  que  l'on  ne  l'arraciiéroit  point  de  cet  asile. 

u  11  avoit  d'abord  résolu  de  faire  mettre  un  lit  à  côté  du  sien  pour  un 
valet  de  chambre;  mais  M.  Boileau  s'ofl'rit  de  ne  point  l'abandonner  et 


LIVRE  CINQUIÈME. 


393 


en  Cour  et  de  près  l'exécution  des  promesses  jusqu'à 
rentier  achèvement.  Enfin  le  cri  de  paix,  pour  le  mo- 

d'occuper  ce  second  lit.  Cependant  ces  faux  bruits  se  dissipèrent  sans  au- 
cune mauvaise  suite,  et  M.  de  Gôndrin  mourut  en  paix  (1674).  » 

Tout  ceci  ne  rendrait  pas  trop  invraisemblable  l'anecdote  du 
soufflet. — L^s  Jansénistes  aimèrent  à  croire  que  M.  de  Gondrin, 
mort  assez  subitement,  «  avoit  été  empoisonné  par  un  pâté,  qui 
auroit  été  envoyé  à  un  curé  chez  qui  il  logeoit  dans  une  visite  de 
son  diocèse.» — D'un  autre  côté,  si  l'on  i:onsulte  les  lettres  de 
madame  de  Longueville  écrites  à  madame  de  Sab'é  dans  les  jours 
qui  précédèrent  la  disgrâce  de  M.  de  Gondrin,  on  n'entrevoit  point 
en  lui  un  oncle  si  féroce.  M.  de  Montespan  avait,  dans  un  accès 
d'emportement,  fait  affront  à  madame  de  Montausier,  première 
dame  d'honneur  de  la  reine  :  «  N'avez-vous  point  peur,  écrit  là- 
dessus  madame  de  Longueville,  qu'on  fasse  quelque  trait  à 
M.  de  Sens?  pour  moi,  j'en  meurs  de  peur.  »  Et  encore  :  «Comme 
tout  le  monde  a  (lans  la  tête  d'embarrasser  M.  de  Sens  dans  l'em- 
portement de  M.  de  Montespan,  je  crois  que  rien  ne  peut  être 
mieux  pour  lui  que  la  lettre  qu'il  vous  a  priée  d'écrire  à  madame 
de  Montausier.  Je  vous  prie  donc  de  me  mander  si  vous  l'avez 
écrite,  quand  vous  l'avez  écrite,  si  on  vous  y  a  fait  réponse,  et  ce 
que  la  réponse  contenoit,  etc.,  etc.  »  Tout  cela  semble  indiquer  que 
M.  de  Gondrin  tenait  à  ne  point  paraître  responsable  des  faits  et 
gestes  de  M.  de  Montespan,  et  qu'on  lui  prêta,  dans  cette  affaire, 
plus  qu'il  n'aurait  vaulu.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'on  au- 
rait inventé,  pour  perdre  les  gens,  de  grossiers  sotis  contes.  — Les 
Mémoires  du  Père  Kapin  sont  remplis  d'anecdotes  scandaleuses  sur 
H.  de  Gondrin,  notamment  au  tome  I,  page  531  :  adversaire  dé- 
claré des  Jésuites,  leur  ennemi  personnel,  il  est  devenu  à  juste 
'tre  l'objet  de  leurs  représailles  et  de  leurs  vengeances.  Je  ne  me 
orte  point,  au  reste,  pour  garant  de  sa  vertu  en  tout  temps  ni  de 
es  mœurs;  mais  qu'on  ne  vienne  pas  dire,  comme  le  fait  un  jésuite 
moderne ,  que  le  récit  très-Circonstancié,  recueilli  de  la  bouche  du 
docteur  Boileau,  est  de  la  légende.  C'est  ne  pas  savoir  la  valeur  des 
mots.  — Ne  cherchant  en  tout  ceci  que  la  vérité,  j'avoue  que  je 
suis  souvent  bien  perplexe.  Sur  ce  M.  de  Sens,  tant  accusé  et  vili- 
pendé par  les  Jésuites,  je  trouve  dans  les  correspondances  parti- 
culières des  personnages  les  mieux  informés  les  témoignages  les 
plus  probants  en  faveur  de  ses  qualités  épiscopales.  Et  par  exemple 
l  évêque  de  Grenoble,  Le  Camus,  si  compétent  et  si  autorisé  sur  cet 
article,  écrivait  dans  l'intimité  à  M.  de  Pontchâteau,  à  la  nouvelle 
de  la  mort  subite  de  son  collègue  :  «  (6  octobre  1674)  On  ne  peut 
être  plus  surpris  que  je  l'ai  été  de  la  mort  de  M.  l'archevêque  de 
Sens.  J'avois  envoyé  la  semaine  précédente  à  M.  Varet,  son  grand 


394 


PORT-ROYAL. 


naent,  couvrait  tout  :  on  brusquait  le  triomphe.  La 
Paix  de  TEglise  avait  le  pas  sur  celle  d'Aix-la-Gliapelle. 

Un  dernier  coup  d'habileté  de  M.  de  Gondrin,  quel- 
ques jours  avant  sa  retraite  de  la  Cour,  avait  été  de 
présenter  M.  ArDauld  au  nonce,  et  par  là  de  compro- 
mettre de  plus  en  plus  l'amour-propre  de  celui-ci  pour 
une  conclusion  favorable.  On  a  par  le  menu  tout  le  dé- 
tail de  ces  présentations  d'Arnauld  aux  diverses  puis- 
sances. Le  roi  était  à  Ghambord  :  en  attendautson  retour, 
M.  de  Gondrin,  qui  s^était  assuré  deTaudience  du  nonce 
pour  le  13  octobre  dans  l'après-midi,  alla  le  matin  cher- 
chera l'hôtel  de  Longueville  Arnauld,  Nicole  et  Lalane, 
et  les  amena  dîner  chez  lui.  Il  avait  invité  à  ce  dîner  in- 
time le  coadjuteur  de  Reims,  Tabbé  Le  Tellier,  qui 
s'était  montré  fort  chaud  dans  cette  affaire,  et  qui  était 
avide  de  connaître  l'illustre  docteur.  Après  le  dîner, 
M.  de  Gondrin  conduisit  les  trois  Messieurs  chez  le 
nonce.  Arnauld  fit  un  beau  compliment,  auquel  le  nonce 

vicaire,  l'approbation  dont  est  question....  On  ne  sauroit  trop  re- 
gretter M.  de  Sens  ;  il  avoit  en  lui  toutes  les  qualités  nécessaires 
pour  défendre  les  intérêts  de  l'Église,  et  il  vouloit  s'en  servir  :  et 
où  est  l'évêque  en  France  qui  puisse  prendre  sa  place?  Pour  moi, 
je  n'en  connois  pas.  Je  regarde  sa  mort  dans  uq  temps  de  dij^grâce 
comme  un  effet  de  sa  prédestination  ;  car,  avec  son  amour  pour  la 
vérité  et  pour  la  discipline,  il  auroit  eu  peine  à  se  sauver,  s'il  fût 
demeuré  à  la  Cour.  S'il  y  a  quelque  chose  de  particulier  dans  ses 
dernières  paroles,  je  vous  prie  de  mêle  faire  savoir....  »  Et  dans  une 
autre  lettre  du  2  décembre  :  «J'ai  lu  avec  un  grand  empressement 
le  récit  que  vous  m'avez  fait  la  grâce  de  m'envoyer  des  derniers 
jours  de  la  vie  de  M.  de  Sens.  Ce  sont  de  grandes  leçons  pour  ceux 
qui  vivent.  Il  faut  tâcher  d'en  faire  son  profit  et  c'e  vivre  drins  les 
mêmes  dispositions  dans  lesquelles  il  est  mort  Les  religieux  ont 
fait  courir  tant  de  bruits  ridicules  sur  son  sujet,  que  cela  fait  la 
plus  grande  compassion  dumonde.  Si  l'on  cherchoit  des  avantages 
temporels  ou  de  la  réputation  dans  l'épiscopat,  il  y  auroit,  du 
temps  oii  nous  sommes^de  grandes  mesures  à  garder  avec  eux....  >' 
M.  de  Gondrin  n'avait  point  gardé  de  mesures  avec  les  Jésuilcs  : 
ils  se  sont  vengés  sur  sa  mémoire.  M.  de  Gondrin  n'avait  que 
54  ans  quand  il  mourut. 


LIVRE  CINQUIÈME.  39ô 

répondit  avec  toute  sorte  de  politesse  ;  il  lui  dit  en  italien 
ce  mot,  souvent  répété  avec  orgueil  par  les  Jansénistes, 
a  que  sa  plume  étoit  une  plume  d'or,  »  Arnauld  et  ses 
deux  amis  étaient  rentrés  à  l'hôtel  de  Longueville  avant 
qu'on  sût  qu'ils  en  étaient  sortis  ^  Le  bruit  de  cette  visite 
aila  jusqu'à  Ghambord,  et  le  roi  dit  que,  puisque  M.  le 
nonce  avait  vu  M.  Arnauld,  il  désirait  aussi  le  voir  dès 
qu'il  serait  à  Saint-Germain. 

La  présentation  d' Arnauld  au  roi  se  fit  le  24  octobre. 
Son  neveu  Pomponne,  dont  la  grande  faveur  commençait 
et  qui  venait  d^être  nommé  ambassadeur  en  Hollande, 
Talla  prendre  ce  jour-là  de  bon  matin  à  l'hôtel  de  Lon- 
gueville pour  le  mener  à  Saint- Germain.  Ils  se  rendirent, 
en  arrivant,  chez  M.  de  Lyonne  qui  fit  le  meilleur  accueil 

1.  Dans  une  lettre  de  madame  de  Longueville  à  madame  de 
Sablé,  écrite  le  dimanche  matin  (14  octobre),  on  lit  :  «  Il  faut 
bien  vous  apprendre  que  MM.  de  Sens  et  de  Chfilons  menèrent 
hier  M.  Arnauld  chez  M.  le  nonce,  qui  le  traita  à  mei veille 
MM.  de  Lalane  etNico'e  y  étoient  aussi.  Voilà  proprement  le  sceau 
de  la  paix.  La  chose  est  publique.  »  —  Nos  amis,  qui  s'entendaient 
à  tirer  de  la  presse  tout  le  p.irti  qu'on  en  pouvait  tirer  de  leur 
temps j  eurent  soin  de  faire  insérer  dans  la  Ga%ette  de  Bruxelles 
l'article  suivant^  daté  de  Paris,  20  octobre  : 

u  Samedi  dernier,  13«  du  courant,  monsignor  Bargellini,  nonce  du  Pape, 
envoya  à  l'archevêque  de  Sens  et  à  l'évéque  de  Ghâlons  des  présents  con- 
sidérables pour  leur  témoigner  sa  reconnaissance  de  l'heureux  succès 
qu'avoit  eue  leur  négociation  dans  l'affaire  de  ceux  qu'on  appeloit  Jansé- 
nistes, et  ces  prélats  donnèrent  des  marques  de  leur  libéralité  aux  pages 
qui  les  leur  apportèrent.  Le  même  jour,  sur  les  trois  heures  après  midi, 
ils  présentèrent  au  nonce  le  sieur  Arnauld  avec  trois  (deux)  autres  doc- 
teurs de  ses  amis,  qui  en  reçurent  un  traitement  si  civil  et  si  obligeant, 
qu'il  ne  peut  rester  aucun  doute  que  la  paix  de  l'Église  ne  soit  entièrement 
affermie.  L'on  dit  qu'il  y  en  a  à  qui  cette  paix  ne  plaît  guère,  pour  n'avoir 
pas  eu  part  à  sa  conclusion,  et  l'on  assure  qu'ils  tâchent  par  des  in- 
trig  es  sourdes  à  la  rompre.  Mais  le  public  étant  pleinement  convaincu 
de  rinnocence  du  sieur  Arnauld  et  de  l'iniquité  de  sa  longue  persécution, 
il  n  y  a  pas  d'apparence  qu'ils  en  viennent  à  bout.  L'archevêque  de  Sens 
qui  a  été  le  principal  auteur  de  cet  accommodement,  le  nonce  du  Pape  et 
l'évéque  de  Châlons  ont  ici  l'applaudissement  de  tout  le  monde  :  on  les 
regarde  cà  présent  comme  les  Pères  de  l'Égl  se  et  de  la  Patrie,  et  on  ne 
les  appelle  plus  que  les  Prélats  de  la  Paix,  » 


396 


PORT-ROYAL. 


k  M.  Arnauld,  et  qui,  i.n  peu  avant  l'heure  du  lever  du 

roi,  les  mena  dans  Tapparteraent  ;  comme  il  y  avait  d<'^jà 
assez  de  monde,  il  les  fit  passer  dans  le  cabinet.  Mais 
rien  ne  saurait  suppléer  au  récit  même  que  le  narrateur 
janséniste  a  fait  de  cette  réception,  où  il  donne  à  chaque 
chose  l'importance  qu'on  y  mettait  alors  : 

«  En  approchant  du  cabinet,  M.  Arnauld-  trouva  M.  le 
Coadjateur  de  Reims,  qui,  lui  témoignant  sa  joie,  lui  mit 
en  main  son  Approbation  du  livre  contre  le  ministre 
Claude*....  Étant  entrés  dans  le  cabinet,  il  y  trouva  M.  le 
Prince,  qui  fut  ravi  de  le  voir.  Ensuite,  comme  on  sut  que  le 
roi  al! oit  venir,  on  jugea  qu'il  étoit  plus  à  propos  de  faire 
entrer  M.  Arnauld  dans  la  garde-robe,  afin  que  Sa  Majesté 
ne  le  vît  pas  là  avant  qu'il  l'abordât  pour  le  saluer.  Et  ainsi 
dès  que  le  roi  parut,  et  qu'on  eut  fait  sortir  tout  le  monde, 
hors  M.  Le  Tellier,  M.  le  Prince  étant  sorti  auparavant*, 
M.  Arnauld  se  présenta  au  roi,  le  salua  et  aussitôt  commença 
son  compliment  en  ces  termes  : 

«  Sire,  je  regarde  comme  le  plus  grand  bonheur  qui  me 
«  soit  jamais  arrivé,  Ihonneur  que  Votre  Majesté  me  fait  de 
«  me  souffrir  devant  Elle.  Et  assurément.  Sire,  il  falloit  une 

1.  Il  s'agissait  des  premières  parties  du  grand  traité  de  la  Per- 
péluité  de  la  Foi  de  VÉglise  catholique  touchant  VEucharisUe^ 
qu'Arnauld  et  Nicole  avaient  préparé  et  allaient  faire  paraître.  On 
affectait  dédire,  à  ce  moment,  que  la  lecture  de  cet  ouvrage 
manus:rit  avait  fort  agi  sur  M.  de  Turenne^  qui  venait  de  faire 
précisément  son  abjuration  publiaue  la  veille  même.  23  octobre. 
Les  admirateurs  de  Bossuet  ont  coutume  d'attribuer  tout  net  cette 
conversion  à  Bossuet  et  au  livre,  alors  manuscrit^  de  {'Exposition 
de  la  Foi,  Les  Jansénistes  n'hésitaient  pas  davantage  en  affirmant 
que  l'Église  était  en  grande  partie  redevable  de  cette  conversion 
illustre  au  livre  manuscrit  de  M.  Arnauld,  de  la  Perpétuité  di  la 
Foi.  Chacun  tire  à  soi  le  héros  et  le  mène  en  vaincu  du  côté  de 
'on  saint.  J'honore  et  je  respecte  la  conversion  de  Turenne.  mais 
j'admire  ceux  qui  se  croient  si  sûrs  de  savoir  ce  qui  se  passait  au 
fond  de  l'âme  d'un  Bouillon. 

2.  Il  n'y  eut  donc  présents  dans  la  chambre,  pendant  l'au- 
dience d'Arnauld.  que  M.  de  Lyonne,  M.  de  Pomponne  et  M.  Le 
TeUier. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


397 


(n  aussi  grande  bonté  que  la  vôtre  pour  "  avoir  bien  voulu 
«  oublier  les  mécbants  offices  qu'on  m'a  voulu  rendre  au- 
«  près  de  Votre  Majesté,  pour  laquelle  je  n'ai  jamais  eu  que 
«  des  sentiments  de  respect,  de  vénération  et  d'admiration, 
«  ayant  appris  dans  ma  solitude  les  grandes  choses  qu'Elle 
«  a  faites.  Et  comme  celle  qui  m'en  fait  sortir  est  le  comble 
a  de  sa  gloire,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  grand  que  ]a 
ce  protection  que  Votre  Majesté  donne  à  l'P^glise  en  cette 
a  occasion,  il  n'y  a  rien  aussi  que  je  ne  sois  prêt  de  faire 
«  pour  lui  sacrifier  la  liberté  qu'elle  me  rend.  » 

«  Le  roi  l'écouta  sans  l'interrompre,  et  à  la  fin  lui  dit  en 
peu  de  mots,  mais  d'un  air  tout  à  fait  obligeant^  qu'il  avoit 
été  bien  aise  de  voir  un  homme  de  son  mérite,  qu'il  avoit 
ouï  faire  beaucoup  d'estime  de  lai,  et  qu'il  souhaitoit  qu'il 
pût  employer  les  talents  que  Dieu  lui  avoit  donnés  à  défen- 
dre l'Église. 

«  Ces  louanges,  sortant  de  la  bouche  d'un  si  grand  prince, 
furent  cause  que  M.  Arnauld,  de  sa  part,  entra  dans  une 
très-grande  humiliation,  faisant  voir,  plus  par  sa  modestie 
que  par  ses  paroles,  qu'il  étoitbien  éloigné  de  s'attribuer  ces 
avantages.  Il  témoigna  aussi  au  roi  que  c'étoit  avec  quelque 
peine  qu'il  s'étoit  trouvé  engagé  dans  toutes  les  contesta- 
tions passées.  Mais  le  roi  avec  beaucoup  débouté  l'arrêta,  et 
lui  dit  :  «  Cela  est  passé,  il  n'en  faut  plus  parler.  »  Et  il  ajouta 
qu'il  seroit  bien  aise  que  dans  la  suite  on  n'écrivit  plus  rien 
qui  pût  aigrir  les  esprits.  Ce  que  M.  Arnauld  reçut  avec 
beaucoup  de  respect,  et  le  roi  se  tournant  vers  M.  de  Pom- 
ponne, lui  dit  :  G  Monsieur  de  Pomponne,  je  crois  que  vous 
avez  bien  de  la  joie  de  voir  tout  ce  qui  se  passe....  » 

«  Au  sortir  du  cabinet,  tout  le  monde  se  pressa  pour  voir 
une  personne  que  le  roi  avoit,  si  bien  reçue,  et  qui  avoit  été 
invisible  depuis  tant  d'^années.  Et  M.  le  Coadjuteur  de  Reims, 
,  qui  étoit  demeuré  dans  la  chambre,  le  prit  pour  le  mener 
chez  M.  le  Dauphin,  qui  étoit  logé  dans  le  Château  neuf.  » 

M.  Arnauld,  toujours  accompagné  de  son  neveu  Pom- 
ponne, vit  donc  M.  le  Dauphin  ej,  essuya  les  politesses 
de  M.  de  Montausier.  Il  vit  Monsieur,  frère  du  roi,  puis 
acheva  sa  tournée  en  allant  saluer  M.  Le  Tellier  à  son 
.  apparteinent,  et  en  s'inscrivant  chez  M.  dé  Louvois  qu'on 


m 


PORT-ROYAL 


ne  trouva  pas.  De  retour  h  Paris  avec  M.  de  Pomponne, 
ils  s'écrivirent  également  chez  M.  Golbert  retenu  au  lit 
par  la  goutte*. 

1.  Je  n'ai  pas  voulu  interrora[ire  cotte  série  glorieuse  des  pro- 
sontations  d'Arnauld:  mais  le  compliment  que  l'on  vient  de  lire, 
adressé  au  roi,  et  qui  parut  alors  le, plus  bt-au  du  monde,  n'avait 
pas  été  sans  lui  donner  de  la  préoccupation  et  de  là  frayeur. 
Voici  ce  qu'on  lisait  dans  des  Mémoires  composés  par  Brienne  en 
1684  sur  l'origine  et  le  progrès  du  Jansénisme,  Mémoires  dont  on 
n'a  que  de  courts  extraits  et  qu'il  serait  bien  intéressant  de  re- 
trouver. C'est  Brienne  qui  raconte  : 

«  Quelques  jours  av;mt  que  ce  docteur  fût  présenté  au  roi,  me  trouvant 
dans  sa  chambre  à  l'hôtel  de  Longueville,  je  m'aperçus  qu'il  souffroit  quel- 
que peine  intérieure,  et  lui  en  ayaat  demandé  le  sujet,  il  me  répondit  fort 
simplement:  «  Je  vous  avoue,  mon  cher  Monsieur,  que  je  me  trouve  fort 
embarrassé,  parce  que,  n'ayant  jamais  vu  le  roi,  je  ne  sais  pas  bien  comme 
il  lui  faut  parler.  Plus  j'y  pen^e,  et  moins  je  trouve  eu  moi  de  paroles 
dignes  de  ce  grand  prince,  et  qui  répondent  à  la  réputation,  bien  ou  mal 
fondée,  que  m'ont  acquise  mes  ouvrages.  Voilà  le  sujet  de  mon  inquiétude 
dont  vous  vous  êtes  aperçu  le  premier.  Mais,  ajouta-t-il  avec  une  humilité 
qui  me  fit  rougir  et  me  couvrit  de  confusion,  si  vous  vouliez,  vous  qui  avez 
tant  d'usage  de  la  Cour,  me  tirer  de  la  peine  et  de  l'embarras  où  je  me 
trouve,  je  vous  en  aurois  la  dernière  obligation.  »  Je  l'embrassai  cordiale- 
ment à  cette  parole  si  humble  et  si  humiliante  pour  moi,  et  je  lui  dis  : 
«  Vous  vous  moquez,  mon  très- cher  maître,  de  votre  pauvre  et  foible  ami. 
Moi,  faire  une  harangue  pour  M.  Arnauld!  I\la  foi!  pour  le  coup,  si  vous 
n'avez  d'autre  souffleur  que  moi,  vous  pouvez  bien  demeurer  muet  sur  la 
scène  qui  vous  effraye  de  loin,  et  vous  paroitra  de  près  moins  terrible.  Mais 
que  voulez-vous  dire  au  roi?  Figurez-vous  que  je  le  suis,  et  parlez  moi 
sans  autre  préparation,  comme  nous  faisons  ensemble  des  affaires  du  pré- 
tendu Jansénisme.  »  Il  trouva  l'expédient  fort  bon,  et  ayant  pris  son  long 
manteau,  ses  gants  et  son  chapeau,  je  me  mis  gravement  dans  son  fauteuil, 
et  lui  s'étant  retiré  dans  l'antichambre  afin  de  faire  toutes  les  cérémonies 
dont  je  voulus  bien  être  son  maître,  après  qu'il  m'eut  fait  les  trois  profondes 
révérences  qu'on  a  coutume  de  faire  au  roi,  de  la  manière  dont  je  lui  mon- 
trai à  les  faire,  en  quoi  seul  je  pouvois  lui  être  utile,  je  me  levai  de  mon 
fauteuil,  et  sans  ôter  mon  chapeau,  j'écouLai  lort  sérieusement  ce  qu'il  avoit 
à  me  dire  en  qualité  de  suppliant,  moi-même  ayant  à  lui  répondre  en  qua- 
lité de  roi  de  théâtre.  Il  me  parla  à  son  ordinaire  de  fort  bon  sens;  et 
sur-le-champ,  sans  lui  donner  le  temps  d'oublier  ce  qu'il  venoit  de  me 
dire,  je  l'obligeai  à  prendre  la  plume  et  à  le  mettre  sur  le  papier.  Rien  de 
mieux  ni  de  plus  simple  et  de  plus  naturel  :  il  en  fut  content  et  moi 
charmé,  et  il  m'avoua  que  sans  moi  il  auroit  eu  peine  à  se  retirer  de  ce 
mauvais  pas.  » 

Ainsi  la  grande  scène  racontée  solennellement  par  Varet  avait- 
eu  sa  rf'pélition'à  l'avance.  Arnauld  s'était  essayé  devant  Brienne, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


399 


Peu  de  jours  après,  Févêque  de  Meaux,  M.  deLigny, 
conduisit  Arnauld  ainsi  que  Lalane  chez  M.  de  Paris,  à 
qui  ils  demandèrent  sa  bénédiction. 

Cependant  M*  de  Saci  était  encore  à  la  Bastille;  M.  de 
Péréfîxe  se  réserva  la  bonne  grâce  de  demander  au  roi  sa 
délivrance.  Muni  de  Tordre  du  roi,  M.  de  Pomponne  alla 
prendre  son  cousin  à  la  Bastille  le  31  octobre  au  matio, 
et,  après  grâces  rendues  à  Dieu  en  Téglise  de  Notre-Dame, 
il  le  conduisit  à  l'archevêché  oià,  M.  de  Saci  demandant 
à  M.  de  Péréfixe  sa  bénédiction,  celui-ci  lui  répondit  en 
l'embrassant  :  «  Ah  I  c'est  à  moi  à  vous  demander  la 
vôtre!  »  Mais  j'ai  raconté  cela  ailleurs*. 

M.  de  Péréfixe  s'était  inquiété  pourtant,  avant  cette 
visite,  de  la  manière  dont  M.  de  Saci  signerait  le  Formu- 
laire. Heureusement,  de  même  que  M.  Arnauld  avait 
un  petit  titre  ou  bénéfice  dans  ie  diocèse  d'Angers^, 
M.  de  Saci  en  avait  un  dans  le  diocèse  de  Sens,  ce  qui 
leur  permettait  de  signer  hors  du  ressort  ecclésiastique 
de  Paris,  et  avec  toutes  les  facihtés  que  leur  donnaient 
des  prélats  tout  favorables.  M.  de  Péréfixe,  devenu  des 
plus  faciles  lui  même  depuis  que  le  roi  avait  parlé,  n'en 
demanda  pas  davantage. 

A  regarder  de  très-près,  on  aurait  pu  voir  que  déjà 
chacun  tirait  cette  paix  en  son  sens.  Le  Pape,  apprenant 
que  les  quatre  évêques  se  considéraient  comme  persis- 
tants et  autorisés  dans  leur  sentiment  antérieur,  fit 
demander  par  le  nonce  un  éclaircissement  qu'on  se  hâta 
de  donner.  Une  grande  médaille  fut  frappée  à  la  Monnaie 
en  l'honneur  de  la  paix,  à  la  date  du  1*""  janvier  1669  : 

comme  Sosie  devant  sa  lanterne.  Mais  ce  qui  ressort  bien  de  toat 
cela,  c'est  la  naïveté  et  la  simplicité  d'Arnauld. 

1.  Au  tome  II,  page  355. 

2.  Il  avait  titre  chapelain  de  la  garenne  de  Véglise  de  Jumelle^ 
titre  apparemment  sans  bénéfice  et  qu'on  lui  conféra  pour  lui  ac- 
quérir le  domicile  fictif  au  diocèse  d'Angers. 


400 


PORT-ROYAL. 


a  d'un  côté  elle  avait  la  figure  et  le  nom  du  roi  ;  de 
Taulre  on  y  voyait  sur  un  autel  un  livre  ouvert,  et  sur  le 
livre  les  Clefs  de  saint  Pierre,  avec  le  sceptre  et  la  main 
de  Justice  du  roi,  passés  en  sautoir  :  au-dessus  de  toul 
cela  un  Saint-Esprit  rayonnant,  avec  ces  mots  à  Tentour: 
Gratia  et  Fax  a  Deo;  et  ceux-ci  sur  le. devant  de  Tautel  ; 
Ob  restUutam  Ecclesiœ  concordiam.^  Le  nonce,  averti  qu( 
cette  médaille  courait,  en  parla  au  roi,  qui,  dit-oa,  en 
parla  à  ses  ministres,  et  aucun  d'eux,  à  ce- qu'il  paraît, 
ne  prit  sur  son  compte  la  médaille,  bien  que  quelqu'un, 
évidemment,  dût  au  moins  l'avoir  permise.  On  ordonna 
que  le  coin  fût  brisé.  Ceci  est  bien  l'image  de  cette  Paix 
que  les  uns  voulaient  faire  éclatante,  solennelle  et  triom- 
phale, et  comme  d'égal  à  égal  entre  puissances,  tandis 
que  les  autres  la  traitaient  d'accommodement  ou  même 
de  soumission  ^ 

La  grande  prétention  des  Jansénistes,  en  cette  circons- 
tance, fut  de  n'avoir  donné  que  ce  qu'ils  avaient  toujours 
offert  :  la  prétention  de  leurs  adversaires  fut  de  démontrer 
dans  lés  adoucissements  une  espèce  de  rétractation.  Ce 
qui  me  paraît  certain,  c'est  que  les  vrais  et  premiers 
moteurs  delà  restauration  delà  Grâce,  Jansénius,  Saint- 
Gyran,  —  et  Pascal,  leur  pur  disciple  posthume,  — 
n'auraient  jamais  signé  les  lettres  et  requêtes  rédigces 

1 .  Au  reste  l'histoire  de  cette  médaille  est  devenue  ridiculement 
obscure;  on  en  a  disserté  comme  sur  celles  des  plus  bas  temps.  Les 
Jésuites  s'en  mêlèrent.  Il  paraît  qu'on  obtint  du  roi,  vers  l'année 
1700,  de  faire  frapper  une  médaille  altérée,  où  le  Gratia  avait  dis- 
paru au  revers  La  première  et  vraie  médaille  fut-elle  en  effet  or- 
donnée par  Colbert?  Ful-elle  jetée  en  cérémonie  avec  d'autres 
dans  les  fondements  du  nouveau  Louvre?  le  coin  fut-il  brisé  par 
ordre  du  roi,  et  en  quel  temps?  1.^.  médaille  altérée,  qui  com- 
mença à  paraître  en  1702,  ne  fut-elle  jamais  frappée  que  dans  un 
petit  ou  moyen  module,  et  non  en  grand?  Ce  sont  là  des  ques- 
tions d'Académie  des  inscriptions  que  je  laisse  à  trancher  à  qui 
de  droit. 


LIVRE  GINQUIÉMÉ. 


401 


par  Arnauld  et  Nicole,  et  qui  décidèrent  la  paix.  Je  ne 
veux  pas  dire  que  ces  derniers  aient  eu  tort  ;  mais  cela 
revient  à  la  distinction  déjà  posée.  La  véritable  entreprise 
janséniste  dans  toute  sa  portée  étant  dès  longtemps 
manquée  et  même  n'étant  plus  comprise,  il  n'y  avait 
rien  de  mieux  à  faire,  en  sauvant  en  son  cœur  la  croyance 
à  la  Grâce,  que  de  couper  court  à  d'interminables  diffé- 
rends. Ce  fut  surtout  la  conduite  de  Nicole,  dont  Tesprit 
domine  sous  main  à  partir  de  ce  moment.  Nicole,  ni  Du 
Guet  qui  offrira  un  autre  exemple  de  cette  même  con- 
duite, ne  comprennent  plus  bien,  il  faut  le  dire,  M.  de 
Saint-Gyran  ni  la  grande  arrière-pensée  primitive  de 
Port-Royal  ;  ils  ont  cependant  raison  sur  ceux  d'alentour, 
non  moins  étrangers  qu'eux  au  premier  but,  en  leur 
conseillant  de  se  soumettre,  de  s'accommoder  le  plus 
possible,  sans  manquer  à  leur  conscience.  La  grande 
tentative  de  régénération  de  TEglise  manquant,  on 
retombait  dans  les  devoirs  tout  individuels  :  c'était  le 
mieux  dans  la  pratique  ;  ils  donnaient  le  conseil  du  bon 
sens  et  de  la  charité  :  ils  avaient  raison  relativement  et 
secondairement. 

Les  conclusions  d'interprétation  accommodante  ad- 
mises et  acceptées  dans  la  Paix  de  l'Église  fixèrent  donc 
la  base  de  ce  second  Jansénisme  rétréci  ;  et  s'il  nous  était 
permis  de  prendre  un  parti  dans  ces  questions  où  nous 
nous  sentons  surtout  attiré  par  le  caractère  moral  des 
personnages,  nous  ne  serions  pas  en  contradiction  avec 
nous-même  quand  nous  pencherions  désormais  pour  la 
modération  éclairée  de  Nicole  et  de  Du  Guet,  tandis  que 
nous  nous  déclarions,  dans  le  premier  Jansénisme,  pour 
la  vigueur  de  Saint-Gyran.  L'esprit  vrai,  l'esprit  chrétien 
de  chaque  situation  semble  commander  la  différence. 
Dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  nous  rencontrons  Arnauld 
souvent  contre  nous  :  il  n'entra  jamais  pleinement,  en 
effet,  dans  l'un  ou  dans  l'autre  de  ces  deux  esprits,  et  ne 

IV  —  26 


402 


POÈt-ROYAL. 


sut  pas  plus  se  tenir  à  Théritage  fondaméntal  de  Sainl- 
Gyran,  qu'il  ne  se  prêta  toujours  à  la  substitution  mitigée 
de  Nicole. 

L'accommodement  des  quatre  évêques  était  déjà  con- 
clu que  celui  de  nos  pauvres  religieuses  n'avait  pas  fait 
un  pas  encore.  M.  d'Aleth  avait  désiré,  il  est  vrai,  les 
faire  comprendre  dès  Tabord  dans  la  négociation  des 
évêques  ;  mais  on  avait  jugé  plus  sûr  de  scinder  les  diffi- 
cultés pour  les  résoudre  Tune  après  Tautre,  et  aussi  pour 
ne  pas  immiscer  M.  de  Péréfixe  dans  le  secret  de  la  pre- 
mière et  principale  affaire.  Lorsqu'elle  fut  considérée 
comme  consommée,  le  22  octobre  (1668),  deux  jours 
avant  l'audience  de  M.  Arnauld,  le  roi  qui  venait  de 
causer  avec  le  nonce  dit  à  M.  de  Péréfixe  qu'il  avait 
particulièrement  songé  en  tout  ceci  à  le  tirer,  lui  M.  de 
Paris,  de  ses  embarras;  il  l'engagea  à  voir  ce  qui  se 
pourrait  faire  pour  les  religieuses  de  Port-Royal,  sur  le 
pied  de  ce  que  le  Pape  avait  fait  pour  les  quatre  évêques, 
et  à  n'être  pas  plus  difficile  que  le  Pape  lui-même.  C'était 
le  mot  du  roi,  et  que  ce  prince  répéta  à  plusieurs  per- 
sonnes. Louis  XIV,  à  ce  retour  de  Ghambord;  était  en 
bonne  veine  et  en  belle  humeur.  Une  paix  glorieuse  après 
des  conquêtes,  des  fêtes  splendides,  de  brillantes  amours, 
le  goût  des  choses  de  l'esprit,  Montespan,  Molière, — Mo- 
lière, ce  grand  médecin  spirituel  dont  il  avait  pris  peut-être 
la  veille  au  soir  quelque  dose  réjouissante, — tout  cela  lui 
ôtait  de  cette  rigueur  et  de  cette  dureté  étroite  avec  laquelle, 
en  d'autres  temps,  il  traita  cette  affaire  et  ces  personnages 
du  Jansénisme.  Au  premier  mot  du  roi,  M.  de  Péréfixe 
vit  bien,  seion  son  expression  d'archevêque  Turpin,  qu'il 
lui  fallait  baisser  sa  lance.  Un  obstacle  secret  qu'on  ne 
prévoyait  pas,  et  que  même  peu  de  personnes  surent 
dans  le  temps,  était  au  cœur  de  Port-Royal  et  dans  la 
résistance  des  religieuses  à  en  passer  par  des  conditions 
pareilles  à  celles  des  quatre  évêques.  On  a  des  lettres  de 


LIVRÉ  CINQUIÈME. 


4Ô3 


la  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  à  son  oncle  Arnauld 
qui  sont  plus  fortes  qu'on  ne  pourrait  rimaginer* elle 
tenait  bon  dans  le  sens  et  avec  les  raisons  de  Pascal.  Les 
diverses  propositions  d'accommodement  qu'on  fit  aux 
religieuses  dans  les  premiers  mois  de  cette  année  1668, 
et  qui  se  renouvelaient  sans  cesse,  les  trouvaient  (je 
parle  des  cinq  ou  six  dirigeantes)*  aussi  fermes  et  aussi 
peu  accessibles  que  Tétait  en  ses  rochers  d'Aleth 
M.  Pavillon.  A  bien  des  égards  elles  devinaient  juste; 
elles  ne  croyaient  pas  à  une  véritable  paix  possible  ni 
à  une  réconciliation  sincère.  On  Ta  pu  dire  sans  trop 
d^exagération ,  «  ces  filles,  par  la  simple  théologie  du 
cœur,  étoientplus  clairvoyantes  alors  que  les  docteurs, 
excepté  M.  d' Aie  th.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  elles  sortaient 
trop  de  leur  rôle  par  cette  résistance.  Arnauld,  pour 
qui  l'inflexibilité  avait  toujours  des  charmes,  s'y  repre- 
nait, hésitait  avec  elles,  et  ne  les  blâmait  qu'en  les 
admirant.  Nicole  n hésitait  pas;  de  Sens  où  il  était 
alors  (juillet  1668).  il  écrivait  à  Arnauld  sur  ce  refus 
prolongé  : 

«  Je  vous  avoue  qu'il  ne  me  vient  point  de  raison  dans 
l'esprit  qui  me  fasse  tant  soit  peu  balancer,  et  que  je  ne  suis 
occupé  que  du  danger  où  il  me  semble  qu'elles  sont  près  de 
s'engager,  Gêla  me  fait  penser  qu'il  y  a  souvent  autant  de 
péril  à  avo^r  trop  d'esprit  qu'à  tn  avoir  trop  peu....  On 
s'égare  ou  en  ne  voyant  point  de  chemin,  ou  en  en  voyant 
trop....  La  vertu  humaine  n'est  jamais  si  spirituelle  ni  si 
pure  que  l'imagination  n'y  ait  part....  On  s'est  accoutumé  à 
envisager  la  signature  comme  un  monstre  effroyable  et 
comme  le  caractère  de  la  bête^  et  l'esprit  ensuite  se  repré- 
sente le  même  monstre  toutes  les  fois  qu'il  est  frappé  par  le 
mot  de  signature,  » 

Pour  ne  pas  aborder  en  face  le  monstre^  c'est-à-dire 
1.  Voir  précédemment  dans  le  présent  volume;  page  260. 


404 


PORT-l^OYAL 


la  signature  directe,  on  prit  donc  le  parti  de  rédiger  une 
Rer(uète  des  religieuses  à  Tarclieveque,  et  qui  renler- 
inerait  la  soumission.  L'archevêque,  peu  content  d'un 
premier  projet  de  Requête  qui  lui  avait  été  montré,  y 
travailla  lui-mùine  et  la  dressa  comme  il  l'entendait 
«  parce  qu'il  vouloit  qu'elle  fût  conçue  dans  les  termes 
mêmes  delà  Déclaration  queles évôques  avoient  envoyée 
à  Rome.  »  C'est  cette  dernière  Requête  de  la  façon  de 
l'archevêque,  et  approuvée  par  les  amis  de  Port-Royal, 
que  les  religieuses  signèrent  à  grand'peine  et  non  sans 
prendre  beaucoup  sur  elles-mêmes 

«  11  paroit  bien,  leur  écrivait  Arnauld  (10  février  1669), 
que  nous  sommes  dans  le  travail  de  Penfantemcnt.  Plus  le 
terme  s'approche  et  plus  nos  peines  redoublent,  Bt  si  cela 
duroit  encore  longtemps,  je  ne  sais  si  j'y  pourrois  résister, 
tant  je  suis  accablé  par  la  seule  appréhension  des  maux  qui 
arriveroient,  si  ce  qui  est  près  de  finir  venoit  à  se  rompre, 
parce  qu'il  ne  peut  plus  se  rompre  qu'on  n'en  rejette  sur 
nous  toute  la  faute;  M.  de  Paris  s'étant  réduit  à  un  point  où 
tout  le  monde  seroit  pour  lui,  si  nous  ne  nous  rendions  pas 
à  ce  qu'il  désire.... 

«  Je  ne  sais  ce  que  nous  pourrions  répondre  à  ceux  qui 
nous  demanderoient  quel  exemple  nous  pourrions  apporter 
d'une  compagnie  de  filles  qui  dans  une  affaire  importante, 
tant  pour  la  conscience  que  pour  le  bien  spirituel  et  tempo- 
rel de  leur  Communauté,  se  seroient  conduites  par  leur  seul 
avis  sans  prendre  conseil  d'aucun  ecclésiastique,  tous  ceux 
en  qui  elles  auroient  eu  tout  sujet  de  prendre  confiance  y 
étant  contraires,  ou,  pour  mieux  dire,  généralement  tous 
les  évêques  et  tous  les  ecclésiastiques  de  l'Église  de  Jésus- 
GhrisL... 

<t  C'est  pourquoi  si  nous  vous  sommes  suspects  dans  le 
conseil  quç  nous  vous  donnons,  cherchez  donc  d'autres  per- 
sonnes de  qui  vous  preniez  avis,  mais  ne  demeurez  pas,  au 
nom  de  Dieu,  dans  une  route  aussi  écartée  que  celle  que 
vous  suivriez,  si,  sans  consulter  aucun  prêtre  ni  aucun  évê- 
que,  vous  vous  engagiez  dans  une  résolution  qui  seroit 
improuvée  généralement  de  tous  les  pasteurs  de  l'Église.  » 


LIVRE  CINQUIÈME 


405 


Le  mercredi  13  février,  l'évêque  de  Meaux  arriva  sur 
le  soir  à  Port -Royal  des  Champs,  apportant  aux  reli- 
gieuses la  Requête  définitive  qu'elles  devaient  signer  et 
qui  leur  avait  été  annoncée  ;  il  parla  aux  Mères,  Sans 
difficulté  de  la  part  des  gardes,  car  toute  celte  négocia- 
tion se  faisait  sous  les  auspices  de  M.  de  Paris. 

M.  Arnauld  et  M.  de  Saci,  arrivés  également  dans  la 
soirée  du  13,  mais  incognito,  se  rendirent  le  14  de  grand 
matin  au  parloir  ;  M.  de  Meaux  avait  désiré  qu'ils  par- 
lassent en  personne  aux  religieuses,  pour  entraîner  leur 
adhésion  et  les  décider  à  signer  cette  Requête  adressée 
à  M.  de  Paris,  qui  lui-même  Tavait  dictée. 

Le  lendemain  15,  M.  de  Meaux  s'en  retourna,  rem- 
portant la  pièce  signée  de  toute  la  Communauté,  et  où  la 
concession  sur  le  livre  de  Jansénius,  pour  y  être  enve- 
loppée, n'était  pas  moins  réelle.  Il  était  dit  dans  cette 
Requête  que  les  religieuses  de  Port-Royal  des  Champs 
«  condamnoient  les  cinq  Propositions  avec  toute  sorte  de 
sincérité,  sans  exception  ni  restriction  quelconque,  dans 
tous  les  sens  où  TEglise  les  a  condamnées....  »  Et  quant 
à  l'attribution  de  ces  Propositions  au  livre  de  Jansénius, 
«  elles  rendent  encore  au  Saint-Siège,  disaient-elles, 
toute  la  déférence  et  obéissance  qui  lui  est  due,  comme 
tous  les  théologiens  conviennent  qu'il  la  faut  rendre  au 
regard  de  tous  les  livres  condamnés  selon  la  doctrine 
catholique  soutenue  dans  tous  les  siècles  partons  les  doc- 
teurs, et  même  en  ces  derniers  temps  par  les  plus  grands 
défenseurs  de  l'autorité  du  Saint-Siège,  tels  qu'ont  été 
les  cardinaux  Baronias,  Bellarmin,  Palavicin^  etc.  » 
C'est  M.  de  Paris  qui  avait  voulu  absolument  mettre 
tous  ces  ut)ms  de  docteurs,  assez  ridicules  à  citer  dans 
une  Déclaration  de  filles.  Après  une  telle  signature, 
convenons  qu'il  n'était  plus  question  du  droit  pour 
l'affaire  du  Jansénisme,  et  que  le  fait  lui-même  y  était 
si  réduit,  étouffé  et  serré  de  près,  qu'il  restait  comme 


POl  T-ROYAL 


onterré.  Si  cela  n  est  pas  une  condamnation,  je  n'y  en- 
tends plus  rien*. 

Mais  on  revenait  de  si  loin  que  raccomçioderaent 
semblait  une  victoire;  une  prompte  joie,  le  vif  sentiment 
de  la  délivrance,  corrigea  ces  restes  d'amertume.  Le 
grand  vicaire  de  Tarchevêque,  M.  deLaBrunetière,  vint 
à  Port-Royal  des  Champs  le  lundi  18  et,  ayant  fait 
assembler  la  Communauté  à  l'église,  il  lut  la  Sentence 
qui  levait  l'interdit.  Les  cierges  s'allumèrent,  le  Te  Deum 
éclata,  les  cloches  sonnèrent,  les  portes  de  l'église  se 
rouvrirent,  et  les  pauvres  des  campagnes  qui  avaient  été 
tenus  à  l'écart  durant  ces  trois  ans  et  demi  de  blocus, 
entendant  ce  rappel  inespéré,  remirent  pied  dans  la 
patrie*. 

Le  dimanche  3  mars,  M.  Ler,  curé  de  Magny,  qui 
n'avait  cessé,  durant  ces  années,  de  prier  pour  les  cap- 
tives et  de  les  recommander  même  aux  prônes  sans  s'in- 
quiéter de  se  compromettre,  vint  à  Port-Royal  en  pro- 
cession avec  son  peuple.  M.  Arnauld,  arrivé  de  la  veille 
au  soir,  y  célébrait  la  messe  de  la  Communauté  et  en 

1.  Arnauld,  qui  plus  que  personne  les  exhorta  finalement  à  en 
passer  par  là,  avait,  comme  on  dit,  mis  bien  de  l'eau  dans  son 
vin  depuis  le  jour  où  il  écrivait  au  docteur  Taignier,  le  7  dé- 
cembre 1661,  aux  approches  de  la  grande  tempête  :  «  Je  n'ai  pu 
croire  ce  qu'on  nous  a  voulu  persuader,  que  l'appréhension  que 
vous  en  aviez  vous  faisoit  pencher  à  l'opinion  de  ceux  qui  vou- 
droient  que  les  Religieuses  de  Port-Royal  eussent  signé  simplement. 
Je  ne  saurois  m'imaginer  que  vous  leur  eussiez  voulu  conseiller 
cette  lâcheté.  » 

2.  M.  de  La  Brunetière,  avant  l'entrée  de  la  foule  dans  l'église, 
avait  fait  pour  la  Communauté  seule,  et  sans  vouloir  d'autre  té- 
moin laïque  que  M.  Hilaire,  un  discours  explicatif  de  la  Sentence 
de  l'archevêque  et  où  il  y  avait  de  très-bons  conseils.  La  Commu- 
nauté ne  fut  jamais  si  au  complet  qu'en  ce  jour  solennel  ;  il  n'y 
manqua  personne  du  dedans,  disent  nos  Journaux,  hors  une  seule 
malade.  Le  chœur  fut  entièrement  plein,  toutes  les  stalles  remplies 
en  baut  et  en  bas  ;  les  sœurs  avaient  leurs  manteaux  et  leurs  grands 
voiles. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


407 


était  à  la  consécration,  lorsque  cette  processioa  fit  en- 
tendre, en  chantant  du  seuil,  ces  paroles  de  Toffice  du 
Saint-Sacrement  :  «  Omnes  qui  de  unopane^  etc.  Nous 
tous  qui  participons  à  un  même  pain  et  à  un  même 
calice,  ne  sommes  qu'un  même  pain  et  un  même  corps.  » 
Tous  les  assistants  furent  saisis  de  cette  rencontre,  et 
aussi  des  autres  paroles  de  cet  office  que  la  procession 
de  Magnj  continua  pendant  l'élévation  :  Parasti  in  dul- 
cedine  tua^  etc.  :  0  Dieu,  vous  avez  préparé  par  votre 
bonté  un  festin  au  pauvre.  »  Le  doigt  lumineux  de  la 
Providence  se  dessinait  dans  les  moindres  accidents  poui 
ces  âmes  ferventes,  et  faisait  trace  partout  à  leurs 
regards. 

Plusieurs  félicitations  d'évêques  arrivèrent  par  lettres  ; 
ce  qui  ne  touchait  pas  moins,  c'étaient  les  rétractations 
de  nombre  d'ecclésiastiques,  de  religieux  ou  de  religieuses 
qui  avaient  signé  et  qui  en  écrivaient  leur  regret.  La 
paix  déliait  ces  langues  muettes.  Us  adressaient  à  Port- 
Royal  leurs  Actes  sincères  pour  être  gardés  en  dépôt 
comme  dans  un  trésor  de  constance.  On  reçut  ainsi  les 
rétractations  des  dames  de  Luines,  religieuses  de 
Jouarre,  anciennes  élèves  de  la  maison,  et  celles  du  Père 
Quesnel ,  de  l'Oratoire ,  futur  défenseur,  ~  de  Male- 
branche,  futur  adversaire. 

Restait  l'affaire  du  temporel  à  régler.  La  pauvreté  des 
religieuses  des  Champs,  durant  ces  années  de  persécu- 
tion, n'avait  pas  été  moindre  au  temporel  qu'au  spirituel. 
Les  gérants  de  leurs  fermes  avaient  été  chassés,  empri- 
sonnés, leurs  biens  détournés  et  attribués  à  la  maison 
de  Paris.  On  avait  subsisté  comme  on  avait  pu  (et  le 
jeûne  aidant)  de  quelques  bienfaits  d'amis  et  du  produit 
des  livres  de  ces  Messieurs  ;  les  Imaginaires  de  Nicole 
avaient  rapporté  500  écus.  Dès  le  lendemain  de  la  récon- 
ciliation, une  lettre,  à  la  date  du  19  février,  avait  été 
adressée  parles  religieuses  des  Champs  à  celles  de  Paris, 


408 


PORT-ROYAL. 


pour  les  convier  h  une  réunion  sincère  et  olTrir  roubli 
du  passé.  Celle  offre  dans  laquelle  il  entrait  de  la  cha- 
rité, mais  aussi  de  la  convenance,  n'eut  pas  de  suite.  Il 
y  avait  de  Tirréparable  entre  elles.  La  justice  dut  tran- 
cher le  différend*. 

Le  Conseil  d*État,  après  un  assez  long  examen,  régla 
le  partage  en  mai  1669.  Pussorl  était  le  rapporteur 
L'Arrêt  fut  signifié  le  7  juin.  On  ne  fut  pas  trop  mé- 
content d'abord  : 

,  «  Port-Royal,  écrivait  Arnauld  à  madame  Périer,  est  di- 
visé en  deux  abbayes  distinctes  et  séparées,  dont  celle 
de  Paris  avec  une  abbesse  perpétuelle,  à  la  nomination  du 
roi;  et  celle  des  Champs  a  une  abbesse  élective  de  trois  ans 
en  trois  ans.  Gela  est  fort  bien  établi.  Pour  le  bien,  on  en 
laisse  un  tiers  à  celle  de  Paris;  mais  on  leur  donne  par  pré- 
ciput^  et  sans  leur  tenir  lieu  du  tiers,  les  maisons  qui  sont 
au  dehors.  Hors  cette  injustice,  la  partition  en  est  bien  faite; 
les  pensions  suivent  les  personnes,  et  les  terres,  qui  sont 
autour  de  Port-Royal,  demeurent  à  celle  des  Champs.  —  La 
tranquillité  de  nos  bonnes  sœurs  dans  tout  cela  est  admira- 
ble. Ce  doit  être  la  plus  grande  consolation  de  leurs  amis*.  » 

1.  Les  religieuses  des  Champs^  en  cette  conjoncture  décisive, 
eurent  pour  elles  de  puissants  solliciteurs.  Une  lettre  de  remer- 
cîment  de  la  mère  Agnès  au  prince  de  Condé,  du  19  mars,  nous 
apprend  que  ce  prince  avait  fait  auprès  de  l'archevêque  de 
Paris  une  démarche  en  faveur  des  amies  de  sa  sœur,  pour  qu'elles 
fussent  remises  en  possession  de  la  maison  de  Paris.  M.  le  Prince 
parla  à  l'archevêque  du  dessein  qu'avait  madame  de  Longueville 
de  se  retirer  à  Port-Royal  de  Paris,  si  les  choses  se  réta- 
blissaient. 

2.  Avant  que  les  religieuses  des  Champs  fondassent  Port-Royal 
de  Paris,  l'alDbaye  n'avait  que  huit  ou  neuf  mille  livres  de  rente, 
Du  temps  du  jeune  Racine  (1658),  on  voit  par  une  note  de  lui, 
qui  s'est  conservée,  que  Port-Royal  des  Champs  avait ,  tant  en  fonds 
de  terre  qu'en  rentes,  onze  mille  qualre-vingt-sept  livres  dix  sous 
de  revenus.  En  1668,  avant  le  partage,  Tabbaye avait  plus  de  trente 
mille  livres  de  rente.  Les  religieuses,  qui  étaient  captives  aux 
Champs,  avaient  apporté  en  dot  plus  de  quatre  cent  cinquante 
mille  livres ,  qui  avaient  servi  à  bâtir  le  monastère  de  Paris  et  à 


LIVRE  CINQUIÈME. 


409 


Nous  laisserons  donc  désormais  le  Port-Royal  de 
Paris  sous  la  conduite  de  sa  mère  Dorothée  Perdreau; 
il  nous  devient  tout  à  fait  étranger,  excepté  dans  les 
quelques  occasions  où  il  reparaîtra,  comme  un  mauvais 
frère,  pour  dépouiller  notre  unique  Port-Royal,  celui 
des  Champs. 

Les  dix  années  qui  suivent  sont,  pour  Port-Royal,  dix 
années  de  gloire,  de  déclin  au  fond,  mais  d'un  déclin 
voilé,  embelli;  ce  sont  d'admirables  heures  de  doux 
automne,  de  riche  et  tiède  couchant.  La  solitude  refleurit 
en  un  instant  et  se  peuple,  plus  émaillée  que  jamais. 
L'ancien  esprit  au  dedans  se  continue  et  se  mêle  au 
nouveau  sans  trop  de  lutte.  La  mère  Agnès  survit  de 
deux  années  encore;  les  mères  de  Ligny,  Du  Fargis 
(l'abbesse  nouvelle),  et  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean 
(prieure),  avec  les  auxiliaires  que  nous  lui  avons  vues, 
animent  tout.  Il  ne  se  reforme  plus  d'écoles  de  garçons 
(j'allais  dire  de  petits  messieurs),  mais  les  jeunes  filles 
pensionnaires  se  multiplient  :  les  deux  petites  demoi- 
selles de  Pomponne  y  entrent  les  premières.  M.  de  Sé- 
vigné  fait  bâtir  les  trois  côtés  du  cloître  qui  manquaient 
et  que  le  nombre  des  religieuses  exige.  Au  dehors,  les 
bâtiments  se  pressent  dans  l'étroit  vallon.  Madame  de 
Longueville  s'y  fait  bâtir  un  petit  hôtel,  et  elle  Thabite 
quelquefois  depuis  1671:  Mademoiselle  de  Vertus  a 
également  le  sien  tout  k  côté,  d'où  elle  ne  sort  plus. 

grossir  le  revenu  de  Tabbaye.  Du  moment  qu'on  procédait  à  un 
strict  partage,  elles  étaient  et  devaient  être  lésées  :  une  douzaine 
de  filles  restées  à  Paris  obtana.eat  un  tiers,  et  plus  qu'un  tiers 
des  biens,  contre  l'ensemble  de  la  Communauté  au  nombre  de 
soixante-huit  religieuses  de  chœur  et  seize  converse.^.  On  ôtait  à 
celles-ci  «  une  maison  de  plus  de  cinq  cent  mille  livres,  toute 
bâtie  des  aumônes  de  leurs  parents  et  de  leurs  amis.  »  —  Mais  je 
m'entends  peu  à  ces  discussions  de  chiffres,  qui  sont  proprement 
de  M.  Akakia  ou  de  M.  Gallois  à  M.  Pussort,  et  je  pense  qu'en  tel 
sujet  elles  intéressent  assez  peu  le  lecteui'. 


410 


PORT-ROYAL. 


M.  d'Andilly,  revenu  de  l^omponne  en  son  cher  désert, 
le  réjouit  de  ses  cheveux  blancs,  le  fait  sourire  de  sa  pré- 
sence vénérée,  l'embaume  de  sa  belle  mort.  Des  per- 
sonnes religieuses  ou  séculières  viennent  en  visite  pour 
s'édifier.  C'est  Theure  de  madame  de  Sévigné,  de  Boi- 
leau,  des  illustres  amis  dans  le  monde  et  qui  ont  voix 
dans  la  postérité.  C'est  Theure  où  M.  de  Pomponne, 
successeur  de  Lyonne  et  secrétaire  d'État  auprès  de 
Louis  XIV,  rédige  ces  nobles  et  élégantes  dépêches  qui 
sécularisent  la  langue  des  Arnauld  dans  les  Cours.  Les 
anciens  solitaires  ralliés  et  revenus  au  bercail  sont  nom- 
breux encore,  et  présentent  de  ces  noms  qu'on  aime, 
M.  Hamon,  M.  de  TiUemont,  etc.  On  y  a  pour'supé- 
rieur  du  monastère  un  M.  Grenet,  curé  de  Saint-Benoît, 
donné  par  Tarchevêque,  et  bon  ecclésiastique  ;  mais  le 
vrai  supérieur  est  M.  de  Saci,  que  M.  de  Sainte-Marthe 
quelquefois  tempère.  Au  dehors,  les  grands  écrits  conti- 
nuent et  s'étendent.  Les  Pensées  de  Pascal  paraissent. 
Arnauld  et  Nicole  associent  leurs  plumes  pour  l'honneur 
et  la  défense  de  l'Église  catholique.  C'est  le  Calvinisme 
désormais  qu'ils  combattent;  ils  ne  font  plus  la  guerre 
qu'aux  frontières.  Dès  les  premiers  mois  de  1669,  le 
premier  volume  de  la  Perpétuité  de  la  Foi,  inaugurant 
leur  controverse  nouvelle,  avait  paru.  Ceci  nous  ramène 
droit  à  Nicole,  le  plus  considérable  des  personnages  de 
Port-Royal  dont  il  nous  reste  à  parler. 


VII 


Nicole  — Sa  famille;  son  éducation. —Sa  curiosité  de  lecture. — 
Ses  dissidences  avec  M.  de  Barcos.  —  Son  emploi  aux  Écoles. — 
Son  union  avec  Arnauld,  — Son  jansénisme  mitigé  et  sa  diplo- 
matie scolastique.  —  Querelles  de  famille  au  dedans  de  Port- 
Royal. — Nicole  accusé  de  gâter  M.  Arnauld.  —  Aide  de  camp  fidèle; 
âme  timide. —Ses  scrupules  et  ses  frayeurs.  —  Embarqué  malgi  é 
Iqî.  —  Un  peu  indiscret.  —  Causeur  agréable  et  facile. —  Nicole 
écrivain. —  Lejs  Imaginaires.  —  Comparaison  avec  Bayle. —  Ce 
que  Nicole  a  d'un  peu  commun,  et  ce  qu'il  a  d'élevé.  —  Nicole 
contre versiste.  —  La  petite  et  la  grande  IPerpétuité.  —  Méthode 
de  prescription.  —  Nicole  compagnon  d'armes  de  Bossuet;  — 
discute  de  haut  en  bas  contre  les  Protestants.  —  Attitude  fran- 
çaise catholique. 


Mon  premier  soin,  en  peignant  Nicole,  sera  de  bien 
marquer  en  quoi  sa  physionomie  est  différente  de  celle 
de  nos  autres  personnages,  et,  en  particulier,  différente 
de  celle  d' Arnauld,  dont  on  le  considère  ordinairement 
comme  inséparable.  Particulariser  Nicole  est  le  plus 
grand  service  qu'on  puisse  lui  rendre,  aujourd'hui  qu'on 
s'est  habitué  de  loin  à  confondre  les  écrivains  jansé- 
nistes que  Ton  cite  encore,  dans  une  triste  uniformité 
de  teinte. 

Né  k  Chartres  le  19  octobre  1625,  Pierre  Nicole  eut 


412 


PORT-ROYAL. 


pour  père  un  avocat  au  parlement,  condisciple  de  l'abbé 
de  Marolles.  On  l'appelait  lo  chambrier  Nicole*,  pour 
le  distinguer  de  son  cousin  le  président  Nicole,  auteur 
de  poésies  françaises  galantes  et  traducteur  de  VArl 
d'aimer.  J'ai  sous  les  yeux  des  lettres  de  Chapelain 
adressées  (1668-1670)  à  ce  père  de  Nicole,  «  fameux 
avocat  à  Chartres.  »  On  y  voit  que  cet  homme  de  sa^voir 
avait  fait  une  traduction  française,  non  pas  des  Institu- 
tions oratoires,  mais  des  Déclamations  ou  Controverses 
de  Quintilien^;  et  Chapelain,  grand  complimenteur, 
voulait  engager  Nicole  le  fils  à  se  charger  d'en  donner 
l'édition  au  public  :  «  Monsieur  votre  fils  ne  peut  sans 
une  espèce  d'impiété  laisser  périr  un  de  ses  frères  spi- 
rituels, »  c'est-à-dire  ce  livre  traduit  des  Controverses. 
On  a  dit  que  le  père  de  Nicole,  qui  faisait  aussi  des  vers 
latins  et  français,  en  avait  composé  d'assez  libres,  dont, 
après  sa  mort,  son  fils  s'efforça  d'empêcher  l'édition  ou- 
la  réédition  :  il  rachetait,  pour  les  détruire,  tous  les 
exemplaires  qu'il  trouvait  de  ces  vers  déjà  publiés  ;  de 
sorte  qu'il  mériterait  à  tous  égards  qu'on  lui  appliquât 
le  vers  du  poète  : 

Le  fils  a  racheté  les  crimes  de  son  père, 

ou  du  moins  les  rimes  de  son  père.  Il  a  pu  se  faire, 
au  reste,  dans  ce  qu'on  a  raconté  à  ce  sujet,  quelque 
confusion  des  deux  cousins,  le  chambrier  et  le  président 
Nicole.  Ils  étaient  tous  les  deux  profanes,  mais  inégale- 
ment, appartenant  à  cette  érudition,  mêlée  de  bel  esprit, 
à  la  fois  française  et  latine,  issue  du  seizième  siècle. 
Pierre  Nicole  tenait  de  sa  famille  une  rare  facilité  aux 
Lettres,  mais  qui  chez  lui  fut  réglée  aussitôt  par  la  re- 

1.  11  était  chan'ibrier  de  la  Chambre  ecclésiastique  de  Chartres, 
avocat  et  orateur  de  la  ville. 

2.  Ou  attribuées  à  Quintilien, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


413 


Jigion  et  par  des  habitudes  réfléchies.  Il  lut  de  bonne 
heure  tout  ce  qu'il  y  avait  d'auteurs  grecs  et  latins  dans 
la  bibliothèque  paternelle  :  une  vaste  et  curieuse  lecture 
est  un  des  traits  de  Nicole.  Il  ne  ressemblait  point  à 
M.  de  Saci,  homme  de  peu  de  livres,  et  qui  ne  se  dé- 
tournait point  à  droite  ou  à  gauche  hors  des  sentiers 
de  TEcriture.  Il  ne  ressemblait  point  à  M.  de  Tillemont 
qui  disait  que,  depuis  l'âge  de  quatorze  ans,  il  n'avait 
rien  lu  ni  étudié  que  par  rapport  à  l'histoire  ecclésias- 
tique. 

«  Je  dirai  de  lui ,  écrivait  Brienne  traçant  de  Nicole  un 
portrait  assez  burlesque  et  satirique,  qu'il  n'y  a  personne  au 
monde  que  je  sache,  qui  ait  lu  tant  de  livres  et  de  relations 
de  voyages  que  lui  ;  sans  compter  tous  les  auteurs  classiques 
grecs  et  latins,  poètes,  orateurs  et  historiens;  tous  les  Pères 
depuis  saint  Ignace  et  saint  Clément  pape  jusqu'à  saint  Ber- 
nard; tous  les  romans  depuis  les  Amadis  de  Gaule  jnsqn^ h  la 
Clélieetk  la  Princesse  de  Clèves  *;  tous  les  ouvrages  des  hé- 
rétiques anciens  et  modernes,  depuis  les  philosophes  anciens 
jusqu'à  Luther  et  Calvin,  Mélanchthon  et  Charnier,  dont  il 
a  fait  des  extraits  ;  tous  les  polémiques  depuis  Érasme  jus- 
qu'au cardinal  Du  Perron  et  aux  ouvrages  innombrables  de 
Févêque  de  Belley  :  en  un  mot,  car  que  n'a-t-il  pas  lu?  tout 
ce  qui  s'est  fait  d'écrits  pendant  la  Fronde,  toutes  les  pièces 
de  contrebande,  tous  les  traités  de  pohtique  depuis  Goldast 
jusqu'à  L'Isola.  » 

C'est  une  première  nouveauté,  dans  Port-Royal,  que 

1.  Il  y  a,  entre  autres  poèmes  ridicules  sur  la  pécheresse  re- 
pentie Madeleine,  un  poëme  spirituel  extravagant,  imprimé  à  Lyon: 
La  Magdeleine  au  désert  de  la  Sainte-Baume  en  Provence,  par  le 
Père  Pierre  de  Saint-Louis,  religieux  carme  de  la  province  de 
Provence.  Théophile  Gautier  Ta  mis  dans  ses  Grotesques.  On  ra- 
conte que  Nicole,  ayant  un  jour  trouvé  ce  poëme  dans  la  Biblio- 
thèque des  Carmes  de  la  rue  des  Billettes^  le  parcourut  ti,  singu- 
lièrement réjoui  par  la  verve  burlesque  et  extravagante  qui  l'anime 
d'un  bout  à  Tautre,  l'emporta,  en  lut  des  passages  à  Port-Koyal 
et  ailleurs,  et  en  parla  à  tant  de  personnes  que  le  Hbraire  fut  tout 
étonné  de  voir  arriver  des  acheteurs  et  que  l'édition  se  vendît. 


414 


PORT-ROYAL. 


d'y  rencontrer  un  liseur  si  amusé  et  si  infatigable  de 
tant  de  livres  non  édifiants*. 

Nicole  avait  trois  sœurs,  dont  Tune,  la  dernière,  Char- 
lotte, élevée  quelque  temps  au  monastère  des  Champs, 
avait,  dit-on,  au  moins  autant  de  facilité  et  de  disposi- 
tions naturelles  que  son  frère,  et  était,  par  rapport  à  lui, 
ce  que  l'illustre  Jacqueline  était  à  Pascal.  En  un  mot, 
c'était  une  famille  d'esprit. 

Le  père  de  Nicole  l'envoya  en  1642  à  Paris,  pour  y 
faire  sa  philosophie  au  collège  d'Harcourt.  De  là  le  jeune 
Nicole  passa  à  la  théologie  ;  ses  premières  vues  étaient 
laSorbonne  et  le  doctorat.  Il  étudia  sous  les  docteurs  de 
Sainte-Beuve  et  Le  Moine,  l'un  ami,  l'autre  adversaire 
d'Arnauld.  Nicole  est  bien,  notons-le,  le  disciple  du  doc- 
teur de  Sainte-Beuve  pour  l'esprit  qu'il  en  garda.  M.  de 
Sainte-Beuve,  tel  que  nous  le  connaissons  et  que  nous 
l'avons  déjà  montré ,  était  un  pur  Sorboniste ,  homme 
de  doctrine  et  de  modération  :  il  suivait  saint  Augustin 
sur  la  Grâce,  mais  en  évitant  les  expressions  trop  fortes, 
en  le  ramenant  à  saint  Thomas  autant  qu'il  se  pouvait, 
en  le  séparant  avec  soin,  et  par  de  triples  défenses, 
du  sens  de  Calvin.  Nicole,  dans  Port-Royal,  tient  plus 
de  M.  de  Sainte-Beuve  que  de  M.  de  Saint-Gyran, 
qu'il  n'eut  pas  le  temps  de  connaître  ;  il  garda  de  la 
méthode  de  son  premier  maître  en  Sorbonne,  plus  qu'il 
ne  conviendrait  à  un  Port-Royaliste  de  la  première  et 
directe  génération. 

Il  avait  toutefois  des  relations  toutes  nouées  avec 

1.  Petit  trait  singulier,  mais  qui  n'a  pas  de  quoi  étonner  chezj 
un  si  grand  amateur  de  lecture  :  Nicole  ne  rendait  pas  très-exac-^ 
tement  les  livres  qu'il  empruntait.  M.  de  Pontcliâteau,  qui  tenaifj 
fort  à  ses  livres,  paraît  s'en  plaindre  en  un  endroit  de  ses  lettres  : 
a  N'en  dites  rien  néanmoins,  il  faut  savoir  perdre.  Mais  il  faut 
avouer  ma  foiblesse,  je  hais  plus  de  perdre  un  livre  qui  ne  vau*»' 
droit  que  dix  sols  que  dixpisloles.  Gela  est  d'un  petit  esprit:  aussi 
suis-je  tel.  » 


LIVRE  CINQUIÈME. 


4Î5 


Port-Royal  par  ia  célèbre  mère  Marie  des  Anges  Sui- 
reau,  qui  était  sa  tante.  Les  premiers  pas  que  fait  Ni- 
cole vers  Port-Royal  sont  significatifs,  et  indiquent  déjà 
la  ligne  nouvelle  et  moins  escarpée  qui  sera  la  sienne. 
En  1645,  M.  de  Barcos,  pour  justifier  la  phrase  qu'il 
avait  glissée  dans  la  Préface  de  la  Fréquente  Commu- 
nion sur  Tégalité  de  pouvoir  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul,  ces  deux  chefs  qui  n'en  font  qu'un,  publia  un 
Traité  de  la  Grandeur  romaine,  lequel  eut  Teffet  ordi- 
naire aux  Traités  de  M.  de  Barcos,  qui  était,  au  lieu  de 
lever  les  difficultés,  de  les  étendre.  «  M.  Nicole,  est-il 
dit,  rayant  lu,  le  trouva  plein  de  paralogismes  ou  de 
faux  raisonnements  et  de  conséquences  mal  tirées  de 
leurs  principes,  et,  quoiqu'il  n'eût  pas  encore  vingt 
ans,  il  osa  confier  ses  réflexions  au  papier.  »  Sa  Réfu- 
tation manuscrite  courut  et  sembla  fondée  à  beaucoup 
de  personnes  ;  il  se  garda,  au  reste,  de  la  publier.  Mais 
ce  qui  nous  importe,  c'est  de  marquer  comment  il  dé- 
bute avec  Port-Royal,  et  qu'il  y  arrive  par  un  sentier 
opposé  à  la  route  principale  de  Saint-Gyran. 

Car  cette  réfutation  qu'il  fait  du  neveu  paraît  bien, 
chez  Nicole,  avoir  un  peu  remonté  jusqu'à  l'oncle;  on  a 
des  mots  de  lui  sur  le  premier  M.  de  Saint-Gyran,  qui 
montrent  qu'il  le  considérait  volontiers  plutôt  comme 
un  peu  bizarre  et  particulier  en  doctrine  que  comme 
grand. 

Il  entra  bientôt  à  Port-Royal  comme  un  des  maîtres 
des  Écoles.  Il  y  était  principalement  pour  les  belles- 
lettres  et  pour  la  philosophie.  Nous  l'avons  vu  le  maître 
de  M.  de  Tiilemont.  La  Logique,  on  peut  le  dire,  n'est 
pas  moins  de  lui  que  d'Arnauld,  et  peut-être,  pour  l'es- 
prit, elle  est  de  lui  davantage;  car  cette  Logique  dispense 
plus  de  l'appareil  logique,  et  en  fait  meilleur  marché, 
qu'il  n'était,  ce  semble,  dans  les  habitudes  pratiques 
d'Arnauld 


416 


PORT-ROYAL. 


La  Dissertation  littéraire  latine,  qui  parut  en  tele  du 
Choix  d'Epigraraines  à  l'usage  des  Écoles,  et  où,  par 
rapport  à  ces  pièces  légères,  Nicole  pose  les  règles  de  la 
vraie  et  de  la  fausse  beauté,  laisse  fort  à  désirer,  si  on  y 
voit  autre  chose  qu'une  jolie  leçon  de  collège;  j'ai  dit* 
qu'elle  avait  provoqué  une  Réfutation  très-solide  et 
très-aiguisée  du  Père  Vavassor.  Nicole,  en  littérature, 
raisonne  plutôt  qu'il  ne  sent.  Bien  que  si  instruit  et  si 
plein  de  lecture,  bien  qu'écrivant  un  latin  très-élégant 
et  sachant  orner  son  discours  familier  d'agréables  cita- 
tions de  ses  auteurs,  il  n'a  pas  le  goût  vif  des  Lettres 
anciennes  ;  il  n'a  pas,  pour  la  belle  Antiquité,  ce  culte 
délicat  qui  honore  à  nos  yeux  Racine  et  Fénelon.  Là 
où  règne  la  grâce^^  il  cherche  l'exactitude  et  se  plaint  de 
ne  la  pas  trouver*. 

Les  troubles  qui  s'élevèrent  dans  la  Faculté  dès  1649, 
par  la  dénonciation  que  fit  le  syndic  Cornet  des  cinq 
Propositions,  éloignèrent  Nicole  de  sa  première  idée  du 
doctorat.  Pour  rester  libre,  il  jugea  plus  prudent  de 
rester  simple  bachelier;  en  même  temps  il  ne  pensa 
plus  à  monter  dans  l'Éghse,  et  il  ne  passa  jamais  cet 
humble  degré  de  simple  clerc  tonsuré^.  Ses  liaisons 

1.  Tome  III,  page  529. 

2.  Il  parle ,  dans  une  de  ses  Lettres,  des  savants  au  goût  difficile 
et  qui  accordent  trop  aux  Anciens;  mais  il  faut  voir  sur  quel  ton  : 
ce  Si  ces  savants  étoient  informés  jusqu'à  quel  point  je  les  méprise, 
ils  auroient  de  la  peine  à  me  le  pardonner  ;  et  si  la  fm  des  études 
est  d'arriver  à  ces  belles  connoissances,  j'aime  mieux  y  renoncer. 
Le  chemin  même  en  est  assez  difficile  :  il  faut  pour  cela  lire  Ho- 
mère douze  ou  treize  fois  entier,  et  peut-être  autant  de  fois  Xéno- 
phon,  Platon,  Ëpictète  et  Antonin.  Il  faut  bien  qu'on  trouve  dans 
les  livres  ce  qu'on  y  cherche;  car  pour  moi,  comme  je  prends 
plaisir  à  trouver  des  faussetés  et  de  grands  aveuglements  dans  ces 
mêmes  livres,  j'y  en  trouve  quantité.  » 

8.  Comme  Rollin  plus  tard  et  comme  Goffin.  — -  Oii  l'abbé  de  Voi- 
senon  a-t-il  pris  {Anecdotes  littéraires)  qu'à  l'examen  qu'il  subit 
pour  les  ordinations,  Nicole,  par  timidité,  ne  put  répondre  et 


LIVRE  CINQUIÈME. 


4Î7 


avec  Port-Royal  se  fixèrent.  Il  s'y  retira  absolument, 
lorsque  les  Écoles  quittèrent  Paris;  il  était  sous  la  di- 
rection de  M.  Singlin.  Malgré  son  austérité,  M.  Singlin 
avait  dans  la  direction  quelque  chose  de  plus  approprié, 
de  plus  accommodé  aux  natures,  de  moins  absolu, 
surtout  à  cette  époque  de  controverse;  je  vois  d'ici 
Nicole  dirigé  par  M.  Singlin  ou  par  M.  de  Sainte- 
Marthe,  je  ne  me  le  figure  pas  aisément  dirigé  par 
M.  de  Saci. 

Dès  1654  Arnauld  mit  la  main  sur  Nicole,  apprécia 
son  genre  de  talent,  se  l'appropria  comme  second,  et 
ne  le  lâcha  plus. 

La  liaison  de  Nicole  avec  Arnauld  et  avec  Pascal 
devint  étroite  pour  les  travaux  plus  encore  que  pour  la 
familiarité;  il  serait  inutile  autant  que  fastidieux  de 
chercher  à  mesurer  sa  part  dans  les  écrits  d'alors.  Il 
entra  dans  presque  tous  et  même  dans  les  Provinciales, 
au  moins  pour  la  collection  des  matériaux.  Sa  plume 
facile  et  élégante  en  latin  servait  Arnauld  dans  cette 
masse  d'écrits  sorboniques  qu'il  eut  à  fournir  durant 
son  procès.  Avant  et  après  la  condamnation,  Nicole  par- 
tagea sa  retraite  soit  au  faubourg  Saint-Jacques  dans 
la  maison  de  M.  Hamelin(le  fameux  M.  Hamelin, disent 
les  Jansénistes),  contrôleur  général  des  ponts  et  chaus- 
sées, soit  dans  la  maison  de  M.  Le  Jeune  au  faubourg 
Saint-Marceau,  soit  en  d'autres  lieux  de  retraite.  En 
1657,  il  composa  de  son  chef  en  latin  les  six  Disquisi- 
lions  de  Paul  Irénèe,  Disquisitiones  sex  Pauli  Irenœij  et 

parut  un  sujet  incapable,  et  qu'il  regarda  cette  humiliation  comme 
un  ordre  de  la  Providence?  Gela  fournit  au  fringant  abbé  l'occa- 
sion  de  faire  aussitôt  cette  épigramme  en  manière  de  piroueUe  : 
«  11  s'illustra  par  ses  Essais  de  MotaUj  donna  les  quatre  Fins  de 
i'Hommej  et  fut  refusé  à  la  prêtrise.  »  —  II  n'y  a  rien  de  vrai  en 
ceci  que  la  timi(Jité  de  Nicole,  eteucore  on  verra  tout  à  Tlieure  de 
quelle  espèce  elle  était. 

IV  —  27 


418 


rORT-UOYAL. 


do  plu»  (sans  parler  du  rcslo)  le  BcUja  Perconlatoi'  ou 
les  scrupules  de  François  ro  futur  us ^  théologien  fia 
mand,  sur  ce  qui  s'est  passé  dans  TAssemblée  du  Clergé 
(de  1656).  Le  but  principal  du  premier  de  ces  écrits  et, 
en  général,  la  thèse  favoiite  de  Nicole  est  de  montrer 
que  le  Jansénisme  est  une  hérésie  imaginaire,  un  pur 
fantôme  construit  à  plaisir  par  des  ennemis;  qu'on  est 
d'accord  avec  le  Pape  pour  le  fond;  que  Ton  condamne 
tout  ce  que  Rome  condamne,  et  au  sens  où  elle  le  con- 
damne; enfin,  c'est  une  reprise  de  tout  ce  que  Pascal 
dit  dans  ses  dernières  Provinciales  :  beaucoup  de  bruit 
pour  rien.  Nicole,  étranger  aux  premières  et  profondes 
vues  de  Saint-Gyran,  à  la  tradition  directe  des  idées  de 
M.  d'Ypres,  était  dans  Port-Royal  le  principal  introduc- 
teur de  ce  nouveau  système  de  défense,  qui  énervait  et 
amoindrissait  tout  à  fait  le  Jansénisme  pour  le  sauver. 
Brienne  (dans  le  Portrait  déjà  indiqué)  nous  dit  positi- 
vement :  «  C'est  lui  qui  est  l'inventeur  de  la  distinction 
du  fait  et  du  droit,  à  quoi,  sans  lui,  M.  Arnauld  et 
M.  de  Lalane  n'auroient  jamais  pensé,  v  Nicole,  en 
maintenant  cette  thèse,  parlait  sincèrement  selon  son 
propre  jansénisme;  mais  le  Jansénisme  de  Port-Royal, 
antérieur  et  supérieur  à  lui,  ne  pouvait  accueillir  ce  sys-^ 
lème  diminuant,  sans  être  convaincu  de  variation.  ' — 
Nicole,  dans  la  troisième  de  ses  Disquisitions^  admettait 
la  Grâce  suffisante  d'Alvarès.  Bien  des  amis  de  Port- 
Royal  en  prirent  de  la  mauvaise  humeur  contre  lui, 
jugeant  que  c'était  un  excès  de  concession  dans  la  doc- 
trine et  un  véritable  abaissement. 

Nicole,  en  ces  années  1658-1659,  fit  un  voyage  et 
un  séjour  en  Flandre  et  dans  l'Allemagne  du  Rhin  ^  Il 

1.  Profuturus,  Ircnxus , —le  Projilablc  à  lire,  \e  Pacifique;  ces' 
noms  de  guerre  scd  transparents.  \ 

2.  Un  historien  littéraire  qui  ne  brille  point  par  le  talent  et 


LIVRE  CINQUIÈME. 


419 


y  écrivit  sa  traduction  des-  Provinciales  en  latin  avec 
renfort  de  Dissertations,  sous  le  nom  supposé  de  Wen^ 
drock,  soi-disant  théologien  allemand  :  c'est  son  premier 
coup  signalé.  L'ouvrage  parut  à  Cologne  en  1658,  et 
fit  éclat.  J'en  ai  parlé  à  la  suite  des  Provinciales^.  On 
assure  qu'avant  d'entreprendre  cette  traduction  plus 
élégante  que  les  Dissertations  qu'il  y  a  jointes,  il  relut 
plusieurs  fois  Térence,  pour  se  rompre  le  style  aux  dé- 
licatesses de  ce  charmant  comique.  Nicole  comprenait 
son  Pascal. 

Dans  ce  même  Portrait  par  Brienne,  il  est  assez 
plaisamment  appelé  Pascalin;  voici  les  propres  pa- 
roles du  confrère,  où  il  y  a  à  prendre  et  à  laisser  : 

«  M.  Nicole,  natif  de  Chartres,  est  certainement  un  esprit 
du  premier  ordre.  Il  écrit  admirablement  en  françois  et  en 
latin,  sait  la  langue  hébraïque*  et  le  grec  en  perfection, 
fait  de  fort  bons  vers  latins  et  françois  quand  il  lui  plaît, 

qui  ne  se  recommande  pas  non  plus  par  la  profondeur  ou  la  cu- 
riosité des  recherches,  mais  qui  a  conservé  quelques  traditions 
orales  dii-ectes  du  dix  septième  siècle,  l'abbé  Lambert,  paraît  douter 
de  ce  voyage  et  de  ce  séjour  qu'aurait  faits  Nicole  en  Allemagne 
pour  la  composition  ou  Timpression  du  Wendroch  :  «  L'on  dit  que 
vers  l'an  1658,  il  (Nicole)  passa  en  Allemagne,  et  que  ce  fut  là 
qu'il  travailla  à  une  traduction  latine  des  fameuses  Lettres  Pro- 
xnncialeSj  qu'il  publia  sous  le  nom  de  Wendrock  ;  mais  bien  des 
gens  croient  que  M.  Nicole  ne  sortit  point  de  France,  et  que  ce 
fut  à  Paris,  où  il  se  tenoit  caché  sous  le  nom  de  M.  de  Âosny, 
qu'il  composa  l'ouvrage  dont  nous  parlons  :  quoi  qu'il  en  soit,  s'il 
alla  en  Allemagne,  il  est  constant  qu'il  n'y  fit  pas  un  long  séjour, 
puisqu'il  étoit  à  Paris  en  1660.  »  {Histoire  littéraire  du  Règne  de 
Louis  XIV,  tome  I,  page  80.) 

1.  Tome  m,  page  211. 

2.  Il  ne  l'étudia  que  dans  sa  jeunesse  et  fut  bientôt  obligé  de 
l'abandonner.  Avant  l'âge  de  vingt  ans  il  avait  formé  le  projet 
chimérique,  dit-il,  de  lire  toute  la  Bible  en  hébreu  et  l'avait  déjà 
exécuté  à  demi,  lorsque  la  faiblesse  de  sa  vue  le  força  d'y  renoncer 
et  même  de  laisser  pour  toujours  l'hébreu.  Nicole  avait,  comme  il 
dit,  la  vue  tendre  (moUihus  est  ocnh's);  dès  qu'une  lecture  exigeait 
trop  de  contention,  il  n'y  voyait  plus. 


420 


PORT-ROYAL. 


qnoiqiril  ait  une  furieuse  aversion  pour  la  poésie.  Il  pcns'i 
beaucoup  à  ce  qu'il  fait,  et  jamais  liomnie  ne  travailla  tant 
que  lui  ses  ouvrages.  La  première  composition  qu'il  tn 
jette  sur  le  papier  n'est  qu'un  crayon  informe  de  diverses 
pensées  qui  lui  roulent  dans  l'esprit;  mais,  h  la  seconde  co- 
pie qu'il  en  fait,  ce  chaos  commence  à  se  débrouiller,  et  à 
la  troisième  ou  quatrième  copie  la  pièce  se  tiouve  en  sa 
perfection.  Voilà  bien  de  la  peine  pour  acquérir  le  vain  re- 
nom d'auteur  !  On  peut  dire  que  c'est  iVI.  Pascal  (dont  il 
n*est  que  le  copiste,  et,  comme  l'on  sait,  les  copies  ne  va- 
lent jamais  les  originaux)  qui  lui  a  appris  cette  manière  si 
laborieuse  de  composer,  parce  qu'il  en  faisoit  à  peu  près  de 
même,  et  que  M.  Nicole  fait  gloire  de  copier  jusqu'à  ses 
défauts.  Tous  les  Pascalins  en  sont  logés  là.  à 

Sans  prendre  tout  ceci  pour  un  pur  badinage,  il  est 
difficile  de  l'admettre  bien  sérieusement.  On  ne  saurait 
concilier  ces  scrupules  et  ces  remaniements  infinis  de 
Nicole  avec  ce  grand  nombre  d'écrits  polémiques  qui 
ne  peuvent  être  sortis,  que  d'une  plume  courante.  11  est 
toutefois  permis  de  croire,  puisqu'on  nous  le  dit,  qu'il  a 
appliqué  à  quelques  ouvrages  de  choix,  à'quelques-uns 
de  ses. petits  Traités  de  morale,  et  surtout  à  sa  traduc- 
tion des  Provinciales,  cette  méthode  sévère  à  la  Pascal 
et  à  la  Despréaux*. 

Pascal  sans  doute  eut  la  plus  grande  influence  sur 
Nicole,  qui  émane  de  lui,  et  qui  va  nous  apparaître 
comme  le  moraliste  ordinaire  de  Port-Royal,  tandis  que 
Pascal  a  été  le  moraliste  de  génie.  Mais  cette  influence 

1.  Le  témoignage  de  Brienne  n'est  à  admettre  que  jusqu'à  un 
certain  point,  parce  que  ce  bizarre  personnage  avait  non-seule- 
ment ses  préventions,  mais  ses  lubies,  et  qu'il  est  mort  fou,  réel- 
lement fou  et  enfermé  (Voir  la  xxu^  lettre  de  Boileau  à  Brossette). 
Dans  un  autre  extrait  de  ses  Mémoires^  il  dira  du  Père  Quesnel  : 
<(  Il  passe  pour  un  grand  janséniste,  mais  je  dois  dire  à  sa  louange 
qu'il  ne  l'est  point  du  tout  et  n'en  a  pas  la  moindre  tache.  »  Les 
paroles  de  Brienne  ne  sont  point  paroles  d'Évangile. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


421 


fut  plus  morale  que  liUéraire,  plus  morale  aussi  que 
ihéologique. 

Dans  les  derniers  temps  de  la  vie  de  Pascal,  Nicole 
était  d'un  tant  autre  avis  que  lui  sur  la  Signature  et  sur 
le  sens  dans  lequel  il  fallait  prendre  la  condamnation  à 
Rome.  Il  participa  plus  que  personne  à  la  tentative  d'ac- 
commodement que  fit,  en  1662,  M.  de  Gomminges.  Ce 
fut  Nicole  qui,  avec  M.  Girard,  dressa  la  Déclîxration 
mitigée  qui  fut  envoyée  à  Rome  :  on  appelait  cela  les 
cinq  Articles,  C'était  une  réduction  pure  et  simple  du 
Jansénisme  et  de  TAugustinianisme  au  Thomisme.  Si 
tout  le  monde  avait  incliné  et  fléchi  en  ce  sens,  l'affaire 
eût  pu  dès  lors  se  conclure.  On  a  la  vraie  pensée  de  Ni- 
cole expliquée  par  lui  dans  une  lettre  au  Père  Quesnel, 
qui  sert  de  préface  au  tome  II  du  Traité  de  la  Grâce 
générale  : 

«  Étant  tombé,  dit-il,  par  la  conduite  de  la  Providence  dans 
la  plus  grande  chaleur  des  contestations  du  Jansénisme,  et 
ayant  été  continuellement  frappé  des  horribles  maux  que 
ces  disputes  produisoient  dans  rÉglise...,  cet  objet  m'a 
causé  une  aversion  particulière  des  divisions,  et  une  grande 
application  aux  moyens  qui  me  paroissoient  les  plus  propres 
pour  éviter  ces  importunes  accusations  d'erreur  et  d'héré- 
sie.... 

c  II  faut  considérer,  Monsieur;  l'état  de  l'Église  catholique 
dv^ns  laquelle  nous  vivons  et  nous  voulons  tous  mourir. 
Cette  Église  a  le  Pape  pour  son  chef,  et  le  Pape  est  de  droit 
le  premier  juge  de  la  doctrine.  Je  ne  le  crois  pas  infaillible, 
ni  vous  non  plus;  mais  il  a  une  espèce  d'infaillibilité  de 
fait.  C'est  que  par  la  disposition  des  peuples  et  par*  la 
créance  qu'il  a  dans  le  commun  de  l'Église,  s'il  condamne 
quelque  doctrine  même  injustement  et  sans  raison,  rien  n'est 
plus  difficile  que  de  s'en  relever,  et  de  ne  demeurer  pas 
opprimé  sous  sa  puissance.  11  faut  donc  éviter  ces  condam- 
nations avec  toute  sorte  de  soin.  L'amour  même  de  la  vérité 
y  oblige,  et  la  chose  n'est  pas  impossible  pourvu  qu'on  s'y 
applique  avec  le  soin  nécessaire.  En  voici  les  moyens  ; 


422 


PORT-ROYAL 


La  Cour  de  Rome  ne  sait  dans  la  science  de  l'Église  que 
ce  qu'en  savent  les  théologiens  dont  elle  se  sert  pour  exa- 
miner les  points  de  doctrine  et  les  livres  qui  les  contiennent. 
Ces  théologiens  sont  des  scolastiques  de  divers  pays,  qui 
n'ont  guère  étudié  que  les  auteurs  scolastiques,  mais  qui 
savent  assez  bien  l'histoire  des  opinions  qui  ont  eu  cours 
depuis  cin(|  cents  ans.  Parmi  ces  opinions,  il  y  en  a  qui  ont 
passé  constamment  pour  orthodoxes,  quoiqu'elles  ne  soient 
pas  universellement  suivies.  Il  y  en  a  môme  qui  sont  ap- 
prouvées par  certains  Ordres  entiers,  certains  Corps,  cer- 
taines Congrégations. 

«  Or  la  Cour  de  Rome,  assez  constante  dans  les  maximes 
politiques,  en  a  une  qu'elle  garde  inviolablement,  de  ne 
condamner  jamais  les  sentiments,  opinions,  dogmes,  qui 
ont  acquis  cette  réputation  publique  de  catholicité  et  d'or- 
thodoxie depuis  un  assez  long  temps,  et  principalement  s'il 
y  a  des  Ordres  et  des  Congrégations  qui  les  soutiennent.  Il 
n'y  a  que  l'absurdité  notoire  de  la  doctrine  de  la  probabilité^ 
et  les  horribles  suites  qu'elle  avoit,  qui  Paient  obligée  de 
donner  quelque  atteinte  à  cette  règle. 

a  Si  donc  il  se  trouve  que  la  vérité  permette  de  se  ranger 
à  un  sentiment  d'une  catholicité  et  d'une  orthodoxie  non 
contestée,  et  soutenu  de  plus  par  quelques  Congrégations 
autorisées  dans  la  Cour  de  Rome,  il  semble  que  ce  soit  un 
moyen  très-sûr  de  ne  pouvoir  être  troublé  par  l'accusation 
d'hérésie.  Et  c'est,  en  effet,  ce  moyen  où  l'on  s'est  réduit, 
pour  se  tirer  de  cet  effroyable  embarras  oii  l'on  étoit  par 
l'accusation  d'hérésie  fondée  sur  le  Jansénisme. 

((  Car  qu'est-ce  que  les  cinq  Articles^  sinon  une  réduction 
de  toutes  les  opinions  que  l'on  tenoit  sur  les  cinq  Proposi- 
tions à  la  doctrine  commune  des  Thomistes,  qui  a  cette 
notoriété  d'orthodoxie  dans  la  Cour  de  Rome  et  cet  appui 
de  diverses  Congrégations  qui  la  soutiennent?  Ce  moyen  a 
réussi,  et  il  ne  pouvoit  pas  ne  point  réussir  :  car  les  hommes 
ne  sont  pas  assez  injustes  pour  imputer  une  erreur  à  des 
gens  qui  font  une  profession  publique  de  ne  soutenir  point 
d'autre  doctrine  sur  une  matière  que  celle  qu'ils  expriment 
clairement;  et  des  théologiens  engagés  solennellement  à 
soutenir  certains  sentiments,  comme  les  Thomistes,  ont 
trop  d'intérêt  à  les  défendre,  pour  les  laisser  condamner 


LIVRE  CINQUIEME. 


423 


parce  que  d'autres  les  auront  embrassés.  Il  y  a  donc  appa- 
rence que  ce  même  moyen  réussira  toutes  les  fois  qu'on  le 
pratiquera  de  bonne  foi  et  avec  sincérité.  » 

Voilà,  ce  me  semble,  assez  à  nu  et  dans  un  aveu  ma- 
nifeste, la  pensée  habituelle  de  Nicole.  11  Tavait,  durant 
ces  années  même  les  plus  belliqueuses  en  apparence. 
Il  était  engagé  avec  Arnauld  et  servait  bravement  au 
dehors  ;  mais  au  dedans  il  était  pour  toutes  les  miliga- 
tions  et  tâchait  de  les  persuader.  Ce  fut  là  son  rôle. 
Nicole,  c'est,  si  Von  veut  (et  toute  proportion  gardée 
entre  la  grandeur  des  rôles  historiques),  c'est  le  Mé- 
lanchthon  d'Arnauld. 

Rien,  on  en  conviendra,  ne  ressemble  moins  que 
toute  cette  diplomatie  théologique  et  ces  prenez-y  garde 
de  Nicole  aux  idées  de  réforme  vive  et  radicale  de  Saint- 
Gyran,  à  sa  haute  ambition  de  régénérer  le  Christia- 
nisme en  le  retrempant  à  la  source  des  Pères.  Rien  non 
plus  ne  ressemble  moins  (quoique  Nicole  prétende  en  un 
endroit  s'autoriser  de  l'opinion  de  Pascal)  à  ces  cris  de 
passion,  à  ces  accents  indignés  de  Fauteur  des  Pensées  en 
appelant  des  iniquités  de  Rome  au  tribunal  de  Jésus- 
Christ. 

Au  plus  fort  des  négociations  pour  la  Paix  de  FÉglisê, 
le  nonce  Bargellini,  étonné  de  tant  de  difficultés  et  de  scru- 
pules que  se  faisaient  certains  prélats  véridiques,  disait  : 
«  Le  mal  en  France,  c'est  qu'on  n'étudie  pas  assez  là 
Scolastique;  »  voulant  indiquer  par  là  que  cette  science 
fournissait,  dans  les  mauvais  pas,  bien  des  moyens  de 
s'en  tirer.  Il  me  semble,  après  avoir  lu  cette  page  de 
Nicole,  que  le  collègue  et  le  second  d'Arnauld  n'y  était 
pas  si  étranger. 

Ne  croyez  pourtant  pas  que  cette  réelle  innovation  de 
tactique  ait  passé  d'abord  à  Port-Royal  inaperçue,  et 
sans  exciter  bien  des  rumeurs.  Depuis  le  jour  où  Nicole 
s'était  mis  en  opposition  d'opinion  et  de  méthode  avec 


424 


PORT-ROYAL. 


M.  de  Barcos,  donl  Tautorité  n'élait  pas  encore  aiïaiblie 
dans  Jes  esprits,  il  avait  eu  contre  lui  une  partie  des  reli- 
gieuses et  des  solitaires.  Gela  est  allé  plus  loin  qu'on  ne 
Ta  laissé  voir  dans  les  écrits  imprimés  :  on  y  a  couvert 
et  adouci  la  vivacité  de  ces  guerres  civiles  autant  qu'on 
Ta  pu.  Bon  nombre  de  Messieurs,  voyant  la  nouvelle 
route  suivie  par  Arnauld,  et  par  Nicole  qui  l'y  engageait, 
«  demeurèrent  persuadés  que  M.  Arnauld  et  M.  Nicole 
s'étoient  gâté  Tesprit  par  la  Scolaslique;  et  comme  on 
attrihuoit  cet  effet  k  M.  Nicole  pour- décharger  M.  Ar- 
nauld, il  demeura  odieux  à  plusieurs  personnes,  et  il  ne 
s'en  est  jamais  relevé  à  leur  égard^.  >  On  parlait  très- 
librement  entre  soi,  au  désavantage  de  Nicole  «  que  l'on 
faisoit  auteur  de  toute  cette  contrariété  de  sentiments, 
jusque-là  qu'un  des  ascètes  ou  solitaires  lui  dit  un  jour 
quHl  y  avoit  deux  cents  personnes  qui  gémissoient  de  sa 
vanité:  et  lui  faisant  depuis  satisfaction  de  cette  espèce 
d'emportement,  sa  satisfaction  consis!a  à  lui  dire  que 
ce  qu'il  lui  avoit  dit  éloit  très-vrai;  mais  qu'il  n'auroit 
pas  dû  le  lui  dire^,  » 

Les  Jansénistes  ont  le  don  du  secret.  De  ces  querelles 
de  famille  et  de  ces  troubles  du  désert  rien  ne  transpi- 
rait au  dehors.  L'alliance  étroite  avec  Arnauld  couvrait 
tout.  Nicole  ne  cessait  pas  d'être  son  aide  de  camp 
fidèle,  inséparable  et  indispensable.  A  son  retour  d'Alle- 
magne, il  continua  d'habiter  avec  lui,  caché  à  Paris,  rue 

1.  «  J'ai  toujours  éprouvé,  écrivait  Nicole,  que  quoique  des 
sentiments  et  des  écrits  me  fussent  communs  avec  M.  Arnauld, 
néanmoins  tout  l'orage  en  retomboit  sur  moi,  lorsqu'il  s'agissoit 
de  contredire  M.  de  Saint-Cyran.  »  [Nouvelles  Lettres,  page  309.) 
Ces  seconds  des  grands  hommes  et  qui  passent  de  près  pour  avoir 
crédit  sur  eux,  n'ont  pas  la  responsabilité  devant  le  public,  mais 
ils  ont  bon  dos  dans  le  particulier. 

2.  Je  tire  ce  délail  d'un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Mazarine 
(T.  2199).  Cela  est  plus  explicite  que  ce  qu'on  lit  dans  la  Préface 
du  tome  XXI^  des  Œuvres  d'Arnauld,  pages  122-125. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


425 


Sainle-Avoye,  dans  la  maison  de  madame  Angran,  sous 
le  nom  de  M.  de  RosnyK  En  1664,  ils  allèrent  tous  deux 
h  GhâtilIon,près  Paris,  dans  une  maison  appartenant  à 
M.  Varet,  le  grand  vicaire  de  Sens.  Peu  après,  et  ne  se 
trouvant  pas  assez  en  sûreté  rue  des  Postes  où  ils  de- 
meurèrent quelque  temps,  ils  furent  cachés  à  l'hôtel 
même  de  Longueville,  rue  Saint-Thomas-du-Louvre, 
Ils  n'y  avaient  que  l'asile,  la  protection  et  la  compagnie 
delà  princesse,  y  vivant  d'ailleurs  à  leurs  frais  et  dépens, 
ce  à  quoi  leur  délicatesse  tenait  beaucoup.  Ils  le  vou- 
lurent ainsi,  dès  qu'ils  virent  que  leur  séjour  s'y  pro- 
longeait au  delà  des  premiers  mois. 

Au  milieu  de  tous  les  écrits  qu'il  multipliait  et  où  il 
faisait  preuve  de  la  plus  grande  vivacité,  du  plus  grand 
entrain  dialectique,  Nicole  éprouvait  de  fréquentes  las- 
situdes. Il  était  d'une  santé  délicate,  d'une  complexion 
un  peu  tendre,  mais  d'une  âme  tendre  surtout,  timide, 
et  partout  douloureuse,  comme  il  Fa  dit  de  certaines 
âmes,  et  inclinanl  à  la  modération,  au  silence.  Gethomme 
si  mêlé  et  si  entendu  aux  controverses  et,  en  quelque 
sorte,  condamné  à  en  vivre,  méditait  sans  cesse  de  se 
retirer  de  la  société  des  hommes  et  des  disputes  du 
lemps^.  Pendant  son  séjour  à  Ghâtillon,  il  écrivit  à 
Tévêque  d'Aleth  pour  le  consulter  là-dessus;  le  saint 
évêque  fut  d'avis  qu'il  tînt  bon,  et  qu'il  continuât  de 

1.  M.  de  Rosny^M.  de  Recourt,  plus  tard  M.  de  Bétincourt,  c'est 
toujours  Nicole.  —  (Voir  à  VAppendice  sur  madame  Angran.) 

Et  Cicéron  lui-même,  qui  était  condamné  à  s'engager  jus- 
qu'à la  fin  dans  lés  partis  politiques  et  les  dissensions  civiles,  ne 
parlait-il  pas  de  se  retirer  par  dégoût  dans  les  solitudes?  Au  re- 
tourde  son  gouvernement  de  Ciiicie,  il  écrivait  deCumes  à  Célius 
qui  le  détournait  de  rejoindre  Pompée:  «  Que  dites-vous?  je  ne 
demande  qu'à  me  cacher  dans  la  retraite...  Quod  est  igitur  meum 
triste  consilium?  ut  discederem  foirasse  in  aliquas  solitudincs....  a 
Et  ce  qui  suit  qui  exprime  si  bien  sa  pl6nituJe  de  dég-jût,  son  ras- 
sasiement des  hommes. 


PORT- ROYAL. 


rester  le  bras  droit  de  M.  Arnauld.  Et  Nicole  continuait 
de  combattre  avec  le  grand  athlète  et  de  le  doubler, 
comme  ces  guerriers  qui  allaient  dans  la  mêlée  enchaî- 
nés Tun  àl'autre;  mais  si  saplumenetrahi8.>ait  rien  et  ne 
faiblissait  pas,  et  lors  môme  qu^elIe  semblait  se  sigfiak  r 
le  plus  par  des  victoires  ou  de  brillantes  escarmouches, 
son  âme  recevait  bien  des  atteintes  sensibles. 

Il  était  réellement  tourmenté  de  scrupules  et  de 
craintes  V  II  lui  semblait  par  moments  qu'il  n'était  pas 
dans  l'ordre  de  sa  vocation,  et  il  se  plaignait  qu'autour 
de  lui  on  n'en  tînt  pas  compte.  Chacun  lui  disait  : 
a  Bravo,  courage!  battez-vous,  écrivez;  c'est  bien  votre 
affaire  à  vous;  »  et  il  croyait  sentir  qu*il  n'était  nulle- 
ment soldat  à  ce  point,  surtout  soldat  d'avant- garde.  Il 
y  a  eu  à  la  guerre,  j'imagine,  bien  de  ces  hommes-là, 
héros  malgré  eux. 

a  J'ai  vu,  écrivait-il  (plus  tard  il  est  vrai)^  j'ai  vu  qu'on 
avoit  quelque  égard  aux  instincts  des  âmes.  On  ne  presse 
point  M.  Hamon  d'écrire,  parce,  dit-on,  qu'il  y  a  trop  de 
répugnance.  Cependant  on  ne  sauroit  avoir  plus  de  répu- 
gnance que  j'ai  à  certains  genres  d'écrits.  Je  ne  saurois 
étouffer  la  peine  qu'ils  me  font,  et  elle  augmente  tous  les 
jour:'.  Mon  imagination  en  est  pénétrée  comme  de  la  crainte 
du  tonnerre,  et  la  raison  même  n'est  pas  trop  capable  de 
la  guérir  sur  ce  point*.  y> 

Cette  crainte  deviendra  surtout  excessive  dans  la  der- 
nière partie  de  la  vie  de  Nicole,  et  elle  ne  se  contiendra 
plus  le  jour  où  il  aura  en  perspective  une  dernière  cam- 
pagne, une  dernière  expédition  qu'il  s'agirait  d'en- 
treprendre avec  Arnauld  du  sein  de  Fexil.  Expliquant 

1.  «  Je  suis  naturellement  inquiet  et  empressé,  aisé  à  troubler 
et  à  confondre.  Les  jugements  des  hommes  et  leurs  contra- 
dictions agissent  violemment  sur  moi,  «  {Nouvelles  Lettres ^ 
page  314.) 

2.  Maimscrits  de  la  Bibliothèque  Mazarine  (T.  2297)". 


LIVRE  CINQUIÈME. 


427 


alors  la  manière  dont  il  avait  été  embarqué  à  l'improviste, 
et  plus  avant  qu'il  n'avait  compté,  dans  ces  premières 
controverses  (1655-1668),  il  se  comparait  à  «  un  homme 
quij  se  promenant  sans  dessein  dans  un  petit  bateau  sur 
le  bord  de  la  mer,  auroit  été  porté  par  une  tempête  en 
haute  mer  et  obligé  de  faire  le  tour  du  monde  : 

«  Cette  comparaison,  disait-il,  n'est  guère  trop  forte,  et, 
pour  la  suivre,  j'ajouterai  que  comme  cet  homme  qui  auroit 
vu  mille  sortes  de  périls  dans  ce  voyage  n'auroit  pas  man- 
qué de  faire  bien  des  résolutions  de  ne  s'engager  pas  une 
autre  fois  qu'avec  de  grandes  précautions  dans  un  voyage  si 
dangereux,  de  même,  ayant  eu  mille  sortes  d'inquiétudes 
assez  bien  fondées  et  de  très-grandes  et  très-pénibles  incer- 
titudes dans  cet  engagement,  j'ai  souvent  réitéré  la  résolu- 
tion et  comme  une  espèce  de  vœu,  que,  si  j'en  sortois  jamais, 
je  n'y  rentrerois  pas  qu'avec  de  grandes  délibérations  et 
après  avoir  bien  considéré  toutes  choses  et  avoir  pris  con- 
seil de  tous  ceux  que  je  croirois  capables  de  me  le  donner. 
La  Paix  étant  venue,  j'ai  considéré  mon  engagement  comme 
rompu.  J'ai  dit  à  Dieu  très-souvent  ce  verset  de  David,  pour 
lui  en  rendre  grâces  :  Dirapisli  vincula  mea^  tibi  sacrificabo 
hostiam  laudis  *.  J'ai  vécu  depuis  ce  temps-là  dix  ans  on  me 
confirmant  toujours  dans  cette  résolution....  & 

Pourtant  en  1679,  sorti  de  France,  il  se  vit  encore  à  la 
veille  d'être  obligé  et  comme  moralement  contraint  de 
faire  autrement  qu'il  ne  s'était  dit;  il  fut  sur  le  point  de 
devoir  se  rembarquer  avec  M.  Arnauld;  mais,  ce  dernier 
Tayant  voulu  emmener  jusqu'en  Hollande,  Nicole  prit 
son  grand  parti  qui  fit  tant  de  scandale  et  qui  excita  un 
toile  universel  parmi  les  amis  de  Port-Royal  :  il  se  décida 
à  se  séparer  de  son  vieux  chef  et  à  négocier  son  accom- 
modement particulier.  C'est  alors,  quand  il  parlait  de 
son  besoin  de  repos,  qu' Arnauld  lui  répondait  :  «  Eh, 

[.  «  Vous  avez  rompu  meslieris,  je  vous  immolerai  une  victime 
en  action  de  grâces.  » 


428 


POlvT-ROYAL. 


n'avons-nous  pas  rÉiernité  pour  nous  reposer?  »  Il  ne 
lui  dit  ce  mot  héroïque  que  tout  à  la  fin,  mais  il  aurait 
pu  le  lui  dire  bien  auparavant;  car  Nicole  de  très-bonne 
heure,  au  moins  par  son  altitude  dans  Tintimité,  lui  cria 
merci  et  dut  témoigner  qu'il  ne  souhaitait  rien  tant  que 
la  sécurité  et  le  repos. 

Voilà  Nicole,  tel  qu'il  se  dessine  à  qui  sait  bien  le 
regarder.  J'ai  déjà  indiqué*  des  traits  singuliers  de  ses 
frayeurs.  —  Il  ne  passait  pas  une  rivière  dans  un  bac 
sans  avoir  une  ceinture  de  sûreté,  pour  pouvoir  surnager 
en  cas  de  naufrage.  —  Un  jour,  redescendant  de  la  tour 
nouvellement  bâtie  de  Saint- Jacques  du  Haut -Pas  où  le 
curé  l'avait  fait  monter  :  «  Si  tous  vos  pénitents,  dit-il, 
avoient  une  résolution  aussi  ferme  de  ne  plus  pécher  que 
j'en  ai  de  ne  plus  remonter  à  cette  tour,  vous  auriez 
pour  paroissiens  de  bien  bons  chrétiens.  »  —  A  Troyes, 
il  n'osait  sortir  quand  il  faisait  du  vent,  de  peur  de  rece- 
voir des  tuiles  sur  la  tête.  —  Je  lis  encore  dans  des  do- 
cuments originaux  appartenant  à  la  même  source*  :  . 

«  Le  célèbre  M.  Nicole  a  demeuré  un  certain  temps  à 
Troyes  dans  1 -abbaye  de  Saint-Martin-ez- aires,  oii  il  a  tra- 
vaillé à  ses  Essais  de  Morale.  11  alloit  de  temps  en  temps  à  la 
campagne  dans  une  maison  appartenant  à  M.  de  Monserve, 
située  à  Saint-Thibault,  succursale  de  l'Isle-Aumont.  M  Ni- 
cole avoit  fait  faire  dans  une  chambre  basse  de  cette  maison 
de  campagne  une  trappe  au  plancher  :  avec  un  coup  de  pied 
cette  trappe  s'ouvroit  et  faisoit  entrer  en  terre  la  table  et 
tout  ce  qui  étoit  dessus,  sans  le  moindre  dérangement;  en 
sorte  que,  quand  on  le  venoit  visiter,  on  ne  pouvoit  voir  ce  à 
quoi  il  s'occupoit,  ni  s'apercevoir  du  secret.  » 

Que  de  mystère!  que  d'appareil  pour  se  dérober!  quelle 
exagération  de  Timporlance  et  du  danger  de  l'ouvrage 

1.  Tome  III ,  page  554. 

2.  Manuscrits  de  la  Bibliollicque  de  Troyes. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


4^9 


auquel  on  travaillait,  et  comme  rimaginatîon  aussi  hien 
que  Tamour-propre  y  trouvait  son  compte  I  La  longue 
habitude  d'une  existence  clandestine  avait  développé 
chez  Nicole  les  appréhensions  et  Tart  des  stratagèmes. 

Sa  timidité  ne  l'empêchait  pas  d'être  fort  vif  et  des 
plus  aciifs  dans  le  cabinet,  et  les  portes  closes.  Brienne 
qui  ne  Taimait  pas,  sans  doute  parce  que  Nicole  démê- 
lait ses  défauts  et  ses  fourberies  mieux  que  le  candide 
Arnauld,  a  dit  de  lui  :  «  Il  veut  toujours  parler  dans  les 
compagnies  où  il  se  trouve,  et,  comme  il  parle  fort  bien, 
il  s'imagine  qu'on  ne  doit  écouter  que  lui.  Tout  autre  que 
M.  Arnauld,  le  patient  Arnauld,  n'auroit  su  vivre  un 
mois  avec  lui  ;  et  cependant  ils  ont  passé  ensemble  la 
meilleure  partie  de  leur  long  et  pénible  métier.  »  Ma- 
dame de  Longueville,  quand  elle  l'avait  caché  chez  elle 
et  qu'elle  le  voyait  tous  les  jours,  elle  qui  se  dégoûtait 
si  vite  des  gens  après  s'en  être  engouée,  le  trouvait  plus 
poli  qu' Arnauld  et  plus  complètement  à  son  gré  : 
«  M.  Nicole,  a  dit  Racine,  fut  toujours  bien  avec  elle; 
elle  trouvoit  qu'il  avoit  raison  dans  toutes  les  disputes.  » 
Il  avait  des  histoires  extraordinaires  à  raconter  pour  la 
divertir.  Il  causait  très-bien  et  sans  air  de  raisonnement 
et  de  dispule.  On  peut  même  dire  qu'il  était  un  autre 
homme  et  bien  plus  habile  dialecticien,  k  plume  à  la 
main,  que  dans  la  conversation.  De  vive  voix  il  cédait 
aisément,  était  surtout  aimable,  tombait  d'accord  avec 
les  gens,  n'avait  pas  le  front  de  leur  tenir  tête,  et  racon- 
tait plutôt  qu  il  ne  discutait.  C'est  lui  qui  disait  de  certain 
docteur  qui  avait  sur  lui  l'avantage  dans  la  dispute  : 
«  Il  me  bat  dans  le  cabinet,  mais  il  n'est  pas  encore  au 
bas  de  Tescalier  que  je  l'ai  confondu*.  » 

1.  Cette  manière  d'être  de  Nicole,  si  différent  dans  Tentretien 
de  vive  voix  et  dans  la  discussion  par  écrit;,  lui  a  donné  l'apparence 
d'un  tort  et  d'une  inconsistance  envers  madame  Guyon.  Celle-ci, 


430 


PORT- ROYAL. 


Il  avait  des  indiscrétions/  des  légèretés  de  procédé  ou  ' 
de  parole  plus  qu'on  n'aurait  cru.  J'ai  cité  son  mol  sur 

dans  sa   Vie  écrite  par  elle-même,  a  très-bien  raconté,  et  sans 
aucune  aigreur,  cette  petite  histoire  :  i 

«  Une  personne  de  ma  connoissance,  dit-eUe,  fort  ami  de  M.  Nicole,  et  j 
qui  l'avoit  ouï  plusieurs  fois  déclamer  contre  moi  sans  me  connoître,  crut  | 
qu'il  seroit  aisé  de  le  faire  revenir  de  sa  prévention  si  je  pouvols  avoir  i| 
quelques  entretiens  avec  lui,  et  de  désabuser  par  ce  moyen  bicin  des  gens  } 
avec  qui  il  étoit  en  relation,  et  qui  se  déclaroient  contre  moi  le  plus  ouver-  j 
tement.  Cette  personne  m'en  pressa  fort,  et  quelque  répugnance  que  j'y  ■ 
sentisse  d'abord,  cependant,  ayant  fait  connoître  à  quelques  gens  de  mes 
amis  les  instances  qu'on  me  faisoit  pour  cela,  ils  me  conseillèrent  de  le 
voir.  Gomme  ses  incommodités  ne  lui  permettoient  pas  de  sortir,  je  m'en- 
gageai, après  quelques  honnêtetés  que  Ton  me  fit  de  sa  part,  à  lui  rendre 
une  visite  (vers  i687).  11  me  mit  d'abord  sur  le  Moyen  court,  et  me  dit  ; 
que  ce  petit  livre  étoit  plein  d'erreurs.  Je  lui  proposai  de  le  lire  ensemble, 
et  le  priai  de  me  dire  avec  bonté  celles  qui  l'arrétoient,  et  que  j'espérois 
lui  lever  les  difficultés  qu'il  y  trouveroit.  Il  me  dit  qu'il  le  vouloit  bien,  et 
commença  à  lire  le  petit  livre,  chapitre  par  chapitre,  avec  beaucoup  d'at- 
tention. Et  sur  ce  que  je  lui  demandois  si,  en  ce  que  nous  venions  de  lire, 
il  n'y  avoit  rien  qui  l'arrêtât  ou  lui  lit  de  la  peine,  il  me  répondoit  que 
non,  et  que  ce  qu'il  cherchoit  étoit  plus  loin.  Nous  parcourûmes  le  livre 
d'un  bout  à  l'autre  sans  qu'il  y  trouvât  rien  qui  l'arrêtât,  et  souvent  il  me 
disoit  :  «  Voilà  les  plus  belles  comparaisons  qu'on  puisse  voir.  >■  Enfin,  ' 
après  avoir  longtemps  cherché  les  erreurs  qu'il  croyoit  y  avoir  vues,  il  me  - 
dit:  «Madame,  mon  talent  est  d'écrirCj  et  non  pas  de  faire  de  ])areilles 
discussions  ;  mais,  si  vous  voulez  bien  voir  un  de  mes  amis,  il  vous  fera  ; 
ses  difficultés,  et  vo'us  serez  peut-être  bien  aise  de  profiter  de  ses  lumières.  i 
11  est  fort  habile  et  fort  homme  de  bien;  vous  ne  serez  pas  fâchée  de  le 
connoître,  et  il  s'entend  mieux  que  moi  à  tout  cela  :  c'est  M.  Boileau,  de  ^ 
l'hôtel  de  Luines.  »  Je  m'en  défendis  quelque  temps,  pour  ne  me  point  . 
engager  en  des  controverses  qui  ne  me  convenoient  pas,  ne  prétendant  ^ 
point  soutenir  ce  petit  livre,  et  le  laissant  pour  ce  qu'il  étoit;  mais  il  m'en  ] 
pressa  si  fort  que  je  ne  pus  le  lui  refuser. 

M  M.  Nicole  me  proposa  de  prendre  une  maison  auprès  de  lui,  d'aller  à 
confesse  au  Père  de  La  Tour ,  et  me  parla  comme  s'il  avoit  fort  souhaité  • 
que  je  fusse  de  ses  amis  et  liée  avec  les  siens.  Je  répondis  le  plus  honnê-  : 
tement  qu'il  me  fut  possible  à  toutes  ses  propositions;  mais  je  lui  fis  con-  i 
noître  que  le  peu  de  bien  que  je  m'étois  réservé  ne  me  permettoit  pas  de 
louer  la  maison  qu'il  me  proposoit  ;  que,  voulant  demeurer  dans  une 
grande  retraite,  l'éloignement  de  celle  que  j'habitoisme  mettoit  hors  de  ; 
portée  d'y  voir  beaucoup  de  monde,  ce  qui  étoit  conforme  à  mon  inclina-  j 
tion;  et  que  n'ayant  point  d'équipage,  le  même  éloiynement  mettoit  un 
obstacle  à  la  proposition  qu'il  me  faisoit  de  me  conlesser  au  Père  de  La  \ 
Tour,  parce  qu'il  demeuroit  à  un  bout  de  Paris  et  moi  à  l'autre.  Nous  ne  j 
nous  en  sé|)arâmes  pas  moins  bons  amis,  et  je  sus  qu'il  s'étoit  fort  loué  de  j 
moi  à  (iuulques  personnes  à  qui  il  avoit  parlé  de  ma  visite.  Peu  de  jours 
après,  je  vis  M.  Boileau  comme  il  l'avoit  souhaité.... 

«  Cette  maladie  dit-elle  un  peu  plus  loin  ,  et  le  voyage  de  Bourbon  me 


LIVRE  CINQUIÈME. 


431 


Pascal*,  qu'ilappelait  un  ramasseiir  de  coquilles.  Voulani 
écrire  contre  le  Père  Amelotte  (1661),  il  n'imagina  rien 
de  mieux  que  d'aller  exprès  rendre  une  visite  au  bon 
Père  qu'il  ne  connaissait  point,  sous  prétexte  de  lui  pro  - 
■poser  un  cas  de  conscience;  il  dut  à  cette  ruse  de  pou- 
voir faire  un  portrait  plus  ressemblant  :  «  Car  il  faut  vous 
avouer,  dit  Richard  Simon  qui  raconte  le  fait,  que  ce 
Père  est  unpeu  grimacier,  et  qu'il  a  de  certaines  manières 
qui  lui  sont  particulières.  Vous  m'avouerez,  ajoule-t-il, 
que  peu  de  gens  approuveront  ce  procédé  de  M.  Ni- 
cole^ ....  »  Quand  Nicole  écrivit  son  pamphlet  intitulé  : 

firent  perdre  de  vue  M.  Nicole  ,  dont  je  n'entendis  plus  parler  ,  sinon  qu'en- 
viron sept  ou  huit  mois  après  ,  j'appris  qu'il  avoit  fait  un  livre  contre  moi 
au  sujet  de  ce  petit  livre  que  nous  avions  lu  ensemble,  et  dont  il  avoit  paru 
satisfait,  aussi  bien  que  son  ami ,  par  les  explications  que  je  leur  en  avois 
données.  Je  crois  que  ses  intentions  étoient  bonnes;  mais  un  de  mes  amis 
qui  lut  ce  livre  me  dit  que  les  citations  n'en  étoient  pas  exactes,  et  qu'il 
connoissoit  peu  la  matière  sur  laquelle  il  venoit  d'écrire.  » 

D'un  autre  côté, je  lis  dans  une  lettre  de  M.  Pontchàteau  à  M.  Du 
Vaucel,  du  5  mars  1668,  cette  autre  version  qui  semble  à  la  dé- 
charge de  Nicole  : 

«  J'ai  ouï  parler  M.  Nicole  sur  le  Quiétisme  d'une  manière  admirable; 
mais  il  dit  qu'il  ne  peut  pas  s'appliquer  à  écrire  sur  cette  matière  ,  qu'il 
faut  avoir  plus  d'autorité  qu'il  n'en  a  dans  l'Église ,  qu'il  donneroit  ses 
vues  à  quelqu'un  qui  le  voudroit  entreprendre.  Il  juge  que  cela  seroit  assez 
important.  Vous  aurez  su  que  madame  Guyon,  la  pénitente  du  Père  de 
La  Combe,  barnabite,  a  été  renfermée  dans  le  monastère  de  la  Visitation 
de  la  rue  Saint-Antoine.  Cette  dame  a  fait  trois  livres,  l'un  sur  le  Can  • 
tique  des  Cantiques  que  M.  Nicole  n'a  pas  vu;  un  autre  qui  est,  ce  me 
semble,  le  Moyen  court  et  facile  de  faire'  oraison.  Quoi  qu'il  en  soit, 
M.  Nicole,  ayant  lu  celui-ci,  y  trouva  force  erreurs  et  en  parla  assez  libre- 
ment. Gela  alla  à  madame  Guyon  qui  se  plaignit  que  M.  Nicole  la  vouloit 
-perdre ,  et  que  cependant  M.  de  Grenoble  (  M.  Le  Camus  )  lui  avoit  donné 
des  marques  de  son  estime  pendant  qu'elle  étoit  dans  son  diocèse.  M.  Ni- 
cole répondit  à  une  personne  qui  lui  parla  qu'il  n'avoit  aucun  dessein  de 
perdre  madame  Guyon,  mais  qu'ayant  lu  son  livre,  il  en  avoit  dit  sa  pen- 
■sée;  qu'il  s'étoit  pu  tromper,  et  que,  si  elle  vouloit  conférer  avec  lu:, 
il  lui  diroit  sa  pensée  ;  qu'd  changeroit,  si  elle  lui  faisoit  voir  qu'il  ne 
-  ravoit  pas  bien  entendue.  Elle  n'a  pas  accepté  ce  parti.  » 

On  le  voit,  chacun  tire  à  soi  dans  son  récit.  On  est  pl  us  emba  n  assé 
après  que  devant:  auquel  croire? 

1.  Tome  m,  page  384. 

2.  Bibliothèque  critique,  tome  111 ,  page  186- 


432 


PORT-ROYAL. 


Idée  générale  de  V esprit  et  du  livre  du  Père  Amelotte,  il 
peignit  donc  le  bonhomme  d'après  nature  et  tel  qu'il 
l'avait  vérifié  dans  la  conveisalion.  Mais  il  ne  faut  rien 
exagérer  :  l'anecdote,  si  elle  est  vraie,  reste  plus  gaie  que 
le  pamphlet  même. 

Tout  cela  dit,  représentons-nous  un  Nicole  plus  vivant 
que  celui  des  seuls  livres,  m  isne  le  déprécions  pas,  ne 
le  diminuons  pas.  Un  écrivain  qui  sait  le  prix  des 
moindres  mots,  M.  Daunou,  a  dit  très-précisément  : 
«  La  vertu  d'Arnauld,  les  mœurs  de  Nicole^  et  le  génie  de 
Pascal.  »>  Les  mœurs  de  Nicole^  cela  reste  pour  nous  la 
vérité  même.  S'il  permet  le  sourire,  Nicole  inspire  le 
respect.  De  Maistre  lui-même  le  ménage  ;  Bonald  le 
cite.  Le  Journal  de  Trévoux,  à  son  début,  analyse  le 
Traité  de  la  Grâce  générale ,  sans  un  mot  de  blâme.  Ce 
n'est  pas  à  nous  qu'il  siérait  d'être  plus  sévère.  On  croit 
deviner  que  d  près  il  était  d'une  simplicité  fine,  d'une 
naïveté  aimable.  Gomme  trait  qui  lui  est  encore  particu- 
lier, notons,  au  milieu  de  sa  vie  si  sobre  et  si  frugale, 
Tabsence  de  ces  austérités  véritablement  excessives  qu'il 
n'aurait  pu  sans  doute  supporter  et  concilier  avec  son 
travail,  mais  que  tant  d'autres  de  Port-Royal  ne  s'impo- 
saient pas  moins  malgré  l'impossibilité,  et  jusqu'à  se  dé- 
truire. Nicole  nous  représente  dans  une  parfaite  et  juste 
modération  de  régime  l'homme  de  lettres  chrétien. 

Nicole  a  tant  écrit  én  ces  années  et  se  trouve  mêlé  à 
tant  d'ouvrages  pour  une  part  indéterminée,  que  ce 
serait  entrer  dans  une  sèche  bibliographie  que  de  pré- 
tendre l'y  suivre.  Il  a  coopéré,  avec  M.  de  Sainte- 
Marthe,  hV Apologie  pour  les  Religieuses  de  Port-Uoyal, 
ivvec  tous  ces  Messieurs  au  Nouveau-Testament  de  Mons  ^ 
ol  ensuite  aux  pièces  venues  à  l'appui  pour  le  défendre. 
JJ  est  l'auteur  direct  du  Traité  de  la  Foi  humaine  conive^  le 
système  produit  par  M.  de  Paris  dans  un  Mandement. 
M'iis  surtout  il  est  auteur  des  Imaginaires,  petitesletires 


LIVRE  CINQUIÈME. 


433 


assez  dans  le  goût  des  Provinciales,  assez  dignes  de  les 
suivre  à  distance,  et  que  madame  de  Sévigné  trouvait 
belles^. 

La  première des/ma^maim,  datée  du  24  janvier  1664, 
nous  semble  peut-être  encore  la  meilleure,  de  toutes,  et 
peut  donner  ridée  la  plus  avantageuse  des  autres.  On  se 
figure  trop,  quand  on  vit  à  une  époque  déjà  éloignée  des 
contestations,  qu'elles  n'ont  pas  été  jugéesde  leur  temps 
comme  on  les  juge  après  coup.  Nous  croyons  trop  dé- 
couvrir la  sagesse  et  le  bon  sens  sur  des  questions  dent 
les  contemporains  paraissent  avoir  été  seulement  les 
jouets  et  les  dupes.  C'est  une  erreur,  c'est  une  petite 
flatterie  qu'on  se  fait.  Il  y  a  eu,  parmi  les  contempo- 
rains les  plus  engagés^  bien  des  hommes  qui  ont  vu 
jûstt-:  et  qui  ont  eu  les  mêmes  pensées  bien  avant  nous. 
Toutes  les  formes  d'esprit  et  d'opinions  sont,  dans  tous 
les  temps,  plus  ou  moins  représentées  par  quelques-uns 
Tout  ce  qui  se  peut  dire  de  modéré,  de  sensé,  même  de 
railleur  sur  le  Jansénisme  et  la  vanité  de  cette  querelle, 
vous  l'allez  voir,  Nicole  Fa  dit  ou  a  commsncé  à  le  dire  ; 
lui  le  plus  engagé  des  théologiens,  le  plus  affairé,  ce 
semble,  des  polémistes,  il  voyait  net  dans  la  mêlée; 
au  sein  du  tourbillon  ihéologique,  Nicole  était  un  sage, 
ou  du  moins  il  avait  quelque  chose  du  sage. 

(X  Monsieur,  dii-il  en  cette  première  Imaginaire^  je  vou- 
drois  bien  vous  mander  quelque  chose  de  nouveau  des  af- 
faires de  rÉglise  :  mais  que  puis-je  vous  en  dire,  sinon 
qu'elles  vont  toujours  le  même  train?  On  parle  toujours  des 
cinq  Propositions.  On  menace  dé  traiter  d'hérétiques  ceux 
qui  refuseront  de  reconnoitre  qu'elles  sont  dans  Jansénius. 
Lîsuns  préparent  des  persécutions  par  des  cabales  secrètes  ; 
les  autres  se  défendent  comme  ils  peuvent  par  des  écrits 
pubhcs.  On  lit  ces  écrits,  et  on  en  juge  diversement.  Les  uns 
disent  qu'ils  sont  bons,  les  autres  qu'ils  sont  trop  forts.... 

1.  Et  même  jolies  et  justes;  mais  elle  rétracte  ensuite  cette  éf)i- 
îiiète  de  jolies, 

IV  —  28 


434 


PORT-ROYAL. 


«  Il  faut  que  je  vous  die  que  j'admire  depuis  longtemps 
la  patience  des  hommes,  et  principalement  des  François,  à 
qui  on  n'a  pas  accoutumé  de  reprocher  ce  défaut.  11  y  a  plus 
de  dix  ans  qu'ils  ne  se  lassent  point  de  parler  d'une  chose 
qui  ne  mérita  jamais  qu'on  s'en  entretint  seulement  un  jour. 
Qu'importe  que  les  cinq  Propositions  soient  ou  ne  soient  pas 
dans  le  livre  de  Jansénius  ;  que  l'on  le  croie  ou  que  l'on  en 
doute?  Cependant  on  réduit  présentement  toutes  les  affaires 
de  l'Église  à  cette  plaisante  question.  Les  évêques  qui  domi- 
nent dans  le  Clergé  n'y  connoissent  point  d'autre  désor- 
dre.... On  ne  parle  que  de  cela  dans  leurs  Assemblées  ...  Un 
petit  grain  à'' anti- Jansénisme  remédie  à  toute  sorte  de  dé- 
fauts ;  un  peu  de  froideur  sur  ce  point  ternit  toutes  les  ver- 
tus.... Jamais  le  Catholicon  d'Espagne  ne  fut  employé  à  tant 
de  divers  usages  que  Les  cinq  Propositions.... 

<L  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  les  discours  qu'on  fait  sur 
cette  dispute  me  seroient  insupportables,  si  je  ne  m'étois  ac- 
coutumé àregarder  cette  affaire  d'une  autre  vue,  selon  laquelle 
elle  me  remplit  et  me  sert  d'un  spectacle  merveilleux.  C'est, 
Monsieur,  que  je  ne  trouve  rien  de  plus  admirable  dans  les 
histoires  des  siècles  passés,  ou  dans  les  événements  dont 
nous  sommes  nous-mêmes  les  spectateurs,  que  de  voir  les 
troubles  et  les  agitations  que  les  moindres  bagatelles  cau- 
sent quelquefois  parmi  les  hommes,  parce  que  rien  ne  fait 
mieux  connoilre  la  bassesse  et  la  vanité  de  leur  esprit. 

«  On  lit  dans  quelque  Histoire  des  Indes  qu'un  éléphant 
blanc  y  causa  la  mort  à  cinq  ou  six  princes,  et  la  désolation 
à  plusieurs  royaumes.  11  y  eut  entre  autres  un  roi  de  Pégu, 
qui  dressa  une  armée  d'un  million  d'hommes,  oii  il  y  avoit 
trois  mille  chameaux,  cinq  mille  éléphants  et  deux  cent 
mille  chevaux  pour  le  ravir  au  roi  de  Siam.  Il  désola  tous 
les  États  de  ce  roi;  il  ruina  sa  principale  ville,  deux  fois 
plus  grande  que  Paris,  et  le  contraignit  lui-même  de  se  tuer 
après  la  perte  de  son  royaume  :  et  tout  cela  pour  cet  élé- 
phant blanc!  Ce  roi  en  avoit  déjà  trois,  il  lui  en  manquoit 
un  quatrième  pour  son  carrosse,  et,  pour  l'avoir,  il  ruina 
tout  un  grand  royaume.  » 

Tout  ce  que  Voltaire  pourra  dire  à  l'article  Bulle  ou 
Concile  de  son  Dictionnaire  philosophique,  à  larticle 
Bulle  UnigenituSf  et  en  miiie  enaroits,  quand  il  s'amuse 


LIVRE  CINQUIÈME. 


435 


au  sujet  des  grands  effets  produits  par  les  petites  causes, 
Nicole  va-t-il  le  dire  d'avance?  On  le  croirait  presque,  à 
Tenlendre  au  début.  Mais  Nicole  restera  en  chemin. 
Son  historiette  de  l'éléphant  blanc  ne  le  mècera  à  rien 
de  bien  vif.  Il  n'a  ni  l'agrément  prompt  de  Vollaire,  ni 
cette  pensée  insolemment  vraie  qui  déchire  tous  les  voiles. 
Pour  le  tour  de  la  plaisanterie ,  je  le  comparerai  plutôt 
à  Bayle  (pourquoi  pas,  et  où  serait  l'injure?).  Gomme 
Bayle,  Nicole  est  de  petite  santé,  de  lecture  infatigable 
en  tous  sens,  d'une  composition  facile  et  abondante,  et 
perpétuelle  ;  il  est  aisément  discursif  (quand  il  écrit  seul 
et  sans  Arnauld);  il  aime  l'érudition,  l'anecdote,  la  mo- 
ralité qu'on  en  peut  tirer;  il  est  bien  plus  un  moraliste 
fin  et  moyen,  et  un  habile  dialecticien  successifs  qu'un 
grand  philosophe,  qu'une  tête  théologique  coordonnante 
et  concertante ^  Il  a  le  front  un  peu  bas  et  modeste;  il 
voit  le  pour  et  le  contre,  il  est  sceptique  autant  qu'on 
peut  l'être  dans  l'enceinte  chrétienite;  nous  en  aurons 
plus  d'une  preuve.  Nicole,  avec  sa  finesse,  a  bien  autre- 
ment de  candeur  que  Bayle,  qui  pourtant  ne  manque 
pas  d'une  certaine  candeur,  même  au  travers  de  ses  voies 
tortueuses.  Nicole,  sur  la  lin  de  sa  vie,  a  fort  durement 
jugé  Bayle,  qui  arrivait  à  la  réputation  :  «  Il  faut,  di- 
sait-il, le  moins  que  Ton  peut  se  commettre  avec  ce 

1.  nie  dit  quelque  part  dans  une  lettre  :  «L'esprit  humain,  et  le 

mien  en  particulier,  est  si  étroit  qu'il  n'a  quelque  force  qu'à  l'é^ 
gard  des  matières  auxquelles  il  est  actuellement  appliqué,  et  ne 
voit  le  reste  que  confusément....  Ainsi  tout  ce  que  j'avois  pensé  sur 
la  matière  de  l'Église  et  des  Préjugés  s'est  évanoui  (depuis  que  je 
me  suis  appliqué  à  l'étude  de  matières  fort  différentes),  et  bien 
loin  d'y  faire  de  nouvenes  découvertes,  j'ai  perdu  toutes  celles  que 
j'y  avois  faites.  »  C'esi  le  "contraire  de  Bossuet,  qui  excelle  à  con- 
cevoir et  à  conserver^  à  porter  puissamment  les  ensembles  de  rai- 
sonnements et  de  doctrines.  —  Un  plus  hardi  que  moi,  et  qui  ré- 
pugne moins  à  la  crudité  des  formes  modernes,  me  souffle  à  l'oreille: 
«  L'esprit  de  Bo?suet  est  une  sphère,  celui  de  Mcole  eo^  un  corri- 
dor. »  Sous  ce  seul  point  de  vue,  c'est  juste. 


436 


PORT-ROYAL. 


Nouvelliste,  qui  a  dans  le  fond  Tesprit  assez  faux,  nulle 
équité,  qui  se  divertit  d'une  manière  indigne  des  choses 
les  plus  lascives,  mais  qui  est  en  possession  de  plaire  et 
de  donner  un  air  ridicule  à  ceux  qu'il  lui  plaît.  »  Malgré 
ce  jugement  que  Ton  conçoit,  nous  osons  dénoncer  les 
ressemblances  qu'il  ignorait.  Nicole,  quoi  qu'il  en  ait, 
est  assez  bien  un  Bayle  chrétien,  un  Bayle  janséniste,  un 
Bayle  qui,  emprisonné  dans  les  quatre  Fins  de  l'Homme^ 
n'a  pas  osé  avoir  toute  sa  critique  et  toute  sa  raison. 

lis  ont  tous  deux  prodigieusement  écrit,  d'un  style 
qui  eut  de  l'agrément  pour  le  temps  et  qui  semblait 
à  l'ordinaire  des  lecteurs  relevé  d'une  foule  de  fines  et 
jolies  pensées  ;  mais  la  prolixité  leur  a  fait  tort,  et  ce 
quia  su  plaire  (on  vient  de  nous  le  dire  de  Bayle,  et 
nous  le  savons  aussi  de  Nicole),  ce  qui  a  paru  vif  et  pi- 
quant autrefois,  a  souvent  l'air,  quand  on  les  lit  main- 
tenant, de  n'être  que  traînant  et  lourd.  Ils  ont  ignoré 
tous  les  deux  le  prix  d'un  mot  si  compris  du  siècle  sui- 
vant, qu'i/  n'y  a  que  la  brièveté  qui  achève  les  pensées, 
—  Chez  Nicole  comme  chez  Bayle,  on  peut  dire  que  ce 
n'est  pas  la  forme  qui  est  distinguée,  c'est  le  fond^ 

1.  Les  Jansénistes  ont  observé,  à  l'égard  de  Bayle,  la  recom- 
mandation de  Nicole;  ils  ont  évité  de  se  commettre  avec  lui; 
ils  se  sont  abstenus  de  tout  commerce.  Bayle,  lié  avec  plusieurs 
Jésuites,  n'a  eu  aucune  liaison,  de  près  ni  de  loin,  rien  de  com- 
mun avec  les  hommes  de  p  jrt-Royal  et  le  Jansénisme  Non  (jifil 
penchât  en  idée  d'un  côté  plus  que  d'un  autre.  Au  contraire,  la 
querolle,  chaque  fois  qu'elle  se  ranimait,  lui  semblait  devoir  jeter 
de  plus  en  plus  les  bons  esprits  dans  le  pyrrhonisme  «  à  qui  il 
adjugeoit  cette  matière  comme  unedeses  plus  grandes  conquêtes.» 
Il  (iis.iil  encore,  flans  une  lettre  à  Matthieu  Mardis,  «qu'après  avoir 
bien  examiné  celle  dispute  du  Jansénisme  et  du  Molinisme,  il  y 
avoit  trouvé  des  arguments  insolubles  de  part  et  d'autre,  et  que 
c'étoit  proprement  matière  de  pyi  rhonismd.  »  Néanmoins,  il  n'en 
était  pas  des  personnes  comme  des  doctrines,  et  l'humour  des 
Jésuites,  plus  accommodante,  allait  mieux  à  Bayle.  On  trouva 
après  sa  mort,  dans  ses  papiers,  plusieurs  lettres  de  Jésuites  qui 
rappelaient  mon  cher  ami.  Bien,  au  contraire,  de  la  part  des 


LIVRE  CINQUIÈME. 


437 


Mais  je  reviens  à  la  première  Imaginaire  qui  m'a  tout 
d'un  coup  fait  dériver  en  idée  vers  les  Pensées  à  r occa- 
sion de  la  Comète,  et  je  reprends  ces  pages  de  Nicole, 
où  je  voudrais  découvrir  le  sel  excellent  qui  s'en  est  trop 
évaporé.  Les  commencements  de  plaisanteries  de  Nicole 
ne  font  que  le  conduire  à  des  considérations  sérieuses. 
Il  est  dommage  que  ce  sérieux  présuppose  tant  de  con- 
ventions artificielles  et  tout  un  échafaudage  préétabli. 
Dieu,  selon  lui,  pour  humilier  l'homme  et  pour  obscur- 
cir la  vérité  aux  yeux  des  esprits  superbes,  Dieu  permet 
que,  dans  rÉglise  aussi  bien  que  dans  les  États  tempo- 
rels, il  s'excite  de  grands-  troubles  pour  des  choses  de 
néant  : 

«  Qu'y  avoit-ii,  par  exemple,  de  plus  vain  que  la  fantaisie 
qu'eut  Justinien  de  faire  condamner  les  écrits  de  trois  au- 
teurs, pour  laquelle  il  bouleversa  toute  l'Église  d'Orient  et 
d'Occident?  Et  à  quoi  tous  ces  tumultes  ont-ils  abouti,  sinon 
à  tourmenter  plusieurs  évêques,  à  bannir  les  uns,  à  empri- 
sonner les  autres,  à  exciter  un  schisme  dans  l'Italie?  Et  tout 
cela  sans  aucun  fruit  :  car,  quoique  cet  empereur  ait  fait 
approuver  son  sentiment  par  un  Concile  œcuménique  et  par 
plusieurs  Papes,  néanmoins  tout  ce  qui  s'est  fait  en  ce  temps- 
là  s'est  en  quelque  .^orte  anéanti  de  soi-même  dans  la  suite, 
puisqu'il  est  permis  et  qu'il  a  toujours  été  permis  de  croire 
ce  que  l'on  veut  touchant  les  écrits  de  ces  auteurs.  Tant  il 
est  vrai  que  les  choses  de  fait  ne  se  jugent  que  par  la  rai- 
son, et  non  par  l'autorité!  » 

Mais  on  peut  demander  à  Nicole  pourquoi  ce  sont  les 
choses  de  fait  seulement  qui  se  jugent  par  raison,  et 
pourquoi  toutes  choses,  et  principalement  celles  de 

Jansénistes  et  de  Port-Royal.  L'abbé  Renaudot,  qui  était  de  ce 
côté,  chargé  par  le  chancelier  Boucherat  d'examiner  la  première 
édition  da  Dictionnaire  de  Bayle  (1697),  avait  conclu  à  en  refuser 
rintroduction  en  France  :  il  s'était  prononcé  en  rigoriste.  Bayle, 
au  lieu  de  s'en  irriter,  consentit,  par  l'entremise  d'un  ami  com- 
mun, à  ne  pas  tirer  vengeance  du  procé  lé  et  à  signer  une  trêve 
avec  son  scrupuleux  censeur. 


438 


PORT-ROYAL. 


doctrine,  ne  se  jugeraient  point  par  raison.  C'est  en 
tout  ceci  qu'il  est  court  et  à  courte  vue.  Il  s'étonne  que 
l'expérience  n'apprenne  point  aux  hommes  à  sortir  de 
leur  temps  et  à  se  représenter,  sur  ces  questions  qui 
les  parlagent  et  les  agitent,  les  jugements  de  l'avenir  si 
différents  de  ceux  du  jour,  lesquels  sont  aussi  chan- 
geants que  les  passions  dont  ils  naissent  :  «  Lorsqu'elles 
sont  cessées,  ce  qui  paroissoit  important  commence  à 
paroître  ridicule,  et  Ton  s'étonne  seulement  qu'il  y  ait 
eu  des  gens  assez  simples  pour  s'y  amuser.  »  Mais 
n'est-il  donc  pas  lui-même  de  ces  simples  qui  s'amusent 
à  disputer  à  perte  d'haleine  sur  ces  choses  de  néant? 
Il  rappelle,  en  railleur  à  demi  mondain,  la  fameuse 
querelle  des  Gordeliers  sur  la  forme  de  leur  capuchon  : 

«  Les  uns  qui  se  faisoient  appeler  les  Frères  spirituels  le 
vouloient  plus  étroit,  les  autres  qu'on  appeloit  les  Frères  de 
communauté  le  vouloient  plus  large  ;  cette  dispute  leur  pa- 
roissoit très- considérable,  et,  en  effet,  la  querelle  en  dura 
plus  d'un  siècle  avec  beaucoup  de  chaleur  et  d'animosité  de 
part  et  d'autre,  et  fut  à  peine  terminée  par  les  bulles  de 
quatre  Papes,  Nicolaè  IV,  Clément  V,  Jean  XXII  et  Be- 
noît Xll.  Mais  maintenant  il  semble  qu'on  ait  dessein  de 
faire  rire  le  monde  quand  on  parle  de  cette  dispute,  et  je 
m'assure  qu'il  n'y  a  point  de  cordelier  qui  s'intéresse  pré- 
sentement pour  la  mesure  de  son  capuchon.  Ainsi  un  sage 
cordelier  auroit  dû  dire,  au  temps  oii  cette  contestation 
étoit  la  plus  échauffée  :  Attendons  un  peu^  et  on  se  moquera 
des  uns  et  des  autres,  » 

Quand  on  en  est  là,  à  comparer  pour  Timportance 
la  querelle  du  Jansénisme  à  celle  du  capuchon  des  Cor- 
délier  s,  et  que  cependant  on  est  Nicole,  on  provoque 
une  question  :  Gomment  peut-on  rester  janséniste  en- 
core, et  à  ce  degré,  un  janséniste  unguibus  et  rostro,  un 
janséniste  d'estoc  et  de  taille,  discutant  et  bataillant 
jusqu'à  la  fin?  Nicole  n'est  pas  sans  se  faire  l'objection 
si  naturelle,  et  il  y  repond.  Disons  tout  de  suite  que  cela 


LIVRE  CINQUIÈME. 


439 


tenait  à  une  qualité  honorable  chez  lui^  à  un  sentiment 
fondamental  de  justice  et  de  vérité. 

Nicole,  qui  a  des  parties  si  fines  d'analyse  et  de  cri- 
tique morale,  est  au  fond  un  croyant  très-solide,  et  un 
croyant  qui  n'a  jamais  fait  le  tour  extérieur  de  sa 
croyance,  mais  qui  a  toujours  habité  au  dedans.  Toute 
son  activité,  son  inquiétude  ne  s*est  exercée  qu'en  deçà. 
Il  le  dit  quelque  part,  il  n'a  jamais  douté  des  fonde- 
ments du  Christianisme.  Plus  paisible  et  plus  rassis 
que  Pascal  (on  s'en  aperçoit  trop  en  le  lisant),  il  n  a  ja- 
mais été  ébranlé  :  «  C'est  une  espèce  de  peine  que  je 
n'ai  jamais  éprouvée,  dit-il*,  que  celle  qui  regarde  la 
foi,  soit  que  je  n'aie  point  l'esprit  si  pénétrant  ni  si 
actif,  soit  que  Dieu  m'en  ait  préservé  par  une  grâce 
particulière  :  il  est  certain  que  j'ai  toujours  eu  l'esprit 
tellement  assujetti  à  l'autorité  de  l'Église,  et  si  pénétré 
de  la  nécessité  de  cet  assujeliissement,  que  je  n'ai  ja- 
mais vu  que  de  fort  loin  les  difficultés  qui  la  combat- 
toient.  »  Nicole  croit  donc  très-fort  et  ferme  qu'il  y  a 
une  vérité  et  une  justice  qui  est  Dieu,  et  le  Dieu  chré- 
tien, le  Dieu  vigilant,  —  une  malice  et  un  mensonge  qui 
est  le  Diable,  le  Calomniateur,  Satan  en  personne  ;  —  et 
il  a  beau  trouver  ridicules  et  petites  les  occasions  et  les 
causes  de  la  querelle,  il  estime  qu'elle  a  un  côté  par  où 
des  esprits  généreux  et  droits  peuvent  s'y  intéresser,  s'y 
opiniâtrer  même,  et  qu'il  ne  faudrait  pas  se  hâter  de 
conclure  de  la  futilité  du  sujet  débattu,  qu'il  y  a  lieu 
de  se  moquer  également  de  tous  ceux  qui  y  ont  part  ; 
il  poursuit  en  conséquence,  du  ton  sérieux  qui  lui  est  le 
plus  habituel  : 

«  Ce  jugement  (le  jugement  par  lequel  on  se  moquerait 
également  des  entêtés  pour  ou  contre  les  cinq  Propositions), 
quelque  conforme  qu'il  soit  à  Phumeur  des  gens  du  monde, 

1.  Dans  la  huitième  des  Nouvelles  Lettres, 


440 


PORT-ROYAL 


n'est  nallemenî;  juste  dans  la  vérité:  car,  dans  ces  contes- 
tations qui  arrivent  sur  des  choses  basses,  le  défaut  et  l'in- 
justice  n'est  pas  toujours  de  tous  les  deux  côtés,  et  souvent 
on  peut  être  persécuté  pour  une  chose  ridicule,  sans  être 
coupable  ni  ridicule.  Il  est  sans  doute,  par  exemple,  que  le 
pape  Jean  XXII,  ayant  simplement  commandé  aux  Gordeliers 
d'obéir  à  leurs  supérieurs  dans  la  mesure  de  leurs  capu- 
chons, ils  étoient  blâmables  de  ne  lui  pas  obéir,  quoique  ce 
fût  une  chose  fort  petite  en  elle-même;  mais,  s'il  leur  eût 
commandé  de  dire  et  de  reconnoître  qu'ils  étoient  larges 
sans  les  élargir,  ils  eussent  été  bien  fondés  de  ne  pas  défé- 
rer à  cet  ordre,  et  si  on  les  eût  persécutés  pour  ce  sujet, 
ils  auroient  dû  le  souffrir  plutôt  que  d'y  obéir  *. 

«  J'en  dis  de  même  sur  notre  différend.  Si  l'ondisoit  sim- 
plement à  ceux  qui  doutent  si  les  cinq  Propositions  sont  dans 
le  livre  de  Févèque  d'Ypres  :  Ne  nous  parlez  plus  de  tout 
cela^  je  les  blâmerois  s'ils  n'obéissoient  pas.  Mais  tant  qu'on 
leur  dira  :  Reconnoissez  que  les  cinq  Propositions  sont  dans 
le  livre  de  Jansénius^  et  condamnez-les  en  son  sens,  ils  auront 
raison  de  répondre  :  Nous  ne  savons  ce  que  cest  que  ce  sens 
de  Jansénius  qu'on  veut  qu^on  condamne^  et  nous  n^avons  pu 
trouver  ces  Propositions  dans  son  livre.  Que  si  Ton  les  persé- 
cute pour  cela,  la  persécution  ne  sera  honteuse  qu'à  ceux 
qui  s'en  rendront  les  auteurs. 

a  La  raison  en  est  que  ce  n'est  jamais  une  chose  basse  et 
inutile  que  d'être  sincère,  quelque  petite  que  soit  la  chose 
dans  laquelle  on  fait  paroltre  sa  sincérité.... 

€  La  persécution  n'est  que  pour  les  uns;  la  moquerie  ne 
sera  que  pour  les  autres....  » 

Sa  conclusion  s'élève  et  ne  manque  pas  d'une  cer- 
taine éloquence  : 

a  Les  choses  sont  trop  engagées  pour  finir  sitôt;  elles 
sont  trop  basses  pour  durer  longtemps....  Ce  qui  paroit  cer- 
tain, c'est  qu'au  moins  dans  quelque  temps  elles  changeront 

1.  Le  pape  Jean  XXH,  dans  ce  cas,  eût  été  fou;  mais  les  Gor- 
deliers eus  ciit  peut-c  tre  été  sages  (puisqu'ils  avaient  fait  vœu 
de  Gordeliers)  d'attendre,  sans  insister,  que  sa  folie  fût  passée. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


441 


de  face.  Cette  génération  passera;  les  uns  et  les  autres  de 
ceux  qui  contestent  maintenant  iront  à  leur  maison  éter- 
nelle :  in  domum  JEternitatis  suœ.  Il  vien  ;ra  d'autres  hom- 
mes, qui  n'auront  point  de  part  à  nos  passions  :  et  alors  il 
est  bien  certain  que  toute  cette  dispute  ne  passera  que  pour 
une  comédie  et  pour  un  vain  amusement;  que  l'on  concevra 
une  juste  indignation  contre  les  auteurs  de  tous  ces  troubles, 
si  frivoles  dans  leur  cause  et  si  pernicieux  dans  leur  suite, 
et  que  l'on  aura  quelque  compassion  pour  un  assez  grand 
nombre  d'honnêtes  gens,  que  l'on  auroit  honorés  en  un 
autre  siècle  et  que  Ton  a  traités  en  celui-ci  avec  tant  de 
dureté.  » 

Nicole,  on  le  voit,  s'est  élevé.  Si  cela  reste  moins  gai 
que  le  point  de  vue  de  Voltaire  et  de  Bayle,  cela  est 
plus  senti;  plus  humain.  C'est  même  le  seul  point  de 
vue  consolant  où  se  reprendre  :  autrement  il  n'y  aurait 
qu'à  se  fixer  dans  le  rire  et  Fironie,  et,  même  en  pré- 
sence des  injustices,  à  y  assister  comme  à  un  spectacle 
risible,  en  tirant  son  épin^^^ie  du  jeu. 

On  conçoit  déjà  ce  jugement  de  Jouberl  si  favorable 
à  Nicole,  là  même  où  il  dit  que  Nicole  est  un  Pascal 
sans  style  :  «  Ce  n'est  pas  ce  qu'il  dit,  mais  ce  qu'il  pense, 
qui  est  sublime  {sublime  est  beaucoup  dire,  prenons 4e 
au  sens  latin)  ;  il  ne  l'est  pas  par  Télévation  naturelle 
de  son  esprit,  mais  par  celle  de  ses  doctrines.  —  II  faut 
le  lire  avec  un  désir  de  pratique.  » 

Nous  ne  suivrons  pas  Nicole  dans  la  série  de  ses 
Imaginaires.  En  s'engageant  si  fort  malgré  lui  dans  son 
sujet,  il  en  pressent  les  inconvénients  et  n'y  échappe 
pas.  Ce  qui  était  sa  soufirance  deviendrait  aisément 
notre  ennui. 

Les  Imaginaires  sont  au  nombre  de  dix,  mais  elles 
se  continuent  par  huit  autres  lettres  (ce  qui  fait  dix^ 
huit  en  tout  comme  les  Provinciales)  qui  sont  intitulées 
les  Visionnaires,  et  particulièrement  dirigées  contre  Des 
Maretz  de  Saint- Sorlin,  auteur  d'une  comédie  de  ce 


442 


PORT-ROYAL. 


nom  et  répute  assez  visionnaire  lui-même.  Ce  bel  es- 
prit, dont  on  a  de  méchants  poèmes,  et  quelques  jolis 
vers*,  assez  fertile  d'ailleurs  en  idées  de  toutes  sortes, 
devint  tout  à  fait  mystique  et  prophète  en  vieillissant, 
et  s'avisa  de  prêcher  je  ne  sais  quelle  croisade  spiri- 
tuelle. Son  fanatisme  prenant  feu,  il  se  porta  à  d'assez 
méchantes  actions.  Il  s'acharna  par  des  écrits  à  réfuter 
violemment  Y  Apologie  des  Religieuses  de  Port-Royal. 
Il  se  fît  par  profession  déclarée  Tennemi  de  Port-Royal, 
comme  d'autres  en  étaient  les  amis  :  même  zèle  à  dé- 
pister et  à  nuire  que  les  autres  en  mettaient  à  servir  et 
à  protéger.  Ce  n'était  pas  seulement  par  son  imagination 
déréglée  qu'il  battait  la  campagne;  il  avait  fini  par  avoir 
ses  propres  espions  et  limiers  pour  faire  la  chasse  aux 
solitaires  cachés,  que  la  police  poursuivait.  On  a  dit  que 
c'est  par  lui  et  sur  sa  dénonciation  qu'on  fut  amené  à 
découvrir  M.  de  Saci  et  à  l'arrêter.  Nicole,  qui  n'allait 
à  la  chasse  que  des  faux  raisonnements  et  des  délires 
d'imagination,  et  dont  c'était  proprement  le  gibier,  en- 
tama contre  Des  Maretz  et  ses  doctrines  celte  guerre 
d'une  piété  judicieuse  et  raisonnable,  qu'il  déclarait 
également  à  M.  Olier,  à  M.  de  Bernières  de  Louvigny, 
au  Père  Guilloré  et  qu'il  renouvelait  tout  à  la  fin  de  sa 
vie  contre  le  quiétisme  de  madame  Guyon  et  du  Père 
La  Combe.  Nicole  est,  en  religion,  de  l'ordre  de  Boileau. 
Sans  une  très-grande  portée  de  vues,  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  protester  contre  tout  ce  qui  ressemble  à  des 
extravagances. 

Il  a  bon  marché  tout  d'abord  et  saus  peine  de  celte 
bizarre  spiritualité  de  Des  Maretz,  lequel  dans  son  livre 

1.  On  a  retenu  de  lui  un  quatrain,  un  ^nadrigal,  le'^  quatre  vers 
que  la  Violette  était  censée  atnesser  à  mademoiselle  de  Rambouillet, 
en  s'ofTrant  pour  la  Guirlande  de  Julie  :  Modeste  en  ma  couleur . 
modeste  en  mon  séjour j  etc....  11  eut  aussi  bien  ait,  pour  son 
honneur,  d'en  rester  lii. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


443 


des  Délices  de  l  Esprit  ne  craignait  pas  d'avancer,  sans 
rire,  «  que  Dieu  l'avoit  si  sensiblement  assisté  pour  lui 
faire  finir  le  grand  ouvrage  de  son  Clovis^  et  pour  le 
rappeler  plus  promptement  à  des  choses  bien  plus 
utiles,  plus  délicates  et  relevées,  qu'il  n'osoit  dire 
en  combien  peu  de  temps  (grâce  à  cette  inspiration 
surnaturelle)  il  avoit  achevé  les  neuf  livres  de  ce  poëme 
qui  restoient  à  faire  et  repoli  les  autres.  »  Mais  Nicole 
frappait  un  peu  plus  pesamment  qu'il  ne  fallait,  lorsque, 
à  propos  de  la  première  profession  de  Des  Maretz  fai- 
seur de  romans  Qi  poète  de  théâtre,  il  appelait  toute  cette 
classe  d'auteurs  des  empoisonneurs  publics  non  des  corps, 
mais  des  âmes  des  fidèles,  ce  qui  est  le  pire  genre  d'ho- 
micide. Racine  qui  n'en  était  encore  qu'à  sa  tragédie 
d'AlexandrCy  mais  dans  la  ferveur  de  l'âge  (proterva 
œtas)  et  dans  le  premier  feu  alors  de  sa  révolte  contre 
Port- Royal,  se  sentit  offensé  de  ce  mot  de  Nicole  comme 
s'il  pouvait  y  avoir  quelque  chose  de  commun  entre 
Des  Maretz  et  lui:  de  là  sa  petite  Lettre  si  mordante 
que  M.  Du  Bois  et  Barbier  d'Aucourt  essayèrent  de 
réfuter,  mais  à  laquelle  Nicole  ne  répondit  pas.  Il  ré- 
pondit trop  à  Des  Maretz.  Ces  huit  dernières  lettres  de 
Nicole  sont  surchargées  et  peu  légères  ;  une  seule, 
bien  frappée,  eût  suffi. 

Après  Nicole,  auteur  de  petites  lettres,  après  Nicole 
Pascalin,  comme  disait  Brienne,  prenons  Nicole  Ar- 
naldin  et  controversiste,  et  dans  la  plus  importante 
des  controverses  qu'il  ait  soutenues. 

Vers  ce  même  temps  (1664),  Nicole  fut  conduit  à 
s'occuper  plus  à  fond  qu'il  n'en  avait  dessein  de  la  per- 
pétuité de  la  foi  cathoHque  dans  l'Eucharistie,  de  la 
manière  dont  il  faut  entendre  et  dont  on  a  toujours  en- 
tendu le  mystère  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ 
dans  la  communion.  Il  avait  fait  une  Préface  destiuée  ^ 
a  ùti  3  en  tête  de  YOffice  du  Saint-Sacrement 


444 


PORT-ROYAL. 


Office  composé  ou  augmenté  de  leçons  des  Pères  par 
M,  Le  Maître  dont  ce  fut  le  dernier  travail,  et  traduit 
en  français  par  le  duc  de  Luines.  La  Préface  de  Nicole 
ne  fut  pourtant  pas  mise  à  ce  livre  d'édification  et  de 
piété,  comme  sentant  trop  la  conteslation  ;  mais  elle 
courut  manuscrite,  et  le  ministre  Claude  l'ayant  vue* 
la  réfuta;  cette  réponse  courut  manuscrite  également. 
Alors  Nicole  se  décida  à  faire  imprimer  son  premier 
écrit,  c'est-à-dire  sa  Préface  ou  petit  traité,  avec  une 
Réfutation  de  Técrit  de  Claude  :  cela  ne  formait  encore 
qu'un  petit  volume  in- 12  (1664j  sous  le  titre  de  la  Per- 
pétuité de  la  Foi  de  V Église  catholique  touchant  VEvcha- 
ristie,  etc.,  et  ayant  pour  tout  nom  d'auteur  celui  du 
sieur  Barthélémy.  C'est  ce  qu'on  appela  depuis  la  petite 
Perpétuité  pour  l'opposer  à  la  grande  ou  grosse,  qui  fera 
bien  des  volumes  in-4**. 

Claude  publia  en  1665  ses  réponses,  tant  celle  que 
Nicole  avait  déjà  réfutée,  qu'une  réponse  nouvelle;  et 
c'est  dès  lors  que  reprenant  d'une  seule  vue  et  rassem- 
blant tous  ses  arguments,  Nicole  prépara  le  volume  qui 
ouvre  le  traité  de  la  grande  Perpétuité.  Il  y  travaillait 
durant  ces  années  de  vie  cachée;  mais  forcément  distrait 
par  les  consultations  journalières  et  les  tracas  du  parti, 
il  ne  s'y  mit  complètement  que  dans  les  premiers  mois 
qui  suivirent  la  Paix  de  l'Église  et  pendant  une  retraite 
à  l'abbaye  de  Haute-Fontaine,  chez  son  ami  M.  Le  Roi. 
Ce  premier  volume  de  la  Perpétuité,  revêtu  des  appro- 
bations de  vingt-sept  prélats  tant  évêques  qu'archevêques 
et  de  plus  de  vingt  docteurs,  muni  entre  autres  de  celle 
de  Bossuet,  encore  simple  prêtre,  mais  déjà  oracle,  et 
que  ces  Messieurs  avaient  demandé  au  roi  pour  censeur, 

1.  Il  l'avait  vue  en  tout  ou  en  partie  par  une  communication  de 
Merijot,  méflncin  de  madame  de  Sal)16,  qui  était  protestant  et  à  qui 
on  avait  donné  h  lire  le  petit  traité.  Chez  madame  de  Sablé  on 
était  sûr  d'avoir  les  primeurs  en  tout. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


parut  en  1669  ,  avec  une  Épître  dédicatoire  latine  d'Ar- 
nauld  au  Pape  Clément  IX.  C'était  comme  une  solen- 
nelle inauguration  de  la  Paix ,  une  colonne  dressée  en 
commun  pour  Toubli  des  guerres  :  les  Calvinistes  en 
payaient  les  frais. 

Tout  nous  atteste  que  l'effet  produit  sur  les  esprits  fut 
grand.  On  a  dit  et  nous  avons  rapporté  que  M.  de  Tu- 
renne,  ayant  lu  ce  volume  manuscrit  avant  l'impression, 
en  avait  été  plus  tôt  déterminé  à  abj  urer  * .  D'autres  grands 
personnages,  les  La  Trémouille,  les  Lorges,  les  Duras 
nombre  de  seigneurs  et  courtisans  calvinistes  furen^ 
également  amenés  par  cette  lecture  à  un  plus  prompt 
retour  au  sein  de  l'Eglise  catholique  romaine ,  où  l'as- 
cendant de  Louis  XIV  les  poussait  tous  irrésistiblement. 
Dieu  n'est  jamais  plus  puissant  sur  les  âmes  des  grands 
que  quand  il  apparaît  masqué  en  roi.  Port-Royal ,  à  ce 
moment,  servait  donc  par  l'acte  le  plus  direct  la  poli- 
tique de  Louis  XIV,  et  y  devançait  Bossuet.  La  Perpé- 
tuité de  la  Foi  ouvrait  dès  1669  cette  controverse  d'auto- 
rité, que  consommait  aux  yeux  de  la  France  VHistoire 
des  Variations  en  1688.  Par  malheur,  la  Révocation  de 
l'Édit  de  Nantes  est  dans  Tentre-deux. 

Les  trois  volumes  de  la  Perpétuité  appartiennent  à 
peu  près  entièrement  à  Nicole.  Arnauld  n'a  fait  du  pre- 

1.  On  lit  dans  une  lettre  de  M.  de  Pontchâteau  à  M.  de  Neer 
cassel,  du  6  juin  1668  (Archives  d'Utrecht)  : 

«  Nous  espérons  que  l'ouvrage  contre  le  ministre  qui  a  attaqué  la  Pcr- 
pèluilé  se  pourra  imprimer  dans  quelque  temps....  Il  faut  croire  que 
Dieu  ne  permettra  pas  que  les  mauvais  désirs  des  Jésuites  et  de  leurs 
amis  empêchent  la  publication  de  cé  livre;  ils  craignent  qu'il  ne  donne 
trop  de  réputation  aux  auteurs,  et  qu'il  ne  leur  soit  trop  honteux  de 
persécuter  des  gens  qui  travaillent  avec  tant  de  fruit  pour  la  defente  de 
l'Église.  J'ai  reçu  depuis  quatre  jours  une  lettre  de  Poitou,  par  laquelle 
011  me  mande  que  dans  une  seule  ville  le  livre  de  la  Perpétuité  {la  petite 
l*erpéluité)  a  converti  quinze  personnes  de  différentes  condi lions  et  un 
médecin....  M.  l'archevêque  d'Embrun  a  dit  en  une  rencontre  que  ce  livre 
donneroit  trop  de  crédit  à  ses  auteurs  et  qu'il  falloit  l'empêcher.  » 


446 


PORT-ROYAL. 


mier  que  FÉpître  dédicatoire  au  pape  Clément  IX  ;  mais 
la  modestie  de  Nicole  se  déroba  et  voulut  qu'Arnauld 
passât  pour  auteur  :  Vous  êtes  prêtre  et  docteur,  lui 
dit-il,  et  moi  je  ne  suis  que  simple  clerc;  il  est  conve- 
nable que  Ton  n'envisage  que  vous  dans  un  travail  où  il 
faut  parler  au  nom  de  l'Eglise  et  défendre  sa  foi  dans 
des  points  si  importants.  » 

Le  second  volume  de  la  Perpétuité  parut  en  1672,  le 
troisième  en  1676.  Gomme  se  rapportant  à  la  même 
controverse,  il  faut  joindre,  de  Nicole,  le  livre  des  Pré- 
jugés légitimes  contre  les  Calvinistes j  qui  parut  en  1671, 
celui  des  Prétendus  Réformés  convaincus  de  schisme ^  qui 
parut  en  1684,  et  celui  de  fUnité  de  V Église,  publié  en- 
1687.  Dans  tous  ces  ouvrages,  Nicole  développe  et  ap- 
plique son  système  d'attaque  et  d'objections  contre  le 
Protestantisme.  Il  contribua  plus  qu'aucun  autre,  et 
pour  le  moins  autant  qu'Arnauld ,  à  élever  le  boulevard 
de  Port-Royal  de  ce  côté-là.  Sans  entrer  dans  le  détail 
des  questions,  ni  prétendre  à  conclure  sur  des  matières 
aussi  délicates  et  où  Ton  rencontre  de  part  et  d'autre 
des  croyances  fort  vives ,  des  consciences  fort  tendres, 
je  parlerai  de  sa  méthode  et  dirai  ce  qui  m'en  semble. 

Le  ministre  Aubertin  avait  fait  un  livre  sur  l'Eucha- 
ristie, dans  lequel  il  avait  abordé  la  question  par  l'Écri- 
ture Sainte  et  par  les  passages  des  Pères,  et  en  y 
mêlant  le  raisonnement.  Nicole,  dans /a  petite  Perpétuitéd 
n'avait  pas  voulu  descendre  sur  ce  terrain  des  textes,! 
et  le  minisire  Claude  lui  reprochait  de  n'avoir  pas  sa- 
tisfait aux  preuves  de  fait  présentées  par  AubertinJ 
Nicole,  partant  de  ce  point  fixe  qu'au  onzième  sièclJ 
rÉglise  s'était  prononcée  contre  Bérenger  et  contre  l'in- 
terprétation de  l'Eucharistie  au  sens  des  Calvinistes^ 
posait  en  principe  qu'il  était  dès  lors  nécessaire  que 
cela  ait  été  la  croyance  universelle  de  l'Église  à  tous  les 
âges  précédents,  qu'il  étail  impossible  que  l'Église  eût' 


LIVRE  CINQUIÈME. 


447 


varié  antérieurement  sur  un  point  si  capital  de  doctrine; 
car  ce  changement,  s'il  avait  eu  lieu,  ne  se  serait  pas 
opéré  sans  de  grands  troubles  et  combats  dont  on  eût 
été  informé  :  et  de  cette  espèce  de  silence  antérieur  il 
concluait  à  une  nécessité  et  à  une  première  grande 
preuve  suffisante  d'uniformité  dans  la  créance.  Claude 
répondait  très-ingénieusement  et  assez  sensément ,  à  ce 
qu'il  semble,  qu'il  n'est  pas  juste  d'opposer  comme  fin 
de  non-recevoir  une  raison  d'impossibilité  à  un  fait  dont 
les  preuves  sont  alléguées  et  subsistent;  qu'il  serait 
d'une  meilleure  logique,  au  lieu  de  les  éluder  et  de  les 
ajourner  j  de  considérer  directement  et  de  discuter  ces 
faits  et  ces  textes,  qui  précisément  détruisent  cette  pré- 
tendue impossibilité.  Il  ajoutait  que  ce  ne  serait  pas  la 
première  fois  qu'il  se  serait  fait  dans  l'Eglise  des  trans- 
formations graduelles  insensibles,  surtout  quand  il 
s'agissait,  <îomme  dans  le  cas  en  question,  moins  d'abo- 
lir une  vérité  que  de  brouiller  une  croyance  en  y  ajou- 
tant par  voie  de  métaphore,  par  exagération  et  confu- 
sion, en  y  infiltrant  une  erreur  :  «Il  en  est  des  erreurs, 
disait-il,  comme  des  maladies;  il  faut  plusieurs  expé- 
riences avant  que  de  les  bien  connoître  et  d'en  bien 
trouver  les  remèdes,  et  de  là  vient  que  quand  une  erreur 
commence  à  naître  et  à  se  pousser ,  elle  trouve  les  hom- 
mes qui  dorment  à  son  égard;  de  sorte  qu'il  n'est  pas 
bien  malaisé,  ou  qu'elle  entre  dans  l'Église  sans  qu'on 
la  voie,  ou  que,  si  on  la  voit,  on  la  laisse  passer  sans 
dire  mot.  »  Claude  distinguait  d'ailleurs  entre  la  partie 
sourde ,  confuse  et  longtemps  couverte ,  du  dogme  qui 
se  métamorphosait  peu  à  peu,  et  ce  qu'il  en  appelait  la 
partie  éclatante,  telle  que  l'adoration  de  l'hostie,  la 
pompe  des  processions  où  on  la  porte  et  on  la  promèce, 
la  Fête-Dieu;  tout  cela  ne  s'était  pas  fait  à  la  fois. 
«  A  l'égard  de  la  doctrine  même,  on  y  a  procédé  par 
.  degrés  :  mais  enfin,  après  que  la  doctrine  a  obtenu  le 


448 


PORT  ROYAL. 


dessus,  elle  a  fait  suivre  facilement  le  culte  comme  un 
trophée  de  sa  victoire^,  » 

Nicole  raisonnait  toujours  au  préalable  et  se  tenait 
dans  sa  doctrine  de  Timpossibilité  d'un  changement 
dans  la  tradition ,  ayant  comme  horreur  ou  dédain  d'en 
venir  à  l'examen  des  premiers  textes  originaux  ;  il  se 
méfiait,  disait-il  finement,  de  ce  qu'on  trouve  ou  ce 
qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  livres  : 

«  Les  livres  ne  contiennent  que  la  moindre  partie  des  dis* 
cours  et  des  pensées  des  hommes,  et  ne  contiennent  pas 
même  toujours  les  plus  ordinaires  de  leurs  pensées  et  de 
leurs  discours.  C'est  le  hasard  ou  les  rencontres  particulières 
qui  les  déterminent  à  conserver  à  la  postérité  quelques-unes 
de  leurs  pensées,  et  ils  en  laissent  périr  une  infinité  d'autres 
qui  leur  étoient  encore  plus  ordinaires,  et  souvent  plus 
importantes.  » 

On  pouvait  toutefois  répondre  à  cette  remarque,  qu'on 
croirait  être  d'un  sceptique  plus  que  d'un  chrétien,  que 
sur  une  question  aussi  essentielle,  sur  un  dogme  aussi 
fondamental  de  la  piété  catholique,  la  Providence  et  le 
Dieu  soigneux  de  son  Église  avait  dû  ne  pas  laisser  au 
hasard  la  série  des  témoignages  transmis.  —  Sortant 

1.  Claude  était  moins  un  savant  qu'un  homme  d'esprit  et,  de 
plus,  poli.  Ne  pas  le  confondre  avec  Jurieu,  homme  de  talent  aussi, 
mais  injurieux.-— Ce  livre  de  Claude  (1665)  eut  du  succès,  même 
auprès  de  certains  catholiques;  l'essentiel  pour. eux  était  que  les 
gens  de  Port-Royal  parussent  battus.  Je  lis  dans  une  lettre  de 
M.  de  Pontchciteau  à  M.  de  Neercassel,  du  22  janvier  1666  :  «  Le 
Pcre  Annat  confesseur  du  roi  a  dit,  en  embrassant  avec  joie  un 
calviniste,  ces  pro[)rcs  paroles  :  «  Vous  avez  bien  frotté  les  Jan- 
«  fjéniates!  Je  suis  marri  qu'ils  soient  unis  avec  nous  sur  ce  point; 
w  mais,  si  vous  vouliez  revenir  avec  nous  sur  celui-là,  nous  les  ac^ 
a  câblerions  sur  les  autres..,,  »  L'aveuglement  de  ce  pauvre 
homme  est  bien  digue  de  compassion;  il  est  sur  le  bord  de  la 
fosse,  et  il  a  de  telles  pensées  dans  le  cœur.  »  (Archives  d'U^ 
heclit.)—  Faisons  aussi  la  part  de  la  crédulité  de  M.  de  Pontchii- 
t(;Mii  qui  était  à  Taflût  de  tous  les  bruits,  vrais  ou  faux. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


449 


peu  du  dernier  grand  fait  indubitable  concernant  îe 
dogme  do  l'Eucharistie  au  Moyen-Age,  et  fort  du  triomphe 
manifeste  alors  obtenu  par  la  doctrine  dite  et  déclarée 
^.atholique  de  TEucharistie,  Nicole  répugnait  à  remonter 
au  delà,  à  suivre  Aubertin  ou  Claude  dans  la  discussion 
des  textes  précis,  et  il  s'appuyait  avec  complaisance  sur 
le  cortège  des  grands  noms,  tout  à  fait  en  vue,  qui,  à  eux 
seuls,  constituaient  une  autorité  puissante  :  «  Certes, 
s'écriait*il,  il  faadroit  être  Lien  ennemi  de  son  salut  pour 
n'aimer  pas  mieux  être  avec  saint  Bernard,  saint  Mala- 
chie,  saint  Louis,  sainte  Elisabeth  de  Hongrie,  sainte 
Thérèse ,  qu'avec  les  Henriciens  et  les  Vaudois.  »  — 
Noblesse  et  bonne  compagnie  jusque  dans  la  croyance, 
vous  la  recherchez  donc  aussi  avant  tout.  Vous  qui  savez 
pourtant  par  expérience  ce  que  c'est  que  d'être  foulés 
injustement  et  opprimés*! 

On  en  était  là.  L'ouvrage  de  la  grande  Perpétuité  ne 
changea  rfcn  aux  termes  de  la  question,  tels  qu'ils  s'é- 
taient déjà  posés;  il  ne  fit  que  les  répéter  et  les  étendre 
dans  de  plus  larges  proportions.  Au  lieu  d'une  escar- 
mouche ou  d'un  combat,  ou  eut  une  grande  bataille 
rangée,  mais  toujours  d'après  le  même  ordre  de  bataille. 
L'auteur  commence  par  y  justifier  contre  Claude  cette 

1.  Un  témoignage,  bien  peu  théologique,  mais  d'autant  plus 
expressif,  de  la  foi  en  l'Eucharistie  au  Moyen-Age,  c  est  ce  qu'on 
lit,  dans  quelques-unes  de  nos  plus  anciennes  chansons  de  geste, 
de  ces  preux  chevaliers  qui,  au  moment  d'engager  le  combat  ou 
à  l'article  de  la  mort  sur  le  champ  de  bataille,  non-seulement  se 
confessaient  les  uns  aux  autres,  mais  quelquefois  se  communiaient 
eux-mêmes  avec  trois  brins  cCherbe  qu'ils  prenaient  à  terre  et 
qu'ils  consacraient  en  vertu  d'un  acte  de  foi  fervent  et  d'une  prière  : 
ils  les  recevaient  avec  dévotion  comme  étant  devenus  le  Corpus 
Dei.  Il  semble  que,  dans  leur  première  et  touchante  ignorance, 
ces  pieux  guerriers  aient  conçu  et  deviné  cette  pensée  de  M.  Ha- 
mon,  qu'au  défaut  du  prêtre  absent,  «  quand  il  s'agit  de  rendre  les 
derniers  devoirs  à  une  personne  qui  meurt,  tous  les  fidèles  devien- 
nent ministres  de  Jésus-Christ.  » 


i¥  —  29 


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PORT-ROYAL. 


méthode  exclusivement  catholique  qui  n'entre  pas  dans 
les  discussions  particulières  de  loxtes,  mais  oppose  pr6f(5- 
rablement  des  raisons  générales  et  préjudicielles.  Il  faut 
citer  ;  car  on  ne  croirait  pas,  sans  cela,  nos  bons  Port- 
Royalistes  si  faits  de  prime  abord  au  langage  et  au  ton 
de  la  grande  maison  romaine  : 

c<  Chacun  sait,  dit  Nicole,  qu'il  y  a  deux  méthodes  de 
traiter  les  controverses  :  l'une,  dans  laquelle  on  propose  en 
particulier  les  preuves  de  tous  les  points  conteste  ^  et  on 
répond  à  toutes  les  objections  que  Ton  fait  contre  la  doc- 
trine que  Von  veut  établir;  et  c^est  pourquoi  on  la  peut 
appeler  la  méthode  de  discussion. 

a  L'autre  se  peut  nommer  la  méthode  de  prescription^  et 
c'est  celle  dans  laquelle,  par  l'examen  de  certains  points 
capitaux,  on  décide  ou  toutes  les  controverses,  ou  quelques 
dogmes  fort  étendus  et  qu'il  seroit  ]ong  de  discuter  en  dé- 
tail. Le  livre  célèbre  de  TertuUien  Des  Prescripîiom  contre 
les  Hérétiques  est  un  excellent  modèle  de  cette  méthode. 

«  La  méthode  de  discussion  a  ses  utilités  et  ses  avantages, 
et  l'on  peut  dire  qu'elle  est  nécessaire  à  l'Église  entière, 
parce  qu'il  est  de  son  honneur  qu'elle  ait  des  personnes  ins- 
truites des  preuves  de  tous  les  m.ystères,  et  qui  puissent 
remédier  aux  doutes  que  les  objections  des  hérétiques  peu- 
vent jeter  dans  l'esprit  des  personnes  moins  éclairées.  Elle 
est,  de  plus,  assez  propre  à  convaincre  certains  esprits  opi- 
niâtres et  peu  sincères,  qui  sont  peu  touchés  de  tout  ce  qui 
ne  convainc  pas  leurs  yeux  et  qui  demaade  quelque  bonne 
foi. 

«  11  faut  néanmoins  reconnoître  que  l'usage  de  cette  mé- 
tliode  n'est  pas  universel,  parce  qu'il  y  a  beaucoup  de  per- 
sonnes qui  sont  peu  capables  de  ces  discussions  longues  et 
embarrassées.  Les  uns  manquent  des  secours  nécessaires 
pour  en  profiter,  qui  sont  l'intelligence  des  langues.  D'autres 
n'ont  pas  assez  d'étendue  d'esprit  pour  faire  la  comparaison 
de  tant  de  diverses  preuves  ;  ils  oublient  les  premières  avant 
qu'ils  soient  venus  aux  dernières,  de  sorte  que  le  jugement 
qu'ils  portent  sur  tant  de  vues  différentes  est  souvent  fort 
incertain,  les  impressions  qu'ils  ont  des  preuves  de  la  vé- 
rité n'étant  pas  toujours  les  plus  présentes  ni  les  pUis  vives, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


451 


lorsqu'il  s^agit  do  former  leur  résolution  et  leur  jugement. 
Et  ainsi  il  arrive  d'ordinaire  que  l'esprit,  ne  voyant  pas 
assez  clair  pour  choisir  par  discernement  et  par  lumière,  se 
détermine  par  passion. 

a  C'est  pourquoi,  comme  il  y  a  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes à  qui  cette  voie  de  discussion  n'est  pas  proportionnée, 
il  est  de  la  Providence  divine  d'avoir  donné  aux  hommes  des 
voies  plus  courtes  et  plus  faciles  pour  discerner  la  véritable 
Religion  et  la  véritable  Église,  qui  les  exemptassent  de  ces 
examens  laborieux  dont  l'ignorance,  la  foiblesse  de  l'esprit 
et  les  nécessités  de  la  vie  rendent  tant  de  personnes  incapa- 
bles. 

«  Ainsi  l'on  peut  dire  que  c'est  en  même  temps  l'un  des 
avantages  et  l'une  des  preuves  de  l'Église  catholique,  de  ce 
qu'elle  a  quantité  de  ces  moyens  abrégés  de  se  faire  recon- 
noitre,  de  décider  toutes  les  questions  et  de  confondre  ses 
adversaires  et  principalement  les  Calvinistes. 

«  En  établissant  son  autorité  souveraine  et  infaillible 
dans  les  choses  de  la  foi,  en  montrant  qu'elle  est  seule  dépo- 
sitaire des  vérités  de  Dieu,  qu'elle  a  seule  le  droit  de  les 
enseigner,  enfin  qu'elle  seule  est  la  véritable  Église  de  Jésus- 
Christ,  elle  se  met  en  droit  de  faire  recevoir  généralement 
tout  ce  qu'elle  enseigne^  sans  s^arréter  à  discuter  tous  les  dog- 
mes en  particulier. 

«  Elle  désarme  de  même  tout  d'un  coup  les  Calvinistes,  en 
leur  faisant  voir  que  leur  société  n'a  aucune  des  marques  de 
la  vraie  Église  à  laquelle  les  fidèles  doivent  être  unis,  que 
leurs  ministres  sont  nés  d'eux-mêmes^  comme  parle  saint 
Cyprien,  qu'ils  se  sont  intrus  dans  le  ministère,  parce  qu'ils 
y  sont  entrés  sans  vocation,  qu'ils  en  ont  ravi  l'honneur  con- 
tre la  défense  de  l'Apôtre,  qu'ils  ne  sont  point  prêtres  ni 
ministres  de  Jésus-Christ  puisqu'ils  ne  sont  point  ordonnés 
par  des  Évêquos;  et  que  n'ayant  point  de  mission  ordinaire, 
et  n'en  faisant  point  paroître  d'extraordinaire  par  des 
miracles,  ils  n'ont  aucun  droit  d'enseigner  dans  l'Église, 
d'assembler  des  peuples  et  de  former  des  sociétés. 

«  L'Église  emploie  d'autant  plus  volontiers  cette  méthode 
de  prescription.,  que  l'usage  qu'elle  en  fait  la  distingue  ex- 
trêmement des  Calvinistes,  qui  n'ont  aucune  voie  abrégée 
pour  établir  les  articles  dotit  ils  composent  leur  religion..., 
et  pour  faciliter  au^  simples  la  connoissance  de  la  vraie 


452 


PORT-ROYAL. 


Église;  et  le  défaut  de  ce  moyen  est  une  marque  certaine 
que  leur  société  ne  peut  être  l'Église  de  Jésus-Christ.  Caria 
vraie  Église  doit  pouvoir  élever  dans  son  sein  les  ignorants 
et  les  simples,  aussi  bien  que  les  personnes  savantes  et  éclai- 
rées; elle  doit  pouvoir  donner  aux  petits  le  moyen  de  croî- 
tre sous  ses  àiles  et  de  se  préserver  de  l'erreur,  lors  même 
qu'ils  ne  sont  pas  capables  de  la  discerner  :  Ut  sab  nido 
Ecclesiœ  tuas  plumescerentf  dit  saint  Augustin.  Or  il  est  bien 
visible  que  la  société  des  Cal.inistes  en  est  incapable,  puis- 
qu'elle n'a  point  d'autre  voie  d'attirer  les  hommes  à  soi  que  de 
leur  prouver  en  détail  tous  les  articles  qu'elle  leur  propose.» 

Et  pour  que  la  méthode  de  prescription  réussisse  et 
qu  elle  ait  tout  son  effet  j  il  faut  se  bien  garder  de  la  com- 
biner avec  l'autre  méthode,  avec  celle  par  laquelle  on 
consent  à  discuter  de  près  et  dans  le  délail.  Autrement 
on  retomberait  dans  les  inconvénienis  de  longueur  et 
d'embarras  qu'on  veut  éviter  : 

«  De  sorte  qu'au  lieu  qu'il  faut  que  les  écrits  destinés  à 
discuter  les  matières  en  particulier  soient  les  plus  exacts 
qu'il  est  possible,  et  que  Ton  n'y  omette  aucune  des  diffi- 
cultés qui  peuvent  arrêter  tant  soit  peu  Tesprit,  il  faut  au 
contraire  que  les  écrits  qui  sont  faits  selon  la  méthode  de 
prescription  ne  contiennent  précisément  que  ce  qui  est  né- 
cessaire pour  mettre  dans  son  jour  la  preuve  dont  on  se 
sert,  et  ce  seroit  un  très-grand  défaut  de  vouloir  y  joindre 
l'examen  des  questions  particulières  qui  confondent  l'esprit 
par  leur  multitude.  » 

Ainsi,  pour  se  garder  de  la  méthode  de  discussion  où 
Tesprit,  dit-il ,  se  détermine  trop  aisément  par  passion, 
Nicole  adopte,  —  avait  adopté  dans  sa  première  Per- 
pétuité,  —  la  méthode  de  prescription  où  Tesprit  ne  se 
détermine  pas  moins  aisément  i^a.r  préve7Uion.  Et  j'avoue 
qu'à  mon  sens  tout  cet  ouvrage  de  la  grande  Perpétuité 
en  est,  à  beaucoup  d'égards,  une  reprise,  une  preuve 
de  plus,  un  énorme  monument. 

J'attends,  j'invoque  les  preuves  directes,  les  textes 


LIVRE  Cinquième.  453 

des  Pères  et  de  l'Ecrilure  sur  ce  point  en  litige  de  TEu- 
charistie,  et  ces  preuves  se  font  sans  cesse  attendre.  Un 
gros  volume  in-4°  est  employé  en  grande  partie  à  me 
démontrer  qu'on  pourrait  se  dispenser  d'en  venir  à  ces 
preuves  premières ,  sans  que  la  conclusion  fût  moins 
certaine  pour  cela.  Voilà  une  singulière  méthode  par 
abrégé. 

Nicole  a  pourtant  dessein  (il  le  dit  au  commencement 
de  son  second  livre)  de  suivre  M.  Claude  dans  Tune  et 
dans  Vautre  des  deux  méthodes;  mais  ce  sera  à  condi- 
tion que  la  méthode  de  prescription  domine  et  prime 
toujours.  Dans  l'ingénieuse,  bien  que  trop  subtile  et 
trop  volumineuse  construction  de  son  livre,  et  pour  ne 
pas  se  soumettre  à  la  méthode  expérimentale  et  critique 
trop  nue,  à  laquelle  le  sollicite  l'adversaire  sur  le  pied 
d'égal  k  égal,  et  qui  se  réduirait  à  Texamen  de  quelques 
textes,  il  use  en  maître  de  toutes  les  ressources  de  l'ar- 
gumentatïOD.  Il  a  de  grandes  habiletés  de  tactique  :  il 
procède  à  reculons  ou  plutôt  en  pivotant^  pour  ainsi  dire, 
sur  répoque  des  neuvième-onzième  siècles  comme  sur 
un  point  central  d'où,  après  s'en  être  emparé,  il  se  porte 
à  son  gré  dans  les  diverses  directions,  en  redescendant 
d'un  air  de  victoire  jusqu'à  nous,  ou  en  remontant  à 
marches  lentes  et  comme  sûr  de  son  fait  vers  une  plus 
ancienne  et  plus  respectable  antiquité. 

Il  s'applique  toutefois  à  établir  par  voie  de  discussion 
et  par  témoignages  précis  que  les  Églises  grecques  et 
orientales  sont  d'accord  avec  la  romaine  sur  la  foi  en  la 
présence  réelle  dans  l'Eucharistie,  ce  que  Claude  avait 
nié  un  peu  légèrement,  et  ce  qui  forme  un  ordre  de 
preuves  ou  de  présomptions  pour  Tantiquité  de  la 
croyance  ^ 

1.  La  haute  diplomatie  officielle  fut  mise  enjeu  pour  obtenir 
des  pièces  à  l'appui.  Le  crédit  de  M.  de  Pomponne  vint  en  aide,  et 
avec  éclat,  à  une  conlroversequi  se  faisait  sous  le  nom  d'Arnauld; 


454 


PORT-ROYAL» 


Nicole  est  moins  heureux,  ce  semble,  en  combattant 
au  préalable  Claude  sur  d'autres  points  de  son  système 
d'explication,  et  en  le  raillant  pour  avoir  parlé  d'une 
métamorphose  graduelle  possible  dans  Tidée  populaire 
du  sacrement,  des  discussions  épisodiques  interminables, 

le  troisième  volume  de  la  Perpétuité  contient  des  attestations, 
des  lettres  et  relations  fournies  par  M.  de  Nointel,  ambassadeur  du 
roi  à  Constantinople,  sur  l'union  des  Églises  d'Orient  avec  l'Église 
romaine  à  cet  endroit  de  la  présence  réelle:  «  Je  ne  crois  pas, 
dit  un  peu  fastueusement  Nicole  (ou  Arnauld)  dans  la  Préface, 
que  M.  Claude  ose  attaquer  la  foi  de  ces  Actes  sur  ce  prétexte 
qu'ils  ont  été  procurés  par  l'ambassadeur  de  Sa  Majesté.  »  On  di- 
rait, à  propos  de  cette  quantité  d'attestations  qu'on  avait  fait  venir, 
qu'Arnauld  avait  désorienté  M.  Claude.  La  traduction  des  passages 
et  Actes  originaux  écrits  eu  grec  vulgaire,  en  arabe,  en  syriaque 
ou  en  copbte,  avait  été  faite  par  l'abbé  Renaudot,  alors  fort  jeune , 
et  que  ce  service  lia  très-intimement  avec  MM.  de  Port- Royal. 
L'abbé  Renaudot  a  lui-même  ajouté,  par  la  suite,  un  quatrième 
et  un  cinquième  volume  in-quarto  à  la  Perpétuité,  toujours  à  ce 
point  de  vue  de  la  conformité  des  Églises  grecques  et  orientales 
avec  la  latine,  tant  sur  l'Eucharistie  que  sur  les  autres  sacrements. 

Galland,  le  futur  conteur  des  Mille  et  une  Nuits,  qui  avait  d'a- 
bord été  élève  du  docteur  Petit-Pied,  alla  à  Constantinoplc  avec 
M.  de  Nointel  et  rapporta  en  1675  ces  attestations  des  Églises  grec- 
ques sur  les  articles  de  foi,  pour  être  insérées  dans  la  Perpétuité. 
Je  vois,  par  des  lettres  de  M.  de  Pontchâteau,  quel  mouvement  on 
se  donnait  de  tous  côtés,  et  depuis  des  années,  pour  avoir  de  ces 
certificats  en  forme.  M.  de  Pontchâteau  écrivait  en  Hollande  à 
M.  de  Neercassel,  pour  en  obtenir  un  d'un  bon  évêque  arménien, 
Uscanus,  qui  était  pour  lors  à  Amsterdam,  et  que  l'on  chargeait 
aussi  d'écrire  à  son  Patriarche  pour  en  tirer  des  réponses  catégo- 
riques :  «  S^il  y  avoit  quelque  marchand  catholique  de  Holland» 
qui  eût  correspondance  en  Mosccvie,  ce  seroil  une  chose  bien 
^.vantageuse  d'y  pouvoir  envoyer  ces  mômes  articles  et  avoir  des 
réponses  du  Patriarche  et  des  évêques  de  ces  lieux-là.  J'en  aurai, 
Dieu  aidant,  des  Cophtes,  et  du  Patriarche  même  de  Constanli- 
nople,  un  de  ses  principaux  officiers,  et  qui  est  inquisiteur  général 
de  toute  l'Église  grecque,  étant  frère  d'un  de  nies  amis  oriyinai're 
de  Chypre,  qui  demeure  à  Venise.  ..  »  (Lettre  de  M.  de  Pontchâ- 
teau à^M.  de  Neercassel,  du  3  février  1667;  Archives  d'Utrecht.)  — 
Quand  M.  de  Pomponne  fut  secrétaire  d'État,  on  se  trouva  tout 
porté  à  la  source  des  informations.  Cela  avait  grand  air 


LIVRE  CINQUIÈME. 


455 


et  qui  ont  la  prétention  de  tout  démêler,  ont  l'inconvé- 
nient d'ailleurs  de  retarder  rengagement  net  et  vif  qu  on 
attend,  la  preuve  résultant  des  textes. 

Je  suis  toujours  tenté  de  dire  comme  le  médecin  Men- 
jot:  «  Qu'on  me  fasse  voir  que  c'est  la  foi  des  quatre 
premiers  siècles,  et  je  me  rends.  » 

Mais  Nicole  se  comporte  comme  un  homme  qui  n'est 
pas  pressé  et  qui  parlç  à  l'adversaire  au  nom  et  du  haut 
d'une  puissance.  Divisant  la  discussion  comme  il  l'en- 
tend, choisissant  son  terrain  et  prenant  son  heure,  il 
commence  par  examiner  l'état  de  TÉglise  du  septième  au 
onzième  siècle.  Il  serait  plus  naturel  et  plus  expérimental 
de  traiter  les  choses  dès  le  commencement  et  dans  leur 
suite  chronologique.  Nicole  y  résiste:  le  dialecticien  n'y 
trouverait  pas  son  compte.  Son  art,  à  lui,  et  son  but  est 
d'arriver  ainsi,  par  voie  préjudicielle  et  préventive,  d'en 
revenir  par  tous  les  bouts  à  sa  conclusion  favorite,  qu'il 
est  absolument  impossible  qu'il  y  ait  eu  un  changement 
de  créance  dans  l'Église  sur  ce  dogme,  et  que  le  sens 
qu'ont  dû  avoir  les  paroles  des  Pères  dans  les  premiers 
siècles  pourrait  se  conclure,  les  yeux  fermés  et  sans  véri- 
fication, delà  croyance  régnante  dans  l'Église  durant  les 
derniers  âges.  A  chacun  de  ses  pas  il  s'arrête  et  fait 
remarquer  que  son  adversaire  est  battu,  obligé  en  cons- 
cience de  rendre  les  armes,  et  que,  si  on  consent  à  aller 
plus  loin  et  à  le  suivre  encore  là  où  il  vous  appelle,  c'est 
par  pure  grâce  et  condescendance  (propter  gratiam  Dei), 

Ces  trois  gros  volumes,  à  partir  du  premier  chapitre, 
peuvent  être  définis  une  condescendance  perpétuelle. 

Au  commencement  du  tome  second,  on  croit  toucher 
enfin  aux  preuves  de  fait  : 

«  Nous  allons  entrer,  dit  l'auteur,  dans  cet  examen  de 
l'Écriture  et  des  Pères  où  M.  Claude  nous  appelle  depuis 
tant  de  temps,  et  Ton  verra  par  là  si  la  confiance  qu'il  a 
témoignée  est  aussi  bien  fondée  au'il  s'efTorce  de  le  faire 


456 


PORT-ROYAL. 


croire....  Il  est  vrai  qu'on  n'y  entre  pas  tout  à  fait  de  la 
manière  qu'il  auroit  bien  désiré.  » 

La  première  discussion  roule  uniquement  sur  ces 
paroles  :  Ceci  est  mon  corps  ;  et  les  textes  de  TÉcriture, 
au  lieu  d'être  directement  extraits  et  offerts  dans  leur 
ensemble  et  selon  les  divers  Évangiles,  sont  interrompus 
d'un  continuel  raisonnement  et  d'une  prise  à  partie  des 
ministres,  qui  ne  permet  pas  au  lecteur  de  se  former 
durant  un  seul  instant  une  idée  propre.  Au  commence- 
ment du  livre  troisième  de  ce  second  tome,  on  croit  en- 
core toucher  à  cette  discussion  de  textes  qui  recule  tou- 
jours. Nicole,  tout  en  la  déclarant  inutile  et  de  surcroît 
à  l'égard  d'adversaires  auxquels  il  ne  reconnaît  aucun 
droit  de  se  faire  écouter,  ajoute  qu'il  n'a  pas  envie  d'user 
de  cette  fin  de  non-recevoir.  Il  continue  de  trancher  du 
généreux  : 

«  Il  faut  que  la  Vérité,  dit  Tertullien,  fasse  paroitre  toutes 
ses  forces,  pourvu  qu'on  ne  croie  pas  qu'elle  ait  besoin  de 
les  employer  toutes,  et  que  l'on  sache  que  les. voies  abrégées 
de  prescription  suffisent  pour  la  rendre  victorieuse....  J'en- 
trerai donc  sans  peine  dans  la  discussion  de  la  doctrine  des 
Pères  des  six  premiers  siècles,  qui  manque  encore  à  la 
chaîne  qu'on  a  commencée  dans  le  livre  de  la  Perpé- 
tuité^ etc.  » 

Je  le  crois  bien,  qu'il  lui  faut,  bon  gré  mal  gré,  en  venir 
là  tôt  ou  tard!  ces  six  premiers  siècles,  c'est  l'essentiel 
de  la  chaîne.  —  Or,  de  quelle  manière  y  enlre-t-il  ? 
j'avoue  qu^ici  encore  mon  étonnement  sur  cette  méthode 
toute  de  prévention  et  d'autorité  augmente  : 

a  J'ai  considéré  que,  de  commencer  d'abord  par  représen- 
Icr  les  passages  des  t^ères  suivant  les  temps  qu'ils  ont  écrit, 
c'étoit  plutôt  suivre  un  ordre  de  hasard  que  de  lumière  et 
do  raison,  parce  que,  lo  véritable  ordio  do  vaut  faire  servir 
ce  qui  précède  à  réclaircissonient  de  ce  qui  suit,  cet  avan* 


LIVRE  CINQUIÈME. 


457 


tage  ne  se  pouvoit  trouver  que  par  hasard  dans  l'ordre 
chronologique,  les  Pères  des  trois  premiers  siècles  ayant 
souvent  eu  moins  d'occasion  de  parler  de  l'Eucharistie  que 
ceux  des  quatrième,  cinquième  et  sixième  siècles.  » 

Et  en  conséquence  il  annonce  qu'il  disposera  les  textes 
~elon  Tordre  qui  lui  paraîtra  le  plus  raisonnable  et  le 
plus  lumineux,  et  qu'il  les  groupera,  les  réduira  sous  de 
certains  chefs  on  chapitres,  au  risque  de  les  écourter. 
En  un  mot,  il  se  gardera  bien  de  les  laisser  un  seul  ins- 
tant parler  tout  seuls  ;  il  les  retiendra  en  tutelle. 

L'explication,  ainsi  entendue  et  restreinte,  de  ces 
textes  qui  se  sont  tant  fait  désirer  n'a  lieu  que  dans  le 
troisième  tome;  mais  comme  ils  ne  sont  pas  produits  selon 
Tordre  des  temps  et  dans  leur  ensemble,  et  qu'ils  arrivent 
à  tout  moment  interceptés  et  déchiquetés  par  le  raison- 
nement, déformés  et  forcés  en  quelque  sorte  sons  le  poids 
de  la  masse  d'arguments  qui  précède,  le  lecteur  ne  peut 
s'en  laisser  peindre  dans  l'esprit  une  première  idée  qui 
le  mette  ensuite  à  même  de  juger  celle  qu'en  veut  éta- 
blir Tauteur.  C'en  est  dire  assez  sur  Cette  méthode  géné- 
rale de  Nicole,  d'Arnauld  et  des  Port-Royalistes  dans 
leurs  guerres  dogmatiques  contre  les  Calvinistes*.  Ils 
ont  fait  cette  guerre  du  même  ton  et  dans  le  même 
esprit  que  Bossuet  lui-même.  C'est  sans  doute  la  seule 
manière  de  la  faire  quand  on  entre  pleinement  dans 
Tidée  d'Église  établie  et  visiblement  constituée. 

Il  est  néanmoins  curieux  d'observer  comment,  en 
France,  quelque  chose  de  la  méthode  que  nous  venons 
de  voir  en  usage  chez  Nicole  a  survécu  à  la  lecture  de 
ses  ouvrages.  En  général,  sur  ces  controverses  avec  le 

1.  Sur  ce  point  particulier,  mais  si  essentiel,  de  FEucharistie,  il 
faut  lire,  comme  correctif  de  la  méthode  de  lo.  Perpétuité,  et 
comme  tableau  complet  des  textes  des  Pères  dans  leur  ordre  natu- 
rel, un  t'cril  lutin  de  Marheinecke  :  Sanclorutn  Patrum  de  prœsen-' 
tia  Christi  in  cœna  Domini  sententia  triplex;  Heidelberg,  1811. 


PORT-ROYAL. 


Protestantisme,  il  s'est  formé  en  France,  même  chez  les 
plus  indifférents,  de  grandes  préventions;  la  méthode 
de  prescription  et  de  préjugés  (légitimes  ou  non)  a  pré- 
valu chez  ceux  même  qui  ne  sont  pas  restés  catholiques. 
Le  génie  de  Bossuet  a  recouvert  le  tout  et  a  fait  loi. 
Gomme  on  a  passé  assez  brusquement  de  la  religion  du 
dix-septième  siècle  à  la  philosophie  du  dix-huitième,  le 
Protestantisme,  d'ailleurs  expulsé  de  France  et  que  ne 
représentait  aux  esprits  aucun  grand  écrivain  en  faveur, 
a  été  perdu  dans  Tentre-deux.  On  a  sauté  dessus  à  pieds 
joints.  On  peut  presque  dire  qu'on  Tignore  réellement, 
on  ne  l'étudié  pas,  on  le  juge  d'un  mot,  et  le  plus  sou- 
vent d'un  mot  de  dédain  ou  d'injure.  Au  commencement 
de  ce  siècle,  par  Bonald,  De  Maistre  et  La  Mennais, 
l'injure  a  été  refrappée  à  neuf  et  a  circulé  éclatante; 
c'était  chose  reçue  et  de  bon  ton ,  En  fait  de  Catholicisme 
nous  sommes  restés  exactement  comme  des  aînés  de 
grande  maison,  aînés  un  peu  libertins  qui  ont  bien  su 
dire  quelquefois  au  Père  des  duretés  au  dedans,  mais 
qui  au  dehors,  dès  que  le  nom  de  famille  est  enjeu, 
reprennent  les  grands  airs  et  tranchent  du  pieux  Romain 
avec  les  gens  de  rien,  nés  d'hier  et  sans  mission.  Au 
mieux  ce  sont  des  cadets  révoltés  ;  et  s'ils  viennent  a 
nous,  les  insolents  I  nous  demandant  nos  titres,  on  a  le 
droit  de  leur  fermer  la  porte  au  nez  sans  entrer  en  compte 
avec  eux.  Nous  sommes  en  possession.  On  n'a  plus  la 
croyance,  on  a  encore  l'attitude  catholique.  Le  bon 
Nicole,  qui  avait  l'une  et  l'autre,  a  eu  extrêmement 
r attitude  à  l'égard  des  Protestants,  lui  si  doux,  si  simple 
et  modeste  en  sa  conversation  et  dans  toute  sa  personne*. 

1.  Un  des  doux  et  des  modestes  de  ce  temps-ci,  mais  qui  a  en 
luij  bien  plus  que  Nicole,  les  fibres  tendres,  affectueuses,  et  qui, 
vu  de  près,  nous  a  souvent  rappelé  l'ame  d'un  Fénelon,  l'abbé 
Gerbct,  dans  ses  Considérations  sur  le  Vogme  générateur  delà 
Piélé  catholique,  c'est-à-dire  sur  rEucharislie,  a  su  trouver  des 


LIVBE  GINOU  ÈME. 


459 


L'examen  des  autres  ouvrages  de  Nicole  contre  les 
Protestants  n'amènerait  que  des  redites.  On  voit  que,  si 
Rome  s'était  montrée  indulgente  envers  Port-Royal 
dans  les  derniers  temps,  Port-Royal  le  reconnaissait  in- 
continentpar  d'assez  signalés  services.  C'est  dans  le  cours 
de  cette  controverse  et  de  cette  guerre  contre  les  ennemis 
communs  que  se  formèrent  de  vrais  liens  de  compagnons 
d'armes  entre  Bossuetet  les  principaux  chefs  jansénistes. 
En  réservant  toujours  le  point  de  la  Grâce  et  en  se  gar- 
dant de  leur  rien  céder  à  cet  endroit,  Bossuet  professa 
jusqu'au  bout  la  plus  haute  estime  pour  Arnauld,  la' 
plus  profonde  considération  pour  Nicole.  Celui-ci  a  mé- 
rité cet  éloge  de  Bayle  lui-même  :  «  Parmi  tant  d'habiles 
gens  que  l'Église  romaine  peut  employer,  il  y  en  a  peu 
qui  sachent  manier  une  controverse  comme  lui^.  » 

accents  inconnus  à  l'auteur  de  la  Perpétuité;  il  a  su  mêler  à  ce 
ton  d'autorité,  dont  ne  peut  sans  doute  se  départir  un  fils  et  prêtre 
de  l'Eglise  catholique,  des  paroles  siuives  qui  sauvent  toute  dureté 
et  qui  sont  à  propos  surtout  lorsqu'on  veut  démontrer  et  persuader 
le  mystère  d'amour  •  «  Ces  hommes,  dit-il  en  un  endroit,  parlant 
des  ministres  protestant^,  ces  hommes  qui,  depuis  une  scission 
à  jamais  funeste,  sont  engagés  par  état  à  combattre  la  foi  de  l'É- 
glise, savent-ils  ce  qu'ils  font?  savent-ils  qu'ils  attaquent  la  croyance 
la  plus  féconde  en  bienfaits,  puisqu'elle  entrelient  en  tous  lieux 
l'esprit  de  dévouement  et  de  sacrifice?  Que  Celui  qui  fut  doux  et 
humble  de  cœur,  malgré  la  superbe  ingratitude  de  ceux  qu'il  ve- 
nait sauver,  écarte  de  notre  bouche  toute  parole  d'amertume 
contre  ces  infortunés  contempteurs  du  plus  beau  de  ses  dons!  el 
comment  pourrions-nous  leur  en  parler  autrement  qu'en  un  lan- 
gage plein  d'amour?  si  ce  langage  n'existait  pas,  on  l'inventerait 
pour  parler  de  l'Eucharistie;  mais  en  même  temps  une  doulou- 
reuse indignation  nous  presse  de  nous  élever  contre  leur  déplo- 
rable ministère.  Profondément  pénétré  de  ce  double  sentiment, 
nous  ne  saurions  comment  exprimer  cet  amour  triste  qu'ils  nous 
inspirent,  si  nous  ne  nous  rappelions  ce  mot  du  Christ  au  premier 
contempteur  du  mystère  de  foi,  ce  mot  si  tendre  et  si  accablant  : 
Que  faites-vous,  mon  ami?»—  Voilà  de  ces  accents  tels  que  Ni- 
cole, pur  dialecticien,  n'en  a  jamais,  Nicole  ni  Arnauld,  ni  aucun 
de  ceux  de  Port-Royal,  M.  Hamon  seul  excepté. 

1.  Bayle  faisait  ses  délices  de  ces  traités  de  controveisc  de  Ni- 


460 


PORT-ROYAL. 


Mais  il  en  faut  venir,  dans  cette  quantité  d'ouvrages 
qu'il  a  produits,  à  ce  qui  fait  l'honneur  durable  de  Ni- 
cole, à  ses  Essais  de  Morale,  desquels  je  ne  sépare  passes 
Littres,  Ils  vont  réparer,  je  Tespère,  l'échec  qu'a  pu  lui 
faire  éprouver  dans  notre  esprit  sa  méthode  de  contro- 
verse; nous  allons  retrouver  le  sage  chrétien,  le  mora- 
liste d'une  clairvoyance  finement  pénétrante  et  d'une 
gravité  à  propos  enjouée. 

cole,  qui,  par  les  contestations  qu'ils  soulevaient,  donnaient,  selon 
lui,  de  nouveaux  prétextes  aux  sceptiques  «  et  n'étoient  propres 
qu'à  fomenter  rirrésolulion  des  esprits  indifférents.  »  Ce  qu'il  y  a 
de  vraiment  faible  et  de  borné  dans  l'esprit  de  INicole,  c'est  de  ne 
s'être  jamais  douté  de  ce  résultat  possible,  et  d'avoir  cru  à  l'éter- 
nelle stabilité  de  la  table  de  jeu  sur  laquelle  il  engageait  ces  rudes 
parties  de  dialectique.  Il  y  avait  pourtant  dès  lors  des  spectateurs 
qui  souriaient  et  se  frottaient  les  mains.  Comment  pouvait-il  ne 
pas  le  voir,  lui  qui  cependant  a  écrit  :  «  La  grande bérésie  des  der- 
niers temps,  c'est  l'incrédulitc?  »  Comment  ne  soupçonnait-il  pas 
qu'en  amenant  chacun  à  juger  du  fort  et  du  faible  des  raisons  à 
l'occasion  d'une  chose  si  en  dehors  de  la  raison,  il  faisait  les  af- 
faires de  l'incrédulité? 


VIII 


Les  Essais  de  Morale;  leur  origine.  —  Ce  qu'ils  sont  pour  nous.  ~ 
Ce  qu'ils  étaient  pour  madame  de  Sévigné.  —  Défauts  de  Nicole 
moraliste.  —  Images  effroyables;  V  or  exiler  de  serpents. — Nicole 
juge  de  Pascal.  —  Nicole  depuis  la  Paix  de  rEglise.  —  Ses  loge- 
ments. ~  Ses  tournées  en  France.  —  Fuite  en  Belgique.  —  Di- 
vorce avec  Arnauld.  —  Lettre  à  l'archevêque  de  Paris.  —  Colère 
des  amis  et  lettres  fulminantes.  — Agréables  réponses.  — Nicole 
et  Arnauld  amis  à  la  mort  et  à  la  vie.  —  Apologie  de  Nicole; 
recette  pour  dormir. —  Lettres  de  parfait  moraliste.  —  Rentrée 
de  Nicole  en  France.  — Nicole  juge  de  M.  de  Saci.  —  Dernière 
controverse  sur  la  Grâce.  —  Retraite  finale  près  de  k  Crèche.  — 
Vieillesse  douce  et  honorée.  —  Mort  de  Nicole.  —  Ce  qui  a  man- 
qué à  son  talent. — Ce  qu'il  dit  des  femmes. 


Voltaire,  dont  la  moindre  parole  fait  autorité  en  ma- 
tière de  goût,  a  dit  de  Nicole  :  a  Ce  qa*il  a  écrit  contre 
les  Jésuites  n'est  guère  lu  aujourd'hui,  et  ses  Essais  de 
Morakj  qui  sont  utiles  au  genre  humain,  ne  périront 
pas  {ne  périront  pas  est  beaucoup  dire).  Le  chapitre  sur- 
tout des  Moyens  de  conserver  la  paix  dans  la  société  est 
un  chef-d'œuvre,  auquel  on  ne  trouve  rien  d'égal  en  ce 
genre  dans  l'Antiquité;  mais  cette  paix  est  peut-être 
aussi  difficile  à  établir  que  celle  de  Tabbé  de  Saint- 
Pierre.  »  Ce  traité  des  Moyens  de  conserver  la  paix  avec 


462 


PORT-ROYAL. 


les  hommss  est  également  esiiraé  un  chef-d'œuvre  par 
madame  de  Sévigné,  et  par  M.  de  La  Mennais,  qui  y 
joint  dans  une  même  recommandation  l'autre  petit  traité 
delà  Connoissance  de  soi-même.  Il  est  à  croire  cependant 
que,  lorsqu'ils  en  parlaient  ainsi.  Voltaire  et  M.  de  La 
Mennais  n'avaient  pas  relu  le  malin  les  deux  petits 
traités,  et  qu'ils  en  jugeaient  sur  une  impression  an- 
cienne. 

Des  treize  volumes  qu'on  a  recueillis  sous  le  titre 
à^Essais  de  Morale^  Daguesseau  ne  recommande  particu- 
lièrement à  son  fils  que  les  quatre  premiers  volumes, 
qui,  dit-il,  sont  plus  travaillés  que  les  autres  et  où  Ton 
peut  apercevoir  une  espèce  d'ordre  et  de  plan.  Je  join- 
drai à  ces  premiers  volumes  les  tomes  7  et  8  (ce  8*  est 
double) ,  qui  contiennent  les  Lettres ,  une  des  plus 
agréables  parties  de  Nicole.  On  trouve  aussi  de  fins  petits 
traités  dans  les  tomes  5  et  6  *. 

Le  premier  volume  des  Essais  parut  en  1671,  sous  le 
nom  de  Mombrigny,  et  les  autres  successivement.  L'au- 
teur prit  dans  le  second  et  le  troisième  le  nom  de  Chan- 
teresne;  mais  dans  le  quatrième  volume  qui  parut  en 
mars  1678,  il  cessa  de  mettre  aucun  de  ces  noms  pos- 
tiches, devenus  inutiles  par  la  renommée. 

Les  petits  traités  àe&  Essais  de  Morale  ont  été  composés, 
la  plupart,  selon  quelque  occasion  particulière  qui 
éveillait  chez  l'auteur  des  idées  qu'il  généralisait  : 

«  Il  la  faut  avertir,  dit-il  en  une  lettre  (et  pour  tranquil- 
liser une  certaine  sœur  Antoinette  qui  avait  cru  se  recon- 
naître), de  Thumeur  et  de  la  coutume  de  celui  qui  écrit  ;  car 
elle  est  assez  bizarre.  Il  ne  faut  souvent  qu'un  mot  pour  lui 
donner  lieu  de  concevoir  diverses  pensées,  sans  que  ces  pen-^ 

î.  Craindre  tout  dans  les  contestations  ;  le  Procès  injuste;  des 
Arbitrages;  le  Prisme;  surtout  si  on  les  rattache  aux  circon^ 
stances  particulières  de  la  vie  de  Nicole. 

f 


LIVRE  CINQUIÈME.  46  l 

sées  aient  aucun  rapport  à  la  rencontre  qui  les  a  faitnaitre, 
ni  qu'il  en  fasse  aucune  application  à  la  personne  qui  y  a 
donné  l'occasion.  Tous  les  discours  qui  sont  imprimés  (dans 
les  Essais  de  Morale)  ont  été  faits  en  cette  manière;  on  y 
avoit  d'abord  quelqu'un  en  vue  ;^  et  cette  personne  ayant 
donné  lieu  d'entrer  dans  un  discours  général ,  on  quitte  là 
celte  personne  qui  l'avoit  fait  naître.  » 

Il  dit  encore  ailleurs  : 

«  îl  y  a  plus  de  dix  ans  que  je  n'ai  d'autre  dessein  en  écri- 
vant que  de  m'occuper  (il  oublie  un  peu  ses  Controverses) 
et  d'appliquer  mon  esprit  à  certains  sujets  qui  me  parois- 
sent  utiles  pour  moi-même.  Ainsi  je  suis  payé  de  mon  tra- 
vail par  mon  travail  même,  et  quand  je  serois  tout  seul  au 
monde,  je  ne  ferois  pas  autre  chose  que  ce  que  je  fais.  Si  je 
pouvoislire  autant  que  je  le  voudrois  (il  ne  le  pouvait  à  cause 
de  sa  mauvaise  vue)  ou  que  j'eusse  une  autre  occupation,  on 
ne  verroit  guère  d'ouvrages  de  ma  façon;  car  je  ne  travaille 
guère  que  quand  je  n'ai  pas  autre  chose  à  faire.  J'aime 
néanmoins  mieux  m'occuper  en  cette  manière  que  d'écrire 
des  pensées  vagues  et  sans  ordre,  parce  que  cela  tient  plus 
l'esprit  en  haleine....  » 

Ainsi  les  Essais  de  Morale  sont  le  produit  naturel  et 
non  commandé  de  l'esprit  de  Nicole.  La  morale  chré- 
tienne redevenait  son  penchant  propre,  dès  qu'il  était 
vacant  des  disputes.  On  rapporte  que  de  tous  les  soli- 
taires de  Port- Royal,  il  n'en  était  aucun  dont  il  recher- 
chât plus  l'entretien  que  M.  Hamon,  et  qu'ils  causaient 
ensemble  surtout  de  morale,  des  Proverbes  et  de  la 
Sagesse  :  «  Ils  convenoient  de  principes  sur  cette  ma- 
tière, et  M.  Nicole  trouvoit  qu'il  composoit  plus  facile- 
ment sur  ce  sujet  lorsqu'il  avoit  conversé  quelque  temps 
avec  lui*.  »  — On  raconte  certaines  anecdotes  de  dis- 
traction et  de  rêverie  du  bon  Nicole,  tandis  qu'il  méditait 


î.  Goujet,  Vie  de  Nicole. 


464  PORT-ROYAL. 

par  les  rues  de  Paris  quelque  point  de  morale,  qui  font 
loiit  à  fait  penser  à  La  Fontaine*.  De  telles  marques  de 
vocation  promettent  beaucoup. 

Avouons-le  pourtant,  quand  on  aborde  les  Essais  de 
Morale  avec  un  esprit  d'aujourd'hui,  avec  des  habitudes 
modernes  et  au  sortir  des  lectures  de  notre  temps,  on  est 
vite  ennuyé.  Gela  semble  plein  de  redites^,  de  dévelop- 
pements inutiles,  de  lieux  communs  que  ne  relève  pas 
Texpression.  Le  fils  de  madame  de  Sévigné,  pensant  en 
particulier  au  traité  de  la  Connoissance  de  soi-même^ 
trouvait  que  c'était  «  distillé,  sophistiqué,  galimatias  en 
quelques  endroits,  et  surtout  ennuyeux  presque  d'un 
bout  à  Tautre^.  »  Ce  marquis  de  Sévigné,  qui  avait  le 
bon  sens  rapide  et  le  dégoût  prompt,  comme  il  arrive 
aux  suprêmes  délicats,  disait  encore  qu'avec  Nicole 
restomac  se  fatiguait  «  de  ce  trop  de  belles  paroles  (pas 
si  belles  vraiment  !),  et  que  c'étoit  comme  qui  mangeroit 
trop  de  blanc  manger,  ^  On  est  bien  plutôt  tenté  aujour- 
d'hui de  trouver  que  c'est  comme  qui  mangerait  trop  de 
pain  bis,  de  pain  rassis.  Le  mot  est  lâché,  —  par  d'autres 
il  est  vrai,  —  mais  je  ne  puis  le  contredire.  Nicole  peut 
encore  être  agréable  à  étudier,  il  est  décidément 
ennuyeux  à  lire.  Pour  aimer  encore  à  lire  Nicole,  et 
pour  croire  que  d'autres  s'y  plairont,  il  faut  être  d'un 
goût  aussi  fixe  et  aussi  stable  dans  les  admirations  du 

1.  a  On  raconte  encore  de  lui  qu'un  jour,  revenant  de  ville  chez 
madame  la  duchesse  de  Longue  ville,  il  prit  un  siège  près  du  lit 
delà  princesse  et  mit  sur  le  lit  tout  bonnement  et  sans  façon  son 
chapeau,  sa  canne  et  son  manchon  en  présence  de  toute  la  com- 
pagnie, qui  se  divertit  un  peu  aux  dépens  de  Monsieur  V Abstrait. 
(Besoigne,  Histoire  de  Port-Royal,  tome  V,  page26o.) 

2.  C'est  bien  votre  impression  aussi,  ô  le  plus  écrasant  et  le  plus 
osé  des  fils  de  Joseph  de  Maistre,  qui  avez  un  jour  écrit  de  Ni- 
cole :  «  ...  Nicole,  ce  moraliste  de  Port-Royal,  le  plus  froid,  le 
plus  gris,  le  plus  plomb ^  le  plus  insupportable  des  ennuyeux 
cette  grande  maison  ennuyée...,  » 


TJVRE  CINQUIÈME. 


465 


passé  que  le  sont  quelques  sages  et  bien  estimables 
esprits  de  notre  connaissance,  restés  fidèles  à  Tantique 
prud'homie*;  il  ne  faiit  être  ni  le  marquis  de  Sévigné, 
ni  Alêibiade  qui  de  son  temps  voulait  du  nouveau,  n'en 
fût-il  plus  au  monde,  ni  même  La  Bruyère.  Il  ne 
faut  pas  être  madame  de  La  Fayette,  qui  n'imitait  pas 
en  cela  sa  spirituelle  amie,  et  qui  portait  des  Essais  de 
Morale  un  jugement  peu  avantageux  ;  on  le  conçoit  par 
le  commerce  habituel  qu'elle  entretenait  avec  la  pensée 
plu:  exigeante  et  plus  fine  de  M.  de  La  Rochefoucauld. 
Mais,  quoiqu'il  me  soit  impossible  de  partager  à  aucun 
degré  l'enthousiasme  de  madame  de  Sévigné  pour  Ni- 
cole, je  crois  q'u'on  aura  profité,  même  en  matière  de 
goût,  si  Ton  parvient  à  le  relire  sans  trop  de  répulsion, 
à  ressaisir,  sous  le  premier  aspect  du  lieu  commun  de 
sermon,  ce  menu  détail  d'analyse  à  petit  bruit,  cette 
déduction  exactement  ingénieuse  qui,  à  la  longue,  si  l'on 
est  chrétien  sincère  et  convaincu,  s'infiltre  dans  l'esprit 
et  le  pénètre.  Il  a  un  filet  de  raisonnement  très-distinct 
et  délié  qu'il  ne  lâche  pas  ;  il  s'en  tire  avec  netteté,  finesse, 
et  parfois  avec  une  sorte  de  grâce.  Gela  pour  nous  sera 
encore  vrai  de  quelques-unes  de  ses  lettres.  Demeurer 
dans  Isicole  autrefois,  s'y  tenir  comme  au  mieux,  quand 
on  avait  Pascal  et  La  Rochefoucauld  déjà,  et  tout  k 
l'heure  La  Bruyère,  c'était  danger  de  n'avoir  pas  l'appétit 
très-vif  en  fait  de  goût  :  revenir  à  Nicole  avec  quelque 
intérêt  aujourd'hui  après  le  feu  des  épices  modernes, 
c'est  preuve  que  le  palais  n'est  pas  tout  à  fait  brûlé  et 
qu'on  a  préservé  quelques  qualités  saines.  En  un  mot, 
je  ne  dis  pas  qu'il  en  faille  revenir  le  moins  du  monde  à 
admirer  les  Essais  à  la  manière  de  madame  de  Sévigné, 

ï.  Choix  des  petits  Traites  de  Murale  de  Nicole ^  édition 
revue  par  M.  Silvestre  de  Saoy  (Teohener,  1857,  a^'ec  une  Int.' a- 
duction) . 

IV  —  30 


466 


f^ORt-ROYAL 


mais  je  dis  qu'il  faut  arriver  k  comprendre  la  manirTO 
dont  madame  de  Sévigné  admirait  les  Essais. 

Dès  que  le  premier  tome  paraît,  madame  de  Sévigné 
le  lit,  et  dès  la  première  phrase  elle  est  déjà  en  discus- 
sion animée  avec  sa  fille  :  «  L'orgueil  est  une  enflure  du 
cœur,  par  laquelle  l'homme  s'étend  et  se  grossit  en  quel- 
que sorte  en  lui-même.  »  Elle  accorde  à  sa  fille  que  ce 
mot  A' enflure  du  cœur  lui  déplaît*;  puis,  en  y  repensaut, 
elle  pardonne  à  ce  mot  en  faveur  du  reste,  et  elle  main- 
tient même  qu'il  n'en  est  point  d'autre  pour  expliquer  la 
vanité  et  l'orgueil  qui  sont  proprement  du  vent^.  Que 
d'éloges!  il  faut  les  entendre  par  sa  bouche  :  «  Ne  vous 
avôis-je  pas  dit  que  c'étoit  de  la  même  étoffe  que  Pascal? 
mais  cette  étoffe  est  si  belle  qu'elle  me  plaît  toujours; 
jamais  le  cœur  humain  n'a  été  mieux  anatomisé  que  par 
ces  Messieurs-là.  »  ~  «  Je  poursuis  celte  Morale  de 
Nicole  que  je  trouve  délicieuse  ;  elle  ne  m'a  encore  donné 
aucune  leçon  contre  la  pluie,  mais  j'en  attends,  car  j'y 
trouve  tout  ;  et  la  conformité  à  la  volonté  de  Dieu  me 
pourroit  suffire,  si  je  ne  voulois  un  remède  spécifique.  » 
—  «  Je  lis  M.  Nicole  avec  un  plaisir  qui  m'enlève^; 
surtout  je  suis  charmée  du  troisième  traité  des  Moyens 
de  conserver  la  paix  avec  les  hommes;  lisez-le,  je  vous 
prie,  avec  attention,  et  voyez  comme  il  fait  voir  nette- 
ment le  cœur  humain,  et  comme  chacun  s'y  trouve,  et 
philosophes,  et  Jansénistes  et  Molinistes,  et  tout  le 
monde  enfin.  Ce  qui  s'appelle  chercher  dans  le  fond  du 
cœur  avec  une  lanterne,  c'est  ce  qu'il  fait....  Pour  moi, 
je  suis  persuadée  qu'il  a  été  fait  à  mon  intention*  ; 
j'espère  aussi  d'en  profiter,  j'y  ferai  mes  efforts....  »  — 

1  Lettre  des  Rochers,  du  19  août  1671, 

2.  Lettre  da  2  septembre. 

3.  Aux  Uochtrs,  30  septembre. 

4.  Lottrc  fin  7  octobre 


LIVRE  CINQUIÈME. 


467 


Et  sur  les  actes  de  résignation  à  l'ordre  et  à  la  volonté 
de  Dieu  :  a  M.  Nicole  n'est-il  pas  encore  admirable  la- 
dessus?  j'en  suis  charmée,  je  n'ai  rien  vu  de  pareil.  Il 
est  vrai  que  c'est  une.  perfection  un  peu  au-dessus  de 
Thumanité  que  l'indifférence  qu'il  veut  de  nous  pour 
l'estime  ou  l'improbation  du  monde  ;  je  suis  moins 
capable  que  personne  de  la  comprendre  ;  mais  quoique 
dans  Texécution  on  se  trouve  foible,  c'est  pourtant  un 
plaisir  que  de  méditer  avec  lui  et  de  faire  réflexion  sur 
la  vanité  de  la  joie  ou  de  la  tristesse  que  nous  recevons 
d'une  telle  fumée  ;  et  à  force  de  trouver  ses  raisonne- 
ments vrais,  il  ne  seroit  pas  impossible  qu'on  s'en  servît 
dans  certaines  occasions.  En  un  mot,  c'est  toujours  un 
trésor,  quoi  que  nous  en  puissions  faire,  d'avoir  un  si 
bon  miroir  des  foiblesses  de  notre  cœur*.  »  On  croit 
qu'elle  a  tout  dit,  et  dans  la  lettre  suivante*,  elle  recom- 
mence :  a  Parlons  un  peu  de  M.  Nicole.  Il  y  a  longtemps 
{il  y  a  trois  jours)  que  nous  n'en  avons  rien  dit....  Devi- 
nez ce  que  je  fais,  je  recommence  ce  traité;  je  voudrois 
bien  en  faire  un  bouillon  et  ravaler....  Il  dit  que  l'élo- 
quence et  la  facilité  de  parler  donnent  un  certain  éclat 
aux  pensées  ;  cette  expression  m'a  paru  belle  et  nouvelle; 
le  mot  à' éclat  est  bien  placé  :  ne  le  trouvez-vous  pas  ?  » 
Cet  éloge  donné  au  mot  éclat,  si  bien  placé,  nous  est  la 
clef  de  l'admiration  de  madame  de  Sévigné  pour  ce  style 
qu'elle  trouvait  parfois  si  exquis,  que  nous  trouvons  le 
plus  s  ouvent  si  ordinaire  :  c'est  que  cela  était  plus  neuf 
alors  qu'il  ne  nous  semble  ;  c'est  qu'il  y  avait  une  appro- 
priation excellente  et  naïvement  franche  d'expression, 
qui  allait  droit  à  ce  goût  si  vif,  mais  resté  simple.  Elle 
persévère  dans  son  admiration  et  ne  se  refroidit  pas  aux 
volumes  suivants.  «  Rippert,  dit-elle  à  sa  fille*,  vous 

1.  Lettre  du  V  novembre. 

2.  Du  4  novembre. 

3.  Lettre  du  l^»"  décembre  1675 


468 


PORT-ROYAL. 


porte  un  troisième  petit  tome  des  Essais  de  Morale  qui 
me  paroît  digne  de  vous  :  je  n'ai  jamais  vu  une  force  et 
une  énergie  comme  il  y  en  a  dans  le  style  de  ces  gens- 
là;  nous  savons  tous  les  mots  dont  ils  se  servent,  mais 
jamais,  ce  me  semble,  nous  ne  les  avons  vus  si  bien 
placés  ni  si  bien  enchâssés....»  Et  encore*:  «Quel 
langage  !  quelle  force  dans  Y  arrangement  des  mois  I  on 
croit  n'avoir  lu  de  françois  qu'en  ce  livre.  Cette  ressem- 
blance de  la  charité  avec  Tamour-propre  et  de  la  modestie 
héroïque  de  M.  de  Turenne  et  de  M.  le  Prince  avec 
rimmilité  du  Christianisme  ...  Mais  je  m'arrête,  il  fau- 
droit  louer  cet  ouvrage  depuis  un  bout  jusqu'à  l'autre, 
et  ce  seroit  une  bizarre  lettre.  » 

N'admirez-vous  pas  les  variations  et  les  retours  sin- 
guliers de  la  langue  et  du  goût?  elle  parle  de  ce  style, 
pour  nous  si  terni  et  attristé  de  Nicole,  comme  nous- 
mêmes  nous  parlerions  du  style  le  plus  vif  et  le  plus 
rajeuui  d'un  de  nos  contemporains  en  possession  de 
plaire^. 

Au  reste,  ne  nous  le  dissimulons  pas,  ces  livres  de 
Nicole,  son  langage,  ses  tours  particuliers  ne  sont  pour 
madame  de  Sévigné  qu'une  manière  d'aller  surtout  à  sa 
fille  et  d'assaisonner  cette  conversation  continuelle 
au'elle  lui  adresse  à  deux  cents  lieues  de  distance.  Nicole 

1.  Le  12  janvier  1676. 

2.  Nicole  lui-même  se  rend  mieux  justice  et  se  met  à  sa  place 
pour  les  talents  quand  il  dit  :  «  Je  n'ai  point  du  tout  celui  de  réussir 
dans  les  ouvrages  qui  demandent  de  l'invention  et  de  la  beauté 
d'esprit,  où  il  faut  se  soutenir  de  soi-même  et  prêter  des  orne- 
ments à  ce  que  l'on  traite.  Il  faut  toujours  une  base,  et  qiiHl  y 
ait  quelque  chose  à  promer  et  à  démêler;  à  moins  de  cela,  je 
tombe.  »  (Lettre  LX XX I. )-—«  Gomme  il  y  a  des  peintres  qui,  ayant 
peu  d'imaginat'ion ,  donnent  à  tous  leurs  personnages  le  même 
visage,  il  y  a  aussi  des  gens  qui  écrivent  toujours  du  même  air, 
et  dont  l'allure  est  toujours  reconnoissable.  Personne  n*eut  jamais 
plus  ce  défaut  que  moi.  »  {Nouvelles  Lettrés,  LV.) 


LIVRE  GINQUIÈMEe  469 


n'est  là  que  comme  tout  autre,  comme  une  occasion, 
comme  un  ornement  dans  un  sentiment  principal  ou 
même  unique ,  comme  un  vase  pour  renvoyer  la  voix. 
Elle  en  use  à  tout  propos,  et  en  se  jouant,  et  d'uu  ton 
de  parodie  légère.  «  On  ne  peut  pas  vous  parler  j  lus  à 
bride  abattue  que  je  viens  de  faire  de  tout  mon  moi^ 
comme  dit  M.  Nicole.  »  Et  sur  la  mort  subite  de  M.  de 
Louvois  :  «  Le  voilà  donc  mort ,  ce  grand  ministre,  cet 
homme  si  considérable,  qui  tenoit  une  si  grande  place  ; 
dont  le  moiy  comme  dit  M.  Nicole,  étoit  si  étendu....  » 
Et  ailleurs  :  «  Je  ne  vous  dis  point  que  vous  êtes  mon 
but,  ma  perspective,  vous  le  savez  bien,  et  que  vous 
êtes  d'une  manière  dans  mon  cœur,  que  je  craindrois 
fort  que  M.  Nicole  ne  trouvât  beaucoup  à  y  circon- 
cire..,, »  Et  enfin  (car  elle  est  inépuisable)  :  «  J'admire 
souvent  l'honnêteté  de  ces  messieurs  dont  parlent  si 
plaisamment  les  Essais  de  Morale^  et  qui  sont  si  honnêtes 
et  SI  obligeants;  que  ne  font-ils  point  pour  notre  ser- 
vice? à  quels  usages  ne  ^  rabaissent-ils  pas  pour  nous 
être  utiles?  les  uns  courent  deux  cents  lieues  pour  porter 

nos  lettres,  les  autres,  etc  »  Et  tout  cela  parce  qu'un 

facteur  est  veuu  et  qu'on  a  une  lettre  de  madame  de 
Grignan.  Car  c'est  une  des  grandes  vanités  de  la  gloire 
de  l'écrivain,  et  que  Nicole  n'aurait  pas  négligé  de  re- 
marquer, que  le  plus  souvent  l'écrivain  le  plus  aimé, 
l'auteur  favori,  si  sérieux  qu'il  ait  voulu  être,  n'est  là 
que  comme  une  occasion  d'égaiement  et  d'allusions 
agréables  pour  ceux  qui  vivent  et  qui  s'entr'aiment. 
Ces  graves  Essais  de  Morale  me  semblent  ainsi  n'être 
guère  qu'un  frais  jasmin  ou,  si  l'on  veut,  comme  quel- 
que réséda  un  peu  sombre,  posé  sur  la  table  de  ma- 
dame de  Sévigné.  Elle  en  fait  de  temps  en  temps  dans 
sa  lettre  un  petit  parfum ,  elle  en  détache  un  brin  de 
fleur  pour  madame  de  Grignan. 

Je  ne  veux  pas,  après  madame  de  Sévigné ,  me  mêler 


470 


PORT-ROYAL. 


de  louer  Nicole  etranalyser;  nous  resterions  trop  loin 
de  compte.  J'avais  essayé  d'abord  de  détacher,  pour  les 
citer  ici,  quelques  passages  :  tout  considéré,  je  ne  puis 
pas  m'y  décider,  tant  ce  qui  a  paru  ingénieux  et  solide, 
élevé  et  piquant,  neuf  d'expression,  avec  de  l'imagina- 
tion dans  le  sensé,  nous  semblerait  ou  ordinaire^  ou 
pénible  et  subtil,  et  comme  tiré  par  les  cheveux.  Voie 
quelques  pensées  pourtant.  Il  s'agit  des  attaches  succes- 
sives, des  supports  provisoires  qu'essayent  de  se  donner 
les  hommes  : 

«  Nous  sommes  comme  des  oiseaux  qui  sont  en  l'air,  mais 
qui  n'y  peuvent  demeurer  sans  mouvement,  ni  presque  en 
un  même  lieu,  parce  que  leur  appui  n'est  pas  solide,  et  que 
d'ailleurs  ils  n'ont  pas  assez  de  force  et  de  vigueur  en  eux 
pour  résister  à  ce  qui  les  porîe  en  bas....  Il  faut  qu'ils  se 
remuent  continuellement,  et  par  de  nouveaux  battements 
de  l'air  ils  se  font  sans  cesse  un  nouvel  appui.  »  — 

«  Ce  que  nous  prenons  pour  course,  est  une  fuite;  pour 
élévation,  esi  une  chute;  pour  fermeté,  est  légèreté- 
Cette  immobilité  et  cette  roideur  inflexible  qui  paroit  en 
quelques  actions  n'est  qu'une  dureté  produite  par  le  vent 
des  passions  qui  enfle  comme  des  ballons  ceux  qu'elles  pos- 
sèdent. Quelquefois  ce  vent  les  élève  en  haut,  quelquefois  il 
les  précipite  en  bas.  Mais  en  haut  et  en  bas,  ils  sont  égale- 
ment légers  et  foibles.  » 

On  a  beau  dire,  et  j'ai  beau  essayer  de  raccourcir  en 
citant,  que  nous  sommes  loin  de  Pascal!  que  ces  ima- 
ges (surtout  si  l'on  continuait  de  citer)  sembleraient 
tirées  et  cherchées,  et  comme  on  voit  un  esprit  qui  s'est 
méthodiquement  accoutumé  à  prendre  la  nature  à  l'en- 
vers et  à  regarder  strictement  au  rebours,  à  contre-sens 
de  la  perspective  directe  habituelle  *  !  Chez  tous  les 

l.  d  Le  temps  de  cette  vie  est  proprement  un  temps  de  stupidité: 
toutes  nos  connoissances  y  sont  obscures,  sombres^  languissantes, 
SI  on  les  compare  à  ce  qu'elles  seront  au  moment  de  notre 
mort....  »  Voilà  ce  que  j'appelle  prendre  la  nature  et  la  vie  à 
l'envers. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


471 


chrétiens  conséquents  et  sévères,  cette  vue  au  rehow^s 
existe  ;  mais  chez  les  vraiment  grands  et  les  supérieui-*,, 
le  talent  vient  corriger  et  déjouer  cette  trop  continuelle 
exactitude  dans  Y  inverse  du  naturel  et  du  vrai  apparent; 
il  y  a  des  éclairs  qui  jaillissent  ;  de  grandes  images  heu- 
reuses viennent  traverser  et  revêtir  ce  qui  se  passe  uni- 
quement dans  la  sphère  invisible  et  dans  Tordre  de 
grâce;  la  nature  humaine  est  secouée  et  fouillée  à  une 
grande  profondeur,  même  quand  elle  peut  sembler  vio- 
lentée et  méconnue;  on  trouve  moyen  d'intéresser, 
d'attendrir  le  cœur,  même  en  le  froissant  et  le  révoltant 
lans  ses  penchants  :  chez  Nicole,  ce  qui  choque,  c'est  la 
tranquillité  de  déduction  et  la  justesse  de  mots  avec 
laquelle  ii  exprime  des  choses  étonnantes  ou  même  quel- 
quefois épouvantables*. 

Il  en  faut  donner  des  exemptes  et  ne  pas  craindre  de 
marquer  les  défauts  de  Nicole  moraliste  :  nous  réservons 
les  agréments  pour  la  fin.  Il  y  a  des  endroits  dans 
Nicole  qui  Tout  fait  passerpour  dur  et  qui  sont  affreux 
en  effet,  qui  feraient  concevoir  de  lui  l'idée  la  plus  con- 
traire à  ce  caractère  de  douceur  générale  relative  dont 
j'ai  parlé,  et  qu'il  offre  bien  réellement  au  sein  de  Port- 
Royal.  Dans  son  traité  De  la  Crainte  de  DieUy  il  règne 
une  vue  effroyable  du  danger  des  hommes  en  cette  vie 
et  du  grand  nombre  des  réprouvés  ;  Tauteur  s'est  complu 

1.  «  J'ai  lu,  je  ne  sais  où,  que  Nicole  avait  été  le  Rodriguez  de 
la  France  (Rodriguez,  auteur  des  Exercices  de  la  Perfection  et  des 
Vertus  chrétiennes).  J'ai  voulu  voir  Nicole^  mais  je  ne  l'ai  pas 
trouvé  à  comparer  à  Rodriguez.  Rodriguez  est  à  la  fois  plus  haut 
et  plus  bas.  La  sublimité  de  Rodriguez  le  fait  admirer;  mais  que 
peut-on  admirer  dans  Nicole?  Un  esprit  froid  le  ren  lait  propre  à 
la  critique;  mais  les  stupidités  que  pourrait  faire  excuser  l'exal- 
tation paraissent  plus  ridicules  dans  sa  bouche  raisonnable.  C'est 
un  peu  le  caractère  de  Port-Royal....  »  Je  n'affaiblis  rien.  —  C'est 
une  femme  d'esprit  qui  a  écrit  cela.  Que  madame  de  Sévigiié  et 
elle  s'arrangent  comme  elles  pourront I 


472 


POnT-ROYAL. 


à  nous  décrire  sous  toutes  les  formes  V horrible  massacre 
des  âmes  qui  se  fait  journellement  par  les  Démons  : 

«  Ainsi  le  monde  entier  est  un  lieu  d(.  supplices,  où  l'on 
ne  découvre  par  les  yeux  de  la  foi  que  des  effets  effroyables 
de  la  justice  de  Dieu,  et  si  nous  voulons  le  représenter  par 
quelque  image  qui  en  approche,  figurons-nous  un  lieu 
vaste,  plein  de  tous  les  instruments  de  la  cruauté  des  hom- 
mes, et  rempli  d'une  part  de  bourreaux,  et  de  l'autre  d'un 
nombre  infini  de  criminels  abandonnés  à  leur  rage.  Repré- 
sentons-nous que  ces  bourreaux  se  jettent  sur  ces  miséra- 
bles, qu'ils  les  tourmentent  tous  et  qu'ils  en  font  tous  les 
jours  périr  un  grand  nombre  par  les  plus  cruels  supplices  ; 
qu'il  y  en  a  seulement  quelques-uns  dont  ils  ont  ordre  d'é- 
pargner la  vie;  mais  que  ceux-ci  même,  n'en  étant  pas  as- 
surés, ont  sujet  de  craindre,  etc....  Quelle  seroit  la  frayeur 
de  ces  misérables,  qui  seroient  continuellement  témoins  des 
tourments  les  uns  des  autres,  etc....  Nous  passons  nos  jours 
au  milieu  de  ce  carnage  spirituel^  et  nous  pouvons  dire  que 
nous  nageons  dans  le  sang  des  pécheurs,  que  nous  en  som- 
mes tout  couverts ,  et  que  ce  monde  qui  nous  porte  est  un 
fleuve  de  sang,  » 

Mais  rien  n'égale  pour  le  raffinement  cette  autre  page 
du  traité  Des  quatre  dernières  Fins  de  l'Homme,  au  livre 
du  Jugemknl  et  de  V Enfer,  Il  s'agit  de  tous  les  péchés 
mortels  endormis  et  inconnus  à  chacun,  qui  se  réveille- 
ront pour  le  pécheur  àTheure  du  jugement  : 

«  Qu'on  s'imagine  donc  une  chambre  vaste,  mais  obscure, 
et  qu'un  homme  travaille  toute  sa  vie  à  la  remplir  de  vipè- 
res et  de  serpents;  qu'il  y  en  apporte  tous  les  jours  grande 
quantité ,  et  qu'il  emploie  même  diverses  personnes  pour 
l'aider  à  en  faire  amas;  mais  que  sitôt  que  ces  serpents  sont 
dans  cette  chambre,  ils  s'y  assoupissent  en  s' entassant  les 
uns  sur  les  autres,  en  sorte  qu'ils  permettent  même  à  cet 
homme  de  se  coucher  sur  eux  sans  le  piquer  et  sans  lui 
faire  aucun  mal;  que,  cet  état  durant  assez  longtemps,  cet 
homme  s'y  accoutume  et  n'appréhende  rien  de  cet  amas  de 
serpents;  mais  que,  lorsqu'il  y  pense  le  moins,  les  fenêtres 


LIVRE  CINQUIÈME. 


473 


de  cette  chambre  venant  à  s'ouvrir  tout  d'un  coup  et  à  lais- 
ser entrer  un  grand  jour,  tous  ces  serpents  se  réveillent  tout 
d'un  coup  et  se  jettent  tous  sur  ce  misérable  ,  qu'ils  le  dé- 
chirent par  leurs  morsures,  et  qu'il  n'y  en  ait  aucun  qui  ne 
lui  fasse  sentir  son  venin. 

«  Quelque  terrible  que  soit  cette  image ,  ce  n'est  qu'un 
foible  crayon  de  ce  que  font  ordinairement  les  hommes,  et 
de  ce  qui  leur  arrive  au  iour  de  leur  mort.  » 

Je  ne  veux  parler  que  d'après  Tinstinct  et  le  sens  mo- 
ral immédiat;  je  n'ignore  pas  assez  le  Christianisme  (ne 
le  connaîtrais-je  que  par  Port-Royal)  pour  reprocher 
à  un  chrétien  de  croire  aux  peines  de  TEnfer.  Nicole 
était  assurément  dans  son  droit  de  logicien  chrétien  quand 
il  a  écrit  cela;  mais  quelle  triste  imagination  !  quel  choix 
de  tableau  il  est  allé  faire,  et  quelle  singulière  applica- 
tion d'une  faculté  de  réflexion  froide  et  compassée  !  On 
admirera  une  scène  d'horreur  chez  Dante,  on  s*inclinera 
devant  une  menace  lugubre  chez  Pascal  :  on  ne  le  par- 
donne pas  à  Nicole,  à  cause  du  manque  de  passion.  Ce 
sont  ces  pages-là,  où  respire  et  suinte,  pour  ainsi  dire, 
à  chaque  mot  Tidée  de  tortures  éternelles,  qui  provo- 
quaient directement  Diderot  à  vouloir  écraser  Vinfâme, 
c'est-à-dire  la  chose  si  funeste,  selon  lui,  à  la  paix  natu- 
relle des  hommes.  Ce  terrorisme  spirituel  amène  forcé- 
ment une  réaction  en  faveur  du  Dieu  des  bonnes  gens. 
Le  fait  est  qu'un  homme  qui  a  écrit  de  ces  pages  dans 
de  petits  traités  destinés  à  être  lus,  le  soir,  en  famille 
avant  de  s'endormir,  commet,  sans  le  vouloir,  un  attentat 
permanent  sur  la  tendresse  des  imaginations  humaines. 
—  Peur  salutaire  1  dira-t-on.  —  Je  répondrai  :  Les  âmes 
tendres  en  pâtissent,  les  âmes  génére-uses  s'en  passent  ; 
et  quant  à  Sardanapale,  il  s'en  moque. 

M.  de  Pontchâteau  écrivait,  le  29  mars  1678,  à  sa 
sœur  la  duchesse  d'Épernon  : 

a  ...  Je  suis  tout  pénétré  d'un  livre  nouveau  des  quatre 


474 


PORT-ROYAL. 


Fins  de  l'Homme  qui  est  le  quatrième  volume  dos  Essais  de 
Morale.  Il  fait  grand'peur,  et  si  *  je  n'ai  pas  encore  lu 
plus  terrib'e,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  qui  est  VEnfer;  je  n'ensuiô 
qu'à  la  mort,  mais  ce  que  j'en  ai  vu  est  si  vif  qu'iLn'y  a  pas 
moyen  d'y  durer.... 

Nicole,  le  doux  Nicole  faisait  venir  la  chair  de  poule 
même  à  M.  de  Pontchâteau*. 

Nicole  est  plus  d'accord  avec  le  tempérament  que 
nous  lui  connaissons,  et  plus  semblable  à  lui-même 
quand  il  dit  ^  : 

«  Il  y  a  toujours  en  Dieu  des  entrailles  de  miséricorde 
pour  recevoir  les  pécheurs  s'ils  retournoient  à  lui,  et  s'ils 
se  convertissoient.  Son  sein  paternel  leur  est  toujours  ou- 
vert, et  ils  ont  toujours  tort  de  ne  se  pas  convertir.  Il  est  vrai 
que,  par  une  justice  secrète ,  Dieu  ne  croit  pas  devoir  changer 
la  volonté  corrompue  des  réprouvés^  mais  cette  volonté  de  jus- 
tice ne  détruit  point  cette  bonté  essentielle"^^  qui  est  la  loi  de 
Dieu  même,  et  sa  volonté  par  laquelle  il  est  prêt  à  rece- 
voir en  sa  grâce  tout  pêcheur  converti  et  qui  abandonne  ses' 
péchés,  et  par  laquelle  il  lui  ordonne  de  se  convertir.  C'est 
de  cette  bonté  que  procède  cette  patience  dont  parle  saint 
Paul,  qui  invite  les  pécheurs  à  la  pénitence.  S'ils  la  fai- 
soient,  la  miséricorde  de  Dieu  leur  seroit  ouverte,  et  ses 
grâces  couleroient  sur  eux  avec  abondance.  Ce  sont  eux  qui 
en  arrêtent  le  cours  et  qui  y  mettent  obstacle  ;  mais  elles  ne 
laissent  pas  d'être  toutes  prêtes  dans  ses  trésors,  i) 

Nulle  part  la  difficulté  de  concilier  la  Grâce  et  la 
liberté,  la  prédestination  et  la  bonté  divine,  ne  se  trahit 

1.  Et  pourtant...»  M.  de  Ponlchâteau  a  la  parole  légèrement  su- 
rannée. 

2.  Et  que  dites-vou^  do  cette  autre  gracieuse  idée  de  Nicole,  de 
faire  un  Traité  des  péchés  mortels  inconnus?  il  a  eu  tout  de  bon 
cette  idée  à  un  moment;  mais  il  paraît  que  quelque  autre  théolo- 
gien moraliste  l'avait  devancé. 

3.  Traité  de  la  Soumission  à  la  Volonté  de  Dieu, 

4.  Arrangez  cela  comme  vous  pourrez. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


475 


plus  irrécusablement  qu'en  ce  passage;  mais  du  moins 
on  y  voit  Nicole  ramer  de  toute  sa  force  pour  s'empêcher 
de  donner  contre  Técueil,  —  cet  écueil  dont  les  autres 
voulaient  faire  le  port,  selon  la  belle  expression  de 
Bossuet.  Il  a  composé  depuis  tout  un  système  de  la 
Grâce  universelle  pour  concilier  cela. 

Bien  que  disciple  de  Pascal  en  morale,  Nicole  n  est 
rien  moins  qu'un  disciple  asservi  :  il  a  ses  différences, 
ses  désaccords  même  avec  Pascal;  il  le  juge  une  fois 
presque  sévèrement.  Madame  de  La  Fayette  ayant  dit,  à 
propos  des  Pensées,  que  c'était  méchant  signe  pour  ceux 
qui  ne  goûteraient  pas  ce  livre  : 

«  Après  ce  jugement  si  précis,  écrit  Nicole  au  marquis  de 
Sévigné,  nous  voilà  réduits  à  n'en  oser  dire  notre  senti- 
ment, et  à  faire  semblant  de  trouver  admirable  ce  que  nous 
n'entendons  pas....  Pour  vous  dire  la  vérité,  j'ai  eu  jusques 
ici  quelque  chose  de  ce  méchant  signe.  J'y  ai  bien  trouvé  un 
grand  nombre  de  pierres  assez  bien  taillées  et  capables 
d'orner  un  grand  bâtiment,  mais  le  reste  ne  m'a  paru  que 
des  matériaux  confus ,  sans  que  je  visse  assez  Fusage  qu'il 
en  vouloit  faire.  11  y  a  même  quelques  sentiments  qui  ne  me 
paroissent  pas  tout  à  fait  exacts  et  qui  ressemblent  à  des 
pensées  hasardées  (et  il  en  produit  quelques-unes  en  exem- 
ple).... 

€  Je  pourrois,  ajoute-t-il,  vous  faire  plusieurs  autres  ob- 
jections sur  ces  Pensées  qui  me  semblent  quelquefois  un  peu 
trop  dogmatiques,  et  qui  incommodent  ainsi  mon  amour- 
propre,  qui  n'aime  pas  à  être  régenté  si  fièrement.  » 

Nicole  sent  bien  le  côté  par  où  les  Pensées  de  Pascal 
choquaient  d'abord  le  lecteur  :  et  il  ne  sentait  pas  le  côté 
par  lequel  ses  propres  traités  nous  offensent.  Sa  finesse 
de  moraliste  ne  Texempte  pas  de  cette  sorte  de  partialité 
naturelle  à  tous  les  hommes. 

La  vérité  est  que  Nicole  avait  le  ton  volontiers  différent 
de  celui  de  Pascal;  il  aime  à  citer  ce  mot  d'un  saint  à 
ses  religieux  :  «  Omnis  sermo  vesler  dubilationis  sale  $il 


476 


PORT-ROYAL. 


conditus  (assaisonnez  tous  vos  discours  par  le  sel  du 
doute,  qui  corrige  le  dogmatique  et  le  décisif).  » 

Il  avait,  dis-je,  le  ton  différent,  et  quelquefois  ua 
peu  aussi  la  méthode  :  dans  son  Discours  sur  rexistence 
de  Dieu  et  IHmmortalité  de  Vâme^  en  reconnaissant  les 
preuves  naturelles  comme  insuffisantes,  il  les  juge  pour- 
tant solides  et  proportionnées  à  certains  esprits  :  Il  y 
en  a  d'abstraites  et  de  métaphysiques,  ajoute-t-il,  et  je 
ne  vois  pas  qu'il  soit  raisonnable.de  prendre  plaisir 
à  les  décrier.  »  —  Nicole,  par  ce  côté,  mène  à  Da- 
guesseau. 

La  portion  la  plus  originale,  la  plus  délicate  et  la  plus 
intime  des  Essais,  à  les  bien  comprendre  (et  je  dis  ceci 
pour  les  esprits  modestes  qui  ne  dédaigneront  pas  de 
les  parcourir),  est  celle  qui  concerne  les  amitiés  infidèles 
des  hommes,  leurs  jugements  téméraires,  leurs  soupçons 
injustes,  tous  ces  défauts  des  gens  de  bien  eux-mêmes, 
avec  lesquels  il  faut  s'accommoder.  Nicole  en  avait 
beaucoup  souffert,  et  il  ne  cessait  d'y  réfléchir  :  c*était, 
dans  toutes  ses  dernières  années,  sa  pensée  la  plus  fa- 
milière et  la  plus  voisine  de  son  cœur.  Nicole,  en  efi^t, 
nous  offre  l'exemple  le  plus  parfait  de  l'inégalité  dans 
ces  alliances  et,  pour  ainsi  dire,  dans  ces  mariages  d'in- 
telhgence  entre  un  esprit  supérieur  et  plus  vigoureux 
d'une  part  (comme  l'était  celui  d'Arnauld),  et  de  l'autre 
un  esprit  moindre  sans  doute,  mais  plus  délicat  aussi  et 
à  certains  égards  supérieur  (comme  était  le  sien),  un 
esprit  qui  est  subordonné  et  qui  souffre,  soit  qu'il 
demeure,  soit  qu'il  se  sépare.  Il  eut  besoin  de  tout  son, 
christianisme  pratique  pour  ne  pas  être  aigri.  Les  plus 
distingués  de  ses  petits  traités,  et  celui  de  / 1  Paix  à  con- 
server avec  les  hommes,  se  rapportent  à  cette  habituelle 
et  douloureuse  pensée. 

En  avançant  dans  la  vie  de  Nicole,  nous  retrouverons 
ce  fonds  de  pensée  constant.  La  suite  de  cette  vie  nous 


LIVRE  CINQUIÈME.  477 

ramènera  h  quelques-unes  de  ses  Leitresqui  restent  pour 
nous  la  meilleure  partie  des  Essais. 

En  1671,  au  moment  où  il  achevait  le  premier  tome 
des  Essais,  on  le  voit  établi  à  Tabbaye  de  Saint-Denis, 
dans  un  logement  qu'il  doit  à  l'amitié  du  cardinal  de 
Retz,  abbé  commendataire.  Nicole  avait  assez  souffert 
des  petits  propos  et  des  petites  dissensions  internes  de 
Port-Royal  pour  ne  pas  vouloir  s'y  aller  loger  tout  à 
fait  ;  et  il  avait  cette  retraite  à  Saint-Denis  pour  s'isoler 
au  besoin,  pour  y  vivre  plus  indépendant  quand  il  le 
voulait.  —  A  Paris  il  avait  un  logement  au  faubourg 
Saint- Jacques  dans  ce  qu'on  appelait  les  Écuries  de  la 
duchesse  de  Longueville,  à  proximité  de  cette  princesse 
qui,  lorsqu'elle  n'était  pas  à  Port-Royal  des  Champs, 
occupait  elle-même  un  corps  de  logis  dans  la  première 
cour  des  Carmélites. 

Le  chapitre  des  logements  de  Nicole  n'est  pas  le 
moins  curieux  de  son  histoire  et  nous  représente  assez 
bien  les  perplexités  de  son  esprit.  Aussitôt  après  la  paix 
de  l'Église,  et  six  semaines  après  la  conclusion,  Nicole, 
tout  occupé  de  recouvrer  sa  liberté  et  de  constater  qu'il 
n  était  plus  engagé  nécessairement  avec  M.  Arnauld, 
qu'il  en  était  une  personne  distincte  et  séparable,  s'en 
alla  à  Troyes  comme  s'il  eût  voulu  s'y  retirer,  et  il  évita 
pendant  les  dix  années  qui  suivirent  «  de  contracter  au- 
cune union  fixe  de  demeure  avec  lui.  »  Logeant  à  Paris 
l'hiver,  il  tâchait  d'en  sortir  tous  les  étés  pour  les  passer 
dans  quelque  ville  assez  distante,  Troyes,  Chartres, 
Beauvais,  etc.  Cependant  il  était  rattiré  vers  Arnauld  et 
par  Tamitié  et  par  l'habitude,  et  par  cette  opinion 
qu'avaient  tous  les  amis,  que  Nicole  et  M.  Arnauld,  c'était 
une  même  chose.  Ils  continuaient  d'être  associés  indis- 
solublement dans  les  jugements  des  hommes,  et  rien 
n'avertissait  d'une  diminution  de  lien.  Ainsi,  dans  l'au- 
tomne de  1671,  ils  allèrent  à  Angers  de  compagnie.  On 


47Ô 


PORT-nOYAL. 


a  leur  itinéraire.  Ils  partirent  de  Paris  dans  le  carrosse 
de  madame  Angran,  passèrent  trois  jours  k  Duretalcliez 
le  duc  de  Liancourt,  s'arrêtèrent  k  La  Flèche  où  ils  visi- 
tèrent le  collège  des  Jésuites,  allèrent  de  là  au  Verger, 
terre  du  prince  de  Guémené.  Ce  n'étaient  pas  des 
voyages  de  purs  et  rudes  pénitents  comme  ceux  de  M.  Le 
Maître  ou  de  M.  Hamon.  —  On  voit  aussi  Nicole  avoir 
Tœil,  dans  ses  excursions,  aux  curiosités  naturelles,  aux 
singularités  des  lieux  oii  il  passait. 

Nicole  fit,  en  1676,  un  autre  voyage  plus  long  vers 
révêque  d'Aletli,  à  qui  il  voulait  particulièrement  s'ou- 
vrir sur  ce  qu'on  le  pressait  d'entrer  plus  avant  dans  les 
ordres.  Il  s'y  rendit  par  Lyon,  Avignon,  Nîmes;  il  s'ar- 
rêta au  retour  k  Grenoble  et  y  vit  l'évêque  Le  Camus 
(depuis  cardinal),  l'ancien  libertin  converti,  et  qui  avait 
pris  pour  modèle  le  vénérable  Pavillon.  Nicole  visita  avec 
le  prélat  la  Grande-Chartreuse*.  Il  alla  aussi  k  Cham- 
béry,  oii  était  alors  le  cardinal  de  Retz  qui  Taccueillit 
avec  amitié,  puis  à  Annecy,  où  il  vit  l'évêque  de  Genève, 
M.  d'Aranthon,  et  fit  ses  dévotions  au  tombeau  de  saint 
François  de  Sales.  Cette  tournée  devint  plus  tard  l'objet 
de  mille  sottes  et  méchantes  accusations  dans  lesquelles 

1 .  Nous  avons,  par  M.  Le  Camus  lui-même,  des  nouvelles  de  la 
visite  de  Nicole.  Cet  évêque,  que  ses  lettres  nous  montrent  homme 
d'esprit^  écrivait  à  l'abbé  de  Pontcbâteau,  à  cette  occasion  : 

t       «  A  Chartreuse,  6  août  1676. 

«  Nous  avons  ici  M.  Nicole  qui  m'a  beaucoup  consolé  par  les  chose 
qu'il  m'a  dit  {sic)  de  vous  et  de  vos  amis;  j'ai  été  très-édifié  de  ses  entre 
tiens  et  des  dispositions  où  il  est.  Il  revenoit  d'AIeth  et  m'a  dit  des  nou- 
velles de  ce  prélat  (M.  Pavillon)  et  delà  fermeté  avec  laquelle  il  a  reçu 
la  dernière  touche  que  Dieu  lui  a  fait  sentir  au  sujet  de  la  Régale. 

«  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  le  retenir  (M.  Nicole)  quelque  temps,  comp 
tant  comme  un  très-grand  avantage  de  ])ouvoir  conférer  avec  une  per 
sonne  aussi  éclairée  et  dont  les  lumières  sont  si  pures  ;  niais  j'appréhende 
que  la  pénitence  que  je  lui  ai  fait  faire  ne  l'ait  obligé  de  décamper  quel 
qucs  jours  plus  tôt  qu'il  n'rvoit  projeté.  Si  c'est  un  très-bon  auteur,  c'est 
un  des  plus  méchants  cavaliers  qui  soient  au  monde,  et,  à  voir  la  peine 
qu'il  a  de  monter  à  cheval  et  d'aller  par  nos  rochers,  je  me  crois,  tout 
indigne  ({ue  je  suis,  plus  propre  à  être  en  ce  poste  ici  que  lui.  » 


LIVRÉ  CINQUIÈME. 


479 


on  faisait  de  Nicole  le  diplomate  voyageur  du  JanséDisme, 
et  «  qui  alloit  chez  les  évêqucs  pour  les  sonder,  pour  leur 
inspirer  ses  sentiments  s'il  pouvoit.  »  Il  prêtait  peut-être 
à  ces  propos  par  un  mélange  de  curiosité  un  peu  vive  et 
de  mystère.  Il  voyait  volontiers  les  gens,  s'engageait  de 
conversation  avec  eux  à  la  rencontre,  dînait  à  la  même 
table,  ne  haïssait  même  pas  de  discuter  de  saint  Augus- 
tin et  des  questions  du  jour,  se  développait  en  homme 
d'esprit,  faisait  que  tous  se  demandaient  :  Quel  est  donc 
cet  ecclésiastique  d'un  savoir  si  éminent  ?  et  les  quittait 
sans  se  nommer  à  eux  et  sans  se  faire  connaître.  Tel  je 
me  figure  Nicole  en  voyage,  les  jours  d'aventure,  d'après 
les  divers  récits  que  j'ai  pesés  et  balancés. 

Peu  après  son  retour  d'Aleth,  un  orage  se  forma 
Dans  les  premiers  mois  de  Tannée  1677,  les  évêques 
d'Arras  (M.  de  Rochechouart)  et  de  Saint-Pons  (M.  de 
Montgaillard)  résolurent  de  déférer  au  nouveau  Pape 
Innocent  XI,  quelques  propositions  scandaleuses  des 
casuistes  relâchés  :  ils  s'adressèrent  à  Nicole,  le  rédac- 
teur en  renom,  et  le  sollicitèrent  d'écrire  la  lettre  ;  il 
refusa;  on  fit  intervenir  madame  de  Longueville,  et 
Nicole  prêta  sa  plume  et  son  beau  latin.  On  le  sut,  et 
cela  fut  pris  pour  une  infraction  à  la  trêve.  Le  roi 
i  ordonna  à  M.  de  Pomponne,  secrétaire  d'État,  d'écrire 
à  M.  Arnauld  son  oncle  que  Sa  Majesté  avait  été  satis- 
faite jusque-là  de  sa  conduite  et  de  celle  de  M.  Nicole, 
mais  qu'elle  en  recevait  maintenant  des  plaintes  de 
toutes  parts  et  qu'on  les  soupçonnait  de  vouloir  réveiller 
les  contestations.  Nicole  un  peu  effrayé  quitta  Paris, 
alla  à  Chartres,  puis  à  Troyes,  dont  il  affectionnait  le 
séjour,  puis  à  Beauvais  où  il  avait  un  petit  bénéfice  dû 
à  l'amitié  de  l'évêque,  M.  de  Buzànval*.  11  cherchait  à 
ç^e  faire  oublier.  Mais  les  morts  de  madame  de  Longue- 


1.  Un  de  ces  Bénéfices  qu'on  appelait  à  simple  tonsure. 


480 


PORT-ROYAL. 


ville,  du  cardinal  de  Retz  et  de  M.  de  Buzarîval  qui  arri- 
vèrent coup  sur  coup  en  Tannée  1679,  Tallaient  priver 
de  ses  trois  petits  asihs,  à  Tabbaye  de  Saint-Denis,  aux 
Écuries  de  madame  de  Long ueville  ,  faubourg  Saint-Jac- 
ques, et  à  son  petit  bénéfice  de  la  chapelle  Saint-Nicolas 
à  Beauvais.  Madame  de  Longueville  mourut  la  première 
(avril  1679)*.  La  persécution  contre  Port-Royal  recom- 
mençait. Il  en  apprit  la  nouvelle  à  Beauvais  où  il  était 
alors  (mai).  Il  crut  entendre  les  accusations  renaître  plus  | 
vives  contre  lui,  au  sujet  de  la  lettre  qu'il  avait  rédigée  s 
au  nom  des  deux  évêques,  il  y  avait  près  de  deux  ans. 
Quelques  amis  prudents  craignaient  qu'il  ne  fût  menacé 
de  quelque  chose  de  pire  que  Texil.  Il  jugea  plus  sûr 
alors  de  quitter  le  royaume  et  passa  à  Bruxelles,  où 
M.  Arnauld  le  rejoignit.  Mais  quand  celui-ci  parla  de 
pousser  jusqu'en  Hollande,  Nicole,  on  le  sait,  renonça.  , 
Il  avait  cinquante -quatre  ans;  il  était  lassé,  infirme, 
travaillé  d'asthme  ;  il  ne  voulait  plus  ici-bas  qu'un  gîte 
obscur,  unnid.  Il  faut  lui-même  l'entendre  aulong  dans  > 
son  doux  et  pacifique  gémissement,  Après  cette  sépara- 
tion d'avec  Arnauld  pour  laquelle  il  fut  très-blâmé  des 
amis  de  Paris,  étant  allé  de  Bruxelles  à  Liège,  puis,  en  ^ 
remontant  la  Meuse,  à  Sedan,  il  écrivait,  de  Tabhaye  de 
Châtillon  où  il  était  en  décembre  1679,  à  une  dame  de 
ses  amies  bel  esprit  et  dévote,  madame  de  Saint-Loup^  : 

1.  Voir  kVA'ppendice  une  petite  histoire  concernant  Nicole,  et  ! 
qui  se  rapporte  à  la  dernière  année  de  la  vie  de  madame  de  Lon- 
gueville. i 

2.  Madame  do  Saint-Loup  ,  souvent  nommée  dans  les  Gorrespon-  ! 
dances  jansénistes,  était  une  des  afliuces  actives  et  considérables 
de  ces  Messieurs  dans  le  faubourg  Saint-Jacques.  Ancienne  amie 
du  secrétaire  du  Cabinet,  Langlade,  on  lit  sur  elle  et  l'on  entre-  I 
voit  d'étranges  choses  dans  les  Mémoires  de  Gourville.  Cela  a  Tair  i 
d'une  mystification.  Elle  lit  si  bien  qu'elle  ratlaclia  son  ancien  aiiii,. 
trcspeu  converti,  à  l'orUUoyal  ;  elle  s'était  arrangée  pour  garder 
sou  empire  sur  lui  ,  tout  en  se  raccommodant  avec  Dieu  :  elle  lui 


LIVRE  CINQUIÈME. 


e  Puisque  tout  ie  monde  me  lapide,  et  qu'on  ne  vous  dis- 
tingue point  en  cela  des  autres,  il  seroit  peut-être  bon,  Ma- 
dame, de  savoir  de  quelle  grosseur  sont  les  pierres  que  vous 
me  jetez,  afin  de  juger  par  là  s'il  y  a  sûreté  à  vous  aborder 
par  une  lettre,  et  si  cela  ne  m'attireroit  point  quelque  pierre 
capable  de  m'écraser  tout  d'un  coup  :  car  vous  savez  que  je 
ne  m'expose  pas  volontiers  aux  coups,  et  que  je  ne  fis  ja- 
mais profession  d'intrépidité.  Néanmoins,  comme  jusqu'ici 
vous  ne  m'avez  pas  donné  lieu  de  vous  croire  des  plus  mau- 
vaises, j'ai  pensé  que  je  pourrois  prendre  le  hasard  d'es- 
suyer quelques-uns  de  vos  coups  en  vous  écrivant ,  et  afin 
i[ue  vous  ne  craigniez  rien  de  ma  part,  je  vous  déclare  que 
quoique  j'aia  de  mon  côté  un  tel  amas'de  pierres  autour  de 
moi ,  qu'il  semble  qu'il  y  en  ait  de  quoi  repousser  tout  le 
genre  humain ,  je  ne  daignerois  pas  néanmoins  en  jeter  à 
personne,  non  pas  même  à  ceux  qui  viennent  m'en  accabler 
dans  mon  désert,  parce  que  les  gens  me  paroissent  avoir  la 
tête  à  l'épreuve  de  mes  pierres,  qui  ne  sont  que  des  raisons, 
en  cela  différentes  de  celles  qu'on  me  jette,  qui  ressemblent 
fort  à  des  injures.  » 

G'est  là  du  bon  Nicole,  enjoué,  agréable,  du  Nicole 
quand  il  est  laissé  à  lui-même,  à  son  propre  naturel,  et 
sans  système.  Toute  sa  lettre  (et  il  en  écrivit  vers  ce 
temps  un  grand  nombre  qui  roulent  sur  ce  même  sujet 
de  ses  tribulations)  est  de  ce  ton  fin,  adouci;  la  moralité 
y  perce  à  demi  sous  la  plainte.  Il  y  glisse  un  conseil  à 
madame  de  Saint-Loup,  dont  le  faible  était  de  ne  pou- 
voir se  passer  des  conversations  brillantes  : 

a  il  est  bon,  Madame,  d'accoutumer  le  corps  aux  viandes 
communes  et  qu'on  trouve  partout,  pour  n'être  pas  miséra- 
ble quand  on  n'a  pas  ce  qu'on  se  seroit  rendu  nécessaire  :  il 
-est  bon  aussi  d'accoutumer  son  esprit  aux  esprits  com- 

fit  faire  quelque  donation  avant  de  mourir,  et  on  lit  dans  les  Jour- 
naux manuscrits  du  mona..tcre  que,  le  mercredi  11  novembre  1680, 
on  fit  dans  l'église  des  Champs  un  service  pour  M.  de  Langlade, 
M,  de  Blancmériil,  etc.,  «  toutes  personnes  décédées  depuis  peu, 
et  ri  qui  la  Maison  a  obligation»  » 

IV  -  31 


482 


PORT-ROYAL. 


muns,  et  de  pouvoir  se  passer  de  M.  de  Trévillo,  de  M.  Du 
Bois  et  de  M.  de  La  Chaise*,  et  enfin  de  se  défaire  de  l'idée 
de  la  nécessité  de  toutes  ces  choses.  Je  ne  saurois  m'em- 
pêcher  de  vous  faire  faire,  sur  cela,  réflexion  touchant  ce 
qui  m'est  arrivé  cette  année  en  Tespace  de  six  mois.  Pavois 
trois  petits  établissements,  l'un  à  Paris,  l'autre  à  Saint-Denis, 
l'autre  à  Beauvais,  et  j'étois  meublé  dans  tous  ces  trois 
lieux,  très-petitement  à  la  vérité,  mais  tout  est  grand  à 
ceux  qui  ne  le  sont  pas.  La  mort  de  trois  personnes  m'a 
privé  de  tous  les  trois  lieux,  et,  outre  l'appui  que  j'ai  perdu 
en  leur  personne,  je  suis  exclu  de  ces  trois  demeures  et  ré  • 
duit  à  n'en  avoir  plus  de  fixe.  Rien  n'est  plus  contraire 
à  mon  humeur  que  les  changements  de  lieu ,  les  visages 
nouveaux,  les  nouvelles  connoissances  :  il  a  fallu  cependant 
essuyer  ces  changements  plus  d'une  fois  tous  les  mois,  et  je 
ne  me  suis  point  vu  en  lieu  d'où  je  n'eusse  un  sujet  raison- 
nable de  craindre  d'être  forcé  de  sortir,  et  dont  je  ne  sois 
sorti  en  effet..  On  me  disoit  en  un  iieu  qu'il  y  avoit  un  prési- 
dent qui  me  pourroit  faire  une  pièce  :  ailleurs  on  me  faisoit 
appréhender  le  gouverneur.  Mais  ce  qui  m'a  été  toujours 
le  plus  formidable  partout,  a  été  le  dégoût  et  la  timidité 
de  mes  hôtes.  Au  lieu  des  gens  que  vous  savez  que  je  voyois 
à  Paris,  j'ai  été  réduit  premièrement  à  des  personnes  auprès 
de  qui  ni  mon  latin,  ni  mon  françois,  ni  tout  ce  que  je 
pouvois  savoir  en  quelque  art  et  en  quelque  science  que  ce 
fût,  ne  sorvoit  de  rien.  Ensuite  j'ai  été  assez  longtemps 
avec  les  charrons  et  les  bateliers  pour  apprendre  parfaite- 
ment leurs  mœurs  et  leurs  coutumes;  et  enfin  me  voilà 
réduit  à  n'avoir  de  conversation  qu'avec  les  chênes  et  les 
hêtres.  Je  crains  assez  les  fatigues  et  les  incommodités  du 
corps  :  j'en  ai  éprouvé  de  toutes  sortes  et  d'assez  pénibles, 
sans  que  j'eusse,  ni  que  je  m'imaginasse  personne  qui  m'en 
plaignit.  J'étois  dans  le  monde  sur  un  certain  pied  qui  ne 
blessoit  pas  toul  à  fait  l'amour-propre;  si  je  n'apercevois 
pas  dans  les  gens  que  je  voyois  de  grands  sentiments  dVs- 

l.  Autrefois  dans  sa  juaiie.^se,  cL  sous  sa  première  forme  ga- 
lante, c'était  de  M.  de  Vardes,  de  M.  de  Caudale,  de  M.  de  SaiiU- 
Évremond,  que  madame  de  Saint-L'jup  aurait  eu  j)eino  à  se  passer. 
(Vuii-  (hiris  les  Œuvres  de  Sainl-Évremond  la  Conversation  avec  le 
duc  de  Caudale) 


LIVRE  CINQUIÈME. 


483 


lime  et  d'affection,  je  n'y  voyons  pas  aussi  de  grands  senti- 
ments de  mépris,  ni  des  reproches  bien  durs.  Je  me  con- 
tentois  assez  de  ce  degré  et  n'en  voulois  pas  davantage. 
Cette  rè/putaiion  s  est  envolée  comme  des  oiseaux  dont  on  laisse 
la  cage  ouverte.  Il  a  plu  au  monde  de  m'en  dépouiller,  et 
mes  amis  y  ont  consenti  le  plus  bonnement  du  monde.  Ja- 
mais vous  ne  vîtes  personne  plus  abandonné,  et  à  la  défense 
de  qui  moins  de  personnes  se  soient  intéressées.  Je  n'ai  pu 
même  obtenir  de  personne  qu'il  suspendit  son  jugement,  et 
qu'il  supposât  que  je  pouvois  avoir  eu  quelque  raison. 

oc  Vous  me  demanderez  sans  doute  comment  on  vit  dans 
tous  ces  états,  et  comment  l'esprit  s'y  trouve.  Je  vous  ré- 
ponds en  un  mot,  Madame,  que  soit  dureté,  soit  philosophie, 
soit  persuasion  que  j'obéissois  à  la  volonté  de  Dieu,  je  ne  me 
suis  jamais  trouvé  en  ma  vie  dans  une  situation  plus  tran- 
quille, ni  même  plus  disposé  à  la  joie.  Ce  n'est  pas  que  je 
me  fie  à  ce  calme,  et  que  je  ne  sois  convaincu  qu'ayant  souf- 
fert sans  beaucoup  de  peine  des  états  assez  durs,  je  puis  être 
abattu  et  renversé  par  les  petits  accidents;  mais  j'ai  toujours 
sujet  d'en  conclure  que  la  cause  de  notre  foiblesse  est  plus 
dans  nous-mêmes  que  dans  les  choses  extérieures,  et  que 
nous  nous  en  grossissons  de  beaucoup  l'idée.  Car  qui  m'au- 
roit  dit,  il  y  a  six  mois,  qu'il  falloit  mo  résoudre  à  n'avoir 
plus  ni  feu  ni  lieu,  à  être  à  charge  à  tout  le  monde,  à  chan- 
ger continuellement  de  demeure,  à  être  décrié  et  condamné 
par  les  gens  du  monde  et  par  les  amis,  d'un  consentement 
mutuel,  a  n'être  plaint  ni  défendu  de  personne,  à  coucher 
sur  la  paille  avec  la  fièvre,  dans  des  trous  creusés  sous  les 
rochers  de  la  Meuse  :  en  vérité  cela  m'auroit  fait  peur.  Ce- 
pendant cela  est  passé,  et  n'est  pas  si  grande  chose  qu'on 
pourroit  croire.  Je  suis  encore  comme  un  oiseau  sur  la  bran- 
che sans  savoir  oii  aller,  mais  je  ne  regarde  plus  cela 
comme  un  si  grand  mal.  Peut-être  que  ce  que  je  crains  n'ar- 
rivera pas;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  m'en  mets  pas  en 
peine.  Je  demeurerai  ici,  si  je  puis,  en  repos  jusqu'au  prin- 
temps; sinon,  j'en  sortirai,  s'il  plaît  à  Dieu,  fort  en  paix.  Je 
conclus  de  tout  cela  qu'il  vous  en  arrivera  de  même,  si  vous 
êtes  jamais  réduite  à  vous  passer  de  Paris ,  et  que  vous  ne 
regarderez  pas  cet  éloignement  comme  une  fort  grande 
chose.  C'est  le  but  et  la  moralité  do  ma  lettre,  s 


484 


PORT-ROYAL. 


Àinsi  se  plaint  Nicole  quand  il  est  au  plus  bas  dans  le 
malheur  et  la  mésaventure,  et  réduit  à  Tétat  de  Job.  — 
Voulez- vous  connaître  la  note  intime  de  Tâme  de  chacun? 
Écoutez-le  quand  il  est  en  cet  état  de  Job. 

Cette  lapidation  dont  il  a  parlé  en  commençant  avait 
surtout  été  causée  par  sa  lettre  h  Tarchevêque  de  Paris, 
M.  de  Harlai.  En  effet,  dans  le  même  temps  qu'il  se 
séparait  d'Arnauld,  Nicole  avait  pensé  à  rentrer  en 
grâce  auprès  de  son  archevêque.  Il  avait  écrit  à  M.  de 
Harlai,  comme  aurait  pu  faire  le  plus  simple  clerc,  tout 
un  exposé  sincère  de  sa  conduite,  avait  expliqué  naïve- 
ment la  part  qu'il  avait  prise  à  la  lettre  des  évêques  de 
Saint-Pons  et  d'Arras,  et  comment  il  y  avait  été  amené. 
11  se  montrait  d'ailleurs  tel  qu'il  était,  n'ayant,  depuis 
des  années  déjà,  d'autre  désir  que  de  penser  à  son  salut, 
en  se  tenant  à  Técart  des  contestations,  et  de  passer  sa 
vie  dans  l'étude  et  dans  la  prière  :  «  En  quelque  lieu 
que  je  sois,  promettait-il  en  terminant,  j'aurai  les 
mêmes  égards  pour  éviter  tout  ce  qui  peut  faire  dubruity 
et  tout  ce  qui  vous  "peut  donner  de  la  peine.  » 

Cette  lettre  fut  envoyée  ouverte  au  curé  de  Saint- 
Jacques,  M.  Marcel,  qui  devait  la  montrer  aux  amis,  ce 
qu'il  fil  en  effet;  et,  nonobstant  les  remarques  et  objec- 
tions de  plusieurs,  il  la  remit  à  l'archevêque  sans  préve- 
nir Nicole,  et  peut-être  fit-il  bien  :  car  par  là  il  coupait 
court  aux  perplexités  de  l'exilé  et  lui  ôtait  du  pied  sa 
phas  grande  épine 

Mais  quand  cette  lettre  fut  ébruitée  (août),  il  y  eut 
parmi  les  jansénistes  zélés  une  grande  clameur  contre 
le  pauvre  Nicole.  Depuis  longtemps  on  le  taxait  de  fai- 
blesse. Deux  ans  auparavant,  à  l'avènement  du  nouveau 
pape  Innocent  XI,  M.  de  Pontchateau  et  la  mère  Angé- 
lique de  Saint-Jean  avaient  conseillé  qu'on  tâchât  de  le 

1.  M  Marcel  était  ou  avait  été  lecoiifesbcur  de  Nicole  et  le  con- 
uaibbail  bicu. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


485 


déterminer  à  aller  à  Rome,  où  ron  avait  besoin  (Fun 
théologien  instruit  pour  pousser  à  la  condamnation  des 
Gasuistes;  on  craignait  qu'à  Paris  il  n'affaiblît  trop 
M.  Arnauld.  Nicole  refusa,  et  ce  fut  M.  Du  Vaucel  qui 
plus  tard  fit  le  voyage.  Nicole,  toujours  ingénieux  même 
dans  ses  douleurs,  disait  qu'il  n'avait  jamais  été  plus 
traversé  dans  sa  vie  que  par  des  gens  qui  couchaient  sur 
du  sarment  :  le  lit  ordinaire  de  M.  de  Pontchâteau  était 
des  fagots. —Au  bruit  de  la  soumission  de  Nicole,  sur 
cette  demi-ligne  surtout  qu'on  citait  de  sa  lettre  et  par 
laquelle  il  s'engageait  envers  l'archevêque/ envers  ce 
nouveau  persécuteur  cauteleux  de  Port-Royal,  de  ne  lui 
point  faire  de  la  peine,  il  y  eut  un  cri  et  un  décri  géné- 
ral; M.  de  Pontchâteau,  M.  Hermant  de  Beauvais, 
M.  Le  Roi,  abbé  de  Haute-Fontaine  (lequel  oubliait 
trop  que  Tabbé  de  Rancé  l'avait  depuis  peu  lui-même 
rudoyé),  tous,  par  leurs  paroles,  par  leurs  lettres,  les 
plus  modérés  par  leur  opiniâtre  silence,  maltraitèrent  et 
mortifièrent  Nicole.  On  a  ses  réponses,  ses  justifications, 
pleines  de  raison,  de  charité  et  aussi  d'agrément. 

Au  fond,  toutes  ces  récriminations  et  ces  clameurs  ne 
lui  apprennent  rien  de  bien  nouveau.  Il  est  sagace  etfîn, 
il  est  moraliste, il  devine.  Il  sait  faire  de  loin  la  part  et  le 
rôle  de  chacun  dans  cette  soudaine  insurrection  des  amis. 

a  II  me  prend  envie,  Monsieur,  écrit-il  à  l'un  de  ces 
donneurs  de  faciles  conseils,  de  me  révolter  un  peu  contre 
tous  tant  que  vous  êtes,  et  de  tâcher  de  vous  rendre  raison- 
nables. J'entends  admirablement  le  sens  de  votre  Confortare; 
et  quand  vous  ne  m'auriez  rien  fait  connoître  de  vos  senti- 
ments, il  suffit  que  je  vous  connoisse  tous  pour  prévoir  à 
peu  près  tout  ce  que  vous  aurez  pu  dire.  Je  serois  capable 
de  redire  à  chacun  tout  ce  qu'il  a  dit,  et  de  vous  marquer, 
sans  que  personne  m'en  ait  averti,  ceux  qui  ont  parlé  aigre- 
ment, ceux  qui  ont  parlé  avec  un  air  de  moquerie,  ceux 
qui  ont  mêlé  quelques  traits  de  compassion,  ceux  qui  ont 
tâché  d'adoucir  un  peu  les  choses,  ceux  qui  ont  jeté  feu  et 


486 


PORT-ROYAL. 


/lamme.  Je  me  suis  trouvé  souvent  en  esprit  dans  ce  conci7c, 
où  j'ai  si  peu  entendu  de  choses  à  ma  louange.  Enfin,  Mon 
sieur,  je  ne  pense  pas  que  rien  m'ait  échappé  et  que,  quand 
vous  me  voudriez  tous  faire  une  confession  générale,  vous 
m'apprissiez  rien  de  nouveau.  Il  y  en  a  qui  l'ont  déjà  fait 
par  écrit,  et  le  bon  M.  Le  Roi  s'en  est  acquitté  avec  une  sir. 
cérité  merveilleuse.  » 

M.  Le  Roi  s'était  oublié  jusqu'à  lui  écrire,  en  lui 
opposant  l'exemple  de  M.  Arnauld  et  sans  tenir  compte 
de  la  différence  des  situations  et  des  caractères  :  «  Quelle 
a  été  la  tentation  qui  vous  a  porté  jusqu'à  vouloir  entraU 
ner  votre  ami  dans  l* égarement  avec  vous?...  L'exemple 
si  terrible  que  vous  lui  donnez  n'a  point  été  capable  de 
Taffoiblir;  mais  l'exemple  si  puissant  qu'il  vous  donne 
n'aura-t-il  point  la  vertu  de  vous  faire  recouvrer  vos 
forces?  »  M.  Le  Roi  était  vraiment  plaisant,  lui  qui 
vivait  en  paix  dans  sa  belle  abbaye,  de  vouloir  condamner 
Nicole  a  un  héroïsme  et  à  un  exil  perpétuel.  On  a  de  quoi 
admirer  la  patience  de  Nicole  dans  la  réponse  qu'il  lui  fit^ 

Nicole  trouvait  singulier  à  bon  droit  qu'on  lui  fît  un 
crime  de  désirer  vivre  en  paix  à  Paris,  comme  M.  de  Saci 
vivait  à  Pomponne,  comme  M.  de  Tillemont  à  TillemonI/ 
et  qu'on  le  voulût  condamner  à  une  perpétuelle  commu- 
nauté de  combats,  à  un  éternel  enchaînement  de  corps 
et  d'esprit  avec  M.  Arnauld;  car,  sans  compter  les 
autres  charges  qu'une  telle  détermination  imposait  et 
qui  dépassaient  les  forces  morales  de  Nicole  vieilli,  la 
première  condition,  en  se  remettant  avec  M.  Arnauld, 

1.  M.  de  Pontchâteau  lui-même  trouvait  que  M.  Le  Roi  était  allé 
trop  loin  :  «  Je  suis  fâché  de  la  lettre  de  M.  de  Haule-Fontaine  à 
M.  IMicole,  mais  je  suis  marri  que  M.  Nicole  y  ait  donné  occasion/ 
Ce  n'est  pas  que  ce  qu'il  a  fait  méritât  une  correction  si  dure;  mais 
il  est  vrai  qu'il  a  écrit  une  lettre  à  M.  de  Paris  qui  a  fait  de  la 
peine  à  tous  ses  amis.  ..  On  a  trop  [)oussé  M.  Nicole,  et  il  se  défend  / 
trop,  ce  mo  semble.  »  (Lettre  à  M.  de  Neercassel,  écrite  de  Rome  le 
2  février  1680.) 


LIVRE  CINQUIÈME. 


487 


était  de  demeurer  enfermé  avec  lui,  enfei  mé  toute  sa  vie 
comme  dans  une  prison,  sans  avoir  même  la  liberté  de 
mettre  le  nez  à  la  fenêtre  de  peur  d'être  reconnu.  Les 
migraines  seules,  quand  il  n'y  aurait  eu  que  cela,  au- 
raient empêché  Nicole  de  se  soumettre  à  un  tel  régime .  Le 
contraste  de  ce  qu'on  permettait  à  d'autres  et  de  ce  qu'on 
prétendait  lui  imposer,  à  lui,  provoquait  de  sa  part  de 
spirituelles  répliques,  etpluslittéraires  qu'on  ne  croirait: 

«  Je  ne  puism'empêcher,  écjivait-il  àl'unde  ces  empressés 
censeurs  et  des  plus  zélés  Arnaldistes,  M.  de  Ponlchâteau, 
de  vous  faire  un  peu  rire  de  l'honneur  que  le  monde  me  fait 
en  cette  rencontre  ;  car  on  me  traite  à  peu  près  comme  Gi- 
céron  traite  Caton  en  le  comparant  à  soi.  Il  prétend  dans 
cette  comparaison,  qu'à  cause  de  la  différence  de  son  humeur 
et  de  celle  de  Gaton,  il  avoit  pu  se  réconcilier  avec  César  et 
vivre  en  repos  à  Rome  après  la  bataille  de  Pharsale,  mais 
que  pour  Gaton  il  falloit  qu'il  mourût  :  Moriendum  potius 
quam  lyranni  vultus  aspiciendus  fuit....  Si  ces  messieurs  ont 
mérité  qu'on  leur  fasse  Li  grâce  que  Gicéron  se  fait  à  lui- 
môme,  je  ne  vois  pas  ce  qui  leur  donne  lieu  de  me  charger 
du  personnage  de  Gatoii,  avec  lequel  il  me  semble  que  j'ai 
très-peu  de  rapport.  » 

Quant  au  point  de  vue  général  qui  concernait  tout  le 
parti,  il  faisait  très-bien  ressortir  la  difierence  qu'il  y 
avait  entre  la  situation  des  affaires  de  Port-Royal  à  ce 
moment  de  1679,  etTétat  où  elles  étaient  quinze  années 
auparavant.  Cet  état  présent  qu'il  fallait,  selon  lui,  trai- 
ter par  le  silence  plutôt  que  par  des  écrits,  était  à  la  fois 
plus  tolérable  et  plus  extrême;  —  plus  tolérable,  en  ce 
que  les  religieuses  n'étaient  point  réduites  en  captivité 
ni  privées  des  sacrements;  — plus  extrême  et  plus  dés- 
espéré, en  ce  qu'aucun  évêque  n'étant  intéressé  dans  la 
cause,  Louis  XIV  souverain  maître  n'avait  qu'à  s'irriter 
d'une  défense  imprudente,  d'un  écrit  venu  de  l'étranger, 
pour  frapper  incontinent  et  terminer  la  contradiction 
d'un  seul  coup. 


PORT-ROYAL. 


Cependant  (et  c'est  ce  qui  les  honore  tons  deux),  tandis 
que  le  bruit  public  les  mettait  aux  prises,  le  procédé  des 
deux  principaux  personnages,  l'un  à  Tégard  de  l'autre, 
restait  ce  qu'il  devait  être  :  au  milieu  de  ce  déchaîne- 
ment injuste  des  gens  de  bien,  Nicole  blessé  ne  faisait 
rien  remonter  de  son  mécontentement  jusqu'à  Arnauld; 
Arnauld  se  conduisait  avec  équité  et  générosité  en  ren- 
dant témoignage  à  Nicole.  On  a  les  lettres  qu'ils  s'écri- 
vaient dans  le  fort  de  la  crise.  La  première  lettre  de 
Nicole  à  Arnauld,  qui  fut  écrite  de  Liège,  dut  être  des 
premiers  jours  d'août*.  C'est  à  cette  lettre  qu'Arnauld 
répondit  par  une  lettre  du  9  août,  imprimée  dans  le 
recueil  des  siennes.  Il  y  reste  lui-même  et  dans  sa  ligne, 
tout  en  entrant  jusqu'à  un  certain  point  dans  les  raisons 
de  Nicole  : 

«  Je  vous  suis  obligé  de'  ce  que  vous  m'avez  bien  voulu 
décharger  votre  cœur  :  vous  ne  le  sauriez  faire  à  personne 
qui  entre  plus  dans  vos  peines  et  qui  y  compatisse  davan- 
tage.; et  quoique  je  ne  puisse  pas  toujours  être  de  votre  sen- 
timent, je  ne  prétendrai  jamais  que  vous  soyez  obligé  d'être 
du  mien,  surtout  quand  il  s'agira  d'entrer  dans  des  engage- 
ments 011  vous  auriez  trop  de  répugnance.  J'aurai  toujours 
la  reconnoissance  que  je  dois  des  assistances  que  vous  m'a- 
vez rendues;  mais  cela  ne  me  donne  pas  droit  de  vous  en 
demander  de  nouvelles,  et  c'est  assez  que  Dieu  ne  vous  en 
donne  pas  la  volonté  pour  me  faire  accepter  cette  privation 
comme  un  ordre  de  sa  providence.  Je  n'approuve  donc  point 

1.  Elle  n*est  pas  imprimée;  j'en  ai  trouvé  la  minute  de  la  main' 
de  Nicole  dans  un  manuscrit  (T.  2297)  de  la  Bibliothèque  Mazarine. 
Cette  lettre  commence  ainsi  :  «  Je  réponds  ou  plutôt  j'écris  à 
monsieur  d'f/rfai  sur  M.  Elzevir  et  sur  divers  autres  points,  mais 
je  crois  me  devoir  adresser  à  vous  en  particulier  sur  le  sujet  des 
plaintes  que  je  sais  que  l'on  fait  sur  mon  sujet,  et  que  j'ai 
apprises  tant  par  M.  dlJrval  que  par  M.  Périer....  »  M.  d'Urval 
était  M.  Guelphe,  secrétaire  et  compagnon  d'Arnauld.  —  Je 
donne  cette  ieltre  en  entier  dans  VAppendicc  ^  à  la  fin  du  présent 
volume. 


LIVRE  CINQUIÈME 


489 


que  Pon  parle  de  vous  comme  Ton  fait,  et  je  trouve  surtout 
qu'on  a  grand  tort  de  le  faire  de  la  lettre  à  M.  de  Paris.... 
Il  est  vrai  que  je  ne  voyois  pas  de  nécessité  de  l'écrire..., 
parce  qu'il  n'y  a  rien  à  espérer  de  tous  les  éclaircissements 
que  l'on  donne  à  cet  homme....  Il  n'y  auroit  qu'un  moyen  de 
l'apaiser  :  ce  seroit  de  lui  faire  des  bassesses ,  dont  je  suis 
certain  que  vous  n'êtes  pas  plus  capable  que  moi....  » 

Arnauld  n^approuve  pas  toutes  les  craintes  de  Nicole, 
ses  demi -rétractations  du  passé,  et  ses  velléités  de 
repentir  au  sujet  de  livres  de  polémique  anciennement 
écrits.  Il  articule  les  mots  de  timidité  et  même  de  pusil- 
lanimité : 

«  On  peut  tomber  dans  la  disgrâce  de  son  Seigneur  pour 
avoir  manqué  de  faire  profiter  un  talent  qu'il  nous  avoit 
donné.  Le  talent  que  vous  avez  d'écrire  en  latin  est  très-rare, 
et  on  en  peut  user  très-avantageusement  pour  l'Église,  sur- 
tout dans  la  conjoncture  d'un  Pontificat  tel  qu'est  celui-ci. 
Vous  l'enfouissez  quand  vous  témoignez  une  si  grande  pente 
à  ne  vous  mêler  de  rien.  Excusez  ma  chaleur;  c'est  peut- 
être  un  zèle  mal  réglé  qui  me  fait  dire  toutes  ces  choses  :  il 
me  semble  pourtant  que  je  n'ai  point  d'autre  intérêt  que 
celui  de  Dieu  et  delà  vérité.  Adieu,  ain)ez-moi  toujours, 
et  assurez- vous  que  je  ne  prendrai  j  oint  de  part  à  tous  les 
caquets  du  monde,  et,  quelque  parti  que  vous  preniez ,  la 
petite  peine  que  j'en  pourrois  avoir  ne  m'empêchera  ja- 
mais de  vous  regarder  comme  mon  ami  à  la  mort  et  à  la 
vie     etc.  » 

Telle  fut  la  ligne  de  sentiment  et  de  conduite  que  tint 
Arnauld  envers  Nicole  après  leur  séparation.  Il  écrivit 
-des  lettres  à  Paris  pour  rabattre  l'excès  de  zèle  des  amis 
et  pour  justifier  la  sincérité  de  Nicole  :  ainsi,  à  madame 
de  Fontpertuis^,  le  2  septembre  1679  : 

1.  Nous  dirions^  nous,  à  la  vie  et  à  la  mort;  c'est  que 
nous  croyons  surtout  à  la  mort,  et  que,  lui,  il  croyait  surtout  à  la 
vie. 

2.  Madame  de  Fontpertuis  était  veuve  de  M.  Angran  de  Fontper- 


490 


PORT-ROYAL. 


((  Je  loue  le  zèle  de  nos  amis ,  mais  assurément  il  va  trop 
loin,  et  certainement  ils  se  trompent  quand  ils  soupçonnent 
M.  de  Saint'Vast  (Nicole)  d'agir  par  cupidité.  Il  y  peut  avoir 
de  la  crainte,  mais  il  y  a  aussi  du  scrupule  et  de  l'embarras 
de  conscience;  et  ce  qui  me  le  persuade  est  qu'il  y  a  long- 
temps qu'il  a  les  pensées  qu'il  témoigne  avoir  maintenant.... 
Il  m'en  a  entretenu  et  encore  plus  M.  Du  Vivier  (de  Sainte- 
Marthe)  dans  un  temps  où  il  n'y  avoit  point  d'apparence  de 
persécution.  » 

Enfin,  deux  ans  après,  à  propos  d'une  nouvelle  tracas 
série  qu'on  suscitait  k  Nicole  pour  Tenaploi  de  sa  part 
dans  les  fonds  de  Nordstrand,  Arnauld  écrit  très-net  à 
M.  de  Pontchâteau  (15  octobre  1681)  : 

((  J'apprends  par  une  lettre  de  M.  Nicole,  qu'on  s'est  hor- 
riblement laissé  prévenir  contre  lui,  par  de  méchantes  rai- 
sons, sur  une  affaire  où  il  a  tout  à  fait  raison....  Je  ne  puis 
m'empêcher  do  dire  qu'il  semble  qu'en  toutes  choses  on 
prenne  à  tâche  de  le  décrier,  comme  on  l'a  fait  encore  au 
sujet  de  la  permission  qu'il  a  eue  de  demeurer  chez  lui  (à 
Chartres)  :  quoique  cela  se  soit  proposé  par  un  ami  sans  sa 
participation  et  sans  qu'on  y  ait  apporté  aucune  condition,  on 
n'a  pas  laissé  d'en  prendre  sujet  de  le  taxer  de  lâchelé,  ce 
qui  me  paroît  la  plus  grande  injustice  du  monde. 

tuis,  conseiller  au  Parlement  de  Metz.  —  C'est  son  fils,  homme  d 
débauche  et  de  plaisir,  qui  fut  le  sujet  d'un  mot  célèbre  d 
Louis  XIV,  que  Saint-  Simon,  et  Duclos  d'après  lui,  nous  ont  con 
servé.  Le  duc  d'Orléans,  partant  pour  l'armée  d'Espagne  en  ITO  " 
nomma  au  roi,  parmi  ceux  qui  devaient  lo  suivre,  Fontpertuis. 
«  Comment,  mon  neveu?  lui  dit  le  roi  prenant  un  front  sévère 
Fontpertuis!  le  fils  de  cette  janséniste,  de  cette  folle  qui  a  cour^ 
M.  Arnauld  partout!  je  neveux  point  de  cet  homme-là  avec  vous.  " 
—  a  Ma  foi!  Sire,  répondit  le  duc  d'Orléans,  je  ne  sais  paâ  c 
qu'a  fait  la  mère,  mais  pour  le  fils,  il  n'a  garde  d'être  janséniste 
et  je  vous  en  réponds,  car  il  ne  croit  pas  en  Dieu.  « — a  Est-il  pos-- 
silile,  mon  neveu?  >>  répliqua  le  roi  en  se  radoucissant.  —  «Rien 
do  jilus  ccrt/iin,  Sire,  je  puis  vous  en  assurer.  »  —  a  Puisque  cela 
est,  dit  lo        il  n'y  a  point  do  mal,  vous  pouvez  le  mener.  »  — 
Le  duc  (]\)rlcans  ne  se  lit  l'.'iule  de  rnconlor  la  scène,  et  il  n'en 
parlait  jamais,  dit  Saint-Simon,  sans  en  vive,  aux  larmes. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


«  N^est-il  pas  utile  qu'il  soit  en  repos,  afin  qu'il  puisse  tra- 
vailler pour  l'Église?  ne  le  fait-il  pas  toujours  d'une  ma- 
nière ou  d'autre? 

N^esf-il  pas  juste  que  chacun  agisse  selon  son  don?  n'a-t-il 
pas  rendu  d'assez  grands  services  pour  lui  en  savoir  gré,  et 
ne  le  pas  traiter  comme  un  esclave  qui  n'auroit  pas  la  li- 
berté de  faire  ce  qui  lui  plairoit? 

«  Il  a  de  très-belles  vues  et  qui  sont  de  la  dernière  impor- 
tance, et  au  lieu  d'y  entrer  et  de  lui  donner  moyen  de  les 
suivre,  on  voudroit  qu'il  s'appliquât  à  des  choses  auxquelles 
il  n'a  pas  d'inclination  ;  et  parce  qu'il  ne  le  fait  pas,  peu  s'en 
faut  qu'on  ne  le  traite  de  déserteur.  Gela  m'a  toujours  paru 
si  déraisonnable,  que  vous  me  pardonnerez  bien,  si  je  n'ai 
pu  m'empêcher  de  vous  en  décharger  mon  cœur  dans  Tocca- 
sion  que  m'en  a  donnée  cette  nouvelle  affaire  de  Nordstrand.  » 

Le  grand  et  brave  Arnauld,  le  bon  et  doux  Nicole  I 
tels  ils  se  dessinent  à  nous  de  plus  en  plus  par  leurs 
paroles  et  leurs  actes  mêmes. 

Et  pour  Nicole ,  on  peut  dire  qu'il  sortit  de,  cette 
épreuve,  sinon  en  héros,  du  moins  plus  pur,  plus  mo- 
deste, plus  ingénieux  dans  la  pénétration  des  replis  du 
cœur,  plus  continent  dans  ses  plaintes,  plus  doucement 
circonspect  et  tolérant  dans  sa  doctrine,  en  un  mot  avec 
For  le  plus  fin  de  son  don.  Les  mots  les  plus  charmants 
de  lui,  ses  paroles  les  plus  vives  et  qui  lui  ressemblent 
le  plus,  lui  sont  venues  à  cette  occasion  et  s'y  rapportent. 
Dans  l'une  des  nombreuses  stations  qu'il  fit  durant  ce 
temps  si  agité  (et  il  en  fit  jusqu'à  seize  différentes),  étant 
à  l'abbaye  d'Orval  dans  le  Luxembourg  (1679-1680), 
il  reçut  la  plus  grande  partie  des  lettres  dont  nous  avons 
parlé  et  où  on  lui  disait  d'étranges  choses  : 

«  Ces  lettres  m'ayant  empêché  de  dormir  près  de  quinze 
jours,  écrivait-il  agréablement  plusieurs  années  après,  j'eus 
recours  à  divers  remèdes  :  je  pris  des  émulsion?,  des  orges 
mondés,  et  enfin  de  l'opium  plusieurs  fois.  Tout  cela  n'y 
ayant  rien  fait,  je  pris  résolution  de  me  délivrer  de  ces  pen- 


PORT-ROYAL. 


sées  en  réfutant  toutes  les  raisons  qu'on  m'alléguoit,  que  je 
trouvois  pitoyables,  et  j'en  composai  un  écrit  qui  a  pour  titre 
Apologie.  Je  ne  sais  quel  effet  cet  écrit  fit  sur  quatre  ou  cinq 
personnes  à  qui  je  le  montrai,  mais  il  fit  certainement  celui 
que  j'en  prétendois  pour  moi,  qui  étoit  de  me  rendre  le  som- 
meil, et  il  me  rétablit  en  mon  état  ordinaire. 

«  Cependant  le  bruit  d'une  Apologie  s'étant  répandu, 
M.  de  F....  s'en  remua  et  m'en  écrivit;  et  je  me  souviens  de 
plus  que  M.  Bureau,  ecclésiastique  de  mérite,  m'en  fit  une 
remontrance  fort  sérieuse,  sur  ce  qu'entre  les  écrits  des  Pè- 
res, il  n'y  avoit  que  deux  ou  trois  Apologies  de  cette  sorte  , 
comme  celle  de  saint  Athauase,  De  fuga  sua;  et  il  me  témoi- 
gna qu'il  craignoit  fort  que  le  monde  ne  s'offensât  que  je 
voulusse  les  imiter. 

oc  Je  lui  répondis  qu'il  n'avoit  nul  sujet  de  s'en  mettre  en 
peine,  que  cette  prétendue  Apologie  avoit  uniquement  pour 
but  de  me  procurer  le  sommeil.  Et,  en  effet,  après  en  avoir 
tiré  ce  secours,  je  l'ai  renfermée  pour  ne  voir  jamais  le  jour, 
n'ayant  jamais  eu  une  si  sotte  vanité  que  d'appliquer  le 
monde  à  ce  qui  m'arrive.  Mais  il  me  semble  aussi  que  c'est 
une  intention  fort  légitime  que  de  vouloir  dormir,  et  que- 
comme  un  certain  archevêque  de  Gonstantinople,  dont  il  est 
parlé  dans  Grusius,  avait  pour  dicton  ordinaire ,  quHl  faut 
de  Vargent^  )(^pr|[jLd(Tojv  htX,  on  peut  prendre  légitimement 
celui-ci  :  //  faut  dormir î>tcvou  8et  :  cela  soit  dit  en  pas- 
sant. » 

Il  racontait,  dix  ans  après,  cette  agréable  histoire  pour 
expliquer  comment  il  avait  été  amené  à  répondre  par 
écrit  à  des  objections  qu'on  lui  faisait  sur  sa  vue  de  la 
Grâce  générale  :  «  C'est,  disait-il,  une  nouvelle  espèce  de 
narcotique  que  j'ai  toujours  pratiqué.  » 

Écrire  les  choses  ou  les  idées  qui  tourmentent,  s'en 
décharger  sur  le  papier,  puis  garder  cela  au  fond  d'un 
tiroir  à  clef  et  n'y  plus  penser,  c'est  une  recette  que  je 
me  permets  aussi  de  recommander  après  Nicole  et  selon 
ma  propre  expérience  particulière.  Pour  les  personnes 
nerveuses  et  d'un  tempérament  littéraire,  écriture  c'est 


LIVRE  CINQUIÈME. 


493 


délivrance*.  — Mais  nallez  pas  publier!  la  guerre  el 
tous  les  tourments  recommenceraient  pour  n'en  plus 
finir. 

Nicole  avait  bien  par  moments  des  démangeaisons  de 
publier  cette  Apologie  qu'il  avait  faite;  il  la  faisait  cir- 
culer. Elle  alla  jusqu'en  Hollande^  Heureusement  sa 
crainte  le  retint  et  il  sut  s'arrêter  à  temps  : 

«  Que  voulez-vous  que  je  vous  die,  écrivait-il  à  un  ami  à 
qui  il  en  envoyait  le  premier  jet, 

quoique  la  plupart  de  ces  Troyens  et  de  ces  Troyennes  à  la 
robe  traînante  ne  m'en  sacbent  pas  plus  de  gré.  » 

1.  Un  jour  que  M.  de  La  Mennais  avait  écrit  à  Béranger  de  son 
ton  le  plus  lugubre  :  »  Il  y  en  a  qui  naissent  avec  une  plaie  au 
cœuTj  j>  son  spirituel  correspondant  lui  répondait  :  «  En  êtes-vous 
bien  sûr,  mon  cber  ami?  Je  crois  plutôt  que  nous  autres,  qui  ve- 
nons au  monde  pour  écrire,  grands  ou  petits,  philosophes  ou 
chansonniers,  nous  naissons  avec  une  écritoire  dans  la  cervelle. 
Comme  l'encre  y  abonde  sans  cesse,  dès  que  nous  laissons  reposer 
notre  plume,  le  noir  liquide  se  répand  el  coule  jusqu'au  siège  de 
nos  affections.  Alors,  nos  humeurs  s'imprègnent  de  noir,  nous 
voyons  tout  en  noir,  hommes  et  choses;  le  monde,  la  création 
tout  entière  nous  fait  horreur.  Nous  nous  en  prenons  surtout  à  la 
pauvre  espèce  humaine,  dont  tant  de  gens  disent  pis  que  pendre, 
comme  s'ils  avaient  l'honneur  de  n'en  pas  faire  partie.  Mais  em- 
ployons-nous l'encre  de  notre  écritoire  à  noircir  du  papier,  aus- 
sitôt notre  esprit  se  rassérène;  notre  imagination  se  purge,  et  nos 
œuvres  fussent-elles  œuvres  de  misanthrope,  notre  humeur,  charmée 
par  le  travail,  ferme  cette  plaie  dont  vous  vous  plaignez.  Oui,  cher 
maître,  il  en  est  ainsi  de  nous  autres  écrivains.  Employez  donc 
votre  encre,  pour  qu'elle  ne  se  répande  pas  surtout  votre  être. 
Écrivez,  écrivez....  » 

2.  M.  de  Pontchâteau  écrivait,  le  18  avril  1680,  de  Rome  où  il 
était  alors,  à  M.  de  Neercassel  à  Utrecht  :  «  Je  reçois  quelquefois 
des  lettres  de  nos  deux  amis  (Arnauld  et  Nicole).  J'ai  eu  regret  de 
ce  qu'on  avoit  dit  tant  de  choses^ contre  celui  dont  vous  avez  vu 
VApologie.  Ce  n'est  pas  que  je  convienne  qu'il  ait  raison  en  tout, 
mais  on  en  a  trop  dit  » 

3.  C'est  le  mot  d'Hector  à  Andromaque  qui  lui  conseillait  de  ne 
.  pas  se  risquer  en  plaine  contre  les  Grecs  trop  puissants  {Iliade^ 


POUT-ROYAL. 


Parmi  ces  Troyennes  à  la  robe  tramante^  il  nous  est 
difficile  de  ne  pas  apercevoir  une  ou  deux  des  religieuse? 
de  Port-Royal,  sans  doute  la  mère  Angélique  de  Saint- 
Jean,  la  sœur  Briquet,  et  certainement  madame  de 
Fontperluis  et  quelques  autres  de  ces  dames  de  la  Grâce. 
A  madame  de  Pontpertuis  comme  à  madame  de  Saint- 
Loup,  Nicole  écrivait  de  là-bas  de  fort  jolies  choses  sur 
la  prévenlion,  et  sous  forme  de  remercîment  pour  les 
•bons  offices  que  cette  prévention  qu'elle  avait  contre  lui 
ne  Pavait  pas  empêchée  de  lui  rendre.  Selon  lui,  «  la 
prévention  est  comme  attachée  à  la  nature  de  l'homme, 
et  on  la  doit  plutôt  regarder  comme  une  misère  générale 
que  comme  un  défaut  particulier.  »  On  est  prévenu  quoi 
qu'on  fasse,  malgré  soi.  On  se  laisse  surprendre  par 
ses  qualités  mêmes  ;  la  faiblesse  humaine  ne  saurait  s'en 
garder.  Ce  n'est  donc  point  sur  les  simples  préventions 
de  l'esprit  qu'il  faut  juger  des  gens,  puisque  tout  le 
monde  y  est  sujet,  tuais  sur  la  manière  dont  on  se  com- 
porte dans  les  préventions  : 

«  Il  y  en  a  qui  ont  des  préventions  aigres,  farouches,  impé- 
tueuses, sans  règle,  sans  mesure,  qui  leur  font  oublier  en  un. 
moment  tous  les  devoirs  de  l'honnêteté  et  de  l'amitié  à  l'é- 
gard de  ceux  qui  ont  le  malheur  d'en  être  l'objet.  Il  y  en  a, 
au  contraire ,  dont  les  préventions  sont  civiles  et  obli- 
geantes. » 

Madame  de  Fontpertuis  était  dans  ce  dernier  cas. 
Puisqu'il  ne  s'agit  que  de  savoir  quelle  est  la  nature  et 
la  couleur  de  la  prévention  de  chacun,  Nicole  voudrait 
qu'on  s'en  assurât  au  préalable  avant  de  lier  une  amitié 
définitive  : 

c(  Je  vous  avoue  que  l'expérience  que  j'en  ai  faite  me  fait 
regarder  cette  épreuve  comme  nécessaire,  et  que  j'aurai 

VI,  442)  :  a  Je  crains  le  qu'en  dira-t-ùu  des  Troycns  el  des  Troycii. 
ii(!S  à  la  rohc  traînante.  » 


LIVRE  CINQUIÈME. 


495 


peine  à  l'avenir  à  me  fier  à  personne,  lorsque  je  ne  Faurai 
pas  vu  prévenu  et  que  je  ne  saurai  pas  jusqu'où  il  porte 
ses  préventions.  J'oserois  même  vous  dire  (pourvu  que  vous 
ne  preniez  pas  ma  comparaison  trop  à  la  lettre....)  que  je 
voudrois  que  l'on  fit,  à  l'égard  des  préventions,  ce  que  l'on 
dit  que  les  filles  de  Bretagne  font  à  l'égard  du  défaut  qui 
règne  dans  ce  pays-là,  qui  est  celui  de  s'enivrer;  car,  comme 
elles  supposent  qu'il  n'y  a  point  d'homme  qui  en  soit 
exempt,  elles  n'en  épousent  point,  dit-on,  sans  l'avoir  vu 
ivre,  afin  de  savoir  par  là  s'il  a  bon  ou  mauvais  vin.  » 

Et  il  conclut  qu'il  conviendrait  d'observer  la  même 
précaution  à  Tégard  des  amis,  et  de  ne  les  choisir  qu'a- 
près les  avoir  vus  une  bonne  fois  prévenus,  et  en  sachant 
par  expérience  jusqu'où  et  comment  ils  portent  leur 
prévention  *. 

Pour  peu  que  nous  continuions  à  rencontrer  Nicole 
sur  ce  ton  d'agrément,  il  me  semble  que  nous  ne  tarde- 
rons pas  à  en  revenir  sur  son  compte  à  cette  admiration 
si  vive  qui  échappait  à  madame  de  Sévigné  ^. 

A  l'abbé  de  Ghâlillon,  parlant  encore  des  préventions 
et  des  impressions  diverses  qui  se  font  sur  les  fantaisies 
des  hommes,  il  explique  comment  la  religion  même  et  la 
vertu  ont  souvent  pour  effet  de  les  rendre  plus  fortes  : 

«  La  spiritualité  est  comme  un  sceau  qui  les  rend  fermes 

1.  Nicole  dit  jusqu'où  ils  portent...  et  non  pas  comment  ils  por- 
tent. Il  approche  souvent  ainsi  de  l'expression  vive,  mais  il  reste 
en  deçà. 

2.  Kt  nous  dirons  avec  cette  autre  femme  distinguée,  miss  Ilan- 
nah  More,  écrivant  à  Jean  Newton  :  Que  mon  favori  Nicole  est 
charmantl  le  connaissez-vous?  rarement  ai-je  rien  trouvé  de 
plus  délicat.  Ses  Lettres  sont  ce  qu'il  a  de  mieux  en  fait  de  petite 
morale.  Il  est  sans  égal  sur  tous  les  sujets  trop  minces  pour  un 
sermon,  comme  l'amour-propre ,  les  charités  domestiques  ,  le 
triomphe  sur  soi-même,  etc-.  »  —  N'ouhlions  pas  de  dire  ,  puis- 
qu'il s'agit  de  lettres,  que  le  cachet  de  Nicole  était  une  Croix  dans 
laquelle  était  entr*3lacée  une  couronne  d'c'pme^ ,  avec  ces  inots- 
Libertas  summa. 


iPORT-ROYAL 


et  durables.  Gela  est  scellé  hermétiquement.  Il  faut  ou  cas- 
ser le  verre  ou  le  laisser  en  cet  état.  C'est  ce  dernier  parti 
qu'il  faut  prendre;  car  de  le  casser,  ce  seroit  trop  grand 
dommage,  étant  beau  et  bon  pour  d'autres  choses.  * 

Et  qu'on  ne  s'imagine  pas  qu'il  serve  de  rien  de  vou- 
loir réfuter  ces  fantaisies  et  d'en  venir  à  un  examen  où 
le  faux  se  démontre.  Ce  verre-là^  même  quand  il  est 
brisé,  se  refait  vite  et  se  cristallise  de  nouveau  : 

«  Les  petits  enfants  de  nos  villages,  Monsieur  {si  parva 
licet  componere  magnis)^  ont  une  assez  plaisante  coutume, 
quand  ils  vont  en  procession  après  Fâques  :  celui  qui  porte 
la  clochette  s'éloigne  avec  quelques  camarades  d'un  quart 
de  lieue  du  gros  de  la  procession,  et  s'il  rencontre  quelque 
autre  clochette,  on  en  vient  au  combat;  on  donne  de  grands 
coups  d'une  clochette  contre  l'autre ,  et  l'on  ne  termine 
point  le  combat  que  Tune  des  clochettes  ne  soit  cassée.  Après 
quoi  il  n'y  a  plus  à  disputer;  car  personne  ne  doute  de  quel 
côlé  est  la  victoire. 

«  11  seroit  à  souhaiter,  Monsieur,  qu'il  en  fût  de  même 
dans  le  conflit  des  fantaisies,  et  que  celle  qui  seroit  cassée  le 
fût  si  visiblement  et  si  incontestablement  que  l'on  n'en  pût 
pas  douter.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  :  ces  fantaisies,  quel- 
que cassées  qu'elles  soient,  se  réhabilitent  facilement,  et 
sont  prêtes  de  revenir  au  combat  tout  de  nouveau  ;  ainsi  ce 
n'est  jamais  fait. 

«  Voilà,  Monsieur,  où  j'en  suis  à  l'égard  de  ces  différents 
sentiments.  Je  m'imagine  que  je  désabuse  quelques  per- 
sonnes par-ci  par-là,  quand  j'en  trouve  en  mon  chemin; 
mais,  quand  elles  reprennent  leurs  fantaisies,  je  les  laisse  là 
et  ne  7)1* y  joue  plus,  » 

Montaigne  dirait-il  autrement  et  mieux  ?  —  Mais, 
pensant  ainsi,  pourquoi  Nicole  n'est-il  pas  Montaigne? 

Je  me  figure  qu'en  se  comparant  tout  bas  avec  Ar- 
nauld,  avec  cette  nature  armée  et  invulnérable,  en  re- 
connaissant ses  propres  avaîitages  comme  finesse,  et 


LIVRE  CINQUIÈME.  497 

tout  aussitôt  ses  infériorités  comme  force,  il  écrivait  alors 
en  vue  de  lui-même  cetle  pensée  qu'on  a  citée  souvent  : 

((  On  peut  avoir  l'esprit  très-juste,  très-raisonnable,  très- 
agréable,  et  très-foible  en  même  temps;  l'extrême  délica- 
tesse de  l'esprit  est  une  espèce  de  foiblesse.  On  sent  vive- 
ment les  choses ,  et  on  succombe  à  ce  sentiment  si  vif.  Il  y 
a  des  gens  qui  sont  douloureux  partout.  » 

Nicole,  vers  la  fin,  avait  l'âme  partout  rhumatisante. 

Il  était  tout  occupé,  on  le  voit  dans  ses  lettres  d'alors 
qui  sont  de  petits  traités  de  morale,  à  faire  taire  ses  justes 
plaintes,  à  craindre  de  s'applaudir  d'avoir  raison  ;  il  pra- 
tiquait ses  préceptes  :  «  Il  n'y  a  proprement  que  Dieu  qui 
ait  droit  de  se  plaindre  des  erreurs  et  des  ignorances  des 
hommes..,.  On  peut  blesser  la  vérité  en  diverses  ma- 
nières, et  il  n^est  pas  juste  que  ceux  qui  la  blessent 
d'une  manière  parlent  durement  de  ceux  qui  la  blessent 
en  une  autre.  On  blesse  la  vérité  en  la  combattant,  en 
lui  résistant,  en  ne  lui  cédant  pas,  en  inspirant  aux 
autres  la  fausseté,  cela  est  vrai,  mais  on  ne  la  blesse  pas 
moins  en  s'en  glorifiant  et  en  l'employant  à  nos  intérêts 
et  à  notre  vanité*.  »  Il  revient  là-dessus  en  cent  façons. 
De  fort  belles  lettres  de  lui,  adressées  à  la  mère  Angé- 
lique de  Saint-Jean  et  à  M.  de  Saci,  marquent  combien 
-il  pratiquait  celte  modération  charitable.  Avant  d'être 
revenu  à  Paris,  il  se  remet  avec  eux  dans  les  meilleurs 
termes,  s'il  avait  pu  y  avoir  quelque  altération.  M.  de 
Saci,  non  content  de  le  faire  assurer  par  un  tiers  de  la 
continuation  de  ses  sentiments,  les  lui  avait  confirmés 
par  une  lettre  :  Nicole  l'en  remercie  avec  l'accent  d'une 
humble  reconnaissance,  et  se  loue  de  lui  pour  la  retenue 
qu'il  avait  gardée  sur  son  compte  dans  le  temps  de  la 

1.  Dans  le  petit  traité  :  Qu'il  y  a  beaucoup  d  craindre  dans  les 
contestations  y  pour  ceux  même  qui  ont  raison. 

IV  ~  32 


498 


PORT-ROYAL. 


plus  grande  chaleur.  Ces  lettres  ont  leur  prix,  quand  on 
sait  qu'il  avait  pour  M.  de  Saci  plus  de  respect  que  de 
goût. 

La  situation  de  Nicole  restait  équivoque,  et,  malgré 
sa  lettre  à  M.  de  Paris,  il  continuait  de  vaguer  à  la  fron* 
tière.  De  Tabbaye  d'Orval  il  était  retourné  à  Liège,  puis 
h  Bruxelles  ;  il  était  temps  que  cela  finît.  Ce  fut  un  de 
ses  amis  et  compatriotes  chartrains,  M.  Robert,  cha- 
noine et  depuis  grand  pénitencier  de  TÉglise  de  Pi3ris, 
qui  trancha  le  nœud  et  obtint  de  l'archevêque  que  le 
pauvre  inquiet  errant  lût  autorisé  à  revenir  à  Chartres. 
Je  crois  que  ce  fut  dans  le  cour  ant  et  sur  la  fin  de  1681*  ; 
les  biographes  de  Nicole  n'indiquent  pas  avec  précision 
la  date.  Nicole,  de  retour  daus  sa  ville  natale,  y  vécut 
quelque  temps  sous  le  nom  de  M.  de  Bercy,  Un  procès 
entre  ses  sœurs  et  la  famille  d'un  beau-frère  l'occupa 
alors  ;  il  tâcha  d'être  conciliateur  ;  cela  lui  fit  faire  de 
nouvelles  réflexions  sur  le  cœur  humain  :  les  petits 
traités  intitulés  le  Procès  injuste  et  des  Arbitrages  en  sont 
sortis. 

Après  d'autres  légères  mésaventures  qui  survinrent 
encore  et  dans  lesquelles  on  reconnaîtrait  toujours  son 
esprit  aimable,  facile  et  craintif,  Nicole,  par  rintervention 
du  même  ami  M.  Robert,  put  enfin  revenir  demeurer  à 
Paris  :  ce  fut  en  mai  1683.  Il  écrivit  bientôt  après,  et 
par  manière  d'actions  de  grâces  ou  de  rançon,  son  livre, 
les  Prétendus  Réformés  convaincus  de  schisme  (1684),  et 
son  autre  livre,  de  VUnitè  de  VÈglisey  contre  le  système 
de  Jurieu  (1687)^  Les  Protestants  devaient  s'accoutu- 

1.  M.  Arnauld,  dans  une  lettre  d'octobre  1681,  parle  de  cet  ac- 
commodement comme  d- une  chose  récente.  Nicole,  dans  une  lettre 
à  M.  de  Saci,  écrite- peu  après  son  retour  à  Chartres  (et  en  1682, 
je  suppose),  dit  que  depuis  près  de  trois  ans  il  a  été  soumis  aux 
divers  jugements  des  hommes.  Le  récit  .de  Goujet  pourrait  faire 
croire  à  tort  que  Nicole  est  rentré  dès  IG8Û. 

2.  Dans  une  lettre  de  M.  de  Pontchâteau  i\  M.  DuVaucel,  du 


LIVRE  CINQUIÈME. 


499 


mer  à  payer  les  frais  de  tout  raccommodement  jansé- 
niste. Mais  nous  aimons  mieux  Nicole  désormais  comme 
moraliste  que  comme  combattant.  Que  l'on  ne  vienne 
plus  nous  parler  de  la  vigueur  de  son  bras  et  de  la  trempe 
de  son  glaive;  nous  le  connaissons  trop  bien. 

Je  vois  par  des  lettres  de  M.  de  Pontchâteau  Tirapres- 
sion  première  qu'on  reçut  à  Port-Royal  des  Champs  de 
ce  retour  de  Nicole  à  Paris.  M.  de  Pontchâteau  y  était 
alors  en  passant;  il  écrivait,  le  31  mai  1683,  à  made- 
moiselle Gallier*  : 

«  On  a  mandé  ici  choses  et  autres  de  M.  Nicole.  Il  dit 
qu'on  ne  connoît  pas  M.  de  Paris,  qu'on  enuseroit  autrement 
avec  lui.  Je  ne  sais  s'il  ne  blâme  point  les  amis.  Il  dit  qu'il 
veut  aller  à  Port-Royal  des  Champs.  ..  On  ne  m'a  pas  dit 
de  qui  cela  vient,  mais  on  m'a  mandé  qu'il  en  parle  à  tout 
le  monde  et  à  toutes  sortes  de  gens  qui  n'en  ont  que  faire. 
Gela  ne  fait  pas  un  trop  bon  effet.  Parlez-lui  un  peu  comme 
cela  vous  étant  revenu  de  par  le  monde ,  et  qu'il  semble 
qu'il  blâme  les  autres  pour  se  bien  mettre  avec  M.  de  Paris. 
On  craint  qu'il  ne  veuille  s'entremettre  plus  loin  qu'il  no 
faudroit  et  qu'il  ne  fasse  des  avances  incommodes....  (Et  le 
5  juin)  :  Mais  savez-vous  que  M.  de  Bétincourt  (Nicole)  est 
de  la  fine  moitié  trop  simple  pour  tous  ces  gens-là?  » 

Il  paraît  que  Nicole  parlait  un  peu  trop.  M.  de  Pont- 
château craignait  d'être  induit  par  lui  à  une  démarche 
auprès  de  Tarchevêque  et  à  quelque  accommodement. 

5  mars  1688,  je  lis  :  «  Le  dernier  livre  de  M.  Nicole  contre  Jurieu 
a  fait  un  bien  dont  il  faut  louer  Dieu.  Un  ministre  qui  s'étoit  con- 
verti par  grimace,  rayant  lu,  en  a  été  touché  et  a  été  trouver  M.  Ni- 
cole pour  le  lui  dire  et  pour  le  remercier  de  l'avoir  écrit,  parce 
qu'il  lui  a  ouvert  les  yeux  et  Ta  fait  résoudre  à  être  catholique  de 
bonne  foi.  Je  vous  dis  tout  ce  que  je  sais;  peut-être  vous  en  saurez 
déjà  la  plus  grande  partie.  » 

1.  C'était  une  grande  amie  des  Jansénistes.  Il  y  a  des  lettres  de 
M.  Haœon  à  elle.  Il  paraît  qu'elle  logea  dans  un  temps  M.  de  Pont- 
château; elle  demeurait  rue  Saint-Antoine. 


500 


PORT-ROYAL. 


On  voit  par  toutes  ces  lettres  que  Nicole  leur  fait  un  peu 
pitié;  cela  perce.  On  reste  pourtant  en  de  bôns  termes 
avec  lui.  On  ne  répugne  même  pas  absolument  à  se  ser- 
vir de  l'accès  qu'il  a  auprès  de  l'archevêque  : 

c(  De  Port-Royal  des  Champs,  jeudi  24  juin  1683.  —  (Tou- 
jours M.  de  Pontcbâteau  à  mademoiselle  Galber)....  Dites- 
lui  aussi,  s'il  vous  plaît,  que  vous  m'avez  mandé  ce  que  M.  de 
Paris  a  dit  que  M.  de  Pontcbâteau  lui  avoit  fait  demander 
d'aller  àPort-Royal, que  je  vous  ai  dit  que  je  n'étois  passur- 
pris  qu'on  ne  lui  accordât  pas,  mais  que  je  m'imaginois  que 
M.  Mercier  (c'est-à-dire  M.  de  Pontcbâteau  en  son  nom  de 
simple  jardinier)  le  pourroit  peut-être  obtenir  plus  aisément 
si  quelqu'un  parloit  pour  lui  et  le  représentoit  tel  qu'il  est, 
pour  un  planteur  de  choux  et  rien  autre.  Mais  je  dis  à  ce 
M.  Mercier  qu'il  se  tienne  en  repos  et  qu'il  prie  Dieu  et  qu'il 
le  laisse  faire.  » 

En  attendant,  et  sans  avoir  l'air  "de  s'en  soucier,  M.  de 
Pontcbâteau  faisait  donc  insinuer  à  Nicole  de  dire  un 
mot  en  sa  faveur  ^ 

M.  de  Saci  étant  mort  vers  ce  temps  (janvier  1684), 
son  corps  avait  été  transporté  de  Pomponne  à  Port- 
Royal  des  Champs  en  passant  par  Paris.  Gela  s'était 
fait  par  les  soins  de  la  duchesse  de  Lesdiguières,  de  ma- 

1.  Au  milieu  des  légères  ironies  dont  Nicole  était  l'objet,  s'il 
iui  survenait  quelque  chose  de  sérieux  et  de  grave,  on  re(iu..vait 
de  l'intérêt  et  de  l'amitié  pour  lui.  Ainsi  dans  une  lettre  du  15 
juillet  1686,  écrite  de  Port-Royal  des  Champs,  M.  de  Pontcbâteau 
parle  en  ces  termes  de  Nicole  alors  très-malade  :  «»  Je  suis  vrai- 
ment en  peine  de  M.  de  Bétincouft;  je  le  recommanderai  aux  prières, 
car  je  l'aime  et  l'estime  tout  à  fait,  et  j'aurois  un  très-grand  re- 
gret s'il  mouroit.  Je  ne  vous  dis  pas  cela  pour  lui  dire;  c'est  que 
je  parle  naturellement  et  comme  je  le  pense.  »  (Manuscrits  de  la 
Bibliothèque  de  Troyes.) —  C'est  un  point  suffisamriient  établi  que 
l'amitié  et  l'estime  persistante,  au  milieu  des  débats  et  des  désac- 
cords plus  ou  moins  marqués,  de  INicole  à  Arnauld  et  à  Saci,  de 
l^onlchâteau  à  Nicole,  —  comme  plus  tard  de  M.  d'Ëteii'are  à 
Du  Guet. 


LIVRK  CINQUIÈME. 


501 


dame  de  Fontperluiset  autres  personnes  dévotes.  J'ai  dé- 
critle  grand  et  profond  caractère  qu'offrit  pour  les  cœurs 
restés  fidèles,  pour  les  âmes  filiales,  cette  cérémonie 
funèbre  *.  Nicole  sent  autrement.  On  voit  qu'il  approu- 
vait peu  ces  apparats,  ces  béatifications,  et  plus  séculier 
que  les  autres,  il  en  craignait  même  le  ridicule.  Il  en 
écrivait  à  mademoiselle  Aubry  de  Troyes^. 

«  C'est  à  la  vérité  une  chose  douteuse  que  ce  qui  s'est 
passé  à  l'égard  de  M.  de  Saci,  et  la  pente  que  vous  avez 
à  l'approuver  vient  apparemment  d'un  meilleur  fonds  : 
j'avoue  que  j'ai  plus  de  pente  à  l'improuver,  et  peut-être 
que  c'est  un  mal....  Rien  n'est  plus  exposé  à  la  moquerie  des 
hommes  que  l'empressement  des  dévotes  et  des  religieuses 
envers  leurs  directeurs,  et  rien  même  ne  leur  nuit  davan- 
tage. Si  l'on  lâche  bride  à  ces  empressements,  on  tombe  dans 
mille  inconvénients  ridicules.  On  pouvoit  prévoir  que  l'on 
sanctifieroit  cette  personne  en  1  amenant  à  Port-Royal, 
qu'on  lui  feroit  toucher  des  chapelets,  et  mille  autres 
choses  qui  ont  un  air  ridicule....  Si  cet  exemple  a  lieu, 
nous  aurons  autant  de  saints  qu'il  y  aura  de  directeurs  de 
religieuses  et  de  dames. 

«  Après  tout,  à  quoi  cela  aboutit-il?  à  contenter  trois  ou 
quatre  personnes  qui  auront  une  consolation  spirituelle  d'a- 
voir M.  de  Saci  enterré  parmi  elles,  et  à  exciter  parmi  cent 
autres  un  zèle  tout  humain  de  se  signaler  à  l'envi  à  donner 
des  marques  de  l'estime  quHls^  avoient  pour  lui  parce  qu'el- 
les seront  agréables  à  la  supérieure..  .  Ne  doutez  pas,  Ma- 
demoiselle, que  si  l'on  sait  que  je  suis  dans  ces  sentiments, 
cela  ne  me  fasse  une  affaire;  on  dira  que  j'en  ai  été  jaloux, 


1.  Voir  tome  II,  p.  369  et  suivantes,  le  tableau  des  funérailles 
de  M.  de  Saci. 

2.  Mademoiselle  ou  plutôt  madame  Aubry,  de  Troyes^  directrice 
d'une  Communauté  de  régentes  destinées  à  l'éducation  des  jeunes 
filles  du  peuple;  c'était  Nicole  qui  avait  fondé  cette  Communauté 
et  en  avait  donné  la  direction  à  madame  Aubry.  (Voir  OEuvres 
inédites  de  Grosley,  1812,  tome  I,  pages  32-37.) 

3.  Nicole  est  sujet  h  employer  le  mot  de  personnes  comme  on 
fait  pour  gens,  et  il  met  ils  ensuite  et  non  pas  elles. 


502  PORl-ROYAL. 

que  je  le  méprise,  et  mille  autres  discours  ridicules.  La  vé- 
rité est  néanmoins  que  je  l'estifiie  beaucoup,  que  je  le  tiens 
pour  une  personne  vertueuse,  et  que  je  n'ai  guère  vu  de  vie  ^ 
plus  estimable  que  la  sienne  à  tout  prendre.  Son  plus  grand 
défaut  a  été  de  ne  s'être  p  is  assez  aperçu  des  empresse- 
ments déraisonnables  des  personnes  qui  s'adressoient  à  lui, 
et  des  passions  humaines  qu'^7s  avoient,  qui  ont  été  des  su- 
jets de  mu?mure  à  une  infinité  de  personnes  et  affoiblis- 
soient  à  leur  égard  l'estime  de  sa  vertu.  J'en  ai  été  témoin 
trente  ans  durant,  et  je  vous  assure  que  cela  ne  m'a  pas 
empêché  de  l'honorer  sincèrement.  Car  si  nous  ne  voulons 
estimer  que  les  personnes  sans  défaut ,  nous  n'estimerons 
personne  :  les  Saints  même  en  ont  eu,  et,  si  nous  les  avions 
vus,  peut-être  ne  nous  auroient-ils  pas  satisfaits.  » 

De  tels  jugements  suffiraient  pour  marquer  que  Ni- 
cole n'était  plus  et  n'avait  jamais  été  de  la  race  et  de  la 
tige  des  Port- Royalistes  purs;  il  n'en  a  ni  l'esprit  ni  la 
ferveur.  Peu  s'en  faut  qu'il  ne  parle  là  de  M  .  de  Saci 
comme  d*un  directeur  denonnes^  Allons!  Nicole,  comm 
Du  Guet,  n'était  que  le  cousin-germain  de  Port-Royal. 

Un  cousin-germain  très-lié  et  très-déférent  toujours. 
Il  continuait  en  ces  années  de  prêter  son  goût  et  sa 
plume,  quand  on  l'en  priait  de  ce  côté,  pour  des  usages 
tout  littéraires.  Il  dressait,  sur  les  mémoires  de  la  sœur 
Eustoquie  de  Bregy,  la  Vie  de  la  mère  Marie  des  Anges, 
ancienne  abbesse  de  Maubuisson  et  de  Port-Royal,  et  I 
la  mettait  en  état  de  paraître.  Il  revoyait  et  corrigeait 
pour  le  style  les  ouvrages  de  M.  Hamon^-;  et  Ton  voit 


1.  Et  encore,  quelques  années  après,  il  révoque  en  doute  les; 
prétendues  gucrisons  miraculeuses  faites  par  i'imerccssion  de 
M.  de  Ponlchâteau  au  loiideniaiii  de  sa  niort  (1690);  il  ne  prend 
pas  même  la  peine  de  s'en  éclaircir.  Et  pourtant,  disent  nos  au- 
tours un  peu  étonnés  de  cette  indifïerence ,  «  ces  miracles  sont 
attestes  par  des  actes  en  bonne  forme.  » 

'i.  Ces  publications  de  M.  Hamon ,  que  faisait  Nicole,  ne  pas- 
saient pas  sans  quolcjues  objections  des  amis  :  on  a  vu  ce  qu'en 
I)ensait  Aroauld  ([)rccédomment,  p.  301).  Dans  une  lettredeM.de 


LIVRE  CINQUJÈME. 


503 


par  des  lettres  que  lui  écrivait  en  1690  et  en  1693  la  sœur 
Elisabeth  Le  Féron,  désormais  Tune  des  directrices  du 
monastère,  à  quel  point  l'union  de  cœur  et  de  charité 
subsista  toujours  entre  la  maison  des  Champs  et  lui. 

Ainsi  Nicole  vieillissait  infirme,  tout  entier  tourné 
k  la  science  du  salut,  cherchant  la  paix ,  croyant  l'avoir 
enfin  assez  achetée.  Mais  une  nouvelle  et  soudaine  con- 
troverse le  reprit  vers  1690;  c'était  au  sujet  de  l'opi- 
nion conciliante  qu'il  essayait  d'introduire  sur  la  Grâce 
générale.  Pour  trop  vouloir  concilier,  le  voilà  derechef 
aux  prises  avec  toas  ses  amis.  Son  guignon  l'emportait 
sur  sa  prudence.  Ici  du  moins  tout  se  passa  en  douceur 
et  sans  infraction  aux  termes  essentiels  de  l'amitié. 

Nicole  avait  toujours  été  préoccupé  de  l'idée  de  rendre 
cette  doctrine  de  la  Grâce,  qui  était  le  côté  odieux  du 
Jansénisme,  moins  odieuse  et  plus  accessible  à  tous.  Il 
aurait  voulu  réahser  par  là  ,  disait-il  ,  un  désir  qu'il 
avait  souvent  entendu  exprimer  à  Pascal.  Mais  il  est 
très-douteux  qu'il  s'y  prit  pour  cela  de  la  manière  qu'au- 
rait préférée  Pascal,  Il  chercha  de  tout  temps  des  biais, 
et  dès  1660,  s'en  étant  entretenu  avec  M.  Girard,  le 
théologien,  il  crut  l'avoir  pour  apjirobateur.  Des  ques- 

Pontchâteau,  adressée  à  M.  Arnauld  ou  à  M.  Rulh  d'Ans  (ce  qui 
revient  au  même),  du  29  août  1689,  je  lis  ce  passage  qui  est  comme 
une  réponse  indirecte  de  Nicole  : 

«  Le  second  volume  de  M.  Hamon  ne  réussit  pas  comme  le  premier,qu'on 
parle  déjà  dp  réimprimer.  M.  de  Bétincourt  m'en  parle  agréablement  ;  il 
ne  s'étonne  point  et  ne  change  point  de  sentiment  sur  le  mérite  des  ou- 
vrages de  M,  Hamon.  «  C'est  une  chose  si  rare  ,  dit-il,  de  voir  un  homme 
«  qui  parle  du  fond  du  cœur  et  avec  une  plénitude  de  persuasion  de  ce 
«  qu'il  écrit ,  et  qui  ne  sente  point  le  discoureur  ,  que  dussent  ils  faire  cent 
«  plaisanteries  et  sur  l'auteur  et  sur  le  réviseur ,  je  n'en  estimerai  pas 
«  moins  l'ouvrage  et  n'en  mépriserai  pas  moins  leur  critique.  Il  n'y  a  rien 
«  de  grand  dans  le  monde  que  ce  qui  porte  les  marques  de  l'Esprit  de  Dieu. 
«  La  plupart  des  livres  sentent  l'esprit  de  l'homme,  et  l'esprit  de  l'homme 
«  sent  fort  mauvais,  fût-il  le  plus  parfumé  du  monde....  » 

Je  m'arrête  à  temps,  cai  Nicole  pousse  plus  loin  la  comparaison 
et  jusqu'à  offenser  le  goût 


504 


PORT-ROYAL. 


lions  que  lui  adressa  en  1674  ce  Lel  esprit  curieux, 
M.  de  Tréville,  Tavaient  reniis  à  Texamen  de  Tinso- 
luble  problènoe,  qui  était  un  de  ses  thèmes  favoris.  Il 
composa  encore  en  ce  sens  un  Abrégé  de  théologie 
vers  1679.  C'est  une  copie  de  cet  écrit  qui,  tombant  dix 
ans  après  aux  mains  d'Arnauld,  provoqua  de  sa  part 
des  réfutations  vigoureuses  ,  auxquelles  Nicole  dut  op- 
poser des  justifications  explicatives.  De  là  toute  une 
controverse  fort  animée  bien  que  sans  aigreur,  non  pu- 
blique, et  qui  se  menait  par  voie  manuscrite.  M.  de 
Pontchâteau  en  fut,  tant  qu'il  vécut,  le  zélé  colporteur, 
Le  Père  Quesnel,  qui  était  alors  dans  les  Pays-Bas  au- 
près d'Arnauld  en  manière  d'aide  de  camp  et  qui  en 
celte  qualité  avait  remplacé  Nicole,  prit  feu  contre  celui- 
ci,  du  moins  contre  sa  doctrine.  Du  Guet  lui-même,  à 
Paris,  et  son  ami  Dom  Hilarion  Le  Monnier,  bénédictin 
de  Saint-Vannes,  jugèrent  indispensable  de  réfuter 
l'éclectisme  de  Nicole  en  matière  de  Grâce  * . 

Le  fait  est  que  Nicole  devait  sembler  reculer  de  beau- 
coup, au  regard  de  ceux  qui  ne  l'auraient  connn  qu'au- 
trefois sous  le  nom  du  fameux  Wendrock.  Ce  qu'il  au- 
rait souhaité  aujourd'hui  rendre  accessible  à  la  raison, 
c'était  ce  double  point  contradictoire  :  que  Dieu  veut 
sincèrement  que  tous  les  hommes  soient  sauvés,  et  h 
la  fois  qu'il  n'en  sauve  pourtant  que  quelques-uns.  Il 
imaginait  à  cet  égard  une  espèce  de  Grâce  générale  dé- 
partie à  tous  les  hommes  (des  grâces  communes  qu'il 
appelait  imperceptibles);  mais  la  question  qu'on  lui 
posait  élait  toujours  de  savoir  si  celte  Grâce  générale 
suffisait  seule  au  salut,  ou  s'il  en  fallait  absolument  une 

1.  Tous  ces  écrits  ne  furent  imprimés  et  produits  au  jour  qu'a- 
près la  mort  de  Nicole  :  Traité  de  la  Grâce  générale,  par  M.  Nicole, 
2  vol.  in-12,  17 15.  —  lléfutation  du  Système  de  M.  Nicole  touchant 
la  Grâce  univcr salle,  \ydr  M.  l'ahbé  Du  GueL,  et  par  Dom  Hilarion, 
bénédictin  de  Saint-Vannes,  1  vol  in-12,  1716. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


505 


autre  actuelle  et  vraiment  efficace,  auquel  cas  cette 
Grâce  générale  qui  n'agit  pas  devenait  un  pur  mot. 
Dom  Hilarion,  saint  Augustin  en  main,  lui  posait  là- 
dessus  diverses  alternatives  : 

P  Cu  bien  d'imiter  le  Père  Petau,  qui,  après  avoir 
assez  bien  parlé  de  saint  Augustin  au  commencement 
de  ses  Dogmes^  change  de  sentiment  à  la  fin  et  dit  que 
ce  grand  docteur  est  fort  embarrassé  sur  la  Grâce  suf- 
fisante; qu'il  semble  avancer  à  certains  endroits  que 
Dieu  ne  la  refuse  à  personne,  et  qu'il  lui  échappe  le 
contraire  ailleurs  (ce  qui  est  bien  possible).  —  Mais  c'é- 
tait là  un  parti  indigne  de  la  sincérité  de  Nicole,  lui 
disait-on,  de  Nicole  trop  éclairé  pour  trouver  de  Tobs- 
curité  chez  saint  Augustin,  l'infaillible  Docteur  en  pa- 
reille matière. 

2^  Ou  bien  d'imiter  Huet  et  tous  ceux  qui  suivent 
un  tiers  parti  sur  ces  matières  de  Grâce  (comme  encore 
le  docteur  de  Launoi ,  etc.),  lesquels  soutiennent  qu'il 
y  a  à  cet  égard  deux  traditions  distinctes  dans  l'Église, 
et  toutes  deux  plausibles  et  orthodoxes ,  l'une  en  effet 
érigée  et  défendue  par  saint  Augustin,  Tautre  suivie 
par  Origène  et  beaucoup  des  Pères  grecs  ;  qu'on  peut 
se  ranger  à  cette  dernière.  En  adoptant  cette  voie 
mixte,  on  a  beau  jeu  sans  doute  pour  passer  en  revue 
les  textes  et  faire  montre  d'érudition,  en  même  temps 
que  ce  parti  est  le  plus  propre  à  contenter  les  gens. 
«  On  laisse  chacun  en  repos  ,  on  avoue  que  les  deux 
opinions  sont  probables ,  et  on  ne  se  plaint  que  du 
zèle  emporté  de  M.  d'Ypres,  qui  n'en  veut  que  pour  son 
saint  Augustin.  »  —  Mais  y  a-t-il  apparence,  disait-on  à 
Nicole,  que  l'ancien  Wendrock,  après  avoir  été  le  cham- 
pion de  saint  Augustin  dans  les  plus  belles  années  de 
sa  vie,  s'en  revienne,  à  la  fin ,  se  faire  un  oreiller  dans 
l'école  du  révérend  Père  Léonard  Lessius  et  de  ceux 
qui  marchent  dans  les  larges  voies  d'Origène?  ' 


506 


PORT-ROYAL. 


Enfin  on  ne  lui  laissait  qu'une  troisième  issue  qui, 
en  effet,  semble  être  celle  qu'il  croyait  possible.  C'était, 
comme  Fauteur  ancien  du  traité  de  la  Vocation  des  Gen- 
tils^ d'admettre  une  Grâce  générale  donnée  à  tous,  sans 
entendre  parler  d^autre  chose  que  d'une  certaine  Grâce 
extérieure  et  naturelle  insuffisante;  à'une  Grâce  suffisante 
qui  ne  suffit  pas.  Et  ce  parti,  lui  disait-on,  prête  des 
armes  aux  ennemis  de  la  Grâce  par  Tambiguïté  du 
langage;  on  a  beau  expliquer  après,  Téquivoque  de- 
meure et  prête  flanc.  On  lui  citait,  à  ce  propos,  des 
paroles  formelles  d'un  de  ses  bons  amis ,  qui  ne  paraît 
pas  autre  que  Wendrock  lui-même.  —  Nicole,  de  quel- 
que côté  qu'il  se  tournât,  ne  pouvait  donc  s'en  tirer.  Il 
fit  preuve  daos  toute  cette  discussion  de  ressources 
d'esprit  infiniment  subtiles  et  aussi  ingénieuses  que 
ses  intentions  étaient  honorables;  mais  selon  moi,  si 
on  l'avait  cru  un  grand  théologien  ,  il  dut  y  laisser 
cette  réputation.  Un  grand  théologien  voit  les  choses 
bien  autrement,  d'ensemble  et  d'aplomb,  moyennant 
des  distinctions  capitales,  décisives  et  inattaquables  de 
front;  il  asseoit  autrement  son  camp.  Ici  Nicole  est 
tout  dans  les  intervalles,  dans  les  nuances,  aux  confins 
des  opinions  ménageables  :  il  n'est  qu'un  psychologiste 
habile  et  surtout  un  moraliste.  On  dirait  qu'il  essaye 
par  ses.  précautions  d'adoucir,  d'amadouer  l'ennemi. 

Le  docteur  Petit- Pied  le  comparait  assez  spirituelle- 
ment «  au  gouverneur  d'une  place  qui,  pour  mieux 
la  défendre,  croiroit  devoir  abandonner  les  ouvrages 
extérieurs  et  réunir  toutes  ses  forces  dans  le  corps  de" 
la  place.  »  A  quoi  Du  Guet  répondait  a  que  c'étoit  un' 
fort  mauvais  système  de  dt^fense,  et  qu'il  ne  trouveroit^ 
ni  habileté  ni  sagesse,  dans  un  gouverneur  qui  se  con-' 
duiroit  de  la  sorte.  » 

Nicole  ne  tenait  au  reste  que  médiocrement  à  son 
dernier  système;  il  n'y  voyait  guère  qu'un  jeu  d'esprit, 


LIVRE  CINQUIÈME. 


une  sorte  de  partie  de  toM^^  théologique  ;  il  en  fait 
agréableraent  les  honneurs  dans  les  dernières  lettres 
qu'il  adresse  là-dessus  au  Père  Quesnel,  et  par  lesquelles 
il  prétend  ensevelir  la  question  :  «  Laissons  donc^  s'il 
vous  plaît,  tous  ces  différends  spéculatifs;  Je  me  puis 
tromper,  vous  pouvez  aussi  vous  y  tromper.  Ce  sont 
des  procès  à  laisser  au  jugement  de  Dieu.  »  Ainsi  con- 
clut, sur  toute  cette  controverse,  le  Bayle  chrétien.  Ce 
n'était  pas  la  peine  de  tant  écrire.  Mais  ne  viens-je  pas 
de  dire  qu'il  s'en  amusait  *  ? 

Les  historiens  jansénistes  forcés  de  reconnaître  et 
d'enregistrer  ces  concessions  de  Nicole,  tant  d'efforts 
embarrassés  et  subtils  pour  concilier  l'idée  de  prédes- 
tination avec  celle  d'humanité  et  de  justice,  disent  que  ce 
sont  des  espèces  de  taches  dans  un  grand  esprit.  D'autres 
y  verraient  plutôt  d'imparfaits  retours  au  droit  sens  na- 
turel et  de  légères  envies  de  sens  commun,  dans  un  bon 
esprit  noué  en  naissant  et  mis  à  lagêne  par  de  faux  plis. 

Nicole  sentait  confusément  que  la  vérité,  soit  telle 
qu'il  la  désirait,  soit  telle  que  la  voulaient  ses  amis, 
avait  moins  que  jamais  chance  de  réussir,  que  le  monde 
allait  ailleurs,  et  que  ce  qui  avait  pu,  dans  sa  jeunesse, 
lui  paraître  une  grande  cause  était  désormais  une  cause  à 
peu  près  perdue.  A  la  mort  de  l'évêque  d'Angers,  Henri 
Arnauld(juin  1692),  il  écrivait,  dans  une  lettre  de  con- 
doléance à  M.  Arnauld,  ces  belles  paroles,  d'une  élo- 
quente tristesse,  et  plus  éclatantes  même  qu'à  lui  n'ap- 
partenait : 

«  //  me  semble  que  je  suis  né  dans  une  Eglise  éclairée  de  di- 
verses lampes  et  de  divers  flatnhe'mx^  et  que  Dieu  permet  que 

1.  il  faut  rendre  aussi  au  Père  Quesiiel  (puisque  je  l'ai  nommé) 
cette  justice,  qu'il  entendait  la  raillerie.  Jl  y  a  de  très-jolies  Jet- 
treSj  et  très-gaies,  de  lui  à  Nicole^  dans  lesquelles  d  parle  en 
homme  d'esprii  plus  qu'en  théologien  du  Pouvoir  physique,  de  la 
Cm râce  suffisante,  etc. 


508 


PORT-ROYAL. 


je  les  voie  éteindre  les  uns  après  les  autrefi,  sans  quil  paroisse 
qu'on  y  en  substitue  de  nouveaux.  Ainsi  il  me  serablc  que 
l'air  s'obscurcit  de  plus  en  plus,  parce  que  nous  ne  méritons 
pas  que  Dieu  répare  les  vides  qu'il  fait  lui-même  dans  son 
Église.  C'est  ce  qui  fait  aussi  que  je  me  sens  porté  plus  que 
jamais  à  honorer  ce  qi^i  reste  de  ces  anciennes  lumières,  et 
principalement  celui  qui  est  maintenant  le  seul  qui  reste  de 
la  famille  que  je  regarde  comme  la  plus  illustre  de  ce  siècle,.,. 
J'ai  bien  peur  qu'il  ne  soit  trop  vrai  de  dire  de  la  génération 
qui  suivra  celle-ci  :  jEtas  parentum....  Car  il  me  semble  que 
tout  va  de  pis  en  pis^  et  que  les  semences  qu'il  y  avoit  de 
zèle,  d'équité  et  de  raison,  s'éteignent  de  plus  en  plus  et  de- 
viennent sans  action,  o 

Nicole  lui-même  ne  survécut  que  de  quinze  mois  à 
son  illustre  maître. 

Il  avait  pris  la  plume  dans  sa  dernière  année  contre 
le  Quiétisme  ;  Fénelon  n'y  figurait  pas  encore  par  ses 
écrits,  mais  seulement  le  Père  La  Combe  et  madame 
Guyon^  Bossuet  avait  déterminé  Nicole  à  cette  réfu- ' 
tation  étendue  des  doctrines  mystiques,  de  même  qu'il 
avait  précédemment  déterminé  Arnauld  à  écrire  contre' 
la  métaphysique  de  Malebranche.  Personne  ne  s'enten- 
dait comme  lui  à  utiliser  les  grands  auxiliaires  et  à  les 
détourner  de  leurs  sentiers  trop  particuliers  pour  les 
occuper  contre  Tennemi  commun. 

Bossuet  voyait  Nicole  et  le  considérait  beaucoup.  Il 
lui  disait  que  ses  ouvrages  lui  paraissaient  un  arsenal 
pour  la  religion.  Il  le  consultait  sur  des  points  de  doc- 
trine. Il  semble  même,  dans  Tune  des  lettres  de  Bos- 
suet, que  Nicole  est  trop  d'accord  avec  lui  sur  l'expul- 
sion violente  des  Protestants^.  Ils  ne  sont  pas  moins 

1.  Nicole  avait  déjà  écrit  quelque  chose  contre  madame  Guyon  en 
1687,  après  cette  visite  qu'il  avait  reçue  d'elle. 

2.  a  J'ai  été  très-aise,  lui  écrit  Bossuet  (7  dncembre  1691),  de 
vous  voir  appuyer  paiticuliireracnt  sur  une  chose  que  je  n'ai  voulu 
dire  qu'en  passant..  ,  c'est,   Monsieur,  sur  le  triste  état  de  la 


LIVRE  CINQUIÈME. 


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d'accord  sur  la  sourde  tendance  rationaliste  de  Richard 
Simon,  ou,  pour  parler  moins  à  la  moderne,  sur  sa 
dangereuse  et  libertine  critique.  Ils  conspirent  autant 
qu'ils  peuvent  à  ^étouffer^ 

Nicole  était  avant  tout  honoré,  considéré.  On  croit 
que  ce  fut  par  égard  pour  lui,  et  à  cause  de  la  manière 

France,  lorsqu'elle  étoit  obligée  de  nourrir  et  de  tolérer  sous  le 
nom  de  Réforme  tant  de  Sociniens  cachés,  tant  de  gens  sans  reli- 
gion, et  qui  ne  songeoient,  de  l'aveu  même  d'un  ministre,  qu'à 
renverser  le  Christianisme.  Je  ne  veux  point  raisonner  sur  tout  ce 
qui  s'est  passé,  en  politique  raffiné;  j'adore  avec  vous  les  desseins 
de  Dieu,  qui  a  voulu  révéler  par  la  dispersion  de  nos  Protestants 
ce  mystère  d'iniquité  et  purger  la  France  de  ces  monstres,  »  C'est- 
à-dire  des  Sociniens.  Cela  fait  peine.  Et  puis  ces  Sociniens  qu'on 
chassait  par  la  porte  rentraient  par  la  fenêtre;  la  révocation  de 
l'Édit  dà  Nantes  n'en  a  pas  sauvé  un  seul  au  dix-huitième  siècle, 
et  en  a  même  engendré  un  bon  nombre. 

1.  Richard  Simon  refusait  toute  compétence  à  Nicole  en  ma- 
tière de  critique  scripturale  (de  même  que  madame  Guyon  lui 
contestait  de  bien  entendre  la  spiritualité)  :  x  Si  vous  êtes  curieux 
de  savoir  le  fin  de  toute  cette  affaire,  écrivait  Simon  au  Père  Du 
Br-euil  en  lui  indiquant  les  motifs  (jui  firent  supprimer  en  1678 
son  Histoire  critique  du  Vieux  Testament,  vous  n'avez  qu'à  vous 
adresser  à  M.  Nicole  qui  est  de  vos  amis;  c'est  lui  qui  a  eu  le 
plus  de  part  à  la  suppression  de  mon  livre,  bien  qu'il  n'en  ait  pas 
été  le  premier  auteur.  Mais  je  puis  vous  assurer,  sans  lui  Jaire 
tort,  que  c'est  l'homme  de  Paris  le  moins  capable  d'en  juger,  parce 
qu'il  ne  s'est  jamais  appliqué  à  cette  sorte  de  littérature,  dont  il 
ignore  même  les  premiers  éléments.  Soyez  persuadé  que  je  ne 
vous  parle  point  en  l'air.  On  m'a  communiqué  une  lettre  qu'il  a 
.écrite  là-dessus  au  prélat  (Bossuet)  qui  Tavoit  consulté,  et  qui  lui 
avoit  envoyé  de  son  chef  un  exemplaire  de  mon  livre.  Celte  lettre 
ne  contient  que  des  raisons  vagues  et  générales,  sans  venir  au  fond 
des  matières,  parce  qu'il  nen  a  aucune  connoissance ,  comme  vous 
"  pourrez  en  juger  vous-même,  si  vous  le  mettez  sur  quelque  fait  qui 
regarde  la  critique  de  l'Écriture.  Quand  je  n'aurois  pas  su  d'ail- 
leurs que  M.  Nicole  a  écrit  la  lettre, il  m'auroit  été  facile  de  le  re- 
connoitre  par  de  certaines  expressions  qui  se  trouvent  dans  ses 
livres  el  qui  lui  servent  de  lieux  communs.  »  — Si  Nicole  n'enten- 
dait pas  le  détail  de  la  question  ou  des  questions  soulevées  par  Ri- 
chard Simon,  il  ne  se  trompait  pas  sur  la  portée  de  la  tentative  et 
sur  le  danger.  C'est  par  cette  espèce  de  critique  qu'en  Allemagne 
la  foi  en  l'Écriture  a  péri.  Strauss  est  au  bout. 


510 


PORT-ROYAL. 


choquante  dont  on  Vy  traitait,  que  l'archevêque  de 
Paris,  M.  de  Harlai,  fit  supprimer  la  première  édition 
du  livre  du  Père  Daniel  contre  les  Provinciales  (1694). 
Si  Ton  excepte  les  Jésuites,  tout  le  monde  respectait 
Nicole.  Sa  modération  (indépendamment  des  deux  ou 
trois  cas  dérogeants  que  j'ai  cités,  et  qui  ne  se  remar- 
quaient point  alors)  le  liait  et  le  maintenait  en  relation 
avec  tous.  Il  avait  revu,  avec  son  ami  le  comte  de  Tré- 
ville,  VHistoire  de  Théodose,  à  la  prière  de  Pléchier.  Il 
continuait  d'être  en  de  bons  rapports  avec  le  savant 
Père  Thomassin  de  l'Oratoire,  même  après  que  celui-ci 
eut  tourné  le  dos  au  Jansénisme.  Il  voyait  souvent  Tabbé 
Renaudot,  Tabbé  de  Saint-Pierre,  jeune  et  déjà  philo-" 
sophe,  qui  se  plaisait  à  le  faire  causer  de  Pascal  et  de, 
ses  autres  amis.  Racine,  dès  longtemps  pardonné,  venait-; 
le  visiter  souvent  et  aimait  à  Tinterroger  sur  les  particu-,; 
larités  de  Port-Royal  et  sur  bien  des  petits  secrets  d'in-: 
térieur,  qu'il  mettait  par  écrit  dans  ses  notes  et  qu'il 
n'aurait  pas  mis  dans  son  Histoire.  Boileau,  écrivant  à^* 
Racine,  disait  :  «  Mais  surtout  témoignez  bien  à  M.  Ni- ' 
cole  la  profonde  vénération  que  j'ai  pour  son  mérite,  et- 
pour  la  simplicité  de  ses  mœurs  encore  plus  admirables.^ 
que  son  mérite.  »  Un  nouveau  volume  qui  paraissait  des| 
Réflexions  de  Nicole  sur  les  Épîtres  et  Évangiles  était?, 
une  fête  pour  les  années  vieillissantes  de  Boileau. 

On  se  figure  bien  Nicole  vers  la  fin,  logé  vers  Isi 
place  du  Puits-l'Hermite  derrière  la  Pitié,  dans  unfl 
maison  appartenant  au  couvent  des  religieuses  de  1^ 
Crèche,  proche  le  Jardin  du  Roi  oii  il  va  quelquefois  se- 
promener,  ou  encore  dans  son  petit  hermitage  de  Cor-,' 
beil  qu'il  eut  deux  ans  et  que  ses  infirmités  le  forcèrent 
de  laisser.  'Le  second  étage  de  sa  maison  à  Paris  com-^ 
muniquait  à  une  petite  galerie,  dont  la  fenêtre  donnait 
dans  l'église  du  couvent.  Il  avait  dans  son  iouement  ; 
simple  une  belle  bibliothèque;  il  avait  même  q^clquefl  i 


LIVRE  CINQUIÈME. 


511 


portraits  d'anciennes  religieuses  de  Port- Royal  par 
Champagne;  c'était  son  luxe.  On  dit  qu'à  certains  jours 
de  la  semaine  il  faisait  des  conférences  sur  des  points 
de  controverse  avec  ses  amis  les  plus  habiles  dans  la 
matière  :  c'était  sa  petite  Académie  à  lui.  Voilà  tout 
Nicole  {Scholasticns,  et  in  vita  tolus  umbratili)  avec 
son  goût  de  vie  à  Tombre,  avec  ce  goût  bien  décidé 
d'honnête  et  de  modérée  controverse  qui  laisse  souvent 
le  doute  comme  résultat,  mais  qui  a  fait  passer  en  revue 
quantité  d'opinions,  d'idées,  et  donné  surtout  de  l'exer- 
cice au  raisonnement.  Une  frugalité  sobre,  une  tapis- 
serie de  serge,  quelques  tableaux  pourtant  de  Cham- 
pagne au  fond;  c'est  Fidéal  de  la  retraite  plutôt  pieuse 
que  pénitente  de  l'homme  de  lettres  chrétien  qui  vieillit; 
ce  devait  être  l'idéal  de  la  dévotion  de  Boileau. 

L'année  même  de  sa  mort,  en  1695,  une  personne 
étant  allée  le  voir  lui  demanda  pourquoi  il  n'écrivait 
plus  contre  les  Jésuites.  Nicole  répondit  :  «  Je  n'ai  pas 
de  vocation  pour  cela.  »  Il  avait  coutume  de  dire  qu'il 
n'était  point  appelé  par  état  à  écrire  et  qu'il  n'avait  eu 
qu'une  vocation  passagère;  et  comme  cette  personne 
insistait,  il  ajouta  avec  son  ironie  imperceptible  :  «  Je 
ne  suis  pas  assez  bon  médecin  pour  les  guérir.  » 

Les  Quiétistes,  contre  lesquels  il  croyait  se  sentir  une 
vocation,  portèrent  malhe'ir  à  Nicole.  Il  s'épuisa  à  relire 
de  ses  yeux  affaiblis  les  ouvrages  dont  il  voulait  com- 
battre la  doctrine;  il  avait  à  peine  terminé  son  travail  qu'il 
fut  atteint  de  paralysie,  le  1 1  novembre  1695;  ses  savants 
médecins  et  pieux  amis,  Dodart,  Morin,  Hecquet,  ac- 
coururent, mais  ne  le  purent  sauver.  Une  seconde  attaque 
l'emporta  le  16,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans*. 

l.  Je  donnerai  le  récit  d'un  contemporain  et  d'un  témoin. 
M.  Vuillart  écrivait  à  M.  de  Préfontaine,  le  21  novembre  1695  : 

M  Votre  dernière  lettre ,  Monsieur  ,  est  du  16  qui  est  le  jour  que  l'illustre 
auteur  des  Essais  de  Morale  a  vu  finir  son  exil  de  70  ans.  Je  voulois  me 


512 


PORT-ROYAL. 


Ses  dernières  dispositions  furent  peu  suivies.  Il  avait 
demandé  par  son  testament  qu'on  Tenterrât  le  plus  sim- 

donner  l'honneur  de  vous  rendre  compte  de  cette  nouvelle ,  aussi  diligem- 
ment qu'il  se  pouvoit;  mais,  n'ayant  eu  depuis  l'affliction  que  ce  premier 
moment  ici  de  libre  ,  je  me  suis  ,  malgré  moi ,  laissé  prévenir  par  la  Ga- 
zette^  où  l'abbé  Renaudot  a  fait  son  devoir  à  cet  égard.  Le  jour  de  Saint- 
Martin,  IVI.  Nicole  eut  dès  le  matin  une  attaque  d'apoplexie  ,  qui  fut  qua- 
lifiée d'apoplexie  manquéii  ^  car  elle  ne  le  tua  pas  sur-le-champ,  comme 
elle  auroit  fait  si  elle  avoit  été  foudroyante  ,  ainsi  que  parloit  son  médecin. 
Le  mal  se  jeta  donc  en  partie  sur  le  bras  gauche  ;  mais,  demeurant  en  par- 
tie dans  la  tête  ,  elle  la  tint  enivrée,  nonobstant  l'évacuation  de  15  pa- 
lettes de  sang,  tirées  des  bras  et  du  pied.  Le  13  au  soir,  on  lui  apporta, 
de  la  part  de  la  comtesse  de  Grammont,  quelques  gouttes  d'Angleterre 
qu'on  battit  dans  du  vin  d'Espagne  et  qu'on  lui  fit  prendre.  Peu  de  mo- 
ments après  ,  il  sentit  sa  tête  se  dégager  et  sa  langue  se  délier  ;  car  elle 
étoit  devenue  très-épaisse.  Ce  mieux  que  cela  lui  procura  dura  près  de 
deux  fois  vingt-quatre  heures.  Je  m'y  trouvai  alors,  et  je  fus  témoin  qu'il 
dit  à  une  personne  qui  lui  promettoit  encore  de  ces  précieuses  gouttes  "qu'à 
la  vérité ,  il  en  admiroit  l'effet  si  prompt  et  si  puissant ,  mais  qu'il  étoit 
tout  honteux  qu'on  donnât  à  un  coquin  un  remède  fait  pour  les  rois  »  Le  15, 
il  empira.  On  lui  fit  une  nouvelle  saignée.  Mais,  son  heure  étant  venue,  il 
falloit  partir  pour  le  retour  à  notre  patrie  ,  ce  qui  arriva  le  16  au  soir.  Dès 
le  jour  de  l'attaque,  il  avoit  reçu  les  sacrements.  Il  a  marqué  à  diverses 
reprises  qu'il  désiroit  qu'on  fût  bien  persuadé  qu'il  s'étoit  toujours  senti 
fort  uni  à  son  ancien  et  incomparable  Ami  dans  l'amour  et  la  doctrine  de 
saint  Augustin.  Il  a  paru  avoir  ce  témoignage  extrêmement  à  cœur.  11  a 
souffert  avec  une  grande  paix  les  diverses  incommodités  et  les  douleurs 
de  cette  dernière  maladie  ,  et  sa  vie  s'est  éteinte  comme  celle  d'un  enfant. 
On  lé  porta,  on  fit  son  service,  et  on  l'enterra  devant  le  crucifix  du 
chœur  dans  la  nef  de  Saifit-Médard  ,  sa  paroisse,  le  18  ,  et  un  très -grand 
nombre  de  gens  de  mérite  s'y  trouvèrent.  L'abbé  de  Beaubrun,  fils  du 
célèbre  peintre,  qui  a  de  l'érudition  et  de  la  piété ,  est  l'exécuteur  testa- 
mentaire et  M.  le  comte  du  Charmel ,  homme  d  une  haute  dévotion,  retiré 
à  l'Institution  de  l'Oratoire,  est  légataire  universel  avec  le  Père  Fouquet, 
prêtre  de  l'Oratoire  et  l'abbé  Gouët,  retiré  à  Saint-Magloire  depuis  quel- 
que temps.  Cela  regarde  ses  livres  et  ses  papiers.  11  laisse  son  bien  de 
Chartres  à  ses  proches.  Il  avoit  donné  200  livres  de  rente  sur  la  ville  à  son 
secrétaire  M.  Giot.  Il  y  a  ajouté  une  pension  viagère  de  300  livres  sur  tous 
ses  biens ,  et  autant  à  sa  servante.  Ils  en  ont  eu  tous  deux  de  grands  soins. 
Il  n'y  avoit  guères  qu'il  avoit  mis  entre  les  mains  de  M.  Pirot,  censeur 
des  livres,  le  manuscrit  de  deux  nouveaux  volumes  d'Essais  de  Morale. 
Ses  légataires  auront  sans  doute  grand  soin  d'en  faire  part  incessamment  au 
public.  On  aura  son  portrait;  car  j'ai  appris  d'une  de  ses  parentes  qu'on 
avoit  son  portrait  sans  qu'il  le  sût.  » 

Il  ne  se  passait  pas  de  jour  qu'on  ne  fît  quelque  chose  à  propos 
(le  la  mort  de  M.  Arnauld:  il  n'en  fut  pas  de  même  pour  Nicole;  on 
ne  fit  ni  vers  ni  prose.  Son  portrait  gravé  parut peuaprès  et  se  ven- 
dit en  même  temps  que  celui  d'Arnauld  :  a  II  est  de  moitié  du  prix 


LIVRE  CINQUIÈME.  513 


plement  possible,  sans  frais  superflus,  sans  rien  de  con^ 
traire  à  l'esprit  de  pauvreté  et  d'humilité,  et  on  lui  fit 
exposition  solennelle  dans  la  cour  des  religieuses  de  la 
Crèche,  convoi  avec  cierges  et  flambeaux.  Il  avait  prié 
de  vive  voix  un  ami  de  faire  porter  son  cœur  à  Port- 
Royal  des  Champs  pour  y  reposer  à  côté  de  celui  d/Ar-- 
nauld  (touchant  retour);  mais  l'ami  ne  fut  informé  de 
cette  mort  presque  subite  que  lorsqu'il  était  trop  tard 
pour  exécuter  la  recommandation.  —  Dernier  trait  qui 
achève  cette  vie  de  Nicole:  on  oublie  de  porter  son  cœur 
à  Port -Royal  *  ! 

Le  célèbre  sculpteur  Coysevox,  qui  était  son  voisin, 
vint  modeler  son  visage  avant  Tensevelissement.  Déjà 
mademoiselle  Ghéron  l'avait  peint  de  son  vivant  à  la 
dérobée,  pendant  qu'il  dînait  chez  une  personne  de  ses 
amis  :  inscium  pmxit,.,.  Nicole  a  laissé  une  lettre 
pleine  de  scrupules  sur  ce  sujet  des  portraits,  dans 
laquelle  il  penche  à  ne  les  point  autoriser,  sans  aller 
toutefois  jusqu'à  les  interdire^. 

a  Cependant  nous  perdons  M.  Nicole,  c'est  le  dernier 
des  Romains,  »  écrivait  madame  de  Sévigné  à  M.  de 

comme  de  moitié  de  la  grandeur  de  l'autre.  »  (Lettre  de  M.  Vuil- 
lart  du  17  mars  1696  )  On  a  là  les  proportions  des  deux  hommes, 
des  deux  réputations. 

1.  La  succession  de  Nicole  donna  lieu  à  des  contestations,  à  des 
factums  (voir  à  la  Bibliothèque  du  Roi,  Recueil  Thoisy.  Droit  pu- 
blic et  civil^  tome  174,  page  334).  Dans  un  codicille  signé  de  lui 
et  <lalé  du  4  juin  1695;  il  disait  :  »  Je  donne  et  lègue  à  madame 
de  Fontpertuis  tout  ce  qui  me  pourra  revenir,  tant  en  principal 
qu'en  intérêt,  de  M.  le  duc  de  Holstein,  pour  l'acquisition  qu'il  a 
faite  des  terres  que  nous  lui  avons  vendues  en  commun  dans  l'île 
de  Nordstrand,  par  contrat  passé  devant  Le  Boucher  et  Lorimier, 
notaires  au  Châteletde  Paris,  le  18  {ou  20)  novembre  1678,  pour  en 
faire  l'usage  dont  je  suis  convenu  avec  elle,  déclarant  que  telle  est 
ma  volonté.  y>  Ce  legs  de  Nicole  devint-il  le  noyau  de  la  caisse  du 
parti,  de  ce  qu'on  a  appelé  la  Boîte  à  PerrelteP  On  l'a  beaucoup 
dit;  je  sais  trop  peu  ces  choses  pour  en  parler. 

2.  Tome  VIII  des  Essais  de  MoraUj  p.  257. 

iv  —  33 


514 


PORT-ROYAL. 


Pomponne.  —  Oui,  mais  un  Romain  déjà  raisonnable- 
ment pacifié  par  Auguste,  et  de  qui  Ton  aurait  pu  dire  en 
souriant  :  relicta  non  bene  parmula^. 

Tel  fut  celui  que  j'appelle  le  moraliste  ordinaire  et 
aussi  le  controversiste  ordinaire  de  Port-Royal,  une  na 
ture  seconde  qui,  après  Pascal  et  après  Arnauld,  tient  le 
plus  considérable  rang.  Nous  avons  vu  ce  qu*il  faut 
rabattre  de  ses  mérites  comme  écrivain,  et  combien  il 
justifie  peu  sa  réputation  a  la  lecture  ;  mais  les  qualités 
vives  de  Thomme  sont  venues  réparer  ce  qu'il  a  perdu 
de  l'autre  côté,  et  Nicole,  à  nos  yeux,  reste  encore  très- 
présent.  Il  nous  charme  par  les  contrastes  ;  il  est  scep- 
tique autant  qu'on  peut  Têtre  dans  la  foi,  curieux 
autant  qu'on  peut  l'être  avec  des  scrupules  et  des  inter- 
dictions sévères  :  âme  tremblante,  timorée,  et  qu'on  ne 
fait  pourtant  pas  sortir  de  sa  ligne;  pleine  d'ingénuité 
et  de  candeur,  au  milieu  de  la  plus  sagace  clairvoyance. 
S'il  avait  vécu  davantage  et  de  bonne  heure  dans  le 
monde,  il  paraîtrait  tout  autre  par  le  style;  ses  qualités 
piquantes  et  d'agrément,  qui  sont  sous  sa  solidité,  mais 
qu'il  faut  quelque  patience  pour  découvrir,  auraient  pris 
le  dessus.  Qu'on  se  le  figure,  causeur  aimable  comme 
il  était,  vivant  jeune  dans  le  cercle  de  M.  de  La  Roche- 
foucauld, de  madame  de  La  Fayette,  au  lieu  d'en  être 
à  son  monde  de  théologiens  et  de  solitaires.  Il  avait 
douze  ans  de  moins  que  La  Rochefoucauld,  et  on  le 
dirait  plus  vieux;  il  retardait  de  vingt  ans  sur  son  siècle. 
Pour  ressaisir  la  concision  de  La  Rochefoucauld,  il  au- 
rait eu  besoin  de  la  société  des  femmes,  qui  ont  volon«^ 

î.  L'abbé  de  Rancé,  du  fond  de  son  désert  de  La  Trappe,  seritait 
bien  cette  miligation  de  Nicole,  et  il  appréciait  d'une  manière 
assez  juste  sa  position  finale  dans  le  parti,  quand  il  écrivait  à 
l'abbé  Nicaise  (octobre  1696)  :  «  Je  crois  M.  Nicole  fort  justifié  de 
tout  ce  qu'on  lui  impute;  j'ai  même  ouï  liire  qu'il  y  avoit  une  vé- 
nlablc  sopaniliorij  quoiqu'elle  n'eût  point  éclaté,  entre  lui  et  les 
autres  auxfi'iels  on  veut  présentement  qu'il  soit  uni.  » 


LIVRE  CINQUIÈME.  515 


tiers  dans  le  tour  cette  netteté  naturelle  que,  nous  autres 
hommes,  nous  apprenons.  Madame  de  Sablé  et  madame 
de  Longueville  furènt  sans  doute  bien  utiles  à  Nicole; 
en  fait  de  personnes  du  sexe,  c'était,  dira-t-on,  un  échan- 
tillon bien  suffisant;  mais  il  lui  aurait  fallu  madame  de 
Longueville  plus  jeune,  plus  entourée  et  plus  pressée, 
et  à  qui  il  eût  eu  quelque  idée  de  plaire.  Je  demande 
pardon  de  la  légèreté  :  le  goût  est  à  ce  prix©  Si  Nicole 
est  le  plus  terne  et  le  plus  attristé  des  moralistes,  c'est 
que  les  femmes  sont  retranchées  de  son  regard,  c'est 
qu'elles  ne  se  jouent  pas  au  fond  de  ce  qu'il  observe  et 
de  ce  qu'il  décrit.  Il  les  connaissait,  il  les  devinait  pour- 
tant et  les  redoutait;  il  a  écrit  sur  elles  deux  petites 
pages  seulement,  qui  sont  exquises  : 

«  Un  ecclésiastique  qui  voit  des  femmes  est  à  demi  marié, 
parce  que,  quelque  pures  que  soient  ces  liaisons  de  part  et 
d'autre,  elles  ne  sont  pas  exemptes  de  ces  complaisances 
réciproques,  qui  sont  toujours  un  peu  différentes  de  celles 
qui  se  trouvent  entre  des  personnes  de  môme  sexe;  l'on  se 
repose  toujours  un  peu  tendrement  sur  l'esprit  l'un  de  l'au- 
tre :  et  c'est  une  partie  de  la  douceur  du  mariage. 

«  Les  femmes  ne  sont  pas  seulement  affoiblissantes  par  ces 
tendresses  qu'elles  excitent ,  par  les  amusements  qu'elles 
causent,  mais  elles  sont  toutes,  ou  pour  la  plupart,  enne- 
mies de  la  pénitence,  au  moins  pour  les  autres.... 

a  Avoir  une  femme  pour  conseiller,  c'est  avoir  une  dou- 
ble concupiscence. 

«  Les  femmes  sont  semblables  à  la  vigne  :  elles  ne  sau- 
raient se  tenir  debout,  ni  subsister  par  elles-mêmes,  elles 
ont  besoin  d'un  appui,  encore  plus  pour  leur  esprit  que 
pour  leur  corps;  mais  elles  entraînent  souvent  cet  appui, 
et  le  font  tomber. 

ce  II  y  a  une  galanterie  spirituelle  aussi  bien  qu'une  sen- 
suelle, et,  si  l'on  n'y  prend  garde,  le  commerce  avec  lesfem 
mes  s'y  termine  d'ordinaire.  » 

Nicole  n'aurait  peut-être  pas  écrit  ces  dernières  pen- 
sées, qui  sont  assurément  ce  qu'on  trouve  de  plus 


516 


PORT-ROYAL. 


agréable  chez  lui,  s'il  n'avait  logé  à  l'hôtel  de  Longue- 
ville  ' 

Nicole  nous  a  menés  loin  et  nous  a  fait  aller  presque 
aux  limites  de  noire  sujet  ;  nous  avons  à  revenir  et  à 
tracer,  des  huit  ou  neuf  années  qui  suivirent  la  Paix  de 
l'Église,  et  qui  constituent  la  belle  époque  déclinante 
(  1669-1678),  un  aperçu  général,  sinon  un  tableau. 

1.  Rien  n'égale  à  mes  yeux  les  Portraits  faits  par  des  contempo- 
rains, quand  ceux-ci  sont  bien  informés,  ont  l'esprit  juste  et  la 
plume  fidèle.  Je  mettrai  donc  encore  ici  le  Portrait  de  Nicole,  tiré 
de  sa  Vie  écrite  par  M.  de  Beaubrun  (Manuscrits  de  la  Bibliothèque 
du. Roi,  FR.  17,676)  : 

«  M.  Nicole  avoit  un  extérieur  simple  ,  une  taille  médiocre  ,  le  nez  aqui- 
lin,  les  yeux  très-grands  ,  très-ouverts  et  très- vifs,  le  naturel  timide  et 
modeste.  Il  étoit  abstrait  (  distrait  )  en  tout  temps ,  en  tous  lieux ,  rare- 
ment enjoué  dans  la  conversation ,  mais  attentif  à  tout  ce  qui  s'y  disoit. 
Susceptible  des  plus  légères  impressions,  les  plus  ignorants,  pourvu  qu'ils 
parlassent  avec  ascendant,  étoient  capables  de  lui  imposer  et  de  le  pous- 
ser à  bout.  Dans  le  cabinet ,  la  plume  à  la  main ,  rien  de  si  captieux  et  de 
si  entortillé  qu'il  ne  démêlât.  Pour  écrire,  il  lui  falloit  une  base  et  un  ap- 
pui ;  il  étoit  incapable  d'invention  Correct  dans  son  style,  mais  toujours 
uniforme  dans  le  tour  des  pensées  et  des  expressions.  Profond  et  précis, 
peu  d'hommes  ont  poussé  plus  loin  l'art  de  raisonner.  Humble ,  doux ,  pa- 
cifique, amateur  de  la  paix  et  du  n  pos  ;  craintif  jusqu'à  avoir  peur  de  son 
ombre.  Janséniste,  peut-être  par  la  crainte  seule  de  déplaire  à  M.  Arnauld, 
puisque,  dès  1689  ,  il  écrivoit  au  Père  Quesnel  qu'il  y  avoit  plus  de  trente 
ans  qu'il  étoit  dans  les  pensées  qu'il  a  exprimées  dans  son  Traité  de  la 
Grâce  générale  ;  c'est-à-dire  qu'il  écrivoit  pour  le  Jansénisme  pendant  qu'il 
avoit  dans  l'esprit  un  système  qui  y  est  diamétralement  opposé.  » 

Je  réserve  pour  V Appendice  un  dernier  supplément  de  parti- 
cularités authentiques  à  son  sujet. 


FIN  DU  QUATRIÈME  VOLUME. 


APPENDICE 


SUR  L'ABBÉ  DE  RANGÉ. 

(Se  rapporte  à  la  page  51.) 


La  pièce  suivante,  qui  est  celle  que  nous  avons  indiquée 
page  51,  vient  s'ajouter  très-bien  à  la  Lettre  écrite  par  Rancé  au 
maréchal  de  Bellefonds,  et  à  son  Projet  delettre  à  Tillemont,  pour 
mettre  en  parfaite  lumière  les  sentiments  et  la  conduite  de  Til- 
lustre  Abbé  en  ce  qui  concerne  les  Jansénistes.  Nous  latirons  d'un 
manuscrit  tout  rempli  de  pièces  provenant  de  Dom  Gervaise,  lequel 
manuscrit  (in-4°)  a  fait  partie  de  la  Bihliotheca  Lamoniana,  et  se 
trouve  inscrit  à  la  page  307-  du  Catalogue  in-folio  de  cette  Biblio- 
thèque, imprimé  en  17S4. — Le  commencement  de  la  pièce  man- 
que; et  Ton  ne  voit  pas  bien  ce  qui  y  donna  occasion  :  mais  il  est 
manifeste  qu'elle  a  dû  être  écrite  par  un  secrétaire,  ou  partout 
autre  de  Tintimité  de  M.  de  Rancé,  et  à  peu  près  sous  sa  dictée. 
Le  caractère  semi-officiel,  comme  on  dirait  aujourd'hui,  ressort  à 
chaque  mot:  il  est  question  dans  les  premières  lignes,  à  moitié 
détruites,  de  la  Lettre  de  M.  de  Rancé  au  maréchal  de  Bellefonds, 
laquelle  ôtait  aux  Jansénistes  le  prétexte  de  le  compter  désormais 
comme  un  des  leurs  : 

«  ...w  II  ne  faut  pas  trouver  étrange  si  ceux  qui  se  plaignent  ont  été 
fâchés  de  ce  qu'il  les  a  privés  tout  d'un  coup  de  l'avantage  qu'ils  tiroient 
de  la  créance  que  l'on  avoit  qu'il  étoit  dans  leurs  intérêts  et  dans  leur 
cause  :  mais  il  y  a  sujet  de  s'étonner  que,  pour  empêcher  l'efiet  de  sa 
Lettre  et  déciéditerla  déclaration  qu'il  a  laite,  ils  veuillent  en  attaquer 
la  sincérité,  et  faire  croire  au  monde  qu'il  a  eu  des  liaisons  et  des  engage- 
ments qu'il  n'a  point  eus  en  efl'et.  Et  afin,  Monsieur,  qu'en  étant  persuadé, 
vous  ayez  de  quoi  le  persuader  aux  autres,  je  vous  dirai  ce  que  j'ai  appris 
sur  cette  affaire;  et  comme  je  la  sais  d'original,  vous  pouvez  prendre 
pour  des  vérités  conîtantes  ce  que  vous  verrez  dans  la  Relation  que  je  vais 
vous  en  faire. 


518 


PORT-ROYAL. 


«  Lorsqu'on  commença  d'exciter  dans  l'Église  des  différends  et  des  con- 
testations touchant  les  sentiments  de  Jansénius  et  la  souscription  au  juge- 
ment que  le  Saint-Siège  avoit  rendu  contre  sa  doctrine,  l'abljé  de  R.,  qui 
avoit  de  l'inclination  pour  ceux  qu'on  nommoit  Jansénistes,  à  cause  de  cette 
piété  exacte  dont  ils  faisoient  profession,  de  lamour  qu'ils  avoient  pour  la 
pénitence,  et  de  la  pureté  de  leur  morale,  voyoit  avec  douleur  la  tempête  qui 
s'étoit  formée  contre  eux  ;  et  le  penchant  qui  porte  les  gens  qui  ont  le  cœur 
bien  fait  à  plaindre  les  personnes  affligées,  faisoit  que  dans  les  rencontres, 
par  les  manières  dont  il  parloit  d'eux,  il  paroissoit  leur  être  favorable,  sans 
néanmoins  avoir  aucune  habitude,  ni  connoître  un  seul  de  ceux  qui  se 
trouvoient  engagés  dans  cette  dispute,  à  l'exception  de  M.  d'Andilly  et  de 
M,  l'i^lvêque  d'Angers,  son  frère. 

«  Il  fut  quelque  temps  dans  cette  disposition  ;  mais  voyant  que  les  affaires 
s'échauffoient,  et  que  le  Pape  et  les  Évêques  de  France  vouloient  qu'on 
souscrivit  le  Formulaire  par  lequel  on  avoit  condamné  les  erreurs  attri- 
buées à  Jansénius,  il  crut  que  cette  pente  qu'il  sentoit  pour  les  Jansénistes 
ne  devoit  pas  l'obliger  à  faire  un  seul  pas  en  leur  faveur,  et  particulière- 
ment ne  connoissant  ni  leurs  maximes,  ni  leurs  sentiments,  ni  leurs  des- 
seins, ni  le  fond  de  leur  conduite-,  et  étant  persuadé  qu'il  ne  pouvoit  en 
conscience  résister  aux  ordres  du  Pape  et  des  Évêques  de  France,  il  sous- 
crivit simplement,  comme  il  l'a  déclaré,  sans  restriction,  sans  explication 
et  sans  réserve. 

«  Il  alla  voir  ensuite  M.  l'Évêque  d'Aleth,  lequel  lui  ayant  parlé  à  fond 
de  la  Signature,  et  lui  ayant  lu  deux  Écrits  qui  lui  avoient  été  envoyés  par 
les  Jansénistes  pour  prouver  qu'on  ne  pouvoit  pas  en  conscience  souscrire 
aji  Formulaire,  lui  dit  :  «  Ces  Écrits  sont  très  forts  et  très-éloquents  ;  cepen- 
dant ils  ne  me  persuadent  pas;  et  je  le  suis  (persuadé)  qu'il  faut  obéir, 
signer  et  se  soumettre.  »  Ce  fut  là  le  sentiment  que  prit  ce  saint  Évêque 
sur  ces  matières,  après  les  avoir  pesées  devant  Dieu  et  l'avoir  consulté  par 
beaucoup  de  prières,  et  dans  lequel  il  demeura  ainsi  pendant  plus  (ou  près) 
de  quatorze  années 

«  La  chaleur  augmenta  entre  les  deux  partis;  et  les  choses  étant  venues 
aux  dernières  extrémités,  on  ne  garda  plus  de  mesure;  on  passa  de  tous 
côtés  par-dessus  les  règles  que  la  charité  demande  de  ceux  qui  se  défendent 
comme  de  ceux  qui  attaquent;  on  se  traita  sans  compassion,  et  les  adver- 
saires se  poussoient  avec  une  aigreur,  une  animosité  et  une  violence  presque 
égales. 

«  L'abbé  de  R.  voyant  qu'on  agissoit  avec  des  excès  et  des  emporte- 
ments indignes  de  personnes  qui  connoissoient  J.-C,  et  que  les  uns  et  les 
autres  prétendoient  défendre  leurs  intérêts  et  soutenir  leur  cause  d'une 
manière  qui  étoit  si  contraire  à  son  esprit  et  à  ses  commandements,  et  si 
injurieuse  à  son  nom  et  à  sa  gloire,  il  estima  qu'il  ne  devoit  faire  autre 
chose  dans  une  conjoncture  si  fâcheuse,  et  que  Dieu  ne  demandoit  rien  de 
lui,  sinon  qu'il  demeurât  dans  le  repos,  dans  la  soumission  et  dans  le 
silence;  qu'il  plaignit  l  égarement  des  hommes,  le  malheur  de  l'Église;  et 
qu'il  s'adressât  à  J.-G.  pour  le  prier  qu'il  commandât  à  la  tempête  de  s'apai- 
ser (comme  il  avoit  fait  autrefois),  afin  de  lui  rendre  la  paix  e1  la  tranquil- 

1.  L'Évêque  d'Aleth  ne  commença  à  être  en  relation  sérieuse  avec 
MM.  de  Port-Royal  qu'en  lf)f,4,  et  il  ne  devint  jam^ni.^tc,  qu'à  partir  de 
celle  date.  Toutefois  le  chiffre  de  14  années  indiqué  dans  la  uièce  n'est  pas 
très-exact. 


APPENDICE. 


519 


lité  qu'elie  avoit  perdue  par  l'emportement  et  par  la  passion  de  ses  propres 
enfants. 

((  11  n'eut  habitude  quelconque,  pendant  que  les  troubles  durèrent,  avec 
aucun  du  côté  des  Jansénistes.  Il  avoit  un  commerce  de  lettres  et  d'amitie 
avec  M,  d'Andilly,  qui  cessa  entièrement;  il  est  néanmoins  vrai  qu'ayant 
passé,  au  retour  d'un  voyage  qu'il  fut  obligé  de  faire  à  Gîteaux,  par  l'abbaye 
de  Haute  Fontaine  qui  se  trouva  sur  son  chemin,  il  y  vit  M.  l'abbé  Le  Pvoi, 
qu'il  avoit  connu'  autrefois  étant  chanoine  de  Notre-Dame  de  Paris;  ils 
renouvelèrent  une  connoissance  qui  avoit  été  interrompue  pendant  plus  de 
vingt  années,  et  il  eut  depuis  ce  temps  quelque  communication  avec  lui  par 
lettres. 

«  Enfin  il  plut  à  Dieu  de  donner  le  calme  à  son  Église,  et  Tabbé  de  R., 
qui  supportoit  avec  une  impatience  extrême  la  durée  des  troubles  et  des 
contestations,  qui  en  souhaitoit  passionnément  la  fin,  et  qui  voyoit  avec 
une  douleur  sensible  qu'on  enveloppoit  dans  la  cause  des  Jansénistes  ceux 
qui  n'y  avoient  aucune  part  (pour  peu  qu'ils  eussent  plus  d'exactitude  dans 
leur  vie  et  qu'ils  gardassent  plus  de  règle  dans  leurs  mœurs  que  les  autres 
hommes},  et  que  lui-même  n'étoit  pas  exempt  de  ce  soupçon,  vit  avec  une 
joie  fort  grande  la  fin  des  divisions;  et  comme  il  crut  que  les  questions 
étoient  terminées  pour  jamais ,  et  que  l'accommodement  lui  paroissoit 
devoir  être,  stable  et  sans  retour,  M.  Arnauld  et  M,  xacole  l'étant  venus  voir 
quelques  années  après,  il  les  reçut  avec  tous  les  témoignages  de  charité, 
d'honnêteté  et  d'estime  qu'ils  pouvoient  attendre  d;un  homme  de  sa  sorte, 
et  il  ne  crut  pas  qu'il  dût  conserver  aucune  mémoire  des  choses  passées,  à 
l'égard  de  ceux  auxquels  le  Pape  et  le  Roi  venoient  d'accorder  une  amnistie 
générale,  et  de  donner  tant  de  marques  publiques  de  leurs  bontés. 

'<  L'ablDé  de  R.  leur  trouva  tant  d'érudition,  de  capacité,  et  des  manières 
d'agir  à  son  égard  si  engageantes,  qu'il  ne  put  p;is  se  défendre  de  leur 
donner  place  dans  son  amitié  et  dans  son  estime,  et  qu'il  (le)  leur  témoigna 
depuis  ce  temps-là  par  quelques  lettres  qu'il  leur  écrivit  dans  les  occasions 
et  les  rencontres  qui  se  présentèrtînt,  comme  sur  le  sujet  de  quelques-uns 
de  leurs  ouvrages  qu'ils  lui  envoyèrent,  de  leurs  traductions  et  de  leurs 
paraphrases  sur  l'Ancien  Testament,  des  livres  qu'ils  composoient  pour  le 
soutien  de  la  Foi  contre  les  Hérétiques,  des  traités  (?)  des  maximes  qui 
concernent  les  mœurs;  et  même  lorsqu'il  a  rencontré  des  gens  passionnés 
qui,  nonobstant  la  pacification,  parloient  à  leur  désavantage,  il  n'a  point 
manqué  de  dire  ce  qu'il  croyoit  qui  pouvoit  détruire  ou  dimin'ier  la  mau- 
vaise opinion  qu'on  avoit  d'eux,  craignant  toujours  qu'on  ne  fit  renaître  les 
contestations,  et  qu'on  ne  rentrât  dans  les  difficultés  passées.  Cependant» 
quelque  considération  que  l'abbé  de  R.  ait  eue  pour  eux,  il  a  toujours  été 
si  ferme  et  si  constant  dans  la  soumission  qu'il  devoit  à  l'Église,  que 
jamais  il  n'a  été  ébranlé  ni  par  leur  autorité,  ni  par  les  sollicitations  qu'ils 
lui  ont  pu  faire. 

M  Les  Jansénistes  prenolent,  toutefois,  un  fort  grand  soin  de  publier 
qu'il  approuvoit  en  tout  leur  conduite,  et  qu'il  étoit  tout  à  fait  attaché  à 
leurs  intérêts.  Les  Molinistes,  qui  ne  pouvoient  souffrir  la  réputation  de  sa 
Maison  et  l'opinion  que  l'on  avoit  de  la  manière  de  vivre  qu'il  y  avoit  éta- 
blie, non  plus  que  la  sévérité  de  ses  maximes  touchant  la  pénitence  et  la 
morale,  répandoient  mille  faux  bruits  contre  sa  créance,  sa  religion,  et 
attaquoient  sa  personne  par  quantité  de  suppositions  malignes  et  grossières, 
et  essayoient  de  le  faire  passer  pour  un  partisan  cache  des  Jansénistes. 
L'abbé  de  R  laissoit  dire  le  monde,  et  se  contentoit  du  témoignage  que  lui 


520 


PORT-ROYAL. 


rendoit  saconscience,  et  ne  pouvoit  s'imaginer  qu'une  accusation,  à  laquelle 
il  ne  donnoit  aucun  fondement  réel,  pût  subsister,  et  ne  tombât  pas  d'elle- 
même;  mais,  voyant  que  les  bruits  s'augmentoient,  et  que  les  soupçons 
qu'on  avoit  formés  contre  lui  et  contre  son  Monastère  se  confirmoient  da 
plus  en  plus,  il  commença,  lorsque  les  occasions  s'en  présentèrent,  de  sa 
plaindre  de  l'injustice  qu'on  lui  rendoit,  et  de  déclarer  qu'il  n'avoit  jamais 
été  dans  le  parti  de  ceux  qu'on  nommoit  Jansénistes,  ni  eu  la  moindro 
pensée  de  défendre  Jansénius,  dont  il  avoit  condamné  les  opinions  avec 
toute  l'Église. 

«  Véritablement  la  déclaration  de  l'abbé  de  R.  n'avoit  garde  de  faire 
l'effet  qu'il  prétendoit,  puisque  les  Jansénistes  prenoient  eux-mêmes  à 
tâche  de  dire  partout  qu'il  étoit  entièrement  dans  leurs  sentiments,  qu'il 
entroit  pleinement  dans  tous  leurs  intérêts;  et  cela  alloit  si  loin,  qu'il  y 
en  avoit  qui  ne  craignoient  point  d'assurer  que  l'austérité  dans  laquelle  il 
vivoit  étoit  une  pénitence  qu'il  s'étoit  imposée  pour  l'expiation  de  la  faute 
qu'il  avoit  faite  en  signant  le  Formulaire. 

«  Quelques  années  après  que  l'abbé  de  R.  eut  connu  les  Jansénistes,  un 
homme  de  qualité  de  ses  amis  particuliers  *,  qui  avoit  une  étroite  liaison 
avec  eux,  fit  un  voyage  à  Aleth,  où,  ayant  entretenu  le  saint  Prélat  sur  le 
sujet  de  l'abbé  de  R.,  il  lui  en  apporta  une  lettre  par  laquelle  il  lui  écri- 
voit  qu'il  pouvoit  prendre  une  entière  créance  aux  choses  qu'il  lui  diroit 
de  sa  part.  Cet  ami  joignit  à  la  lettre  du  saint  Évêque  une  des  siennes,  par 
laquelle  il  prétendoit  lui  t)rouver,  par  quantité  de  raisons,  qu'il  devoit  au 
moins  donner  quelque  éclaircissement  touchant  sa  souscription  au  Formu- 
laire, et  faire  connoître  au  public  qu'il  n'avoit  point  eu  dessein  de  con- 
damner Jansénius  :  mais  ce  fut  inutilement  qu'il  essaya  de  le  faire  changer 
d'avis;  car  l'abbé  de  R.  ne  répondit  autre  chose  à  M.  l'Évêque  d'Aleth, 
sinon  que  la  plus  grande  joie  qu'il  pourroit  avoir  seroit  de  se  trouver  dans 
une  conformité  parfaite  à  tous  ses  sentiments,  et  que  si  Dieu  lui  en  donnoit 
jamais  d'autres  que  ceux  dans  lesquels  il  avoit  été  jusqu'à  présent,  il  n'au- 
roit  aucune  peine  de  les  déclarer;  et  il  manda  à  son  ami  que  ce  ne  seroit 
ni  par  l'autorité,  ni  par  la  considération  des  personnes,  qu'il  se  conduiroit 
dans  une  affaire  de  cette  qualité;  qu'il  avcit  suivi  le  mouvement  de  sa 
conscience,  et  que,  quoiqu'il  eût  lu  une  partie  des  choses  qui  avoient  été 
écrites  sur  la  question  dont  il  s'agissoit,  elles  ne  l'avoient  point  persuadé, 
et  qu'il  croyoit  encore  avoir  dû  faire  ce  qu'il  avoit  fait. 

«  Voilà  quelle  a  été  la  disposition  de  l'abbé  de  R.  touchant  la  Souscrip- 
tion; et  on  ne  peut  pas  douter  qu'elle  n'ait  toujours  été  égale  et  invariable, 
puisque  ni  les  raisons  des  Jansénistes,  ni  la  considération  de  ses  amis,  ni 
la  vénération  qu'il  a  toujours  eue  pour  M.  l'Évêque  d'Aleth  depuis  qu'il  l'a 
connu,  n'avoient  pas  été  capables  de  faire  la  moindre  impression  sur  son 
esprit. 

«  Pour  ce  qui  est  du  motif  qui  l'a  porté  à  se  déclarer  d'une  manière  qui 
est  devenue  publique  2,  et  qui  a  paru  aux  personnes  intéressées  comme  un 
contre-temps  et  comme  un  dessein  mal  concerté,  le  voici  en  peu  de  paroles. 

«  Les  calomnies  qu'on  avoit  formées  contrel'abbé  de  R.  s'étoient  tellement 
multipliées,  et  on  s'étoit  étudié  de  telle  sorte  de  noircir  sa  personne,  qu'on 
ne  faisoit  aucun  scrupule  de  dire  hautement,  dans  les  provinces  du  Perche 


1.  M.  de  Tr.  (note  du  iManuscrit).  —  Peut-être  M.  de  Tréville. 
'z.  ViLv  sa  Lettre  au  maréchal  de  Bellefonds. 


APPENDICE. 


521 


ei  ae  Normandie,  que  sa  foi  n'étoit  pas  catholique;  que  son  Monastère 
étoit  infecté  des  erreurs  qui  avoient  été  condamnées  dans  Jansénius  ;  qu'on 
n'y  avoit  aucune  soumission  pour  les  décrets  de  l'Église  ;  et  des  personnes 
qui  faisoient  profession  de  piété  disoient,  en  soupirant,  de  la  pénitence  qui 
s'y  pratiquoit  :  Magni  passas,  i>ed  extra  vian>.  Les  amis  véritables  de 
l'abbé  de  R.  souffroient  avec  impatience  qu'il  demeurât  sur  cela  dans  une 
indifférence  qui  leur  paroissoit  une  espèce  de  léthargie,  et  qu'il  ne  prit 
aucun  soin  de  faire  connoître  au  public  qu'il  n'étoit  rien  moins  que  ce 
qu'on  en  perisoit;  ils  lui  disoient  qu'il  rendroit  compte  à  Dieu  de  ce  qu'il 
enduroit  qu'on  décréditât  sa  conduite,  de  ce  qu'il  empéchoit  que  le  bon 
exemple  de  son  Monastère  et  le  bien  qui  s'y  pratiquoit  ne  donnât  au  monde 
l'édification  que  les  gens  de  bien  en  dévoient  attendre;  qu'il  étoit  cause,  en 
ne  disant  rien  dans  une  telle  occasion,  qu'on  attribuoit  le  détachement,  la 
piété,  la  pénitence,  la  discipline  si  exacte  et  si  extraordina're  dont  lui  et 
ses  religieux  faisoient  profession,  à  un  mouvement  de  parti  et  à  un  esprit 
de  cabale,  et  que,  puisqu'il  n'étoit  pas  Janséniste,  il  falloit  qu'il  le  dît  et  que 
le  monde  le  sût. 

'  M  Enfin  l'abbé  de  R.  ouvrit  les  yeux  ;  ces  considérations  le  touchèrent,  et 
l'obligèrent  de  faire  plus  d'attention  qu'il  n'avoit  fait  jusqu'alors  sur  ce  qui 
lui  avoit  paru  dans  les  Jansénistes,  depuis  qu'il  les  avoit  connus;  et  véri- 
tablement il  vit  plusieurs  choses  qu'il  ne  lui  étoit  pas  possible  de  ne  pas 
condamner.  Il  remarqua  qu'ils  n'avoient  que  du  mépris  pour  ceux  qui 
n'étoient  pas  dans  leurs  sentiments;  qu'ils  ne  faisoient  point  scrupule  de 
traiter  de  politiques  et  de  timides  des  Évêques  de  leurs  amis  auxquels  ils 
avoient  obligation,  parce  qu'ils  ne  les  servoient  pas  à  leur  mode  et  qu'ils 
n'entroient  pas  assez  dans  leurs  extrémités  et  dans  leurs  excès;  et  qu'au 
contraire,  ils  donnoient  une  approbation  si  générale  et  si  entière  à  ceux 
qui  les  embrassoient,  qu'ils  ne  voyoient  plus  rien  en  eux  de  répréhensible. 
Il  se  ressouvint  qu'il  avoit  ouï  dire  plusieurs  fois  à  une  des  personnes  du 
monde  la  plus  qualifiée,  qui  y  tenoit  le  plus  grand  rang  qu'ils  avoient 
voulu  l'engager  dans  leur  parti,  mais  qu'ils  lui  imposoient  une  condition 
dont  il  n'avoit  pu  s'accommoder,  qui  étoit  que,  quand  il  seroit  question  de 
prendre  des  résolutions,  sa  qualité  ne  seroit  point  considérée,  et  qu'il 
n'auroit  parmi  eux  sa  voix  que  comme  un  autre. 

«  Il  fit  réflexion  que  si  on  avoit  gardé  les  règles  de  l'Église  (dans  l'ob- 
servation desquelles  ils  prétendoient  être  si  exacts  et  si  rigoureux)  à  l'égard 
de  la  plus  grande  paitie  de  ceux  qui  étoient  à  la  tête  de  leur  parti,  dont 
les  sentiments  étoient  les  plus  écoutés,  et  qui  y  faisoient  la  principale 
figure,  ils  auroient  tenu  la  dernière  place  dans  la  maison  du  Seigneur  et  y 
auroient  vécu  dans  un  perpétuel  silence,  au  lieu  de  dogmatiser  et  de  décider 
sur  les  matières  de  la  Foi  et  de  la  Religion;  il  y  vit  entre  eux  un  si  grand 
concert  et  une  liaison  si  étifjite  pour  leurs  intérêts  communs  (quoiqu'en 
bien  des  choses  ils  pensassent  difieremment),  que  souvent  ils  s'assem- 
bloient  pour  parler  de  leurs  affaires,  et  que  si  quelque  Évêque  de  leurs 
amis,  comme  cela  arrivoit  quelquefois,  écrivoit  quelque  lettre  sur  un  sujet 
qui  les  concernât,  cette  lettre  ne  paroissoit  point  qu'elle  n'eût  été  réformée 
ou  au  moins  examinée;  qu'ils  recherchoient  avec  soin  à  se  lier  et  à 
s'attirer  des  gens  pour  grossir  leur  parti.  11  sut  qu'un  Évêque  de  grand 
mérite  qui  leur  étoit  favorable,  étant  si  malade  qu'on  croyoit  qu'il  n'eût 
que  très-peu  de  temps  à  vivre,  ils  le  pressèrent  d  écrire  une  lettre  au  Roi 

1.  M.  le  cardinal  de  Retz  (note  du  Manuscrit). 


522 


PORT-ROYAL. 


sur  les  affaires  de  l'Église-,  et,  commo  sa  foiblesse  et  la  grandeur  de  son 
mal  l'en  empêchèrent,  on  en  chargea  une  personne  :  cette  lettre  fut  écrite; 
mais  l'Évêque  s'étant  bien  porté,  elle  ne  fut  point  rendue.  Cependant  on 
Tavoit  composée  sans  doute  avec  art  et  avec  étude;  on  avoit  imité,  autant 
qu'on  avoit  pu,  les  pensées,  les  expressions  et  le  style  d'un  homme  mou- 
rant; et  on  n'auroit  pas  manqué  de  la  faire  valoir  comme  la  production  du 
cœur  et  de  l'esprit  d'une  personne  qui  va  paroître  au  Jugement  de  Dieu, 
quoique,  dans  la  vérité,  elle  n'y  eût  point  d'autre  part  que  celle  d  y  avoir 
.consenti ;  ce  qui  est  une  dissimulation  qui  n'aura  jamais  Tapprobation  de 
ceux  qui  feront  profession  d'être  sincères 

tt  J'ai  su  aussi  qu'ayant  une  fois  demandé  à  un  Docteur  de  ses  amis  qui 
avoit  beaucoup  d'érudition  et  de  piété,  et  qui  s'étoit  retiré  d'avec  eux, 
quelles  raisons  avoieiit  pu  l'y  obliger,  il  lui  dit  qu'il  étoit  vrai  qu'il  s'étoit 
quelquefois  trouvé  dans  les  assemblées  et  dans  les  conférences  qu'ils 
tenoient  touchant  les  opinions  de  la  Grâce  et  la  défense  de  Jansénius  ;  mais 
qu'ayant  vu  que  les  choses  s'y  agitoient  avec  tant  de  hauteur,  d'entête- 
ment, d'excès  et  de  passion,  que  s'il  arrivoit  que  quelqu'un  entrât  dans 
quelque  conduite  modérée  et  voulût  prendre  quelque  tempérament,  il 
étoit  bafoué  et  traité  d'une  manière  injurieuse,  qu'on  ne  gardoit  plus  de 
mesure  à  son  égard,  et  que  non-seulement  on  ne  remarquoit  point  parmi 
eux  les  moindres  traits  de  la  charité  qui  doit  se  rencontrer  parmi  des 
Prêtres  et  des  Ecclésiastiques,  mais  souvent  même  que  l'honnêteté  qui 
s'observe  parmi  les  gens  du  monde  n'y  étoit  point  connue,  —  il  s'étoit 
retiré,  et  qu'il  croyoit  qu'un  homme  d'honneur  ne  pouvoit  s'accommoder 
longtemps  d'une  telle  liaison. 

«  L'abbé  de  R.  fit  encore  réflexion  sur  la  division  quHl  y  avoit  entre  eux 
et  sur  la  diversité  de  leurs  sentiments;  que  les  uns  traitaient  ceux  qui 
étoient  entrés  dans  l'accommodement  accordé  parle  Pape  comme  de  pré- 
varicateurs, et  ne  craignoient  point  de  dire  que  M.  Arnauld  et  quelques 
autres  qui,  dans  les  matières  de  la  Grâce,  s'étoient  réduits  et  comme  mo- 
dérés aux  opinions  de  saint  Thomas,  avoient  abandonné  la  cause  de  Dieu, 
la  doctrine  de  saint  Augustin,  et  trahi  la  vérité;  et  qu'on  reprochoit  à 
ceux-là  qu'ils  étoient  entrés  dans  des  excès,  et  qu'ils  avoient  outré  les  opi- 
nions d'une  manière  qui  n'étoit  pas  soutenable;  c'est-à-dire,  pour  parler 
proprement,  qu'ils  étoient  dans  l'erreur  :  tellement  que,  sous  le  voile  de  la 
doctrine  de  saint  Augustin,  chacun  cachoit  ses  vues  et  ses  pensées  parti- 
culières. Il  considéra  cette  affectation  à  mettre  dans  leurs  intérêts  ceux 
qui  n'en  étoient  pas,  pour  peu  qu'ils  leur  témoignassent  d'affection,  et 
qu'il  leur  fût  utile  qu'on  les  crût  de  leurs  amis;  cet  empressement  de 
quitter  tous  les  endroits  de  la  ville  pour  s'unir  et  demeurer  ensemble  dans 
un  même  quartier,  comme  pour  faire  un  Corps  séparé  du  reste  du  monde. 
Toutes  ces  considérations,  dis-je,  que  l'abbé  de  II.  n'avoit  connues  que 
dans  le  peu  de  commerce  et  d'habitude  qu'il  avoit  eue  avec  quelques-un^ 
de  leur  parti,  lui  firent  croire  qu'il  ne  pouvoit  souffrir  avec  conscience 
qu'on  le  crût  lié  à  des  personnes  dont  il  avoit  de  si  justes  sujets  de  soup- 
çonner la  conduite  ;  l'air  lui  en  parut  dangereux,  et  la  charité,  qui  l'em- 
pêchoit  de  juger  de  son  prochain,  vouloit  qu'il  se  tînt  sur  ses  gardes,  et 
qu'il  ne  laissât  pas  croire  plus  longtemps  au  monde  qu'il  étoit  attaché  aux 

1.  C'était  là  une  fic/îon,  il  faut  en  convenir,  qui  valait  pour  le  moins 
celles  que  l'on  accusait  M.  de  La  Trappe  de  pratiquer  dans  son  mona- 
stère. 


APPENDICE. 


523 


intérêts  de  ceux  avec  lesquels  il  étoit  incapable  d'avoir  la  liaison  dont  on 
raccusoit. 

«  Lorsqu'il  étoit  dans  cette  résolution ,  il  se  présenta  une  occasion  de 
l'exécuter.  Il  sut  que  M.  l'Évêque  d'Évreux  ,  qui  ne  parloit  jamais  de  lui 
sur  ces  matières  qu'avec  déchaînement ,  étoit  à  Paris  ,  et  qu'il  publioit 
avec  sa  violence  accoutumée  ses  calomnies  ordinaires.  M.  le  maréchal  de 
Bellefonds,  qui  étoit  des  amis  particuliers  de  l'abbé  de  R,,  venoit  d'être 
rappelé  à  la  Cour,  après  quelques  années  de  disgrâce;  lequel  étoit  par- 
faitement informé  de  la  manière  dont  on  le  traitoit  :  l'abbé  de  La  T. 
(  Trappe)  crut  donc  qu'il  ne  pouvoit  rien  faire  de  mieux  que  de  lui  écrire 
dans  cette  conjoncture,  de  se  plaindre  de  l'injustice  que  lui  rendoientles 
Molinistes,  et  de  lui  expliquer  précisément  ses  sentiments  et  la  conduite 
qu'il  avoit  tenue  dans  les  affaires  qui  regardoient  la  Souscription  ,  afin 
qu'en  étant  ponctuellement  informé  il  pût  en  parler  avec  certitude  ,  et 
dire  ce  qu'il  en  avoit  appris  d'original. 

«  C'est  cette  Lettre  qui  a  fait  tant  de  bruit  dans  le  monde,  et  de  laquelle 
les  Jansénistes  prétendent  avoir  de  si  justes  sujets  de  se  plaindre  ;  mais 
l'abbé  de  R.  pouvoit-il  faire  autre  chose  que  ce  qu'il  fit?  On  le  publie  Jan- 
séniste ,  il  ne  l'est  point  ;o  n  l'engage  et  on  le  donne  malgré  lui  à  un  parti 
qui  lui  est  devenu  suspect ,  dont  il  n'est  pas  ,  et  dont  il  ne  veut  point  être; 
il  voit  sa  conduite  diffamée  ,  son  nom  proscrit ,  son  Monastère  regardé 
comme  une  retraite  de  gens  d'une  doctrine  corrompue;  y  avoit-il  appa- 
rence qu'il  endurât  une  persécution  injuste ,  faute  de  dire,  pour  en  sortir  : 
Je  :ie  suis  pas  tel  qu'on  me  croit  ?  Les  Jansénistes  peuvent  se  faire  une 
gloire  des  choses  qu'on  leur  impute  avec  justice  ,  à  la  bonne  heure  pour 
ceux  qui  sont  dans  la  bonne  foi ,  et  c'est  leur  affaire  :  mais  pour  ceux  qui 
ne  sont  point  tels  et  qui  n'ont  point  envie  de  l'être  ,  pouvoient-ils  souffrir 
en  paix  et  en  silence  un  décri  si  injurieux  ,  des  calomnies  si  malignes,  et 
se  rendre  comme  les  martyrs  d'un  sentiment  dont  ils  ne  sont  point,  à 
moins  d'une  insensibilité  ou  d'une  fausse  vertu  qu'on  ne  sauroit  mieux 
qualifier  que  du  nom  d'une  véritable  folie  ? 

«  On  disoit  encore  que  l'abbé  de  R.  avoit  plus  fait  que  le  Pape  ;  qu'il 
avoit  prononcé  contre  les  Jansénistes  ce  que  le  Saint-Siège  n'avoit  pas 
voulu  faire  ,  et  que  ses  intentions  et  ses  vues  ont  été  purement  politiques. 

«  Mais  il  ne  faut  que  lire  sa  Lettre  pour  voir  que  ces  reproches  n'ont  au- 
cun fondement.  Il  savoit  bien  qu'il  n'avoit  ni  caractère  ni  qualité  pour 
juger,  ni  nécessité  ,  ni  mission  ;  et  il  n'avoit  garde  de  faire  ce  qu'il  con- 
damne dans  les  autres  avec  tant  de  sévérité  :  aussi  n'a-t-il  pas  dit  un  seul 
mot  ni  de  la  résistance  des  Jansénistes  ,  ni  de  leurs  sentiments  ;  mais  il 
s'est  contenté  de  parler  des  siens  ,  et  de  souteni'-  la  conduite  qu'il  avoit 
eue  touchant  la  Souscription;  et  s'il  a  usé  de  quelques  termes  qui  ont 
paru  durs,  c'est  qu'il  n'en  a  point  trouvé  de  plus  propres  pour  exprimer 
l'état  et  la  disposition  de  ceux  qui  soutiennent  dans  l'Église  des  contesta- 
tions par  des  manières  violentes  et  excessives ,  par  des  tiraillements  qui 
devroient  être  inconnus  à  des  Cbréliens  et  qui  blessent  la  charité  de  J.-G. 
sans  s'arrêter  aux  règles  ni  à  la  modération  qu'elle  veut  qu'on  observe. 

«  Pour  ce  qui  est  d'avoir  agi  par  des  raisons  politiques,  peut-on  l'en 
soupçonner  quand  on  pense  qu'il  s'est  déclaré  pour  les  opinions  de  saint 
Thomas  ,  et  qu'il  a  condamné  la  Morale  relâchée?  Car  pouvoit-il  douter 
que  la  doctrine  de  saint  Thomas  n'étoit  pas  à  la  mode,  non  plus  que  les 
maximes  d'une  Morale  exacte?  Et  s'il  savoit  quel  étoit  en  cela  l'air  du 
monde,  comme  on  n'en  .peut  pas  douter ,  pouvoit-il  faire  une  telle  pro- 


524 


PORT-ROYAL. 


fession  et  vouloir  se  rendre  de  bons  offices  dans  les  lieux  où  on  prétend 
qu'il  avoit  envie  de  plaire? 

«Rien  ne  fait  mieux  voir  quelle  a  été  la  pureté  de  ses  intentions  que 
le  peu  de  ménagement  qu'il  a  gardé  en  expliquant  ses  pensées;  puisqu'au 
lieu  de  se  tenir  à  la  seuh;  déclaration  de  sa  conduite  touchant  la  Signa- 
ture, et  se  disculper  simplement  de  ce  qu'on  appelle  Jansénisme  (  ce  qui 
pouvoit  lui  faire  un  mérite  ,  même  selon  le  sentiment  de  ceux  qui  le  blâ- 
ment ),  il  a  passé  jusqu'à  dire  ce  qu'il  pensoit  sur  la  matière  de  la  Grâce 
et  sur  le  relâchement  de  la  Morale;  c'est  à  dire  que,  bien  loin  d'avoir 
parlé  dans  cette  rencontre  par  des  vues  d'intérêt  et  des  considérations 
humaines  ,  il  ne  l'a  fait  que  par  le  pur  mouvement  de  sa  conscience. 

«  Ce  n'est  pas  avec  plus  de  raison  qu'on  veut  tirer  des  conséquences 
contre  l'abbé  de  R.  et  attaquer  la  sincérité  de  sa  Lettre ,  en  disant  qu'il 
avoit  admis  dans  son  Monastère  des  religieux  '  qui  n'avoient  pas  signé  ; 
qu'il  a  eu  quelques  amis  particuliers  entre  les  Jansénistes  ,  qu'il  les  a 
plaints  ;  et  qu'il  a  pris  ,  en  bien  des  occasions,  part  à  leur  malheur. 

«  On  peut  répondre  à  cela  que  l'abbé  de  R.  a  reçu  ceux  dont  on  parle, 
la  Paix  de  l'Église  étant  faite  -,  qu'il  n'eut  jamais  aucune  pensée  de  la  Sous- 
cription lorsqu'il  les  reçut ,  et  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'avisa  jamais  de 
lui  en  parler ,  ni  d'exiger  de  lui ,  comme  une  condition  ,  qu'il  ne  les  obli- 
geroit  pas  à  signer  le  Formulaire.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner ,  puisque  la 
disposition  dans  laquelle  ils  se  retirèrent  dans  sa  Maison  étoit  une  vo- 
lonté sincère  de  s'y  enterrer  tout  vivants,  et  d'effacer  pour  jamais,  de  leur 
cœur  et  de  leur  mémoire,  jusqu'aux  moindres  idées  des  questions  et  des 
affaires  qui  n'appartenoient  pas  à  l'état  auquel  ils  vouloient  se  consacrer. 
Ce  qu'ils  ont  observé  avec  tant  de  fidélité  et  de  religion,  qu'il  ne  leur  est 
jamais  échappé  une  seule  parole  qui  ait  pu  marquer  qu'ils  en  conservas- 
sent encore  aucun  souvenir. 

v«  véritablement  l'abbé  de  R.  a  été  plus  réservé  dans  la  suite  pour  ces 
sortes  de  réceptions  ;  et  depuis  qu'il  a  commencé  à  prendre  toutes  les  con- 
noissances  que  nous  avons  dites  sur  la  conduite  des  Jansénistes,  et  qu'elle 
lui  est  devenue  suspecte ,  quoiqu'il  n'ait  exigé  la  Souscription  de  per- 
sonne ,  néanmoins  il  a  donné  l'exclusion  à  ceux  qui  lui  ont  demandé  d'en- 
trer dans  son  Monastère ,  qunnd  il  a  pu  croire  qu'ils  n'étoient  pas  dans 
l'intention  de  signer  au  cas  qu'on  l'eût  désiré  d'eux. 

«  On  se  plaint  qu'il  a  considéré  les  Jansénistes  comme  tenant  un  parti 
qui  n'étoit  pas  celui  de  l'Église.  Il  est  vrai  qu'il  n'a  pas  estimé  que  les  Jan- 
sénistes fussent  dans  le  parti  de  l'Église  ;  mais  on  a  tort  d'inférer  de  là 
qu'il  lésait  crus  séparés  de  l'Église ,  puisque  tous  les  jours  il  se  forme 
entre  les  Docteurs  catholiques  des  contestations  et  des  partis ,  par  l'atta- 
chement qu'ils  ont  à  soutenir  les  uns  contre  les  autres  des  opinions  parti- 
culières ;  et  qu'ainsi  on  peut  dire,  sans  attaquer  leur  foi ,  qu'ils  ne  sont 
point  dans  le  parti  de  l'Église.  Et  quelquefois  môme  il  arrive  que  ceux 
qui  soutiennent  les  intérêts  de  l'Église  le  font  avec  tant  d'entêtement,  de 
suflisance  ,  d'animosité,  d'orgueil,  et  de  désir  d'atterrer  leurs  adversaires, 
que  ce  n'est  plus  la  cause  de  la  justice  et  de  la  vérité  qu'ils  défendent, 
mais  la  cause  de  leurs  propres  passions. 

«  Le  reproche  qu'on  fait  à  l'abbé  de  R.,  de  ce  qu'il  a  eu  quelques  amis 
parmi  les  Jansénistes,  est  une  pensée  qui  ne  peut  venir  qu'à  ceux  qui  ne 

1.  Voir  la  lidalion  d'un  Voytige  fait  à  Alelli,  par  Laucelot,  au  tome  II 
des"  Mémoires  de  Lancelot,  p.  440,  à  la  note. 


APPENDICE. 


525 


sauroient  pas  ce  que  personne  ne  doit  ignorer,  qui  est  que  nous  avons  tous 
les  jours  des  amitiés  cordiales,  même  avec  les  ennemis  de  la  foi,  sans  avoir 
.'îucune  part  à  leur  créance  ;  et,  pour  faire  voir  qu'on  n'est  pas  mieux  fondé 
dans  les  avantages  qu'on  veut  prendre  contre  lui  de  ce  qu'il  les  a  plaints 
dans  leur  malheur  ,  posé  que  cela  soit  ainsi,  il  n'y  a  qu'à  répondre  :  Que 
saint  Martin  s'est  autrefois  expliqué  en  faveur  des  Priscillianistes -,  qu'il 
s'est  opposé  à  la  manière  trop  violente  avec  laquelle  on  les  poussoit,  et 
que  ,  sans  approuver  leurs  erreurs,  il  a  improuvé  la  conduite  de  leurs 
adversaires.  En  un  mot,  on  peut  considérer  la  situation  où  l'abbé  de  R.  a 
été  entre  les  Jansénistes  et  les  Molinistes,  comme  celle  dant  laquelle 
saint  Sulpice  Sévère  s'est  trouvé  entre  les  Ithaciens  et  les  mêmes  Priscil- 
lianistes ;  ce  qu'il  exprime  en  ces  termes  :  Quorum  sîudium  (  il  parle  des 
Ithaciens  )  in  expugnandis  Uœreticis  non  reprehenderem  ,  si  non  studio 
vincendi  ^  plus  quam  oportuit ,  certassent.  Et  mea  sententia  est,  mihi 
tam  Vf  os  quam  accusatores  displicere  Car  si  l'abbé  de  R.  n'a  eu  garde 
de  condamner  le  zèle  et  l'application  des  Molinistes  pour  la  condamna- 
tion des  erreurs  de  Jansénius,  il  n'a  pu  aussi  approuver  le  procédé  si  ex- 
trême et  si  violent  qu'ils  y  ont  tenu  ;  non  plus  que  cette  opposition  si  vive 
et  si  animée  des  Jansénistes  ,  qui  défendoient  une  cause  qui  ne  lui  parois- 
soit  pas  bonne,  par  des  moyens  et  des  voies  encore  plus  mauvaises  et 
moins  soutenables. 

"  Il  est  aisé  de  juger,  par  tout  ce  détail,  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  injuste 
que  d'accuser  l'abbé  de  R.  de  s'être  expliqué  mal  à  propos  par  des  raisons 
politiques,  et  d'avoir  écrit  une  Lettre  qui  n'est  pas  sincère;  puisque  les  con- 
sidérations qui  l'ont  obligé  de  se  déclarer  ne  pouvoient  être  ni  plus  solides 
ni  plus  puissantes  ,  et  qu'il  est  vrai ,  comme  il  l'a  dit ,  au'il  a  toujours  cru 
qu'il  devoit  souscrire,  et  qu'il  n'est  jamais. entré  dans  le  parti  des  Jan- 
sénistes. 

«  En  voilà  trop  pour  la  justification  d'un  homme  qui  n'a  point  de  faute 
que  celle  qu'il  peut  avoir  dans  l'imagination  et  dans  la  prévention  de  ceux 
qui  l'attaquent  ;  il  est  certain  que  s'ils  considéroient  avec  attention  que 
l'abbé  de  R.  ne  leur  a  jamais  rien  promis,  qu'il  n'a  jamais  eu  d'engage- 
ment avec  eux  ,  et  que  la  liaison  qu'il  a  pu  avoir  avec  quelques  personnes 
de  leur  sentiment  n'a  été  que  de  simple  amitié  ,  ils  feroient  plus  de  diffi- 
culté qu'ils  n'en  for.t  pas  de  vouloir  qu'uniquement ,  pour  leur  plaire  ,  il 
demeurât  exposé  à  tous  les  traits  de  la  malignité  et  de  l'envie  ;  qu'il  lais- 
sât sa  réputation  en  proie  ;  qu'il  souffrît  qu'on  le  traitât  d'hérétique  (comme 
je  vous  l'ai  déjà  remarqué),  d;îns  la  crainte  de  déclarer  qu'il  n'^avoit  jamais 
eu  de  part  avec  ceux  qui  avoient  entrepris  la  défense  de  Jansénius.  » 

1.  C  es-,  aussi  le  texte  que  citait  le  cardinal  Le  Camu?  dans  sa  lettre  à 
Rancé  (précédemment,  page  92),  et  qu'il  prenait  pour  devise,  —  la  devise 
des  neutres. 


52G 


PORT-ROYAL. 


SDR  L'ABBÉ  ET  L'ABBAYE  DE  SEPT-FONÏS. 

(Se  rapporte  à  la  page  73.) 

A  côté  des  maîtres  en  tout  genre  ,  j'aime  autant  que  je  le  puis  à 
mettre  le  disciple;  à  côté  de  l'original,  à  indiquer  la  copie^  quand 
elle  n'en  est  pas  indigne,  Rancé  eut  en  son  temps  sou  second,  son 
parfait  imitateur  dans  le  réformateur  de  l'abbaye  de  Sept-Fonts 
(des  sept  sourcei  ou  des  sept  fontaines).  Ce  monastère,  de  l'Ordre 
de  Cîteaux,  de  la  filiation  de  Clairvaux,  situé  à  six  lieues  de  Mou- 
lins, en  Bourbonnais,  était  tout  à  fait  tombé  dans  le  relâchement  et 
le  désordre,  lorsque  messire  Eustache  de  Beaufort  en  fut  nommé 
abbé  en  1654;  il  n'avait  que  dix-neuf  ans,  et  il  était  d'abord  dans 
les  dispositions  les  plus  mondaines.  On  rapporte  sa  conversion  à 
l'année  1663,  et  il  entreprit  dès  lors  de  réformer  son  abbaye  en 
ardent  émule  de  l'abbé  de  Rancé  :  il  parvint,  à  la  sueur  de  son 
front^  à  en  faire  une  seconde  abbaye  de  La  Trappe,  une  succursale 
qui  rivalisait  en  pénitence  et  en  austérité  avec  son  modèle.  Dans 
les  recueils  d'estampes  du  temps,  qui  représentent  les  divers  plans 
et  les  aspects  de  l'abbaye  de  Port-Royal,  on  trouve  quelquefois,  à 
la  suite  des  vues  de  La  Trappe  qui  y  sont  jointes,  un  dessin  de 
l*abbaye  de  Sept-Fonts  dans  ses  dehors  les  plus  mornes.  Quant 
au  dedans,  on  a  peu  de  bons  guides.  Ge>  figures  de  moines  sous 
leur  capuce  échappent  en  général  au  portrait.  Je  saisis  dans  les 
lettres  de  M.  Le  Camus,  l'évêque  pénitent,  un  passage  assez  ca- 
ractéristique sur  l'abbé  de  Sept-Fonts,  et  je  ne  laisse  pas  échapper 
une  occasion,  pour  nous  unique,  d'entrevoir  un  saint  de  plus. 
C'oàt  à  J\I.  de  Pontchâteau  que  M.  Le  Camus  écrit,  et  les  moindres 
mots  ont  tout  leur  poids  entre  ces  deux  grands  connaisseurs  et 
praticiens  de  la  pénitence  : 

«  Je  viens  ,  lui  dit-il  (  17  mai  1673  ),  de  recevoir  une  lettre  de  Labbé 
de  Sept-Fonts  ,  copie  de  l'abbé  de  La  Trappe,  et  vous  ne  serez  pas  fâché 
d'apprendre  que  son  monastère  est  présentement  conforme  en  tout  en  son 
ori^nnal.  C'est  le  plus  grand  coup  de  Grâce  peut-être  qui  se  soit  fait  de 
nos  jours.  11  étoit  ignorant  et  débauché:  il  est  devenu  verluçux  au  point 
que  je  vous  le  dis  ,  et  humble  à  un  point  que  je  ne  puis  vous  l'exprimer. 
C'est  l'homme  du  monde  en  qui  j'aie  plus  remarqué  d'humilité  sincère  et 
le  silence  le  plus  profond  ,  ne  disant  jamais  un  mot  que  la  gloire  de  Dieu 
ou  la  charité  ne  lui  fasse  dire,  et  si  juste  qu'il  ne  paroit  aucune  affecta- 
tion dans  sa  manière  d'agir,  si  bien  qu'il  ne  rebute  ni  (  ne  )  divertit  per-- 
sonne  ou  par  son  silence  ou  par  ses  paroles.  Mais  louerons  nous  toujours 
les  gens  de  bien  et  n'aurons-nous  jamais  de  part  à  leurs  bonnes  œu- 
vres ?...  » 

Dom  Eustache  de  Beaufort  était  encore  vivant,  lorsqu'on  1702 


APPENDICE. 


527 


i  arut  un  petit  livre  écrit  à  bonne  intention  sans  doute^  mais  des  plus 
indiscrets^  VHistoire  de  la  Réforme  de  VAhhaye  de  Sept-Fonts, 
par  le  sieur  Drouet  de  Maupertuy.  S'il  fallait  en  croire  cet  hagio- 
graphe  un  peu  profane,  mais  qui  paraît  assez  bien  renseigné,  ce 
n'étaient  pas  seulement  les  humiliations,  c'éuient  bel  etbien  les/îc- 
tions  et  les  suppositions  à  bonne  fin  qui  auraient  été  en  usage  à 
Sspt-Fonts  en  ce  qu'elles  ont  de  plus  absolu  et,  pour  tout  dire,  de 
plus  abêtissant.  L'auteur  présente,  il  est  vrai,  les  exemples  qu'il  en 
cite  en  manière  d'éloge  :  de  la  part  d'un  plus  malin,  on  croirait  à 
une  ironie.  Je  renvoie  les  curieux,  à  défaut  du  livre,  à  l'ariicle  du 
Journal  des  Savants  du  lundi  22  mai  1702  qui  en  a  donné  un  ex- 
trait. Mais  ce  qu'il  faut  vite  ajouter,  c'est  que  le  livre  de  Drouet 
fut  désavoué  par  Dom  Eustache  des  qu'il  en  eut  connaissance. 
Dans  une  lettre  du  14  mai  1702,  publiée  en  partie  dans  le  Journal 
'des  Savants  du  17  juillet,  il  déclare  que  non-seulement  il  n'a  nulle 
part  à  cet  ouvrage,  mais  qu'il  y  a  peu  de  faits  où  la  vérité  ne  soit 
altérée  et  où  il  n'y  ait  quelque  chose  de  l'invention  de  l'auteur.  Fidèle 
à  l'esprit  de  l'abbé  de  Rancé,  à  celui  de  saint  Bernard,  à  l'antique 
esprit  monastique,  il  témoigne  être  affligé  du  bruit  qu'on  a  fait  de 
ce  qui  n'était  bon  qu'à  ensevelir,  «  ayant  appris,  dit-il,  de  ses 
Pères  que  la  fonction  des  moines  étoit  de  pleurer  et  non  de  parler; 
de  travailler  à  la  conversion  des  pécheurs  par  leurs  larmes  et  non 
par  des  livres*.  » 

J'ai  inutilement  cherché  à  découvrir  aucun  lien,  aucune  rela- 
tion directe  de  nos  gens  de  Port-Royal  avec  cet  abbé  tout  pratique. 
On  sait  seulement  qu'à  l'origine  de  la  réforme,  par  lui  entreprise, 
en  présence  des  obstacles  qu'il  rencontrait,  il  eut  un  moment  l'idée 
de  se  démettre  de  son  abbaye  et  de  se  retirer  à  La  Trappe,  <c  qui 
depuis  quelques  mois  commençoit  à  fleurir  sous  la  conduite  du 
grand  Armand.  »  {Le  grand  Armand,  dans  ce  monde  monastique, 
ne  signifie  plus  Richelieu,  mais  Rancé.)  Dom  Eustache,  tenté  de 
renoncera  son  œuvre,  alla  donc  soumettre  son  doute  à  M.  de  Sainte- 
Beuve,  oracle  en  ces  sortes  de  cas.  Mais  M.  de  Sainte-Beuve  n'é- 
tait plus  alors  dupur  Port-Roya',  et  il  ne  parlait  qu'à  titre  de  grand 
casuiste.  Gomme  simple  trait  d'union,  je  noterai  que  le  sacristain 
de  Port-Royai  des  Champs,  dans  les  derniers  temps  de  la  Paix  de 
rËglise,  était  un  diacre,  homme  de  condition  et  de  vertu,  M.  de  Mont- 
guibert  qui ,  obligé  de  sortir  à  la  reprise  de  persécution  en  1679, 
alla  se  faire  religieux  à  Sept-Fonts.  Bien  des  années  après,  ce  Dom 
Charles  de  Montguiberl,  ayant  été  envoyé  à  Paris  pour  les  affaires 

1.  J'ai  en  ma  possession  une  lettre  inédite,  signée  Drouet  de  Mawpertuy^ 
â  la  date  du  3  mars  170',>,  adressée  à  un  ami  et  protecteur  puissant,  par 
laquelle  il  le  supplie  de  s'opposer  aux  sollicitations  que  fait  le  frère  du 
pienx  réformateur,  l'abbé  de  Beaufort,  pour  obtenir  la  suppression  de 
VHistoire  de  la  Réforme  de  l'Abbaye  de  bepl-Fonts  «  par  l'unique  raison 
qu'elle  est  trop  avantageuse  à  monsieur  son  frère,  » 


528  PORT-ROYAL. 

de  son  Ordre,  el  étant  allé  voir  M.  de  Tillemont,  son  ancien  ami, 
l:i  maladie  le  prit  subitement,  et  il  mourut  entre  ses  bras  à  Tille- 
mont môme,  le  jeudi  de  Pâques,  11  avril  1697.  C'est  ainsi  qu'il  a 
place  au  Nécrologe.  L'abbaye  de  Sepl-Fonts,  d'ailleurs,  cette  fille 
rigide  de  Rancé,  n'a  rien  de  commun  avec  nos  Messieurs. 


SUR  M.  LE  CAMUS. 

(Se  rapporte  à  la  page  92.) 


Je  me  trouve,  par  la  libéralité  de  mes  amis  de  Hollande  aux- 
quels je  dois  tant,  en  possession  d'une  série  de  lettres  autographes 
de  l'abbé  Le  Camus,  au  nombre  de  97,  presque  toutes  adressées  à 
son  ami  l'abbé  de  Pontchâteau,  quelques-unes  à  M.  Arnauld  e£ 
celles-ci  déjà  imprimées  en  grande  partie,  toutes  les  autres  (moins 
une)  inédites.  Celte  Correspondance  peut  servir  à  nous  fixer  exacte- 
ment sur  le  degré  de  relation  et  de  liaison  de  l'abbé  Le  Camus 
avec  Port-Royal,  liaison  assez  étroite  et  directe,  et  qui  nous  le 
montre  moins  neutre  dans  un  temps  qu'il  ne  le  parut  et  ne  le  devint 
par  la  suite. 

L'abbé  Le  Camus,  comme  l'abbé  de  Rancé,  comme  Tabbé  de 
Ponichâteau,  est  un  des  convertis  célèbres  du  dix-septième  siècle. 
11  complète  ce  trio  d'illustres  abbés  faits  pour  la  Cour  et  pour  le 
monde,  et  qui  s'y  étaient  livrés  d'abord,  mais  qui  s'enfuirent  à  un 
certain  jour  pour  embrasser  la  vertu  chrétienne  dans  son  âpreté. 
Son  caractère  d'évêque  n'ôta  rien  à  la  rigueur  de  sa  pénitence. 
La  sincérité  de  sa  dévotion  doit  être  mise  hors  de  doute,  de  même 
qu'a  été  manifeste  l'austérité  de  sa  vie.  L'annotateur  de  Rapin, 
dans  une  note  maligne,  essaie  de  jeter  du  louche  sur  les  inten- 
tions et  le  désintéressement  de  ce  prélat,  ce  qui  veut  dire  simple- 
ment que  révêque  de  Grenoble  n'agréait  pas  aux  Jésuites  et  que 
ceux-ci  n'étaient  pas  bien  dans  ses  papiers.  On  le  peut  dire  tout  à  fait 
ianséniste  en  ce  sens.  Mais  nous  allons  voir  ce  qu'était  en  réalité 
l'abbé  Le  Camus  dont  je  puis  parler  d'autant  plus  à  mon  aise  qu'il 
n'est  point  resté  très-attaché  à  ses  amis  de  Port-Royal,  et  qu'ayant 
une  œuvre  considérable  et  particulière,  la  réforme  de  son  diocèse, 
à  accomplir,  il  n'a  pas  voulu  la  compromettre  pardes  liaisons  pu- 
bliques et  persistantes,  poussées  au  delà  du  nécessaire. 

L'abbé  Le  Camus^  né  à  Paris,  le  24  novembre  1632,  d'une  rich« 


APPENDICE. 


529 


famille  marchande^  devenue  de  robe  et  parlementaire,  prit  le  bon- 
net de  docteur  le  4  avril  1650.  Il  eut  presque  aussitôt  une  charge 
d'aumônier  du  roi  et  vécut  pendant  des  années  à  la  Cour,  y  faisant 
en  toute  conscience  le  métier  de  courtisan.  Il  passait  pour  être  for: 
libertin,  et  il  eut  le  malheur  d'être  cité  dans  ce  qu'on  appelle  «  la 
débauche  de  Roissy ,  »  à  côté  de  Bussy ,  Vivonne,  Mancini ,  Manicamp, 
de  Guiche.  C'était  pendant  la  Semaine-Sainte  de  l'année  1659.  On 
racontait  que  ces  jeunes  fous,  dans  leur  orgie,  avaient  eu,  entr'autres 
fantaisies  bizarres,  celle  de  baptiser  un  cochon  de  lait,  et  que 
l'abbé  Le  Camus  avait  prêtéson  ministère  à  cette  parodie  sacrilège. 
Rien  n'est  moins  prouvé'.  M.  Le  Camus,  converti,  avait  coutume 
de  dire  qu'on  avait  autrefois  raconté  de  lui  plus  de  mal  qu'il  n'en 
avait  fait,  de  môme  que  présentement  on  disait  de  lui  plus  de  bien 
qu'il  n'en  méritait. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  l'époque  où  nous  allons  recevoir  ses  con- 
fidences, il  était  revenu  du  libertinage  et  repentant.  En  juillet 
1670,  il  y  avait  déjà  quatre  ans  qu'il  faisait  ou  était  censé  faire 
pénitence,  ce  qui  reporterait  sa  réforme  à  l'année  1666.  Saint- 
Simon  exagère,  dans  sa  fougue  de  peintre,  lorsqu'il  écrit  :  «  11 
acheta  une  charge  d'aumônier  du  roi  pour  se  fourrer  à  la  Cour.... 
Ses  débauches  et  ses  impiétés  éclatèrent.  Il  se  crut  perdu  et  s'en- 
fuit dans  une  retraite  profonde,  où  il  se  mit  à  vivre  de  toutes  les 
austérités  de  la  plus  dure  pénitence.  »  Ces  biographies  brusquées 
en  portraits  suppriment  trop  les  intervalles.  11  resie  vrai  que  l'abbé 
Le  Camus,  en  1670,  méditait  une  retraite  entière  et  réguUère; 
dans  cette  vue,  il  faisait  bâtir  un  corps  de  logis  à  ce  qu'on  appe- 
lait V Institution^  ce  qui,  en  attendant,  ne  l'empêchait  pas  d'y  oc- 
cuper un  appartement  pendant  ses  séjours  à  Paris.  La  première 
lettre  de  lui  que  j'ai  sous  les  yeux  est  du  7  juin  1669^  il  y  est  parlé 
d'une  visite  que  l'abbé  Le  Camus  était  allé  faire  au  désert  de  Port- 
Royal,  aussitôt  après  la  Paix  de  TÉglise;  ce  qu'il  y  avait  vu  lui 
donnait  un  redoublement  et  comme  une  émulation  de  péni- 
tence : 

«Je  suis  retourné  aussi  confus  qu'édifié  de  votre  Désert  ,  et  quand  je 
vous  examine  tous  l'un  après  l'autre,  je  trouve  que  le  vieil  homme  est 
pendu  dans  votre  rose-croix  en  tant  que  mort  s'en  ensuive,  et  que  chez  mo 
il  n'est  pendu  qu'en  effigie  et  plus  dans  l'opinion  du  public  qu'en  effet 
J'en  gémis  devant  Dieu  et  je  trouve- tant  de  choses  à  réformer  et  à  retran- 
cher qu'en  vérité  je  ne  puis  me  résoudre  à  commencer.  Cum  crever anl 

1.  On  lit  dans  les  lUémoires  de  madame  de  Motteville  au  sujet  de  ce  scan 
dale  de  Roissy  :  «  La  Reine  qui  en  l'ut  avertie  en  témoigna  un  grand  res- 
sentiment. Elle  exila  l'abbé  Le  Camus  pour  avoir  eu  commerce  seulement 
avec  des  gens  si  déré£,lés,  quoiqu'il  ne  lût  pas  avec  eux  les  jours  que  ces 
choses  se  [iassèrent.*^  Bussy  rend  aussi  ce  témoignage  à  l'abné  Le  Camus 
qu'il  s'éloigna  et  partit  de  grand  matin  le  jour  du  Vendredi-Saint  ,  ayant 
eu  vent ,  la  veille  ,  de  l'orgie  qui  s'a^|' prêtait. 

IV  —  ^4 


530 


PORT-ROYAL. 


hcrbx ,  a])i)aruerant  sirnul  el  zizania.  (En  même  temps  que  l'herbe,  a 
poussé  l'ivraie  )  C'est  pour  les  gens  de  ma  sorte  que  cela  est  dit  ,  car  je 
ne  suis  encore  chrétien  qu'en  vert.  Pour  vous  qui  ap))rochez  de  la  matu- 
rité, vous  vous  souviendrez  que  je  vous  ai  prié  de  médire  franchement 
ce  que  vous  trouviez  en  moi  que  je  dusse  corriger,  et  que  vous  êtes  d'au- 
tant plus  obligé  à  me  le  dire  que  nous  <5omraes  amis  et  que  j'ai  plus  de 
créance  en  vous  qu'en  toute  autre  personne.  Vous  n'avez  voulu  me  rien 
dire  -,  peut-être  que  vous  aurez  moins  de  répugnance  à  me  l'écrire,  et  son- 
gez que  vous  en  répondrez  devant  Dieu.  Priez-le  demain  qu'il  me  vide  de 
mon  esprit  pour  me  remplir  du  sien....  » 

Demain,  c'était  la  Pentecôte  en  effet,  et  il  est  à  remarquer 
que  ce  dimanche  9  juin  1669;  jour  de  grande  fête,  M.  de  Saci 
chantait  la  grand'messe  à  Port-Royal  des  Champs  poitria  première 
/où  depuis  le  rétablissement  des  religieuses;  ce  qui  montre  que 
l'abbé  Le  Camus  n'avait  pas  perdu  de  temps  pour  y  aller  faire  sa 
visite.  On  voit  aussi  déjà  que  Saint-Simon  qui  pouvait  se  tromper 
sur  quelques  points  de  la  biographie  du  prélat,  ne  se  méprenait 
pourtant  pas  sur  son  caractère  et  sur  sa  physionomie  quand  il 
disait  :  a  llétoit  bien  fait,  galant,  avoit  mille  grâces  dans  l'esprit, 
d'une  compagnie  charmante.  Il  étoit  savant,  gai,  amusant  jusque 
dans  sa  pénitence,  >>  Nous  ne  cesserons  de  lui  trouver,  jusque  dans 
ses  sévérités  de  scrupules  et  ses  consultations  les  plus  épineuses, 
de  la  gaieté,  de  la  littérature,  et  bien  de  l'agrément  dans  l'es- 
prit. 

La  première  lettre  finit  sur  le  désir  d'entrer  en  correspondance 
avec  M.  de  Pontchâteau  et  par  des  compliments  à  I^ort-Royal  : 

«Mandez-moisi  vous  êtes  connu  par  le  nom  de  M.  Mercier  chezM.Heard  (?) 
afin  qu'à  l'avenir  je  vous  adresse  ainsi  mes  lettres;  car  ce  me  sera  un  plai- 
sir d'écrire  à  un  homme  qui  a  oublié  jusqu'à  son  nom  ,  afin  qu'il  ne  lui 
restât  rien  du  monde. 

«  Encore  une  fois  aimez-moi  et  priez  Dieu  pour  moi ,  vous  et  tous  vos 
frères  et  sœurs.  Que  je  vous  envie  votre  pauvreté  1  >» 

M.  de  Pontcbâteau  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois.  La  pauvreté 
était  son  thème  favori.  La  correspondance  s'engagea.  Il  envoya 
à  l'abbé  Le  Camus  un  Abrégé  de  Pensées  tirées  de  sainlJean  Chry- 
sostome,  et  il  lui  écrivit  deux  lettres  sur  ce  sujet  de  la  pauvreté,- 
particulièrement  cher  aux  vrais  chrétiens.  L'abbé  Le  Camus,  un 
peu  en  retard,  lui  répondit  de  Paris,  le  9  décembre  : 

"  Je  n'ai  pu  vous  écrire  plus  tôt  pour  vous  rendre  très  humbles  grâces 
du  présent  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire.  Vous  êtes  si  accoutumé  à 
m'en  faire  de  toutes  les  façons  ,  et  moi  à  les  recevoir  ,  qu'à  la  fin  je  croirai 
que  vous  êtes  le  riche  et  que  c'est  moi  qui  suis  le  pauvre.  J'attendois  bien 

t.  Saint  Matthieu,  XIII,  2û.  Le  t&xia  exact  est*.  Cum  crevissel  herba...^ 
iunc  apparuerunt,,,. 


APPËNDIGÊ. 


de  votre  courtoisie  que  vous  me  feriez  acheter  un  Abrégé  de  saint  Chry- 
sostome,  mais  je  n'attendois  pas  de  l'avoir  de  votre  indigence.  Je  le  reçois 
sans  scrupule  et  avec  plaisir  ;  mais  j'en  ai  encore  eu  davantage  à  lire  les 
deux  dernières  lettres  que  vous  m'avez  écrites  sur  la  pauvreté  et  sur  les 
promesses  qu'on  fait  au  baptême.  Je  lésai  lues  et  relues  comme  des  ho- 
mélies des  Saints  Pères.  Aussi  n'étoit-ce  qu'un  abrégé  de  leurs  sentiments. 
Mais  je  me  trouve  si  éloigné  des  dispositions  qu'il  faudroit  avoir  pour  en 
faire  bon  usage  que  j'appréhende  quelquefois  que  la  lumière  de  ces  véri- 
tés ,  dont  je  suis  convaincu,  au  lieu  de  m'éclairer,  ne  me  désespère.  Pour 
moi  ,  je  crois  que  si  l'on  se  faisoit  baptiser  à  même  âge  qu'on  prend  l'habit 
de  religion  et  qu'on  fût  instruit  de  toutes  les  obligations  qu'emporte  avec 
soi  le  baptême  ,  on  auroit  autant  de  peine  à  trouver  des  gens  qui  voulus- 
sent se  faire  chrétiens  qu'il  est  rare  d'en  trouver  qui  veuillent  se  faire 
chartreux.  Et  si  cette  idée  est  juste  ,  jugez  le  peu  qu'il  y  a  de  vrais  chré- 
tiens ,  et  combien  je  dois  appréhender  de  n'être  pas  de  ce  petit  nombre. 
Mais  après  tout  j'ai  senti  depuis  quelques  jours  des  marques  si  sensibles 
de  la  providence  de  Dieu  sur  moi,  que  cela  me  donne  lieu  d'espérer  qu'il 
ne  laissera  pas  son  ouvrage  imparfait  et  que  la  même  main  qui  me  guide, 
quand  je  su's  incertain  de  la  route  que  je  dois  suivre  ,  me  soutiendra 
dans  les  périls  où  je  me  trouve  exposé  à  tous  moments.  Mais  c'est  plutôt 
le  sujet  d'une  conversation  que  d'un  billet.  » 

Nous  touchons  ici  à  l'un  des  points  de  dissentiment  des  deux 
abbés.  M.  de  Pontchâteau  était  plus  absolu,  plus  rigide;  lui,  il  ne 
fait  guère  de  différence  entre  la  condition  de  chrétien  et  celle  de 
chartreux  :  l'abbé  Le  Camus,  qui  sera  si  sévère  pour  lui-même, 
s'étonne  pourtant  un  peu  des  conséquences  qui  en  résulteraient 
pour  le  prochain;  il  fait  quelques  objections,  et  il  les  fera  surlou 
lorsqu'il  sera  éveque  et  qu'il  se  heurtera  aux  difficultés  de  la  pra- 
tique. En  attendant,  la  liaison  qui  s'établit  entre  M.  de  Pontchâteau 
et  lui  est  une  parfaite  liaison  de  charité.  M.  de  Pontchâteau  est 
son  frère  aîné  en  pénitence  : 

«Je  crois,  lui  écrit-il  le  29  janvier  1670,  je  crois  que  Dieu  ne  vous 
donne  pas  seulement  l'amour  pour  la  pauvreté  ,  mais  aussi  le  don  de  le 
communiquer  ,  cet  amour  ,  à  ceux  que  vous  voyez.  Au  moins  je  vous  puis 
assurer  que  les  deux  entretiens  que  j'ai  eus  avec  vous  m'ont  inspiré  un  tel 
détachement  du  bien  et  des  ;:randeurs,  qu'on  fera  fort  bien,  dans  l'humeur 
où  je  suis,  de  ne  me  rien  offrir;  car  je  refuserois  sans  consulter.  Je  ne  sais 
si  votre  exemple  m'a  parlé  ,  ou  si  ce  sont  vos  discours  ,  ou  tous  deux  en- 
semble, mais  je  ms  trouve  tout  autre  depuis  ce  temps-là.  Je  crois  que  si 
je  vous  voyois  encore  deux  fois  ,  j'iroisà  l'Hôpital  général  demander  une 
place  Si  l'on  savoit  dans  le  monde  que  votre  pauvreté  est  contagieuse  ,  il 
n'y  auroit  pas  grand'  presse  à  vous  parler,  et  vous  n'auriez  pas  besoin  de 
couvrir  votre  marche  aussi  finement  que  vous  faites.  Je  persiste  toujours 
à  bâtir  à  Vlnstilution ,  et  plus  j'y  rêve  et  plus  je  trouve  que  dans  Paris  il 
n'y  a  rien  de  meilleur  pour  moi.  Au  moins  cela  me  serre  de  plus  de  la  moi- 
tié plus  que  je  ne  suis  et  m'écarte  plus  solennellement  du  monde  et  de 
l'ambition  que  je  n'ai  été  jusqu'à  présent.  Priez  Dieu  ,  je  vous  prie  ,  qu'il 
me  fasse  connoître  sa  volonté  là-dessus;  car  c'est  une  espèce  d'état  que 
cette  résolution  Je  me  trouve  tout  autrement  ca!mo  que  je  n'étois  depuis 


532 


PORT-ROYAL. 


que  je  me  suis  fermé  à  cela  ,  et  toutes  ces  irrésolutv.  ns  et  ces  inquiétudes 
que  j'avois  sont  cessées  entièrement ,  ce  qui  me  donne  lieu  de  croire  que 
c'est  présentement  où  Dieu  me  veut.  11  n'appartient  pas  à  tout  le  monde 
d'aller  des  pas  de  créant  :  je  suis  destiné  à  aller  terre  à  terre.  Ce  n'est  pas 
que  ,  si  j'étois  avec  vous,  je  tâcherois  de  vous  suivre  ,  quoique  vous  ayez 
les  jambes  plus  longues,  mais,  à  la  vérité  ,  non  passibus  œquis.  J'ai  tou- 
jours dans  la  tête  que  nous  finirons  nos  jours  en  même  lieu  et  en  même 
genre  de  vie  :  je  n'y  vois  nulle  apparence,  et  cependant  je  ne  puis  m'oter 
cela  de  l'esprit.  Dieu  nous  découvrira  cela  dans  la  suite.  L'importance  est 
de  lui  être  fidèle  et  de  ne  regarder  que  lui.  Je  suis  en  lui  du  meilleur  de 
mon  cœur  plus  à  vous  qu'à  moi  même.  » 

Ils  échangent  de  petites  commissions  de  pénitents  et  de  solitaires. 
11  en  est  une,  pourtant,  dont  l'abbé  Le  Camus  s'est  chargé  en  Cour 
ou  auprès  de  gens  de  Cour,  auprès  de  MM.  de  La  Vrillière,  et  qui 
concerne  une  pension  que  M.  de  Pontchâteau  avait  sur  une  de  ses. 
abbayes  ou  sur  une  ferme. Le  scrupuleux  ermite  avait  hâte  d'étein- 
dre cette  pension  et  de  ne  rien  garder  :  ce  qui  offrait,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, quelque  difficulté  de  forme  ou  de  fond  qu'on  opposait  à  son 
désir.  Je  ne  distingue  pas  bien  comment  en  celte  affaire  il  avait 
pour  parties  MM.  de  La  Vrillière;  mai?,  d'une  manière  ou  d'une 
autre,  la  conclusion  dépendait  de  leur  volonté.  «  Je  ferai  encore 
une  tentative,  lui  écrivait  l'abbé  Le  Camus,  et  je  crois  que  vous 
viendrez  à  bout,  par  mes  soins,  d'achever  de  vous  ruiner.  » 

Il  païaît  que  M.  de  Pontchâteau  et  peut-être  aussi  les  religieuses 
de  Port-Royal  avaient  eu  curiosité  de  savoir  commenton  pratiquait 
la  prière  chez  les  Carmélites  du  faubourg  Saint-Jacques.  L'abbé 
Le  Carjus,  qui  habite  le  quartier,  consulte  à  ce  sujet  la  mère 
Agnès  qui  (bien  entendu)  n'est  pas  la  nôlre,  mais  la  mère  Agnès 
de  Jesus-Maria,  l'illustre  prieure  des  Carmélites,  laquelle  lui  fait 
une  réponse  détaillée,  et  l'abbé  Le  Camus  la  transmet  fidèlement. 
Cette  page  de  la  lettre  du  3  février  1670  serait  curieuse  à  citer 
pour  une  comparaison  psychologique  de  la  dévotion  à  Port- Royal  et 
de  Toraison  chez  les  Carmélites  :  celles-ci  se  rattachent  naturelle- 
ment à  la  méthode  de  sainte  Thérèse,  méthode  tout  affective  :  de 
l'amouret  de  Tamour  encore! 

Une  certaine  dissidence,  très-légère,  il  est  vrai,  se  fait  sentir 
dans  la  manière  de  voir  des  deux  abbés;  c'est  à  l'occasion  de  l'é- 
vêque  d'Orléans,  M.  de  Coislin,  neveu  de  M.  de  Pontchâteau. 
L'oncle  terrible  jugeait  en  toute  rigueur  son  neveu,  homme  fort 
pieux,  d'ailleurs,  et  de  mœurs  irréprochables,  mais  tout  chargé 
d  honneurs  et  de  bénéfices  ecclésiastiques.  L'abbé  Le  Camus  le 
défendait  dans  les  termes  d'une  sage  et  raisonnable  indulgence 
(16  février  1670)  : 

«  pour  ce  qui  regarde  M.  d'Orléans,  je  crois  que,  si  les  sentiments  que 
vous  avez  sur  les  évèques  et  sur  les  suites  des  vocations  humaines  étaient 
vrais,  il  faudroit  que  tout  le  Clergé  du  premier  et  du  second  ordr<î  se  dé- 


APPENDICE. 


533 


posât  et  qu'on  en  allât  chercher  d'autres  dans  vos  déserts.  Je  conviens 
bien  avec  vous  qu'uns  partie  des  fautes  et  des  malheurs  qui  arrivent  aux 
ministres  de  l'Église  dans  ladministration  de  leurs  emplois  vient  en  puni- 
tion de  oe  qu'ils  n'y  sont  pas  bien  entrés  ;  mais  de  croire  que  cela  ne  se 
rectilie  pas  par  la  suite  d'une  bonne  vie  et  qu'il  faille  les  désespérer  tous 
s'ils  ne  changent  d'état,  c'est  vouloir  que  la  perfection  soit  de  nécessité 
et  rendre  tous  les  chrétiens  spirituels,  ce  qu'il  ne  faut  pas  prétendre.  La 
main  de  Dieu  a  plus  d'étendue  que  notre  idée  et  notre  imagination,  et  Dieu 
a  ses  voies  pour  sauver  les  hommes  dans  tous  les  états,  et  des  voies  que 
les  hommes  condamnent  souvent ,  parce  qu'ils  ne  les  connoissent  pas.  Nos 
vues  sont  bornées  ;  nous  nous  faisons  d'ordinaire  un  plan  et  des  règles 
particulières  pour  sauver  les  hommes  ,  et  sitôt  que  nous  voyons  quelqu'un 
hors  de  nos.  règles  et  de  cette  ligne ,  aussitôt  nous  en  désespérons.  Mais 
Dieu  ne  laisse  pas  souvent  de  les  sauver  par  des  chemins  que  nous  n'au- 
rions jamais  prévus.  Croyez-moi  ,  ne  jugeons  jamais  personne  et  ne  déses- 
pérons jamais  de  personne,  tant  que  les  gens  ont  de  la  foi  et  qu'ils  ont 
quelque  crainte  des  jugements  de  Dieu.  Il  n'appartient  qu'à  très-peu 
d'âmes  héroïques  de  faire  la  pénitence  canonique  ;  de  renoncer  à  tout  pour 
suivre  uniquement  Jésus  crucifié.  Ce  sont  des  grâces  du  cabinet  et  pro 
singulariter  electis  ;  mais,  dans  la  règle  ordinaire,  la  Grâce  ne  détruit 
noire  tempérament,  nos  inclinations  et  nos  mauvaises  habitudes  que 
petit  à  petit  et  d'une  manière  aussi  imperceptible  qu'elles  se  sont  établies; 
et  en  ces  cas-là ,  la  pureté  ne  paroît  pas  d'abord  ni  dans  nos  actions  ni 
dans  notre  cœur ,  et  tout  ce  que  nous  faisons  est  mêlé  de  beaucoup  d'im- 
pureté dans  les  commencements.  Que  ceux  qui  sont  appelés  potentissima 
et  efficacissima  vocatione  suivent  ce  mouvement  dans  toute  la  suite  de 
leur  vie;  qu'ils  soient  dans  des  actions  de  grâces  continuelles  ;  qu'ils  ré- 
pondent avec  fidélité  à  l'impétuosité  qui  les  entraîne;  mais  qu'ils  compa- 
tissent en  même  temps  à  ceux  qui  vont  un  train  plus  tempéré,  et  qu'ils 
prennent  bien  garde  de  les  désespérer  en  leur  demandant,  au  commence- 
ment de  leur  conversion,  des  choses  dont  ils  ne  sont  pas  encore  capables. 
Ce  sont  les  troupeaux  de  Jacob  qu'il  faut  mener  à  petite  journée,  de  peur 
de  les  outrer  et  de  les  rendre  par  là  incapables  d'aller  plus  loin,  suivant 
la  pensée  de  saint  Benoît  :  Deus  justificat  :  quis  est  qui  condemnet  ?  » 

On  voit,  dans  cette  même  lettre,  toutes  les  inquiétudes  et  les 
fluctuations  de  projets  auxquels  était  livré  l'esprit  de  l'abbé  Le 
Camus  en  cette  année  qui  précéda  son  épiscopat.  Il  cherche  encore, 
il  n'a  pas  trouvé.  Venant  de  parler  de  la  mort  de  l'évêque  de  Lan- 
gres,  le  trop  célèbre  abbé  de  La  Rivière,  il  ajoutait  : 

«  J'ai  vu  deux  ou  trois  morts  en  ma  vie  des  plus  grands  du  monde,  qui 
m'apprennent  bien  la  vanité  de  ce  qu'on  recherche  ici-bas  avec  empresse- 
ment; mais  avec  toutes  ces  connoissances  dont  je  suis  pénétré  autant  par 
expérience  que  par  raison,  j'ai  encore  besoin  de  défendre  mon  cœur  de 
l'amour  de  ces  vanités,  et  je  ne  trouve  autre  expédient  que  de  m'éloi- 
gner  non-seulement  de  ceux  qui  les  donnent,  mais  aussi  de  ceux  qui  m'en 
parlent.  C'est  ce  qui  m'avoit  fait  souhaiter  avec  passion  de  sortir  de  Paris  ; 
mais  je  n'ai  pu  trouver  de  retraite.  Il  me  faut  un  peu  d'esprit  et  de  vertu 
pour  me  soutenir.  Je  ne  le  trouvois  pas  aux  Vaux  de  Cernai.  Je  me  flattois 
que  je  le  trouverois  avec  vous  :  cent  lois ,  j'ai  songé  à  votre  abbaye  ;  mais 


534 


PORT-ROYAL. 


je  vous  ai  toujours  vu  un  si  giand  éloigiiemcnt  à  l'état  ecclésiastique  que 
je  n'ai  osé  vous  le  proposer.  D'autres  fois  j'avois  eu  dessein  de  bâtir  à  La 
Ti  appe  un  logement  pour  vous  et  pour  moi  ;  mais  Dieu  vous  a  appelé  autre 
I^art,  et  vous  êtes  gai  et  gaillard  de  vous  trouver  dans  le  port  (Porl-Royal) 
avec  une  bonne  et  sainte  compagnie,  tandis  que  votre  ami  est  encore  dans 
ia  mer  sur  une  planche  pourrie  et  ne  pouvant  avancer.  Et,  après  cela,  vous 
vous  réjouissez  de  ce  que  je  vs  plus  vite  que  vous,  nonobstant  votre  taille 
de  lévrier.  En  vérité  ,  vous  avez  bonne  grâce  de  vous  moquer  des  pauvres 
gens!  Si  l'on  alloit  en  carrosse  en  Paradis  avec  toutes  ses  commodités  ,  je 
crois  qu'en  effet  j'aurois  à  présent  quelque  avantage  sur  vous.  Mais  si  ce 
sont  les  richesses  de  l'âme  (|ui  nous  avancent  vers  notre  patrie,  je  suis  en 
danger  d'être  longtemps  pèlerin  ;  car  je  suis  aussi  pauvre  de  ce  côté-là 
que  vous  l'êtes  de  l'autre.  Majs ,  après  tout,  j'ai  envie  de  m'avancer,  et 
avec  vos  prières  et  celles  de  vos  saintes  compagnes ,  peut-être  ferai-je 
quelque  progrès.  Et  d'ailleurs  ,  etsi  desit  mihi  meritum,  Christo  non 
deest  mis  ricordia.  Hoc  est  jus  meum.... 

«  Adieu  donc  ,  mon  ch/er  frère ,  et  souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  dis  , 
que  nous  mourrons  en  même  lieu  et  faisant  même  vie  ,  quoique  nos  con- 
r'itions  soient  différentes.  » 

îl  fait,  dès  le  printemps,  un  voyage  à  La  Trappe  (mars,  avril)  : 

«  On  s'y  attendoit  fort  à  voir  M.  Hamon,  et  l'on  a  eu  bien  de  la  peine 
de  la  fièvre  qui  l'a  obligé  de  s'en  retourner  chez  vous.  S'il  est  présente- 
ment rétabli,  engagez-le  à  y  faire  un  voyage,  et  surtout  qu'il  ne  paie 
point  de  son  infanterie  (  c'est-à-dire  qu'</  n'aille  pas  à  pied  ),  car  il  seroit 
encore  en  danger  de  tomber  malade  par  les  chemins.  Ce  qui  m'oblige  à 
vous  prier  de  cela,  c'est  qu'il  m'a  paru  que  cette  fièvre  lente  de  l'abbé  de 
La  Trappe  est  capable  de  le  mener  au  tombeau ,  si  l'on  n'y  remédie  de 
bonne  heure,  et  il  est  plus  disposé  à  croire  M.  Harron  que  personne,  parce 
qu'il  est  persuadé  de  sa  vertu  et  de  l'amour  qu'il  a  pour  la  pénitence,  et 
qu'ainsi  les  conseils  qu'il  lui  donnera  ne  procéderont  point  de  cette  com- 
plaisance que  les  médecins  ont  ordinairement  pour  le  vieil  homme....  » 

Un  voit  nettement  quel  était,  à  cette  première  date  heureuse 
de  la  Paix  de  l'Église,  le  mouvement  qui  tendait  à  rapprocher 
MM.  de  Port-Royal  de  tous  les  grands  pénitents  et  à  mettre  leur 
saint  désert  en  communication  avec  les  autres  grands  foyers  de 
réforme.  Celte  union,  qui  eût  contrarié  tant  de  gens,  ne  dura  pas. 

Les  points  de  dissidence,  et  qui  ju.^tifieront  plus  tard  l'abbé  Le 
Camus  de  sa  ligne  d'action  un  peu  dififérente,  continuent  d'être 
marqués;  tout  rigide  qu'il  est  et  qu'il  sera,  il  a  le  sens  pratique; 
c'est  un  évêque  possible  : 

«  (  12  avril  16 îO.  )  Pour  ce  qui  regarde  nos  différends  ,  de  vous  à  moi 
je  crois  que  si  vous  aviez  été  de  votre  esprit  beaucoup  de  préoccupa- 
tion:i  dont  la  lecture  des  œuvres  de  vos  amis  et  leur  conversation  vous  a 
rempli ,  vous  reviendriez  sans  peine  à  mon  avis  ,  principalement  si  nous 
convenions  de  nos  faits  comme  on  en  convient  plus  aisément  en  conver- 
sation que  par  écrit.  Au  moins  ,  M.  Arnauld  fit  certains  imprimés  pour 


APPEiVDIGE.  535 

éclaircir  son  livre  de  la  Fréquente  Communion  et  qui  furent  envoyés  à 
Rome  en  1645  ,  qui  ne  disent  autre  chose  que  ce  que  je  dis  ,  et  lui-même 
est  convenu  avec  mbi  que  ,  dans  la  pratique,  il  y  avoit  beaucoup  d'adou- 
cissements à  porter  à  toutes  ces  maximes;  que,  dans  les  siècles  les  plus 
réglés,  on  avoit  eu  de  grands  tempéraments;  que  pour  Tentrée  dans  les 
oénéfi-ces  ,  pourvu  que  le  titre  ne  fût  pas  vicieux  ,  ce  qui  s'y  trouvoit  de 
défauts  pouvoit  se  réparer  sans  être  obligé  de  le  quitter.  Pour  ce  qui  est 
d'être  admis  aux  Sacrements ,  ou  devant  que  la  satisfaction  fût  entière- 
ment accomplie  ,  ou  après  sa  perfection,  cela  n'étoit  pas  essentiel.  Si  vous 
en  demeurt  z  d'accord  comme  vous  êtes  trop  raisonnable  pour  ne  le  pus 
faire,  qu'est-ce  que  le  reste?  Car  je  conviens  de  la  nécessité  d'une  satis- 
faction entière,  pleine  et  complète,  et  d'une  pénitence  sincère  et  salutaire.... 
Tenons-nous-en  là  et  tâchons  de  le  mettre  en  pratique....  Le  reste  n'est 
qu'extérieur  et  de  police,  et  sujet  même  à  tromperie  et  à  illusion....  » 

Malgré  le  point  éminent  de  sainteté  où  ils  étaient  censés  par- 
venus, ces  grands  pénitents  étaient  des  hommes  comme  nous;  ils 
retombaient  bien  souvent  à  plat,  et  je  n'en  veux  pour  preuve  que 
cet  aveu  de  l'abbé  Le  Camus  et  la  recette  qu'il  demande  à  M.  de 
Pcntchâteau  : 

«  Il  me  souvient  que  vous  me  dîtes  la  dernière  fois  que  je  vous  vis  que 
vous  aviez  un  secret  pour  ne  vous  point  distraire  ni  vous  ennuyer  pen- 
dant ia  Messe ,  en  vous  occupant  du  mystère.  Je  vous  prie  de  me  vouloir 
mettre  par  écrit,  et  bien  grossièrement,  comme  vous  faites  pour  ne  vous 
point  ennuyer;  car ,  à  vous  dire  le  vrai,  il  me  prend  quelquefois  des  ab- 
sences d'esprit  si  grandes  et  si  fortes  que  la  Messe  est  achevée  avant  que 
je  me  sois  un  peu  remis.  » 

Suivent  des  plaisanteries  et  un  badinage  assez  fin  dans  son 
genre,  sur  ce  que  M.  de  Pontchâteau  se  montrait  trop  pressé  de 
vouloir  mourir  et  de  s*en  aller  jouir  à  trop  bon  compte  dans  l'autre 
vie  des  bénéfices  de  sa  pénitence  en  celle-ci  : 

«  J'aurois  bien  des  choses  à  vous  dire  sur  ce  que  vous  vous  ennuyez  de 
votre  pèlerinage.  Quand  vous  aurez  été  autant  d'années  dans  la  pénitence, 
comme  vous  avez  été  dans  le  plaisir,  après  cela  je  vous  permets  de  souhai- 
ter de  prendre  congé  de  la  compagnie.  Vous  êtes  comme  feu  M.  de  Che- 
vreuse,  qui  disoit  au  siège  de  Montauban  :  «  Battons  nous  bien  deux  lois 
vingt-quatre  heures,  et  retournons  ensuite  promptement  à  Paris.  »  Vous 
gagneriez  trop  tôt  votre  procès.  Hélas  !  si  cela  est,  il  faut  que  je  vive  bien 
longtemps  ou  que  je  m'y  prenne  d'une  autre  manière  que  je  n'ai  fait  jus- 
([u'à  présent  :  noîi  enim  tara  pensanda  est  mensura  temporis^  quam  dolo- 
ris.  Priez  pour  moi,  mais  de  la  bonne  manière,  et  croyez,  mon  cher  frère, 
que  personne  n'est  à  vous  plus  tendrement  que  j'y  suis.  » 

Cependant  l'abbé  Le  Camus  tombe  malade  à  la  suite  de  ses  excès 
do  moriification  en  carême  et  pense  mourir  d'une  fluxion  de  poi- 
trine. Grave  matière  à  réflexion  : 


«  (  16  mai  1670.  )  Je  suis  pourtant  obligé  de  vous  dire  que  l'on  voit  la 


536 


PORT^ROYAL 


monde  et  tout  ce  qu'il  a  de  plus  éclatant  d'un  œil  bien  difTérent ,  lorsqu'on 
est  dans  son  lit ,  qu'on  ne  fait  pas  même  dans  l'église,  lorsqu'ou  est  en 
nté.  Quand  on  regarde  les  choses  au  travers  de  la  moY-t  et  de  rftternité, 
c'est  un  milieu  qui  les  fait  paroitre  bien  petites  et  bien  méprisables. 
Après  cela  vous  jugez  bien  que  je  rre  puis  qu'être  très-content  d'avoir  eu 
une  incommodité  qui  me  donne  au  moins  la  mort  évangelique,  pour  par- 
ler comme  saint  Paulin ,  si  elle  ne  me  cause  la  mort  naturelle.  L'impor- 
tance est  de  conserver  ces  sentiments  dans  la  santé  et  demeurer  dans  le 
détachement  sincère  où  je  me  figure  que  j'ai  été  depuis  trois  semaines. 
C'est  pour  cela  seulement  que  j'ai  besoin  de  vos  prières  et  de  vos  saintes 
amies,  et  non  pas  pour  conserver  une  vie  qui  ne  peut  être  utile  ni  à  l'É- 
glise ni  au  public  en  aucune  manière.  » 

Il  lui  prend  fréquemment  de  ces  accès  de  remords  et  de  repen- 
tance  où  respire  la  sincérité  de  l'âme;  il  suffit  du  moindre  mot 
pour  faire  jaillir  la  source  de  ses  gémissements  et  de  ses  larmes  : 

«  (  De  Villeneuve-Le-Roi ,  8  juillet  1670.  )  Vous  êtes  joli  de  me  (ftre 

que  vous  êtes  ce  mollis  et  dissolutus  in  opère  qui  est  frère  de  ce  dissipa- 
teur. J'entends  à  demi-mot,  mon  cher  frère  ;  c'est-à-dire  et  il  n'est  que 
trop  vrai  que  je  suis  ce  dissipateur.  Hélas  I  que  de  dissipations  en  vingt 
années  de  servitude  volontaire  à  la  Cour  I  Que  de  dissipations  dans  les 
plaisirs,  dans  les  entretiens  ,  dans  les  bagatelles  ,  dans  l'ambition,  dans 
les  médisances  et  dans  l'étude  même  !  Mais  que  de  dissipations  dans  la 
retraite  et  dans  l'ombre  de  pénitence  qu'on  dit  dans  le  monde  que  je  fais 
depuis  quatre  ans!  Je  suis  ,  je  l'avoue  ,  ce  véritable  Enfant  prodigue  !  J'ai 
mangé  tout  mon  blé  en  vert;  mais,  après  tout,  j'ai  reconnu  mon  état  et 
ma  misère.  J'ai  dit  et  je  dis  tous  les  jours  :  Pcccavi  in  rœlum  et  coram  te. 
Je  dis  ;  revertar.  Mais  quand  est-ce  qu'il  sera  vrai  de  dire  que  je  serai  de 
retour  et  que  je  serai  la  joie  du  Ciel  et  des  Anges?  Au  moins  j'espère  que 
vous  n'en  aurez  pas  le  chagrin  de  ce  frère  de  1  Évangile  et  que  vous  ne 
vous  plaindrez  point  de  la  trop  grande  bonté  de  Dieu  qui  me  fera  miséri- 
corde et  qui  m'accordera  le  pardon  du  passé....  » 

On  sent  l'onction  d'un  cœur  contrit  dans  ces  paroles. 

La  mort  de  Madame,  duchesse  d'Orléans,  survient  sur  ces  en- 
trefaites :  il  peut  être  curieux  d'entendre  ce  qu'en  dit  dans  l'inti- 
mité ce  pénitent  très-bien  informé  et  qui  était,  il  n'y  a  pas  long- 
temps, de  la  Cour  : 

«  (  16  juillet  1670.  )  Que  voulez-vous  que  je  vous  die  sur  la  mort  de  Ma- 
dame? Elle  a  vécu  vingt-cinq  ans,  voulant  plaire  à  tout  le  monde.  Elle 
avoit  beaucoup  d'esprit  et  d'agrément.  Elle  se  faisoit  un  honneur  de  pa- 
roitre fort  éclairée,  et  par  là  elle  affcctoit  de  faire  l'esprit  fort.  Cependant, 
depuis  quelques  mois ,  elle  cherchoit  la  vérité  d'une  religion  et  n'étoit 
encore  déterminée  à  rien.  Les  démêlés  continuels  qu'elle  avoit  avec  Mon- 
sieur ,  et  sa  beauté  qui  s'en  alloit ,  la  fesoient  résoudre  à  se  mettre  dans 
les  affaires.  Elle  revenoit  d'un  voyage  d'Angleterre ,  où  elle  avoit  été  si 
bien  reçue  de  son  frère  que  cela  la  rendoit  considérable  à  toute  l'Europe 
à  cause  de  la  triple  alliance  qu'elle  pouvoit  détourner.  Le  roi  avoit  les 
derniers  égards  Dour  elle  et  prétendoit  s'en  Servir  utilement.  Elle  prend 


APPENDICE. 


537 


an  verre  de  chicorée  à  six  heures  du  soir,  et  aussitôt  elle  se  croit  empoi- 
sonnée. Gela  dure  jusques  à  neuf.  Elle  se  confesse  au  curé  de  Saint-Cloud 
en  forme  commune  et  comme  elle  avoit  de  coutume.  Sur  les  onze  heures, 
la  mort  la  presse.  Elle  envoie  quérir  M.  Feuillet  ;  je  vous  envoie  sa 
Relation  :  ce  sera  à  vous  d'en  tirer  les  conséquences.  Elle  est  morte  avec 
une  fermeté  qui  a  fait  que  le  roi  lui-même  doutoit  de  son  salut 
et  lui  dit  à  elle  même.  Au  surplus,  M.  Feuillet  lai  a  parlé  plus  rude- 
ment qu'on  ne  parle  d'ordinaire  aux  Grands  et  l'a  savonnée  à  sa 
mode.  Elle  a  reçu  ces  réprimandes  avec  beaucoup  de  douceur,  se  fai- 
sant instruire  et  avouant  qu'elle  ne  l'avoit  jamais  été.  Elle  a  témoigné  de 
la  douleur  de  n'avoir  pas  toujours  aimé  Dieu  et  de  ne  l'avoir  pas  connu 
plustôt.  Il  paroît  qu'elle  parloit  sincèrement;  car,  quand  on  lui  parla  de 
l'avenir,  soit  qu'elle  vît  la  peine  qu'il  y  avoit  à  vivre  chrétiennement, 
(soit  que...  La  phrase  est  restée  incomplète)^  elle  se  contenta  de  dire  qu'il 
étoit  inutile  de  lui  en  parler,  parce  qu'elle  ne  vivroit  pas.  Elle  en  a  assez 
fait  pour  nous  engager  à  prier  Dieu  pour  elle  suivant  les  canons.  Si  Dieu 
lui  a  fait  miséricorde,  c'est  une  grâce  bien  singulière;  car,  en  vivant,  il 
étoit  difficile*  qu'elle  se  convertît  et  qu'elle  vesquît  chrétiennement.  Si  elle 
fût  morte  d'une  maladie  ordinaire  et  que  rien  ne  l'eût  ébranlée  considé- 
rablement, elle  auroit  songé  à  se  guérir  ;  elle  se  seroit  confessée  à  son 
confesseur  capucin  à  l'ordinaire,  ou  peut-être  qu'elle  seroit  morte  comme 
sa  mère  sans  sacrements  au  milieu  des  prêtres.  Le  don  de  persévérance 
roule  sur  la  grâce  d'une  bonne  mort,  et  on  ne  la  demande  guères  à  Dieu. 
Demandez-lui  pour  moi,  je  vous  en  conjure.  « 

Cette  lettre  ne  laisse  pas  de  nous  apprendre  deux  ou  trois  parti- 
cularités essentielles  et  qui  ont  été  voilées  dans  les  récits  des  amis 
ou  dans  les  Oraisons  funèbres.  Ainsi  Madame  était  esprit  fort  ou 
visait  à  Têtre  ;  sa  beauté  dont  on  a  tant  parlé  s'en  allait  et  était 
déjà  fanée.  Gette  fermeté  avec  laquelle  elle  agonisa  en  se  voyant 
mourir,  et  qui  fait  honneur  à  son  caractère,  effraya  les  chrétiens 
dévots,  y  compris  Louis  XIV,  et  ainsi  s'explique  jusqu'à  uji  certain 
point  la  dureté  du  chanoine  M.  Feuillet,  qui  ci  iiL  de  sa  charité  de 
frapper  de  grands  coups  pour  lui  faire  peur  de  l'Éternité.  En  somme, 
le  dirai-je?  Madame  mourant  avec  fermeté  et  douceur,  se  prêtant 
à  ces  interrogateurs  farouches,  à  ces  tourmenteurs  des  âmes  pour 
le  bon  motif,  et  les  remerciant  même  en  toute  bonne  grâce,  nous 
paraît  fort  supérieure  à  eux  tous,  esprits  sincères,  mais  étroits, 
qu'ils  se  nomment  Louis  XIV,  Feuillet  ou  Lç,  Camus'. 

Une  rechute  remet  l'abbé  Le  Camus  lui-même  en  danger  de 
mort.  Il  se  rétablit  lentement.  Une  petite  affaire  qu'il  traite  à  ce 
moment  avec  les  ermites  de  Port-Royal  fait  sourire.  Il  s'agit  des 

1.  Cette  même  lettre  nous  apprend  que  la  reine  Henriette  d'Angleterre 
est  morte  sans  sacrements  :  ce  que  l'Oraison  funèbre  de  Bossuet  a  traduit 
et  enveloppé  de  la  sorte  :  « ...  Elle  étoit  si  bien  préparée,  que  la  mort  n'a  pu 
la  surprendre,  encore  qu'elle  soit  venue  sous  l'apparence  du  sommeil.  »  La 
vérité  est  presque  toujours  couverte  d'une  draperie  ou  d'un  voile.  Ce  que 
nous  nous  efforçons  de  faire  ici,  c'est  de  la  découvrir  et  de  l'apercevoir  à 
travers  quelques  trous  pratiqués  çà  et  là  dans  le  rideau. 


538 


PORT-ROYAL. 


foins  qu'on  faisait  sur  les  terres  de  l'abbaye  et  qu'on  vendait.  D? s 
le  8  juillet  il  avait  écrit  à  M.  de  Pontcliâtcau  : 

«  Mon  valet  soutient  qué  vous  êtes  marchands  de  bonne  foi  et  que  je  no 
saurois  mieux  faire  que  d'acheter  de  vos  foins;  sHl  s'en  vend  et  que  j'en 
puisse  avoir  de  bon  et  à  prix  raisonnable,  je  vous  prierai  de  me  ménager 
cette  affaire  auprès  de  M.  Charles;  car  je  n'ai  pas  assez  de  hardiesse 
pour  lui  demander  autre  chose  que  ses  prières,  que  j'estime  plus  que 
tous  les  prés  du  monde.  » 

L'affaire  se  conclut,  et  je  lis  à  la  date  du  27  août  : 

«  J'oubliois  notre  foin.  Faites-m'en,  s'il  vous  plaît,  réserver  quatorze 
cents.  Quand  je  vous  verrai,  nous  parlerons  des  moyens  de  le  faire  voiturer 
à  Paris.  »  _ 

On  est  bien  loin,  ce  me  semble,  de  deviner  en  l'abbé  Le  Camus 
un  prochain  évêque;  et  pourtant  c'est  à  la  fin  de  cette  année  ou 
tout  au  commencement  de  l'autre  que  sa  nomination  se  décida. 
Une  calomnie  dont  il  fut  Tobjet  paraît  avoir  ramené  l'attention  de 
Louis  XÏV  sur  son  compte,  et  il  est  à  croire  que  la  justification, 
dont  l'abbé  se  tira  à  son  honneur,  détermina  la  religion  du  roi 
à  le  faire  évêque.  Voici,  du  moins,  ce  qu'il  écrivait  à  M.  de  Pont- 
châteaii,  le  23  septembre  1670  : 

«  Je  n'eus  jamais  plus  besoin  de  vos  prières  que  j'en  ai  besoin  présen- 
tement :  une  personne  qui  n'est  pas  de  mes  amies  m'a  rendu  de  très-mé- 
chants offices  dans  l'esprit  du  roi.  Je  ne  doute  pas  qu'ils  n'aient  fait  impres- 
sion, et  quelque  détaché  que  je  sois  des  autres  biens  du  monde,  je  croyois 
qu'il  étoit  bon,  même  pour  le  service  de  l'Église,  que  je  conservasse  ce 
haut  point  d'estime  où  j'étois.  J'ai  moins  de  peine  en  cela  que  je  n  en 
mérite;  mais  j'ai  peur  d'en  avoir  plus  que  je  n'en  puis  porter.  Cependant 
cela  me  détachera  de  la  seule  chose  à  quoi  j'étois  trop  sensible,  si  vous  ob- 
tenez de  Dieu  qu'il  me  soutienne  dans  ce6  premiers  choi  s.  Si  j'avois  osé 
vous  aller  troubler  dans  votre  retraite,  j*y  aurois  été  me  consoler  quelques 
jours  avec  vous.  L'abbé  de  La  Trappe  vous  salue;  le  prieur  de  Haute-Fon- 
taine *  lui  a  dit  votre  nom  et  votre  demeure.  » 

Quatre  mois  après,  il  était  évêque,  le  roi  l'ayant  nommé  à 
révêché  de  Grenoble  le  6  janvier  1671.  Il  écrivait  à  M.  de  Pont- 
château,  avant  la  fin  du  même  mois  r 

«  A  Paris,  le  28  de  janvier  1671. 

«  Il  y  a  quinze  jours  que  je  cherche  un  quart  d'heure  de  loisir  pour  vous 
écrire  et  que  je  ne  le  puis  trouver.  Après  avoir  consulté  une  infinité  de 

I.  Dom  Rigobert,  qui  avait  été  d'abord  maître  des  novices  à  Clairvaux  et 
que  M.  Le  Roi,  dans  une  visite  qu'il  y  fit,  avait  désiré  avoir  pour  prieur 
d;iris  son  ai)l)aye  de  Haute-Fontaine  :  ce  qu'il  obtint.  Dom  Rigobert ,  après 
quelques  unnécs  de  direction  à  Haute-Fontaine,  avait  passé  à  La  Trappe 
où  il  mourut  «  en  odeur  de  sainteté,     dit-on,  le  14  novembre  1679 


APPENDICE. 


539 


gens  de  piété  et  de  science  qui  m'ont  tous  repondu  la  même  chose,  j'ai 
été  remettre  mes  lettres  et  brevets  à  M.  de  Ghâlons(M.  Vialart,\  afin  qu'il 
jugeât  souverainement  ce  que  j'avois  à  faire,  chargeant  sa  conscience  du 
parti  qu'il  me  feroit  prendre,  puisque  j'étois  résolu,  après  bien  des  irréso  - 
lutions,  à  me  fixer  à  ce  qu'an  prélat  de  sa  vertu  et  de  son  mérite  me  con- 
seilleroit  de  faire,  lui  quicoîmoit  mes  misères  et  les  périls  del'épiscopat;  et 
je  l'ai  trouve  encore  plus  lerme  que  les  autres,  croyant  que  j'étois  obligé  de 
l'accepter.  Ainsi,  mon  cher  frère,  à  moins  qu'il  m'arrive  quelque  mouvement 
puissant  avant  mon  sacre,  qui  me  détermine  à  tout  abandonner,  me  voilà 
chargé  d'un  poids  que  je  redoute  autant  à  présent  que  je  l'ai  désiré  au  • 
trefois.  J'ai  grand  besoin  de  vos  prières  et  de  tous  vos  amis  eu  cet  état; 
j'ai  besoin  de  vos  avis,  j'ai  besoin  de  tout  ce  que  vous  pouvez  avoir  qui 
serve  à  la  conduite  des  âmes,  surtout  des  ecclésiastiques  :  dereliquit  me 
virtus  mea.  Encore,  si  je  pouvois  espérer  qu'un  jour  vous  viendriez  à  nos 
saintes  montagnes,  seulement  un  jour!  Mais  il  ne  faut  plus  que  je  cherche 
de  consolation  en  ce  monde.  J'en  ai  trop  cherché  même  dans  la  retraite,  et 
c'est  peut-être  pour  me  punir  que  Dieu  permet  que  j'entre  dans  un  emploi 
où  je  ne  trouve  d'autre  consolation  si  ce  n'est  qu'il  n'y  en  a  point  et  que  je 
n'ai  nullement  contribué  à  cette  nomination.  » 

Son  sacre  se  fit  aux  Chartreux  de  Paris  le  24  août'.  Il  avait  écrit 
le  12  (lu  niême  ruois  à  M.  de  Pontchâteau,  qui  se  contentait  d'être 
le  jardinier  des  Granges  : 

<«  Vous  me  plaignez,  mon  cher  frère,  devant  Dieu,  et  vous  avez  raison, 
car  je  me  trouve  chargé  d'un  poids  insupportable.  Ce  sont  les  armes  de 
Saiil  sur  les  épaules  de  David.  Je  vais  être  sacré  le  jour  de  Saint-Barthé- 
lemy,  et  j'y  vas  comme  au  martyre,  c'est-à-dire  avec  répugnanco;  car  je 
n'irois  pas  apparemment  sans  résistance  de  la  nature.  Si  j'avois  trouvé 
quelqu'un  qui  m'eût  conseillé  ou  qui  me  conseillât  encore  de  refuser  l'évê- 
ché,  je  le  ferois  avec  plaisir,  même  à  présent,  quelque  contre-temps  qu'il 
y  eût;  mais  je  ne  trouve  personne  de  cet  avis,  et  je  ne  me  sens  pas  assez 
fort  pour  l'entreprendre  tout  seul.  Ainsi,  puisque  c'est  une  nécessité  que 
je  sois  évêque,  priez  Dieu  et  engagez  vos  amies  à  prier  que  je  sois  bon 
évéque.  Adieu,  mon  cher  frère.  J'aimerois  bien  mieux  volve  bêche  que  ma 
crosse.  » 

Il  parlait  sincèrement.  La  Correspondance  imprimée  d'Arnauld, 
à  cette  date,  nous  apprend  que  ce  ne  fut  pas  Feulement  Tévêque 
do,  Châlons,  M.  Vialart,  que  l'abbé  Le  Camus  prit  pour  juge  et  ar- 
bitre :  ii  consulta  également  M.  Arnauld,  de  même  qu'il  avait  con- 
sulté M.  de  Sainte-Beuve,  M.  Feret,  curé  de  Saint-INicolas-du- 
Chardonnet  et  d'autres  encore  :  tous  furent  unanimes  pour  lui 

1.  Voici  le  peu  de  détails  qui  nous  ont  été  conservés  :  «  Cette  sainte  céré- 
monie achevée,  il  ne  songea  plus  qu'à  son  départ  qu'il  différa  le  moins  qu'il 
put.  Avant  que  départir,  il  alla  prendre  congé  du  roi.  La  Cour  ne  put  voir 
sans  étonnement  le  changement  qui  s'étoit  fait  en  lui.  Les  dames  surtout 
remarquèrent  qu'il  tâchoit  de  se  détourner  lorsqu'il  les  apercevoit  de  loin  ; 
elles  s'en  plaignirent,  mais  il  répondit  que  les  foibles  n'ont  point  d'autre 
moyen  de  vaincre  dans  ce  combat  que  la  fuite.  Les  Saints  ont  parlé  et  agi 
de  même.  »  {Abrégé  de  la  Vie  du  Cardinal  Le  Camus...,  par  Lallouette.) 


540 


PORT-ROYAL. 


conseiller  d'accepter.  L'évôque  d'Aleth,  M.  Pavillon,  fut  le  seul 
qui  Ton  dissuadé.  La  réponse  de  M.  Arnauld,  bien  que  dans  le  sens 
de  l'acceptation,  paraîtra  pourtant  assez  dure  à  ceux  qui  l'iront 
chercher  au  tome  I,  page  089,  de  ses  Lettres.  Au  fond,  M.  Arnauld, 
resté  si  pur  de  mœurs,  estimait  l'abbé  Le  Camus  assez  peu 
digne  de  l'épiscopat  à  cause  de  son  ancienne  vie,  notoirement 
relâchée  et  dissolue  sur  l'article  des  femmes,  et  aussi  à  cause  de 
l'ambition  ecclésiastique  qu'il  avait  montrée  dès  son  début  à  la 
Cour.  Dans  une  réponse  (non  imprimée)  qu'il  lui  fit  le  18  août 
1671,  peu  de  jours  avant  son  sacre,  l'abbé  Le  Camus,  entrant  tout 
à  fait  dans  l'esprit  de  cette  sévérité,  disait: 

«  Il  me  semble  que  le  bruit  que  le  monde  feroit  si  je  prenois  une  réso- 
lution si  peu  attendue  (le  refus),  ne  m'empêcheroit  pas  de  l'exécuter,  et 
qu'en  prenant  quelque  temps  devant  soi  et  se  retirant  de  Paris,  ce  bruit 
cesseroit  promptement,  et  que  d'ailleurs  faisant  entendre  qu  on  n'a  pu  se 
déterminer  à  rien  qu'on  n'eût  des  bulles  pour  réparer  parla  la  plaie  qu'on 
vouloit  faire  à  ma  réputation,  l'on  pourroit  apaiser  le  monde  dont  après 
tout  il  ne  faut  pas  se  mettre  tant  en  peine  quand  il  s'agit  d'obéir  à 
Dieu. 

«  Pour  le  fond,  il  me  paroit  que  depuis  cinq  ans  j'ai  tâché  sincèrement 
de  retournera  Dieu,  et  que  j*ai  un  tel  éloignement  pour  les  places  élevées 
que  j'aurois  toujours  un  sensible  plaisir  de  remettre  l'évéché  entre  les 
mains  d'un  homme  de  bien. 

«  Quant  à  ce  qui  regarde  la  vie  d'un  évêque,  puisque  vous  avez  bien 
voulu  me  dire  vos  sentiments  tant  sur  les  meubles  que  sur  la  vie  pénitente 
qu'il  a  à  mener,  je  vous  prie  très-instamment  de  vouloir  bien,  à  vos  heures 
de  loisir,  me  dresser  un  plan  de  vie  épiscopale,  telle  que  vous  croyez  que 
je  la  peux  et  dois  mener  dans  une  ville  de  Parlement  et  qui  est  la  chute 
de  l'Italie  pendant  les  guerres  > 

Toutes  les  lettres  de  Tévêque  de  Grenoble  à  M.  Arnauld  en  ces 
années  (1671-1676)  témoignent  d'une  déférence  absolue  pour  sa 
doctrine,  pour  ses  conseils,  pour  ses  décisions  auxquelles  il  se 
remet  sans  réserve  dans  tous  les  cas  épineux.  C'est  lui  qu'il  veut 
pour  casuiste,  et  non  pas  un  autre.  «  Un  mot  en  confidence  là- 
dessus,  je  vous  en  conjure,  lui  dit-il  et  lui  redit-il  sans  cesse,  et 
ne  renvoyez  ni  à  M.  d'Aleth,  ni  à  M.  de  Sainte-Beuve.  » 

L'évéché  de  Grenoble  était,  en  effet,  des  plus  laborieux  et  des 
plus  pénibles  :  sans  compter  les  difficultés  particulières  à  un  dio- 
cèse aussi  montueux  et  qui  contenait  des  parties  presque  inacces- 
sibles, il  était  à  cheval  sur  deux  pays.  Par  suite  de  conventions 
établies  et  maintenues  par  nos  rois,  la  juridiction  ecclésiastique  de 
l'évêque  s'étendait  jusqu'en  Savoie;  il  avait  ainsi  affaire  au  Sénat 
de  Chambéry  non  moins  qu'au  Parlement  de  Grenoble  :  il  avait  à 
contenter  le  roi  de  France  et  le  duc  de  Savoie  :  deux  parlements 
et  deux  princes!  Dans  les  contestations  et  conflits  qui  s'élevaient, 
M.  Le  Camus  dut  recourir  plus  d'une  fois  au  secrétaire  d'Etat 


APPENDICE. 


541 


chargé  des  Affaires  étrangères,  à  M.  de  Pomponne,  M.  Arnauld 
semblait  un  canal  naturel  auprès  de  son  neveu,  et  l'on  usait  de  lui 
bien  qu'avec  discrétion,  a  (1  mars  1672.)  Si  vous  n'étiez  point  s, 
avant  de  la  faveur*,  on  se  donneroit  l'honneur  de  vous  écrire 
quelquefois;  mais  la  crainte  de  vous  être  importun  fait  qu'on  de- 
meure dans  le  silence.  »  M.  de  Pomponne,  dans  son  obligeance 
paraît  pourtant  s'être  montré  un  peu  mou  {c'était  son  caractère), 
et  M.  Le  Camus  ne  pouvait  s'empêcher  par  moments  de  regretter 
de  ne  pas  voir  encore  à  sa  place  «  ce  pauvre  M.  de  Lyonne,  » 
mort  trop  tôt.  Pour  régler  {  lus  sûrement  les  affaires  et  pour  en 
finir,  il  prit  le  parti  d'être  lui-même  son  ambassa'leur  et  de  se 
rendre  à  la  Cour  de  Turin  où  il  réussit.  —  La  suite  des  lettres  qu'i  ' 
écrit  à  M.  de  Pontchâleau  nous  met  dans  le  secret  et  nous  tien 
au  courant  de  ses  embarras  et  de  ses  difficultés  de  toutes  sortes 
pendant  les  premières  années  de  son  épiscopat  : 

M  (26  mars  1672.)  Comme  la  maladie  des  évêques  de  ce  siècle  est  de  faire 
beaucoup  d'Ordonnances  et  de  ne  se  guères  appliquer  à  les  faire  exécuter 
j'ai  résolu  de  me  garantir  de  cette  misère  en  n'envoyant  à  Paris  aucune 
nouvelle  de  ce  que  je  fais^  n'y  ayant  rien  de  si  dangereux  et  de  si  capable 
d'altérer  le  bien  qu'on  pourroit  faire  que  ce  désir  qu'on  auroit  d'être  encore 
regardé  par  les  gens  dont  nous  désirons  d'avoir  l'estime.  Les  besoins  de 
ce  diocèse  sont  infinis  ;  il  y  a  ici  trente  mille  âmes  et  rien  qu'un  prêtre  sans 
paroisses  pour  les  gouverner.  L'ignorance  est  infinie  dans  tous  ces  quar- 
tiers. La  débauche  des  moines  et  des  prêtres  est  comme  en  Italie;  les 
Jésuites  y  dominent,  et  h  Gharabéry,  et  y  enseignent  toute  la  morale  qui  a 
été  reléguée  deçà  la  Loire.  La  volupté  et  le  luxe  y  est  dans  toutes  les  con- 
ditions. On  ne  connoit  de  la  religion  que  confréries,  indulgences  et  con- 
grégations. Cependant  il  y  a  tous  les  jours  mille  communions  et  autant  de 
confessions  dans  la  ville.  Je  n'ai  ni  secours,  ni  confesseurs,  ni  prédicateurs 
qui  me  veuillent  croire.  Les  moindres  vérités  que  j'avance  ici  passent  pour 
des  excès.  Tout  le  monde  est  effrayé  de  ma  manière  de  vivre.  Cependant, 
je  ne  fais  encore  rien,  et  j'ai  une  Église  entière  à  établir;  car,  dans  la 
vérité,  il  n'y  en  a  aucune  forme  en  ce  diocèse.  Cependant,  si  cela  m'af- 
flige et  me  fait  regretter  ma  solitr.de,  cela  ne  m'abat  nullement,  et  je 
suis  persuadé  que  la  Providence  ne  m'a  envoyé  dans  un  évêché  aussi  déla- 
bré qu'afm  de  m'humilier  :  car  si  j'avois  été  dans  quelque  autre  un  peu 
plus  réglé  ,  je  m'aurois  su  si  bon  gré  de  quelque  règlement  que  j'y  aurois 
apporté  ,  que  je  me  serjis  cru  un  saint  Charles  Mais  ici  j'aurai  l'avantage 
de  travailler  toute  ma  vie  sans  pouvoir  remédier  à  la  moitié  des  maux  qui 
y  régnent  hautement.  Je  vous  parlois  tout  à  l'heure  de  fréquentes  com- 
munions :  croiriez-vous  qu'il  y  a  dans  ce  diocèse  des  villages  entiers  où  ja- 


1.  Le  vrai  texte  est  avant  de  la  faveur  et  non  si  avant  dans  la  faveur^ 
comrne  on  le  lit  à  la  page  G96  du  tome  I  des  Lettres  d'Arnauld.  Tant  il  est 
difficile  a  un  éditeur  de  ne  pas  donner  de  légères  entorses  au  texte  des 
correspondances  qu'il  a  sous  les  yeux  croyant  bien  faire I  Et  pourtant, 
l'abbé  Le  Camus  sait  et  parle  à  merveille  la  langue  de  son  temps,  la  langue 
qu'on  parlait  à  la  Cour  et  dans  la  meilleure  compagnie  ;  c'est,  en  fait  de 
locutions,  un  témoin  à  respecter. 


542 


PORT-ROÎAL. 


mais  on  n'a  connmiiriié  ni  ouï  parier  de  Jésus-Christ?  Cependant  cela  est 
ainsi ,  et  ce  sont  coux  où  je  trouve  plus  de  disposition  à  profiter  de  la 
parole  de  Dieu  à  cause  qu'ils  n'ont  jamais  abusé  des  sacrements.  Voilà, 
mon  cher  frère,  l'état  où  je  suis  :  un  diocèse  pauvre  et  où  difficilement 
pourrai-je  attirer  des  ecclésiastiques,  n'ayant  d'ailleurs  aucuns  bénéfices 
à  conférer;  besoins  de  toutes  parts  ;  trois  cents  paroisses  dans  les  rochers 
et  les  précipices,  et  avec  cela  aussi  peu  d'industrie  que  j'en  ai.  Voyez  si  je 
ne  mérite  pas  bien  que  vous  et  toute  votre  sainte  maison  prie  pour  moi.  Si 
votre  médecin  (  M.  Uamon  )  connoissoit  mes  maux  ,  il  n'auroit  pas  tant 
de  foi  à  mes  prières-,  mais,  s'il  connoissoit  mon  cœur,  il  m'aimeroit  un  peu; 
car,  en  vérité  ,  j'ai  pour  lui  toute  l'estime  possible.  Pour  vous  et  moi,  cela 
va  à  la  mort  et  à  la  vie,  et  nous  n'en  sommes  plus  à  des  compliments. 
Adieu  ,  mon  cher,  aimez-moi  et  priez  pour  moi.  » 

Et  le  26  juillet  : 

«  Je  ne  puis  me  résoudre  à  vous  envoyer  de  mes  Ordonnances  ,  parce 
que  j'en  ai  fait  très-peu  et  celles  seulement  qui  étoient  nécessaires  pour 
faire  ouvrir  les  yeux  au  clergé  ;  2"  parce  que  je  suis  bien  aise  que  ma  ré- 
putation soit  enterrée  dans  les  Alpes,  puisque  c'est  mon  tombeau,  et  je 
ne  suis  que  trop  fâché  d'apprendre  qu'on  ne  m'a  pas  tout  à  fait  oubl  é  à 
Paris.  Rien  n'est  plus  capable  d'amollir  un  évêque  qui  a  dessein  de  bien 
faire,  que  de  savoir  qu'on  parle  de  lui  dans  le  beau  monde.  L'amour  de 
l'estime  l'oblige  à  mesurer  sa  conduite  selon  l'idée  des  honnêtes  gens  et 
non  point  selon  les  règles  de  l'Évangile  ,  et  Dieu  sait  combien  cela  cause 
d'altération  et  de  tempéraments  humains.  Ce  que  j'ai  à  vous  dire  ,  mon 
cher  ami,  c'est  que  je  suis  dans  le  diocèse  du  monde  le  plus  raboteux,  où 
il  y  a  plus  de  précipicés.  On  ne  peut  visiter  une  paroisse  sans  être  en  dan- 
ger d'être  abimé.  Il  y  a  quarante  ans  qu'on  n'a  visité,  et,  quand  on  a  visité 
on  ne  s'est  point  mis  en  peine  de  rien.  Enfin,  de  trois  cents  curés,  il  y  en 
a  dix  qui  ne  sont  pas  corrompus;  tous  les  prêtres  et  religieux,  ignorants 
et  vicieux,  à  peu  de  gens  près;  tout  le  peuple  sans  instruction;  deux 
villes  dans  la  dernière  dissolution  ;  un  évêque  sans  secours.  Quand  vous 
n'auriez  pas  autant  d'amitié  que  vous  en  avez  pour  moi,  l'amour  que  vous 
avez  pour  l'Église  vous  engageroit  assez  à  me  plaindre  et  à  prier  Dieu  pour 
moi  et  pour  cette  pauvre  Église.  Je  ne  désespère  pas  pourtant  d'avoir  une 
chambre  dans  votre  ermitage.  Je  vous  demande  en  grâce  de  bien  me  re- 
commander aux  prières  de  vos  chères  sœurs  et  de  vos  solitaires.  Nous  ne  les 
oublierons  pas  ici,  et  notre  bon  médecin  (  toujours  M.  Hamon)  que  je 
chéris  tendrement.  Adieu,  mon  cher  frère  ,  c'etoit  bien  pour  moi  que  saint 
Grégoire  disoit  :  ut  qui  in  plains  stantes  titubant  ne  in  prœi-.ipitio  pedem 
figant.  Supprimez  votre  Monseigneur  ;  je  suis  serviteur  à  votre  Seigneurie.» 

Le  26  septembre,  après  l'avoir  prié  de  consulter  M.  Arriauld  sur 
une  question  de  prêt  à  intérêt  et  sur  une  forme  d'usure  qui  était 
publiquement  autorisée  dans  le  pays,  il  continuait  en  ces  termes  : 

««  Vous  m'avez  fait  le  plus  grand  plaisir  du  monde  de  me  parier  de  La 
Trappe.  Je  n'y  songe  jamais  que  je  n'en  sois  charmé,  et  si  fatanifis  pa- 
tereniur  ducei  e  vitain  auspiciis  *,  je  finirois  mes  jours  avec  lui  ou  avec 

1.  C'est  un  vers  de  Virgile  dans  la  bouche  d'Énée  parlant  à  Didon.  L'abbé 
Le  Camus  savait  son  quatrième  livre  de  VEncide^  comme  saint  Augustin. 


APPENDICE. 


vous.  Je  ne  sais  aucune  nouvelle...;  j'ai  rompu  tout  commerce  et  n'écrià 
qu  a  vous  et  à  mon  frère.  Et  je  vous  assure  que  rien  n'est  si  bon  que 
de  brûler  ses  vaisseaux  ;  car  ,  même  dans  les  lettres ,  il  y  a  un  certain  pa- 
tel'nage  de  dévotion  par  lequel  ori  dit  toujours  les  choses  de  manière  qu'on 
travaille  toujours  à  se  faire  honorer  en  se  méprisant.  Quant  au  curé  pré- 
tendu ,  il  est  vrai  qu'il  s'est  marié  devant  le  Saint-Sacrement  pour  plus 
grande  solennité  et  qu'il  dit  pour  ses  raisons  que,  puisque  saint  Pierre  étoit 
marié  ,  il  pouvoit  bien  en  faire  autant  ;  et  il  a  demeuré  vingt-cinq  ans  en 
cet  état.  Mais  ce  qui  est  de  plus  étonnant  ,  c'est  la  punition  visible  de 
Dieu  sur  ce  misértjble.  Quand  il  sut  que  j'approchois  de  sa  paroisse  ,  où  il 
se  croyoit  en  sûreté  à  cause  des  précipices  dont  elle  est  environnée ,  qui  la 
rendent  inaccessible  aux  gens  de  cheval ,  il  fut  saisi  d'une  telle  crainte 
qu'il  en  eut  la  fièvre  chaude,  et  dans  ses  rêveries  il  ne  parloit  que  de  ma 
visite.  J'y  envoyai  le  Père  Vincent  pour  le  consoler  et  pour  le  disposer  à  se 
confesser.  Il  le  remit;  le  bon  sens  lui  revint  ;  mais  sitôt  qu'il  se  mettoit  en 
devoir  de  songer  à  se  confesser ,  la  rêverie  lui  reprenoit.  Cela  a  duré  quatre 
jours ,  ayant  le  sens  fort  net ,  quand  on  ne  lui  parloit  point  de  confession, 
et  est  mort  en  cet  état ,  sans  avoir  pu  se  confesser.  Voilà  un  terrible  juge- 
ment de  Dieu  sur  ce  misérable.  Les  prêtres  sont  ici  dans  une  consterna- 
tion épouvantable  ;  j'en  ai  déjà  chassé  plus  de  vingt-cinq  sans  la  moindre 
résistance  du  monde  ;  mais  je  suis  engagé  dans  un  emploi  où  il  faudroit 
une  sainteté  consommée  pour  ne  pas  se  dessécher  par  les  continuelles  fonc- 
tions, prédications,  où  les  vingt-quatre  heures  du  jour  se  passent.  Si,  en 
travaillant  à  purifier  l'Église,  on  se  purifie,  à  la  bonne  heure!  Mais  si 
cela  n'est  pas ,  que  sert  -il  de  corriger  les  méchants  prêtres  et  ne  se  pas 
corriger  soi-même  ?  Priez  pour  moi ,  mon  cher  frère  ;  nemo  alii  vivat  mo- 
riturus  sibi.  Ne  me  parlez  point  davantage  d'Ordonnances  :  je  n'en  ferai 
de  générales  qu'après  ma  visite  et  encore  en  petit  nombre ,  et  si  j'en  suis 
cru,  elles  ne  passeront  pas  mon  diocèse.  » 

Toutes  les  lettres  qui  suivent  mériteraient  d'être  données;  elles 
respirent  l'amitié  chrétienne  la  [)lus  tendre  en  même  temps  nue  le 
sentiment  d'un  immense  devoir  à  accomplir  et  de  la  charge  énorme 
qui  pèse  sur  lui.  «  Je  suis  seul  ici,  et  je  n'ai  pour  moi  que  l'Évan- 
gile et  de  la  fermeté.  »  Il  rend  compte  à  son  ami  Termite  des 
Granges  de  ce  qu'il  fait  au  retour  de  ses  visites,  de  ce  qu'il  tente 
pour  l'éducation  de  ses  ouailles,  des  fondations  qu'il  voudrait  laisser, 
11  a  de  grands  desseins,  à  commencer  par  l'établissement  d'un  sé- 
minaire qu'il  s'est  mis  incontinent  à  bâtira  une  lieue  de  Greno- 
ble •  il  se  réserve  d'en  établir  un  autro  à  Grenoble  même.  Il  ne  lui 
manque  plus  que  des  ouvriers  spirituels  :  «  Si  vous  trouviez  en 
votre  chemin,  dit-il,  quelqu'un  qui  eût  dévotion  d'aller  à  la  Chine, 
donïiez-lui  avis  qu'il  y  a  ici  une  Chine  où  on  aura  autant  à  faire, 
bien  qu'on  n'ait  pas  tant  à  traverser  de  pays,  »  On  est  en  plein 
paganisme  dans  certaines  parties  de  ce  diocèse  sauvage.  L'évêque, 
en  ses  visites,  trouve  «  des  trente  curés  tout  de  suite  dans  toutes 
sortes  d'abominations.  »  Les  couvents  ne  valent  pas  mieux.  Il  y  a 
de  certains  moines,  des  Augustins  déchaussés  qui  pratiquent,  tête 
levée,  tous  les  scandales  et  résistent  à  toute  réforme.  L'évêque  a 


644 


PORT-ROYAL. 


beau  interdire  ceux  qu'on  surprend  en  flagrant  délit,  ils  en  ap- 
pellent comme  d'abus  avec  impudence. 

«  (  5  mai  1673.  )  Vous  pouvez  dire  l'affaire  des  Augustins,  si  vous  vou- 
lez-,  elle  devient,  publique.  J'en  ai  neuf  couvents  dans  mon  diocèse,  et 
tellement  éparpillés  qu'ils  gâtent  tout  ce  qu'on  peut  faire  de  bien.  Les 
Templiers  n'ont  jamais  commis  les  désordres  et  les  scandales  que  ces 
pères  ont  faits  dans  ce  diocèse.  En  faisant  ma  visite  et  mes  missions  ,  j'en 
ai  dressé  un  mémoire  si  ample  et  si  certain  que  les  cheveux  me  dressen*. 
à  la  tète  quand  j'y  pense.  Je  l'ai  envoyé  à  M.  Le  Tellier ,  afin  que  le  roi  3 
mette  ordre  ,  car  la  chose  est  allée  à  un  point  qu'il  faut  une  main  souve- 
raine pour  remédier  aux  maux  qu'ils  causent  en  ce  pays.  C'est  une  chose 
étrange  que  les  austérités  de  leur  vie  se  puissent  accorder  avec  un  tel  relâ- 
chement. Je  crois  qu'il  me  faudra  avoir  une  affaire  avec  eux,  car  le  Pro- 
vincial ayant  su  que  je  Tavois  mandé  de  Lyon  pour  concerter  avec  lui  les 
moyens  d'écarter  les  méchants  religieux  de  mon  diocèse  ,  il  s'est  écarté 
lui-même  et  n'a  point  osé  paroître,  ce  qui  me  fait  croire  qu'il  ne  peut  ou 
qu'il  ne  veut  pas  y  apporter  de  remède.  J'espère  que  Dieu  me  soutiendra, 
puisque  c'est  pour  sa  gloire  que  je  travaille  contre  neuf  couvents  plus  cor- 
rompus queSodome  et  Gomorrhe.  » 

Église  de  France  tant  vantée  et  qui  ne  cesses  de  te  célébrer  toi- 
même,  que  tu  étais  belle  sous  Louis  XIV,  mais  que  tu  avais  aussi 
de  taches  et  de  trous  dans  les  plis  de  ta  robe! 

L'abbé  Le  Camus  a  bien  de  la  peine  à  obtenir  de  Paris  des  secours 
et  des  collaborateurs.  Personne,  parmi  les  grands  dévots  de  la  ca- 
pitale, ne  se  décida  à  aller  lui  prêter  main-forte.  Il  n'a  rien  à  at- 
tendre de  «  nos  savants  et  pieux  docteurs  de  Sorbonne  »  qui  se 
soucient  fort  peu  des  besoins  des  provinces.  Il  s'en  plaint  assez 
agréablement  dans  une  lettre  datée  de  Chambéry,  4  août  ]G73  : 

«  J'ai  toujours  comparé  nos  dévots  aux  filous  :  ils  ne  veulent  jamais 
sortir  de  Paris,  surtout  pour  aller  en  des  lieux  éloignés,  affreux  et  sans 
espérance  d'établissement,  comme  est  ce  diocèse.  Voilà  ce  qui  m'oblige  à 
m'attacher  à  une  Communauté  pour  mon  séminaire.  Je  crois  vous  avoir 
écrit  que  j'ai  fait  mes  efforts  auprès  des  Pères  Senault  et  de  Sainte-Marthe 
pour  les  engager  à  venir  à  Grenoble  où  ils  sont  désirés  de  tout  le  monde, 
où  ils  feroient  des  biens  infinis.  Je  n'ai  pu  les  persuader..,.  » 

Et  dans  une  autre  lettre  : 

«  J'ai  fait  mes  diligences  auprès  des  deux  Généraux  de  l'Oratoire,  et  ils 
m'ont  comblé  de  civilités  et  de  refus,  » 

Il  finira  par  les  convaincre.  Il  aura  surtout  recours  en  dernier 
lieu  à  Texcellent  Père  Du  Breuil  qui  fera  exprès  le  voyage  de  Gre- 
noble pour  traiter  de  cette  affaire  du  séminaire.  Mais  en  attendant 
il  est  obligé  d'essayer  d'autres  Communautés;  car  il  n'y  a  pas 
moyen  de  s'en  passer,  malgré  les  inconvénients,  si  l'on  veut  faire 


APPENDICE. 


545 


quelque  chose  de  durable.  Il  se  dit,  à  leur  sujet,  le  pour  et  le 
contre  : 

a  Les  prêtres  obéissent  malaisément  aux  religieux,  et  la  maladie  de 
leurs  privilèges  les  fait  toujours  tenir  sur  le  pied  gauche  avec  nous.  Ce  sont 
maux  nécessaires.  Si  je  ne  regardois  que  ma  vie,  je  me  passerois  de  Com- 
munauté; mais  il  faut  avoir  des  vues  un  peu  plus  longues  et  songer  à  l'en- 
tretien de  son  Épouse  après  ma  mort.  » 

11  nous  dit,  chemin  faisant,  son  avis  sur  les  ditTérentes  Commu- 
nautés, sur  celles  dont  il  essaie  et  sur  celles  dont  il  se  passe.  Ce 
sont  des  nuances  à  introduire  dans  les  jugements  qu'on  fait  des 
choses  de  ce  temps-là.  11  avait  dû  se  rabattre  d'abord  sur  les  La- 
zaristes, malgré  leur  instruction  médiocre  : 

(.  Je  sais  à  peu  près  la  capacité  de  MM.  de  Saint-Lazare;  mais,  si  vous 
saviez  la  profonde  ignorance  où  est  le  Clergé  de  ce  pays  et  la  pauvreté  des 
bénéfices,  sans  parler  de  la  diificulté  qu'il  y  a  de  les  servir,  vous  croiriez 
qu'on  en  sait  assez  à  la  Mission  pour  les  instruire,  et  j'espère  qu'ils  suivront 
ma  conduite  pour  les  choses  qu'ils  auront  à  enseigner.  C'est  la  principale 
convention  que  j'ai  à  faire  avec  eux.  J'ai  évité  ceux  de  Saint-Sulpice,  parce 
que  j'ai  cru  qu'ils  ne  pourroient  pas  s'empêcher  de  faire  du  bruit  dans 
Grenoble.  Ceux-ci  {les  Lazaristes)  sont  plus  paisibles,  surtout  étant  à  la 
campagne  où  je  les  mettrai,  me  réservant  de  faire  un  second  établissement 
à  la  ville  des  Pères  de  l'Oratoire  pour  les  gens  de  condition,  s'ils  sont 
d'humeur  à  l'accepter.  » 

Ainsi  les  Pères  de  l'Oratoire  pour  les  hautes  classes  ;  les  Mission- 
naires lazaristes  très-suffisants  pour  la  campagne;  MM.  de  Saint- 
Sulpice  un  peu  glorieux  et  ne  se  laissant  pas  i4;ouverner  :  voilà  de 
ces  traits  de  physionomie  qui,  touchés  en  passant,  rompent  la  mo- 
notonie des  panégyriques  officiels.. 

Les  Jésuites  sont  une  plaie  pour  l'abbé  Le  Camus.  Ils  ont  flairé 
en  lui,  dès  son  arrivée,  un  sectateur  de  la  morale  sévère;  ils  le 
calomnient  par  précaution,  ils  le  dénoncent  comme  janséniste  et  à 
Versailles  et  h  Turin;  ils  se  passent. de  sa  permission  pour  prêcher 
dans  Ghambéry,  et  ils  y  organisent  une  opposition  factieuse  de 
tous  les  religieux  contre  l'évôque.  On  peut  voir  au  tome  I,  page  716, 
des  Lettres  de  M.  Arnauld  (édition  in-4"),  l'extrait  d'une  lettre  de 
l'évêque  de  Grenoble,  où  il  expose  «  une  couple  d'affaires  »  qui 
lui  sont,  dit-il,  survenues  avec  les  Jésuites.  Ceux-ci  voudraient 
enseigner  à  Grenoble  les  cas  de  conscience  et  la  théologie  morale  : 
c'est  leur  triomphe.  Us  ont  ainsi  la  clef  des  consciences;  ils  rendent 
le  christianisme  facile;  ils  lient  et  délient  à  souhait  ;  quelquefois 
(car  ils  prennent  tous  les  tons)  ils  font  semblant  de  renchérir», 

1.  «  Nous  avons  ici  un  Père  jésuite  qui  fait  comme  le  Père  Bourdaloue 
-  en  laid.  Il  se  nomme  Bresson.  il  lui  prend  des  envies  de  prêcher  des  ser- 
mons généraux  plus  sévères  que  les  miens,  et  après  cela  il  en  fait  cinq  où 
U  entre  dans  le  détail  plus  relâché  que  le  Père  Bauny.  Il  faut  aller  sorr 

IV  —  35 


546 


POHT-ROYAL 


L'abbô  Le  Cauius  losisLa  do  toutes  ses  forces  à  leurs  prétentions, 
à  cette  hor  te  de  persécution  et  de  ligue  qu'ils  essayaient  de  sou- 
lever, et  il  s'cipiiliqua,  avant  tout,  à  la  réduire  ; 

«  (12  février  IG74.)  Je  trouve  tant  d'oppositions  contre  tout  ce  que  j'en- 
treprends de  la  part  des  JcHuiLcs  qu'il  faut  laisser  passer  ce  feu  avant  que 
de  rien  faire  de  considérable.  Leur  o;.position  va  jusqu'à  empêcher  leurs 
dévotes  d'être  de  l'assemblée  de  la  Charité  des  pauvres  que  j'ai  établie,  et 
d'empêcher  qu'on  ne  vienne  à  moi  pour  avoir  des  dispenses  du  Carême.  » 

Sa  vi{.jiieur  épiscopale  produisit  son  plein  efïet.  Les  J'.'suitcs  ré- 
calcitrants lurent  évincés  ou  contraints  de  venir  lui  faij-e  amende 
honorable.  Les  principaux  de  la  Société,  voyant  qu'ils  avaient  af- 
faire à  une  volonté  invincible,  en  prirent  leur  parti,  sc'on  que  le 
remarque  l'abbé  Le  Camus  lui-même  :  «  Ils  veulent  être  les  maî- 
tres du  monde  par  la  confession,  et  quand  on  les  arrête  sur  ce 
point,  ils  sont  souples  comme  des  gants.  »  Ce  qui  ne  veut  pas  dire 
qu'ils  ne  lui  en  gardèrent  pas  une  dent  secrète  et  maligne.  Ils  re- 
prirent courage  contre  lui  sous  le  Père  de  La  Chaise  ;  ils  firent  tout 
pour  empêcher  l'établissement  d'un  séminaire  à  la  ville  et  l'instal- 
lation des  Oratoriens  :  ils  lui  disputaient  l'emplacement  môme  et 
réclamaient  pour  eux  le  terrain.  L'évêque  leur  tint  tête,  gagna  sa 
cause  auprès  du  roi  et  resta  maître  chez  lui  ^ 

On  le  voit  tenté  quelquefois,  au  milieu  de  ses  traverses,  de  reje- 
ter le  fardeau  et  de  se  réfugier  dans  quelque  retraite;  mais  il  ne 
trouve  personne  qui  le  lui  conseille.  Nonobstant  cette  ardeur  de 

\nitence  qui  le  consume  et  qu'il  exerce  sur  lui-même,  il  ne  va 

imin,  faire  tout  le  bien  qu'on  peut;  ne  rien  craindre  au  monde  et  ne 
.n  espérer:  et  avec  cela  Dieu  nous  ouvre  des  chemins  et  nous  donne  des 
isolations  qu'on  n'auroit  osé  attendre.  »  (10  mars  1675.) 
1.  Comme  je  n'ai  a  icun  parti  pris  absolu  et  que  je  tiens  seulement  à 
bien  défmir  les  situations  et  les  doctr  ines,  je  "ferai  remarquer  qu'en  un 
endroit  de  ses  lettres,  M.  Le  Camus  fait  un  crime  à  un  jésuite  d'une  facilité 
qui  sera  jugée  moins  sévèrement  par  dos  chrétiens  moins  rigides  :  «  Vous 
serez  surpris  d'apprendre,  écrit-il  à  M.  de  Pontchâteau  (lôjanv.er  1676), 
que  le  Père  recteur  du  collège  des  Jési.ites,  nommé  le  Père  Bras,  dit  il  y  a 
six  mois  à  M.  Du  Gué  notre  intendant,  au  sujet  de  la  conversion  de 
M.  Balliés,  que,  pourvu  qu'on  crût  en  Jésus-Christ^  on  se  nauvoit  partout. 
(Se  rappeler  i\J.  de  Pontchâteau,  précédemment,  page  331  ,  à  la  note.) 
C'est  ce  Père-ià  que  je  veux  qui  sorte  de  mon  diocèse,  ou  je  n'approuve-ai 
aucun  des  leurs.  »  —  Ce  Père  Bras  était  un  jésuite  tirant  au  philosophe; 
nous  avons  aujourd'hui  nombre  de  chrétiens  qui  diraient  comme  lui.  il  y 
aurait  un  pas  de  plus  à  faire  :  ce  serait  de  dire  que,  même  ne  crût-on  pas 
en  J.-C,  on  n'est  pas  damné  pour  cela.  M.  Le  Camus  envisageait  chacun 
de  ces  pas  en  dehors  du  christianisme  positif  avec  une  égale  horreur.  Il  ne' 
faisait  presque  aucune  différence  de  ce  minimum  de  christianisme  au  pur 
l^a^anisme.  Un  esprit  équitable  et  sage  est  perpétuellement  dans  l'embitirras 
en  présence  de  ces  chrétiens  rigoureux  aux  prises  avec  des  chrétiens  relâ- 
chés; car  ces  derniers,  évidemment,  rentrent  plus  dans  le  sens  commun  et 
dans  la  ligne  moderne  de  tolérance  :  mais  ce  qui  me  les  gâte,  c'est  que  la  poli- 
tique et  l'intérêt  du  moment  les  inspiraient  encore  plus  que  la  raison  et 
l'humanité. 


APPENDICE. 


547 


d'ailleurs  que  pas  à  pas  dans  ses  réformes,  et  l'épiscopat  lui  ap 
prend  la  prudence.  Son  humilité  le  sert  beaucoup  dans  la  pra- 
tique : 

«  (9  septembre  1673.)  L'expérience  m'apprend  tous  les  jours  qu'il  y  a  un 
faste  et  un  oripeau  dans  les  fonctions  et  dans  la  juridiciion  épiscopale  qui 
cabre  le  monde  et  qui  ne  sert  de  rien.  Il  faut  qu'il  y  en  ait  qui  soutiennent 
cet  éclat  ;  mais  pour  nous,  pauvres  Allobroges,  il  faut  aller  à  ce  qui  sauve 
des  âmes,  et  du  moment  que  vous  pouvez  révoquer  un  confesseur  régulier 
sans  lui  faire  son  procès,  c'est  notre  faute  s'il  se  fait  du  mal;  car  on  les 
interroge-,  on  leur  apprend  les  véritables  maximes;  on  les  observe  dans 
les  visites,  et  il  n'y  a  guère  de  coupable  qui  ne  soit  connu  à  la  longue  : 
prius  toleranda  est  peslilentia  quam  sananda.  » 

Plus  d'une  lettre  (notamment  celle  du  28  février  1675)  nous 
prouve  combien  il  était  capable  de  tempérament  dans  l'application 
journalière  et  pour  l'administration  des  sacrements;  il  n'avait  point 
de  maxime  absolue  sur  les  délais  de  la  réconciliation,  et  il  distin- 
guait entre  les  cas  : 

«  Mandez-moi  la  pensée  de  vos  Messieurs  sur  toutes  ces  choses,  écrivait-il 
à  M. de  Pontchâteau  :  car  la  discipline  est  tellement  mêlée  d'anciennes  et  de 
nouvelles  pratiques  qu'il  est  malaisé  de  se  déterminer,  surtout  quand  il 
s'agit  de  la  conduite  générale  de  tout  un  peuple  qu'on  n'a  pas  quand  on 
veut  et  qui  échappe  si  l'on  ne  profite  de  l'occasion.  W  me  semble  que  la 
meilleure  règle  est  de  faire  servir  les  sacrements  à  ce  qui  est  le  plus  utile 
au  commun  du  monde  pour  les  sanctifier.  » 

Sa  méthode  pratique,  son  zèle  à  se  prodiguer  et  à  payer  de  sa 
personne;  se  peignent  bien  dans  la  lettre  que  voici  : 

«  (10  mars  1675)...  J'ai  des  contradictions  et  j'en  aurai  encore  de  plus 
grandes,  et  plus  l'on  va  au  fond  de  ce  métier  ici  et  qu'on  travaille  de  bonfte 
foi  à  sauver  les  âmes,  il  est  nécessaire  d  avoir  alfaire  avec  tous  ceux  qui  ne 
veulent  pas  se  sauver  et  avec  ceux  qui  ne  les  veulent  pas  sauver.  Je  m'y 
attends,  et  bien  que  je  sois  en  ces  quartiers  seul  de  mon  train,  je  me  confie 
en  Dieu  et  suis  convaincu  qu'il  vaut  mieux  avoir  affaire  aux  païens  qu'à 
ces  personnes  qui  devroient  concourir  avec  nous  pour  la  conversion  des 
âmes.  Gela  n'est  pas  particulier  à  ce  diocèse,  si  ce  n'est  parce  qu'on  m'ap- 
préhende un  peu  plus  qu'un  autre;  ils  font  courir  des  contes  fabuleux  de 
ville  en  ville,  et  le  badaud  avide  prend  tout  cela  pour  argent  comptant;  mais 
per  infamiam  et  bonam  famain.... 

«  Les  bonnes  Ordonnances  en  ces  quartiers,  c'est  da^ns  chaque  paroisse 
en  faisant  la  visite  et  d'y  courir  comme  au  feu  quand  il  y  a  du  désordre  et 
prêcb  rr  hautement  contre  les  scandales  et  pèches  connus.  Personne  n'aime 
à  être  tympanisé  de  la  bouche  de  son  évêque.  Je  iuq  suis  attaché  ce  carême 
à  exp,  quer  en  homélies  les  Évangiles.  Dieu  a  donné  bénédiction  à  cette 
manièi'  de  prêcher  qui  donne  incomparablement  moins  de  peine  que  des 
sermom  \  trois  points  et  est  de  plus  grand  fruit.  » 


On  a  dit  que  M.  Le  Camus,  pour  sa  coiiduite  épiscopale,  se  mo- 
delait sur  l'exemple  de  M.  Pavillon.  Il  ne  se  contenta  pas  de  Tad- 


54Ô 


POUT-ROVAL. 


mirer  de  loin,  en  effet;  il  trouva  moyen  de  se  dérooer  quelque 
temps  et  de  l'aller  visiter  en  secret  au  mois  de  mars  1675,  dans  le 
saint  temps  du  carôme;  il  passa  quatre  jours  auprès  de  lui  : 

«  On  ne  peut  être  plus  content  que  je  le  suis  de  mon  voyage,  écrivait-il 
à  son  retour  d'Aleth  (2  avril  1675)  :  j'ai  vu  un  véritable  évéque,  plein  de 
zèle,  de  charité,  de  piété  et  de  prudence.  Il  m'a  parlé  avec  une  ouverture 
de  cœur  tout  k  fait  grande  sur  toutes  choses,  et  je  rendrai  un  grand  compte 
à  Dieu  si  je  ne  profite  de  cette  entrevue  et  pour  la  réformation  de  rn.i  per- 
sonne, de  ma  maison  et  de  mon  diocèse.  Je  n'ai  arrêté  nulle  part  ailleurs. 
Quelques  gens  ont  cru  me  connoître  par  les  chemins  et  l'ont  dit  à  Grenoble. 
Le  peu  de  temps  que  j'ai  misa  mon  voyage  leur  en  fait  douter  :  je  les 
laisse  dans  cette  incertitude.  Apparemment  il  ne  sera  pas  plus  connu  à 
Paris.  Si  vos  amis  n'y  avoient  été  plusieurs  fois,  je  vous  en  ferais  une 
relation  fort  exacte  » 

11  revient  plus  d'une  fois  sur  ce  modèle  épiscopal,  non  sans  mar- 
quer les  points  de  conduit'2  sur  lesquels  il  croit  devoir  s'en  sé- 
parer : 

«  (10  mai  1675.)  Que  vous  dirois-je  de  M.  d'Aleth?  C'est  un  saint  sur 
terre;  c'est  une  humilité,  une  présence  de  Dieu  et  une  charité  qui  me  ravit. 
Il  est  inflexible  quand  il  croit  voir  ses  obligations  clairement,  et  il  aune 
condescendance  surprenante  quand  la  loi  n'est  pas  claire.  Je  ne  voudrois 
pas  imiter  la  conduite  qu'il  tient  dans  son  diocèse  :  elle  est  sè-  ae  et  peu 
propre  à  convertir  le  monde,  et  il  n'a  aucune  ouverture  po'j  '  les  expé- 
dients et  les  tempéraments  nécessaires.  Il  y  a  dans  sa  discipline  quelque 
chose  de  rude  et  des  conciles  d'Espagne  du  temps  des  Goths  Je  ne  doute 
pas  qu'il  ne  l'ait  proportionnée  aux  besoins  de  son  diocèse  :  aussi  lui  a-t-elle 
très-bien  réussi.  Dans  le  mien,  elle  seroit  tout  à  fait  impraticable.  Ainsi 
je  l'honore  en  lui  et  ne  songe  pas  à  l'imiter.  Les  hommes  ont  des  foibles, 
quelque  vertueux  qu'ils  soient.  Je  n'en  ai  reconnu  aucun  en  lui.  C'est  une 
pjété  mâle,  ferme,  uniforme,  charitable,  toujours  en  règle.  Si  l'on  avoit  de 
la  vanité  du  peu  que  l'on  fait,  elle  seroit  bien  rabattue  quand  on  a  vu  ce 
père  des  évêques.  Dieu  lui  donne  une  paix  admirable,  bien  qu'il  ne  soit  pas 
sans  contradiction.  J'ai  mis  par  écrit  les  avis  qu'il  m'a  donnés  dans  les 
quatre  jours  que  j'ai  été  avec  lui.  Je  ne  prends  point  de  précaution  quand 
je  vous  écris  comme  je  fais,  étant  amis  au  point  que  nous  sommes;  je  vous 
écris  sans  déguisement,  et  je  compte  que  mes  lettres  ne  font  point  de  che- 
min et  qu'il  n'y  a  que  vous  qui  les  lisez.  » 

Malgré  son  admiration  pour  le  saint  prélat,  M.  Le  Camus  fait, 

1.  On  raconte  ant  anecdote  de  ce  voyage;  c'est  Lallouette,  le  biographe 
beaucoup  trop  sommaire  de  M.  Le  Camus,  qui  nous  l'a  conservée.  «  Il 
(Le  Camus)  ne  mangeoit  que  des  légumes,  et  jeûnoit  comme  les  Béné  iic- 
tins:  il  nen  avoit  pourtant  pas  fait  vœu;  car  je  lui  ai  ouï  dire  qu'en  reve- 
nant d'Aleth,  où  il  avoit  été  consulter  le  ^rand  évêque  Nicolas  Pavillon,  il 
avoit  été  voir  le  Cardinal  (irimaldi,  archevêque  d'Aix;  qu'étant  à  table, 
quelqu'un  voulut  lui  soutenir  qu'il  avoit  fait  vœu  de  manger  maigre  le  reste 
de  sa  vie,  et  que,  pour  réponse,  il  mangea  un  peu  de  viande  qui  étoit  sur 
la  table;  car  il  vouloit  qu'on  fût  fort  réservé  à  faire  des  vœux,  déclarant 
qu'il  étoit  louable  d'en  faire,  mais  seulement  après  une  mûre  délibération, 
et  avec  conseil.  >» 


APPKNDIGE. 


549 


comme  on  le  voit,  ses  réserves;  il  suit  sa  ligne  à  lui,  indépendante. 
Cela  se  vit  surtout  à  Toccision  du  Rùiiel  d'Aleth  qu'on  réimprimait, 
bien  qu'il  eût  été  censuré  par  le  Pape  et  pour  lequel  on  recueillait 
(les  approbations  d'évêques.  On  demanda  celle  de  M.  de  Grenoble; 
il  la  refusa,  et  M.  Arnauld,  qui  la  lui  avait  fait  demander  indirec- 
tement, dut  se  contenter  de  son  excuse.  Je  résumerai  ses  raisons, 
telles  que  je  les  trouve  dans  deux  lettres  de  lui  du  16  février  et  du 
9  mars  1676  : 

«  si  M.  d'Aleth  nous  demandoit  notre  avis  sur  son  Rituel,  je  crois, 
disait-il,  que  nous  le  lui  devrions  donner,  et,  en  cas  que  nous  n'y  trouvas- 
sions rien  à  changer,  l'approuver  et  nous  joindre  à  lui  pour  demander  jus- 
tice au  Pape  contre  ses  examinateurs  prétendus  qui  maltraitent  ainsi  les 
évéques  sous  le  nom  de  Sa  Sainteté;  —  et  quand  les  évéques  s'écriront  les 
uns  aux  autres  et  se  soutiendront,  cela  ne  se  peut  appeler  du  nom  de 
cabale  que  par  des  gens  qui  ignorent  la  conduite  que  les  plus  saints  évéques 
ont  tenue  depuis  la  naissance  de  l'Église.  —  Mais  de  s'envoyer  une  Lettre 
circulaire  à  signer,  j'y  trouverois  un  peu  à  redire,  M.  d'Aleth  ne  nous 
ayant  rien  demandé.  M.  Arnauld  ne  m'en  a  rien  écrit.  Je  crois  M.  d'Aleth 
très-innocent  de  toutes  les  choses  dont  on  l'a  accusé;  mais  vous  convien- 
drez qu'il  a  eu  bien  des  ennemis  sur  les  bras  et  des  commissaires  nommés 
pour  le  déposer,  et  que  le  Pape  a  condamné  son  Mandement.  On  ne  sauroit 
donc  dire  de  lui  comme  on  l'a  fait,  en  lui  appliquant  les  paroles  de  Cé- 
lestin  I  :  Hune  nmi'^ucfm  sinistras  svspicionis  saltem  runior  aspersit.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  saint  Augustin  qui  n'a  jamais  été  soupçonné  ni 
même  accusé  que  par  des  hérétiques  déclares.  Gomme  Michel  de  Montaigne, 
je  donne  ce  sentiment  non  pour  bon,  mais  pour  mien,  prêt  à  me  rendre  à 
la  raison  quand  elle  me  paroîtra  d'un  autre  côté.  » 

Et  en  attendant,  on  n'eut  pas  sa  signature  :  celle  d'E's^ienne  É.  de 
Grenohle  manque  en  effet  dans  la  réimpression  du  Rituel  qui  parut 
en  1677. 

Revenant  sur  l'éloge  de  M.  Pavillon  dans  une  lettre  du  16  sep- 
tembre 1676,  il  a  soin  de  faire  remarquer  en  quoi  la  situation  des 
deux  diocèses,  pareillement  montueux  et  raboteux,  est  pourtant 
fort  différente  par  le  genre  de  difficultés  auxquelles  on  a  affaire  : 

«  Ce  que  j'ai  trouvé  de  plus  admirable  en  M.  d'Aleth  aussi  bien  que  vous, 
dit- il,  c'est  son  uniformité  de  vie  et  cette  grande  application  à  Dieu  où 
ilparoît  continuellement.il  est  vrai  qu'il  n'a  ni  visites,  ni  grand  monde,  ni 
affaires  dans  son  diocèse  qui  l'en  détournent.  Je  voudrois  l'avoir  vu  seule- 
ment pour  trois  semaines  dans  ces  villes  de  Parlement  où  il  faut  en  trois 
heures  parler  à  trois  ou  quatre  cents  personnes  et  résister  en  face  aux  puis  - 
sances  de  la  terre  qui  ne  peuvent  souffrir  qu'on  les  refuse  ni  qu  on  les 
reprenne.  Je  crois  qu'il  garderoit  son  même  sens  (5îc)  froid,  et  c'est  ce  qui 
me  met  dans  la  confusion  ,  voyant  combien  la  multiplicité  des  affaires  me 
dissipe  et  combien  la  contradiction  des  hommes  m'agite.  C'est  la  grande 
peine  des  évêchés  qui  sont  à  la  tête  des  provinces,  comme  le  mien.  » 

Il  me  semble  qu'on  voit  poindre  ici,  à  travers  sa  confusion  et  son 


550 


PORT-ROYAL. 


humilité,  la  conscience  qu'il  a  d'être  de  fait  et  de  nom  évéfjne  et 
prince  de  Grenoble. 

L  année  qui  suivit  son  voyage  d'Aleth,  M.  Le  Camus  en  fit  un  à 
Turin  :  cette  démarche  lui  parut  nécessaire  pour  rabattre  l'inso- 
lence de  l'opposition  qu'il  rencontrait  à  Chambéry  de  la  part  des 
Jésuites  et,  en  général,  des  religieux  qui  avaient  un  esprit  guer- 
royant et  qui  agissaient,  disait- il,  en  désespérés  :  Ilahent  animurn 
gladiatorium.  Ce  voyage  lui  roussit  au  delà  de  son  espérance;  il 
en  écrivait  au  retour  à  M,  de  Pontchâteau  (22  mai  1676)  : 

«  Il  me  seml)le,  mon  très-cher  frère,  que  je  vous  avoi.s  écrit  avant  que 
d'aller  à  Turin,  où  l'on  ne  peut  mieux  recevoir  un  évcque  que  je  l'ai  été 
dans  cette  Cour.  Toutes  les  marques  d'honneur  et  de  distinction  que  je  ne 
désirois  pas  m'ont  été  offertes  sans  mesure.  On  m'y  a  fait  prêcher,  et  comme 
on  n'est  pas  accoutumé  à  y  entendre  prêcher  l'Évangile  ,  toute  la  Cour  m'a 
paru  émue.  Madame  Royale  s'est  voulu  confesser  à  moi  et  vouloit  ma 
retenir  pour  cela.  Vous  jugez  bien  si  j'ai  accepté  cette  proposition.  On  m'a 
accordé  toute  la  protection  que  je  demandois  pour  la  Savoie.  J'y  ai  trouvé 
lesévêques,  résidant  continuellement  dans  leurs  diocèses,  méprisés  au 
dernier  point  par  le  peu  de  zèle  qu'ils  témoignent  pour  leur  troupeau.  Les 
nonces  les  traitent  comme  des  vicïiires,  le  Clergé  y  vit  d'une  manière  fort 
libertine.  On  y  est  ignorant  au  dernier  point.  On  ne  sait  pas  le  prix  de  la 
Bible  et  de  saint  Augustin  chez  les  libraires ,  mîiis  en  récompense  les 
plus  méchants  casuistes  s'y  vendent  bien  cher  et  s'y  lisent  de  tout  le 
monde.  On  ne  peut  y  entendre  le  nom  de  séminaire.  Enfin  j'ai  eu  la  plus 
grande  compassion  pour  la  pauvre  Église  d'Italie  ,  et  bien  que  celle  de 
France  soit  en  un  état  déplorable,  quand  on  regarde  de  près  ses  misères, 
néanmoins  il  y  a  incomparablement  plus  de  pureté  et  de  sainteté  dans  les 
mœurs  du  Clergé  et  des  laïques  de  France,  et  si  l'on  n'y  pratique  pas 
toutes  les  vérités  exactement,  au  moins  on  les  connoît  et  l'on  les  publie 
hautement ,  malgré  la  contradiction  de  quelques  particuliers. 

«  Pendant  mon  séjour  à  Turin,  on  y  a  assassiné  sept  personnes,  et  l'on 
m'a  assuré  que  cela  étoit  fort  fréquent  à  cause  des  immunités  des  églises. 
Il  y  en  a  quantité.  L'on  n'oseroit  les  en  faire  sortir.  Le  Paj3e  excommu- 
nieroit  le  duc.  Je  vous  avoue  que  ,  quelque  inclination  que  j  aie  pour  par- 
donner aux  pécheurs,  je  ne  puis  m'accommoder  d'un  privilège  qui  auto  • 
rise  les  crimes  en  leur  en  donnant  l'impunité.  Madame  voudroitbien  abolir 
ou  diminuer  cela,  si  elle  pouvoit.  Consultez,  je  vous  prie,  M.  Arnauld 
là-dessus ,  car  je  ne  crois  pas  que  saint  Augustin  eût  autorisé  un  pareil 
privilège  et  dont  les  suites  sont  si  funestes.  » 

Son  voyage  à  Turin  me  rappelle,  de  sa  part,  un  trait  de  crédulité. 
On  n'est  jamais  parfaitement  croyant,  si  Ton  n'est  pas  un  peu 
crédule.  L'abbé  Le  Camus  l'était  de  tout  point;  il  croyait  aux 
sorciers,  aux  sortilèges  :  «  J'ai  vu  ici,  disait-il  pour  qu'on  le  rap- 
portât à  M.  Hamon,  deux  familles  entières,  composées  de  plus  de 
vingt-sept  personnes,  qui,  étant  maudites  par  un  sorcier  qui  l'a 
avoué  dans  le  feu,  sont  devenues  toutes  boiteuses  et  contrefaites 
et  eDtiè.rement  hors  d'état  de  gagner  leur  vie.  Ici  (à  Chamhéry)  on 


APPENDICE. 


en  brûle  souvent;  mais  en  vérité  ce  n'est  pas  toujours  sans  sujet, 
car  on  voit  des  choses  fort  extraordinaires  que  font  ces  misérables. 
(4  août  1673.)  »  De  tels  passages  ne  sont  pas  rares  dans  ses  lettres. 
11  y  a  une  historiette  d'un  blasphémateur  et  d'un  serpent  qui  res- 
semble à  un  conte  dévot  du  Moyen-Age'.  Ces  esprits  lettrés  et 
théologiques  manquent  tout  à  fait  de  notions  physiologiques  et 
physiques  :  il  est  vrai  qu'ils  ne  seraient  pas  d'Église^  s'ils  en 
avaient  les  premiers  éléments.  Ils  ont  beau  être  distingués  d'ail- 
leurs, ils  sont  peuple  et  trois  fois  peuple  en  matière  de  préjugés 
superstitieux.  C'est  ainsi  qu'à  propos  de  la  mort  de  M.  de  Savoie, 
autérieure  d'une  année  environ  à  son  voyage  de  Turin,  M.  Le  Camus 
en  relève  les  circonstances  principales  : 

«  U  y  en  a  une  que  j'ai  oubliée,  dit-il,  qui  est  qu'il  parut  huit  jours 
devant  sa  mort  un  arc-en-ciel  sur  les  onze  heures  du  soir,  comme  il  avoit 
paru  à  la  mort  de  son  père  et  de  sa  mère  ;  et  le  marquis  de  Saint-Maurice, 
qui  l'observa  avec  quantité  de  gentilshommes  qui  se  promenoient  la  nuit 
dans  Turin  ,  en  avertit  le  duc  qui  dit, qu'il  étoit  mort  et  que  c'en  étoit  une 
marque  assurée  ,  comme  à  ses  père  et  mère.  " 

M.  le  Camus  raconte  tout  cela  comme  parole  d'Évangile.  Ces 
crédulités  des  gens  d'esprit  et  de  beaux-esprits  sont  de  tous  les 
temps.  L'école  de  Démocrite,  de  Lucrèce  et  de  Lavoisier  est  encore 
dans  l'enfance,  ou  plutôt  c'est  l'humanité  qui  fait  bien  mine  d'y 
être  toujours.  —  Mais  je  dois  me  borner  ici  à  voir  les  hommes 
comme  ils  sont. 

Un  voyage  que  M.  Le  Camus  résista  toujours  à  faire ,  et  dont  il 
voulut  se  garantir  comme  de  la  plus  grande  tentation,  fut  celui 

1.  «  J'ai  des  Carmes  déchaussés  qui  entrent  tout-à-fait  dans  les  maximes 
de  l'Église  touchant  l'administration  de  la  pénitence,  et  je  ne  puis  vous 
taire  une  aventure  qui  est  publique  en  ce  diocèse.  Un  d'eux  que  j'emploie 
dans  nies  visites  aj^ant  refusé  pour  quelque  temps  l'absolution  à  un  blas- 
phémateur, ce  misérable  en  fit  grand  bruit  et  s'en  plaignit  à  la  porte  de 
l'église  contre  ce  religieux,  le  traitant  indignement  :  mais,  deux  heures 
après,  allant  parles  champs  ,  un  serpent  s'éleva  contre  lui  d'une  manière 
effroyable,  et  cela  jusqu'à  trois  fois,  sifflant  contre  lui  sans  qu'il  l'eût 
attaqué.  L'autre  le  poursuivit  à  coups  de  pierres  et,  après  une  demi- 
heure  entière  de  combat ,  vint  à  bout  du  serpent  avec  bien  de  la  peine. 
Il  revint  à  lui  et,  voyant  les  résistances  de  cette  bête  et  le  danger  où  il  avoit 
été ,  il  crut  que  c'étoient  ses  blasphèmes  et  le  peu  de  déférence  pour  son 
confesseur  qui  lui  avoient  attiré  cette  affaire.  Il  l'avoua  publiquement  dans 
l'église  avec  larmes  et  déférence  au  religieux  sans  réserve.  Quand  j'arrivai 
dans  le  lieu  ,  il  vint  me  le  dire  avec  le  curé  et  tous  les  habitants  J'ai  vu 
le  serpent.  Et  cela  a  beaucoup  servi  à  autoriser  les  délais  d'absolution  et 
à  parler  contre  les  jurements.  C'est  au  village  de  La  Vallette  dans  les 
Alp6S  que  cela  est  arrivé,  et  j'ai  cru  que  n'ayant  rien  de  meilleur  à  vous 
mander,  cette  relation  ne  vous  déplairoit  pas  dans  sa  naïveté.  »  (  25  mai 
1674.  )  —Je  ne  sais  si  ce  village  de  La  Vallette  est  très-loin  de  celui  de  la 
Salette.  Tous  les  miracles  se  touchent.  On  voit  combien  M.  Le  Camus 
avait  l'esprit  disposé  à  les  accueillir  :  pour  lui  comme  pour  M.  de  Pont- 
château  ,  la  critique  n'était  pas  née.  Cette  foi  robuste  explique  leur  vie. 


552 


PORT-ROYAL. 


de  Paris.  Cela  se  conçoit.  Paris,  la  Cour,  les  affaires,  les  ménage- 
ments, les  conversations,  c'étaient  pour  lui  autant  d'écueils.  On  a 
cherché  des  raisons  d'ambition  à  cette  résistance  que  mit  M.  Le 
Camus  à  être  des  Assemblées  générales  du  Clergé.  Un  mot  qu  on 
lit  dans  les  Mémoires  de  son  collèguô,  M.  de  Gosnac ,  évêquc  de 
Valence ,  a  été  interprété  contre  lui.  A  y  bien  regarder,  celte 
interprétation  n'est  pas  juste,  et  lui-même,  M.  Le  Camus,  il  va 
nous  donner  les  vraies  raisons  de  sa  répugnance.  Il  écrivait  lo 
25  mai  1674  : 

«  Il  faut  autant  qu'on  peut  et  pour  le  bien  de  Sun  Église  et  pour  contenir 
ses  ennemis,  et  ut  quietam  et  tranquiltam  vilam  agamus,  être  bien  à  la 
Cour  et  n'y  jamais  aller.  Mais  quand  il  y  a  parti  à  prendre,  vigeant  canones, 
valeant  pragmalicœ I  Voilà  le  fond  de  mon  cœur.  J'ai  une  tendresse,  un 
respect  et  une  très-grande  gratitude  pour  le  roi,  et  je  serois  très-fâché  de 
lui  déplaire.  Mais  quand  ce  ne  sera  que  par  des  rapports  et  des  méchants 
offices,  j'en  ignorerai  jusqu'à  ce  qu'on  me  le  fasse  savoir.  L'on  me  menace 
dans  cette  province  de  m'envoyer  au  Clergé  l'année  prochaine  :  mon  dio- 
cèse n'est  pas  en  assez  bon  ordre  ni  moi  assez  homme  de  bien  pour  le 
quitter  et  m'exposer  au  grand  air.  Si  quelque  chose  étoit  capable  de  m'y 
engager,  ce  seroit l'envie  que  j'aurois  de  voir  mes  amis;  mais  ce  plaisir  me 
coùteroit  trop  cher,  s'il  me  coûtoit  la  perte  d'une  âme  de  ce  diocèse  ou 
raffoiblissement  de  la  mienne.  » 

Et  vers  le  mois  d'août  de  la  même  année  : 

«  ...  J'avois  aussi  une  consultation  à  vous  faire  et  à  M.  Arnauld  sur  le 
sujet  de  la  députation  de  l'année  prochaine.  M.  de  Valence  n'y  peut  aller; 
M.  de  Viviers  est  si  vieux  qu'il  n'y  pourra  pas  nller.  Ainsi  régulièrement 
cela  tombe  sur  M.  de  Vienne  et  sur  moi.  Cependant  si  j'y  vas,  j'abandonne 
un  diocèse  dont  je  ne  peux  m'abscnter  un  mois  que  le  peuple  et  le  Clergé 
ne  retombent  dans  leur  premier  état,  mes  visites  continuelles  les  tenant  en 
crainte  dans  ces  commencements.  Je  n'ai  personne  à  qui  en  confier  le  soin 
pendant  mon  absence.  D'ailleurs  il  n'y  a  que  très-peu  de  bien  à  faire  dans 
les  Assemblées;  il  y  a  même  de  très-grands  dangers.  C'est  une  espèce  de 
petit  libertinage  pour  les  conversations  et  pour  la  bonne  chère,  il  est  mal- 
aisé de  faire  tout  ce  qu'on  doit  faire  en  homme  de  bien,  sans  toucher  cer- 
taines cordes  qui  offensent  la  Cour,  soit  pour  le  don  gratuit,  aliénation.^ 
du  bien  d'Église,  etc.  Je  dois  par  reconnoissance  plus  qu'un  autre  à  Sa 
Majesté.  Si  je  lui  manquois  et  que  j'encourusse  sa  disgrâce,  je  serois  hors 
d'état  de  rien  faire  dans  ce  diocèse.  On  s'afToiblit  beaucoup  à  Paris  et  à  la 
Cour.  Toutes  ces  raisons  me  portent  à  n'y  pas  aller.  De  refuser  d'y  aller 
étant  le  seul  qui  le  pût  faire,  c'est  une  singularité  qui  pourroit  déplaire. 
Mandez-m'en  vos  avis.  Si  madame  de  Longueville  faisoit  agir  M.  d'Angou- 
lême  '  auprès  deM.de  Paris,  il  obt'endroit  peut  être  la  permission  pour 
M.  de  Valence  d'être  député,  et  comme  il  a  incomparablement  plus  de 
vertu  et  d'mtelligence  que  moi,  il  seroit  plus  en  état  de  servir  l'Église; 
et  moi,  je  tâcherois  de  n  ôtre  pas  inutile  à  la  mienne.  Pensez  à  cela  devant 

1.  M.  de  Péricard,  évêque  d'Angoulème. 


APPENDICE. 


553 


Dieu,  et  voyez  ce  qui  se  peut  faire  dans  les  règles  de  la  religion  et  de  la 
bienséance.  Pour  moi,  ma  raison  et  ma  foi  me  portent  à  m'en  défendre  in 
ogni  modo.  » 

Il  parle  très-bien  ,  en  toute  occasion,  de  M.  de  Valence,  de  cet 
homme  d'espril  qui  nous  est  aujourd'hui  si  bien  connu  par  ses 
Mémoires,  et  qui,  dans  les  lettres  de  M.  Le  Camus,  ne  se  montre 
pas  comme  un  si  mauvais  évêque  : 

«  (12  février  t67(i.)  M.  de  Valence  fait  des  merveilles  en  ces  quartiers. 
S'il  continue  de  l'air  qu'il  commence,  il  ira  bien  loip.  Il  a  besoin  qu'on 
prie  beaucoup  Dieu  pour  lui,  et  ses  diocèses  sont  encore  plus  délabrés  que 
le  mien.  Je  Tirai  voir  au  premier  jour  ;  car  au  feu,  à  l'esprit  que  vous  lui 
connoissez,  que  ne  fera-t-il  pas  pour  Dieu,  quand  il  lui  plaira!  » 

Elle  10  mars  1675: 

«  Quant  à  M.  de  Valence,  il  veut  bien  faire  ;  il  veut  régler  son  diocèse  ; 
il  veut  se  régler  soi-même.  Il  fit  une  amende  honorable  en  plein  synode 
sur  sa  vie  passée.  Qu'il  faut  être  converti  ou  extravagant  pour  faire  un  pa- 
reil aveul  J'aime  mieux  croire  le  premier,  lia  de  grands  obstacles  à  vain- 
cre que  je  ne  puis  (sic)-^  mais  quand  Dieu  veut  sauver  les  hommes,  qu'est-ce 
que  tous  ces  obstacles?  Il  désire  une  entrevue  avec  moi  aussitôt  après 
Pâques.  Je  l'irai  voir  jusqu'à  Valence,  trop  heureux  si  je  pouvois  lui  rendre 
quelque  service;  mais,  en  vérité,  je  suis  si  misérable  pour  ce  qui  me 
regarde  que  je  ne  puis  que  gâter  toutes  les  choses  dont  je  me  mêlerai.  » 

Ce  sont  là  des  esquisses  de  profil  à  joindre  aux  Mémoires  de 
Cosnac. 

Pour  revenir  au  point  principal ,  on  saisit  donc  très-bien  les 
raisons  qui  durent  de  plus  en  plus  éloigner  M.  Le  Camus  du 
voyage  de  Paris,  et  lui  faire  désirer  qu'an  autre  fût  député  du 
Clergé  en  sa  place.  A  partir  de  l'élévation  du  pape  Innocent  XI, 
il  comprit  qu'il  avait  à  Rome  un  appui  et  un  juge  favorable  pour 
la  réforme  qu'iV  pratiquait  dans  son  diocèse.  Il  fut  un  évêque  à 
part  dans  son  genre  :  il  regarda  plus  souvent  et  plus  volontiers  du 
^côté  de  Rome  que  du  côté  de  Versailles.  La  pourpre  le  vint  ré- 
compenser en  septembre  16S6  :  il  la  dut  au  Pape  plus  qu'au  roi  et 
le  laissa  voir.  Qu'il  se  soit  glissé  un  peu  d'ambition  (même  à  son 
insu)  jusque  sous  le  cilice  du  pénitent,  je  n'irai  point  jusqu'à  le 
nier,  et  je  ne  prétends  pas  me  porter  garant  en  telle  matière.  Je 
n'écris  point  d'ailleurs  la  Vie  du  cardinal  Le  Camus,  qui  ne  mourut 
qu'après  plus  de  trente-cinq  ans  d'épiscopat,  le  12  septembre  1707; 
je  me  borne  à  tirer  parti  d'une  Correspondance  intime  pour  jeter 
quelque  lumière  nouvelle  sur  son  caractère  et  sur  ses  principes 
dans  les  années  fondamentales  de  son  ministère 

l.  Son  zèle  ne  s'était  pas  refroidi  dans  ses  dernières  années,  si  nous  en 
jugeons  oar  re  passage  d'une  lettre  de  xM.  Vuillart  à  M,  de  Préfontaine 


554 


PORT-ROYAL. 


En  résumé,  nous  y  avons  gagné  dcconnaîtro  une  figure  originale 
(le  plus  dans  le  monde  ecclésiastique  du  dix-septiome  siècle.  Nul  ne 
vérifia  plus  hautement  que  lui  par  son  expérience  ce  mot  d'un 
grand  Pape,  si  souvent  cité  par  nos  amis,  que  «<  l'office  de  pasteiii 
est  la  plus  redoutable  tempête  de  l'esprit:  officium  pastoris  juyU 
et  assidua  tempestas  mentis.  «  Il  eut  dès  l'entrée  une  rude  tâche, 
et  à  certains  moments  il  put  écrire  avec  sincérité  à  M.  de  Pont" 
château  qui,  dans  sa  mobilité,  avait  parfois  des  idées  de  se  faire 
moine  :  «  Vous  balancez  entre  La  Trappe  et  la  Chartreuse,  et  moi 
je  balancerois  entre  la  galère  et  Tépiscopat  :  Mitram  nemo  acci- 
perety  si  daretur  scientibus.  »  M .  Le  Camus  sut  résoudre  en  sa 
personne  une  difficulté,  une  incompatibilité  même  ;  car  il  semble 
incompatible  d'être  à  la  fois  pénitent  et  prêtre,  à  plus  forte  raison 
évêque.  Il  sut  être  évéque  en  public,  un  évôque  souverain,  tout 

(17  février  1700)  :  «  On  apprend  de  Rome  que  la  santé  du  Pape  (Innocent  XII) 
«  va  de  mieux  en  mieux  pour  le  corps  et  qu'il  y  a  sujet  d'espérer  que  son 
«  esprit  qui  a  paru  afîoibli  par  une  si  longue  et  si  griève  ma'adie  se  réta- 
«  blira  aussi  peu  à  peu....  Si  la  santé  du  Saint  Père,  si  désirée  par  les 
u  gens  de  bien,  afin  qu'il  achève  ce  qu'il  a  commencé,  se  rétablissoit  aussi 
«  pleinement  qu'il  se  puisse  à  son  âge,  la  situation  des  cardinaux  qui  sont 
«  partis  pour  le  choix  d'un  successeur  ne  seroit  pas  agréable....  Le  cardinal 
«  Le  Camus  doit  se  savoir  gré  de  n'être  point  parti....  On  écrit  de  Grenoble 
«  qu'il  parla  dans  son  discours  sur  l'ordination  qu'd  fit  l'Avent  dernier, 
«  avec  tant  de  zèle  et  d'ardeur  contre  la  morale  relâchée  et  nommément 
«  contre  la  prétendue  dispense  de  l'obUgation  d'aimer  Dieu  et  de  suivre  les 
«  Pères  de  l'Église  pour  le  règlement  des  mœurs,  qu'on  crut  voir  renaître 
«  les  premières  années  de  son  épiscopat.  Il  déclara  qu'il  trouvoit  l'Alcoran 
«  moins  mauvais  que  la  fausse  doctrine  des  mauvais  casuistes,  et  le 
«  prouva  dans  les  formes.  Sur  ce  que  les ,  Jésuites  vinrent  lui  présenter  de 
Vf  nouvelles  lettres  patentes  du  roi  pour  enseigner  la  théologie  dans  leur 
«  collège  de  Grenoble,  dont  ils  ont  prié  Sa  Majesté  de  prendre  le  titre  de 
«  fondateur,  qui  lui  a  été  déféré  depuis  peu  avec  beaucoup  de  respect  par 
«  une  lettre  de  leur  Général,  la  réponse  de  cette  généreuse  Éminence  fut 
«  que  le  roi  laissoit  dans  son  royaume  les  Évêques  maîtres  de  la  doctrine 
«  (comme  Dieu  les  en  a  faits  les  dépositaires  selon  ces  paroles:  0  Timo- 
«  thîe^  depositum  castodi)^  et  que  de  son  vivant  les  Jésuites  n'enseigne - 
«  roient  la  théologie  à  Grenoble  ;  qu'il  étoit  assez  fatigué  déjà  du  philoso  - 
«  phisme  enseigné  par  eux  de[3uis  peu  à  Ghambéry,  sans  le  voir  s'étendre 
«  effrontément  jusqu'à  sa  cathédrale.  Cetta  vigueur  épiscopale  soutenue  de 
«  même  teneur  jusques  à  la  fm  seroit  quelque  chose  d'autant  plus  admi- 
«  rable  que  cela  est  plus  rare  dans  notre  siècle  et  feroit  agréablement 
«  souvenir  de  l'excellent  mot  de  saint  Cyprien  qui  nomme  cette  vigueur 
«  Robur  sacerdotale.  Ce  seroit  un  élixir  et  un  cardiaijue  très-exquis  pour 
«  faire  revenir  le  cœur  à  tant  de  gens  de  bien  affliges  de  voir  les  choses 
«  dans  l'état  où  elles  sont.  L'erreur  est  d'un  orgueil  et  d  une  insolence  qui 
«  fait  gémir  incessamment  les  cœurs  vraiment  sensibles  aux  maux  de 
«  l'Ëglise.  ')  Ces  plaintes  sur  le  relâchement  et  l'énervement  de  la  reli  ion 
aux  abords  du  dix-huitième  siècle  me  rappellent  un  mot  de  M.  Royer-Col- 
lard  sur  le  Clergé  français  d'avant  la  Révolution  ;  à  un  interlocuteur  qui 
l'avait  mis  sur  ce  sujet,  il  disait  en  levant  les  bras  :  «  De  la  foi  ni  des 
mœurs,  il  n'en  faut  pas  parler;  mais  quelle  doctrine,  Monsieur,  quelle 
doctrine!  »  Ce  qui  choquait  le  plus  cet  esprit  formé  à  l'école  de  Port-Royal, 
c'était  encore  l'erreur  doctrinale,  la  sophistication  du  Christianisme.  IVJ.  Le 
Camus  fut  l'un  des  derniers  évêques  qui  luttèrent  pour  le  maintien  du  vieil 
et  p'ir  esprit  chrétien,  non  adultéré,  non  édulcoré. 


APPENDICE. 


555 


en  restant  pénitent  par  devers  lui  et  dans  l'habitude  de  la  vie.  Les 
bons  mots  de  lui  qu'on  a  répétés,  et  où  l'on  aurait  tort  de  voir 
autre  chose  que  de  la  gaieté  d'esprit  ^,  montrent  seulement  qu'il 
n'avait-pas  la  pénitence  pédantesque  et  farouche. 

Ses  relations  avec  Port-Royal ,  limitées  par  des  réserves  pru- 
dentes, restent  désormais  parfaitement  éclaircies.  En  dehors  de 
nos  quatre  évêques,  il  n'en  est  aucun  qui  marque  dans  ses  lettres 
plus  de  déférence  pour  les  conseils  de  nos  amis ,  se  réservant  de 
les  suivre  selon  l'esprit  sans  s'y  asservir.  11  ne  cesse  en  particulier 
de  demander  les  prières  non-seulement  de  M.  de  Pontchâteau, 
mais^  comme  il  le  lui  dit^  de  «  toute  votre  Église  domestique ,  » 
c'est-à-dire  du  monastère  des  Champs.  «  Il  ne  se  passe  pas  un 
seul  jour,  lui  écrivait-il  le  15  janvier  16"  6,  que  je  ne  vous  aie 
présent  devant  Dieu  et  vos  chères  sœurs.  »  Les  paroles  de  blâme 
ou  de  regret  qu'il  laisse  échapper  à  l'occasion  sur  certaines  fautes 
de  conduite  des  Messieurs  ne  sauraient  prévaloir  contre  ce  lien 
intérieur  de  charité.  C'en  est  assez  pour  justifier  la  longue  atten- 
tion que  nous  lui  avons  donnée  ;  car  s'il  n'est  pas  précisément 
l'un  des  membres  associés  de  Port-Royal,  il  est  à  coup  sûr  l'un  de 
nos  meilleurs  correspondants. 


SUR  M.  DE  BERNIÈRES. 

(Se  rapporte  à  la  page  171.)  , 


J'ai  recueilli  dans  les  Mémoires  manuscrits  de  M.  Hermant  quel- 
ques détails  assez  curieux  qui  concernent  la  fin  touchante  de  M.  de 
Bernières.  et  qui  complètent  ce  qui  a  déjà  été  dit  de  ce  digne 
ami  et  serviteur  de  Port-Royal,  au  tome  11^  page  295,  et  au 
tome  III,  pages  467 ,  468.  On  y  verra  de  plus  les  liens  d'étroite 
amitié  qui  Tunissaient  à  M.  d'Aubigny,  à  celui  que  j'ai  appelé 
VHomme  aimable  par  excellence  entre  les  Jansénistes  (tome  III, 

1.  Par  exemple,  dînant  un  jour  avec  l'archevêque  de  Vienne,  M.  de  Vil- 
lars,  celui-ci  aurait  dit  au  cardinal  Le  Camus  en  ne  le  voyant  manger  que 
de  maigres  légumes  ;  «  Hé!  Monseigneur,  mangcrez-vous  toujours  de  ces 
méchantes  racines?  »  Et  le  cardinal  aurait  répondu  :  «Monsieur,  vous  les 
trouveriez  bonnes,  si  elles  vous  avoient  aidé  à  devenir  cardinal.  »  Ce  sont 
là  des  plaisanteries  de  bonne  compagnie  où  il  ne  faut  voir  que  ce  qu'il  y  a 
et  d'où  il  ne  faut  rien  conclure  sur  le  fond  de  conviction  des  gens  d'esprit 
qui  se  les  permettent.  —  (Voir  encore  dans  les  Souvenirs  imprimés  du  Pré- 
sident Bouliier^  1866,  pages  16  et  suiv.,  quelques  bons  mots  du  cardinal.) 


5b6 


PORT-ROYAL. 


pages  5Î^2-588).  On  y  saisira  assez  distinctement  le  passage  de 
M.  (TAubigny,  de  sa  vie  recluse  et  trisle  du  Cloître  Notre-Dame, 
à  sa  vie  de  prélat  et  de  seigneur  anglais.  Aux  craintes  discrètes 
qu'expriment  ses  amis  de  France. sur  son  compte,  on  ajoutera  en 
idée  ce  qu'ils  ne  savaient  pas  si  bien  qu^  nous  :  qu'eussent-ils  dit/ 
que  n'eussent-ils  pas  craint  à  bon  droit  s'ils  avaient  su  que  celui 
qu'ils  croyaient  encore  un  disriple  de  saint  Augustin  s'entretenait 
si  à  cœur  ouvert  avec  Saint-Évremond,  et  qu'il  classait  si  libre- 
ment les  diverses  espèces  de  Jansénistes?  Mais  môme  dans  cet 
aspect  plus  sombre  ([u'il  garde  en  se  retournant  vers  eux,  on  re- 
trouvera chez  M.  d'Aubigny  le  galant  homme  et  qui  juge  le  parti 
même  dont  il  est,  qui  essaie  de  le  modérer  et  de  l'éclairer.  Dans 
tout  ce  qui  suit  j'extrais  le  manuscrit,  ou  je  l'analyse  en  l'abré- 
geant. 

Parmi  les  emplois  de  charité  qui  occupaient  M.  de  Bernières 
depuis  qu'il  avait  quitté  sa  charge  de  maître  des  requêtes  et  qu'il 
s'était  retiré  du  Conseil  du  roi,  il  s'était  particulièrement  appliqué 
au  soulagement  des  Catholiques  de  la  domination  du  roi  d'Angle- 
terre. M.  Taignier  (docteur  en  Sorbonne)  l'avait  aussi  souvent 
secondé  dans  ce  dessein  et  l'avait  mémo  lié  si  étroitement  avec 
M.  l'abbé  d'Aubigny,  parent  de  ce  roi,  qu'ils  ne  faisaient  plus 
ensemble  qu'une  dépense  pour  le  logement  et  pour  la  table  dans 
une  maison  canoniale  du  Cloître  Notre-Dame.  Cette  même  charité 
avait  porté  M.  de  Dernières  à  recevoir  dans  sa  maison  du  Chesnai 
un  fils  naturel  du  roi  d'Angleterre  qui  depuis  s'est  signale  dans  le 
monde  sous  le  nom  de  duc  de  Monmoulh  ;  et  comme  celui-ci  faisait 
alors  profession  de  la  religion  calholique,  on  tâchait  de  l'y  élever 
et  de  lui  inspirer  des  sentiments  chrétiens. 

M.  d'Aubigny  fut  la  cause,  l'occasion  tout  involontaire  du  mal- 
heur arrivé  à  M.  de  Dernières.  L'abhé  Fouquer,  »  qui  s'étoit  mêlé 
pendant  le  ministère  du  cardinal  Mazarin  de  faire  courir  et  dé- 
valiser lès  courriers,  »  en  un  mot  d'intercepter  et  de  décacheter 
les  lettres,  continuait  le  même  méchant  métier  pour  n'en  pas 
perdre  l'habitude  et  tant  qu'on  le  lui  permit.  Or,  parmi  les  lettres' 
que  Ton  trouva  dans  la  malle  d'un  courrier  qu'on  fit  dévaliser  en  ce- 
temps-là,  il  s'en  rencontra  une  de  M.  d'Aubigny  ;\  M.  de  Dernières, 
qui  portait  que  a  le  roi  d'Angleterre  auroit  soin  de  l'affaire  qu'il  lui 
avoit  fait  recommander  par  M.  Taignier.  »  Cette  lettre  ayant  été 
envoyée  à  la  Cour,  on  crut  que  ces  Messieurs  tramaient  une  grande 
intrigue  en  Angleterre  en  faveur  du  cardinal  de  Retz,  tandis  qu'il 
ne  s'agissait  que  de  l'adaire  des  Catholiques  irlandais  qui  avaient 
été  dépouillés  de  leurs  biens  sous  Cromwell.  Sans  examiner  la 
chose  plus  en  détail,  on  prit  la  résolution  de  les  reléguer,  M.  de  ; 
Dernières  à  Issoudun  en  Derry,  et  le  docteur  Taignier  à  Castel-  ' 
naudary  en  Languedoc.  Cette  dure  injustice  dont  ils  furent  vie- 


At>PENDIClÈ. 


557 


times  se  prolongea  jusqu'à  leur  mort  à  tous  deux.  Seulement  le 
docteur  Taignier,  infirme  et  contrefait,  se  déroba  à  Tordre  d'exil 
et  à  un  voyage  qui  Taurait  tué  ;  il  se  cacha  et  s'éteignit  ensuite 
dans  une  profonde  retraite  *.  M.  de  Bernières  obéit  à  la  lettre  de 
cachet  et  se  rendit  au  lieu  qui  lui  était  assigné. 

Tout  le  monde  s'intéressa  à  M.  do  Bernières  (il  y  eut  jusqu'à 
quatre  cents  carrosses,  en  un  jour,  des  gens  qui  vinrent  lui  faire 
leurs  adieux).  11  reçut  nombre  de  lettres  de  condoléance.  A  peine 
arrivé  à  Issoudun,  il  écrivait  le  28  avril  à  l'un  de  ses  amis  de  Port- 
Royal,  lui  exprimant  la  satisfaction  qu'il  avait  ressentie  durant  le 
voyage  :  «  Car  quel  moyen  d'être  triste  en  souffrant  quelque  chose, 
lorsque  l'on  se  trouve  innocent?  Vous  savez  quelles  sont  mes  intri- 
gues, vous  connoissez  mes  emfilois.  Si  les  lettres  que  l'on  a  pu  voir 
ont  été  équivoques,  elles  ont  été  mal  interprétées.  Quoi  qu'il  en 
soit,  mon  cher  Monsieur,  l'on  est  bien  partout  quand  on  ne  cherche 
que  Dieu,  et  partout  on  trouve  de  remploi  quand  on  aime  les  livres 
et  la  prière.  « 

Il  écrivait  à  M.  Hermant  le  16  juin,  en  apprenant  qu'on  avait  fait 
sortir  de  Port-Royal  les  novices  et  que  la  dispersion  des  amis  était 
complète  : 

«  Nous  pouvons  à  présent  commencer  nos  lettres  par  le  salut 
que  l'apôtre  saint  Pierre  donne  dans  l'une  de  ses  Êpîtres  :  Aux 
frères  de  la  dispersion;  car  à  présent  elle  est  générale.  Mais,  mon 
Dieu!  qu'elle  est  petite!  Car  qui  veut  souffrir  quelque  chose  pour 
la  défense  de  la  vérité  ?  Nous  voyons  que  tout  cède....  Y  a-t  il  un 
prélat  qui  ose  dire  même  dans  le  dévoilement  de  ces  chastes 
épouses  :  Non  tibi  licei!  Tenons-nous  donc  comme  le  Prophète 
dans  l'étonnement  et  dans  Textase....  Jugez  par  là  si  Téloignement 
ne  m'est  pas  plus  doux  que  l'approche.  »  Ces  sentiments  intérieurs 
qu'il  exprime  d'une  manière  pénétrée  ne  feront  que  s'accroître  et 
se  confirmer  en  lui  jusqu'à  l'heure  de  sa  mort. 

Cependant  on  reçoit  de  temps  en  temps  des  nouvelles  de 
M.  d'Aubigny.  M.^  Taignier  reçoit  de  lui  une  lettre  du  5  août.  On 
y  voit  comment  l'ancien  janséniste  d'Aubigny  est  amené  à  se  faire 
le  patron,  Pavocat  des  Jésuites  en  Angleterre.  Il  raconte  cela  à 
M.  Taignier  assez  agréablement  : 

«  Il  faut  que  je  vous  dise  que  je  suis  ici  fort  empêché  à  tâcher 
de  sauver  les  bons  Pères  Jésuites  d'un  furieux  et  inespéré  malheur, 

1.  «Le  22 juillet  1666  ,  M.  Taignier,  docteur  en  théologie,  est  décédé  à 
Paris,  étant  exilé  et  déguisé  en  habit  et  communion  laïque.  Il  est  enterré 
dans  l'église  de  Saint- Jean  en-Grève.»  (  Note  manuscrite  de  M.  de  Pont- 
château.  )  —  Les. Nécrologes  imprimés  se  taisent  sur  cet  excellent  ami  ,  et 
Tony  cherche  vainement  le  nom  de  M.  Taignier.  M.  Hermant  nous  apprend 
que  M.  Taignier  avait  laissé  des  Mémoires  autographes  sur  les  affaires  ec- 
clésiastiques du  temps.  C'était  en  effet  un  des  hommes  les  mieux  informés 
et  qui  savait  de  source  les  moindres  particularités  et  circonstances. 


558 


POBT-aOYAL. 


(jui  est  (|ue,  dans  l'abrogation  des  lois  pénales  que  le  Parlement  a 
piôparues  en  faveur  des  Catholiques,  ils  ont  déjà  dressé  l'acte  et  y 
ont  excepté  tous  les  Jésuites;  ce  qui  est  les  chasser  pour  jamais 
d'Angleterre.  Ils  ont  encore  mis  que  tous  prêtres  donneroient  leur 
nom  au  secrétaire  d'État,  et  (ju'il  ne  seroit  permis  à  aucun  de  de- 
meurer ni  exercer  aucune  fonction  de  religion  que  sous  l'autorité 
de  ceux  que  le  roi  nommeroit  d'entre  les  Catholiques  pour  cet  effet. 
Il  iaut  louer  Dieu  de  tout  ce  qu'il  nous  envoie,  et  je  vous  assure 
que  j'ai  été  étonné  de  sa  Providence  qui  n'a  mis  en  tout  ce  pays- 
ci,  pour  solliciter  eu  faveur  des  pauvres  Jésuites,  que  ce  M.  d'Au- 
ingny  que  Ton  dit  être  un  si  dang-^reax  janséniste.  L'on  m'a  pour- 
tant assuré  qu'il  fait  ce  qu'il  peut  pour  favoriser  les  Jésuites,  disant 
qu'il  les  regarde  comme  des  prêtres  de  l'Église  de  Dieu,  et  que  s'ils 
veulent  prendre  un  Général  anglois  sans  aucune  dépendance  du 
Général  de  Rome,  ainsi  que  tous  les  Bénédictins  anglois,  il  croit 
que  l'on  les  peut  recevoir.  Mais  il  y  a  des  gens  qui  disent  que 
M.  d'Aubigny  est  fou  de  prétendre  que  cela  se  puisse  :  je  vous 
prie  de  le  conseiller  en  cette  occasion;  car  l'affaire  ne  finira  pas 
encore  si  tôt,  et  je  lui  ferai  savoir  ce  que  vous  en  écrirez;  mais 
prenez  des  voies  sûres.  » 

Le  roi  fut  sourd  à  toutes  les  instances  qu'on  fit  auprès  de  lui  à 
différents  moments  pour  le  retour  de  M.  de  Bernières.  La  naissance 
du  Dauphin  (P'"  novembre  1661)  avait  paru  une  occasion  favorable; 
madame  de  Longueville  essaya  de  la  saisir,  mais  ne  réussit  pas. 
«  Néanmoins  ses  amis  ne  perdirent  pas  l'espérance  d'obtenir  son 
retour  par  le  moyen  de  M.  d'Aubigny  qui  avoit  été  l'occasion  de 
sa  disgrâce ,  parce  que  la  Cour  vculoit  se  réconciher  avec  cet  abbé 
qui  étoit  fort  considéré  en  Angleterre  par  le  roi  son  parent,  et  on 
le  vouloit  ménager  pour  se  servir  de  son  crédit  dans  les  grandes 
affaires,...  De  son  côté,  M.  d'Aubigny  étoit  toujours  plein  de  zèle 
pour  ses  amis  et  pour  la  cause  de  saint  Augustin,  et  M.  Taignier 
en  eut  de  nouvelles  marques  en  ce  temps-là  par  une  lettre  qu'il 
en  reçut,  quoique  M.  d'Aubigny  se  fût  ^ervi  de  la  main  de 
M.  Brunetti  pour  l'écrire,  à  la  réserve  des  deux  dernières  lignes, 
dans  la  crainte  qu'elle  ne  fût  encore  iriterceptée.  »  M.  Brunettf 
était  un  gentilhomme  siennois  qu'il  s'était  attaché,  à  la  recom- 
mandation môme  de  M.  Taignier. 

Dans  cetic  lettre,  M.  d'Aubigny  exprime  des  vues  sages  et  mo- 
dérées, et  insinue  quelques  conseils  de  conduite  par  rapport  à  ces 
résistances  extrêmes  où  l'on  s'engageait  :  a  Dans  les  affaires  de 
cette  espèce,  il  faut  voir  de  loin  et  ne  se  pas  embarquer  à  des 
choses  que  la  suite  du  temps  et  le  torrent  des  affaires  rendent  in- 
soutenables, particulièrement  quand  ce  qui  embarque  n'est  bien 
Louvent  qu'une  fausse  apparence  d'être  soutenu  par  des  personnes 
qui  n'en  ont  ni  le  pouvoir  ni  le  vouloir....  Pour  moi  qui  vois  d'ic 
les  intentions  de  la  Cour  de  Rome,  de  la  Cour  de  France,  et  les 


APPENDICE. 


559 


sentiments  particuliers  de  tous  ceux  qui  ont  quelque  parL  soit 
active,  soit  passive,  dans  cette  affaire,  j'ose  dire,  sans  faire  le  pro- 
phète ni  l'astrologue,  que  je  vois  en  tout  ceci  d'un  côté  beaucoup 
d'injustice  et  de  passion,  et  de  l'autre  un  peu  trop  de  zèle,  pour  ne 
pas  dire  peu  de  prudence,  dans  une  affaire  de  cette  espèce  Vous 
vous  tromperez  si  vous  croyez  que  j'aie  rien  changé  à  l'estime  que 
j'ai  toujours  faite  de  cette  affaire  et  de  ceux  qui  la  composent  ; 
mais  je  serois  en  effet  bien  changé  si  je  pouvois  avoir  sur  cela 
aucun  sentiment  que  je  vous  pusse  cacher.  Je  puis  dire  sans 
vanité  que  je  n'ai,  dans  l'état  où  je  suis,  ni  peur  ni  besoin  de 
personne.  Ce  n'est  pas  que  je  me  croie  au-dessus  d'aucun;  mais 
c'est  que  je  suis  content  de  ce  que  j'ai,  et  que  je  n'appréhende  ni 
ne  désire  rien  à  mon  égard,  et  que,  si  vous  entendez  iiaiier  sur 
mon  sujet  de  choses  magnifiques  ^  j'y  suis  plus  passif  qu'actif,  et 
je  laisse  faire  ceux  qui  ont  droit  d'agir  et  de  disposer  de  moi 
comme  il  leur  plaira.  Je  me  décharge  ici  le  cœur  avec  vous, 
sachant  peu  de  personnes  avec  qui  j'osasse  ou  voulusse  en  faire 
autant.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  j'ai  pitié  de  vous  plus  par 
les  maux  que  vos  amis  souffrent  que  par  les  vôtres  propres,  vous 
connoissant  avec  assez  de  courage  et  de  vertu  pour  ne  pas  sentir 
les  vôtres,  mais  avec  assez  de  tendresse  et  de  charité  pour  com- 
patir non-seulement  au  véritable  malheur  de  vos  amis,  mais  même 
à  leur  foiblesse.  Vous  savez  que  j'ai  droit  de  vous  dire  ce  mot  et 
que  nous  avons  eu  plus  d'une  conversation  sur  cette  même  ma- 
tière.... y> 

Cependant  M.  de  Bernières  paraît  avoir  peu  compté  sur  le  succès 
de  l'intervention  de  M.  d'Aubigny  en  sa  faveur,  et  l'on  voit  même, 
par  des  lettres  de  lui  à  M.  Taignier,  qu'il  considérait  leur  ancien 
ami  comme  en  train  de  mollir  et  de  se  relâcher.  «  il  lui  parle 
avec  compassion  de  M.  d'Aubigny,  leur  ami  commun,  et  du  péril 
auquel  il  le  voyoit  exposé.  »  Une  lettre  de  lui  à  M.  Taignier,  du 
25  novembre  1661,  est  d'un  homme  tout  résigné,  heureux  du  peu 
d'espoir  qu'il  y  a  de  voir  cesser  son  exil,  décidé  à  laisser  faire 
Dieu,  et  Dieu  seul,  et  conseillant  la  même  sainte  inaction  à  son 
ami  :  «  li  y  a  assez  longtemps,  lui  dit-il,  que  vous  agissez...;  à 
présent  il  faut  dire  plus  que  jamais  avec  l'Apôtre  :  Omnia  mihi 
licentj  sed  non  omnia  expediunt....  Je  suis  persuadé  que  si  vous 
et  moi  ménageons  bien  notre  solitude,  Dieu  parlera  à  notre  cœur 
et  que  nous  verrons  les  choses  tout  d'une  autre  manière,  et  que 
nous  nous  retirerons  de  bien  des  distractions....  Vous  avez  bien 
fait  d'écrire  à  notre  ami  (M.  d'Aubigny)  de  la  manière  que  vous 
me  le  mandez;  ses  emplois  me  font  trembler  pour  lui.  » 

li  lui  redit  à  peu  près  les  mêm^'S  choses  dans  une  lettre  du 

1,  Gela  semble  une  allusion  au  futur  chapeau. 


56Ô 


PORT-ROYAL. 


24  décembre  :  «  Plus  j'examine...,  plus  je  suis  confirmé  qu'il  n'y 
a  que  ce  parti  à  prendre  :  Separamini  de  medio  eorum.  Qu'avons- 
nous  fait  jusques  à  présent?  quel  succès  en  voit-on?  Mais  ne  re- 
gardons point  le  succès,  lequel  est  en  la  main  de  Dieu,  et  voyons 
quelles  sont  les  personnes  avec  lesquelles  on  a  à  traiter.  Ne  sont- 
elles  pas  du  môme  esprii  doi  t  parle  le  Fils  de  Dieu  dans  l'Évan- 
gile :  Ce  sont  des  roseaux  agités  par  le  vent!  et  Dieu  veuille  qu3 
l'autre  vérité  ne  leur  soit  pas  aussi  appliquée  :  Moliihus  vestiunlurj 
in  domibus  reguni  sunt.  Je  crains  toujours  pour  notre  autre  ami 
(M.  d'Aubigny),  lequel  dans  le  pays  où  il  est,  assez  conforme  à 
cette  maxime,  n'a  personne  pour  lui  parler  .et  pour  lui  dire  qu'il 
prenne  garde  de  tomber.  11  y  a  longtemps  qu'il  ne  m'a  écrit.  J'ai 
seulement  appris,  par  une  lettre  qu'il  a  écrite  à  un  homme  du  Cloî- 
tre, qu'il  prendra  son  temps  pour  parler  de  moi  :  car  il  est  fort 
bien  et  de  çà  et  de  là,  et  mes  amis  jugent  que  je  le  dois  laisser 
faire  et  quitter  toutes  les  autres  médiations  que  l'on  a  voulu  pren- 
dre, dans  lesquelles  je  ne  veux  ni  ne  peux  souffrir  la  condit  on 
dont  je  vous  ai  déjà  écrit.  Et  quand  cet  ami  me  voudroit  engager 
à  la  même  chose,  je  ne  le  voudrois  pas  accepter.  Ainsi,  si  par  ha- 
sard vous  lui  écrivez,  vous  lui  manderez  qu'il  ne  faut  rien  faire 
pour  moi  qui  ne  soit  pur  et  simple,  c'est-à-dire  sans  aucune 
condition  de  signer  quelque  chose  que  je  ne  pourrois,  ou  de  me 
séparer  de  quelqu'un  pour  lequel  la  justice  et  la  vérité  m'obligent 
à  ne  rompre  pas  la  liaison  que  la  seule  charité  a  fait  naître....  » 

Et  le  dernier  jour  de  décembre,  il  écrivait  au  même  M.  Taigaier 
qui  prenait  son  exil  dans  le  même  esprit  :  a  Je  suis  bien  aise  que 
notre  amie  (mademoiselle  de  Vertus)  goûte  vos  raisons  et  les 
miennes,  et  qu'elle  y  fasse  entrer  son  amie  (madame  de  Longue- 
ville)  qui  a  tant  de  créance  en  elle.  C'est  l'entretien  que  j'ai 
eu  avec  le  bon  M.  Guillebert  qui  m'est  venu  voir  en  ces  quartiers, 
il  est  tout  rempli  de  zèle  pour  vous  et  vous  désire  depuis  long- 
temps dans  cet  état.  Il  me  dit  que  c'est  aussi  le  sentiment  de  celui 
avec  qui  il  demeure  (M.  de  Barcos),  lequel  n'a  jamais  eu  grande 
opinion  de  M.  le  cardinal  de  Retz,  et  a  toujours  cru  qu'il  feroit  ce 
qu'il  fait  et  pour  lui  et  pour  ses  véritables  amis'....  L'autre  ami 
(M.  d  Aubigny)  me  fait  compassion,  quoique  je  remarque  a^sez 
de  fermeté  dans  ses  lettres,  la  dernière  desquelles  est  celle  dont  je 
vous  envoie  la  copie,  n'ayant  point  entendu  parler  de  lui  depuis 
ce  temps-là,  sinon  par  un  ecclésiastique  auquel  il  mande  qu'il 


1.  Quelques  mois  après,  le  cardinal  de  Retz  se  démit  (  le  26  février  1662) 
de  1  aichevéché  de  Paris  purement  et  simplement ,  malgré  la  déclaration 
publique  qu'il  avait  adressée  l  été  précédent  à  toute  l'Église,  qu'il  ne  le 
pouvait  en  conscience.  Ceux  qui  étaient  exilés  à  cause  de  lui  et  sous  l'ac  • 
cusation  s'être  remués  pour  lui,  tels  que  M.  de  Bernières,  restèrent 
exilés. 


APPENDICE. 


561 


travaille  vigoureusement  pour  moi.  J'en  attends  l'effet  sans  em- 
pressement, et  même  c'est  la  seule  porte  qui  m'est  ouverte,  comme 
mon  frère  me  le  mande,  à  moins  que  de  donner  du  nez  en  terre 
comme  les  autres  et  fléchir  le  Père  Annat  par  la  lâcheté  de  ma 
plume....  » 

Et  le  2(S  janvier  1662,  après  sa  maxime  et  conclusion  ordinaire  : 
Separamini  de  medio  eorum,  et  son  action  de  grâces  de  se  sentir 
délié  de  tous  liens  dans  l'exil  :  ^  Et  quand  même  mon  hon  hôte 
(M.  d'Aubigny)  nous  voudroit  engager,  il  faut  examiner  plus  que 
jamais  à  quoi  il  tend  et  quelle  est  la  disposition  de  son  cœur  :  car 
nous  pouvons  dire  qu'étant  au  milieu  d'une  nation  perverse,  on 
ne  sauroit  être  trop  sur  ses  gardes  pour  ne  pas  se  souiller  soi- 
même  Il  me  fait  dire  qu'il  va  travailler  pour  moi  :  je  le  laisse 
faireet  m'abandonne  à  l'ordre  de  Dieu....» 

Il  redit  la  même  chose  le  3  février  :  «  J'attends  avec  patience  le 
succès  de  la  négociation  de  notre  ami,  le  baissant  faire  pour  moi  ce 
qu'il  jugera  le  mieux,  me  conduisant  en  cela^  comme  en  tout  ce 
qui  regarde  mon  retour,  plus  passivement  qu'autrement,  afin  de 
ne  prévenir  en  rien  les  ordres  de  Dieu....  Je  ne  peux  croire  que 
noire  ami  ne  veille  pour  vous-même,  malgré  vous.  11  n'y  est  pas 
moins  obligé  que  pour  moi,  parce  que  nous  n'avons  commencé 
d'êlre  en  l'état  auquel  nous  sommes  qu'à  l'occasion  de  ses  lettres 
un  peu  trop  tout  d'une  pièce,  comme  l'on  dit.  Ce  n'est  pas  que  nos 
ennemis  n'aient  pris  à  présent  une  autre  route  et  qu'ils  ne  croient 
nous  tenir  dans  leurs  filets,  et  vous,  avec  plus  de  raison,  à  cause 
de  votre  caractère,  pour  vous  mettre  la  main  à  la  plume....»  (Pour 
le  faire  signer.) 

11  dit  que  quant  à  lui,  laïque,  il  déclare  ne  pouvoir  rien  faire  en 
cette  matière  de  signature,  pas  même  ce  que  l'on  peut  faire  en 
conscience,  «  puisque  nul  laïque,  à  moins  que  d'être  maîtreMi'école 
ou  enfant  de  chœur,  n'est  soumis  à  cette  loi  par  ceux  mêmes  qui 
ont  fait  la  loi  comme  ils  ont  voulu.  Ce  serait  me  noter  d'infamie, 
que  je  fusse  le  seul  duroyaume  de  qui  Von  eût  tiré  cette  servitude.  » 

Il  est  question ,  dans  cette  lettre,  d'une  recommandation  des 
plus  puissantes  que  M.  d'Aubigny  met  en  jeu  pour  M.  deBernières, 
et  qui  a  l'air  d'être  celle  même  du  roi  d'Angleterre.  Malgré  les  féli- 
citations qu'on  lui  adresse  déjà  de  Paris  sur  son  retour,  il  est 
loin  encore,  dit-il,  de  s'en  glorifier  et  d'y  croire  :  «  D'ailleurs  je 
vous  avoue,  dit-il,  que  Tétat  oii  votre  dernière  me  fait  voir,  plus 
clairement  qu'aucune  autre,  oii  va  être  réduite  ma  chcre  fille  el 
toute  la  maison  que  nous  aimons  (la  maison  de  Port-Royal  où  il 
avait  une  fille  religieuse),  me  fait  perdre  tout  désir  de  retournei 
dans  cette  Babylone  qui  ne  me  sera  plus  autre  chose....  » 

C'est  dans  son  dernier  billet  adressé  à  M.  Taignier  le  21  juillet, 
qu'on  lit  les  belles  paroles  que  j'ai  citées,  au  sujet  des  religieuses 
qui  vont  rester  seules  en  vue  et  exposées  aux  coups  de  la  persécu- 

IV  —  36 


562 


PORT-ROYAL. 


tion  :  a  Vous  me  manderez,  s'il  vous  plaît,  ce  que  font  les  gérx'ireux 
pour  s'opposer  à  ce  torrent;  niais  je  me  doute  ou  qu'il  faudra 
pre-ndre  la  lui  le,  ou  céder.  11  n'y  a  que  ces  pauvres  enfermées  sur 
lesquelles  le  fort  de  Torage  va  tomber,  et  qui  ne  peuvent  ni  s'ab- 
senter ni  tourner  en  arrière.  Je  prie  Dieu  chaque  jour  qu'il  les 
fortifie  de  son  esprit  principal.  C'est  ce  que  je  fis  au  tombeau  du 
grand  saii'.t  Martin  en  la  fête  de  sa  translation,  aussi  bien  qu'à 
Notre-Dame  des  Ardillières.  Je  fus  en  Turi  et  en  l'autre  lieu  inco- 
gnito, pour  les  raisons  que  vous  pouvez  pens  r. 

«  Je  n'entends  point  parler  de  l'ami  d'Outre-raer  (M.  d'Aubigny). 
Je  crains  que  le  souvenir  qu'il  doit  avoir  de  nous  ne  soit  englouti 
dans  les  vagues.  Prions  pour  lui  du  meilleur  de  notre  cœur,  et 
pour  tous  les  autres  qui  nous  ont  abandonnés  :  Si  Deus  pro  nobis, 
quis  contra  nos  ? 

«  C'est  en  lui  et  par  lui  que  je  suis  plus  à  vous  que  jamais.  » 

Quand  il  écrivait  ce  dernier  billet,  M.  de  Bernières  était  déjà 
atteint,  sans  le  savoir,  de  la  maladie  qui  le  devait  emporter;  il  en 
avait  contracté  le  germe  dans  ce  pèlerinage  de  dévotion  dont  il 
vient  de  parler.  Il  mourut  neuf  jours  après,  le  31  juillet  (1662), 
heureusement  assisté,  à  ses  derniers  moments,  de  M.  Guillebert, 
son  ancien  précepteur  et  son  ami. 

Maître  des  Requête^,  fils  du  second  président  à  mortier  du  Par- 
lement de  Rouen,  allié  par  sa  femme,  qui  était  une  Amelot,  à  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  considérable  à  Paris  dans  la,  robe,  M.  de  Ber- 
nières, aussitôt  qu'il  s'était  vu  veuf,  avait  préféré  à  toute  autre 
ambition  le  soin  des  pauvres,  l'éducation  des  petits,  le  parti  des 
opprimés,  et  il  mourut  en  croyant  qu'il  avait  choisi  la  bonne  part. 

Vami  Outre-mer  pourtant,  M.  d'Aubigny,  n'avait  pas  oublié 
son  cher  et  ancien  hôte  ;  il  avait  agi  et  enfin  réussi.  «  Six  heures 
après  la  mort  de  M.  de  Bernières,  l'ordre  du  roi  qui  le  rappeloit 
d'Issoudun,  avec  liberté  de  se  retirer  en  une  de  ses  terres,  arriva 
inopinément.  Mais  Dieu  avoitfini  son  bannissement  d'une  manière 
plus  avantageuse,  en  l'établissant  pour  jamais  dans  la  véritable 
Patrie.  » 

Le  cœur  de  M.  de  Bernières  fut  transporté  et  inhumé  dans  l'église 
de  Port-Royal  de  Paris. 

P.  S.  Malgré  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  je  n'ai  peut-être  pas 
assez  insisté  encore  sur  le  rôle  que  M.  de  Bernières  remplit  à  son 
moment,  du  moins  sur  une  partie  essentielle  de  ce  rôle,  qu'un  écri- 
vain moderne,  M.  Alph.  Feillet,  s'est  attaché  à  mettre  en  saillie  au 
chap.  X  de  son  livre  intitulé  :  La  Misère  au  temps  de  la  Fronde 
11862),  et  dont  il  a  trouvé  l'idée  tracée  par  M.  Le  Maître  dans  la 
Préface  de  V Aumône  chrétienne  (2  vol  in-12,  1651).  J'y  renvoie 
avec  plaisir.  M.  de  Bernières,  en  présence  des  misères  affreuses 
qui  désolèrent  Paris  et  les  campagnes  à  partir  de  1649,  1650,  a  été 


APPENDICE. 


563 


un  grand  organisateur  de  la  charité.  Il  entretenait  correspondance 
avec  toutes  les  personnes  bienfaisantes  des  grandes  villes;  il  leur 
faisait  distribuer  des  Relations  imprimées  offrant  le  tableau  exact 
des  afflictions  el  calamités  présentes^  des  besoins  de  ciiaque  se- 
maine; des  ressources  trop  inégales  et  de  leur  emploi,  des  néces- 
sités extrêmes:  de  tels  bulletins  avaient  leur  éloquence,  et  les  bons 
riches  n'y  résistaient  pas.  —  Tous  les  mérites  de  M.  de  Bernières 
n'empêcheront  pas  que  dans  les  programmes  d'histoire,  quand  il 
s'agira  de  caractériser  la  charité  publique  à  cette  date  el  à  ce 
moment  social,  on  ne  mentionne  que  Vincent  de  Paul  et  qu'on 
l'omette,  lui,  M.  de  Bernières.  L'exil  du  juste  continue. 


SUR  M.  DE  SAINTE-BEUVE. 

(Se  rapporte  à  la  page  174.) 


Je  croyais,  en  parlant  comme  je  l'ai  fait,  avoir  dit  sur  le  docteur 
de  Sainte  Beuve  tout  ce  qui  importait  et  ce  qu'il  était  juste  de 
rappeler  dans  une  Histoire  de  Port-Royal  et  au  sujet  d'un  person- 
nage qui  n'en  fait  point,  d'ailleurs,  essentiellement  partie.  J'avais, 
en  eff  t,  dans  un  premier  jugement  qui  n'était  pas  le  mien,  mais 
celui  de  ces  Messieurs,  indiciué  l'espèce  de  mauvaise  humeur  bien 
naturelle  et  de  rancune  inévitable  qu'on  a  contre  un  personnage 
de  considération  sur  lequel  on  avait  droit  de  compter  et  qui,  à  un 
certain  moment,  vous  abandonne  :  j'avais,  dans  un  dernier  juge- 
ment qui  était  mien,  donné  les  raisons  plausibles,  tant  de 
conscience  que  de  convenance,  qui  avaient  dû  décider  un  homme 
sage  à  se  retirer  du  conflit  et  à  se  soumettre.  Cette  modération 
que  je  crois  équitable  n'a  point  suffi  à  l'auteur  d'un  livre  singu- 
lier, intitulé  :  Jacques  de  Sainte-Beuve ,  Docteur  de  Sorhonne  et 
Professeur  Royal;  Étude  dliistoire  privée  contenant  des  détails 
inconnus  sur  le  premier  Jansénisme  (Paris,  1865);  l'anonyme 
sous  lequel  l'ouvrage  a  été  publié  est  transparent  et  laisse  voir 
plus  qu'il  ne  cache  M.  de  Sainte-Beuve,  magistrat  du  tribunal  de 
la  Seine.  Dans  ce  livre  qui,  à  travers  ses  airs  modestes,  n'est  pas 
sans  de  grandes  prétentions,  l'auteur,  en  m'accordant  des  éloges 
excessifs  et  que  je  voudrais,  moindres,  m'accuse  d'avoir  fait  envers 
la  mémoire  de  son  parent  une  rétractation  insuffisante. 

C'est  en  eff^t  à  titre  de  parent  que  M.  de  Sainte-Beuve  intervient 
dans  la  question;  il  est  lui-même  d'une  famille  de  Normandie, 


564 


PORT- ROYAL. 


qui  tient  à  sa  noblesse;  mais  il  veut  bien  reconnaître  pour  paieute 

la  l)in,nclie  parisienne  des  Sainto-Bouve  (je  parlo  comme  lui)  qui 
s'était  faite  marcliande  et  qui  était  de  pure  bourgeoisie'.  11  est 
étrange, —  pour  moi  du  moins,—  de  voir  avec  quelle  susceptibilité 
personnelle,  avec  quel  sentiment  presque  fébrile  d'affection  ou  de 
vanité  domestique,  avec  quel  tressaillement  cbatouilleux  l'auteur 
entre  dans  son  sujet.  11  proiiigue  des  détails  qui  sont  de  mode  au- 
jourd'hui, mais  dont  il  semble  que  la  postérité  n'a  que  faire.  La 
maison  patrimoniale  des  Sainte-Beuve  de  Paris  subsiste  encore,  à  co 
qu'il  paraît,  dans  la  rue  Pavée,  au  coin  de  la  rue  Saint-André  des 
Arcs,  la  maison  du  docteur  Jacques j  comme  l'appelle  l'auteur.  On 
a,  grâce  à  lui,  les  actes  notariés  :  on  a  les  descriptions  et  dési- 
gnations des  lieux.  Passe  encore  quand  il  s'agit  de  la  maison  de 
Molière;  mais  on  se  demande  pourquoi  toute  cette  notairerie  com- 
pliquée de  sentimentalité  à  propos  d'un  respectable  docteur  de 
Sorbonne,  fils  d'un  huissier  au  Parlement.  L'auteur  pousse  si  loin 
le  culte  et  la  superstition  à  cet  égard  qu'il  se  propose,  dit-il,  lors- 
qu'on abattra  la  maison,  ce  qui  ne  peut  tarder,  de  sauver  une 
plaque  de  cheminée  fleurdelisée  qui  a  dû  voir  souvent  les  pieds 
vénérés  du  docteur,  quand  il  les  posait  sur  ses  chenets.  11  oublie 
de  nous  dire  s^il  ne  l'encadrera  pas  dans  son  salon. 

Ce  n'est  point  par  un  pur  sentiment  de  critique  et  de  malice  que 
je  relève  cet  engouement  d'un  homme  d'esprit  pour  tout  ce  qui  se 
rattache  à  son  nom  :  c'est  parce  que  tout  son  jugement  sur  le 
docteur  de  Sainte-Beuve  est  aff'ecté  de  cette  môme  prétention,  de 
cette  même  envie  de  tout  exagérer,  de  tout  faire  valoir  et  de  sub- 
tiliser à  l'excès.  L'auteur,  en  parlant  de  celui  dont  il  se  glorifie 
d'être  l'arrière-petit-cousin,  ne  s  est  nullement  placé  dans  l'ordre 
d'idées  et  dans  le  miheu  de  doctrines  qui  eussent  pu  lui  donner  le 
vrai  jour  pour  éclairer  le  portrait,  et  le  vrai  ton  pour  le  peindre.  Il 
commence  par  exagérer  le  rôle  du  docteur  dans  le  Jansénisme  pro- 
prement dit,  par  faire  de  lui,  de  son  héros,  comme  il  l'appelle,  l'homme 

1.  On  m'a  souvent  demandé  à  moi-même  si  j*étais  parent ,  à  quelque  de- 
gré, du  docteur  de  Sainte  Beuve.  Je  Lignore.  Ma  généalogie  est  courte  et 
des  plus  simples.  Né  à  Boulogne-sur-Mer  le  22  décembre  l8o'i ,  Tannée 
même  du  mariage  et  de  la  mort  de  mon  père  ,  je  n'ai  pu  recevoir  de  lui 
les  traditions  de  famille,  du  côté  paternel  :  je  naissais  orphelin.  Mon  père, 
dont  le  nom  était  Cliai  les-François  de  Sainte-Beuve,  était  né  au  bourg  de 
Moreiiil  en  Picardie,  le  6  novembre  1752,  d'un  père  qui  y  était  contrôleur 
des  actes.  Tous  ses  frères  et  sœurs  ,  mes  oncles  et  tantes  de  ce  côté,  qui 
étaient  nombreux,  y  naquirent  également.  Le  nom  est  donc  identiquement 
le  môme  que  celui  du  docteur  et  de  ses  parents  de  Normandie.  Je  n'en 
sais  pas  plus  long,  n'ayant  jamais  songé  à  faire  des  recherches  sur  ce 
point.  Si,  pour  mon  compte,  je  n'ai  pas  plis  ni  revendiqué  la  particule, 
quoiqu'elle  appartienne  à  mon  nom  de  famille ,  c'est  qu'elle  a  été  omise 
par  la  négligence  des  témoins  sur  mon  acte  de  naissance  et  que,  n'étant 
pas  noble,  j'ai  tenu  à  éviter  jusqu'à  l'apparence  de  vouloir  me  donner 
pour  ce  que  je  n'étais  pas. 


AÎ^PENDICE. 


565 


«  aux  mains  de  qui  on  remet,  à  un  certain  moment,  le  drapeau  du 
parti.  »  Il  va  jusqu'à  prétendre  que  lorsque  le  syndic  Nicolas  Cornet 
proposa  àlacensurelescinq  fameuses  Propositions,  il  pensait  autant 
et  plus  au  docteur  de  Sainte-Beuve  qu'à  Jansénius  lui-même.  Il  sa 
flatte  de  connaîîre  Thistoire  et  les  origines  de  la  querelle  janséniste 
mieux  que  les  contemporains,  mieux  que  Bossuet.  C'est  ainsi  qu'il 
veut  faire  remonter  au  théologal  Habert  le  premier  qui  ait  tonné 
en  chaire  contre  le'  livre  de  Jansénius^  l'honneur  qu'on  a  jusqu'ici 
accordé  au  sycidic  Cornet,  d'avoir  eu  l'art  d'extraire  de  ce  gros 
livre  un  certain  nombre  de  propositions  condamnables  :  il  ne 
s'aperçoit  pas  qu'il  y  a  loin  de  la  véhémence  et  de  la  fougue  d'un 
prédieateur,  empressé  de  dénoncer  l'ennemi,  à  la  sagesse  et  à  la 
prudence  d'un  chef,  d'un  président  d'Assemblée  qui  pbse  et  calcule 
■à  l'avance  ce  qui  est  possible  et  qui  sait  présenter  à  la  délibération 
un  petit  nombre  de  points  mûris,  réduits,  bien  choisis  et  décisifs  : 
or,  c'est  là  l'honneur  (si  honneur  il  y  a)  qui  s'attache  au  nom  du 
docteur  Cornet,  lequel  en  cette  grave  circunstance,  et  au  moment 
où  il  allait  entamer  devant  la  Faculté  assemblée  l'acte  d'accusation 
des  cinq  Propositions  si  grosses  d'orages,  parut  hésiter  un  moment 
et  se  recueillir  comme  saisi  d'un  effroi  intérieur  :  ce  qui  l'a  fait 
comparer  par  un  historien  Janséniste  à  César  s'arrêtant  et  faisant 
une  pause,  avant  de  passer  le  Rubicon^!  Bossuet  savait  donc. ce 


1.  Il  s'est  pris  ,  je  ne  sais  pourquoi,  d'un  beau  zèle  pour  M.  Habert, 
ennemi  et  dénonciateur  déclaré  du  Jansénisme,  et  comme  M.  Arnauld  et 
ses  amis  attribuaient  le  principe  de  cette  animosité  à  une  rancune  per 
sonnelle  dont  M.  Habert  aurait  même  fait  l'aveu  à  des  amis,  le  biographe 
moderne  s'écrie  que  c'est  là  une  assertion  d'une  révoltante  invraisem- 
blance. »  Il  est  pourtant  certain  que  M.  Habert  n'avait  pas  toujours  paru 
un  ennemi  de  l'Augustinianisme  :  mais  il  était  arrivé  que,  dans  les  que- 
relles et  les  guerres  théologiques  que  M.  de  Saint- Cyran  avait  eu  à  suivre 
sous  le  nom  et  le  masque  d'Aurelius  ,  M.  Habert  avait  un  jour  approuvé 
de  son  chef  un  livre  du  Père  Sirmond,  confesseur  du  roi  :  ce  qui  avait  pu 
sembler  un  acte  de  complaisance.  Or,  M.  de  Saint-Gyran,  répondant  au 
Père  Sirmond ,  s'était  étonné  et  plaint  que  M.  Habert  et  un  autre  docteur 
et  chanoine  de  Notre-Dame  eussent  pris  sur  eux  d'approuver  contre  les 
formes  un  livre  que  la  Faculté  n'approuvait  pas.  C'était  là,  selon  M.  Ar- 
nauld et  les  Jansénistes  ,  le  grief  originel  de  M.  Habert  contre  M.  de  Saint- 
Gyran,  et  le  principe  de  la  chaleur  qu'il  montra  bientôt  contre  Jansénius, 
le  grand  ami  de  Saint-Gyran  :  il  en  serait  même  convenu,  parlant  à  l'un 
de  ses  amis  Que  ce  récit  soit  de  tout  point  fondé  et  qu'on  doive  s'expli- 
quer ainsi  toute  la  polémique  de  M.  Habert,  c'est  autre  chose  ;  mais  il  n'y 
a  rien  dans  le  fait  qui  soit  d'une  ijLvrau^emblance  révoltante.  Il  a  bien  pu 
y  avoir ,  chez  un  homme  vif,  un  premier  levain  qui  aura  fermenté  depuis. 
Ne  tranchons  pas  avec  cette  assurance  dans  des  choses  qui  nous  échap- 
pent; et  surtout  quand  nous  nous  appelons  Sainte-Beuve  et  que  nous  nous 
en  vantons ,  n'allons  pas  nous  prendre  d'un  beau  zèle  pour  M.  Habert  ! 

2.  Je  citerai  tout  le  passage  dans  lequel  un  historien  janséniste  ,  M.  Her- 
mant,  nous  expose  l'attitude  ,  le  visage  et  jusqu'au  silence  de  M.  Cornet 
au  début  de  cette  mémorable  séance  :  il  vient  de  marquer  l'espèce  de 
trêve  que  les  docteurs  augustiniens  avaient  cru  devoir  s'imposer  dans 
leurs  plaintes  et  f  oursuites  contrôles  moines  mendiants,  introduits  en 


566 


PORT-ROYAL. 


qu'il  disait,  lorsqu'il  attribuait  au  docleui*  Cornet  une  initiative  (jui 
n'était  pas  du  môme  genre  que  celle  du  prédicateur  Habert  et  qui 
était  d'un,  ordre  supérieur.  Ces  remaniues  pourraient  se  multiplier 
à  propos  de  presque  tous  les  jugements  portés  par  le  biographe 
du  docteur  de  Sainte-Beuve.  Et  notez  bien  qu'en  ce  qui  est  de 
l'esprit  essentiel,  le  présent  biographe  est  dans  un  tout  autre  cou- 
rant que  son  héros.  Il  n'est  pas  du  tout  indifférent  aux  choses 
théologiques,  comme  cela  semblerait  tout  simjile  à  cette  distance  : 
loin  de  là,  il  est  d'un  parti;  il  distingue  dans  ces  querelles  du  dix- 
septième  siècle  une  bonne  et  une  mauvaise  cause.  La  mauvaise 
cause  est  pour  lui  celle  du  Jansénisme  qu'il  insulte,  qu'il  flétrit, 
oubliant  trop  que  la  renommée  de  son  grand-cousin  y  a  été  et  y 
reste,  après  tout,  engagée.  L'auteur  (cela  m'étonne  toujours)  ap- 
partient à  cette  catégorie  d'esprits,  comme  il  y  en  a  beaucoup 
trop  aujourd'hui,  qui  ont  été  sincèrement  ressaisis  par  la  supers- 

trop  grand  nombre  dans  la  Faculté;  on  était  au  lendemain  de  la  première 
Fronde ,  et  il  y  aurait  eu  danger  à  pousser  à  bout  ces  religieux  qui  auraiert 
fait  à  leur  manière  des  barricades  : 

«  Toutes  les  personnes  modérées  vivoient  dans  cet  esprit  de  paix ,  nous 
dit  M.  Hermant,  lorsqu'un  concours  extraordinaire  de  docteurs  tant  sé- 
culiers que  réguliers  que  M.  Cornet  avoit  fait  venir  de  toutes  parts  jjour 
l'Assemblée  du  l^""  de  juillet  de  cette  année  1649  lit  soupçonner  aux  moins 
éclairés  que  cette  convocation  du  ban  et  de  l'arrière-ban  ne  s'étoit  faite  que 
pour  quelque  importante  occasion  de  ce  Général  des  armées  moliniennes , 
quoiqu'elle  ne  fût  connue  que  de  lui  seul ,  et  qu'une  obéissance  aveugle  y 
eût  l'ait  venir  en  foule  ces  troupes  auxiliaires. 

«  On  en  découvrit  même  quelque  chose  sur  son  visage,  et  quoique  ce 
dessein  eût  été  concerté  depuis  longtemps  et  n'eût  été  suspendu  que 
parla  considération  du  trouble  et  des  émotions  publiques  du  royaume, 
on  s'aperçut  néanmoins  que  ce  docteur  étoit  plus  pensif  qu'à  son  ordi- 
naire ,  et  ne  possède ;t  pas  cette  liberté  d'esprit  apparente  qui  avoit  cou- 
vert tant  de  fois  sa  plus  profonde  dissimulation.  Soit  qu'il  lui  restât  en 
core  quelque  remords  de  conscience  par  le  pressentiment  des  maux 
effroyables  qu'il  alloit  faire  à  l'Église,  soit  que  la  malice  la  plus  affermie 
ne  laisse  pas  d'être  quelquefois  timide  sur  le  point  de  Texécution  ,  soit 
que  cette  production  monstrueuse  qu'il  avoit  conçue  dans  les  ténèbres  ne 
pût  s'exposer  à  la  lumière  sans  lui  faire  ressentir  les  tranchées  doulou- 
reuses de  l'enfantement,  il  hésitoit  et  paroissoit  tout  interdit,  et  dans  ce 
petit  intervalle  il  ressentoH  en  lui-même  le  même  trouble  dont  le  premier 
des  Césars  fut  agité ,  lorsqu'étant  sur  le  point  de  passer  le  Rubicon ,  il  en- 
visagea les  maux  que  son  ambition  alloit  faire  souffrir  à  sa  patrie. 

«  Il  essaya  deux  ou  trois  fois  d'ouvrir  à  demi  la  bouche  et  la  referma 
aussitôt  et  baissa  la  vue  par  ia  juste  horreur  de  ce  qu'il  alloit  proposer; 
puis  la  relevant,  et  voyant  que  la  porte  de  la  grande  salle  de  la  Sorboniie 
où  cette  Assemblée  se  tenoit,  étoit  tant  soit  peu  entrebâillée,  il  ordonna  à 
celui  qui  la  gardoit  de  la  fermer  entièrement ,  quoiqu'il  en  fût  très-éloigné. 

y(  Enfin,  ayant  tenu  longtemps  l'Assemblée  dans  l'attente  de  ce  qu'il 
avoit  à  p»roposer  ,  il  franchit  le  pas  et  dit  qu'il  avoit  jusques  alors  fait  tout 
son  possible  pour  maintenir  le  repos  et  l'union  dans  la  Faculté  ,  etc.  » 

Si  quelque  chose  peut  expliquer  l'emphase  et  la  solennité  dont  Bossuet 
a  fait  usage  en  pariant  de  Nicolas  Cornet,  dans  cette  Oraison  funèbre  qu'il 
n'estimait  pas  tout  à  fait  digne  de  lui,  c'est  cette  peinture  contrairement 
tracée  i.ar  M.  Hermant,  un  adversaire,  mais  qui  n'y  met  pas  moins 
d'emphase.  M.  Cornet  comparé  à  César! 


APPENDICE. 


567 


tition  romaine  ou  qui  estiment  que  c'est  de  bon  air  d'y  paraître 
sacrifier.  11  inclinerait  fort  à  ce  que  l'Église,  c'est  à-dire  le  Pape, 
pût  décider  noQ-seulemeiit  de  la  doctrine,  mais  des  faits.  Il  nous 
apprend  dans  un  de  ses  chapitres  qu'il  est  partisan  de  l'Immaculée 
Conception;  il  a_un  avis  sur  ces  choses.  Le  docteur  de  Sainte- 
Beuve,  qui  était  circonspect  quand  on  le  consultait  sur  cet  article 
de  la  Conception,  lui  paraît  timide;  il  aime  à  le  tirer  à  lui,  il 
cherche  à  deviner  sa  secrète  pensée.  Comme  les  Normands,  selon 
le  biographe,  ont  été  de  tout  temps  fort  dévots  à  la  Vierge,  il  va 
jusqu'à  insinuer  que  les  origines  normandes  du  docteur  de  Sainte- 
Beuve  (origines  que  ce  docteur  ignorait  peut-être)  ont  bien  pu 
l'incliner  secrètement  pour  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception. 
On  n'a  jamais  raisonné  d'une  manière  plus  folâtre.  Le  style  est  à 
l'avenant,  c'est-à-dire  sautillant  et  tout  plein  de  gentillesses.  Au 
sortir  d'unè  généalogie  et  d'un  acte  notarié  qui  est  littéralement 
transcrit,  on  a  de  vraies  pirouettes  de  style ,  des  pointes,  des  ca- 
lembours A  certains  moments,  l'auteur  interpelle  familièrement 
son  très-honoré  parent,  qui  ne  s'était  jamais  vu  en  pareil  dés- 
habillé; il  l'a[)ostrophe,  il  l'appelle  Jacques  ,  pauvre  Jacques  ! 
Je  conçois  que  l'auteur  soit  sévère  pour  les  Provinciales  et  même 
pour  M.  Arnauîd  :  il  n'a  guère  profité  en  les  lisant;  il  n'a  rien 
de  cette  façon  de  dire  et  d'écrire,  juste,  saine ,  forte,  éloquente^ 
qu'ils  ont  apprise  à  la  France. 

Croirait-on  qu'ayant  à  parler  de  l'huissier  au  Parlement,  père  du 
docteur,  et  voulant  lui  consacrer  un  chapitre,  l'auteur  commence 
en  ces  termes  grotesques  : 

«  Du  haut  des  deux  ,  sa  demeure  dernière ,  le  docteur  Jacques  ne  jette- 
rait pas  certainement  sur  mon  humble  travail  le  regard  favorable  que 
j'espère  de  lui,  si  je  ne  consacrais  une  lettre  à  son  excellent  père.  Excellent 
n'est  pas  là  pour  arrondir  ma  phrase  ,  je  vous  prie  de  le  croire  :  les  vertus 
de  Pierre  de  Sainte-Beuve  ,  etc.  » 

Et  moi,  m'adressant  à  vous,  biographe,  je  me  permettrai  de 
vous  faire  observer  à  mon  tour  que,  si  M.  de  Sainte-Beuve  avait 
quelque  chose  à  vous  dire  du  haut  de  son  Olympe  chrétien,  il  vous 
dirait  très-probablement,  après  un  premier  moment  de  surprise  : 
«  Il  n'est  pas  convenable,  il  n'est  pas  séant  lorsqu'on  parle  d'un 
sérieux  et  scrupuleux  docteur  comme  je  crois  l'avoir  été,  de  faire 
le  folâtre  et  le  folichon  comme  un  Père  Carrasse,  d'avoir  de  ces 

1.  Ainsi  (page  27)  parlant  d'an  boulet  de  canon  qui  tomba,  du  temps  de 
la  Ligue,  dans  une  des  maisons  du  vieux  Paris  auxquelles  l'auteur  s'inté- 
resse, il  se  demande  d'où  venait  ce  boulet  et  si  ce  n'est  pas  d'une  certaine 
batterie  dont  il  croit  voir  la  mention  dans  le  Journal  de  L'Estoile  ;  et  il 
ajoute  :  «  Je  le  laisse  à  décider  à  de  plus  forts  en  droit  canon.»  Ce  genre  de 
gaieté  revient  à  chaque  page.  Le  magistrat  de  la  Seine  est  d'humeur  plai- 
sante assurément. 


568 


PORT-ROYAL. 


réminiscences  de  chansonnettes  et  de  mêler  le  Scribe  à  la  vieillo 
Sorbonne  :  ce  n'est  pas  là  véritablement  se  montrer  de  ma  fa- 
mille. »  Et  le  digne  auteur  ecclésiastique  pourrait  ajouter  :  «  Je 
ne  vous  dis  pas  cela  en  ma  qualité  de  docteur  ni  comme  autorisé 
sur  les  cas  de  conscience,  mais  comme  un  simpl(3  ami  de  cet 
homme  grave  et  fin  en  matière  de  goût,  M.  Despréaux.  « 

Cet  Écrit  auquel  je  ne  m'attendais  pas  et  qui  me  met  en  cause 
m'oblige  de  revenir  sur  quelques  points  de  la  vie,*  sur  quelques 
traits  du  caractère  du  docteur  de  Sainte-Beuve,  etje  le  ferai  briè- 
vement. 

Au  commencement  du  dix-septième  siècle,  il  y  avait  deux  théo- 
logies en  présence  :  une  théologie  toute  scolastique  qui  se  faisait 
sur  des  cahiers  et  d'après  des  auteurs  relativement  récents,  d'après 
des  compilations  et  sans  remonter  aux  vraies  sources,  aux  Pères 
de  l'Église  et  au  plus  grand  des  Pères  latins,  au  docteur  de  la 
Grâce,  saint  Augustin;  à  cette  même  théologie  se  joignait  d'or- 
dinaire une  morale  toute  casuistique,  accommodante,  re'âchée..., 
et  puis  à  côté,  en  face,  il  y  avait  une  autre  théologie  plus  saine, 
plus  sévère,  remontant  aux  Pères,  invoquant  les  textes  en  connais- 
sance de  cause,  avec  critique;  et  à  cette  théologie  se  joignait 
d'ordinaire  une  morale  chrétienne  plus  scrupuleuse,  plus  sévère, 
mieux  fondée  en  autorité,  moins  à  la  merci  des  accommodements 
et  du  probabilisme.  Je  ne  prétends  pas  dire  que  4'un  côté  exclusi- 
vement fussent  les  Molinistes  et  les  Jésuites,  et  de  l'autre  les  Jan- 
sénistes ou  les  Gallicans.  Je  sais  que  les  Jésuites  comptaient  alors 
de  bien  savants  hommes,  des  puits  de  science  en  antiquité  ecclé- 
siastique, le  Père  Petau,  le  Père  Sirmond,  etc.  Mais  en  général, 
pourtant,  la  division  que  je  viens  d'indiquer  est  assez  juste,  et 
l'esprit  des  deux  théologies  se  range  assez  bien  sous  ces  noms  et 
«es  désignations  vulgaires,  jusqu'à  l'époque  des  Provinciales.  Or, 
le  docteur  de  Sainte-Beuve  appartient  notablement  à  la  seconde 
école,  celle  des  Gallicans,  un  moment  Jansénistes.  Parvenu  très- 
jeune  à  l'enseignement  de  Sorbonne  et  à  la  chaire  de  théologie,  il 
eut  des  années  brillantes  et  qui  fondèrent  sa  réputation  et  son 
crédit  dans  l'ordre  ecclésiastique.  Quoique  modéré  de  caractère  et 
de  doctrine,  il  eut  certainement  de  la  vivacité  jointe  à  sa  solidité 
en  cet  âge  de  îeunesse^  et  il  ne  craignait  pas,  comme  plus  tard, 

1.  On  se  figure  le  docteur  de  Sainte-Beuve  de  tout  temps  fort  grave  ,  et 
je  crois  qu'on  a  raison  :  il  y  a  toutefois  des  aperçus  particuliers  qui  ne 
peuvent  venir  que  de  contemporains  et  qui  sont  faits  pour  déjouer  les  idées 
convenues  -et  par  trop  révérencieuses  qu'on  se  forme  de  loin.  Le  Père  Ra-- 
pin,  qui  en  veut  particulièrement  à  ce  docteur,  ne  pouvant  mordre  sur 
ses  mœurs  dans  sa  jeunesse ,  cherche  à  infirmer  l'opinion  trop  grande 

3u'on  aurait  de  sa  gravité.  C'est  ainsi  qu'il  nous  le  montre  dans  sa  maison 
e  la  rue  Pavée,  occupant  le  deuxième  étage  ,  tandis  que  sa  mère  et  ses 
deux  soeurs,  mesdemoiselles  de  Sainte-Beuve  ,  fort  mondaines  et  un  peu 
précieuses,  habitaient  au  premier,  «  de  sorte  que  ses  pénitentes  se  ren- 


APPENDICE. 


569 


de  se  mettre  en  avant,  de  monter  sur  la  brèche  :  sa  carrière  en  un 
mot,  comme  celle  de  beaucoup  d'hommes,  se  coupe  assez  exacte- 
ment en  deux  et  par  la  moitié.  11  était/ certes ,  dans  toute  sa 
vivacité  et  dans  tout  son  courage,  le  jour  où  il  intervint  si  direc- 
tement dans  la  querelle  qu'on  essayait  de  faire  à  un  futur  docteur, 
M.  François  Dirois,  alors  simple  bachelier,  et  protégé  par  M.  Du 
Haniei,  curé  de  Saint-Merry.  Ce  bachelier  soutenait  devant  la 
Faculté  la  thèse  dite  de  tentative;  mais,  comme  on  le  savait  ami 
des  Jansénistes  et  de  M.  Du  Hamel  qui  l'était  alors,  les  adversaires 
lâchèrent  contre  lui  un  bachelier  qui,  dans  la  dispute,  l'attaqua 
d'injures  sous  prétexte  que  sa  thèse  était  remplie  de  doctrines  con- 
damnées par  la  Faculté.  Or,  M.  de  Sainte-Beuve  qui  était  aux 
écoutes,  c'est-à-dire  simple  assistant  et  dans  une  espèce  de  tribune, 
crut  devoir  intervenir  et  prit  d'en  haut  la  parole  pour  soutenir  le 
bachelier  répondant  et  défendre  sa  thèse  qui  était  selon  les  règles 
et  revêtue  de  toutes  les  approbations  voulues.  Cet  acte  insolite  du 
docteur  de  Sainte-Beuve  fut  un  des  prétextes  dont  se  prévalut 
M.  Cornet  le  jour  où  il  dénonça  le  désordre  de  la  Faculté  et  la  né- 
cessité de  sévir  contre  les  cinq  Propositions.  Le  docteur  de  Sainte- 
Beuve  était  encore  dans  toute  sa  fraîcheur  et  sa  vigueur  de  polé- 
mique, lorsque  le  Père  Labbe,  ce  jésuite  bel-esprit,  ayant  publié 
un  petit  poëme  où  il  évoquait  l'Ombre  de  saint  Augustin,  pour 
triompher  de  Jansénius  et  le  confondre,  des  amis  communs  eurent 
ridée  d'évoquer  la  querelle  et  de  faire  débattre  devant  eux  la  valeur 
des  textes  allégués  en  sens  contraire  :  on  proposa  une  sorte  de  ren- 
contre à  huis  clos;  le  jésuite  assez  complaisant  s'y  prêta,  à  la 
condition  qu'il  n'y  aurait  que  peu  de  témoins  :  le  docteur  de 
Sainte-Beuve,  son  adversaire  désigné,  se  fit  fort  de  le  réfuter  sur 
un  certain  nombre  de  points  décisifs,  et  il  le  battit  en  effet  dans 
deux  conférences  à  huitaine  qui  se  tinrent  chez  l'abbé  de  Bernay 
rA  auxquelles  assistèrent  M.  Du  Gué  de  Bagnols*,  les  Pomponne  et 
les  Lamoignon,  Le  champion  en  titre  de  saint  Augustin,  c'était  alors 
M.  de  Sainte-Beuve.  Ucontinuade  se  montrer,  sinon  très-vif,dumoins 
Irès-ferme  encore  dans  toute  l'affaire  de  la  Censure  de  M.  Arnauld. 
11  s'abstint  des  Assemblées  de  Sorbonne,  mais  non  point  de  sa  chaire 
ni  de  ses  leçons,  et  il  résista  à  toutes  les  insinuations  ou  menaces 


contrôlent  souvent  dans  le  degré  avec  les  galants  de  ses  sœurs  :  ce  qui 
faisoit  de  petits  embarras  et  des  quiproquos  de  galanterie  et  de  dévotion.» 
C'est  un  des  jolis  passages  du  Père  Rapin ,  et,  dans  ces  limites ,  la  malice 
est  de  bonne  guerre. 

1.  On  a  pu  voir  dsinsV Appendice  du  tome  III,  pages  621  et  suiv.,  une 
Relation  de  cette  conférence  par  l'un  des  témoins  et  même  des  tenants, 
M.  Feydeau.  Le  Père  Labbe  avait  été  précepteur  de  M.  Du  Gué  de  Bagnols. 
L'élève  émancipé  et  l'ancien  maître  avaient  souvent  des  prises  à  partie 
sur  Port-Royal  et  sur  la  doctrine  réputée  augustinienne.  Ce  fut  M.  Du  Gué 
qui  décida  le  Père  Labbe  à  accepter  le  cartel. 


570 


PORT-ROYAL. 


indircclcs  qui  lui  furent  faites  pour  h\  Censure  de  M.  Arnauld,  :i 
l)ien  (ju'il  s'attira  un-e  lettre  de  cachet  et  sa  révocation  de  pro- 
fesseur. Là,  il  faut  le  dire,  et  indépendamment  de  toute  intfrjinî- 
tationplus  ou  moins  favorable,  là  s'arrêtt  son  rôle  actif,  là  expire  ce 
courage  d'esprit  qu'il  avait  et  «  que  donne  bjeunes.se.  »  Ileutdebou- 
nes  raisons  sans  doute  pour  changer  et  se  modifier,  et  ces  bonnes 
raisons,  je  les  ai  admises  dans  une  certaine  mesure.  Le  docteur 
avait  aversion  de  tout  ce  qui  est  cabale,  et  il  sentait  un  peu  tard 
qu'il  s'était  lié  à  un  parti;  qu'il  lui  avait  même  donné  des  {?ages. 
11  dut  être  fort  froisse  de  voir  son  nom  compromis  et  ses  lettres 
imprimées  tout  au  long  dans  le  Journal  du  docteur  Saint-Amour. 
Il  n'avait  pas  toujours  eu  peur  de  la  publicité,  puisqu'il  était  pro- 
fesseur, et  un  professeur  très-suivi  et  très-écouté:  mais  il  avait 
une  sorte  d'effroi  de  l'impression,  et  il  en  eut  dès  lors  plus  de  peur 
et  d'horreur  que  jamais.  11  dut  faire  des  reflexions  profondes  dans 
le  silence  de  son  cabinet  et  au  pied  du  crucifix.  Il  savait  auiant  et 
mieux  que  personne  à  quel  point  les  Propositions,  à  leur  origine  et 
dans  leur  composé,  avaiei.t  été  captieuses,  en  quel  s  ns  elles  étaient 
explicables  ou  excusables,  et  en  quel  sens  condamnables.  C'est  alors 
que  je  me  suis  permis  de  dire  qu'il  prit  un  grand  parti,  et  qu'il 
trancha  dans  ses  propres  raisons.  La  lettre  qu'il  écrivit  à  M.  Henri 
Arnauld,  évêque  d'Angers,  le  6  janvier  1661,  et  qui  est  la  seule 
pièce  importante  nouvelle  que  produise  le  récent  biographe,  vient 
tout  à  fait  à  l'appui  de  mon  interprétation,  surtout  si  on  la  rap- 
proche de  la  lettre  que  le  docteur  avait  autrefois  é  rite  à  M.  de 
Saint-Amour  (le  25  octobre  1652),  et  dins  laquelle  il  protestait, 
quoi  qu'il  arrivât,  de  sa  dévotion  quand  même  au  Saint-Siège.  Seu- 
lement, en  1652,  il  ne  craignait  pas  de  marquer  assez  fort  le 
mécontentement,  tandis  qu'en  1661  il  n'insistait  [lus  que  sur  la 
soumission.  Dût  1 3  biographe  m'accuser  encore  de  faire  du  «  style 
figuré;  »  je  dirai  que  le  docteur  revenu  et  refroidi  ou  intimidé  (peu 
importe  le  mot)  voyait  les  choses  sous  un  autre  jour  :  au  lieu  de 
monter  la  montagne,  il  la  descendait. 

«  Après  tout,  écrivait-il  à  l'évêque  d'Angers  ,  quand  il  y  auroit  quelque 
sujet  de  douter  du  fait,  j'estime  qu'il  y  a  obhgation  de  ne  point  s'opposer 
aux  supérieurs  dans  les  choses  de  cette  nature  ,  et  que  Taraour  de  Tunité 
doit  être  plus  considérable  que  tout  ce  qui  pourroit  d'ailleurs  faire  de  la 
peine.  J'ai  des  exemples  dans  l'antiquité  pour  justifier  qu'il  y  a  obligation, 
et  tout  ce  qu'on  a  remarqué  pour  prouver  le  contraire  n'est  point  à  pro- 
pos :  car  il  s'agissoit,  ou  de  la  foi ,  ou  d'un  innocent  à  condamner,  ou  de 
faire  des  choses  contre  l'ordre  et  l'esprit  de  l'Église.  On  ne  demande  point 
qu'on  juge  et  qu'on  condamne  un  innocent;  on  ne  demande  rien  enfin 
contre  l'ordre  et  contre  l'esprit  de  l'Église ,  puisqu'on  ne  demande  que 
l'obéissance  et  la  soumission  qui  est  due  aux  décrets  des  Papes ,  reçus  efc 
publiés  dans  l'Église  de  France. 

«  C'est  pour  ces  raisons  que  j'estime  qu'il  y  aura  obligation  de  signer, 


APPENDICE. 


571 


au  cas  que  les  supérieurs  le  demandent.  Je  suis  dans  cette  disposition  qui 
peut-être  sera  improuvée  de  plusieurs,  mais  que  je  ne  changerai  point, 
moyennant  la  grâce  de  Dieu  ,  par  aucune  considération. 

c(  Je  vous  prie,  Monseigneur,  de  ne  point  rendre  cette  lettre  publique  : 
je  vous  permets  pourtant  de  dire  que  je  suis  dans  la  disposition  de  signer 
le  droit  et  le  fait  si  mes  supérieurs  me  l'ordonnent,  parce  que  j'estime 
qu'il  y  a  obligation  de  conscience.  » 

C'est  en  étant  dans  ces  dispositions  qu'il  lui  arriva  de  dire  qu'il 
signait  sept  fois.  Le  récent  biographe,  qui  essaie  de  me  chicaner 
sur  ce  point  comme  si  j'avaiâ  répété  des  historiettes ,  ne  s'aperçoit 
pas  que  c'est  absolument  la  même  chose  que  lorsque  le  docteur 
disait  :  «  Je  signe  des  deux  mains.  y>  Cela  voulait  dire  seulement 
qu'il  signait  autant  qu'il  le  fallait  et  qu'on  le  voulait.  Un  jour, 
notre  contemporain,  M.  de  S...,  administrateur  d'une  Bibliothèque 
publique,  demandait  (en  1852)  à  l'un  de  ses  bibliothécaires  s'il 
voulait  prêter  le  serment.  «  Combien  voulez-vous  que  je  vous  en 
prête?  »  lui  répondit  celui-ci,  tant  il  était  déterminé  à  ce  qu'on 
désirait  de  luil  Le  mot  du  docteur  de  Sainte-Beuve  est  exactement 
le  môme.  C'est  absolument  comme  s'il  avait  dit  :  «  Combien 
voulez-vous  que  je  signe  de  fois'?  » 

1.  Le  passage  suivant  de  ÏHisloire  du  JaiLsénisnte  par  M.  Hermant  nous 
édifiera  encore  mieux  sur  les  dispositions  du  docteur  de  Sainte-Beuve, 
lorsqu'il  fut  venu  à  résipiscence  :  ^<  M.  de  Sainte-Beuve,  qui  brùloit  d'im- 
«  patience  de  se  disculper  du  soupçon  du  Jansénisme  par  la  signature  du 
«  formulaire  (juin  1661  ),  accourut  en  diligence  au  gretï'e  de  l'archevêché 
«  pour  faire  accepter  sa  souscription  :  et  quelque  chose  qu'on  lui  pût  dire 
«  qu'il  ny  avoit  rien  de  prêt  pour  cela,  que  c'étoit  tout  ce  que  l'on  avoit 
«  pu  faire  que  de  dresser  rOrdo:inance  et  de  la  faire  publier,  qu'on  alloit 
«  travailler  à  faire  un  registre  pour  recevoir  les  signatures  de  tous  les  par  - 
«  ticuliers  et  qu'on  le  prioit  d'attendre  jusqu'à  ce  que  les  choses  fussent 
«  en  état,  il  fit  tant  d'instance  pour  ne  pas  différer  f  lus  longtemps,  en 
«  demandant  un  placard  de  l'Ordonnance  pour  le  souscrire  ,  qu'on  fut 
«  obligé  de  céder  à  ses  importunités  et  de  le  mettre  en  état  d'insérer  sa 
«  signature  avec  cette  clause  :  Et  paJtuut  où  besoin  sera....  Son  empres- 
«  sèment  offensa  même  les  moins  équitables ,  et  il  fut  d'autant  moins  ap- 
«  prouvé  des  honnêtes  gens  qu'on  ne  l'attendoit  guère  d'un  professeur 
«  royal  de  théologie  assez  éclairé  dans  la  doctrine  de  la  Grâce  que  d'avoir 
«  perdu  sa  chaire  et  les  gages  qui  y  étolent  attachés  plutôt  que  de  signer 
«  la  Censure  de  M.  Arnauid.  Mais,  s'il  avoit  des  pensées  pour  son  rétabiis- 
*'  sèment  ou  pour  quelque  chose  de  plus  considérable,  sa  conduite  précé- 
«  dente  avoit  fait  une  trop  forte  impression  sur  les  esprits  des  Jésuites  et  à 
M  la  Cour  pour  ne  pas  se  défier  de  la  précipitation  d'un  habile  théologien 
((  qui  alloit  si  brusquement  du  blanc  au  noir  et  qui  en  donnoit  beaucoup 
«  plus  que  l'on  ne  désiroit  de  lui.  »  (histoiie  du  Jansénisme  ^  page  1441.) 
—  A  ce  jeu,  M.  de  Sainte-Beuve  put  gardqr  de  son  autorité  comme  savant 
casuiste  et  canoniste,  mais  il  perdit  beaucoup  comme  caractère.  Ce  fut  une 
occasion  pour  ceux  qui  l'avaient  suivi  de  près  de  rappeler  les  circonstances, 
déjà  anciennes,  où  il  avait  pu  varier  et  vaciller,  l\J.  Grandin,  syndic  de  la 
Faculté,  causant  avec  M.  Des  Lions  le  3  juillet  IG63,  parlait  de  lui  en  ces 
termes  ;  «Il  (  M.  Grandin)m'a  dit  plusieurs  choses  de  l'inconstance  de 
«  M.  de  Sainte-Beuve  ;  que  c'étoit  lui  qui  avoit  le  premier  frondé  contre 
«  Jansénius  ;  que,  si  le  cardinal  de  Richelieu  avoit  encore  vécu  trois 


572 


PORT-ROYAL. 


A  partir  de  ce  Jour,  le  docteur  sentit  bien  qu'il  n'avait  qu'une 
chose  à  faire,  continuer  de  répondre  aux  consultations  délicates 
qui  lui  venaient  en  foule  et  s'ensevelir  dans  son  cabinet.  C'est  ce 
qu'il  fit.  11  était  l'asile  et  le  refuge  des  consciences  scrupuleuses  et 
tourmentées.  Par  sa  science  et  sa  prudence,  il  était  une  manière 
d'oracle  :  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'eût  quelquefois  des  ré- 
ponses bien  étranges  et  des  facilités  obligées  pour  de  certains  cas 
qui  lui  étaient  soumis'.  Il  eut  beau  faire  d'ailleurs^  l'imputation 
de  Jansénisme^  cette  tache  indélébile  qu'il  avait  tout  fait  pour 
effacer,  lui  restait  :  de  janséniste  rigide  il  était  devenu  janséniste 
mitigé^  c'est  toute  la  différence  qu'y  voit  le  Père  Rapin;  c'est  tout 
ce  que  les  ennemis  lui  accordaient  :  pour  le  public,  le  docteur 
sentit  toujours  son  premier  jansénisme  j  et  lorsqu'il  mourut  d'apo- 

«  mois,  il  l'eût  fait  censurer,  et  que  M.  de  Sainte-Beuve  étoit  un  des  exa- 
«  minateurs  désignés  par  Son  Éminence;  que  c'est  lui  qui  dressa  le  Mun- 
«  dément  de  rarchevêque  de  Paris  pour  la  première  bulle  d'Urbain  VllI, 
«  et  que  M.  de  Vabres  l'avoit  encore  pris  pour  approbateur  de  son  livre 
((  contre  la  première  Apologie  :  qu'il  s'en  dédit  ;  que  dans  ses  écrits  il  avoit 
«  cherché  à  se  sauver  par  des  probabile  ,  probabilius  ,  probabtUssimum  ; 
«  qu'au  fond  ni  lui  ni  M.  Arnauld  ne  vouloient  point  de  Grâce  suffisante.  » 
{Journaux  do  M.  Des  Lions,  page  350.)  —  Tous  propos  plus  ou  moins  exacts, 
mais  qui  montrent  l'opinion  du  temps  sur  son  compte. 

1.  Puisque  le  récent  biographe  a  voulu  absolument  me  faire  la  leçon,  il 
m'oblige  à  dire  tout  ce  que  je  sais.  Or,  dans  les  cas  de  conscience  soumis  au 
docteur  de  Sainte-Beuve,  il  y  en  eut  un,  entre  autres,  fort  étrange  et  peu 
exemplaire.  Le  voici  :  Mademoiselle,  la  grande  Mademoiselle,  avait  pour 
confesseur  et  directeur  M.  Lizot,  vicaire  de  Saint-Séverin,  et  qu'elle  y 
voulait  faire  curé.  Mais,  pour  cela,  M  fallait  déplacer  le  curé  de  cette  pa- 
roisse, et  on  ne  vit  rien  de  mieux  que  de  le  faire  évéque.  Par  malheur,  ce 
curé  de  Salnt-Séverin,  nommé  François  Le  Tellier  et  natif  de  Paris,  fils  d'un 
médecin  du  quartier  Saint-André -des-Arcs,  aumônier  de  la  reine  Marie- Thé- 
rèse, se  trouvait  être  le  plus  grand  coquin  du  monde.  Je  n'exagère  rien.  Il 
séduisait  les  filles  dévotes  qui  étaient  sous  sa  conduite  et  dans  sa  paroisse: 
madame  de  IMiramion  le  savait  et  en  était  révoltée;  il  escroquait  sans  façon 
les  sommes  qui  lui  étaient  confiées.  Un  de  ses  vicaires  ou  sous-vicaires  ayant 
eu  à  se  meubler,  le  curé  s'offrit  de  prendre  ce  soin  pour  trente  louis  d'or; 
mais  il-  se  trouva  que  l'ameublement  ne  revenait  qu'à  deux  cents  francs  : 
M  le  curé  avait  mis  le  reste  en  réserve  pour  ses  peines.  Toute  la  vie  de  ce 
malheureux  ecclésiastique  était  à  l'avenant  :  il  avait  à  six  lieues  de  Paris, 
à  un  villcige  nommé  Plaisir,  du  côté  de  Marly  le-Roi,  une  maison  de  cam- 
pagne. Il  y  justifiait  le  nom  du  lieu  par  toutes  sortes  d'orgies  et  de  débau- 
ches. Il  avait  de  lu  fermière  plusieurs  enfants.  Ses  valets  étaient  dans  le 
secret  et  imitaient  leur  maître  :  il  était  obligé  de  les  ménager.  Un  ou 
deux  d'entre  eux  étaient  réputés  ses  bâtards.  Gomme  néanmoins  ce  curé 
ne  cessait  de  conduire  ses  paroissiens  et  paroissiennes,  et  de  les  confesser 
tant  qu'il  pouvait,  on  songea  à  en  débarrasser  Paris.  Le  moyen  de  faire 
sortir  ce  loup  de  la  bergerie  semblera  peu  canonique  :  Mademoiselle,  ([ui 
ne  savait  pas  apparemment  loute  sa  vie,  demanda  pour  lui  au  roi  un  petit 
évêché;  celui  de  Digne  se  trouvant  vacant,  on  le  lui  donna.  Le  voilà  donc 
nommé  évéque.  Mais  le  droh;  r|iii  so  ti'ouvait  bien  dans  sa  cure  faisait  dilli- 
culté  d'accepter.  L'arclu;vô({ue  de  Paris  lui  dit  ({ue,  s'il  licsitait,  il  le  [)ous- 
serait  dehors  et,  pour  couper  courtj  il  le  mena  remercier  le  roi,  ce  qui 
était  un  engagement.  Lorsqu'il  le  vit  ainsi  lié,  M.  de  Ilailai  ne  put  s'em- 
pêcher d«  dire  :  ««  Jamais  pendard  no  sortit  i)ar  une  plus  belle  porte.  »  Il 
ne  laissa  pourtant  pas  de  le  sacrer  lui-même  et  de  lui  faire  faire  ).'or- 


APPENDICE. 


573 


plexie,  de  mort  subite,  le  15  décembre  1677,  à  l'âge  de  64  ans, 
les  mauvaises  langues  ne  manquèrent  pas  de  faire  observer  qu'il 
n'avait  pas  reçu  les  sacrements.  On  renouvela  la  même  remarque 
dix-huit  mois  après,  lorsque  madame  de  Longueville  mourut  égale- 
ment sans  recouvrer  la  connaissance,  et  l'on  rapprocha  les  deux 
manières  de  finir.  On  citait  à  ce  propos  un  mot  de  Louis  XIV  qui 
disait  que  les  Jansénistes  mouraient  tous  sans  recevoir  les  sacre- 
ments. 

Il  y  avait  100  ou  150  bonnes  pages  à  écrire  sur  le  docteur  de 
Sainte-Beuve.  L'auteur  dont  je  parle  et  que  son  nom  y  conviait  le 
pouvait  faire  ;  il  avait  des  documents  ;  il  avait  tout  ce  que  la  cu- 
riosité aiguisée  peut  réunir  de  rare  et  de  moins  connu  :  mais  il  a 
négligé  la  voie  simple,  il  a  perdu  de  vue  la  ligne  de  la  tradition. 

dination  aux  Quatre-Temps  de  la  Pentecôte.  Le  nouvel  évéque  partit  de 
Paris  un  lundi,  11  juillet  (1678),  dès  4  heures  du  matin,  avec  un  valet  de 
chambre  et  un  laquais,  ayant  mis  sa  croix  dans  sa  poche;  il  leva  le  pied, 
comme  on  dit,  et  lit  ainsi  banqueroute  à  tous  ses  créanciers.  On  évaluait 
la  somme  de  ses  dettes  à  154  mille  francs.  On  cite  parmi  les  créanciers  des 
noms  connus,  M.  Bignon,  le  maître  des  Requêtes,  qui  y  était  pour  vingt 
mille  francs.  Mais,  entre  autres  dettes  moins  considérables  et  plus  sacrées 
s'il  se  peut,  il  y  avait  douze  cents  francs  qui  ai partenaient  aux  pauvres 
honteux  de  la  paroisse,  et  quinze  cents  qui  étaient  à  une  pauvre  fille, 
sourde,  aveugle  et  paralytique.  M.  de  Paris,  ayant  su  cette  fuite,  dit  :  «  Le 
voilà  donc  perdu  de  corps  et  d'âme.  »  Ainsi  décampa  ce  singulier  évêque, 
qu'on  avait  mitré  et  sacré  malgré  lui.  «  Mais  il  y  a  lieu  de  s'étonner,  ajoute 
«  M.  de  Pontchâteau,  au  Journal  duquel  j'emprunte  l'histoire,  que  Aï.  Lizot 
«  ait  souliért  que  Mademoiselle  qui  est  sa  pénitente  se  soit  employée  pour 
«  faire  avoir  un  évèché  à  un  homme  tel  que  celui-là,  qu'il  connoissoit.  Il 
«  en  a  eu  du  scrupule,  et  il  en  parla  à  M.  de  Sainte-Beuve  qui  lui  dit  qu'il 
Il  n'en  devait  point  avoir,  parce  que  c'était  un  fort  grand  bien  que  faire 
./  obtenir  la  cure  de  Saint-Sérerin  à  lui,  M.  Lizol.  M.  de  Sainte-Beuve 
«  savoit  quelque  chose  de  l'histoire  par  lui-même  (le  curé).  Ce  curé  avoit 
«  fait  écrire  en  lettres  d'or  dans  sa  chambre  ces  paroles  de  l'Apôtre  :  De- 
«  positmn  cus.odi  (Garde  ce  qui  t'est  confié)  :  il  l'a  accompli  à  la  lettre  et 
«  fort  grossièrement.  »  ~  Sur  un  papier  à  part  qui  est  joint  au  Journal  de 
M.  de  Pontchâteau,  un  contemporain  des  mieux  informés  ajoute  que  M.  de 
Sainte-Beuve  savait  en  effet  non  pas  quelque  chose  de  l'histoire,  mais  toute 
l'histoire  par  le  curé  lui-même.  «  Ce  pécheur  avoit  fait  sous  lui  (M.  de 
«  Sainte-Beuve)  une  retraite,  après  quoi  il  fut  continué  dans  toutes  ses 
«  fonctions  qu'il  n'interrompit  jamais,  mais  qu'il  reprit  avec  plus  de  fierté 
a  et  d'empressement  que  jamais,  ayant  même  jalousie  de  ce  que  des 
«  femmes  et  des  filles  allassent  à  d'autres  qu'à  lui  à  confesse.  Un  prêtre  de 
«  ma  connoissance  m'a  dit  qu'il  avoit  reproché  à  M.  de  Sainte-Beuve  la 
M  conduite  dont  il  avo:t  usé  envers  ce  curé  scélérat,  ayant  dit  à  ce  docteur 
qu'il  épargnoit  les  curés,  et  qu'il  traiteroit  autrement  un  simple  prêtre.  « 
M.  de  Sainte-Beuve,  en  effet,  devait  penser,  dans  sa  prudence,  qu'il  y  aurait 
eu  de  l'inconvénient  à  faire  del'éciat  pour  un  curé  de  Paris,  plus  que  pour 
un  simple  ecclésiastique  :  ce  qui  n'empêche  pas  de  faire  réfléchir  sur  l'iné- 
galité de  ses  balances  de  casuiste.  Ce  sont  les  secrets  du  métier.  Quoi 
qu'il  en  soit,  puisque  le  récent  biographe  du  docteur  me  reproche  mes 
historiettes,  en  voilà  une  de  plus,  que  sa  polémique  m'a  arrachée  et  que  je 
livre  telle  que  je  la  trouve.  —  Ce  très  peu  digne  évêque  de  Digne  ne  mourut 
que  le  11  février  1708.  On  ne  sait  rien  de  sa  vie  épiscopale,  sinon  qu'il 
revint  mourir  à  Paris,  à  l'âge  d'environ  74  ans  ;  il  fut  enterré  au  Val-de- 
Grâce, 


574 


PORT-ROYAL 


L'esprit  qui  a  dicté  son  Écrit  n'est  pas  sûr,  et  le  ton  est  dé- 
placé. 

Après  tout,  pourquoi  s'occupe-t-on  aujourd'hui  du  docteur  de 
Sainte-Beuve?  Son  honneur  est  d'avoir  été  nommé  dans  la^ 
XVII*  Provinciale,  d'être  entté  à  Tétat  de  variante  dans  un  hémis-^ 
tiche  de  Bcileau,  d'avoir  été  mêlé  à  un  badinage  de  madame  de  Sé- 
vigné;  autrement  on  n'en  parlerait  pas  plus  que  de  tant  d'autres 
savants  docteurs  de  Sorbonne.  Respectons  donc,  en  parlant  de 
lui,  ce  qui  était  cher  à  toutes  ces  personnes  qui  ont  jeté  sur  son 
nom  un  reflet. 

Je  regrette  d'avoir  dû  être  sévère  pour  le  livre  de  mon  spirituel 
homonyme.  Mais  ce  livre ^  est  par  trop  prétentieux,  et  il  est  in- 
festé d'une  veine  de  mauvais  goût  qui  passe  jusqu'aux  choses  et 
qui  tend  à  sophistiquer  les  faits.  De  ce  qu'on  se  figure  être  l'ar- 
rière-petit  cousin  des  gens  deux  cents  ans  après  leur  mort,  cela 
ne  change  absolument  rien  à  leur  manière  d'être  et  de  penser; 
cela  ne  vous  confère  aucun  droit.  L'essentiel,  quand  on  parle 
d'eux,  est  de  s'inspirer  de  leur  esprit.  Mais  évidemment,  en  ces 
études  du  dix-septième  siècle,  1  "émulation  et  le  renchérissement 
ont  produit  leur  effet  inévitable.  On  est  entré  dans  un  système 
de  littérature  forcée.  Le  point  où  il  eût  fallu  se  tenir  pour,  juger 
et  parler  sainement  et  raisonnablement  de  ces  choses  et  de  ces 
personnes  est  dépassé^ 


SUR  LA  MÈRE  AGNÈS. 

(Se  rapporte  à  la  page  275.) 


Je  donne  ici  l'article  qui  a  été  inséré  dans  le  Moniteur  du 
mars  1858,  à  l'occasion  des  deux  volumes  des  Lettres  de  la 

1.  Je  crains  toujours  d'être  injuste.  Des  amateurs  du  vieux  Paris  m'as- 
surent que  ce  volume  du  magistrat  de  la  Seine  n'est  pas  sans  intérêt  pour 
l'archéologie  et  que  l'auteur  a  fort  bien  réussi  .\  reconstituer  un  coin  du 
quartier  Saint-André-des-Arcs.  A  ceux  que  ce  genre  d'érudition  amuse, 
et  que  cet  effort  pour  être  agréable  en  matière  un  peu  sèche  ne  rebute  pas, 
je  n*ai  rien  à  dire.  Pourquoi  l'auteur  ne  s'est-il  pas  tenu  à  sa  reconstruc- 
tion locale  ?  Il  est  possible  que  cette  manière  d'écrire  soit  indifférente 
quand  il  s'agit  des  rues  et  des  pierres;  mais  je  suis  bien  certain  qu'elle  ne 
convient  pas,  quand  il  s'agit  de  peindre  les  hommes. 


APPENDICE. 


575 


mère  Agnès  publiées  avec  grand  soin  par  M.  Prosper  Faugère.  à 
qui  la  littérature  de  Port-Royal  doit  déjà  tant. 

«  Et  qui  donc  parlerait  des  Lettres  de  la  mère  Agnès  si  je  n'en 
^parlais  pas?  Il  y  a  plus  de  vingt  ans  que  j'ai  Thonneur  de  la  con- 
naître, et  que  j'ai  affaire  à  elle  ;  que,  dans  mes  Études  de  Port- 
Royal,  j'ai  occasion  de  la  rencontrer  à  chaque  instant,  de  me 
dire  et  de  me  redire  en  quoi  elle  diffère  par  le  caractère  et  le 
tour  d'esprit  de  sa  sœur  la  mère  Angélique,  la  grande  réforma- 
trice du  monastère;  que  j'ai  l'habitude  de  recourir  à  ses  lettres,  à 
celles  dont  il  existe  à  la  Bibliothèque  impériale  et  à  l'Arsenal  des 
recueils  manuscrits,  poar  y  chercher  la  suite  et  le  détail  des  rela- 
tions qu'entretenaient  avec  le  dedans  de  Port-Royal  les  amis  du 
dehors,  les  ci-devant  belles  dames  plus  ou  moins  retirées  du 
monde,  telles  que  madame  de  Sablé,  le  ci-devant  frondeur  M.  de 
Sévigné,  oncle  de  la  spirituelle  marquis(  Il  ne  serait  pas  du  tout 
exact  de  dire,  comme  je  vois  que  Pa  fait  un  critique  '  d'ordinaire 
attentif  et  qui  sait  son  dix-septième  et  son  dix-huiticme  siècle, 
que  les  historiens  de  Port  Royal,  Besoigne,  Dom  Cléraencet  et 
leurs  successeurs,  n'ont  pas  connu  ces  lettres  :  ils  n'en  ont  pas 
connu  la  totalité,  mais  il  leur  en  était  passé  par  les  mains  un  bon 
nombre.  On  avait  essayé  dans  le  temps  de  recueillir  toutes  les  let- 
tres de  la  mère  Agnès  comme  on  avait  fait  pour  celles  de  sa  sœur 
publiées  en  1742-1744;  mais  l'entreprise  était  restée  en  chemin, 
soit  qu'on  n'eût  pas  réussi  à  réunir  tout  ce  qu'on  espérait,  soit 
que  le  public  qui  s'intéressait  à  ce  genre  d'ouvrages  eût  fort 
diminué  à  mesure  qu'on  avançait  dans  le  dix-huitième  siècle.  «11 
«  y  a  lieu  surtout  d'être  étonné,  remarquaitDom  Clémencetau  sujet 
«  de  ces  mêmes  Lettres,^que  nous  en  ayons  si  peu  de  celles  qu'elle 
«  a  écrites  à  la  reine  de  Pologne,  avec  laquelle  les  Mémoires  de 
«  Port-Royal  nous  apprennent  que  la  mère  Agnès  continua  la  re- 
«  lation  qu'avoit  eue  la  mère  Angélique,  durant  les  sept  années  que 
«  cette  reine  survécut.  »  C'est  qu'on  avait  eu ,  dès  le  principe,  moins 
de  précautions  dans  un  cas  que  dans  l'autre  pour  s'assurer  de  ne 
rien  perdre.  On  était  à  l'affût  pour  prendre  copie  de  tout  ce  qu'é- 
crivait la  mère  Angélique,  et,  avant  de  faire  partir  ses  lettres, 
on  en  retenait  des  doubles  à  son  insu.  La  mère  Agnès,  si  respectée 
'qu'elle  fût  ,  n'était  que  la  seconde  de  la  mère  Angélique,  et  ne  la 
remplaça  jamais  tout  à  fait  aux  yeux  des  Sœurs:  on  ne  faisait  pas 
collection  à  l'avance  de  tout  ce  qui  sortait  de  ses  lèvres  ou  de  sa 
plume  ,  on  ne  lui  préparait  pas  son  dossier  de  sainte  de  son  vivant. 
La  persévérance  toutefois ,  qui  fait  le  caractère  du  petit  troupeau 
janséniste,  n'avait  pas  cessé  son  effort  après  tant  d'années ,  et  l'on 
n'avait  pas  renoncé  à  payer  cette  dette  d'une  pubhcation  tardive  à 

!•  M.  Paul  Boiteau,  dans  la/îeywe  française  du  lO  février  i858  ,  page  112. 


576 


PORT-ROYAL. 


une  mémoire  desplus  honorées.  Je  savais  qu'une  maison  ou  institu- 
tion, appartenant  à  l'Église  d'Uirecht,  poss6dait  un  recueil  com- 
plet des  Lettres  de  la  mère  Agnès.  Depuis  quelques  années  ,  i^s 
grandes  bibliothèques  de  Paris  où  sont  conservées  des  copies  ma- 
nuscrites avaient  été  soigneusement  explorées;  les  recueils  mêmes 
de  ces  copies  portaient  des  traces  visibles  du  passage  des  patients 
investigateurs,  ou  plutôt  des  investigatrices  (  car  c'étaient  des 
dames,  m'assure-t-on,  qui  se  livraient  à  ce  trav.di);  des  tables,  des 
renvois  et  concordances  d'une  écriture  très-nette  et  toute  récente 
faisaient  présager  une  pensée  d'assemblage  et  d'édition.  Le  goût 
de  notre  époque ,  qui  s'est  reporté  sur  les  vieux  papiers  et  qui  a 
mis  l'inédit  en  honneur,  favorisait  cette  idée,  qui,  toute  de  cu- 
riosité pour  nous,  est  une  idée  de  piété  chez  ceux  qui  l'ont  conçue. 
En  s'adiessant  pour  l'exécution  définitive  et  pour  l'introduction 
auprès  du  public  à  M.  Prosper  Faugère,  si  connu  par  son  édition 
originale  de  Pascal,  la  personne  ou  les  personnes  qui  avaient  pré- 
paré le  recueil  et  qui  rie  se  nomment  point  (  selon  une  habitude 
modeste  ou  mystérieuse  ,  imitée  ou  héritée  de  Port-Royal)  ont 
fait  le  meilleur  choix  possible  ,  il  ne  se  pouvait  de  plus  sûre  ga- 
rantie de  scrupule  et  d'exactitude.  Dans  les  simples  et  judicieuses 
pages  qu'il  a  mises  en  tête,  M.  Faugère  a  dit  ce  qui  était  à  dire  ; 
il  a  fait  valoir  les  lelti  es,  et  celle  qui  les  a  écrites,  par  tous  les  bons 
endroits;  il  a  écarté  avec  raison  tout  ce  qui  est  de  controverse,  et 
il  n'a  présenté  la  publication  dont  il  a  pris  soin  que  comme  une 
œuvre  d'histoire  et  de  piété.  Je  restreindrai  encore  le  point  ''e  vue 
ou  plutôt  je  le  simplifierai  en  disant  qu'il  me  paraît  difficile  que 
ces  Lettres  aient  aujourd'hui  aucun  effet  de  piété  et  de  dévotion; 
la  spiritualité  en  est  trop  subtile,  trop  particulière  ,  trop  compli- 
quée de  style  métaphorique  ,  de  fleurs  surannées  ,  et  trop  mêlée 
à  des  questions  ou  à  des  intérêts  de  circonstance.  L'histoire  seule 
a  désormais  à  en  profiter,  et  la  seule  histoire  du  monastère  dont  la 
mère  Agnès  a  été  sinon  une  grande,  du  moins  une  aimable  figure. 

«  C'était  une  personne  d'infiniment  d'esprit  plutôt  que  de  grand 
caractère,  d'une  piété  tendre  ,  affectueuse,  attirante  ,  d'une  déli- 
catesse extrême  et  des  plus  nuancées.  Si  elle  avait  vécu  dans  le 
monde  ,  on  aurait  parlé  d'elle  comme  d'une  précieuse  du  bon 
temps  et  de  la  meilleure  qualité.  Oui  ,  la  mère  Agnès,  si  elle  avait, 
suivi  la  carrière  du  bel-esprit  et  de  la  galanterie  honnête,  ne  l'eût 
cédé  à  personne  de  Lhotel  de  Rambouillet.  Toutes  ses  vertus  et 
tous  ses  sérieux  mérites,  toutes  ses  mortifications  n'ont  pu  émous- 
ser  sa  pointe  d'esprit  et  même  de  légère  gaieté.  Née  en  1593,  en- 
trée au  cloître  dès  l'enfance  ,  elle  suivit  sa  sœur  aînée  dans  ses 
austères  réformes;  elle  n'en  eût  point  eu  l'initiative,  mais  elle  les 
embrassa  avec  zèle  ,  avec  ferveur,  sans  reculer  jamais,  et  en  se 
contentant  de  les  présenter  adoucies  et  comme  attrayantes  en  sa 


APPENDICE. 


577 


personne.  Tout  en  elle  conviait  au  divin  Maître  et  semblait  dire  : 
Son  joug  est  doux.  —  «La  mère  Angélique  est  trop  forte  pour  moi, 
«  je  m'accommode  mieux  de  la  mère  Agnès,  »  disaient  les  personnes 
du  monde  qui  s'adressaient  d'abord  à  Tune  et  à  l'autre  dans  une 
intention  de  pénitence.  Toutes  deux  avaient  été  ,  dans  un  temps , 
en  relation  assez  étroite  avec  saint  François  de  Sales.  La  mère 
Agnès  en  avait  plus  gardé  Timpression  visible  que  sa  sœur.  Elle 
se  faisait  une  dévotion  de  porter  habitue lleme ut  sur  elle  une  lettre 
de  lui  écrite  à  madame  Le  Maître ,  et  où  il  avait  nommé  avec  bien- 
veillance plusieurs  membres  de  la  famille.  On  conçoit  que  la  mère 
Agnès  eût  très-bien  pu  se  passer  de  M.  de  Saint-Cyrau,  et  qu'elle 
eût  été  une  Philothée  parfaite,  une  fille  accomplie  du  saint  évêque 
de  Genève  ;  elle  aurait  pu  remplir  toute  sa  vocation  et  ne  recevoir 
sa  règle  de  conduite  que  du  directeur  et  du  père  de  madame  de 
Chantai.  Encadrée  comme  elle  Tétait  dans  la  maison  de  Port- 
Royal  ,  amenée  après  des  années  de  recueillement  et  de  paix  à 
être  témoin  et,  qui  plus  est  ,  champion  de  contentions  opiniâtres, 
jetée  forcément  au  milieu  des  luttes,  et  placée  même  depuis  la 
mort  de  sa  sœur  à  la  tête  de  la  résistance  ,  elle  sut  conserver  un 
caractère  de  douceur  inaltérable ,  une  physionomie  paisible  et 
presque  souriante.  Elle  eut  dans  une  nièce  (son  égale  pour  le 
moins  par  l'esprit ,  et  sa  supérieure  par  le  caractère  ) ,  dans  la 
mère  Angélique  de  Saint-Jean  ,  un  lieutenant  énergique  qui  lui 
prêta  de  la  force  dans  les  sièges  et  les  blocus  qu'on  eut  à  soutenir 
durant  plusieurs  années.  Mais,  si  je  ne  craignais  de  blesser  quel- 
ques bonnes  âmes  restées  peut-être  encore  jansénistes  au  pied  de 
la  lettre,  je  dirais  tout  simplement  qu'après  avoir  bien  considéré 
les  incidents  et  les  personnages  de  ce  drame  intérieur,  je  suis 
persuadé  que  la  mère  Agnès,  livrée  à  elle-même  et  à  sa  propre 
nature  ,  eût  été  plus  soumise  qu'elle  ne  l'a  été,  qu'elle  était  por- 
tée comme  elle  l'a  écrit  un  jour,  à  V indifférence  sur  ces  questions 
de  controverse,  mot  très-sage  chez  une  religieuse,  et  dont  elle 
eut  tort  ensuite  de  se  repentir;  je  dirais  que  la  manière  indul- 
gente dont  elle  continua  de  traiter  une  de  ses  nièces  qui  avait 
signé  ce  qu'exigeait  l'Archevêque  et  ce  que  conseillait  Bossuet, 
que  la  parole  tolérante  qui  lui  échappa  alors  :  a  A  Dieu  ne  plaise 
«  que  je  domine  sur  la  foi  d'autrui  1  »  donne  à  penser  qu'elle-même 
n'eût  pas  été  loin  de  céder,  s'il  n'y  avait  eu  toute  une  armée  der- 
rière elle ,  et  si  tout  ne  lui  avait  rappelé  à  chaque  heure  qu'elle 
était  une  Arnauld.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  conjecture  qui,  de 
ma  part,  n'implique  pas  un  blâme,  cette  respectable  personne  que 
nous  nous  représentons  toujours  à  genoux ,  en  oraison,  comme 
dans  le  beau  tableau  de  Philippe  de  Champagne ,  avait  des  qua- 
lités de  spiritualité,  de  tendresse,  d'onction,  d'indulgence,  d'éga- 
lité et  d'enjouement,  dont,  à  travers  un  premier  air  d'étrangeté, 
il  transpire  quelque  chose  dans  ses  lettres.  .  . 

lY  —  37 


578 


PORT-ROYAL. 


«  .le  ne  sais  pas  do  leltre  plus  piopre  à  faire  comprendre  le  gf3r)i(; 
de  raillerie  eL  parfois  d'ironie  douce  et  riante  de  la  mère  Agn^s 
que  colle  qu'elle  adressa  à  son  neveu,  le  célèbre  avocat  Le  Maître^ 
en  réponse  à  ce  qu'il  lui  avait  écrit  sur  ses  intentions  prochaines 
tie  mariage  L'éloquent  avocat,  qui  allait  bientôt  devenir  un  soli- 
taire et  un  pénitent  des  plus  rigoureux  ,  pensait  alors  à  s'engager 
plus  avant  (lans  les  liens  du  monde  :  il  était  amoureux  d'une  belle 
et  sage  demoiselle ,  et  il  s'en  était  ouvert  à  la  mère  Agnès,  pour 
l'éprouver  et  se  ménager  sans  doute  son  approbation.  Cette  tante 
indulgente,  mais  que  les  idées  monastiques  rendaient  sévère,  con- 
sidérait le  mariage  comme  un  état  de  déchéance  ou  du  moins  d'in- 
fériorité, et  elle  ambitionnait  quelque  chose  de  mieux  et  de  plus 
digne  pour  l'avenir  de  son  neveu.  Elle  lui  répond  donc  dans  ce 
sens  de  sévérité  : 

«  Mon  très-cher  neveu  ,  ce  sera  la  dernière  fois  que  je  me  servirai  de  ce 
titre;  autant  que  vous  m'avez  été  cher,  vous  me  serez  indifférent,  n'y 
ayant  plus  de  reprise  en  vous  pour  y  fonder  une  amitié  qui  soit  singu- 
lière. Je  vous  aimerai  dans  la  charité  chrétienne,  mais  universelle,  et 
Comme  vous  serez  dans  une  condition  fort  commune,  je  serai  aussi  pour 
vous  dans  une  affection  fort  ordinaire.  Vous  voulez  devenir  esclave,  et 
avec  cela  demeurer  roi  dans  mon  cœur  ,  cela  n'est  pas  possible  ;  car  quel 
rapport  y  a-t-il  de  la  lumière  avec  les  ténèbres  ,  "  et  de  Jésus-Christ  avec 
Bélial  ? 

«  Vous  direz  que  je  blasphème  contre  ce  vénérable  sacrement  auquel 
vous  êtes  si  dévot-,  mais  ne  vous  mettez  pas  en  peine  de  ma  conscience, 
qui  sait  bien  séparer  le  saint  d'avec  le  profane  ,  le  précieux  de  l'abject ,  et 
qui  enfin  vous  pardonne  avec  saint  Paul  ;  et  contentez-vous  de  cela,  s'il 
vous  plaît ,  sans  me  demander  des  approbations  et  des  louanges.  » 

«  Mais  voici  le  tour  piquant  qui  commence  et  le  bel-esprit  en- 
joué qui  va  se  mêler  jusque  dans  la  mysticité  religieuse  :  elle  va 
faire  semblant  tout  d'un  coup  de  s'être  méprise,  d'avoir  à  se  ré- 
tracter^ et  tout  ce  que  M.  Le  Maître  lui  avait  écrit  en  termes  exal- 
tés des  mérites  et  des  beautés  de  sa  fiancée  future,  elle  essayera  de 
l'entendre ,  —  de  supposer  qu'il  l'entend  de  l'Épouse  du  Cantique 
des  Cantiques,  de  la  seule  Épouse  spirituelle  digne  de  ce  nom^  de 
l'Église  : 

«  Mais,  en  écrivant  ceci,  je  relis  votre  lettre,  et,  comme  me  réveillant 
d'un  profond  sommeil,  j'entrevois  je  ne  sais  quelle  lumière  au  milieu  de 
ces  ténèbres,  et  quelque  chose  de  caché  et  de  mystérieux  dans  des  paroles 
qui  paroissent  si  claires  et  si  communes.  Je  commence  à  douter  que  cette 
histoire  de  vos  amours  que  vous  me  racontez  si  au  long,  sans  considérer 
que  je  n'ai  point  d'oreilles  pour  entendre  ce  discours,  ne  soit  une  énigme 
tirée  des  paraboles  de  l'Évangile  où  l'on  fait  si  souvent  des  noces,  particu- 
lièrement une  où  il  n'y  a  que  les  vierges  qui  soient  appelées.  Au  petit  rayon 
de  clarté  qui  me  paroît  maintenant ,  mon  esprit  se  développe  et  se  met  en 

\,  Jl'ai  déjà  cité  cette  lettre  au  tome  I"  de  Port-Boyal ,  page  375. 


APPENDICE. 


579 


devoir  d'expliquer  vos  paroles,  et  de  regarder  d'un  meilleur  oeil  cette  ex- 
cellente fille  qui  a  ravi  votre  cœur.  Vous  dites  qu'elle  est  la  plus  belle  et  la 
plus  sage  de  Paris ,  et  vous  deviez  dire  du  Paradis  ,  puisqu'elle  est  sœur 
des  Anges.  Oh!  qu'elle  est  belle...  et  qu'elle  est  sagel...  Elle  est  fille 
d'une  mère  qui  a  été  fort  persécutée  des  tyrans ,  qui  l'ont  voulu  étouffer 
dans  le  sang  de  ses  martyrs,  et  encore  des  hérétiques,  qui  ont  fMt  mille 
efforts  à  ce  qu'elle  ne  mit  point  ce  béni  enfant  au  monde  ;  mais  enfin  elle 
s'est  couronnée  de  lis  aussi  bien  que  de  roses,  portant  en  son  sein  des 
vierges  et  des  martyrs....  Cette  excellente  Épouse  n'a  jamais  été  maltraitée 
de  son  mari ,  qui  au  contraire  est  mort  pour  elle....  » 

«  Et  elle  continue  sur  ce  ton,  multipliant,  épuisant  les  images, 
les  allusions  emblématiques,  s'y  jouant  plus  que  de  raison  ,  ou- 
bliant un  peu  le  goût,  mais  faisant  ses  preuves  en  fait  de  grâce  : 
je  prends  le  mot  dans  le  double  sens ,  dans  le  sien  et  dans  le  nôtre. 

«  Les  lettres  de  la  mère  Agnès  tirent  une  bonne  partie  de  leur 
intérêt  des  personnes  à  qui  elle  les  adresse.  Celles  qu'elle  écrit  à 
madame  d'Aumont  sont  fort  peu  agréables.  La  marquise  d'Aumont 
était  une  respectable  dame  qui ,  devenue  veuve ,  s'était  retirée  à 
Port-Royal  de  Paris ,  y  avait  fait  bâtir  un  corps  de  logis  pour  elle, 
avait  procuré  surtout  l'agrandissement  du  monastère,  et  y  était 
bienfaitrice  en  toute  humilité.  Elle  n'avait  pour  défaut  qu'un  peu 
d'impatience,  et  de  ne  pas  toujours  goûter  assez  la  douceur  de  la 
retraite,  d'y  ressentir  des  amertumes  d'esprit.  La  modération 
même  de  son  humeur  et  la  continuité  de  ses  vertus  rendent  cette 
branche  de  la  Correspondance  assez  terne  et  monotone. 

a  Les  lettres  à  mademoiselle  Pascal,  la  sœur  du  grand  écrivain, 
et  qui  se  fit  religieuse  à  Port-Royal  ,  ont  plus  d'intérêt.  Cette  jeune 
âme  ardente  de  Jacqueline  Pascal  souffre  des  retards  que  sa  fa- 
mille impose  à  sa  vocation,  La  mère  Agnès  la  modère ,  l'exhorte  à 
la  soumission,  à  une  attente  résignée.  Elle  a  reçu  de  M.  Singlin  et 
de  M.  de  Saint-Cyran  une  maxime  pratique  qu'elle  applique  sans 
cesse  :  c'est  qu'il  ne  faut  rien  faire  dans  la  précipitation  ,  c'est  que 
le  désir,  même  lorsqu'il  est  dans  le  meilleur  sens  et  vers  le  plus 
louable  but,  doit  faire,  en  quelque  sorte,  sa  quarantaine  et  son 
carême ,  et  doit  user  son  attrait  avant  de  s'accomplir ,  si  l'on  veut 
qu'il  produise  tout  son  fruit  :  «  11  faut  faire  toutes  choses,  dit-elle, 
a  dans  une  certaine  maturité  qui  amortit  l'activité  de  Tesprit  hu- 
«  main ,  et  qui  attire  une  bénédiction  de  Dieu  sur  ces  choses  dont 
«  on  s'est  mortifié  quelque  temps.  »  C'est  ce  qu'on  appelle  en  ce 
style  mystique  pratiquer  la  dévotion  du  retardement,  et  elle  la 
conseille  en  toute  occasion  aux  personnes  qui  lui  font  part  de  leurs 
peines  et  des  obstacles  qu'elles  rencontrent  dans  la  voie  du  bien. 
Mademoiselle  Pascal  avait  un  certain  talent,  ou  du  moins  une 
grande  facilité  pour  les  vers  :  la  mère  Agnès,  plus  rigide  qu'à  elle 
n'appartient,  lui  écrit  :  «Vous  devez  haïr  ce  génie  ,  et  les  autres 

qui  sont  peut-être  cause  qu^  le  monda  vous  retient  •  car  il  veut 


580 


PORT-ROYAL. 


«recueillir  ce  qu'il  a  semé;  »  et  elle  lui  cite  en  exemple  sainte 
JLutgarde,  a  qui  refusa  le  don  que  Dieu  lui  avoit  fait  d'entendre  ie 
u  Psautier.  »  Mais  elle  est  plus  dans  le  sens  de  sa  propre  nature  et 
de  son  goût,  lorsqu'à  l'occasion  du  miracle  ou  prétendu  miracle 
de  la  Sainte-Épine  ,  dont  Port-Royal  était  si  glorieux  ,  elle  engage 
la  même  mademoiselle  Pascal,  devenue  la  sœur  Euphéraie,  à  le 
célébrer  en  vers  :  et  elle  fut  grondée  pour  avoir  pris  sur  elle  de 
lui  donner  ce  conseil  à  demi  littéraire  et  profane.  La  mère  Agnès 
soignait  un  peu  plus  l'agrément  et  avait  un  peu  plus  de  fleur  que 
les  autres  Sœurs  de  Port-Royal. 

«  La  partie  de  la  Correspondance  qui  devra  le  plus  attirer  les 
curieux  est  celle  qu'elle  entretint  avec  madame  de  Sablé,  à  cause 
du  bruit  qui  s'est  fait  depuis  peu  autour  du  nom  de  cette  dernière. 
Je  doute  qu'il  en  ressorte  quel(îue  idée  plus  avantageuse  de  la  spi- 
rituelle et  très-maniaque  marquise  ,  qui,  sous  prétexte  de  laire 
son  salut,  s'était  logée  tout  contre  Port-Royal,  et  ne  cessait  d'y 
occuper,  d'y  harceler  et  d*y  faire  enrager  les  mères.  On  a  voulu  , 
de  nos  jours,  représenter  madame  de  Sablé  comme  le  type  de  la 
femme  aimable  en  son  temps.  Je  ne  crois  pas  que  ce  soit  là  sa 
caractéristique  véritable.  M.  Cousin,  dans  ce  genre  fin,  est  sou- 
vent à  côté.  Une  bonne  part  des  lettres  de  la  mère  Agnès  a 
trait  aux  susceptibilités,  aux  soupçons,  aux  frayeurs  de  madame 
de  Sablé,  à  son  inquiétude  de  ii' avoir  point  le  soleil  levant  et 
à  ses  mille  autres  inquiétudes,  à  ses  rhumes  surtout  et  aux  acci- 
dents qui  surviennent  à  son  odorat.  Madame  de  Sabié  s'affli- 
geait, chaque  fois  qu'à  la  suite  de  ses  rhumes  de  cerveau  elle  ne 
sentait  plus  les  odeurs  ,  et  se  croyait  privée  à  jamais  d'un  des  plus 
agréables  des  sens.  La  mère  Agnès  la  rassurait ,  ou  du  moins  es- 
sayait de  la  consoler  en  lui  citant  son  propre  exemple;  car  privée 
de  l'odorat,  disait -elle,  dès  l'âge  de  dix-huit  ans,  elle  avait  fort 
bien  vécu  depuis  sans  s'apercevoir  de  la  privation.  Elle  en  parlait 
à  son  aise ,  ayant  pour  maxime  a  que  plus  on  ôte  aux  sens ,  plus 
a  on  donne  à  l'esprit.»  Madame  de  Sablé  ,  qui  prétendait  combiner 
bien  des  choses  et  savourer  le  reste  des  jouissances  possibles  tout 
en  mitonnant  son  salut ,  n'était  pas  absolument  de  cet  avis.  Très- 
peu  résignée  à  mourir  une  bonne  fois,  elle  ne  voulait  pas  du  tout 
mourir  en  détail.  Ce  sens-là  d'ailleurs,  en  particulier,  ce  sens 
olfactif  si  cher  aux  délicats ,  lui  était  d'autant  plus  précieux  qu'il 
était  pour  elle  une  vigilante  sentinelle  et  toujours  sur  le  qui-vive 
pour  l'avertir  des  moindres  périls.  Il  y  a  une  histoire  de  fabrique 
de  cire  et  de  bougie  qui  ajoute  à  ce  qu'on  savait  déjà,  et  qui  prou- 
verait une  fois  de  plus  que  cette  mauvaise  langue  de  Tallemant 
(  lequel  n'était  qu'un  curieux  malin  et  nullement  un  atroMlaire  ) 
n'en  a  pas  trop  dit.  Un  jour  donc,  un  matin  que  l'odorat  lui  était 
subitement  revenu,  madame  de  Sablé  crut  sentir,  et  elle  ne  se  trom- 
pait pas,  une  odeur  de  cire;  elle  s'en  effraya  aussitôt,  crai.gnant 


APPENDICE, 


581 


par -dessus  tout  le  mauvais  air  et  ses  suites.  Elle  écrivit  en  toute 
hâte  un  billet  à  la  mère  Agnès ,  elle  envoya  mademoiselle  d'Atrie 
sa  voisine  aux  informations  :  c'était  bien  à  la  cire  que  les  Reli- 
gieuses avaient  travaillé  depuis  peu  de  jours  ,  dans  une  chambre 
retirée  ,  isolée  ,  à  la  basse-cour,  là  où  l'on  mettait ,  quand  il  y  en 
avait ,  les  malades  de  la  petite  vérole  ;  on  avait  pris ,  vous  le  voyez, 
toutes  sortes  de  précautions;  mais  qu'y  faire?  le  coup  était  porté': 
madame  de  Sablé  voulait  quitter  Port-Royal  pour  ne  pas  gêner, 
disait-elle,  puisqu'on  n'avait  pas  d'autre  lieu,  et  aussi  pour  ne 
pas  rester  exposée  aux  atteintes.  Il  fallut  toute  la  grâce  et  les  gen- 
tillesses de  la  mère  Agnès  pour  l'apaiser,  pour  la  faire  revenir  de 
sa  bouderie;  il  fallut  surtout  ce  Post-scriptum  rassurant,  —  car 
madame  de  Sablé,  en  enfant  gâté,  ne  se  contentait  pas  de  la  pro- 
messe qu'on  ne  ferait  plus  de  bougie,  elle  disait  :  Vous  en  ferez, 
vous  en  avez  besoin,  je  veux  que  vous  en  fassiez  j  je  ne  veux  pas 
vous  gêner ,  mais  je  m'en  irai;  il  fallait  donc  lui  prouver  qu'on  en 
pouvait  faire  sans  que  l'odeur  lui  en  arrivât  : 

a  Depuis  ma  lettre  écrits,  lui  disait  la  mère  Agnès  dans  les  der- 
«  nières  lignes,  nos  Sœurs  ont  été  faire  la  ronde  pour  chercher 
«  un  lieu  ,  s'il  en  faut  un  absolument  pour  vous  satisfaire  ;  elles 
«  en  ont  trouvé  un  dans  les  derniers  jardins  ,  tout  à  l'autre  bout , 
a  proche  rapothicairerie.»  —  Le  choix  de  ce  lieu-là  hors  de  toute 
portée  tranquillisa  peut-être  madame  de  Sablé  jusqu'à  nouvel 
ordre  et  nouveau  caprice ,  jusqu'à  nouvelle  lune. 

«  Un  autre  commerce  de  lettres,  qui  du  moins  nous  fait  assister 
à  un  échange  de  sentiments  plus  chrétiens,  était  celui  delà  mère 
Agnès  avec  le  chevalier  de  Sévigné.  Celui-ci ,  ancien  chevalier  de 
Malte,  brave  guerrier,  duelliste,  frondeur,  donnant  des  colla- 
tions aux  dames  ,  s'était  tout  d'un  coup  retiré  ,  après  être  devenu 
veuf,  et  s'était  fait  arranger  un  corps  de  logis  près  de  madame 
de  Sablé  dans  les  dehors  de  Port-Royal  de  Paris.  11  gardait  d'abord 
des  habitudes  de  luxe  ,  de  l'argenterie ,  un  carrosse  ;  il  se  dépouilla 
peu  à  peu,  et  s'accoutuma  à  tout  mettre  au  service  du  monastère 
pour  lequel  il  s'était  pris  d'un  saint  enthousiasme.  C'était  un  ori- 
ginal que  ce  chevalier  pénitent,  avec  des  restes  de  gentilhomme 
hautain  et  de  militaire  impérieux.  Il  se  promenait  volontiers  en 
été  à  ce  qu'on  appelait  le  jardin  des  Capucins,  et  qui  doit  ré  - 
pondre à  la  promenade  qu'on  voit  encore  aujourd'hui  entre  l'Hos- 
pice du  Midi  et  le  Val-de- Grâce.  Il  avait  un  grand  parasol  pour 
se  préserver  du  soleil ,  et  les  polissons  du  quartier  qui  voyaient  cet 
homme  grave ,  nu-tête  ,  marchant  à  pas  comptés  sous  son  pa- 
rasol,  le  poursuivaient  de  leurs  cris  et  peut-être  de  mieux  :  il 
avait  envie  de  les  traiter  parfois  comme  fit  le  prophète  Élisée  des 
enfants  qui  le  huaient,  et  il  consulta  son  confesseur  pour  savoir 
s'il  ne  lui  serait  point  permis  de  leur  faire  donner  du  bâton  par  un 
domestique  qui  le  suivrait  à  quelque  distance.  Il  apprit  le  latin  fort 


582 


PORT-ROYAr.. 


tard,  à  cinquante  ans,  et  assez  pour  entendre  l'Office.  C'est  ce 
chevalier  bizarre  ,  mais  cordial  et  excellent  homme  ,  qui  se  mit  en 
correspondance  régulière  avec  la  mère  Agnès,  et  y  apporta  un 
mélange  de  courtoisie  et  de  spiritualité  qu'elle  soutint  à  merveille. 
D'après  ce  principe  que  les  petits  présents  entretiennent  l'amitié, 
il  ne  cessait  d'en  Taire  aux  religieuses  ses  voisines;  il  leur  envoyait 
tantôt  de  l'excellent  beurre  de  Bretagne  (  il  était  Breton  ),  tantôt 
du  fruit,  des  fleurs,  une  lampe  ,  un  cachet  où  était  l'image  du 
bon  Pasteur.  Il  faut  sayoir  qu'autrefois  du  temps  de  ses  guerres, 
au  sac  d'une  ville  ,  il  avait  trouvé  un  enfant  abandonné  sur  un 
fumier,  une  petite  fille;  il  l'avait  emportée  dans  son  manteau  cl 
en  avait  pris  soin  depuis,  la  faisant  élever  dans  un  couvent.  Cette 
action  de  charité  lui  avait  porté  bonheur  ,  et  il  lui  attribuait  d'a- 
voir attiré  bien  plus  tard  les  bénédictions  de  Dieu  sur  lui.  Il  avait 
été,  pensait-il,  ramassé  lui-même  un  jour  par  le  bon  Pasteur 
comme  il  avait  ramassé  cet  enfant.  Aussi  avait-il  une  dévotion 
particulière  au  bon  Pasteur  :  il  en  portait  l'image  sur  son  cachet  ; 
il  en  commanda  un  tableau  à  Champagne  pour  son  oratoire  parti- 
culier ,  tableau  dont  il  fit  ensuite  présent  à  Port-Royal.  Ayant 
quitté  la  maison  de  Paris  en  16Q9  ,  et  s'étant  retiré  dans  les  dehors 
de  la  maison  des  Champs,  lorsque  toutes  les  Sœurs  y  furent  réu- 
nies ,  il  eut  la  charitable  idée  de  leur  faire  bâtir  un  cloître  (  car 
l'ancien  bâtiment  incomplet  était  devenu  trop  étroit  ) ,  et  il  fut 
assez  estimé  d'elles  pour  leur  faire  accepter  son  bienfait.  Le  bon 
chevalier  aurait  bien  voulu  entrer,  au  moins  une  fois,  dans  ce 
cloître  pour  lequel  il  avait  conçu  de  si  grands  desseins,  et  il  en 
exprima  le  désir  à  la  mère  Agnès  qui  lui  répondit  par  un  refus  le 
plus  agréablement  tourné  :  «  Je  vous  remercie  très-humble naent 
a  de  votre  unique  et  rare  fruit  (  un  de  ses  petits  cadeaux  journa- 
«  liers  )  ;  vous  avez  le  privilège  de  donner  tout  ce  que  vous  voulez 
a  et  d'accorder  tout  ce  qu'on  vous  demande  ;  et  nous,  au  contraire, 
a  nous  trouvons  des  impuissances  partout.  C'est  pourquoi  notre 
a  bâtiment  de  dedans  ne  vous  apparoîtra  point,  parce  qu'il  y  a  un 
a  Chérubin  à  notre  porte,  qui  en  défend  l'entrée  avec  une  épée  de 
a  feu  ,  c'est-à-dire  un  anathème  de  notre  mère  l'Église....»  Le 
chevalier  de  Sévigné  n'entra  dans  ce  cloître,  dans  cette  terre  pro- 
mise ,  qu'après  sa  mort  '  ;  il  eut  la  faveur  d'y  être  enterré.  De  sou 
vivant,  sa  tribune  à  l'église  était  tout  proche  de  la  porte  dite  des 
Sacrements  ;  ce  qui  faisait  que  la  mère  Agnès,  pour  lui  faire  hon- 
neur, l'appelait  le  portier  de  Jésus-Christ.  Nous  nous  contente- 
rons de  dire  ,  après  avoir  lu  les  lettres  qu'elle  lui  adresse,  qu'il 
nous  fait  l'effet  d'avoir  été  le  chevalier  d'honneur  du  monastère. 


1.  Nous  savons  pourtant  qu'il  eut  quelquefois  permission  d'y  entrer,  les 
jours  de  Fête-Dieu,  en  suivant  la  procession  du  Saint-Sacrement, 


i 


APPENDICE. 


583 


oc  On  se  demandera,  en  entendant  répéter  si  souvent  ce  nom  de 
Sévigné,  si  madame  de  Sévigné,  à  la  faveur  de  son  onc!e ,  ne 
connut  point  la  mère  Agnès.  Assurément  la  mère  Agnès  connais- 
sait madame  de  Sévigné  et  l'avait  entendue  causer,  puisqu'un  jour 
que  celte  aimable  femme  était  venue  au  couvent  de  la  Visitation 
de  la  rue  Saint-Jacques  où  se  trouvait  alors  reléguée  la  mère  Agnès 
par  ordre  de  rArchevêque,  et  avait  demandé  à  la  voir  sans  en  ob- 
tenir la  permission,  la  recluse  et  prisonnière  écrivait  à  l'oncle  • 
«  J'aurois  beaucoup  perdu  du  fruit  de  ma  solitude  si  j'avois  eu 
a  l'honneur  de  voir  madame  de  Sévigné ,  puisqu'une  seule  per- 
ce sonne  qui  lui  ressemble  tient  lieu  d'une  grande  compagnie.  >> 
Cette  religieuse,  on  le  voit,  connaissait  son  monde;  causer  en  tête 
à  tête  avec  madnme  de  Sévigné  ,  c'était  posséder  plusieurs  femmes 
d'esprit  à  la  fois. 

«  Les  autres  profits  très-considérables  qu'on  peut  faire  à  la  lec- 
ture de  ces  Lettres ,  quand  on  étudie  en  historien  le  sujet  auquel 
elles  se  rapportent,  ne  sont  pas  de  nature  à  être  exposés  ici  K  Ces 
intérieurs  de  cloître  s'accommodent  peu  du  grand  jour  ;  il  faut  y 
pénétrer  beaucoup  et  y  habiter  longtemps  pour  s'y  intéresser  un 
peu.  Mais  je  n'hésite  pas  à  dire  ,  en  remerciant  de  nouveau  M.  Fau- 
gère  et  les  inconnus  qu'il  représente  ,  que  ces  deux  volumes  de- 
vront s'ajouter  désorm^iis  à  la  trentaine  de  volumes  originaux  et 
historiques  qu'il  suffit  à  l'homme  de  goût  et  au  curieux  raison- 
nable d'avoir  dans  sa  bibliothèque ,  s'il  veut  connaître  son  Port- 
Royal  très-honnêtement  et  par  le  bon  côté,  par  le  côté  moral  , 
sans  entrer  dans  la  polémique  et  la  théologie  :  c'était  à  peu  près 
le  chifi're  auquel  M.  Royer-CoUard  avait  réduit  ce  coin  de  sa  bi- 
bliothèque dans  ses  dernières  années.  » 


SUR  M.  HAMON. 

(Sô  rapport  a  à  la  page  340.) 


Je  n'ai  pas  dû  négliger  de  rechercher  quels  étaient  les  écrits 
purement  médicaux  et  les  titres  universitaires  de  M.  Hamon. 
M.  Raige-Delorme,  le  savant  bibliothécaire  de  la  Faculté  de  mé- 
decine de  Paris,  a  bien  voulu  m'y  aider. 


l.  C'est-à-dire  dans  le  Moniteur  ^  où  cet  article  était  inséré. 


584 


PORT- ROYAL. 


M.  Hamon  tut  chargé,  en  1644,  des  Paranymphes  (espèce  de 
discours  solennel)  dont  il  s'acquitta,  selon  le  témoignage  des  Re- 
gistres, avec  un  applaudissement  général.  En  1645,  il  fut  chargé 
par  rUniversité  de  prononcer  TOraison  funèbre  de  M.  Amelot, 
premier  président  de  la  Chambre  des  enquêtes,  à  qui  la  Faculté  fit 
célébrer  un  service  à  cause  de  la  protection  qu'elle  en  avait  reçue 
dans  une  affaire  qui  l'intéressait. 

Dans  le  vaste  Recueil  de  thèses  conservé  à  la  Faculté,  on 

trouve  : 

A  la  date  du  11  janvier  1646,  une  thèse  proposée  par  M.  Hamon, 
dont  le  sujet  est  :  An  deformitas  sine  morbo?  et  la  conclusion  : 
Ergo  nulla  deformitas  sine  morho.  Dès  les  premières  lignes  on  y 
sent  le  médecin  religieux  et  qui  est  pénétré  de  la  doctrine  du  péché 
originel. 

A  la  date  du  8  mars  même  anné'?,  une  thèse  proposée  par 
M.  Hamon  :  An  bene  valendi  ratio,  mediocritas?  avec  cette  con- 
clusion :  Ergo  una  bene  valendi  ratio ,  mediocritas . 

A  la  date  du  6  février  1659,  un thèse  présidée  par  M.  Hamon 
et  dont  la  composition  était  de  lui  :  An  actiOj  sine  spiritu?«  dans 
laquelle,  dit  M.  Hermant,  il  traitoit  énigmatiquement  de  la  Grâce 
sous  des  expressions  de  médecine.  »  Il  faut  être  averti  pour  y 
découvrir  une  telle  subtilité.  La  conclusion  est  :  Non  ergo  actio, 
sine  spiritu. 

A  la  date  du  19  février  1660,  une  thèse  présidée  par  lui  :  An 
sana  sanis  ?  avec  cette  conclusion  :  Ergo  sana  sanis.  C'est  en  très- 
bon  latin,  très-concis  et  élégant,  une  suite  de  préceptes  et  d'ob- 
servations de  médecine  expectante  et  d'hygiène;  il  attribue  beau- 
coup à  la  nature.  Je  n'y  vois  rien  de  particulièrement  symbolique, 
à  moins  qu'on  n'y  veuille  voir  un  emblème  général  de  ce  qu'un 
Juste  qui  a  la  Grâce  repousse  le  mal  et  ne  pèche  pas.  On  y  a  cher- 
ché des  allusions  énigmatiques  aux  principes  de  la  fréquente  com- 
munion. 

Je  trouve  encore,  en  1661,  M.  Hamon  l'un  des  neuf  juges 
pour  une  thèse  sur  ce  suj^t  :  An  similium  sympathia  major  a 
spiritibus? 

Il  préside,  en  1685,  une  thèse  sur  cette  question  :  An  ut  reliqui 
potus  sic  et  aquœ  modus  aliquis  esse  débet  ? 

Et  en  1687  enfin,  le  30  janvier,  il  préside  cette  thèse  dernière, 
proposée  par  M.Dodart,  sur  ce  sujet  :  An  in  tanta  miiUitudine 
medentium  pauci  medici?  avec  cette  conclusion  :  Ergo  in  tanta 
muUitudine,  etc.  Beaucoup  d'appelés  et  peu  d'élus. 

Pour  corriger  ce  que  cette  énumération  a  de  sec,  j'ajouterai 
qu'en  sa  qualité  de  médecin  qui  avait  beaucoup  vu  de  malades, 
et  môme  hors  du  désert,  qui  avait  été  appelé  au  chevet  de  per- 


APPENDICE. 


585 


sonnes  de  toute  condition,  M.Hamon  savait  beaucoup  de  particu- 
larités curieuses,  d'anecdotes  peu  connues;  et  quoique  n'ayant 
entrevu  le  grand  monde  que  par  une  fente,  il  l'avait  saisi  à  des 
endroits  intéressants  et  là  où  le  monde  ne  se  farde  pas;  il  avait 
reçu  des  confidences.  Sur  la  mort  du  cardinal  Mazarin,  par  exem- 
ple ,  voici  un  détail  qu'on  ne  lit  point  ailleurs  : 

«  Le  cardinal  Mazarin,  étant  très-mal,  envoya  quérir  M.  Joli, 
curé  de  Saint-Nicolas- des-Champs,  maintenant  évêque  d'Agen.  11 
le  sut  pendant  qu'il  faisoit  son  prôn&,~et  il  le  dit  tout  haut.  Il  alla 
donc  au  bois  de  Vincennes,  et  il  voulut  parler  d'abord  à  ce  malade 
de  quelques  points  importants  de  sa  vie,  dont  l'un  étoit  les  de- 
niers publics  qu'il  avoit  eus  en  maniement.  Mais  et  sur  celui-là  et 
sur  les  autres,  il  s'en  tira  avec  adresse  sans  vouloir  y  entrer,  té- 
moignant à  M.  Joli  qu'il  l'a  voit  seulement  envoyé  quérir  pour  l'en- 
tendre parler  de  Dieu.  Il  le  fit  donc  et  se  mitsursonlit;  le  cardinal, 
qui  étoit  déjà  dans  les  inquiétudes  de  la  mort,  le  tenoit  embrassé 
et  avoit  passé  une  de  ses  jambes  par-dessus  celles  de  M.  Joli  au- 
quel il  ne  donnoit  pas  un  moment  de  patience;  car,  aussitôt  qu'il 
se  taisoit,  il  lui  disoit  fortement  :  «  Parlex-moi  de  Dieu,  monsieur 
Joli,  »  de  sorte  qu'il  Tétouffoit  presque.  II  reprit  néanmoins  ha- 
leine pendant  quelques  intervalles.  Après  qu'il  fut  mort,  il  alla 
trouver  le  roi,  qui  lui  demanda  de  quelle  manière  il  étoit  mort. 
M.  Joli  répondit  au  roi  qu'on  pouvoitdire  qu'il  avoit  vérifié  en  sa 
personne  ce  qu'on  dit  ordinairement,  qu'il  étoit  mort  comme  il 
avoit  vécu.  Le  roi  témoigna  par  sa  contenance  et  changeant  de 
visage  que  ce  discours  le  surprenoit  et  l'affligeoit.  M.  Joli  s'en 
aperçut,  de  sorte  qu'il  s'avança  vers  le  roi  qui  se  détournoit  un 
peu,*  et  lui  ajouta  :  «  Mais,  Sire,  je  puis  dire  à  Votre  Majesté  pour 
sa  consolation  que  je  n'ai  jamais  vu  une  si  grande  ardeur  d'enten- 
dre la  parole  de  Dieu;  »  et  il  lui  en  fit  ensuite  le  détail,  ce  qui  re- 
mit le  roi  en  bonne  humeur. 

«  C'est  ce  que  M.  Hamon  a  su  de  M.  l'évêque  d'Agen  même, 
qu'il  avoit  traité  malade  au  Mesnil-Siint-Denis  où  il  étoit  chez 
M.  de  Montmor,  en  1663  ou  1664.  »  —  M.  Hermant  a  fait  usage 
de  cette  note  dans  ses  Mémoires  manuscrits*. 

Avant  de  finir  avec  ce  modèle  des  médecins  chrétiens,  je  dirai, 

1.  M.  Joli  était  assez  célèbre  en  son  temps  par  ses  prédications  ei  par 
ses  prônes  pour  que  Boileau  l'ait  nommé  dans  un  vers  (Satire  IV,  vers  vzo). 
—  Quelque  chose  de  ce  qu'on  vient  d'entendre  raconter  par  M.  Hamon  se 
retrouve  dans  les  Mémoires  de  Brienne  publiés  par  M.  Barrière  (tome  II, 
page  147),  mais  moins  circonstancié  et  moins  exact.  Dans  le  Journal  his- 
torique de  Louis  XIV  qui  est  à  la  suite  de  VHistoire  de  France  parle  Père 
Daniel  (tome  XVI,  page  85),  les  paroles  de  Mazarin  à  M.  Joli  sont  pré- 
sentées sous  un  autre  jour  et,  l'on  peut  dire,  à  contre-sens,  d'après  ce  faux 
principe  de  toujours  farder  la  mort  des  hommes  illustres  :  on  les  fait  ou 
plus  chrétiens  ou  plus  repentants,  ou  plus  en  possession  d'eux-mêmes, 
qu'ils  ne  Vont  réellement  été. 


586 


PORT-ROYAL. 


ce  que  bien  des  gens  ignorent  et  ce  qu'il  est  permis  d'ignorer, 
qu'il  existe  quantité  d'ouvrages,  dissertations,  nomenclatures, etc., 
consacrés  à  célébrer  et  à  honorer  les  médecins  qui  ont  été  remar- 
quables par  leur  sainteté.  Les  érudits  reconnaîtront  les  noms  de 
Molanus,  Bzovius,  Carpzow,  BrUckmann.  etc.  Dans  le  Medicorum 
ecclesiasticum  Diarium  de  Jean  Molanus,  qui  est  le  premier  en 
date  (1595),  on  voit  naturellement  en  tête  saint  Luc,  évangéliste, 
médecin  à  Antioche  et  patron  des  médecins.  Suit  une  liste  indi- 
quant le  jour  de  fête  de  tous  les  saints  médecins  et  composée  de 
noms  très -disparates,  parmi  lesquels  on  trouve  bien  d'autres  saints 
et  martyrs  que  saint  Côme  et  saint  Damien.  Un  des  derniers  cha- 
pitres est  intitulé  De  sancto  medico  Raphaële  Archangelo,  à  raison 
de  la  recette  que  l'archange  Raphaël  donna  au  jeune  Tobie  pour 
guérir  la  cécité  de  son  père.  J'aime  mieux  Fontenelle,  louant  Do- 
dart  de  cette  expérience  d'un  Carême  pénitent  qui  lui  sert  à  la 
fois  pour  l'Académie  et  pour  le  Ciel.  De  nos  jours  même,  le  Révé- 
rend Greenhill,  d'Oxford,  a  entrepris  de  publier  une  série  de  bio- 
graphies des  médecins  chrétiens  éminents;  j'en  ai  eu  sous  les  yeux 
plusieurs  petits  volumes. 


SUR  MADAME  ANGRAN 

(Se  rapporte  à  la  page  425.) 


Une  étrange  chicane  m'ayant  été  faite  à  propos  de  madame  An- 
gran  et  de  deux  de  ses  proches  parentés  du  même  nom,  je  suis 
amené  à  me  justifier  et  à  entrer  dans  quelques  détails  qui  m'avaient 
d'abord  paru  d'un  intérêt  secondaire  et  sur  bsquels  j'avais  glissé. 
Le  Père  Rapin  qui,  dans  ses  Mémoires,  n'est  nullement  curieux  de 
la  vérité,  quoi  qu'en  dise  son  annotateur,  mais  qui  est  jaloux  de 
ramasser  tous  les  propos  odieux  ou  ridicules  contre  1?  Jansénisme, 
raconte  qu'Arnauld  vécut  caché  en  ces  années  chez  deux  dames 
du  nom  d'Angran  :  Tune,  madame  Angran  proprement  dite ,  rue  de 
la  Verrerie  (ou  Sainte-Avoie) ,  l'autre,  mademoiselle  Catherine 
Angran,  qui  avait  épousé  M.  de  Bélisi,  conseiller  au  Grand-Conseil, 
et  qui  demeurait  à  la  pointe  de  l'île  Saint- Louis.  11  ajoute  que, 
quoique  toutes  deux  eussent  un  entier  dévouement  à  celui  qu'elles 
cachaient  tour  à  tour,  la  dame  de  l'île  Saint-Louis,  sur  le  compte  de 
laquelle  il  voudrait  bien  s'égayer,  était  pourtant  la  préférée  et  la 
favorite.  A  ces  particularités,  je  n'ai  rien  à  opposer,  sinon  que  je 


APPENDICE. 


587 


n'ai  vu  nulle  part,  chez  nos  écrivainv'î  et  nos  ami?,  de  preuve  ni 
de  trace  de  cette  préférence  marquée  pour  madame  de  Bélisi;  et  au 
nombre  des  cachetles  d'Arnauld  qui  ne  sont  indiquées  que  fort 
sommairement,  je  ne  trouve  que  le  logis  de  madame  Angran,  rue 
Sainte- Avoie  K  Le  Père  Rapin  se  pique  d'en  savoir  plus  long.  A  la 
bonne  heure!  Les  Jésuites  pourtant  ne  devaient  pas  être  si  au 
fait  des  retraites  de  M.  Arnauld;  car  certainement,  si  leur  police 
avait  su  où  il  était,  ils  l'auraient  fait  arrêter  et  mettre  à  la  Bastille. 
Le  Père  Rapin  dit  encore  de  madame  Angran  qu'elle  épousa  en 
secondes  noces  l'abbé,  depuis  marquis  de  Roucy;  et  il  le  dit  dans 
les  termes  les  plus  méprisants  qu'il  peut.  On  n'avait  pas  besoin  de 
son  témoignage  pour  savoir  le  fait  de  ce  second  mariage  de  ma- 
dame Angran  :  il  fit  assez  de  bruit  sur  le  moment,  et  même  assez 
de  scandale  dans  ce  monde  parlementaire  et  religieux.  Les  parents 
de  son  premier  mari  se  soulevèrent.  On  a  une  lettre  d'Arnauld, 
du  2  février  1675,  en  réponse  à  la  présidente  Le  Coigneux  qui  lui 
avait  écrit  qu'elle  ne  reverrait  jamais  madame  Angran  et  qui  l'ex- 
hortait à  faire  de  même.  Il  y  combat  son  irritation  par  toutes  sortes 
de  considérations  raisonnables  et  chrétiennes;  il  y  plaide  pour  sa 
cousine  en  véritable  ami  et  en  homme  de  charité.  Voilà  donc  une 
madame  Angran,  devenue  marquise  de  Roucy;  c'est  bien.  Mais 
l'annotateur  des  Mémoires  du  Père  Rapin  ne  s'est  pas  contenté  à  si 
peu  de  frais  :  il  a  voulu  que  cette  madame  Angran  fût  la  même 
que  madame  Angran  de  Fontpertuis  qui  est  une  personne  toute  dif- 
férente, et  il  m'a  adressé  une  critique  que,  malgré  tous  mes  efforts, 
je  suis  encore  à  bien  comprendre  dans  son  raffinement: 

«  M.  Sainte-Beuve ,  dit-il  avec  la  satisfaction  d'up  homme  tout  fier  de 
sa  découverte,  a  confondu  les  deux  belles-sœurs  en  une  seule  (madame  An- 
gran et  madame  de  Bélisi)  -,  il  a  dédoublé  la  marquise  de  Roucy  et  la  vicom- 
tesse de  Fontpertuis;  et  enfin  il  a  pris  l'amie  intimissime  du  docteur, 
madame  de  Bélisi,  pour  une  profane  du  monde  extérieur.  » 

Or,  je  n'ai  rien  fait  de  tout  cela,  et  je  dirai  net  à  l'annotateur 


1.  Voici  ce  que  dit  M.  de  Beaubrun,  un  des  auteurs  les  mieux  informés, 
dans  sa  Vie  manuscrite  de  Nicole  :  «  Pendant  les  années  de  trouble, 
MM.  Arnauld  et  Nicole  s'étoient  absolument  retirés  et  se  tenoient  cachés  : 
ils  logeoient  abrs  rue  Sainte-Avoie,  paroisse  Saint-Méderic  (apparemment 
chez  M.  Angran  ) ,  et  M.  Nicole  se  faisoit  nommer  M.  de  Hosni.  »  Cet 
apparemmen  t  est  une  conjecture  du  biographe  scrupuleux  et  circonspect. 
Les  adversaires  n'y  regardent  pas  de  si  près.  — •  M.  Arnauld  est  plus  expli- 
cite dans  ses  lettres;  il  y  parle  de  madame  Angran, comme  de  la  personne 
M  qui  Ta  reçu  chez  elle  dans  les  temps  les  plus  fâcheux  avec  une  bonté  et 
une  générosité  sans  exemple.  »  Voilà  qui  est  positif.  Dans  le  peu  de  lettres 
qu'il  écrit  à  madame  de  Bélisi,  au  contraire,  il  n'est  question  que  des 
«  offres  si  charitables  qu'elle  (madame  de  Bélisi)  lui  a  faites  tant  de  fois  de 
lui  donner  asile  dans  ses  persécutions.  » 


588 


PORT -ROYAL. 


qu't7  en  impose,  si  une  note  écrite  sur  un  tel  ton  et  dans  un  pa- 
reil langage  méritait  d'être  prise  au  sérieux.  Ëvidemnaent,  si  Tan- 
iiotateur  est  propre,  comme  on  me  l'assure  et  comme  son  travail  en 
partie  le  prouve,  à  un  certain  genre  de  recherches,  à  étudier  les 
généalogies  et  à  corn;  ulser  des  registres  d'État  civil,  il  n'a  pas 
encore  appris  à  écrire  et  à  éclairer  sa  pensée;  pour  vouloir  être 
trop  fin,  il  est  inintelligible,  il  raille  bien  péniblement.  Ce  jeune 
jésuite  semble  avoir  appris  le  français  à  l'école  du  Père  Labbe, 
et  avoir  formé  son  goût  à  celle  de  Baconis. 

Véritablement,  je  n'ai  rien  confondu  :  il  y  a  trois  personnes 
distinctes  que  je  rencontre  continuellement  dans  mon  monde  et 
dans  mes  Journaux  de  Port-Royal,  madame  Aiigran,  depuis  mar- 
quise de  Roucy,  madame  de  Fontpertuis  et  madame  de  Bélisi. 

Dans  le  Journal  de  Port-Royal,  au  mois  d'avril  1674,  je  lis  : 

«  Le  jeudi  5 ,  après  l'adoration,  on  chanta  vêpres  et  les  trois  nocturnes 
des  morts  sans  les  Répons  pour  M.  de  P'ontpertuis  qui  étoit  mort  depuis 
peu  ;  et  madame  sa  femme  qui  étoit  venue  ici  presque  aussitôt  avoit  de- 
mandé qu'on  lui  fît  un  service.  » 

Voilà  pour  l'une  des  veuves.  —  Et  la  même  année,  en  décembre, 
je  lis,  à  propos  de  l'autre  veuve  : 

«  Le  jeudi  6 ,  on  chanta  vêpres  et  un  nocturne  avec  les  Répons  pour 
feu  M.  Angran,  madame  Angran  en  ayant  prié.  » 

Madame  Angran  était  bien  près,  à  cette  date,  de  consommer  son 
second  mariage,  ^i  elle  ne  l'avait  consommé  déjà,  et,  par  cette 
commémoration  funèbre,  elle  semble  avoir  voulu  faire  comme  un 
dernier  et  suprême  adieu  à  son  premier  mari. 

A  partir  de  ce  moment,  elle  ne  paraît  plus  que  sous  le  nom  de 
madame  de  Roucy. 

Dans  les  mêmes  Journaux  de  Port-Royal  pour  l'année  1695^  je 
trouve  au  mois  d'août  et  au  mois  de  septembre  ces  trois  personnes 
mentionnées  à  la  fois  :  madame  de  Fontpertuis,  pour  une  visite  au 
monastère  des  Champs  (août) ,  madame  de  Bélisi  pour  une  visite 
également  (septembre) ,  et  madame  de  Roucy  pour  un  bon  avir 
officieux. 

D'un  autre  côté,  si  j'ouvre  la  Correspondance  de  M.  Arnauld,  j'y 
vois  deux  lettres  en  particulier  du  bon  et  charitable  docteur  qui 
sont  adressées  à  madame  de  Fontpertuis  (août  et  septembre  1678), 
et  précisément  pour  la  réconcilier  avec  madame  de  Roucy  à  qui  elle 
marquait  de  Ja  froideur  et  qui  le  lui  rendait.  Il  leur  voudrait  en 
ceci  des  dispositions  plus  chrétierines  :  «  C'est  Dieu  principalement 
que  j'y  regarde,  dit-il,  quoiqu'il  soit  vrai  qu'il  m'est  un  peu  dur  de 


APPENDICE. 


589 


voir  deux  personnes  qui  ont  toutes  deux  beaucoup  de  confiance  en 
moi  vivre  si  froidement  ensemble.  y>  Il  paraît  même,  d'après  quel- 
ques mots  de  M.  Arnauld,  que  les  religieuses  de  Port-Royal  avaient 
pris  parti  d'abord  très-vivement  contre  madame  de  Roucy,  qui 
n'osa  durant  des  années  retourner  au  monastère. 

Enfin,  dans  le  testament  de  M.  Arnauld,  où  il  n'est  fait  nulle 
mention  de  madame  de  Bélisi,  madame  de  Fontpertuis  est  désignée 
comme  légataire  universelle  et  exécutrice  des  dernières  volontés, 
et  madame  de  Roucy  y  a  place  pour  une  marque  spéciale  de  sou- 
venir. Je  ue  sais  après  cela  ce  que  peut  vouloir  me  dire  le  jeune 
jésuite  avec  son  dédoublement. 

C'est  lui,  lui  seul,  qui  a  tout  confondu  et  qui  s*est  embrouillé. 
Madame  de  Fontpertuis,  en  effet,  a  un  autre  nom  de  famille  que 
celui  qu'il  indique  pour  madame  Angran,  la  femme  du  conseiller 
de  la  Cour  des  Aides:  celle-ci  est,  suivant  Tannotateur,  Marie 
Aubery,  fille  d'un  maître  des  comptes,  tandis  que  madame  de 
Fontpertuis  est  de  son  nom  Angélique  Crespin ,  fille  de  M.  Crespin 
Du  Vivier,  président  aux  enquêtes,  veuve  de  Jacques  Angran, 
écuyer,  seigneur  de  Fontpertuis,  Lailly,  etc.,  conseiller  au  Par- 
lement de  Metz.  Elle  était  cousine  de  l'autre.  Dans  la  vie  de  M.  Ar- 
nauld, à  mesure  que  les  années  s'écoulent  et  que  les  épreuves  se 
succèdent ,  c'est  madame  de  Fontpertuis  qui  tient  la  première 
place,  la  place  essentielle  par  le  dévouement,  par  l'affection  :  c'est 
vraiment  l'amie  de  cœur,  celle  qui  a  toute  la  confiance  et  qui  la 
mérite  en  prenant  sur  elle  toutes  les  charges  de  Tamitié  la  plus 
active  et  la  plus  courageuse;  c'est  la  seule  qui  aurait  le  droit 
d'être  appelée  l'm^imim'me,  pour  parler  comme  l'agréable  jésuite, 
la  seule  dont  on  a  pu  dire  justement  «  qu'elle  étoit  pour  M.  Arnauld 
ce  qu'étoient  pour  saint  Jérôme  les  Faute  et  les  Marcelle.  »  Il  n'est 
pas  besoin  de  tant  de  recherches  pour  voir  ce  qui  est  clair  comme 
le  jour.  Ignorer  cela,  supprimer  madame  de  Fontpertuis  à  partir 
de  1675,  faire  d'elle,  en  vertu  de  je  ne  sais  quelle  note  mal  com- 
prise, la  même  personne  que  madame  de  Roucy,  c'est  trahir  son 
peu  de  lecture  des  choses  dont  on  parle  et  auxquelles  on  s'attaque  ; 
noire  jeune  jésuite  n'a,  évidemment,  jamais  parcouru  la  Corres- 
pondance de  cet  Arnauld  que  ses  supérieurs  lui  ont  dit  de  haïr.  Il 
ne  sait  donc  pas  à  quel  point  madame  de  Fontpertuis ,  dans  les 
dernières  années,  n'avait  pas  craint  de  s'afficher  aux  yeux  des  in- 
différents ou  des  moqueurs  par  son  zèle  pour  l'illustre  exilé  et  par 
ses  voyages  pour  l'aller  rejoindre  et  consoler.  Elle  avait  un  fils 
unique,  disent  nos  Nécrologes,  dont  elle  eut  un  soin  tout  particu- 
lier et  à  qui  elle  donna  M.  Eustace  pour  précepteur.  Ce  fib  devint 
un  libertin  et  un  franc  athée,  un  digne  ami  du  futur  Kegent.  La 
première  fois  qu'on  le  proposa  à  Louis  XI Y  pour  accompagner  à 
l'armée  son  neveu,  le  roi  s'écria  :  «  Quoi!  le  fils  de  cette  folle  qui 
a  couru  M.  Arnauld  partoutr...  »  Le  mot  se  trouve  en  son  lieu 


590 


PORT-ROYAL. 


ailleurs  (page  490):  je  n'en  veux  conclure  ici  qu*à  la  notoriété  d« 
madame  de  Fontpertuis  comme  amie  déclarée  de  M.  Arnauld 

Louis  XIV  n'eût  certainement  pas  dit  la  même  chose  de  ma- 
dame de  Bélisi.  Le  nom  de  cette  dernière  n'avait  pas  cette  signifi- 
cation courante  et  n'était  pas  ainsi  lié  et  associé  publiquement 
à  celui  du  célèbre  docteur.  Il  n'y  a  pas  ombre  de  comparaison  à 
établir  entre  elles  à  cet  égard.  Madame  de  Bélisi  que  je  n'ai  nul- 
lement appelée  une  profane,  mais  qui  mérite  en  effet  une  mention 
toute  particulière,  était  d'ailleurs  une  des  meilleures  dévotes  de 
notre  monde,  des  plus  généreuses,  des  plus  libérales,  des  plus 
hospitalières.  Elle  n'avait  pas  tenu  rigueur  à  madame  de  Roucy  et 
avait  su  si  bien  faire  par  son  bon  procédé  qu'elle  lui  avait  regagné 
le  cœur.  Elle  se  prodiguait  et  se  multipliait  pour  les  amis.  Elle  allait 
voir  M.  Feydeau,  son  ancien  directeur,  lorsqu'il  était  curé  àVitry; 
elle  le  logeait  et  le  recevait  dans  ses  passages  à  Paris  :  c'est  par  lui 
qu'on  apprend  à  la  connaître  de  plus  près.  Elle  était  pour  Port- 
Royal  une  inépuisable  bienfaitrice ,  une  visiteuse  assidue ,  une 
donneuse  d'avis  infatigable.  Elle  mourut  à  80  ans,  le  24  mai  1701, 
et  voulut  que  son  cœur  fût  inhumé  et  reposât  dans  le  monastère 
qu'elle  avait  tant  aimé.  On  lui  fit  une  épitaphe  latine  fort  belle; 
mais,  par  une  singulière  injure  du  sort,  \e  Nécrologe,  en  lui  consa- 
crant un  article,  écorche  son  nom.  Elle  y  est  appelée  de  Betisi, 
erreur  que  les  éditeurs  ou  imprimeurs  du  Père  Rapin  ont  répétée 
consciencieusement.  Soyons  indulgents  les  uns  pour  les  autres  à 
l'article  des  fautes  vénielles.  Que  si  je  parais  sévère  dans  cette  note 
pour  le  jeune  jésuite,  le  Père  Le  Lasseur,  c'est  que  si  l'annotateur 
des  Mémoires  de  Rapin  a  manqué  de  goût  et  d'exactitude  à  mon 
sujet  en  cet' endroit,  il  est  un  autre  passage  où  il  a  manqué  ouver- 
tement à  la  loyauté  et  à  la  bonne  foi  qu'on  peut  exiger  même  d'un 
critique,  et  ce  dernier  tort  est  plus  grave.  On  m'a  dit  qu'il  était 
ua  disciple  du  respectable  Père  de  Montézon  :  je  ne  m'en  suis  pas 
aperçu.  (J'ai  su,  depuis,  qu'il  rejette  le  tout  sur  l'éditeur  en  nom, 
M.  Léon  Aubineau,  qui  nous  hait,  à  ce  qu'il  paraît,  et  à  qui  le  nom 

1.  Louis  XIV  a  parlé  plus  d'une  fois  de  madame  de  Fontpertuis,  et  tou- 
jours par  rapport  à  M.  Arnauld.  Dans  les  premiers  temps  del'avénement  de 
M.  de  Noailles  à  rarchevéché  de  Paris,  ce  prélat  ayant  fort  contribué  à 
faire  élire  le  Père  de  La  Tour  comme  général  de  la  Congrégation  de  l'Ora- 
toire ,  le  roi  lui  dit  :  «  Mais  il  est  Janséniste  I  »  Sur  quoi  l'archevêque  as- 
sura qu'il  ne  Pétait  non  plus  que  lui  et  que  c'était  un  homme  d'une  doc- 
trine très-saine  et  de  mœurs  très-saintes.  Le  roi  insista  en  disant  :  "  Il  a 
été  confesseur  de  madame  de  Fontpertuis.  »  —  «  Je  n'en  sais  rien,  dit  l'ar- 
chevêque, je  le  saurai.  »  Il  s'en  informa,  et  quand  il  retourna  à  Versailles, 
il  dit  au  roi  qu'il  avait  appris  que  le  Père  de  La  Tour  avait  été  en  effet 
confesseur  de  cette  dame ,  mais  qu'il  avait  cessé  de  l'être  depuis  que , 
contre  son  avis,  elle  s'était  exposée  à  traverser  les  armées  pour  aller  voir 
M.  Arnauld  en  Flandre.  Sur  ce  le  roi  répondit  que  le  Père  de  La  Tour 
avait  agi  alors  fort  prudemment,  (  Lettres  manuscrites  de  M,  VuUlart  ^ 
M.  de  Préfontain©.  ) 


APPENDICE- 


591 


de  l'ancien  docteur  de  Sainte-Beuve  et  le  mien  donnent  également 
sur  les  nerfs.  C'est  vraiment  trop  d'honneur.) 


UN  ARBITRAGE  DE  MADAME  DE  LONGUEVILLE. 


(Se  rapporte  à  la  page  480.) 


Je  n'ai  point  parlé  dans  les  éditions  précédentes  d'une  histoire 
assez  singulière  qui  occupa  pendant  quelque  temps  les  esprits 
dans  le  monde  ecclésiastique  et  qui  partagea  le  faubourg  Saint- 
Jacques;  mais  puisque,  dans  cette  édition  nouvelle,  j'ai  usé  plus 
d'une  fois  des  Journaux  de  M.  Des  Lions,  doyen  de  Senlis,  il  est 
juste  que  je  répare  cette  omission  et  que  je  dise  quelque  chose  de 
l'affaire  qui  a  particulièrement  gravé  son  souvenir.  On  y  gagnera 
de  voir  ce  qu'était  le  salon  de  madame  de  Longueville  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie  et  le  genre  d'esprit  qui  y  triomphait. 
M.  Des  Lions  avait  une  nièce,  fille  de  son  frère,  procureur  du  Roi 
à  Pontoise,  laquelle  avait  nom  Perrette  Des  Lions.  C'était,  autant 
qu'il  semble,  une  personne  honnête  et  pieuse,  mais  assez  bizarre 
et  variable  d'humeur.  Elle  avait  passé  sous  la  conduite  de  plusieurs 
directeurs,  à  commencer  par  celle  de  son  oncle  M.  Des  Lions;  elle 
l'avait  quitté  pour  xM.  Hermant,  chanoine  de  Beauvais,  et  en  dernier 
lieu,  elle  avait  pour  directeur  M.  Arnauld.  Voulant  se  retirer  en 
religion,  déjà  majeure  et  possédant  quelque  bien  du  chef  de  feu  sa 
mère,  elle  demandait  à  son  père  des  comptes  que  celui-ci  se  mon- 
trait peu  disposé  à  lui  rendre.  11  s'en  suivit  bien  des  débats,  des 
chicanes  et  des  procès,  dans  lesquels  M.  Arnauld  eut  peut-être  le 
tort  d'intervenir  avec  sa  logique  et  son  raisonnement  trop  absolus. 
Sans  doute  Perrette  Des  Lions  était  strictement  dans  son  droit, 
même  en  plaidant  contre  son  père  ;  mais  il  n'était  pas  bien  néces- 
saire, ce  semble,  que  M.  Arnauld  s'engageât  à  soutenir  ce  droit  si 
rigoureusement.  Cela  fâcha  et  piqua  le  doyen  de  Senlis,  M.  Des 
Lions,  qui,  bien  que  lié  jusqu'alors  d'estime  et  de  doctrine  avec 
M.  Arnauld,  et  s'étant  même  fait  exclure  à  cause  de  lui  de  la  Sor- 
bonne,  ne  put  se  contenir  et  lança  un  factum  contre  son  ancien 
ami.  C'est  dans  le  cours  de  ces  désagréables  débats,  et  avant  qu'on 
en  fût  venu  aux  paroles  extrêmes,  qu'Arnauld  crut  devoir  adresser 
une  grande  lettre,  —  une  lettre  de  47  pages,  —  au  doyen  de  Senlis 
pour  maintenir  les  droits  de  cette  fille  majeure^  niais  très-peu  '/î^- 


592 


PORT-ROYAL 


téressante.  La  lettre,  avant  d'être  envoyée,  fut  communiquée  aux 
illustres  amis  du  faubourg.  C'était  en  1678,  l'année  môme  qui  pré- 
céda la  mort  de  la  duchesse  de  Longueville  ;  et  celle  princesse  fut 
choisie  pour  arbitre ,  un  peu  comme  M.  le  Premier  Président  de 
Lamoignon  dans  l'affaire  du  Lutrin.  Mais  elle  n'y  apporla  pas  le 
même  esprit  de  modération,  et  Nicole,  qui  n'était  pas  d'avis  de 
suivre  cette  dispute,  eut  tort  à  ses  yeux.  Tout  se  passa,  d'ailleurs, 
fort  galammenl  et  dansles  formes  un  peu  surannées  qui  rappelaient 
l'hôtel  de  Rambouillet  et  le  temps  de  Voiture.  Je  laisse  parler  l'un 
de  nos  auteurs  (manuscrits),  qui  tenait  le  récit  de  la  bouche  même 
de  Nicole; 

M  M.  Nicole,  dit-il,  vit  la  lettre  de  M.  Arnauld,  et  il  fut  d'avis  qu'il  la 
supprimât  et  ne  l'envoyât  point.  M.  Arnauld  prétendit  qu'il  n'y  avoit  rien 
dans  sa  lettre,  dont  iM.  le  doyen  de  Senlis  dût  être  choqué  :  on  convint  que 
cette  lettre  seroit  lue  à  madame  de  Longueville,  pour  en  passer  par  son 
avis.  M.  Nicole  connoissoit  apparemment  Perrette  Des  Lions  .  elle  passoit 
pour  un  esprit  difficile  et  bizarre,  dont  par  conséquent  les  procédés  pou- 
voient  choquer  ses  proches.  M.  Arnauld  n'envisageoit  que  la  question  de 
droit,  qui  étoit  qu'on  peut,  sans  manquer  au  respect  dû  au  père,  rede- 
mander en  certaines  occasions  le  bien  de  la  mère;  et  sans  doute  que  de 
ce  côté-ià  M.  Des  Lions  donnoit  prise  sur  lui.  C'est  à  quoi  il  paroît  que  le 
tribunal  de  la  Princesse  fut  uniquement  attentif.  Elle  prit  en  badinant, 
pour  juger  cette  alfaire  avec  elle,  deux  assesseurs,  M  Poncet,  son  inten- 
dant, et  M.  de  La  Chaise,  très-bel  esprit.,  qui  demeuroit  chez  madame  la  du- 
chesse de  Longueville  '.  M.  Nicole  m'a  donné  la  copie  d'une  lettre  que  lui 
écrivit  M.  de  La  Chaise,  où  il  rapporte  avec  beaucoup  d'enjouement  le  juge- 
ment de  Thémis  (c'est  la  Princesse).  La  lettre  fut  donc  envoyée.  M.  Nicole 
fut  condamné  aux  dépens,  qui  furent  évalués  à  une  fjaire  de  gants  qu'il 
donneroit  à  M.  Arnauld.  Cette  lettre  produisit  un  fort  grand  fracas.  M.  le 
doyen  de  Senlis  jeta  de  grands  cris:  on  fit  des  Mémoires  imprimés,  et 
tout  le  monde  eut  à  juger  de  l'affaire  de  Perrette  Des  Lions....  » 

Nicole  avait  donc  fort  bien  vu  dans  sa  sagesse.  On  peut  lire  dans 
le  Supplément  (in-4°)  au  Nécrologe,  pages  283  et  suiv.  ,  l'espèce  de 
lettre  ou  de  sentence  portant  la  date  du  15  novembre  1678;  écrite 
sous  la  dictée  de  la  Princesse  par  M.  de  La  Chaise,  et  contresignée 
Poncet,  au  bas  de  laquelle  on  lit:  «J'approuve  tout  ceci,  Anne  de 
Bourbon,  »  La  pièce  d'un  goût  douteux  est  une  parodie  des  for- 
mules de  procédure  :  on  .y  accorde  à  Nicole  qu'il  sera  retranché 
par  ci  par  là  dans  la  lettre  de  M.  Arnauld  quelques  expressions 
durettes  et  peu  civiles;  mais  il  reste  condamné  au  fond  et  en  der- 
nier appel  :  M.  Arnauld  y  est  tout  au  plus  condamné  «  en  la 


1.  M.  de  La  Chaise,  membre  de  l'Académie  française,  auteur  deVHis- 
toire  de  suint  Louis.  Il  logeait  à  l'hôtel  de  Longuevdle,  comme  iM.  Du  Bois 
à  l'hôtel  de  Guise,  comme  l'abbé  de  Bourzéis  à  l'hôtel  de  Liancourt,  comme 
M.  Boileau  à  l'hôtel  de  Luines, 


APPENDICE. 


593 


forme,  »  et  il  rendra  à  M.  Nicole  «  le  gant  de  la  main  gauche  seu- 
lement. » 

L'oserai-je  dire?  le  détail  de  cette  petite  affaire  et  la  manière  dont 
elle  fut  plaidée  par-devant  la  Thémis  Sérénissime  semble  indiquer 
que  le  goût  de  madame  de  Longueville  sur  la  fin  retardait  un  peu, 
et  que  le  bel  esprit,  si  en  honneur  et  à  la  mode  dans  sa  jeunesse, 
continuait  de  régner  dans  sa  petite  Cour  aux  dépens  même  du  bon 
esprit. 

Quant  à  M.  Des  Lions,  il^  eut  plus  tard  du  regret  de  sa  vivacité  ; 
il  revint  à  ses  premiers  et  véritables  sentiments  sur  le  compte  de 
M.  Arnauld  pour  lequel  il  avait  eu  l'honneur  de  souffrir  autrefois 
persécution  en  Sorbonne.  A  la  date  de  février  1699,  il  n'y  avait  plus 
que  cinq  docteurs  survivants  des  soixante  et  dix  qui  avaient  sou- 
tenu M.  Arnauld  en  1656  et  qui  avaient  mieux  aimé  encourir  l'ex- 
clusion de  la  Faculté  et  la  privation  de  leurs  droits  que  de  manquer 
à  la  défense  de  la  justice  en  la  personne  de  leur  illustre  confrère 
persécuté.  M.  Des  Lions  était  l'un  de  ces  cinq  athlètes  :  «  Ce  sont 
tous  vieillards  vénérables,  écrivait  M.  Vuillart  à  cette  date,  et  que 
je  respecte  comme  devrais  confesseurs.  Il  y  a  eu  quelque  foiblesse 
en  M.  Des  Lions  à  l'égard  de  M.  Arnauld  au  sujet  de  sa  nièce...; 
mais  à  cela  près  il  est  digne  de  vénération.  » 


SDR  NICOLE. 

(Se  rapporte  à  la  page  488.) 


Voici  la  lettre  de  Nicole  à  Arnauld,  la  première  depuis  leur  sé- 
paration, et  qu'il  écrivit  de  Liège  dans  les  premiers  jours  d'août 
ou  tout  à  la  fin  de  juillet  1679  :  Arnauld  y  répondit  par  une  lettre 
du  9  août  qui  est  dans  ses  Œuvres.  On  a  la  minute  de  la  lettre  de 
Nicole,  et  de  sa  propre  main  (Manuscrits de  la  bibliothèque  Maza- 
rine,  T.  2297). 

«  Je  réponds,  ou  plutôt  j'écris  à  M.  d'UrvaU  sur  M.  Elzevir  et 
sur  divers  autres  points,  mais  je  crois  me  devoir  adresser  à  vous 
en  particulier,  sur  le  sujet  des  plaintes  que  je  sais  que  l'on  fait 

i.  M.  d'Urval,  c'est  M.  Guelphe,  secrétaire  et  compagnon  de  retraite  de 
M.  Arnauld. 


IV  —  38 


594 


PORT-ROYAL. 


sur  mon  sujcl  et  que  j'ai  apprises  tant  par  M.  d'Urval  que  pai 
M.  Périer. 

«  Je  vous  avoue  qu'elles  ne  font  pas  un  petit  surcroît  des  peines 
de  mon  état,  mais  que  plus  je  les  considère  et  moins  je  les  trouve 
raisonnables. 

ce  11  y  a  différentes  mesures  de  force  dans  les  hommes.  L*on  se 
contente  d'ordinaire  qu'ils  en  aient  pour  souffrir  leur  état,  princi- 
palement si  cet  état  est  dur  et  pénible,  sans  prétendre  qu'ils  soient 
obligés  d'en  ajouter  de  nouvelles  auxquelles  Dieu  ne  les  engage 
pas  manifestement.  Nous  avons  eu  et  nous  avons  encore  divers 
amis  exilés,  M.  Feydeau,  M.  Bourricaut,  M.  Chardon,  M.  Ragot'. 
Mais  personne  ne  les  a  pressés  de  rendre  leur  exil  plus  fâcheux  en 
se  chargeant  d'un  poids  qui  leur  fOt  incomparablement  plus  dur 
que  l'exil,  et  on  ne  les  sollicite  point  d'écrire^  de  peur  de  rendre 
leur  condition  pire.  Je  suis  de  la  même  condition  qu'eux;  car, 
entre  une  chambre  garnie  de  Bruxelles  et  une  maison  de  Bourges, 
il  n'y  a  pas  grande  différence.  Cependant  on  ne  me  traite  pas  de  la 
même  sorte;  on  prétend  me  faire  entrer  dans  des  engagements 
qui  me  seroient  infiniment  plus  pénibles,  non-seulement  que  l'exil, 
mais  que  la  plus  affreuse  prison,  sans  avoir  égard  que,  si  je  puis 
souffrir  l'un,  il  ne  s'ensuit  pas  que  je  puisse  l'autre. 

«  On  ne  propose  guère  aux  gens  de  se  faire  mettre  en  prison,  et 
l'on  croit  que  c'est  une  bonne  excuse  pour  s'exempter  de  toutenga- 
gement  :  et  néanmoins  ce  que  l'on  prétend  de  moi  est  tel  que  je 
n'en  fais  aucune  comparaison  avec  la  prison.  Car,  je  ne  vois  rien 
de  plus  pénible  au  monde  que  d'avoir  la  conscience  en  prison, 
d'être  travaillé  de  continuelles  incertitudes,  d'être  dans  un  état  ex- 
traordinaire, non-seulement  sans  voir  que  Dieu  nous  y  appelle, 
mais  contre  sa  lumière  intérieure,  et  cependant  d'avoir  lieu  de  re- 
garder cet  état  comme  devant  durer  autant  que  la  vie. 

a  Quand  je  craindrois  dans  cet  état  des  maux  temporels ,  il 
semble  qu'il  y  ait  quelque  lieu  de  les  craindre,  et  que  Ton  craint  à 
moins.  On  me  mande  de  Paris  que  je  ne  suis  plus  en  sûreté  en 
Flandre,  parce  que  j'ai  découvert  à  M.  de  Paris  que  j'y  étois.  Je 
ne  suis  donc  en  sûreté  nulle  part;  car,  étant  résolu  de  ne  me 
point  enfermer,  je  suis  trop  connu  pour  pouvoir  être  caché.  Il  faut 
donc  se  résoudre  à  mener  une  vie  incertaine  et  vagabonde,  à  être 

1.  M.  Ragot,  archidiacre  d'AIeth,  relégué  à  Drives  par  lettre  de  cachet; 
M.  Chardon,  théologal  de  Saint-Maurille  d'Angers,  exilé  à  Riom,  en  Au- 
vergne; M.  Bourricaut  ou  Bourigaud,  également  docteur  de  la  Faculté 
d'Angers,  exilé  à  Semur,  en  Bourgogne;  enfin,  le  docteur  Feydeau,  ancien 
vicaire  et  catéchiste  de  Saint-Merry,  ancien  curé  de  Vitry,  en  dernier  lieu 
théologal  de  l'église  de  Beauvais,  exilé  à  Bourges.  Ce  dernier,  dont  les 
Mémoires  inédits  ont  de  l'intérêt,  mérite  une  notice  à  part,  et  il  a  droit 
désormais,  puisqu'il  y  a  jour,  à  un  portrait.  (Voir  dans  l'Appendicà  du 
tome  Vr) 


APPENDICE. 


595 


toujours  en  crainte  d'être  chassé  du  lieu  que  j'aurois  choisi.  Croit- 
on  que  cet  état  soit  fort  commode,  et  que  l'on  puisse  demander 
avec  justice  aux  gens  qu'ils  se  rendent  cet  état  comme  nécessaire 
pour  toute  leur  vie?  Il  y  a  des  choses  que  Pon  ne  demande  pas 
proprement  aux  personnes,  on  attend  qu'elles  s'y  portent  d'elles- 
mêmes,  et  ce  sont  celles  qui  sont  de  cette  nature.  On  laisse  le 
monde  juge  de  sa  force  intérieure,  et  l'on  ne  veut  point  prendre 
sur  soi  de  les  engager  aux  choses  douteuses.  Ces  messieurs  ne 
gardent  pas  tant  de  mesure;  ils  proposent  des  engagements  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  dur  dans  la  vie,  comme  si  ce  n'étoit  rien.  Ils 
supposent  les  choses  faites,  et  quand  on  n'entre  pas  dans  leur 
pensée ,  ils  se  plaignent  comme  si  on  leur  faisoit  tort. 

«  On  en  croira  néanmoins  ce  qu'on  voudra^  mais  il  est  pourtant 
vrai  que  ce  ne  sont  point  ces  inconvénients  temporels  qui  m'occu- 
pent l'esprit.  Quoique  je  les  envisage  tels  qu'ils  sont,  ils  ne  me 
font  point  peur,  pourvu  que  je  ne  m'y  engage  point  moi-même  et 
que  j'aie  cette  confiance  que  c'est  Dieu  qui  me  les  envoie,  et  que 
ce  n'est  pas  l'effet  de  mon  caprice  et  de  ma  témérité. 

«  Je  puis  être  excessif  dans  cette  crainte  et  dans  celle  que  j'ai 
des  écrits  de  contestation  :  il  faut  pourtant  reconnoître  que  cette 
crainte  n'est  point  si  mal  fondée.  Madame  de  Longueville  m'a 
avoué  qu'elle  n'a  jamais  pu  goûter  V Apologie  des  Religieuses  de 
Port-Royal.  Je  sais  que  M.  de  Saint-Gyran  (de  Barcos)  et  M.  Guil- 
lebert  l'ont  aussi  fort  désapprouvée,  et  qu'ils  ont  soutenu  qu'on  ne 
pouvoit  écrire  de  cet  air  contre  un  archevêque.  J'ai  vu  des  écrits 
de  M.  Hamon  contre  les  Lettres  de  VHérésie  imaginaire  ;  j'ai  relu 
moi-mêfiie  des  écrits  de  ce  genre  que  j'avois  faits,  qui  m'ont  fort 
déplu  et  que  je  ne  ferois  jamais  présentement.  Pensez- vous,  Mon- 
sieur, qu'il  soit  fort  agréable,  lorsque  la  Providence  divine  nous 
met  dans  un  état  qui  a  quelque  répugnance  avec  cet  emploi  dans 
la  pensée  ordinaire  du  monde,  et  auquel  on  peut  aisément  donner 
un  air  ridicule,  mais  qui  certainement  n'enferme  point  l'obligation 
de  s'y  engager,  est-il,  dis-je,  fort  agréable  de  s'exposer,  en  s'y 
engageant,  à  des  peines  continuelles  d'esprit,  à  ne  savoir  si  l'on  a 
bien  ou  mal  fait,  et  à  marcher  dans  de  continuelles  ténèbres  à 
l'égard  de  choses  importantes  et  hors  de  notre  vocation  ? 

a  II  y  a  des  personnes  comme  vous  qui  se  mettent  facilement  au- 
dessus  de  ces  sortes  de  craintes ,  mais  il  y  en  a  d'autres  qui  s'en 
troublent.  Quand  j'ai  une  grande  évidence  de  la  raison,  je  puis  mé- 
priser les  jugements  des  gens  de  bien;  mais  comme  je  ne  l'ai  point 
à  l'égard  des  choses  que  j'ai  marquées,  leur  jugement  me  fait  im- 
pression et  me  porte  à  m'accuser  d'imprudence  de  m'être  engagé 
dans  ces  périls.  Tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  de  s'aveugler  ;  mais 
cet  aveuglement  n'arrête  pas  l'inquiétude  de  l'esprit. 

J'ai  vu  qu'on  avoit  quelque  égard  aux  instincts  des  âmes.  On 
ne  presse  point  M.  Hamo«  d'écrire^  parce,  dit-on,  qu'il  y  a  trop 


596 


PORT-ROYAL. 


de  répugnance.  Cependant  on  ne  sauroit  avoir  plus  de  répugnance 
que  j'ai  à  certains  genres  d'écrits;  je  ne  saurois  élouffer  la  peine 
qu'ils  me  font,  et  elle  aug/rente  tous  les  jours.  Mon  imagination  en 
est  pénétrée  comme  de  la  crainte  du  tonnerre,  et  la  raison  même 
n'est  pas  trop  capable  de  la  guérir  sur  ce  point. 

«  Ce  qui  m'étonne  le  plus  est  que  ceux  qui  font  les  étonnés  et 
les  consternés  ne  voient  pas  qu'ils  ont  dans  leurs  mains  le  nemède 
à  cette  consternation;  car  il  n'y  a  rien  si  facile  que  d'écrire  au 
lieu  où  ils  sont,  et  rhême  avec  une  sûreté  morale,  et  de  vous  en- 
voyer ensuite  leurs  écrits.  Vous  tireriez  de  là  cent  fois  plus  de 
secours  que  vous  n'en  pourriez  tirer  de  moi.  Cependant  cet  expé- 
dient ne  leur  vient  point  dans  l'esprit;  si  on  le  leur  propose,  les 
uns  auront  mal  à  la  tête,  les  autres  à  l'estomac;  et  je  ne  saurois 
m'empêcher  de  croire  que  dans  peu  de  temps  ils  ne  trouveroient 
pas  qu'il  fût  fort  utile  d'écrire. 

a  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  me  décharger  un  peu  sur  toutes  ces 
plaintes,  d'autant  plus  que  je  suis  résolu  de  ne  m'en  plus  décharger 
à  personne  et  de  laisser  dire  le  monde  ce  'ju'il  voudra.  Leui-s 
plaintes  ne  sont  pas  des  raisons,  et  comme  elles  ne  donnent  point 
de  lumière,  elles  ne  peuvent  aussi  obliger  à  un  changement  de 
conduite.  La  voie  que  je  vais  prendre  est  bien  plus  naturelle  et 
même  unique  pour  cela,  c'est  de  prendre  (passer?)  cinq  ou  six 
mois  dans  l'abbaye  d'Orval  qui  m'est  maintenant  ouverte,  et  en- 
suite de  prier  M.  de  Sainte-Marthe  de  faire  la  moitié  du  chemin 
pour  résoudre  avec  lui  ce  que  j'aurai  à  faire.  La  lettre  qu'il  m'a 
écrite  est  une  lettre  vague  et  qui  ne  décide  rien.  Comme  la  route 
pour  y  aller  sera  longue,  que  je  ferai  quelque  séjour  à  Liège,  qu'il 
faudra  aller  jusqu'en  Champagne  pour  y  revenir,  je  partirai  d'ici 
dans  quinze  jours  pour  faire  ce  voyage  qui  sera  de  près  de  quatre- 
vingts  lieues,  ce  qui  n'est  pas  une  petite  fatigue.  » 


ENCORE  NICOLE. 

(Se  rapporte  à  la  page  516.) 


J'ai  sous  les  yeux  un  manuscrit  appartenant  à  mes  amis  de  Hol- 
lande et  qui  porte  ee  titre  naïf  : 

Récit  de  diverses  choses,  que  j'ai  entendu  dire  au  célèbre  M.  Nicole, 


APPENDICE. 


597 


auteur  des  Essais  de  Morale  et  de  divers  autres  ouvrages  très-utiles  à 
l'Église;  et  à  cette  occasion  je  rapporte  différents  traits  d'histoire,  dont 
je  suis  bien  aise  de  me  ressouvenir.  » 

L'auteur  ne  m'est  pas  indiqué  avec  certitude,  et  Ton  hésite 
entre  «  M.  Denys  ou  le  Père  Rufin  de  l'Oratoire.  »»  Je  ne  saurais 
donner  de  meilleure  explication.  Peu  importe,  quant  au  fond;  le 
témoin  est  sincère  et  n'invente  rien^  et  son  récit  est  de  la  dernière 
simplicité.  Besoigne  a  eu  entre  les  mains  ces  papiers,  et  il  s'en  est 
servi,  dans  son  tome  V,  pour  la  Vie  de  Nicole.  11  a  le  plus  souvent 
fondu  le  document  dans  son  texte  :  i'aime  mieux  laisser  parler  di- 
rectement mon  auteur  : 

«  Dans  les  entretiens  que  j'ai  eus ,  dit-il ,  avec  M.  Nicole,  j'ai  remarqué 
que  dans  le  fond  de  son  tempérament  il  y  avoit  beaucoup  de  timidité ,  ce 
qui  jusqu'à  un  certain  point  a  influé  dans  sa  conduite;  mais  ce  défaut  n'a 
pas  été  dominant  dans  ce  grand  homme»  Il  donnoit  à  entendre  que  la  rai- 
son pour  laquelle  il  n'avoit  pas  suivi  M.  Arnauld  ,  depuis  que  cet  illustre 
docteur  se  l'ut  retiré  de  France  après  la  mort  de  madame  la  duchesse  de 
Longueville,  c'est  que,  sans  blâmer  la  conduite  de  M.  Arnauld,  il  ne  se 
sentoit  pas  assez  de  forces  pour  parler ,  comme  faisoit  ce  docteur  dans  ses 
écrits  en  plusieurs  occasions.  Il  ne  le  blâmoit  pas;  mais  il  regardoit  cela 
au  -dessus  de  ses  forces.  M.  Arnauld  avoit  à  cœur  d'empêcher  que  son  ami 
ne  s'engageât  trop  avant  avec  M.  de  Harlai ,  alors  archevêque  de  Paris  ,  et 
j'ai  ouï  dire  qu'il  écrivit  à  M.  Nicole  que,  pour  être  bien  avec  ce  prélat, 
il  fallait  renoncer  à  chrême  et  à  baptême,  » 

Je  lis  dans  ce  manuscrit  quantité  de  traits  et  d'anecdotes  qui 
sont  ailleurs  et  qui  en  ont  été  tirés.  On  y  retrouve  l'historiette  du 
clocher,  mais  avec  plus  de  détails  que  je  n'en  ai  donné  : 

«  Un  jour  M.  Nicole  étant  allé  chez  M.  le  curé  de  Saint- Jacques  du  Haut- 
Pas  (M.  Marcel  ),  on  lui  dit  qu'il  étoit  au  bâtiment  de  son  église.  M.  Ni- 
cole, sans  y  faire  réflexion ,  se  laisse  mener  sur  le  haut  delà  tour  de 
l'église  ,  qui  étoit  une  plate-forme  sans  parapet.  Quand  M.  Nicole  se  vit 
sur  cette  plate-forme,  il  fut  saisi  de  frayeur  et  il  s'assit  à  bas,  disant  à 
ceux  qui  l'environnoient  :  «Mes  amis,  ayez  pitié  de  moi  !  »  Le  remède  étoit 
de  descendre;  mais,  voyant  de  grandes  fenêtres  ouvertes  sur  l'escalier,  il 
s'imaginoi!:  qu'au  moindre  choc  il  tomberoit  et  qu'il  passeroit  au  travers 
de  ces  fenêtres.  Le  parti  qu'on  prit  pour  descendre  fut  que  quelqu'un  de 
ces  messieurs  passeroit  devant,  en  assurant  M.  Nicole  qu'il  n'avoit  qu'à 
tomber  sur  lui  si  l'envie  lui  prenoit  de  tomber ,  un  autre  ami  assurant 
qu'il  le  retiendroit  par  derrière  et  qu'il  l'empêcheroit  de  tomber.  Après 
toutes  ces  assurances ,  on  se  mit  en  marche  en  grand  silence,  M.  Nicole 
étant  tout  occupé  à  conduire  ses  pas  pour  éviter  le  danger.  Après  une 
assez  longue  marche,  la  première  parole  qu'il  dit  fut  celle-ci  :  «  Suis-je 
en  sûreté?  »  On  lui  dit  que  oui.  Alors  il  ajouta  :  «  Si  tous  les  propos  des 
pécheurs  de  se  convertir  étoient  aussi  fermes  que  celui  que  je  viens  de 
former  de  ne  jamais  monter  au  clocher ,  toutes  les  conversions  seroient 
parfaites.  » 

Cette  timidité  physique  qu'il  avait  au  suprême  degré,  il  ne  la 


598 


PORT-ROYAL. 


portait  pas  également  dans  les  choses  morales,  et  dans  certaines 
domarches  auxquelles  il  se  hasardait  sans  trop  de  souci  de  se  com- 
promettre :  c'est  à  quoi  revient  l'anecdote  suivante  ; 

«  M.  Nicole  disoit  cependant  qu'il  avoit  vu  des  gens  plus  timides  que  lui, 
et  il  en  apportoit  pour  exemple,  en  riant  de  tout  son  cœur,  M.  de  Cau- 
martin,  conseiller  d'État,  père  de  M.  l'évêqiie  de  lilols.  Il  (  .1/.  de  Cau- 
mariin)  s'engagea  à  passer  dans  son  carrosse  une  édition  du  Wendrock 
qu'il  falloit  aller  prendre  à  Longjumeau.  Quand  on  approcha  de  Paris,  le 
conseiller  d'État  fut  saisi  de  crainte  et  il  ne  savoit  plus  que  dire,  ni  quelle 
figure  faire ,  et  M.  Nicole  rioit  intérieurement  de  son  embarras ,  car  il 
étoit  avec  lui  dans  son  carrosse.  Il  n'arriva  pourtant  rien ,  et  l'édition 
passa,  et  le  conseiller  se  trouva  hors  d'un  terrible  embarras  ,  dont  le  res- 
souvenir faisoit  rire  M.  Nicole.  » 

Nicole  pouvait  bien  rire,  mais  le  conseiller  d'État  se  fût  trouvé 
dans  un  fort  mauvais  cas  en  effet,  s'il  avait  été  surpris  introduisant 
sous  son  couvert  et  dans  son  propre  carrosse  des  livres  prohibés. 

Nicole  avait  le  talent  de  narrer  en  perfection.  A  table,  au  dessert, 
chez  des  gens  de  distinction ,  quand  il  se  mettait  à  conter  une 
histoire,  on  n'écoutait  que  lui. 

«  M.  Nicole  ,  dit  notre  auteur  ,  avoit  un  extérieur  fort  agréable.  Il  avoit 
le  visage  beau ,  les  yeux  bleus  et  vifs,  le  ton  de  la  voix  étoit  sonore, 
rélocution  noble;  mais  en  parlant  il  y  avoit  des  rencontres  où  il  y  avoit 
de  la  prononciation  chartraine  et  quelques  mauvais  mots  :  par  exemple,  il 
disoit  :  une  cheretle^  au  lieu  de  dire  une  charrette.  Ce  défaut  étoit  rare. 
Celuide  ses  portraits  qui  ressemble  le  mieux  est  celui  qui  fut  peint  chez  ma- 
demoiselle de  La  Fuie(?)  par  mademoiselle  Chéron....  Elle  prenoit  son  temps 
quand  M.  Nicole  dînoit  chez  mademoiselle  de  La  Fuie ,  où  il  alloit  quel- 
quefois dîner ,  lorsque  cette  deinoiselle  demeuroit  dans  la  rue  d'Enfer  , 
faubourg  Saint-Michel. 

«  Je  n'ai  jamais  vu  un  homme  plus  détaché  de  l'amour  de  ces  sottises, 
beauté,  bon  air,  ajustement,  amour  de  lui-même,  désir  de  passer  à  la 
postérité  ou  par  ses  tableaux  (  iiortraits  )  ou  par  bustes.  Il  meprisoit  sou- 
verainement toutes  ces  choses ,  et  il  en  étoit  vraiment  ennemi.  Il  eût  été 
malpropre  ,  s'il  n'eût  eu  un  domestique  qui  avoit  soin  de  le  raser  une  fois 
la  semaine,  comme  je  pense,  qui  lui  peignoit  sa  perruque  et  qui  la  lui 
mettoit  ;  ce  qui  n'empéchoit  pas  qu'elle  ne  fût  souvent  de  travers.  Il  a 
été  longtemps  qu'il  ne  se  servoit  point  de  miroir ,  et  il  disoit  qu'il  ne  se 
miroit  que  lorsqu'il  passoit  sur  le  pont  Notre-Dame  où  ,  en  marchant ,  il 
s'apercevoi  t  dans  les  miroirs  que  l'on  vendoit  sur  ce  pont.  » 

Sur  sa  liltératurô;  sur  sa  manière  d'a'.jûer  les  Anciens,  jusqu'à 
un  certain  point  seulement,  et  de  les  pvuiesser  avec  choix,  on  e  t 
renseigné  en  toute  précision;  et,  chemin  faisant,  on  recueille 
mainte  particularité  bonne  à  savoir  sur  M.  Arnauld,  sur  Pascal  : 

«  M.  Nicole  savoit  parfaitement  les  belles-lettres.  Peu  de  temps  avant 
sa  mort,  il  récitoit  encore  imperturbablement  plusieurs  vers  de  l'Enéide^ 
et  les  plus  beaux  endroits.  Il  m'avoit  dit  ceux  qu'il  falloit  apprendre  par 


APPENDICE. 


599 


mémoire,  et  j'ai  écrit  ces  divers  endroits  au  commencement  et  à  la  fin  d'un 

Virgile  qui  est  en  la  possession  de  M  conseiller  au  Parlement.  Il  vou- 

loit  qu'on  apprit  tout  le  second  livre  de  VÉnéide:  le  quatrième,  hors  quel- 
ques endroits,  et  le  sixième  tout  entier.  Dans  les  autres  livres,  il  en  ctioi- 
sissoit  les  plus  beaux  endroits  :  il  diso't  que  c'étoient  de  beaux  moules 
qu'il  falloit  avoir  dans  l'esprit  pour  écrire  de  beaux  ouvrages;  qu'un  homme 
qui  n'étoit  pas  pourvu  de  ces  beaux  moules  et  qui  se  méloit  d'écrire,  pou- 
voit  dire  de  bonnes  choses,  mais  qu'il  les  imprimoit  en  gothique,  au  lieu 
que  celui  qui  s'est  rendu  propres  ces  beaux  endroits  imprime  en  beaux 
caractères  romains  agréables  à  lire.  Ces  divers  endroits,  avec  les  trois 
livres,  second,  quatrième  et  sixième,  montoient  à  plus  de  quatre  mille 
vers,  et  il  paroît  que  M.  Nicole  les  savoit  encore  par  mémoire  à  près  de 
70  ans. 

«  A  l'égard  d'Horace,  il  le  savoit  comme  Virgile.  Il  me  prêta  l'Horace  de 
M.  Arnauld  qu'il  avoit  parmi  ses  livres.  Au  bout  du  livre,  M.  Arnauld  avoit 
écrit  de  sa  main  le  jugement  qu'il  portoit  des  Satires  et  des  Épîtres  de  ce 
poëte.  Un  endroit  simplement  beau  étoit  marqué  d'un  grand  B,  et  les 
endroits  distingués  pour  la  beauté  étoient  m.arqués  d'un  double  Bj.  Tous 
les  endroits  peu  chastes  ou  obscènes  de  ce  poëte  étoient  entièrement  effacés 
avec  du  crayon  rouge,  sans  qu'on  pût  en  rien  lire.  M.  Nicole  me  le  fit 
remarquer  dans  cet  Horace  de  M.  Arnauld,  et  il  m'ajouta  que  M  Pascal 
avoit  pareillement  effacé  dans  son  livre  de  Montaigne  tout  ce  qui  étoit 
contre  la  chasteté.  Que  cette  exactitude  est  édifiante  dans  ces  grands 
hommes,  qui,  avec  tant  de  force  et  tant  de  vertu,  craignoient  l'ombre  même 
du  danger! 

«  A  l'occasion  de  M.  Pascal,  je  (me)  rappelle  que  M.  Nicole  m'a  dit  que 
quelquefois  il  revenoit  de  la  promenade  avec  les  ongles  chargés  de  carac- 
tères qu'il  traçoit  dessus  avec  une  épingle  :  ces  caractères  lui  remettoient 
dans  l'esprit  diverses  pensées  qui  auruient  pu  lui  échapper,  en  sorte  que 
ce  grand  homme  revenoit  chez  lui  comme  une  abeille  chargée  de  miel 

«  M.  Nicole  ne  faisoit  que  diriger  les  études  des  jeunes  gens  qui  étu- 
dioient  à  Port -Royal.  Les  jeunes  Messieurs  étoient  très-portés  d'eux- 
mêmes  à  l'étude;  ils  n'avoient  besoin  que  d'être  avertis  des  beaux  endroits 
des  auteurs  soit  grecs,  soit  latins.  M.  Nicole  étoit  là  pour  leur  (en)  inspirer 
le  goût.  M.  Nicole  étoit  plutôt  pour  leur  servir  de  moniteur  que  de  maître, 
comme  on  conçoit  ce  nom  aujourd'hui.  » 

Nicole,  qui  a  tant  bataillé  la  plume  à  la  main,  n'était  pas  fort  à 
la  polémique  de  vive  voix,  même  dans  une  chambre  ;  à  plus  forte 
raison  sous  une  porte  cochtre  : 

«  Un  jour,  en  parlant  de  M.  de  Launoi,  M.  Nicole  me  dit  qûe  dans  une 
grande  averse  d'eau  il  s'étoit  retiré  sous  la  porte  du  couvent  des  Carmes 
de  la  place  Maubertà  Paris,  où  M.  de  Launoi  s'étoit  mis  aussi  à  couvert. 
Celui-ci  aborda  M.  Nicole  qu'il  savoit  être  auteur  de  l'ouvrage  de  la  Per- 
péiuité  et.  lui  demanda  brusquement  où  il  avoit  trouvé  dans  les  Pères  la 
doctrine  de  la  Transsubstantiation.  M.  Nicole  fut  fort  surpris  de  ce  dis- 
cours. Comme  il  n'aimoit  pas  entrer  en  dispute  en  cet  endroit-là  avec 

1,  Pétrarque  écrivait  ses  mémento  sur  une  veste  en  cuir  qu'il  portait 
d'habitude;  les  bords  et  les  manches  étaient  tout  chamarrés  de  notes. 


600 


PORT-ROYAL. 


M.  de  Launoi  ,  il  échappa  dès  que  la  pluie  le  lui  permit,  et  il  me  dit 
qu'y  ayant  dans  la  tradition  peut-être  mille  textes  pour  la  présence  réelle, 
il  y  enavoit  cinq  cents  pour  la  Transsubstantiation.  M.  Nicole  paroissoit 
très -mécontent  de  ce  discours  de  M.  de  Launoi.  Il  est  surprenant  ce  qu'il 
échappe  quelquefois  à  des  hommes  savants  qui,  en  parlant  avec  réflexion  , 
ne  diroient  jamais  certaines  choses ,  que  l'inoonsidération  et  le  moindre 
écart  fait  dire,...  » 

Ce  dt)cteur  de  Launoi  sava.t  fort  l^ita  ce  qu'il  d  isAt .  et  il  y  avait 
réfléchi  plus  que  ne  le  supposait  notre  bon  narrateur  :  sur  bien  des 
points^  la  méthode  critique  le  portant,  il  était  en  voie  d'être  un  in- 
crédule. 

Je  laisserai  de  côté  les  crédulités  excessives  de  Nicole  qui  nous 
sont  rapportées  au  long,  les  songes  et  prédictions  des  religieuses  de 
Port-Royal  qu'il  racontait,  nous  dit-on ,  en  accompagnant  ses  récits 
d'une  grande  abondance  et  profusion  de  larmes,  et  en  s'attendris- 
sant  comme  un  Jérémie  ;  je  l'aime  mieux  voir  revenir  sur  le  cha- 
pitre des  belles-lettres,  dût-il,  là  encore,  nous  étonner  un  peu: 

«  Quoique  M.  Nicole  eût  un  grand  goût  pour  les  belles-lettres  grecques 
et  latines,  il  n'en  parloit  qu'en  passant ,  et  il  n'en  faisoit  ni  son  occupa- 
tion ni  ses  délices.  Je  l'ai  entendu  blâmer  son  ami  le  comte  de  Tréville  , 
qui  passoit  sa  vie  à  lire  Homère  ,  et  qui  étoit  toujours  occupé  et  enchanté 
des  beautés  de  ce  poète.  On  disoit  de  ce  comte  qu'il  s'étoit  ennuyé  d'autres 
occupations  plus  solides  ,  pour  se  repaître  du  vain  son  de  l'harmonie  des 
vers  d'Homère.  Je  ne  crois  pas  que  M.  Pascal  en  ait  eu  aucune  teinture  , 
et  cependant  quel  homme  étoit-ce  en  tout  genre  que  M.  Pascal!  M.  Domat, 
son  ami  intime  et  son  parent ,  comme  je  crois ,  et  qui  étoit  un  grand  es- 
prit, m'a  dit  qu'il  '  n'avoit  jamais  pu  goûter  Homère.  Cependant  le  juge- 
ment du  plus  grand  nombre  et  le  goût  général  sont  en  faveur  de  ce  poète. 
Mais  c'est  un  dérèglement  de  consumer  ses  jours  à  s'extasier  sur  ce  genre 
de  beautés.  11  est  avantageux  que  dans  la  jeunesse  on  se  fasse  des  moules 
des  beaux  endroits  des  poètes,  soit  grecs,  soit  latins,  pourvu  que  la 
pureté  des  mœurs  ne  périclite  point;  mais,  quand  on  a  formé  une  fois  son 
esprit  sur  ces  moules,  il  ne  convient  pas  d'être  toujours  occupé  du  moule  ; 
cette  attention  peut  souvent  gêner  l'esprit  et  le  rendre  stupide  :  0  imita- 
tores  servum  pecus  1  « 

Dans  la  querelle  des  Anciens  et  des  Modernes,  notre  bonhomme 
narrateur,  on  le  voit,  si  on  l'avait  consulté,  n'eût  pas  été  absolu- 
ment pour  les  Anciens,  et  je  crois  que  Nicole  lui-même  eût  fait 
ses  réserves.  Mais  nous  recueillons  là  encore  un  trait  en  passant,  à 
l'avantage  du  goût  exquis  de  M.  de  Tréville  :  il  relisait  sans  cesse 
Homère. 

1.  Il,  est-ce  M.  Domat  ?  est-ce  encore  Pascal  ? 


FIN  DE  l'appendice. 


TABLE  DE«  MATIÈRES. 


Avertissement  Page 

LIVRE  QUATRIÈME. 
ÉCOLES  DE  PORT-ROYAL  (SUITE). 

V,  pages  6  et  suiv. 

Type  du  parfait  élève  :  M.  de  Tillemont.  —  Son  enfance  ;  sa  voca- 
tion. —  Ce  que  c'est  que  les  orages  de  sa  jeunesse,  —  Séjour  à 
Beauvais.— Retour  à  Paris; — au  vallon  des  Champs; — à  sa  terre 
de  Tillemont  —  Régime  de  vie.  —  Traits  distinctifs.  —  Ten- 
dresse d'àme  et  sensibilité.  —  Ses  Écrits;  leur  caractère.  — 
Eloge  par  ^ibbon.  —  Encore  de  Maistre.  —  L'étude  chrétienne. 


VI,  pages  42  et  shït. 

Rancé  en  face  de  Port-Royal.  —  Son  caractère  propre.  L'idée 
d'Éternité  en  elle-même.  —  Retraite  de  Véretz.  —  Originalité  de 
La  Trappe.  =—  Discussion  de  Rancé  avec  M.  Le  Roi.  ~  Caractère 
honorable  de  ce  dernier.  —  Lettre  foudroyante  de  Rancé.  — 
Bossuet  arbitre.  — -  Débats  sur  les  Études  monastiques,  —  Ma 
billon  ;  Nicole.  —  Lettre  du  Père  Quesnel. 


VII,  pages  74  et  suiv. 


Suite  des  démêlés  de  Rancé.  —  Sa  contestation  avec  M.  de  Tille- 
mont. —  Lettre  de  ce  dernier.  —  Projet  de  réponse  de  Rancé. 


602  TAÇLE  DES  MATIÈRES. 


—  Fin  de  M.  de  Tillemont.  —  Ses  funérailles.  —  Esprit  survi- 
vant des  livres  et  méthodes  de  Port-Royal.  —  Les  dernifirs  maî- 
tres. —  Les  derniers  élèves. 


LIVRE  CINQUIÈME. 
LA  SECONDE  GÉNÉKATiÛN  DE  PORT-ROYAL. 


I,  pages  i09  et  suiv. 

Reprise  de  la  persécutioa  contre  le  monastère.  —  Sortie  fies  pen- 
sionnaires et  des  novices.  —  Mademoiselle  de  Montglat  :  Mesde- 
moiselles de  Luines.  —  M.  Bail  à  la  place  de  M.  Singlin.  — 
Visite  de  la  maison  de  Paris  et  dn  celle  des  Champs.  —  Interro- 
gatoire delà  sœur  Angélique  de  Saint-Jean  et  de  la  sœur  Jac- 
queline de  Sainte  Kuphémie.  —  Guérison  miraculeuse  de  la  fille 
du  peintre  Champagne;  tableau  commémoratif.  —  Mort  de  la 
mère  Angélique. 

II,  pages  162  et  suiv. 

Projet  d'accommodement  de  M.  de  Gomminges;  Arnauld  intrai- 
table. —  De  la  signature  du  docteur  de  Sainte-Beuve.  —  M.  de  Pé- 
réfixe ,  archevêque  de  Paris.  —  Son  Mandement  et  son  système 
de  la  Foi  humaiîie,  —  Sa  visite  de  la  maison  de  Paris.  —  M.  Cha- 
millard  confesseur ,  et  le  Père  Esprit.  —  Scènes  du  21  et  du 
26  août.  —  Enlèvement  de  douze  religieuses.  —  La  mère  Eugé- 
nie préposée  supérieure.  —  Guerre  intestine  et  pied  à  pied.  — 
Autre  enlèvement  le  29  novembre  et  le  19  décembre.  —  De  l'es- 
prit des  filles  de  Port-Royal  et  de  celui  des  filles  de  Sainte-Marie. 
—  Visite  de  PArchevêque  à  la  maison  des  Champs  ;  la  mère  Du 
Far  gis. 

III,  pages  226  et  suiv. 

i.a  mère  Angélique  de  Saint-Jean.  —  Ses  premiè.oS  années;  son 
esprit.  —  Relation  de  sa  captivité.  —  Couvent  des  Filles  Bleues; 
chapelle  de  l'Immaculée  Conception.  —  Réclusion  profonde  ; 
larmes  et  tentation  —  Agonie  morale  :  en  quoi  e  le  consiste.  — 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


603 


Quatre  périodes  de  la  maladie.  —  Triomphe  de  la  Grâce  :  vrai 
christianisme.  —  Madame  de  Rantzau  et  la  mère  Angélique  aux 
prises.  —  Distractions  et  diversions.  —  Délivrance  et  sortie.  — 
Réunion  des  carrosses  à  la  montée  de  Jouy.  —  Suite  et  fin  de 
carrière  de  la  mère  Angélique  de  Saint-Jean.  —  Grandeur  de 
cœur  et  d  ame.  —  De  la  sœur  ElL5tor;uie  de  Bregy  et  de  la  sœur 
Christine  Briquet  ;  défauts  et  qualités.  —  L'abbé  Bossuet  auprès 
des  sœurs  de  Port-Royal. 

IV,  pages  279  et  suit  . 

Réunion  vu  Champs.  —  Impression  pénible;  idée  fixe  ;  étoufle- 
ment.  —  M.  Hamon  médecin  et  directeur  ;  —  consolateur.  — 
Sa  vie;  ses  études.  —  Sa  conversion  à  Jésus-Christ.  —  Son 
mysticisme  particulier  ;  sa  spiritualité.  —  Gomment  il  est  induit 
à  écrire.  —  Ses  petits  Traités  pour  les  religieuses.  —  L'Invisible 
seul  réel  ;  les  Sacrements  selon  Tesprit.  —  Élévation  et  scru- 
pule ;  petitesse  et  sublimité.  —  Mgrt  de  la  sœur  Anne-Eugénie; 
triomphe  de  la  charité.  —  Prière  de  M.  Hamon. 

V,  pages  320  et  suiv. 

M.  Hamon  sur  la  Solitude.  —  Ses  Lettres;  la  mort  du  petit  jardi- 
nier. —  Choix  de  pensées  sur  la  mort  des  petits  enfants.  —  Le 
châtaignier  de  M.  Hamon  et  le  hêtre  de  M.  de  La  Mennais.  — 
Dernières  années  de  M.  Hamon;  sa  fin.  —  Parfait  médecin  chré- 
tien. —  M.  de  Sainte-Marthe,  le  confesseur  ordinaire.  —  Mo- 
notonie ;  vertus.  — •  La  prédication  au  jardin. 

VI,  pages  352  et  sulv. 

Les  quatre  évêques  patrons  de  Port-Royal.  —  M.  Pavillon.  -—  Un 
saint  évêque  au  dix-septième  siècle.  — Doctrine  chrétienne  épi- 
scopale.  — Protestation  de  M.  Pavillon  contre  la  Déclaration  du 
roi.  —  Origine  de  sa  liaison  avec  Port-Royal.  —  Son  Mande- 
ment sur  la  Bulle  d'Alexandre  VIT.  —  Menace  de  jugement  par 
commission.  —  Avènement  de  Clément  IX.  —  M.  de  Gondrin  et 
M.  Vialart ,  prélats  médiateurs.  —  Lettre  des  dix-neuf  évêques 
au  Pape.  —  Madame  de  Longueville.  —  Embarras  de  faire  le 
procès  à  M.  Pavillon.  —  Son  union  intime  avec  les  religieuses 
de  Port-Royal.  — Divers  projets  des  Port-Royalistes  —  De  l'île 
de  Nordstrand  ;  les  Jansénistes  actionnaires.  —  Épisode  d  j  Nou- 
veau-Testament de  Mons.  —  Vogue  de  cette  traduction.  — 


604 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


M.  d'Embrun  et  son  Mandement.  —  On  rit  et  il  se  fâche.  —  Sa 
Requête  au  roi.  —  La  contre-Requête  de  M.  Arnauld  ;  piquantes 
scènes  de  Cour.  —  Port-Royal  en  faveur.  Projet  de  lettre  des 
quatre  évêques  au  Pape  ,  approuvé  par  le  nonce.  —  Dernière 
résistance  de  M.  Pavillon.  —  Chacun  cède  ;  paix  et  joie.  —  Pré- 
sentation de  M.  Arnauld  au  roi  ;  son  compliment.  —  Caractère 
de  cette  paix;  médaille  et  revers.  —  Signature  et  délivrance  des 
Religieuses  des  Champs.  —  Cérémonie  du  rétablissement;  la 
procession  de  Magny.  —  Séparation  des  deux  monastères  et 
partage  des  biens.  -—  Belle  époque  d'automne. 


VII,  pages  41 1  et  suiv. 

Nicole.  —  Sa  famille;  son  éducation.  — Sa  curiosité  de  lecture.— 
Ses  dissidences  avec  M.  de  Barcos.  —  Son  emploi  aux  Écoles.— 
Son  union  avec  Arnauld.  —  Son  jansénisme  mitigé  et  sa  diplo- 
matie scolastique.  —  Querelles  de  famille  au  dedans  de  Poi  t- 
Royal.  —  Nicole  accusé  de  gâter  M.  Arnauld.  —  Aide  de  camp 
fidèle  ;  âme  timide.  —  Ses  scrupules  et  ses  frayeurs.  —  Embar- 
qué malgré  lui.  —  Un  peu  indiscret.  —  Causeur  agréable  et  fa- 
cile. —  Nicole  écrivain.  —  Les  Imaginaires .  —  Comparaison 
avec  Bayle.  —  Ce  que  Nicole  a  d'un  peu  comoiun,  et  ce  qu'il  a 
d'élevé.  —  Nicole  controversiste.  —  La  petite  et  la  grande  Per- 
pétuité. —  Méthode  de  prescription.  —  Nicole  compagnon  d'ar- 
mes de  Bossuet  ;  discute  de  haut  en  bas  contre  les  Protestants. 
—  Attitude  française  catholique. 


VIII,  pages  461  et  suiv. 

Les  Essais  de  Morale;  leur  origine.  —  Ce  qu'ils  sont  pour  nous. — 
Ce  qu'ils  étaient  pour  madame  de  Sévigné.  —  Défauts  de  Nicole 
moraliste.  —  Images  effroyables;  l'oreiller  de  serpents.  —  Nicole 
juge  de  Pascal.  —  Nicole  depuis  la  Paix  de  l'Église,  —  Ses  loge- 
ments. —  Ses  tournées  France.  —  Fuite  en  Belgique.  —  Di- 
vorce avec  Arnauld.  —  Lettre  à  l'Archevêque  de  Paris.  —  Co- 
lère des  amis  et  lettres  fulminantes.  —  Agréables  réponses.  — 
Nicole  et  Arnauld  amis  à  la  mort  et  à  la  vie.  —  Apologie  de 
Nicole  ;  recette  pour  dormir.  —  Lettres  de  parfait  moraliste.  — 
Rentrée  de  Nicole  en  France.  —  Nicole  juge  de  M.  de  Saci.  — 
Dernière  controverse  sur  la  Grâce.  —  Retraite  finale  près  de  la 
Crèche.  —  Vieillesse  douce  et  honorée.  —  Mort  de  Nicole.  —  Ce 
qui  a  manqué  à  son  talent  —  Ce  qu'il  dit  des  femmes. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


605 


APPENDICE. 

Sur  l'abbé  de  Rancé   Page  517 

Sur  l'abbé  et  l'abbaye  de  Sept-Fonts   526 

Sur  M.  Le  Camus   528 

Sur  M.  de  Bernières.   555 

Sur  M.  de  Sainte-Beuve.   563 

Sur  la  mère  Agnès   574 

Sur  M.  Hamon   583 

Sur  madame  Angran   586 

Un  arbitrage  de  madame  de  Longueviile.    ...<,...  591 

Sur  Nicole   ,    .  593 

Encore  Nicole.    .    •    •  »    .   •    .    ,  596 


FIN  DE  LA  TABLE  DES  MATIÈRES. 


803-12.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  -  P8-12. 


i 


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